Magazine Ateliers d'Art N°138

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Reportage THIERRY VENDOME ET MARC ALEXANDRE CRÉATEURS JOAILLIERS

Dossier

LE FEUTRE I

N° 138 DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019 7 €


Les Éditions Éditorial ATELIERS D’ART DE FRANCE AUDE TAHON

© Julien Cresp

Présidente d’Ateliers d’Art de France aude.tahon@ateliersdart.com

avec toutes les difficultés de ce parcours exaltant mais semé Découvrez notre nouveau site d’embûches. www.editionsateliersdart.com

Le Salon international du patrimoine culturel a fermé ses portes fin octobre.

Je veux rendre hommage aux 350 exposants, acteurs français et internationaux du patrimoine, professionnels de métiers d’art, associations et institutions, architectes, écoles, tous passionnés et engagés au service du patrimoine.

BIENNALE INTERNATIONALE MÉTIERS D’ART & CRÉATION

2 3 >2 6 M A I 2 0 1 9 | PA R I S | G R A N D PA L A I S

Ce Salon, rendez-vous incontournable installé depuis 24 ans au Carrousel du Louvre, attire chaque année plus de 22 000 visiteurs, professionnels et grand public, connaisseurs et amoureux du patrimoine et des métiers d’art, qui viennent y découvrir toute la qualité de nos métiers et le dynamisme • Magazine Ateliers d’Art de notre secteur.

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1 6 P AY S

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1 6 0 S TA N D S

Evénement unique au monde, la biennale fait la démonstration éclatante de la vitalité des artistes de la matière et fait rayonner la création en France et à l’International.

© I M A G E : H A N N E F R I I S © Ø Y S T E I N T H O R VA L D S E N / H O K · D E S I G N W W W. L A M A N U F A C T U R E . N E T

40 000 VISITEURS

Cette relation complexe des créateurs joailliers avec les entreprises du luxe rejoint celle de nombreux ateliers de métiers d’art. Comment nos ateliers de création travaillent-ils avec l’industrie du luxe ? C’est cette situation que souhaitent rendre visible les professionnels afin de poursuivre l’action menée au bénéfice du secteur des métiers d’art tel qu’il a été reconnu dans la loi depuis 2014.

Les ateliers d’art sont les laboratoires de création et d’invenpour les maisons de luxe. Reconnaître cette situation • La Revue de la céramique et du verretion d’échanges, garantir les conditions qui permettraient de En mettant à l’honneur plus de 65 métiers, c’est la transmispérenniser ces ateliers indépendants, qui participent gransion•etLivres la formation métiers d’art que nous avons mises deaux pensée dement à l’image et au développement des marques du au cœur des échanges. Il est essentiel de créer les conditions luxe, voilà ce qu’attendent des milliers de petites manufacdu développement des entreprises de métiers d’art, pénali• Livres de connaissance tures et ateliers de métiers d’art. sées par des filières de formation incomplètes et la com• Monographies plexité de l’accès aux marchés.et ouvrages d’art C’est dans ce contexte que les professionnels ont diffusé • Ouvrages l’été dernier un rapport sur le secteur des métiers d’art, revenLa bijouterie joaillerie,techniques emblématique deetla pédagogiques réalité de nos diquant la création d’une branche professionnelle des métiers ateliers d’art en matière de formation et d’accès aux mard’art, afin de poursuivre la structuration du secteur et créer chés, est un des sujets proposés dans ce numéro. Ce métier Retrouvez toutes nos publications, les conditions favorables de son développement. Si une d’art est souvent confronté à un dilemme : celui de se former branche professionnelle est indispensable pour les profeset denos travailler directement en lien avec des marques du offres d’abonnement et nos sionnels de métiers d’art, elle l’est tout autant pour les entreluxe, qui recherchent leur créativité et leur savoir-faire, mais prises du luxe, afin que nous puissions continuer à nourrir au détriment de leur visibilité de créateur ; ou de choisir le actualités. le secteur du luxe de nos singularités, dans un échange équichemin de créateur indépendant et de se confronter direclibré, à notre juste place. tement au marché en proposant leurs créations au public,

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Sommaire 06 À VOIR, À SAVOIR, À DÉCOUVRIR

Sur Internet : www.magazineateliersdart.fr

ÉVÉNEMENTS. P. 6 LIVRES ET JOUET. P.10 COUPS DE CŒUR. P. 12.

ATELIERS D’ART N° 138 DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019

14 ANALYSE D’ŒUVRE

EN COUVERTURE

Trois pierres d’exception dans l’atelier de Marc Alexandre, joaillier créateur Photographie de Guillaume Rivière

WANDERLUST DE DELPHINE NOELKE ET VINCENT CHARTIER. Bijou contemporain

DIRECTRICE DE LA PUBLICATION

16 ÉCONOMIE

Aude Tahon

LES JOAILLIERS CRÉATEURS FACE AU LUXE. Les coulisses d’un secteur particulièrement secret et hautement concurrentiel.

DIRECTEUR ADMINISTRATIF ET FINANCIER

Nicolas Darras

18 ZOOM

RÉDACTRICE EN CHEF

Valérie Vidal valerie.vidal@editionsateliersdart.com

POLAIRE. Les œuvres de quatre créateurs qui offrent chacun une approche de l’hiver.

COMITÉ DE RÉDACTION

Véronique Achard, Dominique Bréard, Sophie Guyot, Aude Tahon

24 PAROLE DE CRÉATEUR

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO

SIMON KLENELL. À Stockholm, ce créateur verrier redonne sa place à l’expérimentation tout en intégrant des savoir-faire anciens qui allaient disparaître.

Valérie Appert, Olivier Bauer, Eva Bensard, Kyra Brenzinger, Virginie Chuimer-Layen, François Desnoyers, Alexandra Katz, Marie Lepesant, Elisa Morère

26 ENTRETIEN

PHOTOGRAPHIES

MICHÈLE HAYEM. Cette galeriste défend l’opulence et la préciosité dans la création contemporaine et le mobilier d’art.

Manuel Cohen, Guillaume Rivière DIRECTION ARTISTIQUE

Isabelle Ducat isa.ducat@wanadoo.fr SECRÉTARIAT DE RÉDACTION, CORRECTION-RÉVISION

Nathalie Capiez et Camille Le Petit FABRICATION

Alain Tellart IMPRESSION

Graphius (certifié FSC) B 9041 Gent (Belgique) PUBLICITÉ

Laurence de Buyer Tél. : 06 60 64 99 40 laurence.debuyer@editionsateliersdart.com ABONNEMENTS

Service abonnement : Karine Dufossé Parc d’activités Bois Rigault Nord 1 rue Copernic, CS 20400 62881 Vendin-le-Vieil cedex Tél. : 00 33 (0)3 21 79 44 44 karine.dufosse@editionsateliersdart.com ÉDITEUR

Les Éditions Ateliers d’Art de France 8 rue Chaptal, 75009 Paris Tél. : 00 33 1 44 01 08 30 Fax : 00 33 1 44 01 15 67 www.editionsateliersdart.com N° ISSN 1275-9570 DÉPÔT LÉGAL décembre 2018 N° COMMISSION PARITAIRE

1119 T 90057 La reproduction, même partielle, d’articles ou de documents parus dans Ateliers d’Art est soumise à notre autorisation préalable.

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DOSSIER

LE FEUTRE, LA FIBRE DE LAINE

Maître dans la transformation de la laine, le feutrier, récemment reconnu métier d’art en France, repousse sans cesse les limites de la matière à travers des créations résolument contemporaines.

40 PORTRAITS

ALAIN LE BOUCHER. P. 40. Sculpteur de lumières ANNE MIDAVAINE. P. 42. Laqueur d’art ORNELLA IANNUZZI. P. 44. Joaillière exploratrice

46 REPORTAGE

THIERRY VENDOME ET MARC ALEXANDRE Deux joailliers créateurs, aux univers personnels et libres, mettent en scène la beauté des gemmes de couleur.

61 BLOC-NOTES

RÉVÉLATIONS. P. 61 AGENDA. P. 62 INFOS PRO. P. 64 CARNET D’ADRESSES. P. 66 ADDENDUM. P. 68. Ateliers d’Art décembre-janvier I 5


À VOIR, À SAVOIR I Événements

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I Événements I À VOIR, À SAVOIR Marseille • Exposition-vente

Fontevraud • Exposition

« FIL DU TEMPS, CONNEXIONS TEXTILES »

« SOLSTICE » ET « MASQUES »

La Maison de l’artisanat et des métiers d’art de Marseille (la Mama), consacre cet hiver une exposition à l’art textile. Elle réunira six créatrices : Diana Brennan, Ysabel de Maisonneuve, Veronika Moos, Sandrine Pincemaille, Aude Tahon et Fanny Viollet. Les œuvres exposées, de par la variété des approches de la matière, témoignent de la vitalité créatrice de l’art textile qui explore des savoir-faire multiples tels que la broderie, le tissage, le nœud ou la teinture. Ce parcours poétique à travers le fil sera ponctué par des pièces anciennes de la collection de Tuulikki Chompré, des créations du maître d’art joaillier Gilles Jonemann, des céramiques associées à la corde ou au verre de Laurent Nicolas et des sculptures de l’artiste Sylvia Eustache Rools.

Doreur ornemaniste, Xavier Noël se lance en 2003 dans la fabrication d’une série de masques où il détourne l’utilisation classique de la feuille d’or. Savant mélange du métal précieux avec des couleurs vitaminées, ses créations sont une hybridation des masques traditionnels, de la culture pop et des techniques classiques d’ornementation occidentale. Dans la nef de l’église abbatiale sera présentée Solstice, long dragon ondulant sous la coupole accompagné de poissons dorés, œuvre originale réalisée durant la résidence du créateur à Fontevraud. L’autre exposition à l’iBar présentera ses masques.

✱ Maison de l’artisanat et des métiers d’art 21 cours Honoré-d’Estienne-d’Orves, 13001 Marseille Du 14 décembre 2018 au 16 février 2019

i Ysabel de Maisonneuve, Horizons (détail), gaze de soie, pièce en entier – triptyque : 3,50 m de large, technique shibori, 2018.

Bâle • Exposition

« COUPS DE CHAPEAUX. DE L’OBJET UTILITAIRE EN 1750 AUX CRÉATIONS ACTUELLES »

✱ L’abbaye Notre-Dame de Fontevraud La nef et l’iBar 49590 Fontevraud-l’Abbaye Du 1er au 31 décembre

f Xavier Noël, masque pour l’installation

Solstice, bois, papier, carton-pierre, acrylique et feuilles d’or 23 et 22 carats, 120 x 110 cm, 2018.

i Tanabe Chikuunsai IV, dit aussi Shochiku III et Sawako Kaijima, Disappear V, bambou madake et rotin, 62 x 30 x 25 cm, période Heisei, 2018. Eri Maeda, Extensions M-II, cristal, pâte de verre selon la technique de la cire perdue, 2017. p

Paris • Exposition

« FENDRE L’AIR. ART DU BAMBOU AU JAPON »

Cette manifestation qui se tiendra en plein centre de Strasbourg mettra en lumière les talents de 60 professionnels des métiers d’art. L’exposition se divisera en deux espaces pour un concept de vente original : une expo-vente où 23 artisans d’art dévoileront leurs dernières collections aux visiteurs et une boutique éphémère dans laquelle on pourra acquérir les œuvres de 37 créateurs de toute la France. Céramistes, verriers, ébénistes, créateurs de bijoux et de mode, etc., proposeront des pièces uniques ou en petites séries, réalisations contemporaines et audacieuses nées de savoir-faire d’exception.

Pour la première fois en France, une exposition rassemblant 160 œuvres rend hommage à l’art méconnu de la vannerie japonaise en bambou. Inspirés par le modèle chinois, les artisans vanniers ont développé un art sophistiqué et créatif, en particulier au début de l’ère Meiji, quand un certain type de cérémonie du thé utilisait pour les arrangements floraux des récipients en bambou. Aujourd’hui encore, la vannerie est considérée comme un art suprême au Japon, où des vanniers possèdent le statut de Trésors nationaux vivants. Dans cette exposition, sept vanniers contemporains, dont certains créent de véritables sculptures, font l’objet d’une présentation monographique. Référence majeure de la vannerie japonaise, Iizuka Rokansai (1890-1958) est particulièrement mis à l’honneur.

✱ Grande Salle de l’Aubette 31 place Kléber, 67000 Strasbourg Du 14 au 23 décembre

✱ Musée du quai Branly – Jacques Chirac 37 quai Branly, 75007 Paris Jusqu’au 7 avril 2019

Strasbourg • Exposition-vente

« OZ LES MÉTIERS D’ART »

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I Ateliers d’Art décembre-janvier

f Chapellerie J Smith Esquire, Stained Glass Mask de la collection Illuminated, chiffon de soie et verre antique, poids 2 kg.

Véritable voyage à travers l’histoire du chapeau et la création actuelle, cette exposition présente plus de 100 modèles d’époque pour dames, enfants et hommes, retraçant l’art chapelier sur 200 ans, ainsi que 120 créations de 69 chapeliers contemporains exerçant dans 17 pays. Au-delà du savoir-faire, le visiteur découvre également toutes les pratiques et les aspects sociologiques du port du chapeau. Par exemple, selon sa manière de porter un chapeau, une femme se présentait comme mariée ou célibataire. De même, le choix du couvre-chef désignait un statut social. La partie actuelle de l’exposition témoigne de la créativité de l’art chapelier aujourd’hui. ✱ Spielzeug Welten Museum Basel Steinenvorstadt 1, 4051 Bâle (Suisse) Jusqu’au 7 avril 2019

Françoise Dufayard, Calligraphy Dish, terre à faïence, décor aux engobes sous émail transparent, 46 x 46 cm, 2017. s

Rennes • Exposition-vente

« LE FESTIN »

Démarche originale de la céramiste Françoise Dufayard qui, pour fêter ses 40 ans de créations, a souhaité réunir dans son atelier des amis, sept céramistes anglais de renommée internationale, pour une exposition-vente. Le grand public comme ses clients – collectionneurs et galeristes conviés par l’hôte – pourront découvrir et acquérir ses créations, ainsi que celles de : Tim Andrews, Clive Bowen, Victoria Eden, Ashraf Hanna, Sue Hanna, Peter Hayes et Antonia Salmon. À travers cet événement, la céramiste a voulu resserrer les liens forts entretenus depuis des années avec la Grande-Bretagne qui lui a ouvert les portes de l’international. ✱ Atelier de Françoise Dufayard Cité Pierre-Louail 15 boulevard Franklin-Roosevelt, 35200 Rennes Du 3 au 22 décembre

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À VOIR, À SAVOIR I Événements

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I Événements I À VOIR, À SAVOIR

PRIX EUROPÉEN DES ARTS APPLIQUÉS L’EUROPE DES MÉTIERS D’ART AU XXIE SIÈCLE En Belgique, la ville de Mons, en collaboration avec le World Crafts Council - Belgique francophone (WCC-BF), organise en alternance, chaque année depuis 2002, une Triennale dédiée aux métiers de l’art et à la création. Après celle consacrée à la céramique et au verre en 2016, celle du bijou contemporain en 2017, place au prix européen des Arts appliqués.

Entretien avec Gaëlle Cornut, directrice du WCC-BF, commissaire générale du prix européen des Arts appliqués

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Gaëlle Cornut, pourquoi avoir créé un prix européen des Arts appliqués ? En 2009, au cours de discussions au sein du WCC-BF, nous avons constaté qu’il manquait, au niveau européen, un événement majeur couronnant l’ensemble des arts appliqués. À Mons, cité emblématique pour son rayonnement et son dynamisme culturels, nous avons décidé de créer un prix qui alternerait avec la Triennale du bijou contemporain et celle de la céramique et du verre. Quelle en est sa forme ? Deux lauréats reçoivent une dotation visant à récompenser les meilleures réalisations d’expression contemporaine dans les arts appliqués et artisanat d’art, parmi celles de 76 artistes exposés provenant de 19 pays d’Europe. Créé par le WCC Europe et réservé aux créateurs émergents de moins de 35 ans, le prix « Jeune Talent », de 3 000 euros, couronne une œuvre témoignant d’un savoir-faire d’excellence. « Maître d’art », d’une valeur de 3 500 euros, célèbre le travail d’un artiste de plus de 35 ans, au talent remarquable.

TEXTE ET ENTRETIEN DE VIRGINIE CHUIMER-LAYEN

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endant trois mois à Mons, sur le site des Anciens Abattoirs, à la Grande Halle – puis à la National Design & Craft Gallery de Dublin –, sont exposées les œuvres de 76 créateurs provenant de 19 pays européens, parmi lesquels la Belgique, l’Italie, la France, l’Espagne ou encore le Danemark. Pour la quatrième édition du prix, la thématique imposée « Monumentalité - Fragilité » fait écho à l’œuvre de l’artiste franco-américaine Niki de Saint Phalle, à qui le musée des Beaux-Arts de la ville (BAM Mons) rend hommage, à travers une grande rétrospective, dans le cadre de la Biennale de Mons 2018-2019. Le textile, l’osier, le verre, l’argile, le bois, le papier ou encore la feuille d’or sont, parmi beaucoup d’autres, les matières mises en lumière à travers de nombreux métiers. À l’excellence de leur savoir-faire s’ajoute une créativité innovante et débridée, les faisant basculer dans une nouvelle dimension, très visionnaire. Des pièces plurielles, tout en subtilité, témoins d’un jeu et d’une alliance insoupçonnés de formes, couleurs, matières et techniques, mais aussi fortes par les questionnements sociétaux, technologiques et culturels qu’elles provoquent. À la clé, deux prix, « Maître d’art » et « Jeune Talent », viennent couronner les deux meilleures créations dans leurs catégories respectives.

✱ Prix européens des Arts appliqués Les Anciens Abattoirs, La Grande Halle Rue de la Trouille, 17, 7000 Mons (Belgique) Jusqu’au 20 janvier 2019

Qui a choisi les artistes sélectionnés et va désigner les deux lauréats ? Un jury composé de personnalités internationales du monde des arts appliqués, telles Louise Allen, responsable innovation et développement au conseil de design et d’artisanat d’Irlande et présidente du WCC Europe, ou encore Valérie Bacart, directrice du Centre de la tapisserie, des arts muraux et des arts du tissu de la Fédération Wallonie-Bruxelles (TAMAT), a sélectionné les nominés parmi plus de 600 candidatures. Quant aux prix « Maître d’art » et « Jeune Talent », le jury, également international, piloté par Louise Allen, se compose de conservateurs et directeurs artistiques très réputés, ayant en charge d’élire les deux lauréats sur la base du mérite artistique, de la maîtrise technique et de l’innovation. Comment les artistes ont-ils abordé le thème « Monumentalité - Fragilité », en regard de l’événement Niki de Saint Phalle au BAM Mons ? Nous leur avons confié quelques clés de lecture qu’ils ont interprétées à leur manière. « Monumentalité » peut s’entendre par les dimensions, le style magistral, puissant, voire sublime. Le thème « Fragilité » peut évoquer, quant à lui, la délicatesse, la préciosité, comme le caractère instable, vulnérable. En somme, des préoccupations très actuelles

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soulevant des interrogations sur soi, les autres et le monde. Les artistes ont traduit cette dualité complémentaire ou antithétique, chère à l’œuvre paradoxale de l’artiste néo-réaliste. Quels sont les véritables enjeux de ce prix pour la création d’aujourd’hui ? Multiples ! L’exposition exige que les œuvres soient immobilisées pendant un an – certaines feront, en outre, le voyage en Irlande –, ce qui entraîne de ce fait un manque à gagner pour les artistes. La dotation du prix « Jeune Talent » l’aide à débuter dans de bonnes conditions et lui confère une reconnaissance. D’autre part, cette récompense va créer du débat sur des questions brûlantes. Quelle place pour le savoir-faire artisanal en regard des nouvelles technologies ? Comment éviter que certains métiers d’art ne viennent à disparaître dans une société en pleine métamorphose ? Comment transmettre ces précieux savoirs aux nouvelles générations, étant donné l’évolution des techniques ? Comment encourager les générations futures à s’engager dans cette voie ? Tant de questions qui suscitent de nombreuses réponses… Lors de ce prix, que va-t-on encore découvrir ? Nous en profitons pour inaugurer notre nouvelle appellation. WCC-BF devient BeCraft et confirme notre volonté d’action sur l’ensemble du secteur des arts appliqués.

5 (1) Claudia Biehne (Allemagne), sculpture en porcelaine de la collection Between the Tides 2, 2017. (2) Bruno Romanelli (Angleterre), vase en verre Carpo, 2016. (3) Lucie Houdková (République tchèque), broche mouvante en papier et acier Deep, 2017. (4) Marian Bijlenga (Hollande), installation textile Universum, 2018. (5) Sophie Southgate (Angleterre), céramique de la série Spectrum – modèle Orange / Blue, 2017.

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À DÉCOUVRIR I Livres

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I Jouet I À DÉCOUVRIR DU BOIS DONT ON FAIT DES JOUETS

Le cheval en bois de la collection Dad. Création de Georges Martin (1942) rééditée en septembre 2018 et fabriquée dans les ateliers Y’a pas le feu au lac, bois laqué noir mat, 22,10 x 25,50 cm. PAR FRANÇOIS DESNOYERS

LA VIE DE RAKU, L’ÉPOPÉE DES CHAWANS

LES MODES DU MOYEN ÂGE À NOS JOURS

Raku Kichizaemon est créateur de chawans, des bols japonais utilisés pour la cérémonie du thé. Un art exercé par choix mais aussi par respect pour la tradition familiale. « Quinze générations se sont succédé depuis la création du premier bol par Chôjirô, le fondateur de la lignée », explique Andoche Praudel, traducteur de Chawanya, l’ouvrage rédigé par Raku XV en 2012 et dont une nouvelle édition a paru en 2018. L’artisan d’art y évoque le lien essentiel entre nature et création. Il revient sur son destin exceptionnel, s’interrogeant sur son lignage et sur la transmission. Un ouvrage sobre, épuré, dans lequel des photos de chawans et des poèmes retracent l’existence de leur auteur.

De la poulaine à la tennis, du coffre médiéval au dressing contemporain, ce sont plus de 600 ans de la vie des vêtements mais aussi des soins du corps et des accessoires qui défilent au fil des pages de cette Histoire des modes et du vêtement. Du Moyen Âge au XXIe siècle. Les auteurs explorent les modes dans leur extraordinaire diversité. Il est ainsi question des costumes des élites, des cours royales aux podiums contemporains, mais également des vêtements des classes moyennes et populaires, tout comme de ceux des contre-cultures et des anti-modes.

✱ Chawanya, Raku Kichizaemon, Éditions Ateliers d’Art de France, 192 p., 32 €.

LE SOUFFLE DU JAPON SUR L’ART FRANÇAIS Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la découverte de la culture et de l’art japonais en Occident fut une source d’inspiration pour les milieux artistiques. C’est cette influence du pays du Soleil levant en France que nous propose de découvrir Japon, japonismes. Céramiques, bijoux, estampes ou encore textiles : une multitude de domaines ont été marqués jusqu’à nos jours par cet échange créatif. Catalogue de l’exposition éponyme présentée au musée des Arts décoratifs jusqu’au 3 mars, l’ouvrage fait une large place aux riches collections japonaises et japonistes de l’institution parisienne. ✱ Japon, japonismes, sous la direction de Béatrice Quette, Éditions du musée des Arts décoratifs, 256 p., 49 €.

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I Ateliers d’Art décembre-janvier

En 1942, alors qu’il est prisonnier de guerre en Allemagne, Georges Martin fabrique un petit cheval de bois dont la tête et la queue sont amovibles. Il va devenir, quelques années plus tard, le jouet favori de sa fille Christine. « C’était un objet dans l’esprit des années 1930, très simple, assez pur et stylisé », explique-t-elle aujourd’hui. Plus de soixante-dix ans plus tard, elle rend hommage au talent d’artisan d’art de son père en lançant une collection, Dad, dont la première pièce est la reproduction de ce cheval noir, symbole d’une époque où les arts décoratifs allaient trouver leur place parmi les arts graphiques. Neuf autres sculptures-jouets viendront compléter cette collection dans le courant de l’année 2019. Dindon, coq, chat ou encore éléphant : autant d’animaux colorés que Georges Martin, photographe de profession, avait sculptés dans les années 1950 durant ses loisirs. La reproduction des modèles originaux a été confiée à une entreprise française, Y’a pas le feu au lac, dans ce Jura où se concentrent les spécialistes du jouet en bois hexagonal. ✱ Le cheval noir est en vente au musée des Arts décoratifs de Paris (MAD) et en ligne sur le site editionsgeorgesmartin.com, 169 €.

✱ Histoire des modes et du vêtement. Du Moyen Âge au XXIe siècle, sous la direction de Denis Bruna et Chloé Demey, Éditions Textuel, 504 p., 55 €.

RÉVOLUTIONNAIRES INDIENNES ! C’est l’histoire d’un succès international qui est retracé dans Indiennes. Un tissu révolutionne le monde ! Cet ouvrage revient sur les origines de ces tissus de coton, dans les Indes, et sur leur arrivée à la fin du XVIe siècle en Europe où l’enthousiasme qu’ils suscitèrent entraîna la production de nombreuses imitations. On s’étonne, au fil des pages, de l’incroyable diversité des motifs des Indiennes (fleurs, fables de La Fontaine, événements, telle la prise de la Bastille…). Le livre est aussi l’occasion d’admirer des pièces d’exception de la collection de Xavier Petitcol que le Musée national suisse a acquise récemment. ✱ Indiennes. Un tissu révolutionne le monde !, collectif, La Bibliothèque des Arts, 232 p., 49 €.

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À DÉCOUVRIR I Coups de cœur I

I Coups de cœur I À DÉCOUVRIR

Vase Lingots

SILVER SENTIMENTI

Grès blanc lisse, émaux métalliques cuivre, dorure à la feuille et patine à la cire noire Ø 20 cm, H. 23 cm Prix : sur demande

Table Shirubaïnu

MARC RAIMBAULT

Ébène de Macassar, carbone, feuille d’or non vernie L. 192 x l. 89 x H. 83,5 cm Pièce unique Prix : sur demande

Mural My Golden Horizon

ASTRID KROGH

Papier plissé, feuille d’or 127 x 210 x 8 cm Pièce unique Prix : 33 000 € Mosaïques Constellation de la collection Météorites

MATHILDE JONQUIÈRE Béton fibré noir ébène teinté dans la masse incrusté de tesselles d’or 24 carats, de grès cérame, de pâte de verre et de grès émaillé Ø1m Prix : 4 600 € les 2 Lampadaire Indian Cap Light

THOMAS FORMONT

Bague Rivière de diamants

ANAIS RHEINER

Or jaune 18 carats Prix : 1 910 €

Laiton massif satiné et ciré, patine bleu jade 210 x 70 x 31 cm Prix : 6 930 €

Vases Puffed Up 2 et 3

KIM BUCK

Argent 999.9 H. 22 et 26 cm Pièces uniques Prix : 4 000 €

Paire de gants-bijou Coquillage de main

THOMASINE Modèle argent / taupe Cuir agneau Prix : 450 €

Broche Allumettes

MONOCHROMATIQUES Porcelaine, émail, laiton doré, acier 3 x 3 cm Prix : 65 €

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ANALYSE D’ŒUVRE I Wanderlust

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TEXTE DE VIRGINIE CHUIMER-LAYEN

WANDERLUST de Delphine Noelke et Vincent Chartier – Duo Zest Noix de coco, corne de buffle, ivoire de phacochère, argent 950, liège, bronze et cordes de guitare plaquées or 24k, 40 cm, 2017

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rimée, en septembre 2018, au concours national Ateliers d’Art de France dans la catégorie création, cette étonnante parure a été conçue par Zest, duo de jeunes créateurs qui, il y a quatre ans encore, n’aurait jamais imaginé s’orienter dans la voie du bijou contemporain… Et pourtant, la pureté de ses formes, l’équilibre de l’ensemble, la diversité de ses matières et des savoirfaire prouvent qu’ils auraient eu tort de ne pas s’y aventurer ! Présentée pour la première fois en 2017, à l’occasion de l’exposition « Bijoux inspirés » au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie Joseph-Déchelette de Roanne, ils en ont imaginé une seconde version, plus ronde pour sa partie inférieure, pour le concours. Mais est-ce vraiment un sautoir à porter ? Unique, cet objet dépasse le domaine de la bijouterie contemporaine pour flirter avec l’objet à vivre ou la sculpture de corps. Le duo fraîchement auréolé nous en dévoile quelques secrets.

Voyage, voyage…

Wanderlust ou « l’envie de voyager »… Un nom qui en dit long sur le point de départ de leur engagement dans le secteur du bijou. Arrivée en France il y a six ans, Delphine Noelke, jeune trentenaire d’origine allemande, rencontre Vincent Chartier, plâtrier plaquiste staffeur, formé auprès des Compagnons du Devoir. Tous deux réalisent qu’ils souhaitent exercer un métier à la fois « artistique, porté sur le geste, et intellectuel ». Ils se tournent alors vers les métiers d’art. Tombés presque par hasard dans la « marmite » du bijou, ils se forment au gré d’un voyage en Afrique du Nord. « Le bijou est venu vers nous et non le contraire, explique Delphine Noelke. Nous avons découvert son univers profond, artistique, de haute technicité et de grande réflexion. Nous avons passé quatre mois au Maroc, dont trois au sein d’un atelier de bijouterie traditionnelle. » De ce périple déterminant, ils garderont l’amour pour les matières naturelles dont ils dévoilent « la beauté intemporelle ». Des matériaux pluriels non transformés,

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comme ici, entre autres, la noix de coco, le liège, l’argent, ou encore la corne de buffle et l’ivoire de phacochère découverts sur place, qu’ils subliment en créant un « bijou nomade », révélateur de leur inspiration.

Épure des formes et jeu de matières

Des formes géométriques, presque essentielles – un cercle, une sphère, des lignes –, composent cette parure. Au bout de deux fines cordes de guitare dorées, elles-mêmes accrochées à un tour de cou en argent, semble pendre un petit récipient ovoïde. « Ce contenant est une gourde inspirée d’une amphore à vin galloromaine de la collection du musée roannais. Il résonne avec notre parcours et rappelle ceux utilisés par les nomades lors de leurs déplacements. » Des volumes tout en rondeur, constitués d’une noix de coco pour la partie supérieure, surmontés d’un goulot en liège recouvert d’ivoire et cerclé de bronze, et, en sa partie basse, de deux plaques d’argent forgé, soudées entre elles. « En suspension, la gourde ne se renverse pas, ajoute Delphine, car la partie inférieure surmontée d’une arête en corne de buffle est plus lourde. » Le duo a également misé sur l’alternance des effets de matière : la brillance de la noix de coco sculptée s’oppose à l’argent brossé du cul du contenant. Un jeu de pleins et de vides, de complémentarité des formes, et un équilibre quasi mathématique caractérisent cet objet original. Mais les créateurs ne recherchent pas tant la perfection des courbes que l’harmonie générale. Cette harmonie traduit aussi celle d’un travail en duo, d’une compréhension mutuelle des duettistes. « La figure du cercle parfait pour notre gourde ne nous intéressait pas. Nous recherchions à dépouiller ces formes pour composer un ensemble harmonieux. »

Au-delà du bijou

Ses lignes minimalistes sont le fruit de techniques simples et précises. Pour fabriquer la gourde, Zest a limé la noix de coco afin d’en éliminer les éléments fibreux. Est ensuite venue l’étape du ponçage, à l’aide d’un papier à poncer à grain fin. Le duo l’a ensuite polie pour l’épurer de ses ultimes scories et lui conférer une brillance « comparable à celle d’un miroir ». Les deux plaques d’argent soudées ont été poncées, entraînant cette finition mate et brossée. L’argent du tour de cou a été martelé et les cordes de guitare plaquées d’or 24 carats. Servi par des gestes fondateurs, ce mélange contrasté de matières précieuses et brutes donne ainsi naissance à une pièce élégante et moderniste. « N’ayant nul besoin d’être porté pour se suffire à elle-même, Wanderlust se situe à la frontière du bijou à vivre, de la parure fonctionnelle pouvant contenir un liquide, et d’une sculpture qui se poserait sur un support. » Et d’ajouter : « Nous travaillons nos bijoux comme des architectures, en explorant l’espace autour du corps. Leur dimension sociologique et intellectuelle guide nos gestes au quotidien […]. » Avec Wanderlust, Zest nous interroge avec intelligence sur l’hybridation des matériaux mais aussi sur celle des genres. Sculpture, parure, objet fonctionnel ? C’est à qui le possède ou le porte de le révéler.

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ÉCONOMIE I Face au luxe I

Les joailliers créateurs face au luxe Avec l’omniprésence des marques de luxe, les joailliers créateurs doivent faire preuve de toujours plus d’inventivité pour toucher un nouveau public. Comment résister ou collaborer avec elles ? Découvrons les coulisses d’un secteur particulièrement secret et hautement concurrentiel. TEXTE D’ALEXANDRA KATZ

Une formation déjà formatée ?

Pour les jeunes qui souhaitent s’orienter vers le métier de la joaillerie, il existe plusieurs écoles qui proposent un CAP, un BMA (brevet des métiers d’art) ou un DMA (diplôme des métiers d’art). Encore faut-il déjà connaître un peu sa personnalité avant de se lancer dans le choix d’un établissement. La plus ancienne école de bijouterie, la BJOP, aujourd’hui rebaptisée La Haute École de joaillerie, est sous la gouvernance de l’UFBJOP (Union française de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, des pierres et des perles), l’organisation professionnelle des fabricants incluant les grandes maisons de joaillerie qui siègent au conseil d’administration. « À l’origine, cette école a été créée en 1867 par Louis Cartier et Frédéric Boucheron. Historiquement, nous avons donc toujours eu un lien de filiation avec les grandes marques, explique Bernadette Pinet-Cuoq, présidente de l’école et présidente exécutive de l’UFBJOP. Depuis plus de quinze ans, nous bénéficions des parrainages de grandes marques, par exemple, dernièrement, Van Cleef & Arpels, Piaget ou Chanel qui parrainent aussi bien les filières de création que de fabrication. Nous établissons des accords avec les marques pendant trois ans pour l’organisation de concours de création, de visites des maisons, mais aussi l’accueil d’apprentis ou de stagiaires, et les chefs d’atelier de ces maisons viennent également donner des cours. » Ainsi, dans cette école privée, sont surtout formés des élèves qui souhaitent intégrer des marques ou des ateliers collaborant pour ces maisons. D’ailleurs en 2012, Van Cleef & Arpels fonde l’École des arts joailliers destinée à initier le grand public. On peut se demander si d’autres maisons ne prendront pas l’initiative de créer leur propre école pour mieux répondre à une demande de recrutement en interne. Les étudiants qui souhaitent s’orienter vers une formation de créateurs indépendants devront privilégier par exemple l’école publique Boulle de Paris ou la HEAR de Strasbourg, ou encore l’Institut de bijouterie de Saumur. L’Afedap, école privée créée en 1993, affiche aussi une vision différente du métier : « L’Afedap se distingue par son approche résolument innovante des métiers de la bijouterie contemporaine. Elle propose une pédagogie qui allie l’apprentissage des techniques traditionnelles de la bijouterie au développement de la créativité, de façon à faciliter l’exercice du métier aussi bien en entreprise qu’en indépendant. » L’apprentissage de cet univers est devenu un créneau tellement intéressant que de nouvelles écoles se sont créées, par exemple l’Académie des métiers d’art.

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I Ateliers d’Art décembre-janvier

Les créateurs intégrés aux maisons de luxe

Au cœur des maisons de luxe, le directeur artistique ou de création est celui qui insuffle le concept d’une collection. Mais il est souvent entouré d’une équipe de cinq ou dix créateurs qui ne sont pas dans la lumière et élaborent aussi bien les collections de haute joaillerie, composées exclusivement de pièces uniques, que les collections de diffusion, créées en série. Pendant longtemps, les marques n’ont pas voulu mettre en avant les vrais créateurs des collections, souhaitant parler uniquement de la marque comme si le fondateur était éternel… Existe-t-il vraiment une liberté créative au sein de ces maisons de luxe ? Nathalie Castro, qui collabore avec plusieurs marques internationales, confirme qu’« il faut souvent et surtout réinterpréter leur ADN, il s’agit donc plutôt d’une déclinaison que d’une révolution ! En revanche, travailler avec plusieurs marques vous oblige à une gymnastique de l’esprit intéressante et collaborer avec des marques étrangères permet d’inventer un nouvel univers car elles n’ont souvent pas d’histoire qui les enferme ». Créer sans cesse autour du même univers, c’est aussi enfermer les créateurs dans un même registre. Ornella Iannuzzi, qui a suivi avec succès un stage chez Van Cleef & Arpels, a préféré continuer en lançant sa propre marque. « Après mon master, ils m’ont proposé de me recruter et c’était très tentant d’intégrer une maison aussi prestigieuse. Mais à l’époque j’étais jeune et libre, j’ai donc voulu expérimenter mes propres créations. Si j’avais accepté ce travail, je n’aurais certainement pas pu explorer tout mon univers créatif ! »

Les ateliers collaborant avec les marques

Pour la fabrication de leurs bijoux, les marques font appel à des ateliers extérieurs, « véritables partenaires créatifs avec des qualités variées », comme cela a été rappelé lors de la conférence « Précieuses Confluences », en octobre dernier. Organisée par le Comité Francéclat, l’UFBJOP et avec le soutien de l’UBH (Union de la Bijouterie Horlogerie regroupant les principaux acteurs du commerce du secteur), ces rencontres ont souligné le fait que « la situation est très différente de la couture, il n’y a pas de volonté par les marques d’intégrer ces ateliers car les ateliers sont très structurés ». Et surtout, de manière moins avouable, s’il y a une baisse de commandes, ce sont ces ateliers qui assument la crise comme en 2008 en se séparant par exemple de leurs salariés ou en les envoyant en formation de longue durée. Les grandes marques recherchent aussi dans ces ateliers indépendants une

Pendant longtemps, les marques n’ont pas voulu mettre en avant les vrais créateurs des collections, souhaitant parler uniquement de la marque comme si le fondateur était éternel… force de proposition impliquant créativité, travail de recherche et de développement qui ne sont en général absolument pas reconnus. Un joaillier créateur aguerri, qui souhaite rester anonyme, avec une longue expérience en tant que dessinateur et créateur salarié pour des ateliers indépendants, nous confie les difficultés qu’il a rencontrées tout au long de sa carrière pour faire reconnaître la propriété intellectuelle de ses créations, alors qu’on ne lui a jamais fait signer de clause de cession totale de ses droits. « Les ateliers indépendants qui fabriquent pour les plus grands noms de la place Vendôme cèdent les droits des dessins en contrepartie de la fabrication des bijoux. Ainsi mes dessins étaient repris par la marque et même présentés comme étant la création de leurs directeurs artistiques… Et bien sûr, je n’obtenais aucune royalty. Dans les années 1990, avec une cinquantaine de créateurs, nous avons fait partie de l’Association des créateurs professionnels pour essayer de défendre les droits des créateurs indépendants et coordonner les tarifs pratiqués pour les créations. Mais tout le monde n’a pas vraiment joué le jeu et cette association n’existe plus. » Aujourd’hui, les marques se protègent avec des clauses de contrat de plus en plus drastiques qui font céder tous les droits intellectuels aux créateurs. Certaines marques iraient jusqu’à interdire aux créateurs de créer en dehors de l’entreprise, y compris pour eux-mêmes. Ainsi, si pour un atelier indépendant collaborer avec le luxe reste une manne financière, il doit aussi avoir conscience des risques et des règles imposées.

Comment les joailliers créateurs indépendants peuvent-ils résister ?

Face au pouvoir de ces marques, certains joailliers créateurs trouvent encore leur voie et jouent la carte de la créativité. Car les marques proposent désormais des collections et ne peuvent plus répondre à des demandes très personnelles. « Les clients viennent à nous car nous leur apportons un univers auquel ils adhèrent. En créant un bijou sur mesure, une véritable histoire se noue avec le client. Par contre, on ne peut pas offrir le côté rassurant d’une marque. Donc le client doit aimer une part d’aventure, mais il aura un bijou personnel à la clé ! » explique Marc Alexandre. Certains parviennent à cumuler les collaborations extérieures avec des marques et la création de leur propre collection. La grande problématique pour les joailliers créateurs est aussi d’être visibles auprès du grand public. Seuls quelques Salons permettent de se faire connaître, mais ils restent malheureusement trop ponctuels. Avoir son propre lieu représente une autre solution pour les joailliers. C’est le cas d’Anaïs Rheiner qui, après un périple entre l’Afrique du Sud et Londres, s’est installée au cœur du 6e arrondissement de Paris afin de recevoir sa clientèle. Bénédikt Aïchelé a également opté pour une boutique à Uzès et à Paris, et Jean Christophe propose une collection originale pour hommes dans sa boutique de la rue des Capucines à Paris. « La solution pour s’en sortir ? C’est être six jours sur sept sur son établi et innover toujours pour étonner et se différencier. C’est le prix de notre liberté ! » conclut avec philosophie Thierry Vendome.

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ZOOM I Polaire I

POLAIRE

On prétend que le temps joue sur nos humeurs. À chaque saison son inspiration. C’est ce que l’on serait tenté de croire à travers les œuvres de ces quatre créateurs qui offrent chacun une approche de l’hiver. TEXTE D’OLIVIER BAUER

Q l’hiver, à des destinations où le pin se cache sous la neige. Si le mot

uand la rose des vents indique le nord, on pense d’abord au froid et à

« polaire » évoque d’abord une indication géographique, il suggère également une sensation : celle de la matière froide et d’une ligne courbée. Mais c’est aussi une lumière, un toucher. Le dénominateur commun entre ces créateurs dispersés aux quatre coins de l’Hexagone : dans sa clairière troglodyte du Maine-et-Loire, le céramiste Benoît Pouplard a créé un territoire imaginaire nommé Céladonie ; au bord de la grande bleue, la créatrice verrier Claire Pégis observe les éclats et les brillances, la rosée et le givre. Face à la Méditerranée, elle rêve de banquise ; installé dans son atelier parisien, Mathias Kiss a imaginé son miroir brisé à la suite d’une œuvre intitulée Banquise ; enfin, dans le Beaujolais, Jean Damien Badoux travaille le bouleau, un bois dont l’écorce évoque un hiver sans fin. C A R N E T D ’A D R E S S E S PA G E 6 6

Détail de l’œuvre Lingot du polaire, porcelaine de coulage préparée et céladons, cuisson réductrice au gaz à 1 300 ° C, Ø 15 cm, H. 13 cm, 2015. Dans les pas du Japonais Masamichi Yoshikawa, le céramiste Benoît Pouplard a pris le parti de la couleur bleue. Ses émaux céladon bleutés évoquent l’eau et tous ses états de transformation, comme la glace.


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