Electrochoc

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Nous, Emma et Guilhem, jeunes étudiants en architecture intervenons dans le quartier de la Californie, à Jarville-la-Malgrange. Quartier de grand ensemble typique de la reconstruction, il est actuellement l’objet d’une rénovation urbaine sous convention ANRU. Cette entreprise met en cause l’environnement de la vie, et c’est le rôle de l’architecte qui est en jeu. Munis comme seules armes des outils d’observation et d’un potentiel d’imagination, nous tentons de nous positionner dans cette grande machine à transformer le monde.

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L’architecture n’existe pas.

Notre génération fait ce constat au quotidient. C’est le constat d’une disparition. Derrière l’écran de nos smartphones le monde montre en continue sa transformation générique, sa destruction virale. Délirious generation, nous sommes les témoins et les acteurs d’une perte de sens et de perte de repères généralisée qui touche l’ensemble de l’espace qui nous englobe. Ces transformations remettent en cause cet espace en le détruisant et en instaurant des régimes nouveaux qu’il est difficile d’évaluer. Nous sommes noyés dans un tsunami hypermoderne qui n’a pas encore de nom, mais dont nous sentons bien qu’il rend critique la position même


que nous occupons en son sein. Acteur et victime ce ces changements, nous sommes dans la situation où il ne convient plus d’être moderne mais d’interprêter notre propre modernité. Contemporaine du monde au moment même où il s’efface, notre génération se rend compte à quel point elle est intimement comprise dans un contexte global, un environnement complexe avec lequel nous interagissons. Nous comprenons que nous sommes un écosystème social qui se développe dans un ensemble d’écosystèmes interdépendants. L’architecture est la condition de la vie humaine, l’environnement qui lui permet de se développer. Si il a été longtemps possible de penser que l’homme érigait des systèmes habitables qui avaient ten-

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dance à se détacher du monde pour instaurer un régime humain artificiel, il devient clair que c’est en tant qu’ecosystème global que l’architecture se développe. Dans cet espace l’architecte a un rôle majeur. Il est un élément qui participe activement à l’ensemble de ces changements majeurs et en constituent la forme et la nature. Dans cette situation l’architecture n’existe pas dans l’absolu, mais est incluse dans des circonstances et des réseaux de relations dans lesquels elle se déploie, se forme et se transforme.

C’est dans ce tissu contextuel que l’archi-

tecture tire son sens, sa cause. La vie se développe en perpétuelle relation avec ce contexte, noue et renoue des relations et des situations, forme l’es-


pace au fil des jours. Fin et moyen de la vie, l’architecture est le fruit et l’objet de cette prolifération. Prothèse technique à la condition naturelle, l’architecture s’articule avec le vivant comme environnement fondamental de la vie. Elle est la condition de la domesticité de l’homme, le cadre de sa domestication, pour reprendre Peter Sloterdijk. Ainsi, l’architecte est un architecte en jeu car son travail est l’enjeu de la condition de la vie, sa nécessité.

C’est dans cette dialectique entre le contexte

et la tendance à la domesticité que l’architecture se déploie. Pour l’homme architecte qui construit sa domus, sa maison, la condition primordiale est la nudité, la faiblesse dans un contexte qui fait

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défaut. La domestication ne peux se faire que par l’architecture, et c’est en tant qu’elle fait défaut dans le contexte naturel que l’homme construit son architecture, pour pouvoir se construire. Je reprends ici la thèse développée par le philosophe Bernard Stiegler selon laquelle l’homme est ce qui n’existe pas, ce qui fait défaut, qui n’a pas de racine. Confronté à son défaut d’origine, l’homme construit. Il construit un environnement qui fait défaut, un défaut qu’il lui faut, dans le sens où il est ce qu’il lui faut.

L’architecte contextuel est alors fondamen-

talement en état de choc, en crise, en défaut d’architecture. Ses constructions sont des prothèses nécessaires à la vie domestique, qui se constituent


après-coup, comme remède à une solution de crise. Ces prothèses-remèdes, objets techniques de l’être technique qu’est l’homme, et pour reprendre la thèse de Bernard Stiegler, sont ce qu’il appele des pharmakon, comme il l’explique dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, l’association qu’il préside, sont autant des remèdes à des situations de crise que des crises potentielles liées à leurs usages. «En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire. Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention :

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c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. (...) La pharmacologie, entendue en ce sens très élargi, étudie organologiquement les effets suscités par les techniques et telles que leur socialisation suppose des prescriptions, c’est à dire un système de soin partagé...»1. Ainsi, l’architecte médecin est dans 1 Ars Industrialis, Dictionnaire, http://arsindustrialis.org/pharmakon


une situation critique où il doit autant prendre soin du contexte dans lequel il intervient que des objets qu’il crée. Sa pratique s’avère alors par essence remise en cause . Il se rend compte que les enjeux de cette architecture sont précisément la remise en cause de lui-même et de la légitimité de son action.

L’enjeu d’un tel positionnement tient dans

la possibilité et le déploiement de cette architecture, en tant qu’il la faut, ainsi que dans la nature de la composition entre contexte et projet. La prise de soins demande de clarifier la nature des relations qui se créent entre contexte, prothèse et la pratique de ces différents espaces.

Bernard Stiegler parle d’une organologie

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pour penser ces relations, qu’il défini ainsi : «Ce terme est dérivé du grec « organon » : outil, appareil. L’« organologie générale » est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types. Un organe physiologique – y compris le cerveau, siège de l’appareil psychique – n’évolue pas indépendamment des organes techniques e


sociaux.»2 Cette organologie se doit alors de permettre de comprendre de quelle nature est la relation que nous créons à l’espace, en prenant en compte des différents espaces physiques, sociaux et psychiques. Intervenir de cette manière revient à comprendre comment ces différents espaces se relient, et comment ils influent sur la constitution du projet. Ainsi prendre psychiquement soin d’un habitant en situation de détresse dépend de la manière dont il se met en relation avec son environnement, comment il s’identifie autant à son cadre bâti qu’a lui-même tout autant qu’au groupe social qui l’accompagne, ainsi que la manière dont ces relations se créent. Ainsi, c’est d’une imbrication 2 Ars Industrialis, Dictionnaire, http://arsindustrialis.org/organologie-générale

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d’espaces, d’échelles, et de mondes différents qu’il est question pour l’architecte contextuel.

C’est de ce point de départ que nous ten-

tons de nous situer en tant qu’architectes pour notre projet de diplôme. Nous tentons de situer une attitude, une manière d’être architecte, et de la tester, de la mettre en oeuvre. Mais ce diplôme n’est qu’une «occasion», une situation prise dans un contexte plus grand. Il est un temps fort mais court d’une démarche en devenir que nous comptons développer plus avant dans la suite de nos parcours respectifs et communs.

Cette position que nous essayons de tester

dans notre projet détermine fondamentalement quelle est la nature de l’intervention, c’est-à-dire le


site et les problématiques internes à son contexte, qu’une attitude de se comporter en architecte, c’est à dire comment nous pensons prendre soin des espaces dans lesquels nous intervenons.

Ainsi, nous tentons dans ce projet d’arti-

culer différentes strates de réflexion pour tenter de nous positionner dans un contexte difficile et symptomatique des espaces que nous héritons de la modernité. Avec comme armes un ensemble de pratiques qui croisent art, architecture, anthropologie, sociologie, journalisme, écriture. Cette ensemble se regroupant sous la notion présentée plus haut de pharmacologie. Cette idée de pharmacologie, soit la pensée d’un usage de la technique comme outils de création de circuits de relations

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sociales favorisant le déploiement d’une vie attentionnée et habitée, est le noeud de la réflexion que nous menons en projet pour ce diplôme.

Cette idée de pharmacologie fut fondamen-

tale dans le choix du sujet. Partant du principe que l’environnement technique est l’environnement originel dans la définition de l’espace et des villes contemporaines, et que cette situation rend la responsabilité de l’architecte critique, nous nous sommes mis en quête d’un sujet nous mettant en situation d’intervenir sur des espaces sur-déterminées impliquées fortement dans la définition de vies et d’identités.

Cette idée de pharmacologie, parce qu’elle

induit une prise de soin, une attention particulière


aux usages et aux pratiques qu’elle implique, est un outil clef pour comprendre l’espace contemporain que la modernité nous a laissé, et permet de penser un ensemble de pratiques et une manière de créer des circulations entre les différents organes qu’elles mettent en oeuvre, autant psychiques, physiques que sociaux.

Ainsi sous cette notion nous pouvons situer

une attitude et un positionnement de notre pratique de l’architecture qui regroupe des interrogations théoriques ainsi qu’une véritable mise en pratique dans le réel.

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