De la pharmacologie générale, x thèses pour l'espace contemporain

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DE LA PHARMACOLOGIE GÉNÉRALE x thèses pour l’espace contemporain



Guilhem Vincent

DE LA PHARMACOLOGIE GÉNÉRALE x thèses pour l’espace contemporain

Mémoire de fin d'étude École Nationale Supérieure d'Architecture de Nancy Encadré par M. Serge Mboukou 2014



À: Sehil Benyekkou, sans qui rien de tout cela ne serait advenu Ma famille qui m'a soutenu et accompagné tout au long de ce processus Emeline Curien pour son soutien, son suivi et ses encouragements Serge Mboukou pour son suivi et sa précieuse introduction à l'anthropologie Laurent Cammas pour m'avoir accompagné pendant tant d'années et pour tout ce qu'il m'a transmis Marie-Amélie pour son irremplaçable présence Emmanuelle pour le magnifique poème de Roberto Juarroz Et tous ceux qui ont croisé ma route et qui m'ont tant appris




OFFERTORIUM

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Domine, Jesu Christe, Rex gloriæ, libera animas omnium fidelium defunctorum de poenis inferni et de profundo lacu. Libera eas de ore leonis, ne absorbeat eas tartarus, ne cadant in obscurum; sed signifer sanctus Michael repræsentet eas in lucem sanctam, * Quam olim Abrahæ promisisti et semini ejus. V/.Hostias et preces tibi, Domine, laudis offerimus; tu suscipe pro animabus illis, quarum hodie memoriam facimus. Fac eas, Domine, de morte transire ad vitam. * Quam olim Abrahæ promisisti et semini ejus.

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OFFERTOIRE

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«Seigneur, Jésus-Christ, Roi de gloire, délivre les âmes de tous les fidèles défunts des peines de l’enfer et de l’abîme sans fond : délivre-les de la gueule du lion, afin que le gouffre horrible ne les engloutisse pas et qu’elles ne tombent pas dans les ténèbres. Mais que SaintMichel, le porte-étendard, les introduise dans la sainte lumière, * que tu as autrefois promise jadis à Abraham et à sa postérité. Nous t’offrons, Seigneur, le sacrifice et les prières de notre louange : reçois-les pour ces âmes dont nous faisons mémoire aujourd’hui. Seigneur, fais-les passer de la mort à la vie. * que tu as autrefois promise jadis à Abraham et à sa postérité.»

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ENVIRONNEMENT nom masculin (de environner) I. Ce qui entoure de tous côtés ; voisinage : Un village dans son environnement de montagnes. II. Ensemble des éléments (biotiques ou abiotiques) qui entourent un individu ou une espèce et dont certains contribuent directement à subvenir à ses besoins. III. Ensemble des éléments objectifs (qualité de l’air, bruit, etc.) et subjectifs (beauté d’un paysage, qualité d’un site, etc.) constituant le cadre de vie d’un individu. IV. Atmosphère, ambiance, climat dans lequel on se trouve ; contexte psychologique, social : Un environnement politique particulièrement hostile. V. En art, œuvre constituée d’éléments assemblés quelconques, disposés dans un espace que l’on peut parcourir. (Mode d’expression usité dans le surréalisme, le nouveau réalisme, l’art cinétique, l’art pauvre, le land art, voire l’art corporel, l’art vidéo, etc.) VI. En linguistique, synonyme de contexte.1

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Environnement. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/environnement/30155?q=environnement#30067


«Si l’on devait exprimer en une phrase et avec un minimum d’expressions quelles caractéristiques singulières et incomparables dans l’histoire de la civilisation a produites le XXè siècle, abstraction faite de ses prestations incommensurables dans le domaine des arts, la réponse pourrait sans doute consister en trois critères. Celui qui veux comprendre l’originalité de cette époque doit tenir compte de trois éléments : la pratique du terrorisme, le concept de design industriel et la pensée de l’environnement. Dans la première, les interactions entre ennemis ont été établis sur des bases postmilitaires ; le deuxième a permis au fonctionnalisme de renouer avec le monde de la perception ; la troisième a associé les phénomènes de la vie et de la connaissance à une profondeur à ce jour inconnue. Tous trois, ensemble, marquent l’accélération de l’explicitation - c’est-à-dire l’intégration-dévoilement de faits sousjacents dans des opérations manifestes. S’il fallait en outre déterminer quand ce siècle a commencé objectivement, on pourrait apporter une réponse au jour près. La même indication permettrait de montrer que les trois caractéristiques primaires de notre époque ont été associées, au début, dans une scène primitive commune. Le XXè siècle a débuté, dans une révélation spectaculaire, le 22 avril 1915, avec la première utilisation à grande échelle du gaz chloré comme moyen de combat, employé par un « régiment du gaz » spécialement constitué au sein de l’armée allemande (…)


Tremblement d’air : au fur et à mesure de l’explicitation des situations aériennes, climatiques et atmosphériques, le préjugé originel des existants en faveur du média primaire de l’existence est remis en cause et convaincu de naïveté. Si les hommes, dans l’histoire qu’ils ont vécue jusqu’ici sous n’importe quel coin de ciel libre ou sous un toit, ont pu s’appuyer sur l’idée indiscutable de la possibilité de respirer dans l’atmosphère aérienne qui les entouraient - zones de miasmes exceptées -, ils faisaient usage, on le voit rétrospectivement, d’un privilège de naïveté définitivement perdu après la césure du XXè siècle. Quand on vit après cette césure, quand on évolue dans une zone culturelle synchronisée avec la modernité, on est déjà condamné au soucis formel pour le climat et au design atmosphérique, que ce soit sous formes rudimentaires ou sous des formes élaborées. On doit reconnaître que l’on est prêt à participer à la modernité en se laissant saisir par son pouvoir d’explicitation sur ce qui «reposait» jadis discrètement à la base de tout, ce qui entourait et enveloppait pour former un environnement. »1

1 Peter Sloterdijk, Ecumes - Sphères 3, Fayard-Pluriel, 2013, p.79, 115-116.


CONTEMPORAIN adjectif et nom (bas latin contemporaneus, du latin classique cum, avec, et tempus, -oris,temps)

I. Qui vit à la même époque que quelqu’un d’autre, que celle où certains événements se produisent : Pascal est le contemporain de Molière. II. Qui appartient à l’époque présente, au temps présent : Auteurs contemporains.1

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Contemporain. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/contemporain/18558?q=contemporain#18456


«... D’une certaine façon, je prends l’art très au sérieux, mais ma production artistique n’a jamais été très sérieuse et constitue pour l’essentiel un acte ironique. En tous cas, on a besoin de traces, on a besoin d’être identifié par les gens, on a la responsabilité de dire ce qu’on a à dire et d’être là où on devrait être. On partage la misère et on ne peut ni l’accentuer ni l’atténuer. On partage toujours ce fascinant destin. Je travaille désormais dans un sens différent, mais mes oeuvres ne sont réellement que des traces. C’est sans importance. Ce n’est pas l’oeuvre en soi. C’est un fragment qui montre qu’une tempête est passée par là. Ces débris sont laissés parce qu’ils sont un témoignage, mais ils ne peuvent rien construire. Ce sont des déchets. » 1

1 Ai Weiwei dans : Hans Ulrich Orbist, Une conversation avec Ai Weiwei, Paris, Manuella éditions, 2012, p.137-138.


GÉNÉRATION nom féminin (latin generatio, -onis, de generare, engendrer) I. Vieux. Fonction par laquelle les êtres organisés se reproduisent ; reproduction : Les organes de la génération. II. Action de se former : La génération des cyclones tropicaux. III. Suite d’êtres organisés semblables, provenant les uns des autres ; postérité : Quelle a été la génération de ces rois d’Aragon ? IV. Ensemble d’êtres, de personnes qui descendent d’un individu à chaque degré de filiation. V. Degré de descendance dans la filiation : Il y a deux générations du grand-père au petit-fils. VI. Espace de temps qui sépare chacun des degrés de filiation : Il y a environ trois générations par siècle. VII. Ensemble des personnes vivant dans le même temps et étant à peu près du même âge : Les gens de ma génération. Conflit des générations. VIII. Dans certaines techniques, phase qui marque l’évolution d’un appareillage et des conceptions qui lui sont propres ; ensemble des appareils qui relèvent d’une de ces phases de développement : Une nouvelle génération de magnétoscopes. IX. Action de générer une phrase.1

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Génération. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/génération/36537?q=génération#36491


«Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir.»1

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Albert Camus, Discours de Suède, Gallimard, 1997, p.18-19.



SOMMAIRE Deux ou trois choses…

(En×Te)÷ (Mu²×Ar) = x EXPLOSION

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Archéologie / Honte / Anthropotechnique / Produit / Attachement / Explosion / Variation / Mutation / Mortalité / Révolution / Post-télévision / Normalisation / Coups / Thèmes / Catharsis / Écran INVASION

95

Science-Fiction / Forme / Open-Space / Intégration / Interaction / Grammatisation / Marketing / Terrorisme / Serre / Intoxication INSULARISATION

161

Cartographie / Insularisation / Fiction / Capsule / Anthropocène / Melancholia / Intoxication / Immunité / Échelle / Art Total HYPOTHESE

269

Armes / Machine / Cosmos / Esprit / Ecosophie Le congrès de contemporanologie Références bibliographiques 1



deux ou trois choses...

Deux ou trois choses… «Chers contemporains du temps de la fin ! Car c’est bien ce que nous sommes : des contemporains du temps de la fin, et c’est notre devoir de ne pas devenir des contemporains de la fin des temps afin de pouvoir précisément continuer à nous occuper du temps de la fin.»1

C’est par ces mots que le philosophe autrichien Günther Anders s’adressait à un monde dévasté quand de Tchernobyl un nuage venait ébranler une société mondialement industrialisée et militarisée, se révélait aux yeux de tous son ontologie contaminée. De la vallée du Pripiat s’étendait à la société entière le devenir catastrophe de la politique industrielle qui s’était progressivement installée dans les sociétés contemporaines tout au long du XXè siècle. De Auschwitz à Hiroshima, de Tchernobyl à Fukushima, du gaz moutarde à Monsanto, de la brebis Dolly à la gestation pour autrui, des machines Enigma à Wikileaks, de Mark Zuckerberg à Edward Snowden, du scandale PRISM à Occupy Wall Street, de la Place Taksim au vol MH17, le XXè siècle et le XXIè naissant on été le théâtre d’une grande série d’évènements qui ont profondément marqué la société, et qui entraînèrent de profondes mutations dans le rapport que l’homme entretient avec son environnement, avec la société et avec lui-même. Ce que Günther Anders nommait par son expression temps de 1 Gunther Anders, 10 thèses pour l’âge atomique, http://www.cairn.info/ revue-ecologie-et-politique-2006-1-page-169.htm 3


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la fin désigne un fait inédit dans l’histoire des civilisations que constitue la possibilité de l’apocalypse humaine et de l’accident intégral ouverte par les guerres de masse et les technologies de destruction massive qui y sont associées. Günther Anders désigne par là un ensemble d’évènements qui ont marqué des ruptures fondamentales dans l’histoire des civilisation et qui mettent en grand danger la possibilité même de leurs développements. Ce temps, désigné comme temps précédent la fin des temps, par ce qu’il est un temps qui contient en lui-même la possibilité de sa propre fin, marque un évènement absolument spécifique dans l’histoire humaine et l’histoire de la vie. Mais au delà des conditions militaires de l’instauration de cette époque catastrophiste dont la guerre froide fut le symbole, c’est le devenir de la société industrielle et hyperindustrielle toute entière qui est l’objet de ces profondes mutations. L’apparition des questions environnementales, articulées avec celles des techniques de masses et du design industriel à grande échelle, ouvre un champ d’investigations et de questionnements profondément denses et inquiétants à propos du devenir des formes d’habitation et des formes de vie telles qu’elles se développent et évoluent dans et avec leurs environnements. La problématique contemporaine de la gestion des environnements de la vie et des atmosphères vivables, pensée dans le cadre de la mondialisation chaotique et catastrophique des outils mêmes de leur gestion politique, constitue un enjeu majeur d’étude de la manière dont se constituent les espaces de la vie. Elle nécessite un mode de questionnement totalement spécifique dans l’hypothèse d’une tentative d’explicitation de la spécificité catastrophique de cette genèse du monde contemporain.

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L’ensemble des évènements que résument les thèmes propres aux interrogations quant au devenir catastrophe de l’habitat humain contemporain, de part leur échelle, leur violence et leur complexité, entrainent un ensemble de ruptures anthropologiques majeures qui constituent la ligne de basse des réflexions menées dans ce travail. Critiquer la problématique andersienne de temps de la fin signifie donc poser la questions de l’habitation contemporaine de l’homme pensée dans ce cadre des problématiques environnementales articulées avec la question de la gestion des techniques atmosphériques. Que signifie habiter et construire aujourd’hui, à une époque où les outils mêmes de l’habitation sont vecteurs de profondes ruptures dans la manière dont nous articulons notre habitation avec les environnements dans lesquels elle se réalise ? Cette question du temps contemporain, comme temps pendant lequel se développent des situations d’articulation entre des techniques profondément invasives et des environnements en profondes mutations, ouvre un ensemble de problématiques, qui comme l’indique par cet extrait Peter Sloterdijk, mettent en jeux la manière dont la station de l’homme s’articule avec son espace mais aussi et surtout avec lui même. “Ce n’est ni notre faute ni notre mérite, si nous vivons à une époque dans laquelle l’apocalypse de l’homme est quelque chose de quotidien. Il ne nous est pas nécessaire de vivre sous l’orage d’acier, sous la torture, dans le camp d’extermination, ou à proximité de ces excès, pour découvrir que l’esprit des grandes circonstances perce au coeur

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même du processus de la civilisation. L’expulsion hors des habitudes de l’apparence humaniste est le principal évènement logique de notre époque, et l’on n’y échappe pas en se réfugiant dans la bonne volonté. Mais l’expulsion va plus loin encore : elle concerne toutes les illusions d’être-auprès-de-soi.”2 Dans cet extrait de La domestication de l’être, P. Sloterdijk décrit la station de l’homme contemporain, en tant qu’être-auprèsde-soi, comme une station profondément en crise, une station dans laquelle il est devenu très problématique de se tenir. L’être-auprès-de-soi, le se tenir présent dans le temps même de son habitation, à l’époque du temps lumière et de l’accélération constante des modes d’habiter, se trouve de plus en plus être une situation profondément critique et intenable. C’est le questionnement sur la manière spécifique dont l’homme articule son être-dans-le-monde3 qui constitue le coeur des interrogations qui émergent des problématiques environnementales. Ouvrir le questionnement au-delà de l’écologie traditionnelle, c’est ouvrir un réseau de questions qui interrogent le mode propre d’habiter contemporain. Celui-ci, qui comme le postule Peter Sloterdijk, soulève des interrogations liées à l’articulation des questions environnementales, des techniques de masses et du design industriel à grande échelle en tant que conditions spécifiques de l’établissement d’un rapport à l’espace.

2 Peter Sloterdijk, Règle pour le parc humain, suivi de La Domestication de l’Être, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2010, p.157. 3 6

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.507.


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La question de l’espace contemporain, telle que posée dans ce travail, interroge le présent de cette habitation, en faisant l’hypothèse qu’il est possible de caractériser la question du contemporain à partir des spécificités propres de l’époque actuelle, et d’en développer une critique qui soit une pensée de son dynamisme même comme mode spécifique de relation à l’espace. Celui-ci, qui, contemporain, se réalise au présent, constitue le champs de bataille dans lequel ce travail cherche à prendre ses positions. Ce mode contemporain, comme question du présent du rapport à l’espace, est également le mode même par lequel il se réalise et qui problématise la question de la production architecturale telle qu’elle est incluse dans un ensemble de processus de mutations et de transformations spatiales. Tiraillé entre un futur profondément mis en jeu et un passé de plus en plus obsolète, le temps présent est le théâtre d’une dynamique de mutation qui décompose chaque jour un peu plus les espaces et les environnements. C’est dans cette tension entre l’héritage des structures du passé, les enjeux de développement et les modalités de mutations des espaces que la question du contemporain émerge. Partant de l’incommensurable étrangeté de notre époque et l’irréductible complexité de l’espace contemporain, elle met en jeu le présent comme foyer de production de l’espace. C’est la spécificités anthropologique de ces modalités de production de l’espace que G. Anders caractérise par son concept de temps de la fin. La possibilité de ce temps de la fin tient dans le fait qu’il est le lieu de production du futur, en tant que ce futur, très probablement catastrophique, est rendu présent par la médiation même des procédés techniques par lesquels nous produisons l’espace dans le présent.

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“Car l’avenir ne “vient” plus à nous : nous ne le comprenons plus comme “ce qui vient” ; c’est nous qui le faisons. Et nous le faisons d’un façon telle qu’il contient sa propre alternative : la possibilité de son interruption, la possibilité d’absence d’avenir. Même si cette interruption n’a pas lieu demain, elle peut avoir lieu après-demain , dans la génération de nos arrières-petits-enfants ou même seulement à la “septième génération”, à cause de ce que nous faisons aujourd’hui. Puisque les effets de ce que nous faisons aujourd’hui persistent, nous avons déjà atteint aujourd’hui cet avenir - ce qui signifie, pragmatiquement parlant, qu’il est déjà présent. Il est aussi présent, par exemple, qu’un ennemie est “présent” même s’il semble absent, dès qu’il est à portée de notre arme et que nous pouvons l’atteindre.”4 De la gestion de ce présent dépend un futur déterminé par les outils et les techniques que nous utilisons, et c’est de la question de ce présent, en tant que lieu de production technique d’espaces habités futurs, que la problématique de l’espace contemporain prend sa source. La question des moyens que nous avons pour nous positionner par rapport aux techniques dont nous usons dans le temps présent, et la manière dont ces techniques tendent de plus en plus à nous diriger vers la possibilité de la catastrophe intégrale, 4 Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Tome 1 Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2002, p.315. 8


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met en jeu de manière extrêmement grave la responsabilité de l’homme dans son rôle de producteur d’espaces habitables. Les armes qu’il déploie pour penser cet espace contemporain est un enjeu crucial qui rend problématique le rapport qu’il entretient avec l’espace dans la manière dont ce rapport s’articule avec les outils de sa production. Le déploiement de ces armes et la manière dont ce positionnement vis-à-vis du présent s’établie sont d’autant plus problématiques que le passé n’offre pas de réponses pertinentes pour penser les problématiques contemporaines. La violence des ruptures qu’entraine les mutations de l’espace contemporain aux organisations de savoir et de production de connaissance tendent à rendre obsolètes les anciens modes de contrôle quand il s’agit d’organiser la régulation des modes de production des espaces contemporains, seuls moyens capables de nous garantir la possibilité de nous occuper du temps de la fin. “Une nouvelle critique du capitalisme, une critique qui ne ressasse pas (…) les fantômes de l’histoire, même si les fantômes ça compte et qu’il ne faut pas les ignorer, mais y a pas que des fantômes dans l’histoire, il y a des actes, des réalités présentes, et c’est le présent qu’il faut regarder, et non pas les fantasmes que l’on peut avoir individuellement ou collectivement quand à telle ou telle question.”5

5 Bernard Stiegler, Extrême nouveauté, extrême désenchantement, extrême droite, Rencontre au théâtre Gérard Philipe et assemblée générale d’Ars Industrialis, 28/07/2014. Vidéo en ligne sur http://www.arsindustrialis.org/rencontre-au-théâtre-gérardphilipe-et-assemblée-générale 9


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Se poser la question de l’Être-contemporain prend sa source dans les problématiques du temps de la fin andersien, et s’intéresse à la dynamique catastrophique qui anime ce que désigne le terme d’espace contemporain, en tant qu’elle est un processus technique de mutation des espaces et des environnements qui mettent gravement en jeu la responsabilité de l’habitant contemporain. De ce mode propre de production de l’espace, émerge un réseau de questions et de problématiques que ce mémoire cherche à soulever et à articuler. Le point de départ que constitue la notion de temps de la fin permet d’ouvrir à une critique de l’espace contemporain qu’il s’agit de thématiser à partir du rapport problématique qu’il entretient avec les outils de production qui forment la colonne vertébrale de l’hypermodernité contemporaine. Comme le précise P. Sloterdijk, “Ce n’est ni notre faute ni notre mérite, si nous vivons à une époque dans laquelle l’apocalypse de l’homme est quelque chose de quotidien”6, mais c’est à nous de proposer des moyens de continuer et à vivre, et de “nous occuper du temps de la fin”7. Pris dans les contradictions de cette situation, ce mémoire cherche à problématiser cette habitation à partir de son mode de production, et cherche en ça une manière d’en critiquer les modalités. Celui-ci constitue ce que P. Sloterdijk désigne comme “les plus puissantes leçons, dans l’autodestruction moderne de l’homme”8. Il établit un régime spécifique d’habitation technogène particulièrement problématique qui constitue cette modalité d’être contemporain, à partir de laquelle se développe la critique

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Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.106.

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Gunther Anders, 10 thèses pour l’âge atomique.

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Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.105.


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du temps présent que ce mémoire entreprend. Ce projet reprend à son compte la démarche de Peter Sloterdijk tel qu’il la décrit dans son livre Règles pour le parc humain suivi de La Domestication de l’Être qui vise à problématiser la manière dont les modalités techniques de production du contemporain sont “ “attachées” à la créature humaine.”. Cette démarche vise à établir un mode de critique du temps contemporain qui cherche à problématiser la manière dont la question de l’organisation des sociétés s’articule de manière inquiétante avec les modes techniques de sa production. Ce mode de critique, désignée comme anthropotechnique, est synthétisée ainsi par P. Sloterdijk : “L’expression “anthropotechnique” désigne un théorème philosophique et anthropologique de base selon lequel l’homme lui-même est fondamentalement un produit et ne peut donc être compris que si l’on se penche, dans un esprit analytique, sur son mode de production.”9 Cette ontoanthropologie spécifique, en tentant de penser la relation que l’homme entretient avec lui même et avec son environnement à partir de la médiation des formes techniques, situe la spécificité de l’époque contemporaine à partir de la considération que les formes techniques constituent non seulement un élément de l’articulation de l’homme avec son environnement, mais déterminent en profondeur son mode d’être spatial, en tant que genèse technique. La prise de position

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Ibid., p.86. 11


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radicale de P. Sloterdijk sur ce point s’illustre clairement quand il dit : “Les plus puissantes leçons, dans l’autodestruction moderne de l’homme, sont celles que lui donnent les deux technologies nucléaires avec lesquelles a eu lieu, au XXè siècle, l’intrusion dans le trésor des mystères de la nature. Dans l’observation philosophique apparait inévitablement la question de savoir comment ces techniques sont “attachées” à la créature humaine. La conscience quotidienne appréhende un peu du caractère inquiétant et problématique de ces nouvelles possibilités techniques apparues dans l’existence. La mémoire collective a donc raison de retenir le mois d’Août 1945, avec ses deux explosions atomiques sur des villes du Japon, comme la date de l’apocalypse physique, et le mois de février 1997, où rendu public l’existence du mouton cloné, comme date de l’apocalypse biologique. Ce sont effectivement deux dates clefs dans le procès de l’être humain contre lui même, deux dates qui prouvent que l’être humain peut moins que jamais être conçu à partir de l’animal. Mais elle prouvent aussi que “l’homme” - nous en restons, jusqu’à nouvel ordre, à ce singulier problématique - n’existe pas sous le signe du divin, mais du monstrueux. Avec sa technique avancée, il apporte une preuve de l’homme qui bascule immédiatement dans une

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preuve de monstruosité. C’est de cette preuve que traite l’ontoanthropologie. Contrairement à Heidegger, nous estimons possible de nous interroger sur le motif de la capacité humaine d’apocalypse. Nous devons mener l’exploration de l’être humain de telle sorte que l’on comprenne comment il est sortit dans la clairière et comment il est devenu sensible à la “vérité”. La clairière que le premier homme a vu lorsqu’il a levé la tête est la même que celle où se sont abattus les éclairs d’Hiroshima et de Nagasaki ; c’est cette même clairière dans laquelle on entend à présent le bêlement des animaux fabriqués par les hommes.”10 Le théorème anthropotechnique, qui vise à problématiser la manière dont se constitue l’habitation humaine articulée avec les modes techniques qui lui sont sous-jacent, est autant une prise de position théorique vis-à-vis du devenir des sociétés contemporaines qu’une proposition programmatique qui vise, dans une époque où l’idée même de théorique tend à devenir obsolète11, à créer un arsenal de concepts et un ensemble de positions capables d’ouvrir 10

Ibid., p.105-106.

11 Comme l’illustre Chris Anderson dans son article manifeste “The end of theory: The data deluge makes the scientific method obsolete” publié sur le magazine en ligne Wired. à propos des outils linguistiques utilisés sur le net. Il critique la manière dont la théorie du langage s’articule avec les organes techniques que constituent les outils numériques de traitement des données et de caractérisation et comment cela entraine l’obsolescence de ces mêmes théories. Article disponible à cette adresse : http://archive.wired.com/science/discoveries/ magazine/16-07/pb_theory 13


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une critique politique de la spatialité contemporaine. C’est donc à partir de cette critique anthropotechnique du mode d’habiter catastrophique qu’est tenté dans ce mémoire une prise de position sur la pratique architecturale comprise comme organe potentiel d’une insurrection spatiale pacifique et créative qui, en cherchant des nouvelles armes12, permette de dépasser la stupéfaction dans laquelle, nous, contemporains d’un monde en roue libre, nous trouvons. Dans le champs de bataille que constitue le monde contemporain, toute tentative théorique se constitue en retard, comme une tentative qui vise à rattraper la course dans laquelle nous entraine, de par la violence de ses mutations autogènes, l’environnement technique et social catastrophique. Ce décalage de la critique par rapport à son objet, par ce qu’il est, dans le cadre de l’accélération généralisée, augmentée de manière pathologique, constitue une condition systémique de l’anthropologie contemporaine, en tant qu’elle se constitue après-coup, incluse dans les processus de mutation du contemporain et émergeant de ses contradictions. C’est dans cette situation conflictuelle de retard systémique que cette anthropologie tente un positionnement, pour interroger les modalités de production de l’environnement dans lequel celui-ci émerge et pour proposer une stratégie analytique contextuelle. Cette stratégie prise comme positionnement fondamentalement contextuelle, reprend à son compte l’occasionnalisme andersien tel qu’il le décrit dans son introduction à son livre L’Obsolescence de l’homme, Tome 1 Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle13. 12 Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Flammarion - collection Champs essais, 2013. 13 14

Günther Anders, Op cit., 2002.


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“Les essais qui vont suivre ne sont ni de simples essais littéraires, ni des analyses philosophiques menées sur un mode universitaire, mais plutôt des exemples de ce qu’on pourrait appeler du vieux nom d’ ”occasionnalisme”, c’est-à-dire d’une “philosophie de l’occasion”. J’entends par là - ce qui pourrait passer au premier abord pour une absurdité - quelque chose comme un hybride de métaphysique et de journalisme : une façon de philosopher qui prend pour objet la situation actuelle, c’est-à-dire des fragments caractéristiques de notre monde actuel, mais pas seulement pour objet, puisque le caractère opaque et inquiétant de ces fragments est précisément ce qui éveille cette façon de philosopher.”14 Ce contextualisme catastrophiste fait le pari qu’il est possible de faire émerger des tensions propres au temps contemporain et des modalités de ses mutation une constellation de thèmes leviers qui permettent de problématiser le mode contemporain d’habitation et de produire une critique de ses modes de production. En faisant l’hypothèse que les spécificités contextuelles de ces modes de production induisent des rapports à l’espace à chaque fois spécifiques, il semble, et c’est le parti de ce travail, qu’il est possible d’embrayer une stratégie de l’occasion qui permette de les articuler avec une pensée générale de l’espace en même temps que d’en faire émerger un ensemble de potentialités projectuelles.

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Ibid., p.22. 15


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C’est ce qui constitue le pari de cette stratégie, comme le mot occasion semble l’évoquer, le fait qu’une occasion15 est toujours à la fois un objet contextuel problématique, un ready-made qui constitue l’objet de la critique, et une potentialité projectuelle qui permet de faire sortir la critique de son objet et de l’ouvrir sur un second temps qui serait projectuel. Dans le cas de la question de l’espace contemporain, cette stratégie permet d’articuler une critique anthropotechnique du mode de production d’un rapport à l’espace problématique ainsi que de mettre en jeux la question d’une écriture contemporaine pensée comme ouverture de potentialités de créations architecturales qui se positionnent quant au devenir catastrophe du mode d’existence spatial contemporain. L’enjeu de ce questionnement émerge des profondes inquiétudes qui apparaissent quand on s’interroge quant au devenir de la civilisation contemporaine, et dans laquelle, 15

Selon la définition du Larousse :

Occasion : nom féminin (latin occasio, -onis, de occidere, advenir) Circonstance qui vient à propos pour faire quelque chose : L’occasion était favorable pour lui demander de m’aider. Saisir l’occasion. Opportunité, contexte exceptionnel qui donne la possibilité d’acquérir quelque chose à un prix très avantageux ; l’objet lui-même : C’est une occasion, il est à moitié prix. Objet, meuble, véhicule, etc., qui n’est pas neuf et que l’on achète de seconde, de troisième main : Vous avez eu une bonne occasion chez le garagiste. Activité consistant à vendre ces objets : Le marché de l’occasion. Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Occasion. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ occasion/55476?q=occasion#55098 16


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pour un étudiant en architecture, il devient presque impossible de trouver une manière non obsolète de penser sa pratique. Est fait ici l’hypothèse qu’une manière spécifique de problématiser la création architecturale contemporaine peut entrainer une manière de thématiser ses modalités de production qui permette d’expliciter un mode d’être contemporain spécifique. Celle-ci se positionne, dans un triple geste d’exposition, de déconstruction et de composition de positions théoriques articulatoires qui ne visent pas à proposer une thèse pour l’espace contemporain, mais qui cherchent à ouvrir x positions contemporaines d’être-dans-l’espace. Ces positions se révèlent être des biais théoriques qui permettent d’articuler la question du contemporain à partir de positions contextuelles et pluridisciplinaires qui questionnent à la fois la question du journalisme, de l’analyse anthropologique, de la critique politique et architecturale, sans s’y limiter ni s’y arrêter. Ces situations articulatoires visent à faire émerger des thèmes et sont un moyen de mettre en lumière des processus par lesquels se réalise le contemporain et permettent par là même de situer des axes critiques transversaux permettant d’expliciter les relations que l’homme contemporain entretient avec son environnement. L’expositions de situations technogènes spécifiques, choisies pour leur capacité à synthétiser un rapport à l’espace particulier et problématique, sera l’occasion d’ouvrir une manoeuvre de déconstruction qui puisse être un ressort pour articuler une thématisation du contemporain en tant que mode d’existence particulier articulé avec les organes de sa genèse, qu’ils soient naturels, techniques, sociaux, politiques… C’est ce à quoi

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s’attachera toute une partie du mémoire, qui aura pour but de thématiser le mode d’être de l’homme contemporain afin de situer la manière dont son mode de production se réalise. Cette thématisation tentera d’expliciter le devenir technique de l’espace contemporain en tant que ce devenir s’articule avec des espaces et des milieux spécifiques. L’analyse du devenir de ces milieux s’efforcera de montrer comment ce devenir est fondamentalement pathogène dans la manière dont il met en jeu des espaces comme produits de processus de mutations, et dans la manière où ces milieux acquièrent la capacité de s’auto-intoxiquer et de s’auto-détruire. Cette capacité d’auto-intoxication, dont l’analyse anthropotechnique cherche à expliciter les modalités de réalisation, permettra de caractériser le devenir des espaces contemporains en tant que milieux pathogène dont le mode d’existence se retrouve ainsi fondamentalement fragile. L’expression “espace contemporain” désigne un ensemble de modalités spatiales dont le mode d’existence est spécifique à l’hyper-modernité contemporaine. Ce mode d’existence est défini à partir d’une théorie des milieux habités qui pense le devenir des environnements et des espaces dans la manière dont ils s’articulent avec des modes techniques spécifiques, ceuxci conditionnant fortement leur production. Cette théorie des milieux reprend les interrogations de P. Sloterdijk concernant une pensée anthropotechnique de l’espace et des enjeux de la gestion politique des sphères anthropogènes, en tant qu’elles portent en elles-mêmes la possibilité de leur auto-intoxication. Ce milieu fragile, définit à partir de la possibilité de son autointoxication, constitue l’objet principal d’interrogations que

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développe ce mémoire dans sa tentative de faire émerger une pensée de l’espace au temps de la catastrophe intégrale. Ce mémoire fait l’hypothèse qu’à partir d’une pensée de l’espace fragile peut émerger une stratégie critique qui permette de développer des potentialités projectuelles spécifiques capables de proposer des bases pour penser la gestion des îles anthropotechniques contemporaines. Cette hypothèse critique et projectuelle veut croire que cette fragilité systémique de l’espace contemporain porte en elle-même la potentialité d’une politique de sa gestion et que c’est à partir de l’analyse de son mode d’existence que l’on peut en faire émerger les stratégies projectuelles appropriées. Elle fait sienne la thèse pharmacologique telle que la développe avec l’association Ars Industrialis16 le philosophe Bernard Stiegler pour tenter de penser l’émergence de ces stratégies projectuelles à partir de la nature pathogène propre aux milieux fragiles contemporains et des potentialités qu’elle contient. La pharmacologie, qui propose une pensée des milieux à partir de leurs articulations avec des objets techniques qui sont par nature à la fois poisons et remèdes, constitue l’hypothèse critique qui articule l’ensemble du mémoire. Celle-ci propose de penser le mode d’être-dans-le-monde à partir de cette articulation des milieux avec la technique en tant que mode pharmacologique d’existence. Elle postule que la nature pathogène de l’espace et la toxicité qu’elle contient en elle-même peut se retourner en une thérapeutique qui consiste en une politique générale de la gestion de ces espaces. Cette thérapeutique, en tant que politique 16 Ars Industrialis, association internationale pour une politique industrielle de l’esprit, http://www.arsindustrialis.org 19


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de la gestion de ces milieux fragiles, consiste en un ensemble de stratégies projectuelles qui visent, à partir des organes qui les constituent, à définir une manière de les articuler qui puisse garantir l’émergence de leur santé et de leur viabilité. Cette hypothèse pharmacologie se positionne donc comme une tentative pour penser la situation particulière dans laquelle se réalise la création architecturale contemporaine. Cette tentative ne prétend pas proposer de ligne directrice générale pour une politique contemporaine, et si elle tente d’envisager des questions qui se posent à grande échelle ce n’est que pour mieux se sortir de cette grande échelle proposer par le biais théorique des bases pour en problématiser le mode de constitution. Cette analyse, qui vise donc à analyser les potentialité d’une politique générale de l’espace contemporain en se basant sur une pensée anthropotechnique de son mode de constitution, se donne comme but d’expliciter les organes majeurs qui composent le milieu spécifique qui le constitue. C’est dans l’articulation d’une analyse du mode de production de l’espace contemporain et d’une analyse des organes qui constituent cette production que ce travail vise à poser des bases théoriques d’une organologie générale17 de l’espace contemporain qui permettent de le penser dans ses contradictions et ses dynamismes. Comme précisé dans le dictionnaire d’Ars Industrialis : “L’« organologie générale » est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et 17 Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut le coup d’être vécue – De la pharmacologie, Flammarion – Bibliothèque des savoirs, 2010, p.177. 20


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des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types. Un organe physiologique – y compris le cerveau, siège de l’appareil psychique – n’évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux. Cette façon de penser s’inspire des travaux de Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique.”18 N’est pas proposé ici de réels projets spécifiques au sens d’une stratégie programmatique, ce qui demanderait une histoire de la productions architecturale qui serait pensée dans les dynamiques propre des milieux dans laquelle elle se réalise, mais est proposé un mode de problématisation de l’émergence de ces projets. En faisant l’hypothèse pharmacologique, il s’agit de penser comment une organologie contemporaine peut impliquer la pratique architecturale dans un ensemble de processus de mutations capables de recomposer la manière dont s’agencent les milieux anthropotechniques contemporains. Ces mutations dans les modes d’organisation des milieux fragiles habités que sont les espaces contemporains visent donc, en les ré-agençant, à trouver un mode d’agencement qui puisse stabiliser leurs modes d’existence dans une organologie thérapeutique. Cette 18 Organologie, dans le dictionnaire en ligne d’Ars Industrialis sur internet à : http://www.arsindustrialis.org/organologie-générale 21


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organologie, reprenant le projet d’écosophie19 de Félix Guattari, cherche à tester les potentiels d’une écologie de l’esprit dans la perspective d’un tel réagencement. “La discipline nommée « écologie » n’est pas tant la science du milieu que celle des relations d’un être vivant à son milieu. L’écologie, telle que nous la définissons, n’est ni la science d’un environnement objectif, ni la protection de ressources quantifiables, ni même la question de la nature, car la question de l’écologie est celle de la culture avant d’être celle de la nature. (…) Autrement dit, la véritable question de l’écologie n’est pas celle de l’énergie de subsistance (épuisement des ressources fossiles), mais celle de l’énergie d’existence (épuisement de l’énergie libidinale).”20 Cette conception dynamique de l’écologie, en tant quelle pense l’articulation dynamique des organes naturels, techniques, sociaux et psychiques, interroge la valeur esprit21 comme levier pour une pharmacologie positive, par laquelle s’envisage cette organologie thérapeutique. Articulée dans le devenir des milieux habités, et à l’époque d’une surdétermination anthropotechnique, c’est à partir de la question 19 Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Editions Galilée - Collection l’espace critique, 1989. 20 Ecologie de l’esprit, dans le dictionnaire en ligne d’Ars Industrialis sur internet à : http://www.arsindustrialis.org/ecologie-de-lesprit 21 22

Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.31.


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de l’esprit que d’une pensée anthropotechnique peut émerger une politique générale de l’espace contemporain. Cette valeur, qui émerge au coeur des mutations anthropotechniques, est ce par quoi se pense l’être-au-monde-contemporain. Si “la voie qui a mené à la bombe atomique est philosophique”22, et à l’époque des big data et du temps de cerveau disponible, nous ne pouvons que penser les mutations contemporaines comme une crise de l’esprit. Cette crise qui émerge au coeur des dynamiques anthropotechniques met en péril, et au delà des enjeux environnementaux, la possibilité même d’une écologie politique, en détruisant ce qui en conditionne la possibilité même, c’est-à-dire la vie de l’esprit. Cette vie de l’esprit, qui est en soit une philosophie et une manière de vivre détermine donc une philosophie politique qu’il faut penser dans le cadre de l’articulation de cette vie de l’esprit avec des milieux en mutations. Cette vie de l’esprit se constitue comme mode d’existence et conditionne une esthétique générale qui définit des motifs spatiaux et sociaux qu’il faut donc penser à partir de son articulation avec les organes spatiaux, sociaux, techniques et environnementaux. Cette esthétique des milieux habités, en tant qu’elle est toujours politique, est la condition d’émergence d’une écologie politique telle qu’elle prend ici le nom d’écosophie. C’est donc à partir d’une vision politique et esthétique que la stratégie écosphique fait de cette valeur esprit un potentiel de recapacitation des esprits23 capable de générer des pratiques spatiales contemporaines à même de proposer des biais thérapeutiques. Ainsi, à partir d’une organologie écosophique ce 22 Elias Canetti cité par Peter Sloterdijk in : Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.202. 23

Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.151. 23


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travail tente de situer une manière de reconfigurer la dynamique pathogène dans laquelle est engouffré le monde contemporain en dessinant x situations et x positions projectuelles. x est cette situation du sujet contemporain à partir de laquelle peuvent émerger des projets et des histoires. x est cette infinité qui laisse libre l’émergence de points de ruptures et de bifurcations à partir desquels peuvent se ré-articuler et se stabiliser des positions où se constituent des existences et des devenirs, qu’ils soient sociaux, spatiaux, psychiques… Dans une époque de désintégration généralisée des structures sociales et d’industrialisation du désastre, l’être-dans-le-mondecontemporain se voit explicité comme mode de plus en plus toxique d’habiter. Cette explicitation, qui dépossède l’homme de ses moyens d’existence, par l’industrialisation des structures dans lesquelles ils sont spatialisés, doit être dépassée par une recapacitation qui implique une écriture et une politique dans un réseau de projets, d’histoire et de relations qui permettent de “réduire cette immense distance croissante et inévitable entre la mémoire (individuelle) et l’histoire (collective)”24. C’est dans cette distance toujours plus grande entre des pratiques et le devenir du monde que doivent émerger une multitude de déviations, de recombinaisons et de constructions qui, entre les temps, les corps et les choses peuvent constituer des mémoires et des histoires qui se croisent et se recoupent. Dans l’intervalle entre le maintenant et le demain, dans l’épaisseur des temps qui s’agrègent, dans nos espaces et dans nos habitations. 24 Stéphano Boeri à propos de Hans Ulrich Obrist in : Hans Ulrich Orbist, Conversation, Paris, Manuella éditions, 2008, p.915. 24


(En×Te) ÷ (Mu²×Ar) = x



x nom neutre Lettre qui désigne en algèbre une inconnue, en géométrie l’abscisse et souvent, en analyse, une variable réelle. II. Accouchement sous X, préservation de l’anonymat d’une femme qui abandonne son enfant à la naissance. III. X vaut dix dans la numération romaine. IV. Vingt-quatrième lettre de l’alphabet français, servant à noter les groupes consonantiques [ks] (taxi) et [gz] (examen) ou les consonnes [s] (soixante) et [z] (dixième). V. Sert à désigner quelqu’un, quelque chose qu’on ne veut ou qu’on ne peut pas nommer ou déterminer : Pendant x années. Ouvrir une information contre X. VI. Objet formé de parties croisées comme les barres d’un X. VII. Dénomination usuelle de la catégorie des films « pornographiques ou d’incitation à la violence », créée en 1975. (Les films classés X ne peuvent être projetés que dans des salles spécialisées.) VIII. Sur un voilier, dispositif en forme de X qui supporte la bôme quand la voile est amenée. IX. Support ou siège pliant à pieds croisés en X.1 I.

1 Variation sur : Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). x. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/x/82847?q=x#81861


" « Qu’était-ce exactement ? La chute d’une météorite ? Des visiteurs venus du fin fond du cosmos ? Quoi qu’il en soit, notre pays qui n’est pas bien grand vit apparaître une chose inouïe – ce qui a été appelé la Zone. Nous avons commencé par y envoyer des troupes. Nul n’en est revenu. Alors nous l’avons bouclé à l’aide d’importantes forces de police… Et sans doute avons nous bien fait. Au reste, je n’en sais rien…»

C’était un fragment d’un interview du prix Nobel professeur Walles. "1

1 Phrase d’ouverture in Andreï Tarkovski (réal.). Stalker, Mk2, Paris, 2008, 2 DVD vidéo, 155min.


EXPLOSION

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HUMANITE

I. Nom féminin (latin humanitas, -atis, de humanus, humain) II. Ensemble des êtres humains, considéré parfois comme un être collectif ou une entité morale : Évolution de l’humanité. Agir par amour de l’humanité. III. Disposition à la compréhension, à la compassion envers ses semblables, qui porte à aider ceux qui en ont besoin : Traiter quelqu’un avec humanité. IV. Littéraire. Ensemble des caractères par lesquels un être vivant appartient à l’espèce humaine, ou se distingue des autres espèces animales : Un forcené qui a perdu toute apparence d’humanité.1

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Humanité. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/humanité/40625?q=humanité#40532 30


« Je le répète, j’ai surtout à l’esprit cette soirée au cours de laquelle les victimes survivantes d’Hiroshima tentèrent de nous décrire la seconde à laquelle c’est arrivé, et les minutes et les heures qui ont suivi cette seconde. L’homme d’affaire européen qui s’était égaré un instant dans le jardin de l’hôtel où nous étions réunis et qui nous a vus, tous, Blancs, Noirs, Jaunes et Bruns dans la même attitude, c’est-à-dire les yeux baissés vers le sol, a certainement vu un rituel communautaire dans ce comportement identique, ou alors il a dû être persuadé que nous étions en train d’accomplir là une expérience en commun. Inutile de souligner une fois encore que l’identité du comportement n’était rien d’autre que l’identité du sentiment. Vous allez demander de quoi était fait ce sentiment, identique chez nous tous. La réponse à cette question – et elle n’a cessé d’être donné dans d’autres conversations et par des bouches à chaque fois différentes : ce sentiment consistait dans le fait que nous avions honte les uns devant les autres, et, plus exactement, que nous avions honte d’être des hommes. Voilà qui peut sembler étrange, peut-être même prétentieux, ou même apparaître d’un manque de solidarité révoltant. C’est possible. Nous n’avions pas le temps d’y réfléchir. Reste que la première réaction fut de refus ; refus de reconnaître comme étant des nôtres, refus de nous compter parmi ceux qui avaient été capables de faire cela à l’un d’entre nous. Qu’on ne se méprenne pas. Ce qui est décisif n’est pas

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l’élément de la désolidarisation que comportait ce sentiment de honte, mais l’inverse, la communauté de la désolidarisation, c’est-à-dire la nouvelle solidarité devenue réalité à cet instant. C’est pourquoi il est déplacé de s’indigner de cette honte (que j’ai vécue souvent après mon retour). En ce qui me concerne en tous cas, jamais je n’ai ressenti avec une telle force et une telle douleur ce qu’est l’ “humanité” (Menscheit) qu’en ces heures de désolidarisation. Lorsque les voisins à côté de toi – peu importe qu’ils soient africains, américains, allemand, russes, birmans ou japonais – perdent l’usage de la parole pour la même raison que toi, alors l’humanité en nous n’est pas blessée, mais bien plutôt rétablie ; et peut-être même établie. »2

2 Günther Anders, Hiroshima est partout, Paris, Éditions du seuil, 2008, p. 76-77. 32


explosion

ARCHÉOLOGIE Il y a une archéologie du passé. Une discipline fort savante, qui prend un soin extrême, en soulevant les couches du temps, a le disséquer, à décoller les strates qui le composent pour en faire émerger les traces de l’histoire. Une archéologie qui cherche à raconter l’histoire du devenir des formes de vies à partir de leurs ruines. Mais il y a une forme d’histoire qui résistera toujours à l’archéologie, qui échappera toujours à ses scalpels et à ses musées et restera suspendu dans l’épaisseur du temps. Il y a une forme du temps par laquelle l’histoire s’écrit, et cette forme du temps échappe continuellement à nos discours et à nos histoires. Toute tentative de la compiler et de l’archiver est impuissante à la saisir. Elle échappe à nos livres et à nos radars car elle se tient toujours avec un coup d’avance, toujours au devant de notre mémoire. Cette forme du temps par laquelle s’écrit l’histoire et qui manquera toujours à toute archéologie, est la part contemporaine de son écoulement. Cette part contemporaine du temps, en s’écoulant, constitue l’histoire dans son émergence, dans la brutalité de son apparition. Cette histoire qui se constitue ainsi au présent ne remet pas forcément en cause le cours de l’histoire telle qu’elle s’est constitué dans le long temps de ses évolutions, et s’inscrit alors dans une continuité temporelle par laquelle se stabilisent les sociétés. Cette continuité entre passé, présent et futur constitue la modalité de formations de l’histoire. Mais dans sa formation stratifiée sur elle même, des évènements

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s’individualisent fortement et distordent alors la stabilité dans laquelle ils font irruption. Ces distorsions sont le produit de cette forme du temps contemporaine dans laquelle l’histoire surgie, et à partir desquelles de profondes mutations en détournent le cours. Hiroshima était un de ces évènements. Hiroshima est l’archétype de l’évènement. Il est même possible de dire que Hiroshima est le prototype de l’évènement, en tant qu’il a rendu explicite la notion d’évènement d’une manière jamais atteinte alors et qui a fait date dans l’histoire des civilisations. À Hiroshima a été expérimenté pour la première fois dans l’histoire le temps dans son évènementialité la plus radicale. Ce temps s’est révélé inhabitable. Ce qu’a fait Hiroshima c’est produire de l’inhabitable et ouvrir un régime d’histoire particulier qui s’est stabilisé dans ce qui a été appelé la guerre froide. La guerre froide a acté l’inhabitabilité de l’évènement, comme postulat de base. La guerre nucléaire ne peut pas avoir lieu, mais elle est la condition latente dans laquelle se produit l’histoire. Ce que Günther Anders exprime du sentiment qu’il éprouvait avec la communauté de désolidarisation à laquelle il fait allusion, nait tout d’abord d’un constat. Constat que la catastrophe a eu lieu. Un évènement historique s’est produit, à une date spécifique et à un endroit spécifique. Si elle a eu bien lieu au sens historique et spatial du terme, c’est en tant qu’elle n’a pas de lieu qu’un sentiment de honte apparaît. L’incapacité dont G. Anders parle à

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accepter la catastrophe tient dans ce qu’elle n’a pas lieu d’être, mais qu’elle est, inconditionnellement. Mais ce qui fait la spécificité de cette honte dont parle G. Anders, tient dans autre chose. Elle tient dans la nature même de l’évènement Hiroshima. La honte qu’éprouve G. Anders n’est pas un malheur. Le malheur aurait été un sentiment naturel si la catastrophe d’Hiroshima avait été accidentelle, comme un tsunami par exemple. Le sentiment de honte naît du fait que la catastrophe d’Hiroshima était un produit, et que ce produit avait été planifié. La honte émerge alors comme sentiment face à l’inhumanité de cette catastrophe et comme sentiment de ceux qui ont produit, indirectement, cet évènement. Ainsi Hiroshima était un évènement, et non un accident, et le sentiment de honte émerge face à son existence et établit, selon G. Anders, les premières bases d’une Humanité contemporaine que la communauté de désolidarisation incarne dans son indignation. L’attitude de cette communauté, première université du temps de la fin, constitue ainsi les fondations d’une manière de constituer une éthique qui soit contemporaine, prenant ses sources dans les mutations du monde. Il faut une archéologie du présent. Une discipline particulière dont l’objet n’est pas l’histoire mais l’évènement et ses potentialités catastrophiques. Cette archéologie contemporaine interroge la genèse de cette forme d’histoire qui émerge du présent, et tente par là d’en étudier le mode de production.

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HONTE L’interrogation sur la nature de la honte dont parle G. Anders constitue la première étape de cette archéologie contemporaine, et l’analyse de la manière dont cette honte se constitue peut marquer un premier pas pour une compréhensions de ses motifs principaux. En tant qu’elle émerge d’une sentiment qui nait face au constat d’une capacité propre à l’homme d’une puissance foudroyante il convient de situer cette analyse comme une analyse de la possibilité de cette puissance. Mais ce qui caractérise tout d’abord la nature de cette honte c’est le constat que l’homme est “attaché” à cette capacité foudroyante. C’est le constat que tout homme, qu’il soit Blancs, Noirs, Jaunes et Bruns, est relié par cette constitution similaire qui rend possible la catastrophe. Ce constat, comme le dit P. Sloterdijk, que “ “l’homme” - nous restons, jusqu’à nouvel ordre, à ce singulier problématique - n’existe pas sous le signe du divin, mais du monstrueux.”3 G. Anders fait de cette honte le thème central de sa thèse de l’obsolescence de l’Homme en basant son analyse sur ce qu’il appèle la Honte prométhéenne4. Cette honte est légèrement différente de la honte telle qu’il l’a exprimé en témoignant de son expérience japonaise, car qu’il ne la problématise pas uniquement dans le cadre de la catastrophe qui incarne le monstrueux radical, mais comme mode d’existence quotidien à l’époque industrielle, et qui constitue alors le signe sous lequel existe l’homme contemporain. Le titre très évocateur de son livre l’Obsolescence de l’homme, sur l’âme

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3

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.106.

4

Günther Anders, Op cit. 2002.


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à l’époque de la deuxième révolution industrielle5 exprime bien sa thèse principale. Nous ne sommes pas les mêmes êtres selon la nature du milieu technique dans lequel nous habitons. À l’époque de l’obsolescence programmée et de la production industrielle du milieu habité l’homme lui même est rendu obsolète. Dans la course de l’homme au progrès l’homme a été rattrapé et dépassé par ses propres productions. Face à la perfection des objets qu’il a créé l’homme a honte. “Ce matin, je crois avoir découvert la trace d’un nouveau pudendum, d’un nouveau motif de honte encore inconnu dans le passé. Pour le moment, je l’appelle “la honte prométhéenne”, et j’entend par là “la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses qu’il a lui même fabriquées”. (…) J’appelle “prométhéenne” la différence qui résulte du décalage entre notre réussite prométhéenne” les produits fabriqués par nous, “fils de Prométhée” - et toutes nos autres performances, la déférence qui existe une fois que nous avons réalisé que nous ne sommes pas à la hauteur du “Prométhée qui est en nous”.”6 De cette honte émerge le motif principal de notre mode d’existence contemporain tel que cherche à l’analyser notre archéologie contemporaine. Au delà de la honte, sentiment qui

5

Ibid.

6

Ibid., p.37-301. 37


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naît comme un constat, c’est toute la question de l’attachement de l’être entier de l’homme à la technique qui émerge de ce schéma andersien. Le Prométhée qui est en nous dont parle G. Anders est la condition d’émergence de la honte. Cette notion désigne le milieu technique dans lequel l’homme évolue et qui constitue une part importante de son mode d’existence. C’est de ce mode d’existence qu’émerge la possibilité de la honte prométhéenne. G. Anders attribue l’apparition de la honte prométhéenne à l’évolution extrêmement importante des organes techniques avec la naissance des révolutions industrielles. L’homme découvre qu’il est conditionné par le milieu dans lequel il évolue, dans le sens où l’homme est constitué en partie par les milieux par lesquels il existe. C’est à l’interrogation de cette condition ontologique que G. Anders consacra son grand combat philosophique. Toutes les inquiétudes qui ont nourri sa pensée, ont germées à partir des interrogations quand au devenir de la culture occidentale, dans laquelle, comme le disait E. Husserl, “La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l’homme moderne s’est laissé, dans la deuxième partie du XIXè siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la “prosperity” qu’on leur devait, signifiait que l’on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de fait forment une humanité de fait”7 7 E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976, p.10, cité par Bernard Stiegler in : Bernard Stiegler, Op cit., p.26. 38


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La production, par la culture et la société moderne d’une humanité de fait était le soucis principal de G. Anders. Ses interrogations le menèrent à penser une critique originale de la technique qui lui fit se poser les questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives en ne cherchant pas à comprendre pourquoi et comment la société s’était détournée de ces questions, mais en montrant qu’elles se posaient justement dans le cadre du devenir industriel de la société, comme philosophie de l’occasion. La technique est le milieu dans lequel doit se développer une interrogation sur les questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives car c’est la technique qui rend décisives les questions quant au devenir de la société en générale. Hiroshima était en ce point décisif. C’était pour lui la preuve que l’Humanité est une Humanité de fait. L’humanité est le produit du fait Hiroshima. G. Anders ne s’intéressait pas directement aux théories scientifiques elles mêmes pour tenter de penser a priori les conditions dans lesquelles se constitue le monde. Il cherchait, par l’analyse de la manière dont se constitue le monde, à comprendre comment il produit lui même la manière dont nous pouvons y habiter. C’est ce qu’il exprime quand il qualifie ainsi de la notion de nihilisme : “ Il est inutile de s’attarder à démontrer que le national-socialisme a été un avatar du nihilisme. En fait, il n’était pas seulement nihiliste au sens vague que l’on donne couramment à cet adjectif, mais au sens strict, puisque en tant que monisme naturaliste il correspondait exactement à ce que nous avons défini plus haut comme étant la quintessence du nihilisme. Il a été le premier mouvement politique

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à nier l’homme en tant qu’homme, et même à le nier massivement afin de l’anéantir réellement comme simple «nature», comme matière première ou résidu. À une échelle qui aurait fait pâlir de jalousie le nihilisme classique, il a réussi à joindre la philosophie du néant et l’anéantissement, le nihilisme et l’annihilation, au point que l’on serait en droit de parler à son sujet d’ “annihilisme”. ”8

ANTHROPOTECHNIQUE C’est à partir du constat que l’humanité est une humanité de fait, produit des milieux dans lesquels elle se réalise, que Peter Sloterdijk a développé les bases de sa réflexion sur l’organisation des sociétés. La notion d’anthropotechnique dont il posa les bases théoriques dans son ouvrage Règles pour le parc humain, suivi de La Domestication de l’Être9, constitue le concept fondamental qui tente de penser l’organisation des sociétés humaines comme des sociétés de fait, produits des formes techniques par lesquelles elles se constituent. “L’expression “anthropotechnique” désigne un théorème philosophique et anthropologique de base selon lequel l’homme lui-même est

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8

Günther Anders, Op cit., 2002, p.338.

9

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010.


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fondamentalement un produit et ne peut donc être compris que si l’on se penche, dans un esprit analytique, sur son mode de production.”10 L’expression anthropotechnique constitue le théorème de base à partir duquel il tente de penser quel pourrait être le code d’une société humaine après la mort de l’humanisme et dans le contexte des technologies “nucléaires”. Par “nucléaire”, P. Sloterdijk entend l’ensemble des connaissances scientifiques et techniques contemporaines telles qu’elles cherchent à dévoiler les structures fondamentales de la nature, telles la physique nucléaire, les biotechnologies ou encore les neurosciences. La pensée anthropotechnique émerge du constat que ces sciences, alliées avec les technologies qui leurs sont associées, produisent des situations anthropotechniques que nous ne pouvons penser qu’au travers d’une critique anthropotechnique de ces sciences. Cette critique prend ainsi comme postulat de base que ces sciences entrainent des mutations majeures dans la société. P. Sloterdijk développe son argumentation pour démontrer la nature de cette influence par la concept de l’explicitation. Il entend l’explicitation comme le résultat de toute démarche de recherche et de découverte scientifique en tant que ce résultat induit un changement dans le mode d’être de l’objet analysé, du fait même que nous créons un rapport avec lui, par l’acte de connaissance.

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Ibid., 2010, p.86. 41


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“Le savoir est entré en mouvement à la suite de l’invasion incessante de l’intelligence dans le dissimulé : ce fait fondamental pour toute civilisation élevée, et surtout pour la modernité, porte dans son interprétation moyenne le nom de recherche. Lorsque l’interprétation de cette agitation a eu des ambitions philosophiques dans l’espace cognitif, elle a porté, pour un laps de temps qui tient une place importante dans l’histoire de l’esprit, le nom de phénoménologie : la théorie de la sortie “d’objets” vers l’apparition, et la prise en compte logique de leur présence dans le contexte du reste de ce qui est donné à notre connaissance.”11 Par là P. Sloterdijk interroge les lien que la philosophie, en tant que philosophie des sciences, peut entretenir avec le devenir des formes de vie. Mais il acte également que la science n’est pas seulement un mode de connaissance, mais également un mode de transformation du monde, en qui modifie le statut des choses qu’elle étudie. C’est ce que signifie le concept d’explicitation. Être explicité est un mode d’existence qui est produit par l’acte de la science. P. Sloterdijk indique ainsi ce fait, en décrivant la différence du mode d’existence d’un objet explicité avec celui non encore soumis à l’explicitation.

11 42

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.65.


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“La phénoménologie est la science narrative de l’explicitation et de ce qui, au départ, ne pouvait être donné que sous forme implicite. Implicite signifie ceci : supposable dans un état de non-déploiement, tenant dans une immobilité cognitive déchargée de la pression de la mention et du développement explicites, donné dans une sombre proximité mais ne se trouvant pas déjà sur le bout de la langue, n’étant pas susceptible d’être appelé d’un instant à l’autre, pas encore mobilisé par le diktat du discours, non intégré à des procédés. Devenir explicite, au contraire, signifie : être emporté par le flot qui mène de l’arrière plan à l’avant plan, de la léthé à la clairière, du pli au déploiement.”12 Être explicité est donc un mode d’être particulier, un mode d’être intégrée dans un ensemble structuré qui forme une science. Ainsi, un organisme quelconque qui se voit explicité par un processus scientifique se voit du même coup intégré comme fait dans un discours logique ainsi que dans l’ensemble des circuits techniques et technologiques qui lui sont associés. Cette humanité, en tant que mode spécifique d’être, est donc le produit du discours scientifique, celui-ci intégrant des êtres non seulement dans des discours mais également dans des histoires, qui racontent le devenir technique et technologique de ces êtres. C’est à ces histoires que s’intéresse G. Anders dans sa philosophie de l’occasion, à ces histoires qui racontent le devenir d’objets et

12

Ibid., p.65-67. 43


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d’êtres qui sont toujours techniques. C’est le motif principal de la honte prométhéenne par lequel il fonde sa pensée de l’obsolescence de l’homme. La crise philosophique qu’il a traversé tout au long de sa vie et qui a guidé toutes ses actions politiques et ses interrogations théoriques, émerge de la découverte que la nature technique de l’être humain était devenu le motif principal du devenir des sociétés contemporaines. L’évolution simultanée des sciences objectives et des inventions techniques rendait critique les conceptions passées quant à la relation que l’homme entretient avec lui même et avec le monde. Ces évolutions ont explicité un nouveau type de relation de l’homme avec la technique, et c’est ce qu’a cherché à acter G. Anders dans sa critique de la technique. Toute sa démarche philosophique vise à décrire en quoi l’évolution de la société industrielle tend à expliciter la nature technique de l’être humain et comment elle entraine l’être technique qu’est l’homme dans un devenir catastrophique. Car si les discours scientifiques explicitent des êtres et les intègrent dans des dispositifs techniques, l’apparition d’une technique et son utilisation dans des structures constituées explicitent également des nouveaux modes d’êtres spécifiques. C’est ce qui fait dire à P. Sloterdijk que “Les plus puissantes leçons, dans l’autodestruction moderne de l’homme, sont celles que lui donnent les deux technologies nucléaires avec lesquelles a eu lieu, au XXè siècle, l’intrusion dans le trésor des mystères de la nature.”13 et c’est ce qu’a acté G. Anders dans son discours sur l’être obsolescent.

13 44

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.105.


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PRODUIT La honte andersienne émerge ainsi comme le fruit de l’explicitation du Prométhée qui est en nous, de cette part incluse dans tous les devenirs technique humains. Elle émerge de la tension entre l’identité de l’homme et ce Prométhée obsolescent. En articulant sa pensée autour de la honte prométhéenne G. Anders ouvrait un champs de questionnements sur les implications philosophiques du devenir des objets techniques, dans la manière dont ils sont “attachés” à la l’homme, et et dan sel sens où cet attachement à des effets sur la société tout autant que sur l’être lui même. C’est ce champs de questionnement que reprend P. Sloterdijk quand il dit “Dans l’observation philosophique apparait inévitablement la question de savoir comment ces techniques sont “attachées” à la créature humaine.”14 C’est vers cette analyse qu’il s’agit alors de tendre pour saisir la manière dont se constitue la tension entre l’être humain et le Prométhée qui est en lui, dans l’articulation de l’être avec les milieux techniques dans lequel il évolue. Cette analyse constituera le premier pas dans la tentative d’archéologie contemporaine telle qu’elle cherche à comprendre le mode de production du contemporain, en proposant une manière de penser le mode d’être spécifique de l’homme tel que le rendent problématique

14

Ibid., 2010, p.105. 45


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

les mutations anthropotechniques actuelles. Cette analyse permettra de comprendre comment la technique entre dans le processus d’anthropogenèse et donc comment l’homme articule son être avec le monde technique. Cela permettra alors de proposer une théorie de base de l’espace qui articule la question de l’anthropogenèse à partir du rapport que l’homme entretient avec des milieux, dans la manière qu’il a de composer avec. Cette anthropogenèse pourra alors servir de base pour penser le devenir des espaces contemporains dans leur articulation avec des techniques spécifiques. Cela permettra également de situer la notion d’explicitation en la mettant en porte-à-faux avec les enjeux politiques qu’elle entraine. Dans une premier temps nous nous devons de penser comment la technique est “attachée” à la créature humaine et comment cet attachement constitue la base d’un rapport à l’espace et à l’être spécifique. Le thème de base sur lequel G. Anders développe sa pensée de l’être obsolescent part de l’analyse de la manière dont le sujet se voit “exploser” au contact de la technique. Ainsi, il fait commencer son analyse de la honte prométhéenne par l’idée que l’homme dont l’aspiration à la liberté lui fait chercher l’autonomie la plus radicale, se découvre comme constitué par la technique, par ce legs ontique dont il ne peut se détacher. C’est la découverte de ce legs qui fait selon lui “exploser” le sujet. “La liberté exige par essence de n’obéir à aucune règle et d’être sans bornes : l’homme libre ne veut pas l’être seulement en partie, l’individu ne veut pas être individualisé seulement sous certains rapports, le moi ne veut pas être lui-même seulement de

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temps en temps ; ils veulent être absolument libres, totalement individualisés, et ne veulent être rien d’autre qu’eux-mêmes. Mais cette exigence extrême est “pathologique”. Le moi ne peut pas la satisfaire durablement. Arrive toujours le moment où il se heurte aux limites de sa liberté, de son individualité, de sa conscience de soi, le moment où il devient autre chose que ce qu’il est en tant qu’individu ou en tant que soi, le moment où il se découvre en tant que “ça”. Par “ça”, je n’entends pas seulement ce que Freud a désigné par ce nom mais, d’une façon bien plus générale, tout ce qui ne relève pas du moi, tout ce qui est pré-individuel - quelle que soit la manière dont le moi s’y rapporte, sans rien y pouvoir, sans rien pouvoir faire contre. Le “ça” est ce que le moi doit être aussi, le supplément qui lui est “donné” avec son être. C’est pour cette raison que nous l’appellerons le “legs ontique”. La honte naît à l’instant de la découverte de ce “legs”. Je dis bien “à l’instant”, car la honte ne se fait pas attendre. Elle n’est pas une réaction du moi découvrant qu’il n’y peut rien, ni une prise de position découlant de ce constat (comme de la tristesse par exemple); elle est plutôt - et c’est incomparablement plus fâcheux que la tristesse le fait de n’y rien pouvoir, cette impuissance ellemême.”15

15

Günther Anders, Op cit., 2002, p 88. 47


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C’est donc ainsi que le Prométhée qui est en nous fonde le mode d’être spécifique de l’être technique qu’est l’homme. Et c’est à propos de ce fait de n’y rien pouvoir, cette impuissance elle-même qu’il s’agit de s’interroger. Étudier comment l’être technique qu’est l’homme se constitue. Si l’homme se trouve ne rien pouvoir y faire, c’est justement car la nature technique de son mode d’être est une condition de son existence, et que c’est par la technique que l’homme constitue son identité, et à partir de là tous les discours par lesquels cette identité se déploie. C’est ce mode technique d’être que propose de penser le philosophe Bernard Stiegler à partir de la pensée de Donald W. Winnicott. Il propose de penser la relation qu’entretient l’homme avec son environnement à partir de la notion d’objet transitionnel, entité qui constitue l’archétype de tout objet technique par lequel l’homme articule sa relation au monde. C’est par là qu’il est possible de dire en quoi l’homme n’y peut rien ou non, en analysant la manière dont cette relation au monde se constitue.

ATTACHEMENT L’objet transitionnel désigne en premier lieu l’objet par lequel l’enfant commence à se détacher de sa mère et apprend à développer un rapport au monde au travers d’objets spécifiques. Le développement de l’enfant se constitue alors au travers de l’usage de ces objets, par lequel il apprend à devenir un homme. Du doudou aux jouets plus complexes puis à l’apprentissage de la

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langue, cette relation aux objets crée alors un espace transitionnel par lequel s’établi alors toute relations de l’enfant avec le monde. “Pour Donald Winnicott, la mère par le soin qu’elle prend du tout petit enfant qui ne parle pas encore, lui enseigne que la vie vaut le coup d’être vécue. Elle installe en lui ce sentiment que la vie vaut le coup d’être vécue. Le soin maternel , qui procure évidemment ce sentiment à la mère elle même, passe par l’intermédiaire d’un objet que Winnicott dit transitionnel. Cet objet permet et conditionne la relation de la mère et de l’enfant, et en cela, ce n’est pas un simple intermédiaire : il constitue la mère comme cette mère, dans sa façon d’être mère, et cet enfant comme son enfant. L’objet transitionnel a une vertu insigne : elle n’existe pas. Certes, quelque chose existe, qui permet qu’il apparaisse - par exemple, un nounours ou un doudou. Mais ce qui fait que ce nounours ou ce doudou peuvent ouvrir l’ “espace transitionnel” ce que Winnicott appelle aussi l’ “espace potentiel” - où la mère peut rencontrer son enfant, et peuvent devenir ainsi l’objet transitionnel, c’est qu’au delà de ce qui, de cet objet, existe dans l’espace extérieur, au delà ou en deçà de ce bout de chiffon, se tient ce qui n’est précisément ni dans cet espace extérieur ni simplement à l’intérieur de la mère ou à l’intérieur de l’enfant.

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Dans cet au-delà ou cet en deçà de l’extérieur comme de l’intérieur, il y a ce qui est entre la mère et son enfant, et qui pourtant n’existe pas. Ce qui se tient ainsi entre la mère et l’enfant en n’existant pas, mais en passant par l’objet transitionnel, et ce qui se trouve donc constitué par lui, est ce qui les relie et les attache l’un à l’autre par une relation merveilleuse : une relation d’amour fou.”16 Cet objet transitionnel est donc un organe de l’homme technique qui constitue la relation que l’homme noue avec son environnement et par lequel tout discours se développe. C’est ce qui fait dire à B. Stiegler qu’il est impossible de penser le logos, le discours, en dehors de la tekhnè, c’est-à-dire indépendamment de ses supports techniques et technologiques. “Toute logique est toujours une techno-logique. Il n’y a pas de logique pure. Et donc ça je le dis aussi à Husserl, qui commence “Les recherches logiques” par cette affirmation de l’ambition d’élaborer une logique pure, au sens où Platon aussi conduit vers Aristote comme porteur d’un tel projet. Il ne peut pas y avoir de logique pure, une logique est toujours une techno-logique parce qu’il y a un lien originel et indissoluble entre la tekhnè et le logos, c’est-à-dire le discours. Cette relation indissoluble entre logos et teknè, ce

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Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.11-12.


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fait qu’il n’y a pas de tekhnè sans logos ni de logos sans tekhnè, et qu’on ne peut pas penser l’un sans l’autre, c’est ce qui requiert une nouvelle critique de l’anthropologie”17

EXPLOSION C’est ce que postule G. Anders quand il désigne, par son expression de legs ontique l’être humain comme une être composé. Il désigne par là rien d’autre que le fait que l’être se constitue toujours au travers de la technique. La honte andersienne naît du fait qu’ainsi l’être humain n’existe pas en tant que sujet autonome, mais est n’existe que comme être “explosé” qui est toujours constitué par un processus qui met en jeu des circuits techniques. Toute son entreprise de définition de la honte prométhéenne vise à déconstruire la position du sujet autonome telle que la défendait l’idéalisme pour tenter de penser le sujet comme être réifié. “Le “moi s’auto-posant” de Fichte est la transcription spéculative du self-made-man, c’est-àdire de l’homme qui ne veut pas être devenu, qui ne veut pas être né, mais souhaite ne se devoir luimême qu’à lui-même comme son propre produit.

17 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Nouvelle critique de l’anthropologie, anthropo-logique - anthropo-technique, rêve, cinémas; cerveaux. de l’école de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel, séance 1 du 15/04/2014, disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/wordpress/seminaire-2014-seance-1-15-avril-2014/ 51


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

(…) Dans la philosophie de Fichte, le souhait qu’à l’homme d’être “fabriqué” (c’est-à-dire fabriqué par lui même) au lieu d’être né, et n’a donc pas, en dernière analyse, un sens technique mais un sens moral et politique : l’homme qui s’est fait lui même est l’homme autonome et le citoyen de l’État souverain. La fameuse absence de philosophie de la nature chez Fichte provient de ce refus de l’ “être-né” ”18 C’est le motif de l’explosion du sujet que tente de penser G. Anders. Le sujet ne peut pas être uniquement pensé dans son autonomie. Il n’existe pas en soit mais se constitue dans son articulation avec des objets techniques par lesquels il produit des discours et des situations sociales. Ces objets techniques deviennent alors les organes même de son être et constituent, par les techniques d’écritures par exemple, en tant qu’elles articulent les modalités de ces discours sous forme technique, le support au travers duquel se développe son devenir social et spatial. C’est le noeud de la thèse de la pharmacologie telle que la développe B. Stiegler sur laquelle nous reviendrons dans la suite de ce mémoire.

18 52

Günther Anders, Op cit., 2002, p. 39.


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“Je soutiens dans cet ouvrage que l’objet transitionnel est le premier pharmakon19. La question du pharmakon est entrée dans la philosophie contemporaine avec le commentaire que Jacques Derrida a donné de Phèdre dans La pharmacie de Platon. Le pharmakon qu’est l’écriture - comme hypomnésis, hypomnématon, c’est-à-dire mémoire artificielle - est ce dont Platon combat les effets empoisonnants et artificieux en y opposant l’anamnésis : la pensée “par soi-même”, c’est-à-dire l’autonomie de la pensée. Derrida a montré que cette autonomie doit cependant toujours faire avec l’hétéronomie - en l’occurrence, ici, celle de l’écriture -, et que là ou Platon oppose autonomie et hétéronomie, celles-ci composent sans cesse.”20

19 Définition dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http:// www.arsindustrialis.org/pharmakon Pharmakon, pharmacologie En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. 20

Bernard Stiegler, Op cit., p.13-14. 53


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Mais comme l’indique par ce passage B. Stiegler, la manière dont l’homme s’ “attache” au monde n’entraine pas forcement ce que G. Anders développe comme obsolescence. Le mode anthropotechnique d’existence tel que nous venons de l’exposer à partir de la notion d’espace transitionnel explicite la nature technique de notre relation à l’espace et pose le cadre dans lequel une pensée de l’espace anthropotechnique se constitue. L’obsolescence andersienne est une possibilité du devenir anthropotechnique, mais n’en constitue pas nécessairement une issue définitive. Un des motifs de la honte andersienne tient dans la peur qui l’accompagne du fait que le sujet autonome “explose” par le fait même de ce legs que constitue l’objet transitionnel. Ses effrois face à la réification de l’être humain tiennent dans le fait que la technique, qui tend à devenir obsolète de manière structurelle, rend obsolète de manière transitionnelle le sujet qui se constitue à travers elle. L’explosion du sujet autonome, tel que l’a documenté, G. Anders a explicité le fait que ce sujet n’existe pas en soi, et ce que B. Stiegler problématise dans le contexte de l’espace transitionnel. Le sujet autonome n’existe pas car il se constitue au travers des pharmaka21 que sont les objets transitionnels, et l’intériorité supposée de ce sujet est donc constitué de manière transductive. “L’intériorité est ce qui se constitue par l’intériorisation d’une extériorité transitionnelle qui la pré-cède, et ce qui est vrai de l’anthropogenèse est

21 54

Pluriel de Pharmakon


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vrai de la psychogenèse infantile : l’objet transitionnel constitue le stade infantile de la pharmacologie de l’esprit, matrice où l’espace transitionnel se forme dans une relation transductive à la “mère bonne”, c’està-dire pourvoyeuse de soins. Cette relation de soin constituée par l’objet transitionnel, c’est-à-dire le premier pharmakon, forme la base de ce qui deviendra, comme espace transitionnel, une aire intermédiaire d’expérience où se formeront les objets de la culture, des arts, de la religion et de la science. (…) l’esprit est l’intériorisation après-coup de cette non-intériorité (comme revenance), que Winnicott appelle aussi “l’espace potentiel”, et cette intériorisation est ce qui suppose un soin, c’est-àdire un apprentissage par lequel se développe un art de l’intériorisation - un art de vivre -, ce que Winnicott appelle la créativité.”22 Le devenir anthropotechnique de l’homme tel qu’il se réalise dans cet espace transitionnel, demande donc une composition par laquelle la capacité de créativité dont parle Winnicott permet de faire émerger des modes de vies qui se constituent dans des formes techniques spécifiques. Ainsi, une habitation réussie constitue l’enjeu d’une architecture pensée comme anthropotechnique. Cette architecture serait une structure habitée dans laquelle se

22

Bernard Stiegler, Op cit. 2010, p.41-42. 55


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constituaient des histoires et des identités capables d’évoluer, de se stabiliser et de se développer. Nous pouvons donc dire que l’habitation est une forme architecturale réussis du geste anthropotechnique.

VARIATION Ce geste anthropotechnique, qui se réalise dans l’espace transitionnel, milieu dans lequel se constituent des cultures et des usages, ouvre la possibilité pour l’homme d’y entrainer des variations. La nature intermédiaire propre à l’être, par la tension entre une tendance à l’autonomie et à l’hétéronomie, induit cette possibilité de variation. Cette variation touche directement l’homme dans son organisme même, et dans la manière dont il s’articule avec les milieux dans lesquels il évolue. Ainsi, “Bichat disait que l’animal est l’habitant du monde alors que le végétal l’est seulement du lieu qui le vit naître. Cette pensée est plus vrai encore de l’homme que de l’animal. (…) Il est cet animal qui, par la technique réussit à varier sur place même l’ambiance (c’est-à-dire le monde environnant, l’Umwelt) de son activité. Par là, l’homme se révèle actuellement comme la seule espèce capable de variation. Est-il absurde de supposer que les organes naturels de l’homme puissent à la longue traduire l’influence des organes artificiels par

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lesquels il a multiplié et multiplie encore le pouvoir des premiers ?”23 Cette capacité de variation dans la forme et l’ambiance des milieux anthropogènes induit une capacité à normaliser des pratiques par lesquelles se stabilisent des modes d’existence et des formes spatiales. C’est de cette capacité à la créativité et donc à la normalisation que Georges Canguilhem a tiré sa notion de pathogenèse et de normativité du vivant. Ainsi, comme le rappelle B. Stiegler, “La considération pharmacologie de la technique conduit à une conception pathogénétique de l’anthropos où la pathologie doit être pensée depuis ce que Canguilhem appelle là “normativité du vivant”. La vie est un processus, et au cours de celui-ci, des formes de vie se stabilisent. Dans cette processualité, la forme de vie spécifique qui apparait avec l’homme est caractérisé par la variabilité qu’induit l’apparition des organes artificiels dans le processus vital”24 Cette possibilité pathogénétique est induite par la nature pharmacologique de tout milieu anthropotechnique dans lequel le pathos se développe comme affection et signification, au travers de la compositions d’histoires, de cultures, d’identités. C’est ce 23 p.53.

Bichat, cité par Bernard Stiegler in : Bernard Stiegler, Op cit., 2010,

24

Ibid., 2010, p.52-53. 57


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qui fait dire à B. Stiegler : “Dans la forme de vie technique propre à l’âme noétique, le pathos, qu’on appelle philia, éros, agapè ou fraternité, noms qui désignent la condition pathologique de la vie en société, en passe originellement et essentiellement par le pharmakon qui est intrinsèquement pathogène : l’anthropogenèse doit être appréhendée comme une pathogenèse dans la stricte mesure où c’est une technogenèse.”25 C’est de la marge ouverte par la technogenèse de l’être humain, par des gestes et des désirs, qui sont toujours toujours et essentiellement des compositions que cette pathogenèse articule toujours le devenir de l’être technique qu’est l’être humain. Ainsi, il est possible d’abandonner ici la thèse de la honte andersienne en tant qu’elle postule l’obsolescence structurelle de l’être technique qu’est l’homme. La peur que G. Anders avait face à la réification de l’homme doit être comprise dans son aspect préventif quant au devenir pathogène de la société industrialisée, mais ne doit pas constituer une théorie d’une indépassable aliénation. L’être pathogénétique qu’est l’homme peut composer avec la marge qui se situe entre l’autonomie et l’hétéronomie structurelle qui fonde son rapport au monde. “L’homme, même physique, ne se limite pas à son organisme. L’homme ayant prolongé ses organes par des outils ne voit dans son corps que le moyen 25 58

Ibid., 2010, p.52.


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de tous les moyens d’action possibles. C’est donc au-delà du corps qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps même. (…) Du moment que l’humanité a élargi techniquement ses moyens de locomotion, c’est se sentir anormal que de se savoir interdites certaines activités devenues pour l’espèce humaine à la fois un besoin et un idéal.”26 Ce sentiment de normalité ou de pathologie, qui émerge de l’évolution technogène de l’être humain, constitue le cadre dans lequel l’évolution des formes techniques, et donc également des formes sociales et spatiales, est rendu possible. C’est dans ce milieu que la liberté dont jouit l’être humain se réalise. Cette liberté inconditionnelle de composition va même faire dire à G. Canguilhem que “le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine”27 dans le sens où c’est par le jeu entre la santé et la maladie que le désir d’habitation se développe, et c’est par là que nous pouvons dire que c’est donc son pouvoir et sa tentation de rendre malade les milieux dans lesquels il évolue qui caractérise le mode d’existence spatial de l’être anthropotechnique qu’est l’être humain.Que l’homme contemporain soit un être profondément, et fondamentalement pathogène, un être potentiellement producteur de catastrophes, est le premier théorème de notre archéologie du présent telle qu’elle tente de schématiser le mode de production de 26 Georges Canguilhem, cité par Bernard Stiegler in : Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.53. 27

Ibid., p.56. 59


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

l’évènementialité. C’est à partir de ce théorème que pourra être investigué plus avant une analyse du mode de déploiement de cette évènementialité catastrophique, par l’analyse du mode de devenir pathologique.

MUTATION La honte qu’avait éprouvé G. Anders à Hiroshima doit être pensée dans la communauté de désolidarisation qui en émerge. Le motif de cette honte, dans la manière avec laquelle elle acte la nature anthropotechnique de l’être humain et constitue une position critique qui cherche à situer une normativité de la société anthropotechnique. Elle constitue la base d’une position éthique contemporaine, qui dans le plus jamais Hiroshima qu’elle clame, vise à instaurer un code anthropotechnique, qui constitue l’aboutissement de l’archéologie contemporaine telle que nous l’avons décrite au début de ce chapitre. Car c’est à partir d’un tel code qu’il est possible d’envisager une inquiétude anthropotechnique par laquelle peut se constituer une éthique du présent. Cette éthique prend acte de la nature technique de l’être humain et de ses qualités pathogénétiques et cherche à scruter les mutations dans le devenir pathogène que constitue l’histoire contemporaine. C’est maintenant l’ambition de la suite de cette analyse de la constitution évènementielle catastrophique de la société contemporaine que de scruter comment se réalise le devenir potentiellement obsolescent de la société civilisée. À partir des

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considérations anthropotechniques de la nature pathogène du milieu habité que constitue la société va être tenté de situer comment se manifeste l’évènementialité catastrophique de la société contemporain. Ayant quitté un temps les inquiétudes andersiennes quant au devenir de la société industrielle, il est temps d’y revenir, après avoir pris le temps de situer le mode de constitution des êtres techniques tels qu’ils se constituent au travers de la technique comme discours, histoires, architectures… C’est à partir d’une pensée de la relation de l’homme à ses milieux qu’une pensée de la modification de ces milieux peut émerger et c’est ainsi que va être problématisée la question du devenir de la société contemporaine. Le début de l’analyse de la manière dont s’écrit l’histoire au contemporain partait de son incarnation la plus extrême, Hiroshima. Cela avait permis, à partir de la thèse andersienne de la honte prométhéenne, de thématiser le rapport que l’homme entretient avec la technique. Celle là se fondait sur la stupéfaction de G. Anders face au choc que représentait l’explosion atomique. Avec Hiroshima, la ville avait été ravagée et avait entrainé avec elle l’ensemble de l’histoire des sciences et de la pensée qui l’avait rendu possible. C’est donc à l’intérieur de cette critique de la technique que va être interrogé le processus par lequel se produit cette explosion de l’espace et de la critique. L’analyse de la manière dont l’homme est “attaché” aux techniques par lesquelles il constitue son être-dans-le-monde, telle qu’elle a été mené jusque ici, permet de situer le cadre dans lequel peut être critiqué le mode de production du catastrophique. C’est à partir de la nature pathogène des milieux humains qu’une pensée de la catastrophe permettra de critiquer la manière par

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laquelle se manifeste la catastrophe. Elle visera donc à analyser le mode de production du contemporain dans ce qu’il modifie la condition pathogène des milieux humains. Au travers de l’analyse de la modalité évènementielle de la modernité technique et esthétique et de son articulation avec la nature pathogénétique de l’homme, sera réinterprétée la notion d’explicitation, confrontée aux impacts sociaux et politiques qui lui sont associés dans la société contemporaine. À partir de cette mise en tension de la société contemporaine, articulée à partir de la conception pathogénétique du devenir des milieux anthropotechniques, se posera de manière singulière le rôle de politique dans le devenir pathogène de la société contemporaine.

MORTALITÉ “Nous autres, civilisations, savons désormais que nous sommes mortelles.”28 Ce que Paul Valéry disait en 1919 est toujours vrai. Ses propos sont d’autant plus vrais que ce qui constitue la possibilité même de cette mortalité s’est vu s’installer de manière de plus en plus systématique dans la société contemporaine. Ce que la civilisation occidentale découvrait au sortir de la première guerre mondiale est devenu une condition systémique de la société mondialisée telle qu’elle s’est structurée autour de la société industrielle. Les 28 Paul Valéry, La crise de l’esprit, Variété 1 et 2, Gallimard, coll. “Idées”, 1978, p.73. 62


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grandes interrogations, qui sont celles de l’homme contemporain, quand au devenir de la société avec laquelle il essaye de vivre, constituent un vaste chantier dans lequel il est bien difficile de tirer la moindre conclusion. Pour une grande part des citoyens, les problématiques environnementales ou les guerres économiques ne sont vues que comme une condition indépassable de la société contemporaine, et exceptés quelques mouvements idéologiques, peu de courants de pensée peuvent aider pour penser le devenir des formes sociales et politiques de la société contemporaine. La nature catastrophiste de la société contemporaine est un lieu commun de la pensée politique contemporaine, mais peu de ceux qui problématisent la potentialité d’une sortie de ce catastrophisme structurel dépassent l’idée que le milieu que constitue la société contemporaine peut très difficilement être stabilisé de manière durable dans un système social viable. Cette idée s’impose de manière assez facile dans le discours sur la nature de l’hypermodernité contemporaine. L’instabilité systémique qui caractérise le monde contemporain pourrait même servir de base à une théorie politique contemporaine. De Goldman Sachs à la place Maïdan, trop d’éléments révèlent la condition instable dans laquelle est installée la société contemporaine. C’est à cette instabilité que s’intéresse ce mémoire et que tente de saisir l’archéologie contemporaine qu’il entreprend. Car c’est dans cette instabilité que l’évènement contemporain se réalise, c’est d’une conception du milieu instable que peut être envisagée une critique du mode de réalisation du contemporain. Grace à l’analyse du mode d’existence technique de la créature humaine, nous avons vu en quoi le milieu dans lequel l’homme évolue n’est pas déterminé de manière définitive. Cette indétermination

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structurelle des milieux habités constitue la base de ce qui B. Stiegler, d’après son analyse de G. Canguilhem, appelle “l’infidélité du milieu”. Cette infidélité permet aux formes techniques d’évoluer et de se singulariser, et donne ainsi à à l’être technique qu’est l’homme, son pouvoir et sa tentation de se rendre malade. “Cette infidélité du milieu s’apparente à ce que Bertrand Gille nommera le désajustement pour désigner les écarts entre l’évolution toujours accélérée du système technique (singulièrement à partir de la révolution industrielle), et celle des autres systèmes humains - systèmes sociaux, systèmes psychiques - dont on comprend désormais qu’il faut les penser en relation avec les systèmes naturels (géographie, géologie, météorologie, biologie, physiologie). De ce point de vue, on doit appréhender la technicité comme ce qui induit une nouvelle “infidélité” du milieu - et d’un milieu qui n’est ni intérieur ni extérieur : d’un milieu d’objets transitionnels - c’est-àdire une variabilité où le normal, le pathologique et la normativité se développent selon une nouvelle logique.”29 C’est ainsi donc que doit être envisagée une critique du temps contemporain, à partir de ces potentiels de désajustement tels

29 64

Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.54-55.


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qu’ils entrainent une nouvelle infidélité du milieu dans lequel il apparaît. Le temps contemporain est un temps “infidèle” en tant qu’il est mutant, et c’est ce principe de mutation qui sera maintenant analysé. Si nous voulons appréhender la manière dont le monde contemporain évolue, il faut partir d’une analyse de ses capacités à “muter” et à évoluer. La mutation est le principe même de l’évènement, et nous pouvons même dire que le mode de manifestation de l’évènement est le principe de mutation. Ce principe de mutation intervient comme un principe qu’il faut penser dans son rapport dynamique avec des milieux habités et structurés dans lesquels il s’intègre sur le mode de la rupture et en tant qu’il réintègre alors les ces milieux dans un devenir mutant qui lui est propre. C’est ce que P. Sloterdijk a thématisé comme principe de terrorisme qui permet de penser la notion d’évènement dans son implication anthropotechnique.

RÉVOLUTION “La modernité esthétique est un procédé d’utilisation de la force non pas contre des personnes ou des choses, mais contre des rapports culturels non clarifiés. Elle organise une vague d’attentats contre les attitudes globales du type de la foi, de l’amour, de la mièvrerie, et contre des catégories pseudo-évidentes comme la forme, le contenu, l’image, l’oeuvre et l’art. Son modus operandi est l’expérience in vivo sur les utilisateurs

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de ces concepts. En conséquence, le modernisme agressif rompt avec le respect des classiques où se manifeste le plus souvent, comme il le note avec une grande aversion, une vague de holisme - lié à une tendance à s’appuyer sur un totum qu’on laisse dans son inexplicitation et dans son nondéploiement. C’est à partir de sa volonté accrue d’explicitation que le surréalisme déclare la guerre à la médiocrité : il reconnaît en elle la cachette opportune pour les pusillanimités antimodernes qui s’opposent au déploiement opérationnel et à la mise à jour constructive. Parce que, dans cette guerre des mentalités, la normalité apparaît comme un crime, l’art en tant que média de la lutte contre le crime, peut invoquer des ordres d’intervention inhabituels. Lorsque Isaac Babel déclarait : “La banalité, c’est la contre-révolution”, il énonçait aussi, indirectement, le principe de la “révolution” : l’utilisation de la Terreur comme violence contre la normalité fait éclater la latence esthétique et sociale et fait monter à la surface les lois selon lesquelles on construit les sociétés et les oeuvres d’art.”30 L’urinoir de Marcel Duchamp et les Twin Tower partagent un même rapport au terrorisme. La lutte contre la normativité les réunissent sous un même rapport au pouvoir, et s’il n’est pas

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Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.144.


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question de mettre sur le même plan une terreur esthétique et une terreur architecturale et humaine, leur aspect révolutionnaire en font tous les deux des évènements qui ont chacun marqué leur époque. Si la terreur esthétique mène un combat dans le champs symbolique, l’attentat du 11 septembre fut une arme dans un combat politique dont les conséquences sont encore effectives dans la manière dont s’organise l’échiquier militaire mondial. Mais ces deux événements ont comme dénominateur commun un rapport problématique à la terreur comme mode opératoire que P. Sloterdijk tient à soulever. Au sens technique par lequel il entend la notion de terreur, leur procédé répond à la même logique révolutionnaire. Que ce soit une terreur militaire et politique ou que ce soit une terreur esthétique, dans les deux cas ces terreurs sont toujours aussi symboliques et techniques. C’est à cette question que P. Sloterdijk s’attaque quand il parle de révolution, et nous verrons qu’une terreur esthétique, tout comme une terreur politique est toujours aussi symbolique, peut également avoir de grandes implications quant à une politique de la terreur, politique qui peut facilement entrainer une terreur militaire. Que ce soit à propos de la terreur esthétique ou de la terreur militaire P. Sloterdijk définit le terrorisme par deux aspects fondamentaux : la pratique révolutionnaire comme modalité d’action et l’explicitation comme principe technocratique. Nous allons tout d’abord analyser les implications qu’entraine l’aspect révolutionnaire de l’évènement, dans la manière dont il crée un rapport problématique avec l’espace transitionnel. Cela permettra de situer comment se problématise le principe technocratique par lequel son explicitation technique se réalise.

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Ce second temps de l’explicitation, que constitue l’intégration de l’explicité dans une structure technocratique sera alors interrogé à partir de ces implications. Cela constituera le deuxième chapitre de ce mémoire qui problématisera l’espace contemporain comme infrastructure de ce second temps de l’explicitation. La modalité révolutionnaire de l’évènement tient dans sa manière qu’il a d’apparaître sur le mode de la rupture par rapport à un milieu organisé dans lequel il se produit. Cette rupture est ce que B. Stiegler désigne avec Bertrand Gille par “désajustement”. Ce “désajustement” se produit par le fait que l’apparition de l’évènement se fait toujours dans un milieu habité, et en tant qu’il est “infidèle”, celui-ci se voit alors modifié par le fait même de l’évènement. En ça tout évènement est révolutionnaire car il marque un coup dans le milieu dans lequel il se manifeste. Et la rupture consiste dans la différence de fonctionnement que cette révolution entraine entre les membres qui constituent ce milieu et les nouveaux membres que l’évènement a fait apparaître. Que ce soit dans le monde de l’art ou dans l’espace public, cette révolution se base toujours sur la modification violente de rapports établis et structurés et repose sur la capacité à expliciter des nouveaux rapports d’organisation. Cette explicitation, en détruisant ces rapports structurels existants instaure des nouveaux rapports dans ce milieu associé que constitue le milieu transitionnel, et c’est de la dialectique entre le nouveau et le déjà là que la normativité se constitue. Mais les révolutions, qu’a entrainé la modernité, font date dans cette histoire de la normativité, de par leur ampleur et par leur violence, et on déplacé la barrière de la normativité d’une manière radicale. La révolution, en entrainant une nouvelle logique qu’il n’est pas toujours

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possible de normaliser et de stabiliser dans un devenir habitable suffisamment stable et vivable, peut rendre critique la capacité du milieu transitionnel dans lequel elle se réalise à la “digérer”. La “marge” dans la pathogenèse devient ainsi trop importante. En ça, Hiroshima ne constitue pas une exception dans l’histoire de la pathogenèse mais une extrémité radicale. Hiroshima et l’ensemble des catastrophes terribles, telles qu’en a été témoins le XXè siècle, marquent des points de ruptures dans l’élasticité de la transitionnalité des milieux habités. La composition qu’ouvre l’espace transitionnel se fait dans un cadre délimité par des points de ruptures que ces catastrophes incarnent. Ce sont les extrémités du mode anthropotechnique d’existence. L’histoire du XXè siècle constitue, qui marque un pic dans l’histoire de la modernité, d’une certain point de vue une histoire de l’approfondissement et de l’accélération de l’explicitation dans la plus grande partie des milieux habités que l’on nomme sociétés. Une histoire de ce siècle et du siècle naissant doit se constituer à partir d’une analyse anthropotechnique de ces explicitations. Elle permettrait de montrer en quoi ces milieux on été capable de digérer ces explicitations, ce qui permettrait de cerner des motifs de recomposition et des typologies de normativité tels qu’ils permettent de digérer et d’intégrer la modernité.

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POST-TÉLÉVISION La question de savoir s’il y a une post-modernité qui aurait mis fin à une époque moderne n’est pas jugée intéressante ici, car la question de la modernité telle qu’elle est abordée déborde sur la question du contemporain et l’hypothèse est faite que la société actuelle conserve cette dynamique moderne au niveau structurel, même si ses idéaux et ses fondements culturels ont eux mutés. Cette thèse reprend ainsi la thèse de la surmodernité telle que la présente Marc Augé dans son livre Non - lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité31, qui propose de penser l’histoire de l’époque contemporaine dans son accélération, et non dans son rapport au discours tel que la pense la post-modernité. C’est ce qu’exprime P. Sloterdijk quand il dit : “Avec l’établissement médiatique de la culture de masse dans le monde industrialisé après 1918 (radio) et après 1945 (télévision) et plus encore avec les révolutions actuelles des réseaux, on a donné de nouvelles bases à la coexistence des êtres humains dans les sociétés actuelles. Celles-ci, on peut le montrer sans difficulté, sont résolument post-littéraires, post-épistémologiques et en conséquence post-humanistes. Ceux qui considèrent que le préfix “post” utilisé dans ces formulations est trop dramatique pourraient le remplacer par l’adverbe “marginalement” - en 31 Marc Augé, Non - lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992. 70


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sorte que notre thèse serait la suivante : les grandes sociétés modernes ne peuvent plus produire que marginalement leur synthèse politique et culturelle par le biais des médias littéraires, épistolaires et humanistes. Cela ne signifie en aucune manière que la littérature soit arrivée à son terme, mais elle s’est affinée pour devenir une sous-culture sus generis et les jours sont révolus, où on la surestimait en la considérant comme le vecteur de génies nationaux. La synthèse sociale n’est plus - pas même en apparence - essentiellement une affaire de livres et de lettres. Aujourd’hui, de nouveaux médias de la télé-communication politico-culturelle ont pris la tête du mouvement, ils ont réduit à une dimension modeste le schéma des amitiés nées de l’écrit. Nous avons quitté l’ère de l’humanisme des temps modernes, considérés comme un modèle scolaire et éducatif, parce que l’on ne peut plus maintenir l’illusion selon laquelle les grandes structures politiques et économiques pourraient être organisées selon le modèle amiable de la société littéraire.”32 S’il y a une fin de l’humanisme et ainsi une fin du discours, cela ne signifie pas que le principe de révolution qui caractérise la modernité s’est arrêté avec l’humanisme. La question de la surmodernité rend obsolète la question de l’humanisme car il

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Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.16-17. 71


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s’est avéré possible de continuer sa dynamique révolutionnaire sans avoir encours à la fiction du discours littéraire qui la soustend. C’est en s’intéressant aux modalités anthropotechniques de ce dépassement de la question de l’humanisme que l’on peut acquérir une vision claire de la question du monde contemporain. Si l’illusion selon laquelle ce discours est seul capable de structurer une société révolutionnaire est dépassée, c’est parce que l’évolution anthropotechnique a rendu obsolète le recours à ces discours pour organiser la société. En ça, la société contemporaine n’est pas pensée par rapport au fait que l’humanisme est mort mais par rapport au fait qu’elle s’en est échappée et poursuit sa route sans. Cette conception anthropotechnique du dépassement de la modernité , en opposition à la tentative post-moderne, postule une hyper modernité dans laquelle la modernité n’a pas été arrêtée par la fin des discours mais au contraire a été intensifiée par une société hyper-industrialisée et hyper technicisée. C’est la thèse que défend B. Stiegler et qu’il oppose ainsi à la pensée postmoderne et postindustrielle. “par modernité, j’entends ce qui est caractéristique de la société industrielle. C’est pourquoi, si jamais on doit parler d’hypermodernité (ce qui nécessiterait cependant une critique minutieuse et scrupuleuse du concept de postmodernité, où tout n’est pas à jeter), ce ne peut être qu’au sens où l’on désigne ainsi ce qui caractérise la société hyperindustrielle tout au contraire de ce que l’on avait cru pouvoir appeler la société “postindustrielle” qui n’a jamais été qu’une chimère, et avec elle, de près ou de loin,

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pour cette raison même, le “postmoderne”. Les premières lignes de La condition postmoderne posent comme acquis, en effet, que nous serions passés dans l’âge postindustriel, reprenant ainsi sans discussion la thèse d’Alain Touraine, qui me paraît au contraire tout à fait inadmissible, et qui a bloqué depuis des années toute pensée politique : Notre hypothèse de travail, écrit Lyotard, est que le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge dit postindustriel et les cultures dans l’âge dit postmoderne33 Et une note renvoie ici à divers travaux sur la venue d’un âge postindustriel et, en particulier, à La société postindustrielle d’Alain Touraine. Je pose au contraire que nous n’avons pas quitté la modernité parce que nous sommes plus que jamais dans l’industrialisation de toute chose.”34 Le terme d’hypermodernité permet de synthétiser une critique de l’époque contemporaine pensée selon une hypothèse anthropotechnique, dans le sens où elle est une pensée de l’exagération de la modernité comme technogenèse radicale, incarnée par son hyperindustrialisation.

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Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, Minuit, 1979, p.11.

34

Bernard Stiegler, Op cit., 2013, p.76-77. 73


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Dans une perspective anthropotechnique qui part d’une conception pathogénétique de l’espace humain, la mort de l’humanisme ne constitue pas une rupture fondamentale mais un déplacement, un “désajustement”, dans son mode de production. Le système normatif de l’humanisme, qui avait permis de structurer des discours politiques et esthétiques de la modernité est dépassé par l’évolution anthropotechnique de la société ellemême. Ainsi, la question de la post-modernité est évacuée par une conception anthropotechnique de la modernité, mais cela ne signifie pas non plus que la thèse du post-humanisme est validée. Au contraire, cette thèse, qui postule l’affranchissement du discours au travers d’une singularité technologique, ne permet pas de penser la relation pathogénétique de l’espace transitionnel qui constitue la pensée anthropotechnique développée ici. C’est dans le désajustement toujours plus croissant entre le logos et la tekhnè qu’il faut penser le devenir de la société contemporaine, dans le rapport qui se tisse ou non entre un devenir technique et une tendance à la normativité qui peut lui être associé.

NORMALISATION La question qui se pose quant au devenir de la société hyperindustrielle, réside dans la capacité que nous pouvons avoir à la normaliser en tant que cette normalisation puisse entretenir une stabilisation minimum de la société. La tentative post-théorique telle qu’elle se manifeste dans le monde de l’innovation numérique, comme la présente Chris Anderson

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dans son article sus-cité “The end of theory: The data deluge makes the scientific method obsolete”35, interroge le devenir des technologies contemporaines dans leur prétention à remplacer les techniques et les théories passées par une singularité technologique. Cette prétention, que Chris Anderson problématise dans le cadre de la théorie linguistique, émerge des nouvelles capacités propres aux technologies numériques en tant qu’elles tendent à reproduire des processus cognitifs. La capacité de ces technologies cognitives, comme les moteurs de calcul linguistique de google par exemple, à reproduire et a intégrer des modèles linguistiques rend obsolète, selon Chris Anderson, le recours à des linguistes et donc à la théorie linguistique pour organiser une structuration cognitive des langues de manière numérique. Le mode de normalisation de la langue tel que le propose google interroge directement la relation qu’un discours entretient avec son support technique et technologique. La relation entre le logos et la tekhnè, indissoluble, selon B. Stiegler, doit être interrogée, comme nous l’avons vu, dans le cadre de l’espace transitionnel et dans le rapport entre pathogenèse et normativité. Le problème qui se pose est celui de l’intégration du système révolutionnaire qu’est google dans le tissu structuré de la langue, qui constitue l’espace transitionnel linguistique dans lequel le discours se produit. L’effet à long terme de la disparition systémique de la théorie linguistique pose énormément de question quant au devenir technique du langage, et quant à les potentialités qu’a cette technique a instaurer ou non une critique

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Chris Anderson, Op cit., publié sur le magazine en ligne Wired. 75


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du langage par laquelle se constitue toute normativité. Nous reviendrons sur les enjeux soulevés par l’intégration et l’industrialisation de structures existantes dans de nouvelles structures techniques, telle que par exemple l’explicitation numérique du langage au travers des technologies numériques le rendent problématique, mais dans un premier temps il s’agit de problématiser la manière dont s’articule la question révolutionnaire avec la possibilité d’une normalisation, dans l’intervalle qui se crée entres les anciens mode de normalisation et les nouveaux qui sont imposé par l’évènement révolutionnaire.

COUPS Dans un premier temps, le mode révolutionnaire de l’évènement catastrophique se manifeste ainsi comme producteur de désorganisation, comme qu’élément perturbateur, producteur de désajustement. Ce sont les “coups”36 par lesquels se manifeste le nouveau, ce premier coup de l’explicitation qui induit un “désajustement” dans l’organisation de l’espace transitionnel, et dont la catastrophe intégrale marque la limite. L’illusion de la théorie post-moderne de la fin du discours se produit parce que le théorique semble obsolète du fait que le processus par lequel se réalise le désajustement est toujours en avance sur la théorie qui la problématise, et que sa critique se fait donc toujours “après-

36 76

Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.74.


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coup”37. C’est dans l’écart entre les coups et les après-coups que se pose la question de la normativité et de la pathogenèse et qu’ “habite” le contemporain. L’évènement ouvre toujours une brèche danse le tissus structuré de l’espace transitionnel, et en ça enduit une pathologie systémique. Si cet espace du contemporain s’installe de manière trop forte et trop longue, c’est-à-dire accélère trop vite, il n’est pas possible d’en thématiser le mode d’existence. Le premier coup de l’évènement est donc un coup qui n’est pas thématisé, et c’est ce qui en fait un élément catastrophique. Si un deuxième coup n’est pas possible en réaction à l’évènement, celui-ci nous emporte dans son devenir, et ce devenir devient pathogène. La normativité se pose alors comme un enjeux pour tenter de thématiser l’évènement. D’une certaine manière, le fait que l’évènement soit d’origine humaine, comme Hiroshima, ou naturelle comme Pompéi, ne se pose pas directement. La catastrophe se réalise comme mutation pathogène dans un tissus constitué, et naît du fait que c’est dans ce tissus constitué que se produit le processus de civilisation. La question de la catastrophe naît du désajustement entre deux situations spatiales et dans la possibilité de thématiser et de normaliser le passage de l’un à l’autre, que ce soit au niveau politique, esthétique, symbolique ou médical. La question sera posée plus tard de la différence entre une catastrophe d’origine humaine ou naturelle, articulée autour du drame de Fukushima. Cette question se posera dans le cadre de la production technocratique de l’espace contemporain, qui sera analysé dans le prochain chapitre. Pour l’instant il s’agit de faire le point sur le mode de

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Ibid., 2010, p.93. 77


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manifestation du contemporain, et questionner les potentialités de sa thématisation et de sa normalisation.

THÈMES Le réalisateur Marc Foster a fait de ce sujet l’occasion de proposer un film à grand spectacle qui interroge le rapport que nous entretenons avec la catastrophe dans le cadre de la société mondialisée actuelle. Ce film, doublement intéressant par son sujet et par son mode d’exposition, constitue un bon exemple de manifestation esthétique d’interrogations collectives telles qu’elles peuvent être partagées dans la société contemporaine. Comme émergeant de l’inconscient collectif, ce film, en articulant la question du spectacle de masse et de la catastrophe intégrale, réalise ce qu’Emmanuel Rubio pourrait appeler un “cinéma cathartique”38. Le réalisateur prend le média du cinéma de masse et en questionne la capacité à créer, par l’exagération, des images qui puissent thématiser une expérience collective sous forme fictionnelle et ainsi mettre sous forme de récit des questions qui peuvent se poser à l’ensemble de la société synchronisée avec la modernité. Une histoire du film catastrophe nous renseignerait beaucoup sur le rôle cathartique d’un cinéma fictionnel à thématiser des traumatismes collectifs, mais il sera juste tenté ici de problématiser le rôle que peut avoir un outil esthétique dans la perspective d’une thématisation du catastrophique. Le film en 38 Emmanuel Rubio, Vers une architecture cathartique (1945 – 2001), Paris, Éditions donner lieu, 2011. 78


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question est le film World War Z39 de Marc Foster sorti en salle en 2013 et résumé ainsi par son synopsis : “Un jour comme les autres, Gerry Lane et sa famille se retrouvent coincés dans un embouteillage monstre sur leur trajet quotidien. Ancien enquêteur des Nations Unies, Lane comprend immédiatement que la situation est inhabituelle. Tandis que les hélicoptères de la police sillonnent le ciel et que les motards quadrillent les rues, la ville bascule dans le chaos. Les gens s’en prennent violemment les uns aux autres et un virus mortel semble se propager. Les êtres les plus pacifiques deviennent de redoutables ennemis. Or, les origines du fléau demeurent inconnues et le nombre de personnes infectées s’accroit tous les jours de manière exponentielle : on parle désormais de pandémie. Lorsque des hordes d’humains contaminés écrasent les armées de la planète et renversent les gouvernements les uns après les autres, Lane n’a d’autre choix que de reprendre du service pour protéger sa famille : il s’engage alors dans une quête effrénée à travers le monde pour identifier l’origine de cette menace et trouver un moyen d’enrayer sa propagation…”40 39 Marc Foster (réal.). World War Z, Paramount Pictures, 2013, DVD vidéo, 111min. 40 Synopsis tiré du site internet Allociné, disponible à cette adresse : http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=140631.html 79


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Dès le générique d’introduction, constitué par un assemblage d’images télévisuelles exposant des situations de crises humanitaires et sanitaires mêlées à des scènes de la vie urbaine quotidienne américaine, le film est situé dans un contexte globalisé de dérèglement et de crises omniprésentes, et donc potentiellement dangereuses. Cette action est de suite située du point de vue d’un membre de l’ONU, et donc dans une perspective de gestion mondialisée de questions géopolitiques. C’est dans cette perspective qu’est interprété ce film, dans la manière dont il problématise une question sanitaire de grande ampleur dans un contexte politique mondialisé. La deuxième perspective tient dans le rapport qui est créé avec la maladie, et donc avec les humains affectés par le virus, qui se découvrent être des zombies. La problématique générale de cette analyse veut expliciter le rapport que crée le film entre le pouvoir organisé de manière mondialisée, dans la perspective de la gestion d’une crise également mondialisée, et un comportement pathogène extrêmement toxique. Il sera interrogé le pouvoir du cinéma comme outil à même de proposer un biais critique et thématique capable d’embrayer sur une pensée politique de la normalisation. Sera reprise la thèse exprimée par Léopold Lambert dans son article “# CINEMA /// THE ZOMBIE IS A HUMAN YOU HAVE THE RIGHT TO KILL”41 publié sur son blog The Funambulist42 selon laquelle le zombie désigne un être qui a été dépossédé par son adversaire de tout droit à la vie et est donc en ça exterminable. 41 Leopold Lambert, # CINEMA /// THE ZOMBIE IS A HUMAN YOU HAVE THE RIGHT TO KILL, in : http://thefunambulist.net/2013/07/20/ cinema-the-zombie-is-a-human-you-have-the-right-to-kill/ 42 http://thefunambulist.net 80


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Le film, dont la trame est assez simple, et qui prend beaucoup de temps à montrer des scènes d’invasions urbaines et de tentatives de fuites, est centré autour du personnage de Gerry Lane et de sa famille. L’action mène vite les protagonistes vers un des derniers bastions du pouvoir américain, un porte-avions en pleine mer où l’armée a instauré la loi martiale et où sont préservés les hommes pouvant êtres utiles à la survie de l’espèce et à l’organisation d’un pouvoir provisoire. Toute la narration sera alors centrée sur la quête par Gerry d’un remède au virus qui est en train de décimer la civilisation mondiale. Très vite le film prend comme point de départ la chute de l’ensemble des pouvoirs mondiaux et situe l’action dans une tentative de restaurer la possibilité d’un pouvoir territorialité, qui aurait enrayé la propagation du virus et contrôlé l’espace public. L’action du film se déroule alors suivant la quête de Gerry, sur la piste de l’épicentre de la maladie, à la recherche d’un remède. Le cours global de l’action n’est pas utile pour faire ressortir le motif principal autour duquel s’organise le film. L’ensemble est un prétexte à une multitude de scènes d’actions contrastées par des périodes de répit permettant de créer la tension propre au film. Mais c’est autour d’un motif principal que la quête de Gerry vas s’articuler. Ce motif tient dans une réflexion du Dr Fassbach, jeune virologue, qui lui indique comment penser la possibilité d’un remède. Tout son propos tient dans la théorie qu’il énonce ainsi : “Mère Nature, est une tueuse en série. Y en a pas de meilleure, ni de plus créative. Mais comme tous les tueurs en série, elle ne peut résister à la tentation

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de se faire prendre. À quoi bon tous ces crimes éclatants, si on en a pas le mérite. Alors elle laisse derrière elle des petites miettes. Mais ce qui est compliqué, et le pourquoi on passe dix ans à l’école, c’est de voir ces petites miettes comme les indices qu’elle nous laisse. Et parfois, ce qu’on croyait être l’aspect, disons, le plus cauchemardesque du virus, s’avère finalement être la faille dans son armure. Et elles dore déguiser ses faiblesses en force. C’est une pourriture.”43 Cette théorie évoque de manière très directe la théorie pharmacologique telle que la problématise B. Stiegler, dans ce que tout poison contient en lui même son propre remède et cache la thérapie derrière ses effets empoisonnants. C’est cette question pharmacologique qui va faire trouver à Gerry issue à sa recherche. Il va se rendre compte que certaines personnes ne se font pas attaquer par les zombies et arrivent à rester en vie au milieu de l’invasion. Gerry comprendra que le virus, ayant besoin de porteurs sains, les zombies contaminés ne cherchent pas à contaminer les personnes faibles physiologiquement, et ainsi ne propagent le virus qu’a des porteurs sains, qui le transmettent alors de manière la plus efficace possible. Le mode de propagation du virus évoque la nature migratoire de la maladie, dans la manière dont elle se répand dans un milieu pathogénétique mutant. En évoquant la foudroyante créativité de la nature, dont il dit qu’elle est la manifestation la plus géniale, le Dr. Fassbach évoque 43 2013. 82

Dr Fassbach, virologue de Harvard in : Marc Foster (réal.). Op cit.,


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la question de la sélection naturelle, et semble évoquer ainsi la question de l’espace transitionnel. Ainsi, il définit la nature comme le milieu dans lequel se constituent et évoluent des systèmes de normativité et de pathogenèse, stabilisant et modifiants des formes de vie spécifiques, virales et mutantes. C’est tout l’intérêt de ce film que de thématiser la typologie du film catastrophe sur une théorie des milieux pour proposer une contextualisation politique qui permet alors de renouveler un genre classique mille fois traité. Cet ancrage du film dans une critique de l’espace contemporain basée sur une théorie des milieux pathogénétiques en fait un élément suffisamment intéressant pour être traité ici. D’autant plus que la manière dont il prend partie par rapport à cette thématisation politique d’une catastrophe généralisée sous l’angle du langage cinématographique et du discours fictionnel ouvre de vraies questions quant au rôle politique du cinéma. Et dans le cadre de cette recherche sur le mode de thématisation de l’évènement, il permet de proposer une critique de la normativité qui prend position quand à l’accélération de l’espace. Ce qui fait la particularité de ce film, très banal au demeurant, et en dehors des thèmes politiques qu’il évoque directement ou de manière allusive, tient dans la manière toute particulière d’utiliser et de radicaliser le langage cinématographique propre au film d’action pour créer un propos esthétique dont l’implication politique peut s’avérer cruciale dans une critique de la normativité. Le film prend comme position de filmer le processus de contamination tel qu’il est incarné par les zombies, d’une manière cinématographiquement inédite, qui le singularise dans l’histoire des films de zombies. Contrairement à beaucoup

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de films sur les zombies, World War Z prend le parti de présenter les zombies comme une masse de corps possédés extrêmement rapides et violents. Toutes les scènes où les zombies sont présents sont des scènes d’une extrême rapidité et filmées avec une caméra à l’épaule très mobile, ancrant la narration dans l’action même. Ce parti-pris rend problématique le rôle du cinéma dans une perspective d’une critique de ses implications politiques. À aucun moment dans le film n’est montré le processus de mutation d’un être humain en zombie en dehors de l’expression du catastrophique par lequel il se réalise. Le point de vue sur le zombie, et sur les masses de zombies en furie, sera toujours celui de l’homme sain mis en danger. Le parti du film est de montrer un processus de mutation catastrophique et mondialisé toujours du point de vue de l’être encore sain, et donc représentant du pouvoir encore en place, et ainsi de la normativité. Le film soutient qu’il n’est pas possible de thématiser le mode d’existence du zombie en dehors de son extrême violence, caractérisée par ce langage cinématographique subjectif et catastrophiste. Le zombie n’est donc pas thématisable en tant qu’être normalisable. Il ne peut donc qu’être exterminé. L’extermination est un second thème avec lequel le film entretient tout un dialogue. Entre la possibilité de l’extinction de l’espèce humaine, l’évocation d’une solution d’apocalypse nucléaire choisie par un pays, ou encore la politique hygiéniste de masse de la Corée du nord, l’ensemble du film est sous tendu par cette guerre de masse qu’implique toute catastrophe généralisée, et que le titre évoque directement. Le film conclut sur des images particulièrement problématiques en montrant comment une industrie de l’extermination des zombies est mise en place par certains états, après qu’un remède ai été

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trouvé contre la propagation du virus. Une image particulière montre comment les zombies sont entassés à la pelleteuse et brûlés, qui se marque de suite l’inconscient collectif. Cette image très évocatrice, ainsi que le texte final évoque le champs symbolique qu’ouvre le film. “Ce n’est pas la fin. Loin de là. On a perdu des villes entières. On ignore comment tout a commencé. On a gagné du temps. Mais ça nous a donné une chance. D’autres on trouvé un moyen de les repousser. Si vous pouvez vous battre, faitesle. Aidez vous les uns les autres. Soyez prêts à tout. La guerre ne fait que commencer.”44 Le parti que prend Léopold Lambert dans son article “# CINEMA /// THE ZOMBIE IS A HUMAN YOU HAVE THE RIGHT TO KILL”45 de problématiser le film à partir de cette question de l’extermination, dans le rapport qu’il crée entre le mode d’existence du zombie comme être fondamentalement pathogénétique et le mode d’action du pouvoir qui vise à normaliser le mode d’existence de la société humaine. Ce parti permet de montrer comment le cinema permet de créer un discours esthétique dont les implications politiques peuvent être extrêmement problématiques, mais qui explicitent comment la question du politique, de l’esthétique et du discours fictionnel s’articule à partir d’une pensée des milieux transitionnels. La

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Gerry, discour final in : Marc Foster (réal.). Op cit., 2013.

45

Leopold Lambert, Op cit.. 85


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richesse de ce film tient dans cette manière qu’il a de problématiser la question de la révolution catastrophique telle qu’elle est rendue possible par la nature extrême de la condition anthropotechnique actuelle. Mais il pose doublement question. D’une part, s’il évoque une pensée pharmacologique de la pathogenèse, il ne l’exploite que dans un champ discursif et scénaristique. Cette hypothèse pharmacologique n’est utilisée que pour faire trouver à Gerry le remède à la pathogenèse, par le truchement d’un leurre exploitant la faiblesse du virus (la stratégie revient à s’inoculer une maladie mortelle ainsi que son vaccin pour faire croire aux zombies que l’on est un porteur de maladie, et ainsi se rendre “invisible” à la propagation du virus.). Ce champ discursif, qui permet d’envisager la résolution du scénario sur un mode relativement pacifiste, ne cache pas une thématisation de la guerre généralisée sous le signe de l’extermination. Le film ne propose pas, ni dans le dispositif discursif qu’est le scénario, ni par le biais de son parti-pris esthétique et thématique de composition possible avec le pathologique. Le zombie est considéré comme absolument et catégoriquement non assimilable et non normalisable comme être social. Il doit donc être exterminé. Se repose alors la question de la possibilité d’un deuxième coup pathogénétique capable de produire une normalisation du pathologique, dans le cadre d’une situation contemporaine profondément violente et radicale. Ce que semble dire le film est “tu ne peux pas voir le zombie”. Comme Marguerite Duras à Hiroshima faisant dire à l’architecte japonais de “Hiroshima mon amour”46 : “Tu n’a rien vu à Hiroshima, rien” 46 Alain Resnais (réal.). Hiroshima mon Amour, Arte Éditions, 2004, 2 DVD vidéo, 90min. 86


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CATHARSIS Se pose la question de savoir comment ce “tu ne peux pas voir le zombie” ouvre à une dimension politique. Si le film, très orienté sur ce point, joue le jeu d’un manichéisme plutôt simpliste, il pose la question de la potentialité d’une politique mondialisée dans l’hypothèse d’un accident intégral. Si le film de A. Resnais prend le parti de la catharsis, par l’amour, de la catastrophe, en faisant se mélanger la mémoire individuelle et l’histoire collective dans une fusion et une imbrications des images, le film de M. Foster ne crée pas ce rapprochement et laisse la porte ouverte à l’extermination, comme résultat d’une panique systémique et d’une guerre généralisée. Une histoire de la résilience serait à faire à partir du film de A. Resnais, qui analyserait le rôle du cinéma dans la perspective d’une catharsis sociale. Mais l’interrogation prendra ici un autre chemin, pour continuer à interroger les modalités d’une normalisation du catastrophique à partir d’une analyse anthropotechnique. L’impossibilité que met en scène le film de M. Foster de voir le zombie, c’est à dire de thématiser la violence de l’évènement catastrophique, pose la question des potentialités propres au cinéma dans la possibilité qu’il a de problématiser une position politique à partir d’un point de vue esthétique. C’est dans les modalités esthétiques de cette thématisation que peut se penser la normalisation de l’évènement, dans la manière dont le cinéma peut créer un langage autour de la question du catastrophique. Car c’est à partir d’une utilisation d’outils spécifiques que cette normalisation peut se produire. Les outils permettant de créer des

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discours, ils offrent donc la possibilité de thématiser un ensemble de problématiques et ainsi d’organiser une normalisation du sujet qu’ils traitent. Car c’est parce qu’il peut être intégré à un discours que l’évènement peut être normalisé, et ce discours doit toujours se penser comme langage dans la structure technique dans lequel il se constitue. Dans le cadre du film de M. Foster, ce langage se refuse à tenter une déconstruction du catastrophisme et le place de facto dans un discours guerrier et manichéen. Ce procédé prend à son compte la question de l’accélération de l’espace contemporain et met en scène la possibilité de son exagération au travers d’un discours fictionnel. Mais derrière cette fictionnalité catastrophisée, le langage propre au film pose quand même la question de l’espace contemporain et permet ainsi d’en thématiser la violence potentielle. C’est ainsi que le film crée une catharsis cinématographique, en proposant sur le mode esthétique une expérience “digérée” de la violence extrême. Cette expérience digérée est alors le moyen d’intégrer la violence dans un discours social et politique. En dehors des considérations sur le positionnement de ce discours, il montre également comment, avec un outil esthétique une normalisation a minima du catastrophique est possible. La comparaison avec le film de A. Resnais pourrait être faite pour problématiser une histoire du cinéma cathartique dans le sens où E. Rubio l’a fait pour l’architecture, et ainsi penser les potentialités esthétiques d’une résilience symbolique, dans la manière dont elle propose des portes de sortie hors de la violence. Le film de M. Foster redouble la violence par une violence esthétisée, et fait ainsi d’une peur collective une expérience collective en redoublant la sidération par une nouvelle sidération de masse. A. Resnais quant-à lui ne

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redouble pas la violence par la violence mais la déporte dans le champ du passionnel et de l’individuel. Il fait ainsi bifurquer la sidération face à la violence dans une mémoire individuelle qui redevient ainsi collective et socialisable.

ÉCRAN Même si l’expérience cathartique permet la résilience symbolique face à l’horreur, elle reste insuffisante quant à proposer un dépassement du phénomène catastrophiste par l’instauration d’une politique technique socialisante. La catharsis reste dans le domaine du fictionnel, et c’est la limite de la thèse cathartique de E. Rubio, ne peut produire, dans le champs de l’architecture dont il s’agit en définitive, qu’une “architecture traumatisante à force d’être traumatisée”47. Si la catharsis permet une “expérience libératrice”48 qui capable d’ “inscrire la catastrophe dans les signes - seul moyen à la fois de mettre la catastrophe à distance et de la réinscrire dans le même temps dans un système de sens.”49, elle en reste à ce système de signe qui seul ne peut pas résoudre une situation anthropotechnique. Le passage par une stratégie du sens doit se doubler d’une stratégie technique par laquelle une question de résilience politique peut se réaliser. Si la catharsis a la possibilité de faire émerger le thème catastrophiste elle ne suffit pas à transformer ces thèmes discursifs

47

Emmanuel Rubio, Op cit..

48

Ibid., p. 22.

49

Ibid., p.20-21. 89


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en thèmes politiques, et c’est ce que signifie P. Sloterdijk dans la manière dont il critique la possibilité de thématiser la catastrophe. “On voit aussi désormais, cependant qu’aucune conscience, compte tenu de l’étroitesse de sa fenêtre thématique, n’est en mesure de traiter en même temps plus d’un ou deux motifs d’alerte, de telle sorte qu’elle doit laisser à l’arrière plan la plupart des autres thèmes d’inquiétude actuellement explicités, comme s’ils n’existaient pas dans le réel. (Dans la société du multialarme, plusieurs centaines de réveils sonnent en permanence et simultanément ; pourtant, nous parvenons le plus souvent à filtrer une alarme principale que nous sommes en mesure d’élaborer.) Du jeu, impossible à interrompre, entre la thématisation et la déthématisation des risques naît un succédané fonctionnel, et qui a fait ses preuves pratiques, à la naïveté : tandis que le naïf primaire, en raison de la constitution préexplicite de la conscience, ne pouvait pas avoir de représentation adéquate de l’espace de risque dans lequel il évoluait, le moderne navigue dans le même espace avec une sorte de deuxième naïveté, justement parce qu’il est impossible, dans une zone préparée par l’analyse du risque, de penser simultanément tout ce qui devrait être pensé. Nous donnons à cette attitude de naïveté secondaire le nom de “réimplication” ; elle constitue la fonction de

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stand-by de thèmes explicités mais temporairement désactualisés. La réimplication est la prothèse de la confiance ; son usage suppose que tout ce qui peut se passer se passe effectivement, mais uniquement de manière occasionnelle et, en règle générale, de telle sorte que ce soient les autres qui en pâtissent. Le lieu typique de la réimplication est, pour ce qui concerne les documents, les archives, pour ce qui concerne l’expérience personnelle, la mémoire de longue durée dans un état où elle n’est pas mise a contribution ; le savoir d’alarme potentiel qui y est stocké offre à l’utilisateur une insouciance secondaire. Les mémoires de longue durée et les archives, lorsqu’elles sont suffisamment classées, donnent un pilier formel à la deuxième latence.”50 L’étroitesse de notre fenêtre thématique est directement dépendante des outils que nous pouvons proposer pour stabiliser une forme de discours dans une structure technique adéquate. Cette “prothèse de la confiance”, fondamentalement technique et symbolique, nécessite donc d’être pensée dans la manière dont elle permet d’organiser une normativité à partir d’une critique anthropotechnique. La réimplication structurelle dans laquelle nous oblige à vivre notre condition technique d’être spatial pose le cadre dans lequel doit se penser une thématisation normative capable de produire une politique technique adéquate. Une critique de la formalisation de ce cadre politique et technique doit

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Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.179. 91


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être faite qui interroge la capacité des infrastructures techniques et technologiques, telles qu’elle sont constituées dans l’espace contemporain, à produire une thématisation sur le plan spatial et technique, seul moyen de socialiser et d’intégrer tout phénomène catastrophiste. Après avoir critiqué la question de la normalisation dans le cadre du premier coup du processus d’explicitation que constitue l’évènement révolutionnaire, c’est la question du coup qui suit qui sera alors interrogé. L’ “état de choc”51 dans lequel l’évènement nous déplace par ses coups, et que la catharsis essaye de redoubler symboliquement, doit donc être critiqué dans la manière où il est d’abord redoublé et réintégré dans une nouvelle infrastructure, délocalisée dans l’explicite. “Lorsque, dans ses essais écrits à partir de 1945, Marin Heidegger utilise assez souvent le terme de Heimatlosigkeit, l’absence de patrie, comme mot de passe existentiel de l’être humain à l’ère du Ge-stell, il ne faut pas seulement penser la naïveté perdue du séjour dans les maisons rurales et au passage à des existences dans des machines d’habitation urbaines. À un niveau plus profond, le terme “apatride” désignait aussi le bannissement des êtres humains hors de l’enveloppe aérienne naturelle et son déménagement dans des espaces climatisés. Dans une lecture encore plus radicale, le discours de l’absence de patrie symbolise le changement d’époque que fut l’exode hors de toutes 51 Bernard Stiegler, États de choc - Bêtise et savoir au XXIè siècle, Fayard/ Mille et une nuits, 2012. 92


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les niches possibles de la sécurité dans la latence. Après la psychanalyse, on ne peut même plus utiliser l’inconscient comme patrie, pas plus que la “tradition” après l’art moderne, et l’on ne peut guère plus avoir recours à la “vie” après la biologie moderne. Dans le spectre de ces percées vers l’existence apatride, on trouve, après Hiroshima, la révélation forcée des dimensions radio-physiques et électromagnétiques de l’atmosphère, et le passage, conditionné par cette révélation, des participations à la culture dans des formes de séjour surveillés par la technique du rayonnement.”52

52

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.128-129. 93


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DÉLOCALISATION nom féminin I. Action de délocaliser quelque chose. II. État d’un électron qui dépend, dans une molécule ou dans un ion, de plus de deux atomes ; action de mettre un électron dans cet état. (Lorsque la structure moléculaire s’y prête [exemple : benzène], les deux électrons d’une liaison covalente ne restent pas dans le voisinage de deux atomes particuliers, mais ont une répartition plus diffuse. La délocalisation augmente la stabilité de la molécule ou de l’ion.) [ mésomérie.] III. Économie : Déplacement d’unité de production d’un pays vers un autre lié à la recherche d’un coût de production plus bas. (Utilisée essentiellement par les firmes multinationales, la délocalisation a pour objectif la recherche d’un environnement juridique plus favorable en matière de réglementation du travail, de fiscalité, des changes ou d’activités polluantes.)1

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Délocalisation. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/science-fiction/71469?q=science-fiction#70680 96


“Ce qui s’appelle le capitalisme est une politique d’ouverture des frontières à l’entrée d’immigrants mécaniques, scientifiques et épistémiques, qui sortent de l’état de non-invention pour entrer dans l’état d’invention, de l’état de la non-découverte à l’état de la découverte. Être-inventé et être-découvert sont par conséquent des états de fait qui regardent l’état civil cognitif des choses. Le processus de civilisation est essentiellement la naturalisation de la nouveauté non humaine. Le monde moderne est impensable sans ce processus où l’on laisse en permanence la place aux immigrations en provenance du nouveau ; sur ce point, la différence entre les États-Unis et le Vieux Monde n’est qu’une différence de style ; au fond, toutes les cultures porteuses de la modernisation sont des pays d’immigration ; en elles, chaque foyer privé doit s’apprêter à accepter que des innovations prennent chez lui leurs quartiers provisoires. De fait - pour citer l’un des exemples les plus massifs - il a fallu aller chercher dans la latence de la nature une nouveauté et une altérité comme l’électricité (qui fut aussi, un temps, un objet du sacré) et l’implanter à très grande échelle dans la planification de l’espace avant que ne puisse voir le jour la culture de masse illuminée, automatisée, érotisée par les images, dotée de la faculté d’être mise en réseaux, téléparticipatrice. Sans naturalisation de l’électricité, il n’y a pas de société moderne. Il a d’abord fallu faire sortir l’univers des microbes de son invisibilité historique et le transporter dans l’ère sanitaire de la fin du XIXè siècle pour que l’on puisse remodeler les populations modernes en sociétés hygiéniques et recruter les masses

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pour les campagnes antimicrobiennes. Désormais, les virus, les bactéries et autres créatures microscopiques sont au sens propre “parmi nous”. Lorsque les lignes de télégraphe et les chemins de fer percent d’un seul coup les paysages agraires de la vieille Europe ; lorsque les téléphones et les fours à micro-ondes font leur entrée dans les foyers urbains ; lorsque les engrais synthétiques et les antibiotiques posent sur de nouvelles bases le métabolisme entre l’homme et l’homme et la nature ; lorsque l’automobile, dans une vague d’imitation à peine centenaire, pousse à une révision radicale toutes les représentations traditionnelles des villes, des rues, des foyers et des environnements : alors, pour dire le moins, après chacune de ces invasions et de leurs propagations économiques, le monde commun des hommes et des choses n’est plus le même qu’avant. On peut en dire autant d’innombrables introductions nouvelles de produits de l’explicitation sur les fronts physiques, chimiques et culturel - dans ce tableau, sous l’angle de l’intégration dans la communauté civilisatrice, des objets inventés comme les automobiles et les tamagoshis, des objets découverts comme la phéromone et le virus HIV, des objets mêlés comme les bactéries recombinantes, les enzymes transgéniques ou les lapins phosphorescents revendiquent le même rang.”2

2 98

Peter Sloterdijk, Op cit. 2013, p.185-186-187.


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SCIENCE-FICTION Il y a une science-fiction littéraire. Un genre fictionnel qui tend à sur-saturer l’imaginaire contemporain à partir de fictions scientifiques et technologiques, qui, toujours utopiques ou dystopiques, établissent avec le monde contemporain une relation d’influences réciproques. Cette forme de discours a ouvert un champ thématique extrêmement vaste et novateur dans l’histoire des fictions sociales, et, en quittant le champ des grands récits historiques et en en réinterprétant les motifs dans le cadre d’un imaginaire technologique et social spécifique, cherche à explorer la relation que des civilisations peuvent entretenir avec des formes sociales et des formes et des situations techniques nouvelles et différentes. Ainsi, elle interroge le devenir des formes techniques et sociales et proposent de thématiser certains de leur motifs. Elle se fonde sur la sur-saturation d’un imaginaire par exagération et invention de formes anthropotechniques inspirées des potentialités spécifiques du devenir des sociétés contemporaines. Si certaines de ces fictions n’ont pas vocation à se fonder sur une réelle critique sociale, d’autres nouent un lien très fort avec le devenir des sociétés et des formes techniques dans lesquelles elles évoluent. Toutes, par contre tissent un lien particulier avec la question de la science et des évolutions technologiques, et dépeignent ainsi des univers techniquement sur-saturées. Cette sur-saturation de l’imaginaire propre à la science-fiction cherche à questionner et exagérer les potentiels de l’évolution conjointe de la science et de la société, et l’aller-retour par

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laquelle cette co-évolution se réalise se fait dans un système d’influences réciproques. Le champ de l’imaginaire sciencefictionnel puise dans le devenir des formes techniques existantes pour les faire muter de manière fictionnelle. En retour, ce champs imaginaire sert de modèle à la société elle-même comme une réserve extrêmement riche de potentialités de créations pour le développement de techniques et technologies nouvelles. Ainsi, la co-évolution de la fiction littéraire et de l’invention technique et scientifiques crée un dynamisme d’intensification réciproque dans lequel se met en jeu l’avenir des sociétés anthropotechniques. Mais il y a une forme de fiction qui dépasse la question de la science fiction, une forme de récit que le genre dystopique a toujours essayé de penser mais qui le dépasse en l’incarnant. La dystopie est un genre fictionnel qui s’efforce de penser la manière tragique dont des sociétés technogènes tendent à produire des formes sociales totalitaires et pathologiques. Mais la fiction contemoraine la dépasse en l’incarnant au sens strict. Cette fiction est le produit de l’évolution technique, dans une version radicalisée de la dystopie littéraire, et son incarnation propre dans la société contemporaine. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la société contemporaine est une incarnation des dystopies les plus radicales, mais de situer la manière dont la forme de fiction qu'elle met en place, dépasse toujours le cadre de la sciencefiction car elle s’en échappe par le réel, en l’intégrant toujours dans un devenir social et technique adapté et intégré, dans une forme fluide et ouverte de société. Cette forme de fiction est celle qui se constitue au travers des infrastructures techniques contemporaines. C'est cette forme

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de discours qui est rendu possible par les technologies et les techniques contemporaines et qui se réalise à travers elles. Elle est la forme sur-saturée de fiction opérée par les systèmes génériques et automatisés contemporains tels qu’ils intègrent toutes les histoires et les devenirs possibles dans des devenirs et des histoires anthropotechniques. C'est par leurs capacités à effectuer cette intégration et à redoubler ces histoires par des devenirs techniques, que les infrastructures techniques et technologiques contemporaines sont les nouveaux conteurs du monde moderne, les muses de l’homme intégré et connecté contemporain. Google est une de ces fictions anthropotechniques. Google est l’archétype de ces fictions anthropotechniques. On pourrait dire que Google est le manifeste de la fiction anthropotechnique, en tant qu’il rend toutes les autres possibles, et par sa capacité à capter toutes les histoires numériques et à les réintégrer dans des fictions économiques, techniques et scientifiques, Google incarne la capacité de l’infrastructure technique contemporaine à délocaliser les êtres dans l’artificiel et à les réintégrer dans le monde de manière quasiment généralisée. L’espace d’indexation et du calcul instantané qu’est Google est le lieu où se produisent chaque seconde des milliards de ces fictions nouvelles et éphémères. Il faut radicaliser la question de la dystopie et chercher à analyser comment le monde contemporain, dans la manière dont il est structuré sur le plan anthropotechnique, est le moyen de produire lui même sa propre fiction. Il faut étudier comment cette forme de production de l’histoire arrive à “s’attacher”

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aux créatures de l’histoire et à en transformer le devenir. C’est une forme de critique politique qui doit se donner pour tâche d’analyser la manière dont est produite l’histoire à partir des mutations anthropotechniques, et dont Edward Snowden expose les bases pratiques. Sera ici abordée la question des modalités anthropotechniques du processus de cette fabrication de l’histoire, au travers d’une critique théorique de l’espace contemporain pensé comme infrastructure technique et politique. C’est à partir de l’analyse de la manière dont ces infrastructures arrivent à intégrer toute forme de devenir historique et social en ellesmêmes et de la manière qu’elles ont de les re-spatialiser et de les re-fictionnaliser que pourra alors être fait une critique de l’espace contemporain et du rapport qu’il entretient avec la questions de l’évènement, de la catastrophe et de son intégration dans un devenir social et politique stabilisé. Il faut une nouvelle science-fiction Un hybride de journalisme, de critique technique et politique, qui soit une science de la fiction, une critique anthropotechnique des fictions contemporaines. Cette science-fiction serait une science de la nature anthropologique qui étudierait la manière dont les espaces contemporains fabriquent leurs propres fictions à partir des structures anthropotechniques spécifiques qu’ils mettent en place.

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FORME Si la catastrophe est une composante essentielle pour la compréhension de la modernité, dans le rapport que celle-ci entretient avec le principe de révolution et avec l’idée d’évènement, elle n’en constitue pas forcément l’issue. La caractéristique première de l’espace contemporain réside dans sa capacité à rendre possible toute aventure révolutionnaire, à offrir un cadre dans lequel l’imprévu, le nouveau et l’inédit peuvent trouver leur place et s’installer. C’est le postulat qui serait fait ici pour expliciter comment la société contemporaine se présente comme un système capable d’ingérer tout processus de mutation jusqu’à faire de cette ingestion une démarche de création structurée à grande échelle dans des infrastructures techniques. Il sera donc question dans un premier temps de tenter de saisir comment l’espace contemporain est structuré à partir de cette relation au révolutionnaire, et comment il rend possible son intégration. À partir des réflexions précédentes concernant les modalités catastrophiques pensées dans leurs relations avec des milieux habités, il a été explicité comment la tension révolutionnaire même se structurait toujours par rapport à une élasticité potentielle d’un tissu constitué dans lequel se réalise l’évènement révolutionnaire. C’est de la capacité d’élasticité de ce milieu que se problématise la question de la thématisation de l’évènement. La résilience et l’assimilation du catastrophique se fait au travers de cette élasticité, qui se réalise à partir de l’espace, dans la durée, mais toujours au travers de processus de reconstruction et de recombinaison, qu’ils soient psychiques, sociales, spatiales ou symboliques. La question de la résilience symbolique et psychique a été abordée à partir

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d’une critique du film World War Z, mais doit être maintenant questionnée la possibilité de cette absorption du révolutionnaire au niveau spatial et politique, cadre obligé de la pensée d’une architecture concrète. La première question qui se pose dans l’hypothèse d’une architecture résiliante est d’ordre formelle. Quelle forme peut prendre une société capable d’intégrer facilement les changements qui affectent sa matière même ? La question formelle peut sembler étrange dans une réflexion sur la société en général, mais la métaphore formelle ouvre un champ de problématisation de la question spatiale particulièrement riche et constitue un point de départ suffisamment solide pour approcher la question de l’espace contemporain comme forme spatialisé de la résilience. P. Sloterdijk fait de la métaphore formelle l’hypothèse de départ de sa pensée spatiale de la société qu’il a développé dans sa trilogie philosophique et anthropologique des “Sphères”3, qu’il synthétise en ces termes dans l’introduction de son troisième volume, Écumes. “Dans les deux volumes précédents, on avait entrepris une tentative pour élever l’expression de sphère au rang de concept anthropologique fondamental, qui se ramifie en plusieurs aspects de signification : topologique, anthropologique, immunologique et sémiotique.”4 3 Peter Sloterdijk, Bulles - Sphères 1, Fayard-Pluriel, 2011. ; Peter Sloterdijk, Globes - Sphères 2, Fayard-Pluriel, 2011. ; Peter Sloterdijk, Op cit., 2013. 4 104

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p. 9.


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Cette métaphore formelle lui permet de synthétiser une réflexion multiperspectiviste autour d’une pensée de l’espace par laquelle il peut donc articuler un ensemble de discours sur les modes de constitutions des sociétés. Le concept de sphère lui permet donc de proposer une pensée anthropologique de l’habitation en société réellement pluridisciplinaire mais toujours articulée et spatialisée. C’est ce qui est repris ici pour tenter de comprendre comment le dynamisme catastrophiste propre au temps contemporain s’articule par rapport à la question de la spatialisation des sociétés. Est interrogé par là la potentialité d’un concept formel à articuler la question de la thématisation du catastrophique sous forme spatiale, technique et sociale. Dans un premier temps, c’est à partir de la question sphérique telle que la développe P. Sloterdijk que peut être introduite cette réflexion. Dans le troisième volume de sa trilogie, Ecumes - Sphères 3, il interroge la capacité de la métaphore sphérique à proposer une compréhension adéquate des formes spatiales, symboliques et sociales contemporaines. Ildéveloppe sa critique à partir de l’idée développée dans Globes - Sphères 2 de la sphère comme ultime schéma d’une macroarchitecture symbolique dans laquelle s’agrandissent et se stabilisent des sociétés développées. Il passe dans ce volume de la microsphère comme lieu de la constitution de la sympathie, première base de la coexistence humaine en société d’amitiés et de voisinages, à une considération macrosphérologique de l’extension des sociétés et de la constitution des civilisations et des systèmes philosophiques correspondant. La macrosphère est le concept permettant de comprendre la manière dont une situation microsphérologique,

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originellement moyennement élastique et localement constituée, trouve sa stabilisation dans une expansion, et ouvre ainsi la possibilité d’une macrosphérologie. “la microsphère est un espace qui apprend, possédant la faculté de grandir. La loi qui s’y applique est celle de l’intégration par assimilation ; si elle se maintient dans sa dynamique, c’est en se réfugiant dans le plus grand. Cet espace est doté d’une élasticité hybride, car il répond à la déformation non seulement par la réparation mais par l’expansion. Le postulat selon lequel c’est dans le plus grand, et uniquement en lui, que l’on peut trouver la sécurité dernière, a fondé la liaison amoureuse entre l’âme et la géométrie. L’évènement qui s’est appelé métaphysique n’était rien d’autre : le fait que l’existence locale s’intègre à la sphère absolue - et que le point animé enfle pour devenir une sphère totale. En elle, le psychisme pensait trouver une participation à l’indestructible. La simplification la plus dépourvue de scrupules ouvre le chemin vers le salut. Au fil du récit, la raison pour laquelle la philosophie classique ne peut prendre forme que sous la forme d’une macrosphérologie, celle d’une contemplation des plus grands globes et des structures immunitaires les plus globales, a dû devenir plausible. À chaque fois que la pensée philosophique d’après Platon a été à la hauteur, les

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deux incarnations de la totalité, Dieu et le monde, étaient présentées comme des volumes sphériques incluant toutes choses et au sein desquels étaient nichées de manière concentrique les innombrables écorces de monde, sphères de valeur et cercles d’énergie - descendant jusqu’au point de l’âme qui constitue la source lumineuse de chaque atome de Moi. L’existence est caractérisée par l’immersion dans un élément dernier - elle est ou bien “en Dieu”, ou bien “dans le monde”, peut-être les deux à la fois. Dis moi en quoi tu es plongé et je te dirais ce que tu es.”5

OPEN-SPACE L‘hypothèse à partir de laquelle P. Sloterdijk envisage le volume trois de cette trilogie est l’hypothèse selon laquelle on peut, à partir d’une critique de la modernité, proposer un dépassement de cette macrosphérologie holiste par une proposition de description typologique de l’espace contemporain qui permette de définir la manière dont il arrive à organiser selon une conception pluraliste une agglomération et une prolifération spatiale non organique et localement associée, qu’il résume sous le concept d’écume. “La misère de l’organicisme tient au fait que son

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Ibid., p.12. 107


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plaidoyer légitime en faveur de la justice à l’égard des intérêts supérieurs des communautés bascule souvent assez vite dans le ressentiment contre l’indépendance des unités plus petites, désignées comme “parties” ; sa tonalité typique est celle d’une aristocratie impuissante qui sauve son appétit d’excellence en l’intégrant au rêve d’un pur service . En règle générale, les holistes éminents sont tout à fait disposés à servir la communauté en tant que cerveaux sages ou ventres utiles, dans la mesure où ils attendent que les autres organes se rendent eux aussi à la place qui leur est assignée. Si l’on veut sauver les institutions sociologiques judicieuses du holisme, il faut déployer une vision alternative sur les associations humaines : il faut déduire la coexistence, la communication et la coopération des pluralités d’espaces spécifiques animés et soudés pare le stress de la société, à partir de leurs propres conditions, sans utiliser pour cela les béquilles antipodistes avec lesquelles les individualistes et les contractualistes s’élancent sur le terrain. Cela pourrait par exemple se faire, comme on tente de le faire ici, à l’aide d’une théorie des pluralités de l’espace, qui aborderait l’énigme de la synthèse sociale, dans une optique indépendante, avec un arsenal de moyens de descriptions situationniste, pluraliste, associationiste, morphologique et surtout psychotopologique. On trouve dans cette

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catégorie la décision philosophique de penser l’unité comme un effet - et par là même de désenchanter tout concept de “société” qui ferait avancer celle-ci avant ses éléments. Cela signifierait que l’on ne chercherait plus son modèle dans l’unité ontologique de la créature vivante individualisée (jusqu’à l’animal cosmique platonicien), mais dans l’unité polyperspectiviste d’une situation commune vécue simultanément par plusieurs intelligences et symbolisée de différentes manières. Les situations sont des conglomérats (d’un autre point de vue ; des réseaux d’acteurs) configurés les uns avec les autres, mais sans qu’un seul d’entre eux, au nom de ce que l’on appelle le Tout, puisse sortir de sa peau et de son cerveau.”6 Il fait émerger cette typologie comme résultante de l’ensemble des processus révolutionnaires d’explicitations propres à l’époque moderne. L’espace écumeux est rendu possible par l’ensemble des découvertes scientifiques et par les mutations profondes dont la modernité et particulièrement le XXè siècle ont été le théâtre. L’accélération de l’explicitation que signifie celle du monde anthropotechnique contemporain a pour résultat de produire un ensemble de conceptions théoriques et techniques de l’espace et de l’organisation de la société qui rendent obsolètes les conceptions à tendances unitaires qu’incarnaient les traditions. La tentative de sphérologie pluraliste qu’entreprend P. Sloterdijk

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Ibid., p.259-260. 109


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se veut tenter un dépassement des conceptions post-modernes par la théorie formelle de la sphère anthropotechnique pensée à partir des mutations qui affectent les moyens par lesquels se produit la société. Il tente par là de formuler une typologie formelle des sociétés anthropotechniqueq en faisant l’hypothèse qu’elle serait alors la mutation de l’idée de sphère macrologique en une typologie de l’espace pluraliste. Cette mutation de la sphère produirait alors un ensemble écumeux à partir duquel pourrait être pensée une typologie anthropotechnique de l’espace contemporain. Cette typologie serait alors à même d’accepter toute forme de mutation anthropotechnique en offrant une liberté de recombinaison et d’ “émulsion” formelle. Ce postulat pose beaucoup de question en rapport avec la capacité qu'offre cette typologie spatiale d’intégration en elle même tout type de devenir technique et idéologique. L’hypothèse de P. Sloterdijk sur ce point part du principe que l’écume est le produit des explicitations surabondantes de la modernité, dans le sens où elle ont décomposées la croyance sur lesquels reposaient les formes passées de sociétés. “Dans la campagne de la modernité contre l’évident qui portait jadis le nom de nature, l’air, l’atmosphère, la culture, l’art et la vie ont été pris sous une pression d’explicitation qui transforme radicalement le mode d’être de ces “données”. Ce qui était arrière-plan et latence saturée a été déplacé, avec une énergie thématisante, du côté du représenté, de l’objectif, de l’élaboré et du productible. Sous la forme de la Terreur, de

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l’iconoclasme et de la science, trois puissances briseuses de latence ont pris position ; leurs effets provoquent l’écroulement des données et des interprétations des anciens mondes de la vie.”7 La campagne d’explicitation qui caractérise le projet moderne à mobilisé l’ensemble des constituants de la culture, de la science et des organisations sociales pour thématiser la manière dont ils peuvent se réorganiser et se désolidariser. C’est à partir de là que l’idée de pluralisme peut se penser, comme réceptacle à l’explicitation fulgurante d’un maximum de constituants de la société. “En vérité les “sociétés” ne sont compréhensibles que comme des associations agitées et asymétriques de pluralités d’espaces dont les cellules ne peuvent être ni véritablement unies, ni véritablement séparées. C’est seulement tant que les “sociétés” s’hypnotisent elles-mêmes en se faisant passer pour des entités homogènes - par exemple comme des peuples-nations fondés sur une substance génétique ou théologique - qu’elles se considèrent comme des monosphères unies depuis l’origine (ou par la force d’une charte exceptionnelle). Elles se présentent comme des espaces enchantés par le narcissisme, qui profitent d’une immunité imaginaire et d’une communauté d’essence et d’élection étendant son

7

Ibid., 2013, p.170. 111


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emprise comme par magie - et c’est dans ce sens que Slavoj Žižek a tout récemment interprété notre concept de “sphère” pour l’appliquer, dans un esprit critique, à la mentalité des États-Unis avant les attentats contre le World Trade Center. Est-il nécessaire d’expliquer pourquoi le commencement du savoir sur l’interaction des hommes réside dans la décision d’abandonner le cercle enchanté de l’hypnose réciproque imperceptible ? Quand on veut parler de la “société” en terme théorique, il faut opérer en-dehors de la pression du “nous”. Cela ayant été fait, on peut noter que les “sociétés” ou peuples ont eux-mêmes une constitution beaucoup plus fluide, hybride, une moindre densité et une plus grande promiscuité que ne laissent supposer leurs noms homogènes.”8 Ainsi, le postulat de base de la société écumeuse de P. Sloterdijk laisse entrevoir l’émergence d’une capacité à la fluidité, à la légèreté et à la prise de distance vis-à-vis de la pesanteur des sociétés macrosphérologiques qui lui donnent une souplesse et donc une capacité de résilience relativement poussée. Mais sa spécificité particulière tient dans la tendance des sociétés écumeuses à se débarrasser des auto-hypnoses collectives qui les structurent pour autoriser toutes les explicitations dont elles pourraient être l’objet. Cette sortie hors de l’établi les dote d’une capacité de thématisation qui, sur le plan théorique semble

8 112

Ibid., p.50-51.


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constituer un point de départ adéquat pour comprendre les mécanismes spécifiques de l’espace contemporain. L’écume contemporaine est donc le produit d’une multitude de micro explicitations localisée qui thématisent des situations spatiales, symboliques ou techniques non forcément associées avec le reste de l’écume, mais ayant la capacité de s’isoler et de se singulariser, et c’est ce qui fait dire à P. Sloterdijk : “Le principal mérite du XXè siècle a été dans l’analyse de l’écume. Nous avons appris que les écumes sont des processus et qu’à l’intérieur du chaos des pluricellulaires se déroulent sans cesse des inversions de strates, des bonds et des réformatages. Ce désordre a une orientation menant d’une stabilité et une inclusivité supérieures. On reconnaît une enceinte écume au fait que ses bulles sont plus grandes que dans les jeunes écumes - parce que de jeunes bulles qui éclatent meurent en quelque sorte à l’intérieur de leurs voisines et leur laissent en héritage leur volume d’air. Plus une écume est humide et jeune, plus les bulles concentrées en elle sont petites, rondes, mobiles et autistes ; plus elles sont vieilles et sèches, en revanche, plus les bulles individuelles ont “rendu leur âme”, plus grandes deviennent les cellules survivantes, plus l’action qu’ont celles-ci les unes sur les autres est forte et plus les loirs de la géométrie du voisinage, telles que les as formulées Plateau, interviennent dans la déformation mutuelle des bulles agrandies. Une

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mousse vieille incarne le cas idéal d’un système de fragilité partagé dans lequel on atteint une mesure extrême d’interdépendance.”9 Ainsi, à partir de la métaphore de l’écume P. Sloterdijk semble affirmer que l’espace que crée la société multi révolutionnaire et explicité offre une typologie auto-stabilisante dans le processus même de son “ébullition”. Cette ébullition systémique, produite par la multi explicitation et la multi-évènementialité semble alors être une particularité typologique et systémique de l’espace contemporain, qui demanderait une topo-sociologie étudiant les évolutions des formes de sociétés à l’époque contemporaine. Mais nous en resterons ici à un niveau théorique qui semble jusque là être relativement pertinent pour une approche typologique générale. Le plan libre, incarnant l’idéal de la modernité architecturale dans sa capacité à libérer l’innovation et ses processus révolutionnaires, trouve ici un champ de validation et d’incarnation à un niveau supérieur, comme prototype de l’infrastructure hypermoderne telle qu’elle s’incarne au niveau planétaire par la société contemporaine. Dans son analyse de la ville contemporaine, l’architecte Rem Koolhaas reprend cette hypothèse pluraliste comme moyen d’en synthétiser les modalités de production. Sa théorie de la ville générique veut expliquer la genèse des formes architecturales et urbaines à partir d’un processus ouvert, pluraliste automatique et non systémique. Il fait le postulat que la taille et la complexité des villes contemporaines font dépasser un

9 114

Ibid., p.43.


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seuil au delà duquel, “un bâtiment devient un Grand Bâtiment. Une telle masse ne peut plus être contrôlée par un seul geste architectural, ni même par une quelconque combinaison de gestes architecturaux. Cette impossibilité provoque l’autonomie des parties, ce qui ne revient cependant pas à une fragmentation : les parties demeurent liées au tout.”10. Ce postulat, base de sa théorie de la grande dimension, Bigness, lui sert de point de départ pour penser le mode par lequel l’écriture de la ville se produit. Aboutissement de la théorie révolutionnaire, la "Ville Générique" est le mode par lequel se réalise cette “émulsion” spatiale et énergétique qui caractérise la ville contemporaine. R. Koolhaas va jusqu’à dire qu’elle est un mode d’écriture, qui répond à des règles qu’il essaye de théoriser. “L’écriture de la ville est sans doute indéchiffrable, défectueuse, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’écriture ; il se peut simplement que nous ayons nous-mêmes développé une nouvelle forme de cécité. (…) La meilleure définition de l’esthétique de la Ville Générique est le free style. Comment le décrire ? Imaginez un espace ouvert, une clairière dans la forêt, une ville plane. Il y a trois éléments : des routes, des bâtiments, et la nature ; ils coexistent dans des relations flexibles, apparemment sans raison, dans une spectaculaire diversité d’organisation. Chacun des trois éléments peut dominer : parfois la “route”

10

Rem Koolhaas, Junkspace, Payot, 2011, p.32. 115


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est perdue - qu’on retrouve dans les méandres d’un incompréhensible détour ; parfois vous ne voyez aucun bâtiment, seulement la nature ; enfin de façon également imprévisible, vous ne trouvez que des bâtiments à l’entour, dans certains lieux inquiétants, les trois sont simultanément absents. (…) la Ville Générique se contente de jouir des bienfaits de leurs inventions : terrasses, ponts, tunnels, autoroutes - une immense prolifération des accessoires de la connexion”11 Par cette hypothèse R. Koolhaas cherche à proposer un moyen de considérer l’espace contemporain non pas à partir de modèles ou de schémas préétablis mais à partir des modalités mêmes à partir desquelles se réalise la "Ville Générique". Il propose une vision de l’espace contemporain très proche de celle de P. Sloterdijk, qui synthétise une pensée de la dynamique révolutionnaire installée de manière technique et spatiale. La "Ville Générique" est cette incarnation anonyme et mondialisée du principe d’explicitation sous forme d’architectures, de villes, d’objets, mais également de tous les éléments qui vivent à travers elle, qui la traversent ou s’y stabilisent. “La Bigness détruit, mais constitue aussi un nouveau départ. Elle peut reconstituer ce qu’elle casse. Un des paradoxes de la Bigness est que, en dépit des calculs qu’elle opère dans sa planification - ou

11 116

Rem Koolhaas, Op cit., 2011, p. 58-59.


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plutôt, précisément du fait de ses rigidités - c’est la seule architecture qui construise l’imprévisible. Au lieu de renforcer la coexistence, la Bigness repose sur des régimes de liberté, sur l’assemblage d’un maximum de différences. Seule la Bigness peut supporter une prolifération confuse d’évènements multiples dans un seul contenant. Elle développe des stratégies pour organiser à la fois leur indépendance et leur interdépendance avec une entité plus vaste, dans une symbiose qui exacerbe la spécificité plutôt qu’elle ne la corrompt.”12 C’est dans la possibilité même qu’offre la ville contemporaine d’accepter et de constituer des situations imprévues de manière locale que peut être envisagée l’hypothèse d’une stabilisation provisoire de l’évènement. Par la suite sera interrogée la question de la dimension par laquelle se pense le problème de l’intégration du catastrophique, mais pour l’instant la question de la forme et de la typologie permet de comprendre dans quel cadre se réalise la thématisation contemporaine. Cette thématisation constitue le mode opératoire de l’espace contemporain, soumis de plus en plus à l’explicitation. Comme un mode automatique d’écriture, la ville contemporaine explicite des situations chaque fois nouvelles, et invente de situations qu’elle rend elle même possibles. Dans une certaine mesure cette dynamique autofictionnelle propre à l’espace anthropotechnique

12

Rem Koolhaas,Op cit., 2011, p.38-39. 117


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contemporain permet de décharger la société du poids de la catastrophe, car elle arrive, pour le meilleur et pour le pire, à inventer des solutions de remplacement. La question de savoir si cette émulsion systémique est soutenable du point de vue de l’instauration d’une moyenne habitable viable par laquelle peut se stabiliser un avenir durable sera posée plus loin. Mais la question est posée maintenant de savoir comment cette fiction anthropotechnique pluraliste est rendue possible dans les faits. L’analyse morphologique a pu nous montrer comment la typologie écumeuse permet, virtuellement du moins, de décharger et d’intégrer la pression de l’évènement dans des devenirs techniques et sociaux. Cela a permis de situer un schéma dans lequel peut être pensé l’espace contemporain au niveau structurel. Maintenant doit être interrogé le processus par lequel l’intégration des êtres dans la structure se fait, dans la manière par laquelle le déplacement des êtres dans l’explicite se réalise de manière structurelle. Il faut étudier le mécanisme de l’émulsion même pour voir comment le processus révolutionnaire déplace les êtres dans l’écume, et comment il arrive à les intégrer dans un devenir spatial et social spécifique.

INTÉGRATION À partir d’une conception pathogénétique de la relation de l’homme à l’espace, il a été exposé comment le déplacement des êtres dans des devenirs techniques et spatiaux n'était pas

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seulement possible mais obligatoire. La question de l’articulation de l’homme avec ses milieux a été montrée comme se réalisant à partir d’une transitionnalité fondamentale qui rend possible toute évolution et mutation dans la manière qu’a l’homme de se spatialiser. C’est à partir de la potentialité du déplacement des êtres qu’il faut penser la question de leur intégration dans l’écume contemporaine, en interrogeant la manière dont leurs devenirs sont émulsifiés de manière potentiellement extrêmes. Cela demande une topologie spécifique dans laquelle peut se penser la question de la projection dans l’écume. Cette question, qui interroge les enjeux politiques de la société contemporaine, demande de situer le problème par rapport aux mutations qui touchent l’espace même. Mais tout d'abord sera pris un biais théorique qui se séparera de la question spatiale, et c'est au travers de l’étude de la relation que les technologies numériques nous font avoir avec le monde que seront critiquées ces mutations. Le déplacement dans l’univers numérique, outre qu’il incarne de manière explicite la question de l’espace contemporain, permet, par contraste, d’expliciter la question de l’écume comme mode complexe et spécifique d'organisation spatiale. La spécificité de l’apparition du numérique, en dehors de son expansion extrêmement rapide, tient dans l’invasion qu’elle opère dans un champ toujours plus vaste, pour envahir le moindre geste de ses prothèses numérisées. Cette invasion à laquelle se consacre le monde numérique et la manière dont il se greffe sur l’ensemble de nos faits et gestes, qui semble souvent si caricatural, entraine de profonds changements dans nos vies et dans nos pratiques spatiales.

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Cette analyse reprendra les considérations qui ont été développées dans le chapitre précédent autour de l’article The end of theory: The data deluge makes the scientific method obsolete de Chris Anderson13. Cela sera l’occasion, à partir de l’analyse des mécanismes d’indexation et de calculs des moteurs de recherches numériques, de problématiser la capacité des techniques contemporaines à capter et intégrer des entités dans des mécanismes techniques et technologiques. Ainsi pourra être problématisée la question de la fictionnalisation technologique, à partir de laquelle la question de la spatialisation de l’évènement peut se penser. “All models are wrong, but some are useful.”14 C’est ainsi que l’article introduit la question. Il situe, tout d’abord, le contexte dans lequel se base son analyse, qui est celui de l’apparition du traitement et de la diffusion de l’information sous forme numérique, et de l’apparition de la problématique des big data15. La question qui est alors posée est celle de savoir comment traiter l’ensemble des données extrêmement massives que sont ces big data. C. Anderson évoque alors la stratégie spécifique de Google, qui incarne alors une vision de l’obsolescence du 13

Chris Anderson, Op cit., publié sur le magazine en ligne Wired.

14

Ibid..

15 «Les big data, littéralement les « grosses données », parfois appelées données massives, est une expression anglophone utilisée pour désigner des ensembles de données qui deviennent tellement volumineux qu’ils en deviennent difficiles à travailler avec des outils classiques de gestion de base de données ou de gestion de l’information. L’on parle aussi de datamasse en français par similitude avec la biomasse.» in : Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003[consulté le 14 Août 2014]. Big data. Disponible sur : http://fr.wikipedia.org/ wiki/Big_data 120


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théorique. Le postulat à la base de la stratégie de Google est de remplacer la question du sens des informations pour prendre le biais de la description comme stratégie de traitement. “For instance, Google conquered the advertising world with nothing more than applied mathematics. It didn’t pretend to know anything about the culture and conventions of advertising — it just assumed that better data, with better analytical tools, would win the day. And Google was right.”16 Ainsi, il explique la façon dont Google a fondé sa stratégie sur la question du traitement des données, de manière algorithmique, en remplacement des théories par lesquelles les conventions propres des données sont élaborées. Ainsi, cela lui permet de dire : “This is a world where massive amounts of data and applied mathematics replace every other tool that might be brought to bear. Out with every theory of human behavior, from linguistics to sociology. Forget taxonomy, ontology, and psychology.”17 Il prend comme point de départ la façon dont Google se positionne par exemple par rapport à la linguistique, et dans la manière dont il a de s’affranchir des théories linguistiques dans ses opérations de traduction.

16

Chris Anderson, Op cit., publié sur le magazine en ligne Wired.

17

Ibid.. 121


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“No semantic or causal analysis is required. That’s why Google can translate languages without actually «knowing» them (given equal corpus data, Google can translate Klingon into Farsi as easily as it can translate French into German). And why it can match ads to content without any knowledge or assumptions about the ads or the content.”18 La stratégie de Google consiste dans l’utilisation d’outils purement opératoires appliqués sur le maximum de données possible, utilisation rendue possible par la puissance absolument sidérante des technologies par lesquelles ces opérations sont produites. Ainsi, cette stratégie repose non pas sur une compréhension des éléments analysés mais sur le pistage et la description des opérations par lesquels ils évoluent. Ainsi, la position de Google se résume ainsi : “Who knows why people do what they do? The point is they do it, and we can track and measure it with unprecedented fidelity. With enough data, the numbers speak for themselves.”19 C. Anderson défend cette stratégie à partir d’une critique de la méthode scientifique, qu’il développe autour de la question de la modélisation, qu'il critique à partir de la notion de justesse et de pertinence. Par une critique un peu simpliste qu’il s’agirait

122

18

Ibid..

19

Ibid..


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d’analyser plus en profondeur, il affirme que la question de Google mène à se désintéresser des procédés scientifiques, basés sur le trio Hypothèse, modèle et test, rendus obsolètes par l’apparition des Big data et des leurs descriptions automatisées. “Petabytes allow us to say: «Correlation is enough.» We can stop looking for models. We can analyze the data without hypotheses about what it might show. We can throw the numbers into the biggest computing clusters the world has ever seen and let statistical algorithms find patterns where science cannot.”20 Ainsi, d’après l'auteur, Google serait à même de remplacer la question théorique et scientifique par l'utilisation d’outils statistiques et algorithmiques numériques. Comme un sophisme automatisé, Google entend par là supplanter le reste des modèles de production du discours par la puissance de ses outils, et ainsi s’imposer comme principal producteur de savoir au niveau planétaire. Que le scandale PRISM ait tant choqué l’opinion publique, et le fait qu’il se soit avéré impossible, pour des raisons stratégiques et diplomatiques, d’en contrôler les modalités, rend explicite la puissance de ces outils. C’est par ce que les technologies analytiques numériques rendent possible comme jamais auparavant le pistage des individus et des idées, qu’elle doivent être pensées dans une critique anthropotechnique générale, et qu’elles interrogent tant le devenir des sociétés contemporaines.

20

Ibid.. 123


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INTERACTION Ainsi, après avoir situé le mécanisme par lequel peut se penser l’intégration contemporaine des êtres dans des structures techniques, se pose de manière plus précise la question de la manière dont ces techniques “s’attachent” aux créatures qu’elles se proposent à intégrer, pour voir par quels mécanismes nous nous en rendrons dépendants. Si les technologies numériques se rendent capables de nous intégrer dans des schémas techniques et technologies spécifiques, il doit être analysé comment cette intégration modifie la manière dont nous nous y rattachons. Que Google utilise nos données est un fait. Mais se poser la question de savoir comment le fait que nous utilisions Google modifie le rapport que nous entretenons avec notre propre devenir rend problématique la question de l’attachement à ces techniques. A été explicité dans le premier chapitre comment notre rapport à l’espace et au monde s’effectuait fondamentalement de manière transitionnelle par l’intégration d’une extériorité transitionnelle que représente tout objet technique. Doit alors se poser la question de savoir, quelles sont les extériorités transitionnelles par lesquelles nous constituons notre relation au monde à l’époque des big data et de la société mondialisée ? Un détour par une comparaison libre et personnelle entre certains thèmes traités dans un film avec la question de la production de connaissances au travers des moteurs de recherches intelligents de Google va nous permettre de soulever quelques thèmes principaux en réponse à cette question. Il va s'agir de comparer la manière dont le réalisateur Andreï

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Tarkovski met en scène dans son film Solaris21 un schéma narratif spécifique, avec la question de la pratique des réseaux numériques que sont Google et Facebook. Le recours à la science-fiction permettra de restituer la question du numérique en rapport avec une manière de penser notre rapport au monde, et qu’il sera possible de problématiser avec une pensée générale de la constitution de notre relation avec la technique. Explorer Google ou Facebook, dans toutes leurs proliférations virales et leur infini densité, constitue une aventure quelque peu étrange. Comme une plongée dans l’inconscient collectif contemporain, cette exploration nous fait rencontrer des images où se croisent les mémoires, où le collectif et l’individuel se mélangent continuellement. Cartographie mutante des psychismes toujours partagés mais anonymes, internet est la plaque sensible sur laquelle s’imprime le devenir du contemporain. Internet semble être une masse intelligente qui s’adapte au gré du moindre mouvement de ses usagers, et produit en conséquence des formes de fictions collectives, imprévisibles et mutantes. Cette description évoque alors fortement le thème central autour duquel s’organise la trame du film Solaris de A. Tarkovski, dont le scénario est tiré du roman de science fiction Solaris22 écrit en 1961 par l’auteur polonais Stanislas Lem. Toute l’histoire que développe le film s’articule autour de la découverte d’une planète 21 160min.

Andreï Tarkovski (réal.). Solaris, Mk2, Paris, 2005, 2 DVD vidéo,

22

Stanislas Lem, Solaris, Gallimard, collection Folio, 2002. 125


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qui semble développer des capacités et des caractéristiques étranges et mystérieuses, et de l’étude desquelles se développe une discipline scientifique propre, la Solaristique. Celle-ci est une discipline scientifique visant à la spéculation épistémologique et à l’exploration scientifique dans le cadre de l’étude de la planète Solaris. La Solaristique est donc une science qui s’est développée suite à l’exploration de la planète et après la découverte de propriétés spécifiques à cette planète. Un des postulat de cette science est que Solaris serait une forme intelligente. La planète aurait la possibilité d’évoluer de manière intelligente en rapport avec la présence des êtres humains. Et c’est à partir de là que la Solaristique se présente comme une épistémologie, visant à questionner la méthode par laquelle l’étude de Solaris doit être menée. Parce qu’elle met l’explorateur dans la position du chercheur, l’altérité intelligente qu’est Solaris interroge la position de l’homme lui même. Tarkovski fait de ce thème sa méditation principale. Comment réagir face à une altérité intelligente ? Le scénario s’articule autour du personnage de Kris Kelvin, psychologue, envoyé sur la station de recherche en orbite autour de Solaris pour interroger la pertinence des poursuites des recherches solaristiques. Le développement de l’intrigue le met en situation de confrontation avec Solaris, où il expérimente alors directement la position du chercheur en Solaristique. Cette position est rendue problématique dans la manière où elle s’articule avec la planète, car celle-ci réagit à son analyse. Arrivé sur la station, K. Kelvin découvre que non seulement la planète Solaris réagit à son observation, mais qu'elle produit une entité vivante à partir du psychisme des observateurs mêmes. Solaris est une immense matérialisatrice

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d’entités psychiques, qui renvoient aux scientifiques une image de leur propre intériorité. Toute la méditations d'A. Tarkovski tient dans l’interrogation de l’attitude de l’observateur de Solaris, vis à vis de ces manifestations mnémoniques, et vise par là à interroger le fond des questionnements de la Solaristique. Tout l’enjeu de la Solaristique tient dans l’interrogation sur les moyens d’interactions possibles avec Solaris. Tenter de comprendre comment fonctionne Solaris, tenter de comprendre la nature des êtres qu’elle produit, et la manière dont elle a de transformer ses observations en matérialisations vivantes. Ainsi, c’est à partir de l’intégration du sujet dans le processus d’interaction que A. Tarkovski situe l’issue de la Solaristique. Il en fait alors le sujet d’une interrogation des sentiments humains autour de la relation que noue K. Kelvin avec sa créature, qui est une “copie” de sa défunte femme, qu’il apprend alors à aimer. C’est alors intégré dans Solaris, dans l’univers psychique qu’il partage avec la planète, que K. Kelvin poursuit sa vie. Solaris devient alors l’océan dans lequel il habite, au milieu de ses souvenirs et dans un présent partagé. Cette entité qu’incarne Solaris, immense mer intelligente, devient le milieu dans lequel se développe la conscience et la mémoire des êtres qui l’approchent. Comme une matrice immense dans laquelle évolue l’homme. Celle-ci fait beaucoup penser à ce que nous avons défini comme espace transitionnel numérique globalisé. L’analogie avec Solaris ne vise pas à épuiser les questions immenses que posent le film à partir d’une métaphore numérique, mais cela permet de situer une manière de penser le réseau évolutif numérique qu’est internet dans un rapport d’imbrication

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avec les psychismes humains. Les potentialités propres à internet reposent dans la capacité de ses infrastructures à copier certains phénomènes psychiques et cognitifs, qui tendent à produire un réseau de significations et d’histoires symboliques analogues à celui des êtres cerveaux organiques humains. L’analogie entre une structure technique et une structure organique demande une critique extrêmement vaste, mais sera abord ici une approche de ces questions, qui vont permettre de situer comment la relation entre le cerveau organique et ses fac-similés numériques peut se produire.

GRAMMATISATION B. Stiegler fait de cette question l’introduction de son séminaire Pharmakon de l’année 2014 “Nouvelle critique de l’anthropologie, anthropo-logique - anthropo-technique, rêve, cinémas et cerveaux.”23. Il pose la question en ces termes : “Qu’est-ce que c’est que cette machine à répondre à des questions qu’est le moteur de recherche Google ?” Quel rapport à la langue Google va entrainer pour l’ensemble de l’humanité connectée, en l'intégrant ainsi dans un devenir technique post-théorique ? Comment penser le devenir de la

23 128

Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit.


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langue quand Google en fait de l’or24, et ainsi ne l’intègre quasi exclusivement que dans un devenir commercial ultra agressif mondialisé ? B. Stiegler qualifie ainsi le processus par lequel Google traite la langue. “Ce que l’on voit, c’est qu’aujourd’hui, la langue est littéralement “absorbée” par la technique, et absorbée au sens strict, au sens où un buvard absorbe l’encre qu’on a renversée, l’encre qui est en excès sur une feuille sur laquelle on écrit avec un stylo à plume par exemple. Mais absorbée au sens où la langue est “réduite” à des fonctionnements algorithmiques, au risque, peut-être, de s’en trouver profondément dénaturée?”25 Il pose par là la question de ce que devient la langue quand elle est ainsi affectée par le procédé technique qui l’ “absorbe”. Le premier postulat sur lequel se base cette question tient dans l’affirmation que la technique est un moyen d’absorption du langage, en tant qu’elle incorpore directement les entités sur lesquelles elle s’applique, ici en l’occurrence la langue. C’est à partir de ce postulat qu’il peut dire alors, comme l’a été exprimé dans le chapitre précédent, que le discours ne peut pas être pensé en dehors de la technique qui le rend possible. Il utilise, pour exprimer ce mécanisme d’ “absorption” de la langue dans un milieu technique, la notion de grammatisation. 24 http://fkaplan.wordpress.com/2012/01/17/quand-les-mots-valentde-lor/ 25

Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit. 129


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“Je dis “peut-être”, je dis peut-être parce que je crois qu’il ne faut pas se précipiter à dire que c’est une dénaturation. Et si je le dis ainsi, c’est parce que je soutiens moi-même que la langue est toujours déjà, en tous cas depuis 30.000 ans au moins, affectée par sa grammatisation. Hors, ce dont je parle là, la techno-logisation de la langue, c’est en fait la dernière époque de la grammatisation. La grammatisation numérique de la langue.”26 La grammatisation est le concept par lequel se pense la manière dont est “affectée” la langue par ces mécanismes techniques et technologiques qui l’ “absorbent.”. Il décrit le phénomène de cette absorption et en problématise les enjeux. Le concept est résumé ainsi dans le dictionnaire en ligne d’Ars Industrialis : “La grammatisation– expression qui prolonge et détourne un concept de Sylvain Auroux – désigne la transformation d’un continu temporel en un discret spatial : c’est un processus de description, de formalisation et de discrétisation des comportements humains (calculs, langages et gestes) qui permet leur reproductibilité ; c’est une abstraction de formes par l’extériorisation des flux dans les « rétentions tertiaires » (exportées dans nos machines, nos appareils). Grammatiser, c’est donc discrétiser, en vue de

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Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit.


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reproduire. Sera nommée gramme toute unité discrète inscrite dans un support technique de mémoire (hypomnemata). Le processus de grammatisation est l’histoire technique de la mémoire : c’est l’histoire du supplément au sens où en parlait Jacques Derrida mais tel qu’il consiste en une discrétisation, une discrimination, une analyse et une décomposition des flux (qui n’est pas étrangère au codage-décodage selon Gilles Deleuze et Félix Guattari).”27 Ainsi, la grammatisation est une opération que produit un élément technique pour incorporer l’objet de son action dans le devenir de la machine qu’elle incarne. Ainsi, comme l’écriture a grammatisé le langage de la tradition orale, en créant un support de mémoire technique, comme l’imprimante de Gutemberg a grammatisé l’écriture dans un devenir mécanique au travers de l’impression, Google grammatise le langage au travers de son indexation numérique automatisée. Toutes ces techniques sont ce que B. Stiegler définit comme hypomnémata, comme prothèses techniques de la mémoire dans lesquelles s’extériorisent nos mémoires et nos esprits. “Les hypomnémata, au sens général, sont les objets engendrés par l’hypomnesis, c’est-à-dire par l’artificialisation et l’extériorisation technique de la mémoire. Les hypomnémata sont les supports 27 Grammatisation (extrait) dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http://arsindustrialis.org/grammatisation 131


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artificiels de la mémoire sous toutes leurs formes : de l’os incisé préhistorique au lecteur MP3, en passant par l’écriture de la Bible, l’imprimerie, la photographie, etc. Les hypomnémata au sens strict sont des techniques spécifiquement conçues pour permettre la production et la transmission de la mémoire, ce sont des supports extériorisés de mémoire qui permettent d’élargir notre mémoire nerveuse. Toute individuation est indissociable de ces supports de mémoire extériorisés.”28 Elles sont le support de nos esprit, dans le sens où nos mémoires s’incarnent à longs terme par le biais des discours qui se réalisent à travers elles. C’est en ça que le Logos n’est pas pensable sans la Tekhnè, dans le sens où la Tekhnè constitue un organe à partir duquel se pense tout discours. Ainsi, ce sont dans des circuits techniques et maintenant techno-logiques que se réalisent les discours à partir desquels se sédimente la mémoire. Les hypomnémata sont les réceptacles de cette mémoire à long terme que B. Stiegler désigne sous le concept de Rétention Tertiaire29. “Les rétentions sont ce qui est retenu ou recueilli par la conscience. Ce terme est emprunté à Husserl ; mais les rétentions tertiaires sont propres 28 Hypomnémata (extrait) dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http://arsindustrialis.org/hypomnémata 29 Rétentions dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http:// arsindustrialis.org/rétention 132


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à la philosophie de Bernard Stiegler. Les rétentions sont des sélections : dans le flux de conscience que vous êtes vous ne pouvez pas tout retenir, ce que vous retenez est ce que vous êtes, mais ce que vous retenez dépend ce que vous avez déjà retenu. L’espèce humaine, étant originairement constituée par sa prothéticité, dispose d’une troisième mémoire, ni génétique, ni épigénétique : le milieu épiphylogénétique, comme ensemble des rétentions tertiaires formant des dispositifs rétentionels. Rétentions primaires. Celles-ci sont ce qui arrive au temps de la conscience, est ce que la conscience retient dans le maintenant du flux en quoi elle consiste). Ex. La rétention est la présence de la note passée dans une mélodie (par exemple le « si » n’est pas le même selon qu’il est précédée d’un « do » ou d’un « mi »). Rétentions secondaires. Les rétentions secondaires sont les rétentions primaires qui sont retenues par votre conscience, étant entendu que celles-ci ne peut pas tout retenir. Rétentions tertiaires. Ce sont les sédimentations (conscientes et inconscientes) qui se sont accumulées au cours des générations, et qui constitue de ce fait un processus d’individuation collective.”30

30 Rétentions (extrait) dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http://arsindustrialis.org/rétention 133


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La grammatisation est donc le mécanisme par lequel une forme technique modifie la manière dont s’articulent les entités qui composent tout espace transitionnel dans lequel il se produit. Et l’espace transitionnel contemporain, dans lequel se constitue une immense part du devenir des espaces contemporains, ne peut donc pas être pensé en dehors de cette Solaris numérique dans laquelle se développent les mémoires et les consciences contemporaines. Car, c’est en tant que prothèse numérique de l’esprit humain que le numérique se “branche” sur les espaces contemporains, et en modifie le devenir. Cette prothéticité numérique introduit une nouvelle époque de la grammatisation, où la machine sur laquelle se greffe l’homme n’est plus seulement un support fixe comme l’était le livre par exemple, mais un support dynamique, en tant qu’il est capable de calculs. Cette question ne sera pas approfondi plus avant dans les impacts qu’elle a sur la mémoire, la langue, et sur l’avenir de la connaissance. Mais le détour par cette interrogation a permis de situer l’ampleur du problème de l’intégration de l’homme dans des circuits techniques, et par là expliciter plus précisément le processus par lequel se passe cette intégration. Cette problématique ne doit pas se résumer au numérique, mais dépasser sur la question générale de l’espace, et demanderait une critique spéciale appliquée pour chaque domaine. Elle ouvre en cela un vaste champ de recherche pratique. La grammatisation est ici abordée à partir de la question du numérique, ce qui peut servir de base théorique au déplacement des corps dans des structures techniques. Car comme indiqué dans la définition du Dictionnaire en ligne d’Ars Industrialis, la grammatisation ne concerne pas uniquement le langage, et peut être comprise dans des champs différents, notamment à partir de

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la question industrielle. “Le processus de grammatisation ne concerne pas seulement le langage (telle cette machine à écrire qu’était la cité grecque), mais aussi les gestes et les comportements (telle la machine-outil symbolisée par la rencontre de l’ingénieur James Watt et de l’entrepreneur Matthew Boulton). Le machinisme industriel reproduit les gestes du travail, comme l’écriture imprimée reproduit la parole en autant d’exemplaires.”31 Pensons ici aux célèbres travaux de Ernst Neufert, et ses éléments des projets de construction, pour penser la question de la grammatisation des corps au niveau architectural et urbain. Cela permettrait d’ouvrir une critique de l’intégration architecturale, urbaine, et paysagère, qui serait un complément à l’entreprise effectuée ici. La question de l’environnement sera l’objet du prochain chapitre, mais pour l’heure il est nécessaire de poser la question du devenir technique des êtres grammatisés. Car ce qui rend la question de la grammatisation cruciale, c'est, en dehors des extrémités qu’elle atteint dans le milieu numérique, qu’elle déporte des êtres, qui sont aussi des corps et des architectures, dans des devenirs techniques qui interrogent beaucoup la place de l’homme dans le monde et dans la société. Les questions liées aux crises environnementales, avec leurs conflits militaires sous-jacent tous passablement opaques, que ce soit autour des 31 Grammatisation (extrait) dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http://arsindustrialis.org/grammatisation 135


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ressources en pétrole par exemple, ou avec les crises humanitaires relatives à l'exploitation les ressources en métaux rares, interrogent gravement le devenir des sociétés contemporaines. Et au delà de ces aspects noirs du monde contemporain qui déterminent les axes principaux des politiques mondialisées, c’est le quotidien tel qu’il se manifeste tous les jours dans les villes, les maisons, sur les écrans, dans les corps et dans les cerveaux qu’il faut interroger. Comment tous ces milieux s’organisent, se traversent et se recoupent, importants de plus en plus les êtres dans des devenirs écumeux, articulés et déliés, électrifiés et grammatisés et industrialisés ? Comment toutes ces prothèses articulent l’homme avec son environnement, comment est spatialisé l’être technique qu’est l’homme ? Ainsi, finalement, se repose la question qui se posait à la fin du premier chapitre. Comment, après avoir été grammatisé, l'évènement est-il intégré dans des devenirs techniques, et, ainsi, par l’ensemble de ces processus, thématisé et socialisé ? Quelle est la patrie de cet être apatride, qui, explicité, intégré et grammatisé, est rendu ainsi disponible à la commercialisation. Car c’est en définitive à ce devenir que sont destinés de plus en plus de gestes et d’histoires, qui dans le monde contemporains constituent un terreau fertile à la production de valeur.

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MARKETING “La nature a horreur du vide” Mais il se vend bien. Le “temps de cerveau disponible” est un produit à très fort potentiel économique, TF1 s’est chargé de nous le rappeler.32 Le vide se vend bien car on peut facilement le remplir, et c’est 32 Télécratie dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http:// arsindustrialis.org/télécratie La télécratie est le pouvoir de la télévision. Berlusconi, parmi beaucoup d’autres, incarne parfaitement ce pouvoir. La télécratie ambiante illustre ce que Valery, en 1939, aurait nommé la « baisse de la valeur esprit ». Les tenants du nouveau capitalisme consumériste, c’est-à-dire du capitalisme reposant sur la création de besoins, ont vu naître l’outil rêvé dont ils avaient l’espoir : la télévision. Celle-ci, qui a connu un essor extraordinairement rapide depuis sa naissance, est désormais dans 97°/° des foyers français ; elle reste le média le plus influent (c’est encore la télévision qui domine le flux d’information). Faut-il encore prouver, à l’appui de chiffres ou de faits divers, l’aliénation télévisuelle ? Prendre au mot le PDG de TF1 : « Vendre du temps de cerveau disponible », cela veut dire produire du temps de cerveau sans conscience. La grande tentation est de parvenir à une captation intégrale, de mobiliser tout le « temps de cerveau disponible », elle est de détruire l’attention, de la transformer en réflexes conditionnés : tel le chien de Pavlov, la télécratie dresse notre plasticité synaptique ; l’homme qui n’est pas ce chien, cultive ce qui, en lui, ne se domestique pas. C’est parce que le règne de la télécratie est possiblement en train de se transformer, qu’il faut plus que jamais réfléchir à ce dont nous ne sommes pas encore sortis : non seulement la soumission du premier pouvoir au quatrième pouvoir, mais encore l’exploitation et l’entretient de la bêtise à des fins marchandes ou électorales. La politique télévisuelle nourrit la désidentification collective et tue le politique. Si le web peut nous sortir de la télécratie c’est en tant qu’il constitue structurellement un milieu technique associé (association des destinataires et des destinateurs et non plus opposition des producteurs et des consommateurs). Cependant, le web, comme toute technologie de l’esprit, est pharmacologique (autrement dit, il peut, si rien n’est fait, renforcer la télécratie). 137


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à cette tâche que s’occupent une quantité invraisemblable d’individus. Le marketing est une discipline hybride, une sorte de croisement entre l’archétype du design industriel et la connaissance scientifique appliquée. Le marketing est la réalisation réussie de l’idéal moderne qu’avait tenté d’incarner le Bauhaus, dénué de son idéalisme. C’est la version industrielle du sophisme athénien. “All people are silly, but they are useful.” Cela pourrait être le slogan d’une secte qui vouerait un culte à la légèreté d’esprit et à l’hédonisme industriel. C’est le principe sousjacent d’une immense partie des structures anthropotechniques par lesquelles l’espace contemporain produit ses fictions éphémères. C’est la version stratégique du slogan scientifique que C. Anderson prêtait à Google. Il est l’incarnation d’une pensée de la socialisation et de la fabrication à partir de laquelle il est possible de problématiser la production des fictions contemporaines. Cette problématisation permet de penser comment les stratégies d’explicitations révolutionnaires propres à notre hypermodernité sont mises au service d’une pensée du design acoquinée avec une politique économique à grande échelle. À partir des développements précédents concernant la question de l’explicitation et du déplacement dans l’artificiel qu’elle produit systématiquement, a été introduite la question de la grammatisation. C’est par ce concept qu’il faut comprendre la manière dont le marketing tire parti de la maitrise des innovations scientifiques et techniques. Le "temps de cerveau disponible" n’est rien d’autre qu’un produit que les acteurs de la télécratie

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ont parfaitement réussis à produire. Et la production de ce temps libre dans les cerveaux des citoyens ne peut se comprendre qu’à partir d’une stratégie de design industriel, qu’une critique de la grammatisation permet de problématiser à partir des enjeux politiques et éthiques qu’elle soulève. Raymond Loewy disait en 1953 dans son ouvrage resté célèbre La laideur se vend mal, qu’une refonte globale de la pensée industrielle devait être opérée dans le monde de la fabrication d’objets du quotidien. Ce fut le début d’une stratégie industrielle et économique définissant la création d’objets beaux, harmonieux, et fruits d’une rationalisation dans leur mode de conception. Un objet ne devait pas être uniquement fonctionnel, mais esthétique. Était né un capitalisme du désir, un capitalisme qui ne vend plus un objet mais un désir. Néanmoins les beaux objets ne suffisent pas pour penser le marketing. Ce qui fait le marketing contemporain, c’est l’infrastructure stratégique qui vise à produire le désir de l’objet, et l’objet lui même. Cette stratégie, nerf de la guerre économique actuelle, est la clef de voûte du dynamisme consumériste. Elle repose, comme nous l’avons exprimé, sur l’alliance entre la création des conditions du désir, et sur une capacité à s’intégrer sur les structures désirantes pour les restructurer et les diriger dans un but précis. C’est à partir de la grammatisation que cette stratégie peut être pensée. L’idéal du design industriel vise à trouver les moyens de grammatiser les corps et les esprits pour les intégrer dans des mécanismes consuméristes. C’est en ça donc qu’elle s'appuie sur une alliance entre la maitrise des découvertes scientifiques et des systèmes de productions à grande échelle. Car le premier enjeu du marketing tient dans la captation de ces corps, par

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laquelle toute grammatisation peut être rendue possible. Et cette captation doit, pour être effective et efficace, pouvoir compter sur une grande capacité d’explicitation des mécanismes propres aux êtres commercialisables. Si vous voulez vendre des régimes diététiques, il faut maîtriser la question de l’alimentation et de la santé pour situer vos produits dans un milieu maîtrisé. Et toute la stratégie du marketing sera de réussir à produire dans ce milieu le terreau favorable à la formation du désir spécifique vis-à-vis des produits commercialisés. Expliciter les mécanismes des désirs liés à l’alimentation, au régime et à la diététique rend possible la maitrise des connaissances spécifiques qui y sont associées. C’est ce que théorise B. Stiegler par le concept de psychotechnique, pour penser le mécanisme du marketing, qui repose selon lui sur un ensemble d’arsenaux scientifiques pour, en étudiant les mécanismes du désir, et en ça les sciences cognitives et les neurosciences, trouver les brèches par lesquelles des désirs peuvent être “implantés” dans les esprits des consommateurs. “Pour le marketing, utilisant massivement les psychotechnologies des industries de programmes, il s’agit justement et littéralement de tenter de programmer nos désirs, de capter notre attention, c’est à dire aussi de « disposer » notre « cerveau », de le rendre « disponible », d’en « disposer ».”33 Ce cerveau disponible, que la télévision a bien su produire, est la condition dans laquelle peut se penser la commercialisation 33 Psychotechnique, (Extrait), dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http://arsindustrialis.org/psychotechnique 140


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de produits commerciaux. Car le leitmotiv des psychotechniques tient dans cette exploitation même des désirs qui ont pu être explicités et grammatisés dans des structures techniques. C’est une fois capté, grammatisé que l’esprit des consommateurs peut ainsi servir de matière première à un ensemble d’industries de productions qui auront alors entre les mains le milieu nécessaire pour écouler leurs produits. C’est à partir de cela que P. Sloterdijk peut dire que la meilleure définition de la modernité est l’explicitation. L’explicitation est l’outil le plus puissant dans la créations de la société contemporaine. La révolution qu’il avait théorisée comme mode d’être de la modernité ne doit se penser que comme effet de l’explicitation. Cette définition nous avait permis de situer le principe de révolution dans ce qu’il entraînait des effets dans les milieux dans lesquels évoluent les sociétés humaines. Cela avait permis de situer le “terrain de jeu” de la modernité, qui est toujours technique et scientifique, et c’est à partir de cette base qu’il faut penser le devenir technique des êtres grammatisés. Ce devenir ne se veut pas forcément révolutionnaire. Il se veut technique et industriel. “La visibilité de l’innovation réelle remonte à l’effet d’explicitation - ce que l’on célèbre ensuite comme “révolution” n’est en règle générale que le bruit qui s’élève lorsque les jeux sont faits. L’époque que nous vivons ne renverse pas les choses, les situations, les thèmes : elle les déroule. Elle les déploie, elle les tire vers l’avant, elle les aplatit, les places sous la contrainte de la manifestation, elle les réépelle par l’analyse et les intègre dans des

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routines synthétiques. De supposition elle fait une capacité d’opération, elle traduit les rêves en mode d’emploi ; elle arme le ressentiment, elle laisse l’amour jouer sur d’innombrables instruments qu’elle a souvent inventés elle-même. Elle veut tout savoir sur l’arrière-plan, le replié, sur ce qui était jusqu’alors indisponible et retiré - et sinon tout, du moins suffisamment pour rendre disponible en vue de nouvelles actions de premier plan, de déploiement, d’intervention, de réformation. Elle transpose le monstrueux dans le quotidien. Elle invente des procédés pour rendre l’inouï réel ; elle crée les touches qui permettent aux utilisateurs un accès facile à ce qui était jusqu’ici impossible. Elle dit aux siens : l’impuissance n’existe pas ; tu peux ce que tu ne peux pas. C’est à juste titre qu’on la qualifie d’époque technique.”34 Ainsi, la question de l’espace contemporain ne repose pas que sur la question de l’évènement, qui en constitue un point significatif mais qui ne peut être pensé que dans sa liquéfaction dans le devenir technique et industriel. L’évènement, qui est l’élément créateur de la dynamique consumériste et révolutionnaire, ne peut donc être pensé que dans sa socialisation, sa redistribution par son intégration dans des circuits commerciaux et spatiaux intégrés. Ainsi, c’est à partir de cette question que R. Koolhaas peut penser la ville comme grand “récepteur” et créatrice de

34 142

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.77.


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cette spatialisation technique, urbaine, sociale et symbolique. La Bigness est le nom de cette société polycamériste et éclatée qui est reconstruite et refictionnalisée dans des devenirs techniques dynamiques. “Par la contamination plutôt que par la pureté, par la quantité plutôt que par la qualité, seule la Bigness peut faire vivre des relations authentiquement nouvelles entre des entités fonctionnelles qui étendent leur identité plutôt que de la limiter. L’artificialité et la complexité de la Bigness libèrent la fonction de son armature de défense, pour permettre une sorte de liquéfaction ; les éléments du programme réagissent les uns avec les autres pour créer de nouveaux événements - la Bigness revient à un modèle de programme alchimique. À première vue, les activités assemblées dans la structure de la Bigness demandent à interagir. Mais la Bigness peut aussi tenir à l’écart. Comme les tiges de plutonium qui, selon qu’elles sont plus ou moins immergées, inhibent ou favorisent la réaction nucléaire, la Bigness régule l’intensité de la coexistence de ses différents programmes.”35

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Rem Koolhaas, Op cit., 2011, p.38-39. 143


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Ses modèles sont la Stevenote36 et les jeux olympiques ; son quotidien, le supermarché, les transports en commun, internet. Sa stabilisation est garantie par son évolution continuelle. Elle ne cherche plus à révolutionner mais à écouler. C’est ainsi que l’écume anthropotechnique contemporaine arrive a accepter en son sein tant de contradictions. Par une émulsion perpétuelle qui crée et recrée des situations anthropotechniques provisoires, éphémères et mobiles. C’est dans sa capacité de recombinaison que l’espace contemporain arrive à digérer ses extrémités les plus radicales. Et c’est ce qui fait dire à P. Sloterdijk ces phrases qui incarnent bien à quel degré de tolérance le monde contemporain est parvenu à se stabiliser. L’écume anthropotechnique est un espace dans lequel des êtres cohabitent. Qu’ils soient animaux, humains, numériques ou bactériologiques, tous revendiquent le même statut d’habitant de l’écume. Car, comme le dit P. Sloterdijk en citant Ernst Bloch, “il y a beaucoup de chambres dans la maison du monde.”37 “Ce qui s’appelle le capitalisme est une politique d’ouverture des frontières à l’entrée de d’immigrants mécaniques, scientifiques et épistémiques, qui sortent de l’état de non-invention pour entrer dans l’état d’invention, de l’état de la non-découverte à l’état de la découverte. Être-inventé et être36 “Une Stevenote (qui vient de Steve Jobs et de Keynote, une conférence en anglais) est le surnom donné aux discours d’ouverture de Steve Jobs au nom de la société Apple lors de divers événements. in : Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003- [consulté le 13 Août 2014]. Stevenote. Disponible sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Stevenote 37 144

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.52.


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découvert sont par conséquent des états de fait qui regardent l’état civil cognitif des choses. Le processus de civilisation est essentiellement la naturalisation de la nouveauté non humaine. Le monde moderne est impensable sans ce processus où l’on laisse en permanence la place aux immigrations en provenance du nouveau ; sur ce point, la différence entre les États-Unis et le Vieux Monde n’est qu’une différence de style ; au fond, toutes les cultures porteuses de la modernisation sont des pays d’immigration ; en elles, chaque foyer privé doit s’apprêter à accepter que des innovations prennent chez lui leurs quartiers provisoires.”38 Et ainsi, dans cette conception de la cohabitation multi-cameriste et réellement multiculturelle, l’acceptation du nouveau se réalise au niveau systémique par une conception anthropotechnique de la création de société. La mise en relation et la spatialisation des entités qui l’habitent ne sont pensables que comme une théorie des situations articulatoires et provisoires. C’est ainsi donc que P. Sloterdijk définit le pluralisme anthropotechnique qu’est l’écume contemporaine. “une théorie des lieux, des situations, des immersions se met timidement en marche, le remplacement des la sociologie par la théorie des réseaux d’acteurs est une hypothèse encore

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Ibid., p.185-186. 145


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peu reçue, les réflexions sur la convocation d’un collectif composé de manière réaliste afin de promulguer une nouvelle constitution pour les société globales du savoir ont à peine montré plus que leurs contours. On ne peut discerner dans ces prémisses, sans autre forme de procès, une tendance commune. Une seule chose est sûre : là où l’on déplorait des pertes de forme s’installent des gains de mobilité.”39 À partir de là une théorie de l’espace contemporain est donc pensable et se propose donc d’aborder le devenir des sociétés dans ses mutations anthropotechniques, dans ses intégrations et ses projections. Tous ces ensembles constituent donc un vaste espace transitionnel dont la nature pathogénétique sur-saturée est à critiquer comme une théorie des écumes anthropotechniques auto-déportantes et potentiellement gravement auto-destructrices. Et si la dynamique propre au marketing constitue un régime de base par lequel se produisent les faits sociaux majeurs concernant le quotidien, il faut également penser cette dynamique dans ses manifestations plus intenses, tels que constituent les évènements significatifs des faits anthropotechniques contemporains. C’est à partir de là que pourra être pensée une théorie des limites des espaces contemporains et une critiques des écumes sur-saturées ainsi que des motifs des intoxications anthropotechniques. Cela produira alors une critique de la vitesse anthropotechnique prenant son motif principal dans ce qui est appelé par Naomi

39 146

Ibid., p.20.


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Klein la Stratégie du Choc : la montée du capitalisme du désastre40, qui constitue une version terroriste et terrorisante de la grammatisation appliquée à grande échelle. Car si le marketing se consacre à l’ouverture de portes et de frontières dans les esprits et dans les modes de vie, installer le terreau dans lequel ce marketing peut se développer demande d’ouvrir des frontières à des échelles internationales.

TERRORISME "S'il n'y avait pas eu de médecins il n'y aurait jamais eu de malades, pas de squelettes de morts malades à charcuter et dépiauter, car c'est par les médecins et non par les malades que la société a commencé. Ceux qui vivent, vivent des morts. Et il faut aussi que la mort vive ; et il n'y a rien comme un asile d'aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse des morts."41

40 Naomi Klein, La stratégie du choc : la montée du capitalisme du désastre, Acte Sud, 2008. 41 Antonin Artaud, Artaud le Mômo, 12 janvier 1948. Source : http:// ecolepoetique.ning.com/group/poesie-en-folie-poetry-madness/page/antoninartaud-alienation-et-magie-noire-1948 147


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C'est après être sorti d'une série de 50 électrochocs qu'Antonin Artaud écrivit ces mots. Ils incarnent toute sa rage et sa fureur contre ces techniciens des âmes et des corps qui en viennent à la terreur pour instaurer la vie. Sa poésie cruelle et habitée était un manifeste et une accusation. Manifeste de la folie et critique de la cruauté. Ceux qui organisent la société le font sur le corps des morts, et leurs lois se font à coup d'électrochoc. Sans reprendre ni la verve ni la folie d'A. Artaud, Naomi Klein va montrer dans son ouvrage Stratégie du Choc : la montée du capitalisme du désastre42 que ce qu'A. Artaud avait éprouvé au niveau esthétique et psychiatrique n'était ni une métaphore ni un accès de folie. Mais cela pouvait être compris au niveau géopolitique et économique. La catastrophe et la terreur sont un terreau d'où peut apparaître beaucoup si l'on sait les manier. C'est ce qu'elle va théoriser à partir d'une analyse historique et politique des catastrophes et des guerres contemporaines, en faisant émerger une "stratégie du choc" qu'elle diagnostique à partir d'une série de recoupements et de similarités. Elle va ainsi mettre en lumière comment dans une grande série de crises géopolitiques, vont se dessiner certains schémas d'actions spécifiques, qui reposeraient selon elle sur une stratégie similaire : la stratégie du choc. Cette stratégie consisterait en une "stratégie de l'occasion" qui viserait à profiter d'un état de choc collectif créé volontairement ou non, dans des cas de guerres ou de catastrophes naturelles, pour instaurer des changements drastiques dans les sociétés alors déstabilisées.

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Naomi Klein, Op cit..


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Elle prend comme point de départ les théories économiques de "l'école de Chicago" développées par Milton Friedman, théoricien d'un capitalisme radical prônant le retrait des états de la sphère économique et défenseur selon N. Klein de cette stratégie du désastre. S'il n'est pas question ici de critiquer le rôle effectif de M. Friedman, la manière dont N. Klein se sert de sa stratégie économique pour la penser comme stratégie du désastre permet de mettre en abîme la question anthropotechnique dans son incarnation la plus radicale et la plus cynique. Elle incarne une pensée de l'événement, élevée au niveau stratégique et géopolitique, qui l'intègre déjà comme principe d'action. C'est donc une théorie et une pratique de l'intégration du catastrophique à son niveau le plus élevé, qui fait fie des principes juridiques fondamentaux, et qui incarne par là une pensée anthropotechnique radicale. La pensée radicale et très simple, à partir de laquelle se développe la thèse "désastreuse", tient dans la stratégie, opportuniste et pragmatique, qui se propose de penser les catastrophes par rapport aux potentialités qu'elles ouvrent. Ainsi, "Dans l’un de ses essais les plus influents, Friedman définit le remède universel que propose le capitalisme moderne et énonce ce que j’en suis venue à considérer comme la « stratégie du choc ». «Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements, fait-il observer. Lorsqu’elle se produit, les mesures à prendre dépendent des idées alors en vigueur. Telle est, me semble-t-il, notre véritable fonction :

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trouver des solutions de rechange aux politiques existantes et les entretenir jusqu’à ce que des notions politiquement impossibles deviennent politiquement inévitables.»"43 La stratégie est donc déjà incluse dans une stratégie des extrêmes. Profiter d'une situation de crise pour réaliser ce qui n'aurait pas pu être possible sans, et en profiter pour réorganiser drastiquement les structures politiques et économiques des milieux dans lesquels s'est produite la catastrophe. Son leitmotiv est le profit, politique, industriel ou économique, et sa méthode la terreur. Elle met en pratique ce que P. SLoterdijk décrit comme un modus operandi44 militaire dépassant le critère du conflit au profit de celui d' "opération". Et cette opération se développe à partir d'une crise réelle ou supposée, qu'il s'agit alors soit d'utiliser, soit de créer. Le modus operandi de cette stratégie a comme base, selon N. Klein, les recherches en sciences comportementales effectuées par les services secrets américains et qui fournirent les bases d'une pratique comportementale de la torture basée sur des privations sensorielles. Le but de ces méthodes est décrit ainsi, et permet de situer l'élément à partir duquel la stratégie du choc fonde sa méthode. "La torture, ou l’« interrogatoire coercitif » comme on l’appelle à la CIA, est un ensemble de techniques conçues pour plonger les prisonniers

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43

Ibid..

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Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p. 94.


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dans un état de choc et de désorientation grave et les forcer à faire des concessions contre leur gré. La logique de la méthode est exposée dans deux manuels de l’agence qui ont été déclassifiés à la fin des années 1990. On y explique que la façon de vaincre les résistances des « récalcitrants » consiste à provoquer une fracture violente entre le prisonnier et sa capacité à comprendre le monde qui l’entoure. D’abord, on « affame » les sens (au moyen de cagoules, de bouchons d’oreilles, de fers et de périodes d’isolement total) ; ensuite, le corps est bombardé de stimuli (lumières stroboscopiques, musique à tue-tête, passages à tabac, électrochocs). Cette phase d’« assouplissement » a pour but de provoquer une sorte d’ouragan dans la tête des prisonniers, qui régressent et ont peur au point de perdre toute capacité à penser de façon rationnelle et à protéger leurs intérêts."45 Si cette méthode, qui s'organise de manière systématique dans certaines prisons n'est pas facilement applicable telle qu'elle au niveau politique, elle se base sur la plasticité qu'ouvre cet phase d'assouplissement" dans laquelle est plongée la victime. Car, ce qu'elle vise, c'est profiter de cette plasticité pour tirer parti des potentialité qu'elle offre dans le champ opérationnel.

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Naomi Klein, Op cit. 151


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" Voici donc comment fonctionne la stratégie du choc : le désastre déclencheur – le coup d’État, l’attentat terroriste, l’effondrement des marchés, la guerre, le tsunami, l’ouragan – plonge la population dans un état de choc collectif. Le sifflement des bombes, les échos de la terreur et les vents rugissants « assouplissent » les sociétés, un peu comme la musique tonitruante et les coups dans les prisons où se pratique la torture. À l’instar du prisonnier terrorisé qui donne le nom de ses camarades et renie sa foi, les sociétés en état de choc abandonnent des droits que, dans d’autres circonstances, elles auraient défendus jalousement."46 Ainsi cette stratégie est fondamentalement terroriste, comme l'indique à raison P. Sloterdijk47, et constitue une des principales formes de guerre actuelle, dans sa version fluidifiée et éclatée post-guerre froide incarnée par la guerre économique et la lutte antiterroriste. Elle définit la version la plus radicale d'explicitation stratégique, que P. Sloterdijk décrit ainsi comme attaque contre l'environnement. "Le début de la terreur , ce n'est pas l'attentat isolé accompli par l'une des parties, mais la volonté et la propension qu'ont les partenaires

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46

Ibid.

47

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p. 94-95.


invasion

du conflit à opérer dans une zone de combat élargie. L'extension des zones de combat fait surgir le principe de l'explicitation dans les actes de guerre ; l'ennemi est explicité comme un objet dans l'environnement, dont l'élimination est une condition de survie du système. Le terrorisme, c'est l'explicitation maximale de l'autre sous l'angle de sa capacité à être exterminé. Si la guerre signifie toujours un comportement envers l'ennemi, c'est seulement le terrorisme qui dévoile son "essence". Au moment où le contrôle des hostilités par le droit international échoue, les rapports techniques avec l'ennemi prennent le dessus : en propulsant l'explicitation des procédés, la technique en vient à l'essentiel de l'hostilité : celle-ci n'est que la volonté d'exterminer l'autre."48 Cela définit donc la première limite du motif anthropotechnique, qui se pense à partir de l'utilisation de la technique dans le cadre d'opérations manifestes. L'exterminisme qui en découle définit une limite de la pratique anthropotechnique qui oblige à développer un système normatif organisé en conséquence. Car, comme le précise N. Klein, "le modèle économique de Friedman, s’il est en partie compatible avec la démocratie, a besoin de conditions totalitaires pour être imposé dans son

48

Ibid., p. 95. 153


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

expression la plus pure. Pour que le traitement de choc économique soit appliqué sans contrainte – comme ce fut le cas au Chili dans les années 1970, en Chine à la fin des années 1980, en Russie dans les années 1990 et aux États- Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 –, on doit compter sur un traumatisme collectif majeur, lequel entrave ou suspend provisoirement l’application des principes démocratiques"49 C'est dans le cadre de ce dépassement des principes démocratiques que se pense la critique des limites de la pensée anthropotechnique. Cette critique doit étudier comment l'instauration d'un régime anthropotechnique totalement dérégulé est rendu possible à partir d'une stratégie délibérée de mise à profit de l'extrême. Elle doit expliciter comment cette stratégie met à profit et déploie les outils qui permettent de dépasser le choc par la mise en place de structures bien précises implantées au bon moment. Car, si "le climat de crise généralisée permettait de faire fi de la volonté des électeurs et de céder le pays aux «technocrates» de l’économie."50 Ce que proposent ces technocrates ce n'est pas directement la terreur mais ce qui en renaît. La thèse de N. Klein, qui repose sur une analyse historique qui est serait a interroger, affirme que

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49

Naomi Klein, Op cit.

50

Ibid.


invasion

cette stratégie économique viserait un but précis incluse dans le programme des "Chicago's Boys" dont M. Friedman serait le représentant. "l’exploitation effrontée des crises est l’aboutissement de trois décennies d’application stricte de la stratégie du choc. Vues sous cette optique, les trente-cinq dernières années apparaissent sous un jour sensiblement différent. On avait jusque-là tendance à voir certaines des violations les plus flagrantes des droits de l’homme comme des actes sadiques dont se rendaient coupables des régimes antidémocratiques. En fait, il s’agissait plutôt de mesures prises dans le dessein de terroriser la population et de préparer le terrain à l’introduction de « réformes » radicales axées sur la libéralisation des marchés."51 Ainsi, au travers de son analyse, N. Klein démontre comment, entre autres, au Chili, en Argentine, en Russie, en Irak et/ou même aux États-Unis après l'ouragan Katrina, toutes ces catastrophes ou ces actes militaires furent l'occasion d'instaurer des régimes spéciaux de sociétés que certains groupements corporatistes se sont proposé de mettre en place. Comme cet exemple frappant, qui exprime directement l'attitude "occasionaliste", tel que le reporte N. Klein, suite à son séjour à la Nouvelle-Orléans, et qui incarne bien les directives que M. Friedman donna à cette

51

Ibid. 155


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

occasion concernant la réforme du système éducatif local. : "un éminent congressman républicain de la ville, Richard Baker, avait tenu les propos suivants : «Nous avons enfin nettoyé les logements sociaux de La Nouvelle-Orléans. Dieu a réussi là où nous avions échoué.» Joseph Canizaro, l’un des promoteurs immobiliers les plus riches de la ville, avait exprimé un point de vue similaire : « Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début. De superbes occasions se présentent à nous. » Pendant toute la semaine, l’Assemblée législative de la Louisiane à Baton Rouge, la capitale, avait grouillé de lobbyistes s’employant à verrouiller les « occasions » en question. Au menu : réductions des charges fiscales, allégements de la réglementation, main-d’oeuvre au rabais et création d’une ville « plus petite et plus sûre » – ce qui en pratique revenait à la démolition des logements sociaux et à leur remplacement par des immeubles en copropriété."52 Ainsi, que ce soit par des systèmes économiques, des états fabriqués de toutes pièces, des dictatures, des accords internationaux, des mutation constitutionnelles ou des politiques urbaines, toutes ces techniques terroristes sont autant de mode de socialisation par la terreur d'entités techniques et sociales nouvelles et ultra-

52 156

Ibid.


invasion

agressives. Que l'on pense aux politiques humanitaires telles que celles menées en Haïti par exemple, toutes ont pour mode opératoire la terreur et comme motif l'invasion. Le concept de grammatisation tel qu'il émerge de la théorie linguistique est un outil très riche pour penser la question de l'intégration des corps et des espaces dans des organes anthropotechniques, et ainsi en passant par le cerveau via le marketing, son incarnation politique montre comment elle aboutie à sa radicalisation dans la pratique du terrorisme. Mais à moindre échelle, la question de la grammatisation comme méthode stratégique demande une critique des espaces contemporains pensés dans les dynamismes anthropotechniques qui les mettent en place. Ainsi, les grands évènements mondiaux comme les grandes manifestations sportives par exemple sont une application douce de la stratégie du choc, et, sous couvert de festivités et de regroupements populaires défendus par un discours de socialisation et de fraternité, sont l'instauration de régimes économiques planifiés à coup de mouvements de foules et de ségrégation volontairement intensifiée. Tous ces évènements doivent être analysés dans les modalités avec lesquelles ils se proposent d'instaurer des régimes spatiaux, techniques et donc aussi sociaux spécifiques. Car c'est dans la mesure, et la démesure, avec laquelle ces techniques politiques instaurent des régimes de normativités qu'il faut penser la crise de l’événement. Car, qu'il soit fictionnel, publicitaire, terroriste ou sportif, l'événement contemporain sera toujours inclusif et enveloppant. Et les fictions qu'il déploie pour nous intégrer en son sein reposent toutes sur des dispositifs techniques qui rendent ces fictions elles-mêmes possibles. Dans les histoires de cette écume planétaire, il est de plus en plus facile de laisser ces histoires projeter

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De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

le monde dans des univers terrorisants à force d'être terrorisés. Car l'utilisation du design industriel associé à une pratique du terrorisme ouvre un champ extrêmement problématique d'entrée en limite des sociétés anthropotechniques. Et en en définissant même le motif fondamental, cette association nécessite une réelle critique qui prenne la question anthropotechnique à bras le corps si l'on veut penser l'évolution des sociétés en articulations avec les modes techniques qui les conditionnent. Car si la grammatisation est un motif indépassable du mode d'existence technique, la manière dont cette grammatisation est programmée comme industrie de captation impose une critique radicale des mondes contemporains. Et l'architecture ne peux pas, en tant que technique d'aménagement des espaces, échapper à cette critique anthropotechnique. Même, à partir d'une métaphore spatiale comme l'a entreprise P. Sloterdijk, l'implication de l'architecture comme thème fondateur d'une anthropologie des espaces habités offre une trame prometteuse de synthèse thématique quant à l'analyse des sociétés. Articulée avec une critique anthropotechnique des modes de production de ces espaces, cette métaphore spatiale arrive à problématiser la question des sociétés dans l'actualité de leur manifestation, et constitue une aide précieuse dans le travail entrepris ici. L'architecture comme fondement d'une critique sociale permet cette synthèse et propose de penser les sociétés dans leurs modes de constitution associés à une vision topologique, mésologique, et environnementale, et ainsi pense ensemble la question psychologique et technique dans leurs interactions réciproques. Cette analyse polyperspectiviste offre l'avantage d'une pensée pluraliste tout en proposant un motif général commun, ce qui

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invasion

la rend particulièrement opérative Elle permet la thématisation de la société dans son ensemble en prenant ses distances avec les stratégies trop spécialisées, qui se voient tous les jours dépassées quand il s'agit d'attaquer les questions fondamentales qui se posent à propos du devenir des sociétés contemporaines. Car une nouvelle critique de l'anthropologie est rendu nécessaire par les spécificités anthropotechniques qui constitue notre époque. La thèse défendu ici, et dont les bases théoriques on maintenant été posées, propose une stratégie des situations à partir d'une conception anthropotechnique des milieux habités qui interroge les motifs de leur habitation. Et c'est maintenant, à partir de ces thèses, que peut être posée la question centrale de ce mémoire. Quel homme habite à l'époque de la crise environnementale, quand les espaces dans lesquels il habite se retrouvent mondialisés et que la terre ne se présente plus comme un horizon mais comme une île ?

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INSULARISATION

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ODYSSÉE nom féminin (de Odyssée, nom propre) Voyage mouvementé, semé d'incidents variés, d'aventures : Raconter son odyssée à travers l'Afrique.1

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 7 Aout 2014). Odyssée. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/odyssée/55627?q=odyssée#55253 162


“…il faudrait que l’homme se ramène au mouvement qui l’amène sur l’île, mouvement qui prolonge et reprend l’élan qui produisait l’île. Alors la géographie ne ferait plus qu’un avec l’imaginaire. Si bien que la question chère aux explorateurs anciens “quels êtres existent-ils sur l’île déserte ?”, la seule réponse est que l’homme y existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref une Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait presque une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la terre et de l’Océan, un énorme cyclope, une belle sorcière, une statue de l’Île de Pâques. Voilà l’homme qui se précède lui-même. Une telle créature sur l’île déserte serait l’île déserte elle-même en tant qu’elle s’imagine et se réfléchit dans son mouvement premier. Conscience de la terre et de l’océan, telle est l’île déserte, prête à recommencer le monde. (…) Bien plus, il est douteux que l’imagination individuelle puisse ellemême s’élever jusqu’à cette admirable identité…”2

2 Gilles Deleuze, L’Île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, cité par Peter Sloterdijk in Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.274. 163


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

CARTOGRAPHIE Il y a une cartographie. Une discipline rigoureuse et laborieuse qui mobilise des moyens colossaux pour arpenter et mesurer le territoire pour en relever les contours et les aspérités. Une discipline qui s’efforce à décrire le monde pour pouvoir y projeter des vies et des villes. L'homme a de tout temps noué des rapports conflictuels avec son territoire. Parfois amical, souvent difficile, celui-ci a constitué depuis l'origine des civilisations, des plus précaires aux plus avancées, une force majeure face à laquelle il devait se plier. Tour à tour prétexte à des migrations, à des guerres, à des famines ou à des conquêtes, le territoire est l'objet des odyssées. À la fois physiques et mentales, elles furent toutes des entreprises de constitutions de paysages dans lesquels les histoires se constituaient. Les cartes, les menhirs, les routes et les plaines agricoles, sont les outils par lesquels l'homme crée et articule des relations avec le territoire. Il le dessine, le contourne et le détoure, invente à chaque fois des manières de s'y adapter. Toujours descriptives et opératives, ces cartes créent les époques et les civilisations, et dessinent les motifs avec lesquels elles se territorialisent. Mais elles sont également les médias de leurs déplacements. Redoublant le territoire par la fiction de leur virtualité, elles déplacent les corps dans des espaces chauffés, calmes et isolés. Elles fabriquent des territoires où les hommes se retirent dans des univers réchauffés, adoucis et protégés. L'architecture est l'archétype de ces fictions, de ces territoires intérieurs dans lesquels l'homme se retire. Le rêve absolu de tout architecte est l'île. Le

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insularisation

monde entier contenu dans une seule maison. Une maison avec des montagnes, des lacs et des rivières, avec de forêts imaginaires que l'on peut explorer et réexplorer à loisir. C'est une architecture hybride, un mélange de rêve et de territoire contenu dans un monde imaginaire. La maison copie l'île en la dotant d'une illusion d'autonomie, illusion par laquelle se fabrique l'intimité, le rêve et la familiarité. Elle recopie en miniature le paysage extérieur pour en recomposer les contours. Ce geste d'insularisation, cette cartographie constructive et productive, a envoyé des navires dans les océans, a construits les grandes murailles et fabriqué les plus belles églises. C'est le geste qui a fabriqué toutes les maisons et toutes les villes pour tenter de dépasser l'infini du territoire. Mais à l'heure de l'industrialisation de toute chose, que met en place à grande échelle la pratique du design généralisé, il est nécessaire de réinterroger ce geste d'une manière nouvelle. Le geste insulaire qui déplace les corps et les rêves dans des sphères virtuelles doit être réinterroger, quand l'horizon indépassable des océans s'est transformé en surface de la goutte d'eau que représente la terre. L'état de tension superficielle dans laquelle se retrouve la sphère vivante que constitue la terre doit devenir le cadre dans lequel se pensent les îles contemporaines. Car les îles de l'époque du globe terrestre ne sont pas les mêmes que les îles de l'horizon paysan. La question de l'insularisation ne se pose plus de la même manière debout dans un champs ou flottant dans une capsule spatiale. À l'heure des grands ensembles et des aéroports internationaux, la question de l’insularisation doit être pensée dans son exagération la plus radicale. Car aujourd’hui la fiction ne fait plus qu’un avec

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De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

la géographie. L’île sur laquelle se projette l’homme contemporain est une île hybride, une idée d’île, un prototype d’île, une île qui est presque un monde. Fukushima est ce genre d’île Fukushima est l’archétype de ce genre d’île. On peut même dire que Fukushima incarne le symbole des îles anthropotechniques contemporaines. À Fukushima se sont rejoints le territoire et la fiction, formant une entité hybride, un mélange de monde et d’environnement, cancérigène et démembré. Elle est le point de rupture du design industriel, le moment où le design industriel devient design atmosphérique. Car la catastrophe de Fukushima a explicité de manière manifeste la nature environnementale des fictions contemporaines, et demande une critique adéquate de notre relation à l'environnement, renouvelée à partir des possibilités contemporaines de productions de fictions anthropotechniques. Il faut une théorie du design atmosphérique qui pense la gestion des serres anthropotechniques telles qu'elles redoublent la sphéricité de la terre par leur sphéricité technique. Car se pose la question de la forme de ces îles. Quelles sont ces îles contemporaines ? Quels sont les territoires de ces îles artificielles, qui ne sont pas encore cartographiées dans leur manières spécifiques de se recouper avec le territoire. Il faut une cartographie du présent de notre rapport à l’île, un auto-arpentage de nos espaces de vie qui révèle la fragilité des espaces que nous habitons. Il faut une cartographie des écumes.

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insularisation

Une cartographie qui étudie la formation des îles et des territoires dans la manière où elles se recoupent avec la géographie et la redoublent. Une cartographie des zones fragiles et des points de ruptures de l’habitation.

INSULARISATION Le film 2001 l'odyssée de l'espace3 de Stanley Kubrick commence par une scène qui se présente comme l'aube de l'humanité. Un hominidé attrape, de ce qui va devenir une main, un os, le brandit, et frappe. Fou de rage, il explose le squelette dont il a extrait l'os. La première arme est née. Scène suivante, autour d'un point d'eau, un combat éclate entre deux groupes de ces hominidés. Ceux qui venaient de découvrir le pouvoir de leurs armes en font la démonstration fulgurante. De rage et de joie, le vainqueur lance son os en l'air. Gros plan sur l'os qui tourne en l'air sur fond de ciel bleu. Cut. Un vaisseau spatial flotte dans les airs. Cette scène, véritable coup de maître cinématographique, a fait date. Rarement une idée n'a été aussi radicalement et mise sous forme d'image. La projection de l'homme par lui même dans des univers techniques exprimé sous forme fictionnelle. En un raccord cinématographie, la thèse de la projection de l'homme dans l'artificiel est proposée comme motif central d'une pensée de l'aventure humaine, qui se développe en étapes 3 Stanley Kubrick (réal.). 2001 l'odyssée de l'espace, Warner Bros, 2001, DVD vidéo, 143min. 167


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

anthropotechniques distinctes. Cette thèse dessine les contour d'une anthropogenèse qui se réaliserait conjointement à des évolutions techniques, et c'est cette thèse que se propose de critiquer l'anthropotechnique. La critique de l'anthropogenèse doit, comme le précise P. Sloterdijk4, étudier la manière dont elle s'articule avec les objets techniques. C'est à partir de ce point de départ que sera ici entamée une critique de la notion d'environnement qui tentera de mettre en lumière les tensions qui se développent autour de la question de l'habitation, dans l’interaction toujours conflictuelle qui se noue entre le territoires, les environnements, les intimités et leurs fictions. C'est en remontant au geste qui a séparé l'homme de son environnement qu'il est possible de problématiser les motifs contemporains de la relation que nous nouons avec lui. P. Sloterdijk propose un concept permettant de penser la dynamique de l'anthropogenèse qui regroupe une pensée de l'espace et de la technique autour du thème de l'autofabrication de sphères habitables, qu'il désigne du terme d' "îles anthropogènes". Ces îles seraient le produit d'une dynamique générale se produisant sur le long terme qui tendrait à isoler l'homme dans un univers artificiel dans lequel pourrait se développer l'hominisation. Le geste originel tel que l'a mis en image S. Kubrick, suis un processus que P. Sloterdijk décrit comme étant auto-inclusif, c'est à dire que le geste de l'utilisation de l'outil est ce qui fabrique, en même temps, l'outil et l'homme. La transitionnalité décrite

4 168

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.86.


insularisation

par B. Stiegler, produit des espaces qui sont toujours autant techniques que psychiques. P. Sloterdijk analyse ce geste à partir de la thématique spatiale, qui permet de situer un motif de l'habitation qu'il sera possible de thématiser dans les relations qu'elle entretient avec la question de l'environnement. À partir là une critique des îles anthropogènes contemporaines pourra être développée et envisagera les insularisations spécifiques qui les produisent à partir de leurs mises en tension catastrophistes. Cette critique permettra alors de remettre en question la pensée des écumes de P. Sloterdijk à partir d'une pensée environnementale des insularisations extrêmes et de leur entrée en limite. Ce sera alors l'occasion de synthétiser une critique des limites des espaces contemporains. Cette critique dessinera le motif de leur autointoxication et de leur mode d'existence fragile, qui permettra de clôturer une critique des espaces contemporains. Et à partir de cette critique du mode d'existence contemporain une théorie des situations et des actions pourra être envisagée qui reprendra la critique pharmacologique en faisant l'hypothèse qu'elle peut ouvrir une pensée des actions architecturales contemporaines. Mais il est tout d'abord nécessaire de revenir au geste premier qui fabrique les îles et à partir duquel l'homme produit son rapport au monde et à l'environnement. “Notre projet, déduire le fait humain à partir de l’autoinclusion spontanée d’îles intelligentes de type inconnu - nous les appellerons les îles de l’Être - pourrait être considéré comme abouti dès que l’on aura montré avec suffisamment de détails comment et pourquoi la coexistence primitive d’hominidés

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De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

avec leurs pareils et avec le reste provoque un effet d’autoisolation qui fournit les coulisses du devenir-humain. La topographie du lieu du devenir-humain sera établi en toute précision si elle explique effectivement comment l’évènement est lié au lieu de son émergence ; la capacité de porter les êtres humains, telle qu’elle caractérise les îles ontologiques, équivaudra alors la capacité qu’ont les hommes en devenir de déclencher, par leur type de coexistence, l’évènement ontologique, l’effet de monde.”5 L'habitation est, pour P. Sloterdijk, ce geste primordial par lequel l'homme existe et constitue son identité en même temps que l'espace dans lequel il évolue. Ce geste, et c'est ce que S. Kubrick montre dans son film, est toujours technique et constitue la scène primordiale du fait humain, qui s'est développée sur le long terme, mais qui s'est articulée à partir de l'utilisation d'outils. "Nous devons commencer dans l'analyse ontoanthropologique, par une situation résolument pré-humaine, dans laquelle le résultat n'est pas toujours anticipé de manière latente. L'homme ne sort pas vers le haut du chapeau du magicien comme le singe descend de l'arbre. Il est le produit d'une production qui, elle même, n'est pas homme, qui n'était pas menée par l'homme de manière

5 170

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p. 317-318.


insularisation

intentionnelle, et il n'était pas encore ce qu'il allait devenir avant de le devenir. Il s'agit donc de décrire le mécanisme anthropogénétique et d'expliquer, à sa lumière, qu'il procède d'une manière résolument pré-humaine et non humaine, et qu'en ça il ne peut être confondu avec l'action d'un sujet producteur ni divin, ni humain."6 Ce geste de la production humaine est défini ainsi par P. Sloterdijk comme une processus long par lequel se produit l'apparition de l'espace, et en même temps l'apparition de l'être. L'homme, dans ce schéma, ne descend dans ce schéma pas du singe ou du divin, mais se produit au cours d'une série d'apprentissages de techniques. “L'homme ne descend donc ni du singe, comme l'ont cru hâtivement des darwinistes de vulgarisation, ni du signe, comme on l'a dit dans les jeux de langage des surréalistes : il descend de la pierre ou du moyen dur, dans la mesure où nous nous entendons pour considérer que c'est l'usage de la pierre qui a inauguré la prototechnique humaine. En tant que premier technologue de la pierre, jeteur, opérateur d'un instrument à frapper, le pré-sapiens devient le stagiaire du moyen dur et, de ce point de vue, il est l'homme à son commencement."7

6

Peter Sloterdijk, Op cit. 2010, p.108.

7

Ibid., p.125. 171


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Cette thèse concernant la scène anthropotechnique primordiale est le motif principal de la thèse de P. Sloterdijk à partir de laquelle il développera sa théorie des sphères. Elle fait commencer le processus d'habitation de l'utilisation de ces outils qui sont déjà en eux mêmes des motifs de créations d'espaces et de conditions dans lesquelles l'homme se projette. Il reprend par là le motif de la paléontologie développé par Paul Asberg pour penser l'apparition de la condition architecturale primordiale, produite en même temps que l'homme par l'utilisation d'outils. Cette fabrication de maison est ce geste d'insularisation qui projette l'être pré-humain dans des espaces protégés dans lesquels apparaissent les premiers motifs de la société. “Le paléontologue Paul Asberg a décrit à partir de 1922 de manière convaincante l’effet de distanciation qui s’étend à de nombreux autres modes de l’utilisation de l’outil ; dans le principe de distance il discernait la possibilité, dans l’histoire naturelle, d’une rupture avec la simple histoire naturelle - et c’est précisément en cela qu’il pensait (à juste titre, selon nous) avoir trouvé la solution de “l’énigme de l’humanité” : de fait, dans la mesure où les hominidés créent entre eux et leur environnement une sphère intermédiaire composée d’armes et d’outils de distance, ils parviennent à sortir de la prison de l’adaptation corporelle. L’animal à distance, Homo sapiens, s’insularise lui-même dans la mesure où, devenant

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insularisation

lanceur et utilisateur d’outils, il s’émancipe de la pression somatique de l’évolution.”8 À partir de ces prémices techniques de l'habitation que P. Sloterdijk pense les origines de la formation des architecture et des sociétés, qui se stabilisent lentement autour de la cristallisation de situations anthropotechniques favorables. Ces situations créent alors des environnements favorables qu'il décrit comme des situations de "couvage" à partir desquelles il articule sa pensée du monde et de la maison. La technique acquiert dans cette conception anthropotechnique un statut particulier de "faiseur de maison" et de "faiseur de monde". Ces mondes et ses maisons sont ce par quoi s'articule l'être. Cela rejoint l'idée d'espace transitionnel que B. Stiegler développe à partir de la notion de pharmakon. Pour paraphraser P. Sloterdijk à partir de B. Stiegler, l'homme est le stagiaire du pharmakon et développe à travers lui sa condition d'être technique. Ce stage auprès des techniques produit ce que P. Sloterdijk désigne comme un séisme qui a ébranlé l'ancien continent en le constellant en un millier d'archipels de l'être. “Il s’agit de montrer que les habitants des savanes, avec leur singulière manière d’habiter, ont eux-mêmes déclenché le séisme, et que s’est produit un effet de serre avec lequel a débuté l’autocouvage d’Homo sapiens. Ce tremblement a provoqué une perte d’assurance que seule une

8

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.324-325. 173


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réassurance a pu compenser - à cette réassurance, on donnera, le temps venu, le nom de culture. Si l’on observe dans son ensemble la dynamique de cette assurance désassurée, on obtient le concept général de la situation humaine d’immunité. Sur les îles anthropologiques, la hantise du souvenir des ancêtres a commencé à agir - par le biais de la synergie entre la formation de nids et de niches chez les animaux et de l’activité de création de camps chez les hominidés -, jusqu’à ce qu’un jour tardif, les exigences topographiques, devenues humaines, se soient suffisamment cristallisées pour que l’on puisse, à partir d’elles, en tirer une construction offensive de cabanes, de villages et de villes. Nous partons de la thèse selon laquelle l’architecture repose sur un effet de serre, les serres anthropiques primaires n’ont dans un premier temps pas de murs ni de toits physiques mais, si l’on peut s’exprimer ainsi, uniquement de murs faits de distances et de toits faits de solidarité. L’homme, l’animal qui a de la distance, se dresse dans la savane. En tant qu’habitant d’une forme de refoulement d’un nouveau type, les hommes s’aménagent un abri en eux-mêmes.”9 Ce motif de l'insularisation auto-inclusive des êtres dans des univers protégés mène P. Sloterdijk a interroger le sens et le rôle

9 174

Ibid., p.318-319.


insularisation

de la maison dans la fabrication de l'être humain. Il lui donne un rôle extrêmement spécifique qui lui fait proposer une conception de l'anthropogenèse radicale articulée autour du concept d'effet de serre dont les conséquences théoriques sont considérables.

FICTION P. Sloterdijk prend le parti de proposer une critique radicale de l'évolutionnisme en analysant les conséquences de cette autoinclusion. Les premiers motifs des situations humaines d'autoinclusion le mènent à penser le mode d'existence des êtres justes devenus humains au travers de ces médias techniques et spatiaux primitifs dans la rupture qu'ils produisent entre les êtres nouvellement humains et l'environnement dans lequel il évoluaient. Cette rupture se produit comme sphère dans laquelle peut se réaliser une "révolution" environnementale qui entraine un tout autre rapport à l'évolution. La sphère produit au travers des techniques primitives qu'elle met en place, comme des cloisons, des toits, des peaux, des conditions atmosphériques spécifiques favorisant un mode d'être "soulagé" mis à l'écart de la pression de l'évolution. Le thème de la maison apparaît alors comme métaphore centrale permettant de définir cet espace protégé et protégeant. “La métaphore de la maison offre l'avantage de faire penser à un "lieu" dont la caractéristique est de stabiliser un différentiel entre le climat interne

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De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

et le climat de l'environnement. Elle permet de penser les "déjà-climats" comme des produits et des institutions techniques . Il est vrai que les maisons sont les premiers lieux des installations d'isolations permettant à ses habitants d'assurer leur sécurité et de se reproduire dans un espace intérieur, en se démarquant d'un espace non intérieur"10 C'est dans cet espace intérieur que se produit alors un phénomène d'intensification de la décharge vis-à-vis de la pression de l'évolution, à partir de laquelle se développe des processus spécifiques d'anthropogenèse dont P. Sloterdijk essaye de cerner les implications théoriques au travers de sa critique anthropotechnique des sociétés. Cette investigation des habitations anthropogènes le mène à développer une critique de l'évolutionnisme qui essaye de penser l'effet de cette isolation sur le développement des premiers humains et sur l'évolution des formes spatiales au cours de l'histoire de ces insularisations. Il articule cette question autour du concept de "suppression des corps" permis par l'effet de serre dans lequel l'homme habite. “Dans la mesure où les hominidés créent entre eux et leur environnement une sphère intermédiaire composée d'armes et d'outils de distance, ils parviennent à sortir de la prison de l'adaptation corporelle. L'animal à distance, Homo sapiens, s'insularise lui-même dans la mesure où, devenant

10 176

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.118.


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lanceur et utilisateur d'outils, il s'émancipe de la pression somatique de l'évolution. Il peut en conséquence se hasarder dans une déspécialisation progressive - du point de vue de certains anthropologues : s'y immobiliser - processus pour lequel Alsberg propose le terme séduisant de "suppression des corps"."11 Cette déspécialisation produit alors ce processus de modifications corporelles entraînant la formation d'une forme de vie protégée qui se dessine de plus en plus alors comme prématurée. “dans les longues périodes de la préhistoire préhumaine et humaine, le mammifère vivipare qu'est l'homme est devenu une espèce composée de créatures prématurées qui - si l'on pouvait utiliser un terme aussi paradoxal - se sont présentées dans leur environnement avec un excédent croissant d'inachèvement animal. Ici s'assouplit la révolution anthropogénétique - l'ouverture par l'explosion, la transformation de la naissance biologique en un acte du venir-au-monde. (...) On pourrait aller jusqu'à désigner l'être humain comme une créature qui a échoué dans son être-animal et son demeurer-animal. En échouant comme animal, la créature indéterminée est précisément hors de l'environnement et acquiert ainsi le monde, au sens

11

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p325. 177


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ontologique. "12 Il définit ainsi l'insularisation comme une séparation de l'environnement et du monde, dans laquelle l'apparition du monde serait un processus de mise à distance des processus environnementaux surdéterminants comme la nourriture, la copulation et les dangers par l'utilisation d'outils et de techniques permettant de laisser s'installer une capacité de prématuration et de juvénilité supérieure. Cela installerait alors un espace souple et ouvert, qu'il appelle "clairière". L'habitation humaine serait alors un constant aller/retour entre l'ouverture vers le souple et le conditionnement environnemental, et définirait alors un espace "entrouvert"13 qu'incarnerait la sphère. Et c'est cette entr'ouverture qui offre alors la possibilité aux êtres devenant humains de composer des espaces et de s'articuler avec les espaces dans lesquels ils évoluent. Cette entr'ouverture dessine donc un motif de l'habitation comme système d'intermédiaires par lesquels l'homme évolue à un rythme spécifique en ajoutant les phénomènes culturels, techniques ou sociaux à ceux hérités des environnements. En ça la théorie de l'insularisation anthropogène reprend le motif stieglerien de la transitionnalité des milieux et défini une modalité de l'habitation fondamentale à partir de laquelle est possible d'étudier les évolutions des formes d'habitation et par là l'évolution des manières dont s'articulent les espaces avec les environnements. Et après avoir étudié à partir de ce motifs pathogénétiques comment la grammatisation

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12

Peter Sloterdijk, Op cit. 2010, p.37-38.

13

Ibid., p.116.


insularisation

programmée insularise les corps et les esprits dans des devenirs techniques spécifiques, de manière extrêmement violente, il est maintenant nécessaire de repenser ce motifs dans le cadre des crises environnementales. Cette critique des insularités globalisées pose la question de l'insularisation à un niveau supérieur, dans le cadre des super-îles contemporaines que constituent les perturbations environnementales et les catastrophes de grande échelle. Cela repose la question de la pratique terroriste de la grammatisation en introduisant la question de la géographie comme limite des insularisations et comme cadre des normativités. Ainsi, c'est à partir du motif environnemental que pourra être posé la question de la définition de la sphère contemporaine que ce mémoire tente d'envisager. Dans un premier temps il est donc nécessaire d'ouvrir une critique des insularisations limites telles qu'elles se réalisent dans l'espace contemporain, et pour cela trois types de sphères spécifiques permettent de penser l'habitation contemporaine. Le motif de l'insularisation sera donc étudiée à partir de la critique de deux de ses typologies les plus extrêmes, à partir desquelles pourrons être pensée une troisième plus difficile à cerner mais qui sera problématisée à partir des deux autres. Dans un premier temps il sera question de l'insularisation la plus radicale que constitue la capsule spatiale, qui incarnera l'idée radicalisée de fragilité auto-contenante. Et dans un deuxième temps la question de la serre comme motif de civilisation sera interrogée dans la manière dont elle étend la question des insularisations à une échelle extrême reposant la question des écumes en rapport avec la question environnementale. Et à partir de ces deux extrêmités de l'insularisation, soit la fragilité élevée à un niveau systémique

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De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

et l'extension insulaire comme motif d'exagération pathogène, sera envisagée l'insularisation à un niveau planétaire pour définir un motif de l'habitation contemporaine.

CAPSULE “L'avion est un produit de haute sélection. La leçon de l'avion est dans la logique qui a présidé à l'énoncé du problème et à sa réalisation. Le problème de la maison n'est pas posé."14 Dans la longue histoire des habitations, la modernité a marqué un moment extrêmement intéressant dans la manière dont elle a eu de repenser entièrement la question de l'habitation. Le Corbusier voulait poser le problème de la maison. La réponse fut un grand chamboulement, qui bouleversa et bouleverse encore le quotidien des habitants problématisés. Au-delà de la machine à habiter, c'est toute l'histoire des formes modernes de l'habitation qui interroge la manière dont nous arrivons à produire le cadre de la création de quotidiens et d'habitudes domestiques. De l'habitat en série aux aventures modulaires jusqu'aux logements ultra normés contemporains, la production de logement a exemplifié toute une histoire des spéculations et des expérimentations architecturales. À travers ces expérimentations, c'est une histoire de l'explicitation technique des lieux de l'habitation qui a été entreprise. Des 14 Le Corbusier, Vers une architecture, Flammarion, collection champs arts, 2008, p. 83. 180


insularisation

éléments de projets de construction15 de Ernst Neufert aux Frankfurter Küche16 de Margarete Schütte-Lihotzky, en passant par les normes régulant les apports de lumière naturelle, tout un ensemble de règles, de standards, de modèles ont cherché à définir l'habitation et à la produire comme un objet technique précis et organisé. La question du logement moderne peut être ainsi pensée comme une incarnation architecturale du design industriel, qui, en reposant la question de l'habitation, a produit un ensemble de formes et de situations architecturales explicites. Toutes ces formes techniquement définies incarnent une vision : la saturation du thème de l'habitation dans des exemples explicites. Et c'est à partir de ce motif de l'habitat explicite et problématisé que peut être envisagée la première critique des insularisations contemporaines. Car c'est dans l'éxagération du motif contemporain de l'insularisation qu'il est possible d'approcher une critique du mode d'habiter contemporain. C'est au travers de l'exemple du vol spatial que pourra être explorée la question de la radicalité de notre mode d'habiter, à partir de laquelle sera développée une critique environnementale de l'insularisation contemporaine. En effet, l'image du vol spatial offre une métaphore particulièrement riche pour penser ces insularisations contemporaines. Elle dessine les motifs d'une exagération typologique de la question de l'habitation, et une radicalisation de ses modes de constitution à partir desquels elle est rendue critique. En effet, l'expérience 15 Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003[consulté le 13 Août 2014]. Les éléments des projets de construction. Disponible sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_éléments_des_projets_de_construction 16 Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003[consulté le 13 Août 2014]. Cuisine de Francfort. Disponible sur : http:// fr.wikipedia.org/wiki/Cuisine_de_Francfort 181


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menée par la mise en place du vol spatial a été rendue possible par une extrême technicité qui exagère les motifs techniques de la fabrication de mondes dans le but de radicaliser la question de la sphère dans le sens où elle incarne la tentative de séparation extrême du monde et de l'environnement. C'est ce que définit ainsi P. Sloterdijk : “D’un point de vue philosophique, il ne faut pas chercher la signification du vol spatial dans le fait qu’il fournit les moyens d’un exode possible de l’humanité dans le cosmos ou qu’il est associé au besoin supposé qu’a l’homme de repousser constamment les frontières du possible. Nous pouvons laisser de côté le romantisme de l’exode. Si le vol spatial joue un grand rôle, du point de vue ontologique, en raison d’une théorie, enrichie par la technique, de la condition humaine, c’est parce qu’il fournit un cadre d’expérience à trois catégories indispensables pour la capacité humaine d’être - celle de l’immanence, celle de l’artificialité et de la force ascensionnelle. Si les stations spatiales habitées sont des champs de démonstration anthropologique, c’est que l’être-dans-le-monde des astronautes n’est plus possible que sous la forme d’un être-dans-la-station. La pointe ontologique de cette situation est le fait que la station, dans une bien plus grande mesure que n’importe quelle île terrestre, constitue un modèle du monde, ou plus précisément : une machine d’immanence dans

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insularisation

laquelle l’existence ou la capacité de séjourner dans le monde est intégralement placée sous le signe de la dépendance à l’égard des donneurs de monde technique.”17 Ainsi, P. Sloterdijk définit les trois thèmes à partir desquels peut être pensée l'insularisation extrême, incarné par le vol spatial. Dans les conditions radicales de l'habitation du vide maximal, les thématiques de l'habitation sont radicalisées. P. Sloterdijk les résume en trois thèmes : l'immanence, l'artificalité, et la force ascensionnelle. Par immanence, il entend le fait que la station doit subvenir elle même à ses propres besoins, et parvenir à fournir un environnement adéquat au maintient de la vie dans un état de préservation. Par artificialité il désigne le fait que cette tentative se rend problématique dans la manière avec laquelle cette immanence est donnée sous le signe de la technique, du contrôle du climat intérieur et des moindres gestes de la vie. Et par force ascensionnelle, il n'entend pas uniquement la nécessité de se décoller de la surface terrestre au sens littéral, mais au sens philosophique. Il entend par là que cette machine à immanence produit un effet de distanciation radicale entre l'intérieur, habitable, et l'extérieur absolument inhabitable. Dans la capsule spatiale, l'entr'ouverture de la sphère anthropogène telle qu'elle articule le monde de la vie domestique avec le contexte environnemental, est réduite au maximum. C'est à partir de ces trois composants qu'il défini donc l'île anthropogène. On pourrait penser que le mythe de l'exploration spatiale propre aux années 70

17

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.283, 284. 183


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partait de l'idée qu'il était possible de créer des îles anthropogènes de ce type, mais à plus grande échelle, qui pourraient garantir suffisamment d'indépendance et d'autonomie pour entreprendre des odyssées définitives. Les utopies des colonies spatiales, avec leurs projets architecturaux démesurés, incarnent ce rêve d'une habitation absolument autonome produite par les "donneurs de mondes techniques", avec leurs mers artificielles et leur ingénierie climatique. Si ces utopies intergalactiques se sont révélées totalement irréalistes, tout comme ses sœurs architecturales, elles délimitent les motifs d'une exagération architecturale qui font apparaître les thèmes principaux d'une critique de l'insularisation. La question de l'habitation contemporaine, pensée à partir d'une telle critique, se pose en rapport avec cette tendance à l'explicitation et à la projection, tendance qui fait entrer en limite cette habitation même. Car dans son exagération, la métaphore de l'insularisation absolue qu'incarne le vol spatial, représente une extrémité de l'insularisation. C'est ce qui fait dire à P. Sloterdijk : “De ce point, un rayon de lumière tombe sur la nature conçue dans un esprit anthropotechnique à l’ancienne : pensée à partir de la prothèse, on peut l’interpréter comme un système de préservation de la vie trouvée en l’état et spontanément habité, dont les habitants ne sont pas capables d’imaginer le fonctionnement sous une forme physiquement adaptée tant qu’ils l’habitent de manière “existentielle”, c’est-à-dire tant qu’ils s’y déplacent sur le mode de l’intuition, du dévouement, de l’interprétation rituelle et métaphorique. Seul celui

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qui sort du système peut apprendre à le comprendre en le regardant de l’extérieur ; la vision extérieure est le résultat de la fin de la coopération avec le familier et la recherche de forme de remplacement. On ne peut rendre hommage au vol spatial que si l’on y discerne - au-delà des motifs de ses acteurs - une discipline clef de l’anthropologie expérimentale : elle est la plus dure des écoles de procédés briseurs de naïveté à l’égard de la condition humaine, parce que ses constitutions de succédanés radicalement excentriques à la coexistence des hommes avec leurs semblables et le reste forcent à adopter une ligne inexorable dans l’énonciation des moindres détails de la machine à immanence. En visant une reconstitution intégrale, excentrique, radicalement explicite des prémisses de la vie dans l’espace extérieur, le vol spatial, en tant qu’étalon du sens de la réalité, est plus dur d’une dimension que la discipline la plus dure atteinte jusqu’ici dans le sens de la réalité…”18 L'aventure technologique que représente la conquête spatiale constitue un approfondissement radical de l'épreuve de la réalité à partir de laquelle doit se penser la situation contemporaine de l'habitation. Car la manière dont les insularisations contemporaines se réalisent entrent de plus en plus dans cette surdétermination technique dont le motif de la capsule incarne

18

Ibid., p.285, 286. 185


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l'aboutissement. Les trois thèmes qu'explicite la vie dans l'espace doivent servir de base pour une critique de l'habitation dans le contexte de la mondialisation des écumes et dans le rapport ils entretiennent avec la question de l'environnement. La capsule spatiale incarne la conception de l'habitation comme monde réduit au niveau de la cellule, de l'unité ontologique maximale. La sphère qu'est la capsule spatiale constitue l'unité de base pour penser l'insularisation. Elle pourrait même être un modèle d'insularisation à partir duquel pourrait être pensé toute habitation. Une critique architecturale serait à développer qui prendrait le thème de la capsule comme étalon de mesure de l'artificialité de l'habitation, et mesurerait le taux de compromis effectué dans telle architecture. Quels organes de la capsule sont rendus non-nécessaires dans telle situation architecturale spécifique ? Cela mesurerait l'intensité de l'autonomie de l'entité architecturale vis-à-vis de son environnement, et donnerait alors une échelle de résilience à partir de laquelle pourrait être critiquée la capacité d'adaptation de cette situation architecturale spécifique. L'éclatement de la capsule, rendu impossible dans le cas du vol spatial, doit devenir un critère de l'analyse des formes architecturales. Ainsi, la question de la capsule comme axe d'analyse de l'insularisation interroge la question de l'artificialité des sphères et la manière dont celle-ci établit une séparation entre le monde et l'environnement. Cette séparation ne doit pas être pensée au sens physique, telle qu'elle se produit dans l'exemple même de l'évasion spatiale, mais dans la manière dont elle se sépare au sens philosophique de la question de l'environnement. Ce thème de l'artificialité servira de base à une critique de la mondialité de l'insularisation et définira alors le

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motif d'une fragilité structurelle qui sera l'étalon à partir duquel pourra être définie une critique anthropotechnique des limites de la vie sur terre. Il définira une des extrêmes de l'insularisation contemporaine, l'extrême mondialité de l'espace à partir de laquelle peut être pensée toute relation à l'environnement. Mais une autre extrême doit être définie qui ne cherche pas à interroger la fabrication d’ersatz miniature du monde, mais à définir son opposé, la création de serres capables d'intégrer l'environnement dans un devenir technique et social articulé. Car si la capsule explicite l'habitation à partir du thème de l'île, la serre permet de penser l'habitation contemporaine dans le rapport qu'elle tisse avec l'environnement, dans la manière qu'elle a de s'articuler avec lui dans une version agrandie du monde.

SERRE "Lorsqu'un vol international survole l'Arabie Saoudite, l'hôtesse annonce que pendant la durée de ce survol la consommation d'alcool sera interdite dans l'avion"19 Dans l'air climatisé des espaces mondialisés contemporains, des situations invraisemblables, telle que celle-ci, dessinent un nouvel exotisme quotidien qui tend à établir une habitude de l'exception qui définirait presque un mode d'être contemporain. Dans la sphère

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Marc Augé, Op cit., p.145. 187


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globalisée contemporaine, ce genre de phénomène d’apparition locale de différence constitue une caractéristique structurelle obligatoire. Que ce soit de petits impromptus de cette nature ou des questions de droit international, d'innombrables situations de croisement de mondes expriment la diversité fondamentale des formes d'habitations mondialisées. Que l'Union-Européenne n'arrive pas à contrôler les pratiques de facebook relatives au respect de la vie privée pour des raisons de droit international, ou que les géants des technologies numériques rêvent d'îles off-shore pour se débarrasser des restrictions juridiques qu'imposent les pays, exemplifie clairement la manière dont se structure la société contemporaine. L'apparition de la société globalisée entraine directement cette confrontation entre des entités insularisées et des espaces de connexion. Car si le thème de la capsule explicite l'habitation à partir de son insularisation radicale, doit être pensée son opposé, soit le regroupement dans une structure polycamériste globale faisant se retrouver des entités hétérogènes dans une continuité construite. Car si le motif technique définit l'insularisation contemporaine, la connexion définit le mode de spatialisation de ces entités. Et c'est à partir du motif de la serre que peut être problématisée ce mode de spatialisation. La question de la serre arrive dans la pensée des sphères de P. Sloterdijk comme motif de la société contemporaine consumériste et technicisée. C'est ce qu'il introduit ainsi, en reprenant alors à son compte la question des passages de Walter Benjamin.

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insularisation

"N'oublions pas que ce que l'on appelle la société de consommation et la société événementielle ont été inventées en serre - dans ces passages à toit de verre où la première génération de clients à sensations a appris à respirer l'air enivrant d'un monde intérieur fermé plein de marchandises. Les passages constituent un palier précoce de l'explicitation urbanistique de l'atmosphère - retroussement objectif de cette "manie de l'habitat" qui, selon Walter Benjamin, s'était emparé du XIXè siècle. La manie de l'habitat, dit Benjamin, est la pulsion irrésistible de "nous forger une coquille" dans des environnements arbitraires. Dans la théorie de l'intérieur formulée par Benjamin, le besoin "supratemporel" de la simulation de l'utérus est déjà pensé explicitement en même temps que les formes symboliques d'une situation historique concrète. Le XXè siècle a cependant montré, avec ses grands bâtiments, à quel point l'édification des "logis" devait être menée au-delà de la quête d'un intérieur habitable. Les grands conteneurs et collecteurs du temps présent, qu'ils s'agisse des tours de bureaux ou des shopping malls, ont peu à peu été dégagés de la mission consistant à donner l'illusion de la domesticité ; la rencontre épisodique entre le grand magasin et la serre, dans laquelle Benjamin, pratiquant une exagération géniale, ne pouvait que se décomposer au fur et à mesure que se différenciaient les formes de bâtiment."20

20

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.159. 189


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La question de l'intériorité et son extension dans des structures architecturales constitue un thème majeur de la pensée de la serre chez P. Sloterdijk. En effet, à partir de l'analyse de W. Benjamin sur les passages, il développe une critique de l'intériorité, comme modèle de la société moderne, car comme le dit W. Benjamin, la modernité n'est pas pensable sans la question de l'intériorité.21 Cette question de l'intériorité définit chez lui une base de questionnement sur la question de la production de l’environnement comme pratique de gestion des serres. L'apparition de cette problématique naît avec l'apparition des serres horticoles au XIXè siècle, qui selon lui constituent un point singulier dans l'histoire de l'architecture, où apparait la question de la gestion de l'environnement. “Les îles atmosphériques terrestres, au sens strict, n'existent cependant que depuis le XIXè siècle, date à laquelle la construction en fonte et en verre a fait naître un type de maison entièrement nouveau, la serre en verre. Les serres de ce type ne sont pas un type de construction quelconque du XIXè siècle. Elle constituent la principale innovation architecturale depuis l'Antiquité, parce qu'avec elle, l'édification de maisons devient une construction climatique explicite. On pourrait y discerner un prélude au tremblement d'air déclenché par la guerre du gaz et dont nous avons parlé plus en détail dans nos réflexions sur les fondements

21 190

Ibid., p.306.


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atmopolitiques du XXè siècle. Lorsqu'on construit des maisons en verre, on crée l'édifice au nom du climat intérieur qui doit y régner ; la construction visible sert dans en premier lieu, au-delà de ses valeurs esthétiques spécifiques, d'enveloppe pour l'air entouré de bâtiments. - lequel, pour sa part, est mis à disposition d'habitants d'une espèce particulière, qui s'en servent comme milieu. Les serres sont des architectures à thème dans lesquelles on laisse s'exprimer des situations atmotopiques, en règle générale des climats spéciaux pour plantes tropicales et subtropicales."22 L'apparition de la question atmosphérique dans les serres était due d'une part au programme, mais, comme l'indique P. Sloterdijk, par la manière par laquelle ces serres entretiennent un rapport avec le contenant. Cela se traduit pas deux notions fondamentales que la serre fait apparaître dans l'histoire de l'architecture : l'échelle climatique et la qualité de contenant. Car la serre ne cherche pas à donner un ordre au monde de manière générale. La serre est définit par son fonctionnement, fruit d'une pure logique technique, recevoir la lumière et maintenir un climat spécifique contrôlé. Cette qualité de contenant est ce qui introduit la question de l'échelle. Car cette question d'échelle ne se pose pas par rapport à un ordre qui donnerait une proportion aux serres horticoles, mais celle-ci est définit de manière fonctionnelle par rapport à la dimension du contenu abrité. Par ce motif, la

22

Ibid., .301. 191


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serre pose déjà la question de la mondialisation, car elle préfigure déjà le thème du centre commercial, du centre d'exposition et des espaces climatisés en général. Ce n'est pas un hasard si le Crystal Palace de Joseph Paxton en fut l'incarnation architecturale la plus notable. Il incarnait sous la forme la plus explicite ce que la modernité proposait comme vision du monde. Comme un temple de la mondialisation, il incarnait le progrès moderne et le futur des espaces climatisés et mondialisé contemporains. Et si nous prenons ces deux thèmes, que sont la question de l'échelle et la question du climat, nous trouvons là de quoi interroger la question des espaces contemporains de manière radicale. Car la pensée de la serre, ici décrite dans ses incarnations littérales, offre un champ thématique extrêmement vaste pour penser la société contemporaine. Rien que la notion de "l'effet de serre", terme utilisé avec humour par P. Sloterdijk dès sa critique de la formation préhistorique des premières sphères d'habitations, permet de soulever le champs sémantique qu'ouvre la question de la serre contemporaine. Car celle-ci dépasse largement la question de l'objet pour rejoindre celle de l'urbaine et du territoire. En effet, la question de la serre contemporaine se pose dans les articulations des espaces. Car entre la climatisation de la voiture et celle du centre commercial, le séjour sous le soleil californien par exemple doit se raréfier au maximum, et la continuité des espaces est ce qui caractérise la typologie spatiale contemporaine telle qu'elle se développe sous forme mondialisée. C'est ce que pense R. Koolhaas dans sa théorie de la Bigness où il décrit l’expansion architecturale contemporaine.

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“L'architecture a disparu au XXè siècle ; nous avons lu une note en bas de page au microscope, en espérant qu'elle deviendrait un roman ; notre soucis des masses nous a rendus aveugle à l'Architecture des Gens. Le Junkspace semble être une aberration, mais il est l'essence, ce qui compte... le produit de la rencontre de l'escalator et de la climatisation, conçu dans un incubateur en placoplâtre (tous trois absents des livres d'histoire). La continuité est l'essence du Junkspace ; il exploite n'importe quelle invention qui peut favoriser l’expansion, et déploie l'infrastructure de l'ininterruption : l'escalator, la climatisation, l'asperseur, la porte coupe-feu, le rideau d'air chaud... Il est toujours intérieur, et tellement extensif qu'on en perçoit rarement les limites ; il favorise la désorientation par n'importe quel moyen (miroir, surface lisses, écho)... Le Junkspace est clos, unifié non par sa structure mais par sa peau, comme une bulle. La gravité est restée la même, et on tente de la combattre avec le même arsenal depuis la nuit des temps ; mais la climatisation - médium invisible, donc inaperçu - a véritablement révolutionné l'architecture.. La climatisation a donné naissance à un bâtiment sans fin. Si l'architecture sépare les bâtiments, la climatisation les unit."23

23

Rem Koolhaas, Op cit., p.82-83. 193


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Ce que pense R. Koolhaas dans ce pamphlet post-architectural, c'est la question du dépassement de la question architecturale par son exagération technique réalisée par les organes de connexion qui l'augmentent. Il reprend ainsi la question de la serre mondialisée et dessine le motif principal de l'espace contemporain. La grande échelle et la continuité spatiale entre des entités distinctes, articulant ainsi des climats protégés et spécialisés dans une continuité toujours effective mais qui offre en contrepartie une grande possibilité d'isolation par le même coup. La question environnementale se pose alors de manière particulièrement forte à partir d'une conception telle que la serre habitée. L'idée de continuité de l'espace climatisé incarne bien l'idée de mondialisation urbaine, et l'introduction par P. Sloterdijk de la question climatique oblige à penser la question du climat intérieur contrôlé, qu'il défini comme "conscience de l'environnement"24. Le jeu sémantique qu'introduit P. Sloterdijk dans sa théorie des sphères doit être analysé dans un sens critique pour introduire le champ théorique qu'il se propose d'ouvrir, sans donner de réponse particulière. Car toute la question des sphères tient dans une interrogation sur les motifs des sociétés, et sur leurs dynamiques propres. P. Sloterdijk ne se propose jamais pour donner des pistes trop arrêtées, préférant ouvrir des modalités de questionnements en emboîtant des concepts les uns dans les autres pour les faire jouer entre eux. La question de l'effet de serre est en ce sens évident. Il propose de penser l'habitation à partir du thème de la serre pour obliger à penser la question de l'effet de serre planétaire articulée à la question de l'habitation

24 194

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.91.


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comprise dans son sens le plus primitif. L'ensemble de son œuvre tient dans l'interrogation des motifs anthropotechniques de cette articulation. Et c'est maintenant que cette question doit être articulée à partir des motifs dessinés précédemment. Car cette excursion vers la question de l'insularisation, en proposant de requestionner la question du design industriel et de la pratique terroriste sous l'angle de la question environnementale, se doit maintenant de poser la question principale de ce mémoire. Quel motif d'habitation est rendu explicite par l'habitation de la terre, explicitée à la fois comme environnement en crise et comme monde fini insularisée dans une solitude spatiale aboutie ? La question anthropotechnique posée dans ce mémoire doit être interrogée à partir de la question de l'habitation de la terre.

ANTHROPOCÈNE “C'est un petit pas pour un homme, mais un bon de géant pour l'humanité" Quand, le 21 juillet 1969 à 2 h 56 min 20s UTC, Niel Armstrong a foulé le sol de la Lune, ce n'est pas le pas d'un homme qui a fait date. Ce n'était pas l'aboutissement du voyage d'une petite capsule, ni l'histoire d'un homme qui était fêtée. Car en alunissant, le module lunaire Eagle ne venait pas terminer son odyssée spatiale dans la Mer de la Tranquillité. Il ouvrait celles de la Terre et de la Lune, comme îles spatiales dans l'océan cosmique. En s'insularisant ainsi sur la Lune, l'humanité avait, dans un

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même geste, étendu l'espace habitable de la Terre jusqu'à l'île que représentait alors la Lune, et insularisait du même coup ces deux planètes voisines dans un archipel interplanétaire. Ce que l'humanisme n'avait qu'imaginé comme système intellectuel était devenu un fait. La Terre était devenue elle même cette île naviguant dans l'espace, au même titre que la petite capsule Apollo par qui cette aventure inédite avait été rendue possible. La course à la Lune a fabriqué un des plus grands mythes contemporains. À travers cette odyssée, c'est toute l'histoire de la société moderne et contemporaine qui s'incarnait. La terre et l'humanité avaient été explicitées comme sphère habitée, flottant dans un espace vide qui avait été vaincu. Les deux thèmes fondateurs, la capsule et l'environnement avaient été explicité en même temps, formant alors une nouvelle époque dans l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes et de notre environnement. À l'époque de la guerre atomique latente, la conquête de la Lune avait déplacé le problème du dépassement physique de la terre comme île sous forme symbolique. La peur de l'accident intégral atomique qui, sous-jacent à la guerre froide, menaçait l'intégrité de la Terre même comme espace vivable, avait trouvé un autre champ imaginaire pour comprendre l'insularité fondamentale de la terre et de l'homme que l'époque avait explicitée. Et si nous avons maintenant quitté, provisoirement ou non, l'époque de la guerre froide et de la conquête spatiale, cette insularité n'en est pas moins grandissante, au travers des crises environnementales et des espaces de plus en plus mondialisés. La question environnementale et l'espace mondialisé doivent se penser dans ce rapport complexe et ambiguë entre la question

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de la capsule et de la serre que noue l'humanité contemporaine. La question de l’anthropocène25 qui émerge comme thèse pour décrire la situation contemporaine met en abîme ces questions. L'hypothèse que l'homme aurait une influence sur les écosystèmes planétaires telle que l'on puisse en faire un âge géologique, rend obligatoire de penser cette double question de la serre et de la capsule. La thèse sloterdijkienne des sphères nous est ici d'une grande aide pour penser en même temps l'habitation et l'environnement. Comme nous l'avons vu, au travers de sa thèse sphérologique, il pose à la fois la question de l'habitation comme effet de serre et en même temps la question de l'environnement à partir de la question de la gestion des climats habités. Mais pour bien comprendre la question de la sphère terrestre, il faut dépasser la question de la sphère comme intérieur et comme extérieur, telle qu'elle définit le motif de l'habitation primitive. Et c'est pour ça que P. Sloterdijk consacre un volume entier pour penser la question de l'époque contemporaine. Il pose comme hypothèse de base que pour penser la typologie formelle de la société mondialisée contemporaine il faut dépasser la question macrosphérologique, telle qu'elle avait 25 L'anthropocène est un terme créé et utilisé par certains scientifiques pour désigner une nouvelle époque géologique, qui aurait débuté à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle, période à partir de laquelle l'influence de l'Homme sur le système terrestre serait devenue prédominante. Le terme popularisé par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, est aujourd’hui utilisé par une partie de la communauté scientifique. Cette époque pourrait être officiellement reconnue et ajoutée à l'Échelle des temps géologiques à l’occasion du 34e congrès international de géologie qui se réunit à Brisbane, en Australie, en août 2012. L'anthropocène succèderait ainsi à l'holocène. in : Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003[consulté le 13 Août 2014]. Anthropocène. Disponible sur : http://fr.wikipedia. org/wiki/Anthropocène) 197


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été déployée par la métaphysique et par l'humanisme. La question de l'explicitation croissante, et l'éclatement des conceptions du monde et des espaces en des entités séparées et agglomérées l'ont mené à définir le motif de l'écume pour penser la typologique sphérologique contemporaine. En effet, pour penser la question environnementale et son corollaire la question des sphères d'habitations contemporaines, la question de la macrosphérologie n'est pas suffisante pour en penser la complexité. Elle serait séduisante pour penser une globalisation totale et unitaire pensée à partir de la métaphore du globe terrestre et de son redoublement par une sphère artificielle. Cela définirait alors le thème de la capsule et de la serre comme essence typologique de la société, mais ne permettrait pas de comprendre l'immense complexité du rapport qui se noue entre le naturel, le culturel, et tous les organismes qui s'y rattachent. L'apparition de la question des écosystèmes naturels a pour corollaire la question d'une pensée de l'organisation des sociétés elle-même complexe et non holiste. P. Sloterdijk tente de déconstruire ce thème du holisme qui sous tend toute macrosphérologie, et aboutie ainsi au concept d'écume comme mode d'assemblage de sphères habitées. Le thème de l'interdépendance des écosystèmes, des improvisations locales et des capacités de mutations des milieux habités rend en effet nécessaire de penser l'organisation des milieux à partir d'une conception non totalisante et non totalisée. C'est à partir d'un tel motif que peuvent alors être pensées les interactions, pour reconstituer une continuité entre les organismes. C'est donc à partir du motif de la localité comme sphère autogène tel que le propose P. Sloterdijk que peut être pensé l'assemblage des systèmes organisés.

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“les "sociétés" ne devraient pas seulement être conçues comme des communautés de monades d'un niveau plus élevée, comme des pluralités de pluralités ; dans notre contexte, il faudrait plutôt les voir comme des pluralités de dyades dont les unités élémentaires ne sont pas des individus, mais des couples, des molécules symbiotiques, des foyers, des communautés de résonance telles que nous les avons décrites dans le premier volume de notre trilogie. Ce que l'on appelle ici la bulle est un lieu de la relation forte dont la caractéristique tient au fait que les hommes, dans l'espace de proximité, forment un rapport psychique d'hébergement réciproque ; nous avons proposé, pour ce rapport, l'expression de contenant autogène.26 Mais pour penser l'articulation des mondes et de l'environnement, dans leurs interpénétrations réciproques, il est nécessaire dans un premier temps de ne pas différencier la question de la différence ontologique entre les deux. Car le motif de la question des environnements, tel qu'il est dessiné par leurs entrée en crise pour des raisons anthropotechniques, oblige à penser les mondes dans leurs interactions avec la question des environnements. Cependant, la question de la serre, de la capsule et leur incarnation planétaire se recoupent dans la question environnementale. Car en prenant comme point de départ le fait que l'homme entraine des processus de mutation dans des environnements, il

26

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.266-267 199


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faut poser la question à l'échelle de ceux-ci. Le motif principal qui se pose dans la question des environnements se dessine à l'échelle de la planète entière. Si nous prenons la Terre comme un île, nous pouvons la penser comme une unité dans laquelle se réalise la question environnementale. Si la présence de la vie sur Terre se définit à partir de la manière dont elle est rendue possible par sa situation cosmique favorable, la survie de ses écosystèmes doit être aussi pensée dans la manière qu'ils ont de se stabiliser sur le long terme dans ce contexte macrocosmique. La particularité de l'île planétaire naturelle tient dans le fait qu'elle arrive à se stabiliser de manière à offrir les conditions favorables au développement de la vie en son sein. Et donc, en ce sens, elle est l'incarnation réussie de l'utopie de colonie spatiale. La Terre est cette immense capsule dans laquelle s'auto-produit la vie comme environnement et comme écosystème. Mais l'unité qu'elle forme dans son ensemble comme grande capsule de vie, n'est pensable que dans la diversité des assemblages structurels des écosystèmes qui la composent. Chaque territoire est en effet l'occasion de micro-climats, de localisations sous forme de serres dans lesquelles se spécialisent des espèces, de manière plus ou moins isolée. La question environnementale n'est pas pensable sans cette interactions extrêmement complexe de formes de vies et de modes de régulations associés. Et c'est d'abord dans ce contexte que l'habitation et son exagération à l'échelle planétaire que représente l'anthropocène doivent être problématisées. N'étant pas possible de critiquer directement la mondialité de l'habitation comme un phénomène organisé, il est nécessaire de la penser par rapport à sa dimension et à son articulation avec ces environnements.

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La crise de Fukushima a explicité plus que jamais cette question. En effet, la catastrophe de Fukushima a marqué les esprits, en dehors du fait que ce fut une erreur de plus dans l'aventure de l'exploitation techniques des connaissances en science nucléaire, c'est la manière dont elle s'est produite conjointement à la catastrophe naturelle qui y était rattachée. Fukushima incarne un symbole manifeste de la crise environnementale. Cette catastrophe explicite la nature ambiguë de notre habitation contemporaine, qui se déploie à une échelle hors du commun. Elle incarne l'extrémité à laquelle l'homme est capable de situer son mode d'habitation au travers de la technologie extrémiste qu'elle exploite. La centrale atomique incarne l’extrémité de la serre humaine dans laquelle le climat nucléaire est contrôlé et la latence de son écroulement maintenue. La croyance en la technologie nucléaire, qui est fondamentalement un croyance, est un crédit donné en l'avenir pour qu'il ne réalise pas l'inconcevable. C'est à partir de ce principe de croyance que l'homme moderne définit le climat dans lequel il projette la vie de milliers de personnes. Car la catastrophe de Fukushima a explicité que la création d'un monde, tel que TEPCO27 essaye de le faire de manière stabilisée, repose sur une ouverture fondamentale sur l'environnement. Toute sphère, tout système technique s'ouvre sur le milieu dans lequel il se développe et doit entretenir une relation avec 27 "The Tokyo Electric Power Company, Incorporated, Tōkyō Denryoku Kabushiki-gaisha?, plus connue sous l'appellation Toden, ou encore TEPCO, est une multinationale japonaise. La compagnie exploite principalement des centrales thermiques et 3 centrales nucléaires (11 réacteurs). Suite au coût exorbitant de la catastrophe de Fukushima, centrale dont TEPCO était l'exploitant, la compagnie a été nationalisée" in : Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003- [consulté le 20 Août 2014]. Tokyo Electric Power Company. Disponible sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Tokyo_Electric_Power_Company 201


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lui. L'idéal d'isolation maximum du mécanisme de fission nucléaire de l'environnement définit l'aboutissement virtuel de la croyance dans la technique, et pose le premier motif de la possibilité de catastrophe. C'est dans le crédit que nous donnons dans le maintien de cette séparation que nous pouvons projeter l'utilisation du nucléaire comme industrie sociale. Fukushima, en reposant ainsi sur une croyance en l'autonomie structurelle du mécanisme nucléaire, est l'incarnation de la tentative terrestre d'insularisation extrême, telle que la capsule spatiale en incarnait le modèle métaphorique. Le nucléaire est l'incarnation la plus extrême de la croyance en la gestion humaine d'un design atmosphérique28 à même de stabiliser le climat d'un espace artificiel. Mais toute sphère doit exister avec une pensée de son ouverture, soit vers le "haut" dans le cas d'une surdétermination technique, comme à Hiroshima, où a été intensifié une réaction mécanique, ou soit vers le "bas" c'est à dire vers l'environnement. Car c'est la sphère qui détermine la question de l'accident ou de la catastrophe, et c'est à partir de son articulation, de son "ouverture" que doit être pensée son installation. C'est le deuxième aspect de la question environnementale qui se pose alors. Car la question de la serre artificielle telle que nous l'avons exposée tente de penser la mise en relation d'entités climatisées dans un continuum spatial fluide et contrôlé. La question de l'espace contemporain ne peut pas se penser sans cette Bigness qui s'incarne dans tous ces organes de connexion qui mondialisent des localités atmosphériques que sont les aéroports, les villes, les régions, les pays... Et cette "ouverture" des sphères

28 202

Peter Sloterdijk, Op cit. 2013, p.116.


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anthropogènes contemporaines ne se fait pas seulement sur ellemême, mais également sur les écosystèmes. Car la question de l'environnement ne se pose pas que dans des situations quasi macrosphérologiques comme à Fukushima, qui par son échelle incarne l'utopie d'un agrandissement maximal d'une sphère technique à l'échelle environnementale, mais également dans une dynamique écumeuse d'assemblage d'écosystèmes semi-fermés dans une forme continue. La question de l'étalement urbain, des voies de circulations, et son corrolaire étendu qu'est le commerce international, pose la question de l'étendue des infrastructures techniques par lesquelles se produit la mondialisation. Et, contrairement à Fukushima, cette question ne se pose pas à partir de l'exagération de la capsule comme conteneur insularisé, mais comme serre écumeuse fonctionnant sur le modèle de l'écosystème, c'est-àdire de l'assemblage co-évolutif de systèmes dynamiques. Car si il peut y avoir un plan précis décrivant le fonctionnement d'une centrale nucléaire, il ne peut y avoir de plan général d'une société organisée en constante évolution. La question de la serre se pose dans cette ouverture sur l'écume qui doit se problématiser à plusieurs échelles. Car si la capsule se pense du point de vue technique, la serre se pense elle au niveau diplomatique. C'est à partir de ces deux thèmes donc que peut être envisagée la relation que nous entretenons avec l'environnement dans l'espace contemporain. D'un côté, par l'intensification et la saturation de processus insulaires, nous enfermons des processus extrêmes qui se situent à l'échelle environnementale dans des dispositifs à hauts risques, et d'un autre côté nous liquéfions une spatialisation dans une structure articulée et ramifiée à grande échelle qui

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tend à se greffer fortement sur les écosystèmes. Ainsi, la question environnementale se pose à l'échelle macrosphérologique en ce qui concerne la planète elle même comme conteneur autogène entrant en crise, mais de manière écumeuse dans la manière où elle s'articule avec les espaces concernés. L'ouverture obligatoire des écumes anthropotechniques sur les écumes organiques qui composent l'environnement doit être le motif qui articule toute pensée environnementale, mais pensée dans la limite que constitue la macrosphère de la terre. C'est un des premiers postulats de la question environnementale. L'environnement vivable s'envisage dans la rotondité de la Terre, et dans sa capacité autogène à se stabiliser comme forme de vie. Et c'est dans cette articulation que l'ont peut dire que l’écume mondialisée recoupe la rotondité de le terre mais sans rotondité structurelle propre, et sa stabilisation doit se penser dans cette optique là. C'est le défi de la pensée écologiste que de penser cette unité de fait, mais qui est fondamentalement abstraite. C'est ce qui fait dire à P. Sloterdijk : “Car bien que la “société” dans son ensemble qu’elle soit conçue au singulier comme une société mondiale, ou au pluriel comme population des États-nations, constitue dans toutes les circonstances une entité incapable de se rassembler (et n’est donc totalisable que de manière médiale et imaginaire), les nombreuses articulations sociales subalternes comme les parties, les groupements citoyens, les unions, les associations, les coopératives, les clubs et les organisations professionnelles restent, pour des motifs institutionnels, marqués par le motif

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du rassemblement périodique. On peut affirmer que tout est capable de former congrès, sauf la totalité.”29 Le grand paradoxe de la mondialisation, c'est qu'elle n'est justement pas globale, et c'est ce qui rend toute politique écologique si complexe. Car si l'observation et le constat des catastrophes environnementales sont possibles, la socialisation de décisions politiques se confronte à la complexité des écumes anthropotechniques et à l'ampleur des difficultés systémiques.

MELANCHOLIA "-You know what I think of your plan? - No. I was hoping that you might like it. - I think that it’s a piece of shit."30 Il y a derrière la question environnementale une immense ambiguïté, qui en fait toute l'urgence et en même temps toute la profondeur. La crise environnementale pose des questions qui n'avaient jamais été posées en ces termes. L'explicitation de la terre comme probable unique île habitable et habitée doublée à la causalité humaine de la catastrophe dessine un motif d'inquiétude d'une étrange spécificité. Il n'est pas ici question 29

Ibid., p. 576.

30 Dialogue entre Claire et Justine dans : Lars Von Trier (réal.). Melancholia, Potemkine 2012, 2 DVD vidéo, 136min. 205


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de développer les motifs d'une théologie post-humaniste ou une morale du temps de la fin, mais de cerner comment cette inquiétude naît en rapport avec la question de sa canalisation dans des devenirs techniques et sociaux durables. La tentative théorique que propose ce mémoire vise à penser les motifs de la réaction qui naît face à cette inquiétude. Et si, comme nous venons de le voir, la question de l'écume posée par la question environnementale met en jeu de manière extrême la possibilité même du décisionnel pour des raisons systémiques évidentes, il est nécessaire d’interroger plus précisément la question de ces limites. Car, comme nous l'avons vu dans les chapitres Explosion et Invasion, la question de l'évènement posée par toute catastrophe doit être pensée dans le cadre de la nature anthropotechnique de ces écumes mondialisées, dans la manière dont elles créent et permettent ou non sa socialisation. Et, c'est ce qui a été jusque là montré dans la première partie de ce chapitre, cette socialisation technique doit être interrogée dans le cadre de la nature insularisée et autogène de la vie sur Terre. Doit alors être posée la question de l'articulation des écumes anthropotechniques avec ces écumes autogènes que constituent les environnements (encore un peu) naturels tels qu'ils se (dé) stabilisent sur terre. Nous avons vu dans le chapitre Explosion comment la catastrophe se manifestait de telle manière qu'elle mettait en jeu la capacité des organisations anthropotechniques à assimiler les mutations radicales qu'elle fait subir aux formes sociales. Et ces mutations doivent donc se penser dans le rapport qu'elles entretiennent

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avec la nature autogène des environnements, et ainsi s'articuler dans le rapport que ces milieux naturels entretiennent avec les milieux anthropotechniques. Et dans le chapitre Invasion a été explicité comment la pratique terroriste étendait à une échelle insoupçonnée l'intégration d'entités pathologiquement sursaturées dans des devenirs techniques. Ces deux constats constituent deux extrêmes à partir desquels peut s'articuler la question de notre rapport au climat et aux environnements contemporains, et c'est justement dans l'intervalle entre la terreur de l'explosion et le terrorisme de la société que se stabilise une habitation viable. Car l'habitation, qui peut être définie comme une stabilisation de phénomènes anthropotechniques dans des milieux rendus viables, ne peut se penser que dans une composition avec les extrêmes, et doit ainsi être envisagées dans une critique des limites des motifs anthropotechniques. Celles-ci, qui s'imposent dans une critique des pratiques anthropotechniques, doivent interroger les manières dont se constituent, à travers ces pratiques, des stabilisations ou des mutations dans les devenirs historiques des sociétés. Car, contrairement à ce que voudraient faire penser certains adversaires de la théorie du genre par exemple, il n'existe pas de motif anthropologique fondamental31 quand la problématique des anthropotechniques apparait. Comme le Logos qui ne peut pas se penser en dehors de la tekhnè32, la critique de la gestion des

31 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 3 du 13/05/2°14 disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/wordpress/seminaire2014-seance-n°3-13-mai-2014/ 32 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 1 du 15/04/2014. 207


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milieux anthropologiques doit penser la manière dont est rendu possible leur modification par des biais techniques. Que ce soit à propos de l'utilisation des OGM dans l'industrie agroalimentaire, ou des politiques de modifications des statuts de la parenté33, la question du biopouvoir34 ne peut se penser qu'à partir d'une critique des motifs anthropotechniques par lesquels se produisent les mutations des milieux habités qui le caractérisent. Mais si ces motifs anthropotechniques définissent le cadre dans lequel doit se penser le décisionnel, fondamentalement inféodé aux motifs anthropotechniques qui le rendent possible, ce dernier doit s'articuler avec les limites que lui impose la stabilité des écosystèmes. C'est dans l'articulation entre une théorie des écosystèmes et une critique des milieux transitionnels techniques que doit se penser la question environnementale. Cette critique doit interroger les fondements de la divergence entre l'évolution des milieux 33 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 3 du 13/05/2014. 34 Psychopouvoir : Comme son nom l’indique, c’est un pouvoir exercé sur et par le moyen du psychique. Psychopouvoir et biopouvoir. Le psychopouvoir est un terme qui vient compléter celui de biopouvoir (Foucault). Depuis la seconde moitié du XXe siècle la question n’est plus de contrôler la population comme machine de production (biopouvoir), mais de contrôler et de fabriquer des motivations comme machine de consommation (psychopouvoir). L’époque du psychopouvoir est une époque de captation industrielle de l’attention. Ce ne sont plus seulement des Etats qui cherchent à contrôler le corps et la vie des citoyens, mais des multinationales qui visent le contrôle des esprits. Psychopouvoir, dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http:// arsindustrialis.org/psychotechnique

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techniques et l'évolution des milieux naturels, et déterminer les motifs de leurs articulations. L'étrangeté de l'inquiétude signifiée au début de cette partie situe un peu la manière dont peut être articulée cette question. Cette inquiétude absolument spécifique dans l'histoire s'articule comme nous l'avons indiqué à partir de la double question de l'unicité de l'île terrestre et de la causalité technique des motifs de l'époque contemporaine. C'est cette inquiétude que la honte andersienne a dessiné les prémices quand, à Hiroshima, s'est effondrée toute l'infrastructure symbolique dans laquelle l'humanité avait évolué jusqu'alors. Mais avec la stabilisation de la société contemporaine comme infrastructure mondialisée au travers de l'évolution du cadre juridique international et ses avancées significatives, puis maintenant avec l'installation de l'inquiétude environnementale, la question de la gestion de l'île terrestre a dessiné une structure technique et symbolique tout à fait particulière. C'est ce que Jean-Pierre Dupuy souligne dans l'introduction de sa préface à "Hiroshima est partout" de G. Anders. "Le 6 Août 1945, une bombe atomique réduisait la ville d’Hiroshima en cendres radioactives. Trois jours plus tard, Nagasaki fut frappée à son tour. Le 8 Août, dans l’intervalle, le tribunal international de Nuremberg s’était accordé la capacité de juger trois types de crimes : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. En l’espace de trois jours, les vainqueurs de la seconde guerre mondiale avaient ouvert une ère

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dans laquelle la puissance technique des armes de destruction massive rendaient inévitable que les guerres devinssent criminelles au regard des normes mêmes qu’ils étaient en train d’édicter"35 L’évolution des droits suite à la deuxième guerre mondiale situe le motif avec lequel peut se définir une critique des anthropotechniques contemporaines. Car la honte dont parle Anders est la condition à partir de laquelle se développe l'élaboration des règles régissant l'usage des techniques qui l'ont produite. C'est ce que B. Stiegler pense à partir de sa thèse de l'espace transitionnel. Comme nous l'avons précisé dans le chapitre Explosion, le motif de la honte andersienne naît de ce que B. Stiegler définit36 comme un défaut d'origine de l'homme, qui se dessine à partir de la nature transitionnelle de son identité. Ce défaut d'origine naît du fait que l'homme est fondamentalement un être technique qui repose la question de son origine à partir de l’utilisation de techniques ; et cette question se pose dans les conditions anthropotechniques dans lesquelles se définissent les usages de ces techniques. Est faite ici l'hypothèse que la question de cette origine qui fait défaut doit non seulement se penser à partir de l'usage de techniques, mais également à partir de leur installation dans un contexte planétaire. Cette hypothèse, qui est peut-être très personnelle, mais que j'entrouvre maintenant, est extrêmement osée dans la cadre d'une pensée de l'anthropotechnique. 35

Günther Anders, Op. cit., 2008, p. 7.

36 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 1 du 15/04/2014. 210


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Car le défaut d'origine, que B. Stiegler définit à partir du mythe de Prométhée, constitue le socle principal de la pensée anthropotechnique qui s'articule autour de la question de l'espace transitionnel. Et ce socle théorique sur lequel repose la pensée de l'hominisation ne comprend pas de pensée de l'environnement, et encore moins à l'échelle planétaire, pour décrire le processus par lequel se constitue cette hominisation. L'homme, et c'est le motif de la pensée de l'anthropotechnique qui définit l'être technique qu'est l'homme à partir de son usage de l'objet dur, n'est que le stagiaire du pharmakon, qui est toujours principalement technique. C'est ce qui fait dire à B. Stiegler que l'homme en tant que tel n'existe pas, et que la seule chose qu'il connaisse, c'est l'être technique. Par là il expose sa position face à la question de l'humain, est donc de l'humanisme, tout comme le post-humanisme, qu'il définit comme étant une non-question. Selon lui la seule question qui se pose est celle du devenir noninhumain de l'être technique, à partir duquel peuvent être définit les motifs d'une éthique négative de l'être sans origine qu'est l'être technique potentiellement non-inhumain. C'est cette interrogation que je reprends dans l'hypothèse de la critique de l'installation des êtres techniques dans des milieux vivants. Cette interrogation doit envisager comment la question du devenir non-inhumain s'articule avec la celle des limites des systèmes anthropotechniques, et dans la manière dont cette éthique négative se constitue par rapport à l'entrée en limite de ceuxci. C'est cette question des limites qui doit être interrogée pour penser la nature de cette éthique négative qui ouvre la possibilité d'une critique des mutations anthropotechniques. Ces limites apparaissent dans le motif anthropotechnique comme des limites

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systémiques et dimensionnelles qui ne se posent pas comme des limites de la connaissance, mais comme des limites pratiques. La critique de ces limites va s'articuler autour de deux thèmes qui en émergent, pour situer de manière définitive les motifs de cette éthique négative, à partir desquels pourra émerger une base théorique pour une pratique architecturale contemporaine. Ces motifs se dessinent comme nous l'avons indiqué à partir de la double nature de l'inquiétude contemporaine, et c'est à partir de cette double nature que doivent être problématisées ces limites systémiques. Il s'agit donc d'envisager en deux temps ces limites, et de poser définitivement les termes de leurs constitutions. Dans un premier temps, il va s'agir de clore la question de l'insularisation anthropotechnique et de son entrée en limite, pour montrer comment elle défini la nature pharmacologique de toute entreprise anthropotechnique. Cette explicitation pharmacologique sera alors l'occasion de formuler un premier motif d'inquiétude à partir des limites propres au mode d'existence anthropotechnique. Cette limite sera formulée autour de la notion de toxicité qu'implique la pensée pharmacologique de l'anthropotechnique, et définira de manière définitive les motifs de l'habitation anthropotechnique. Dans un second temps, sera explorée la question de la constitution d'une deuxième limite à partir du motif de l'insularisation planétaire en interrogeant la question de l'articulation des limites propres au mode d'existence anthropotechnique avec l'explicitation de ce qui sera appelé un deuxième legs ontique qu'explicite la condition planétaire de l'anthropogenèse. Cette notion de deuxième legs ontique ne visera pas à définir un deuxième mode d'existence spécifique comme la question

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de l'anthropotechnique le fait mais tentera de résumer une interrogation en germe à partir de laquelle pourront être définis les motifs d'une inquiétude planétaire. Cette inquiétude, qui naît de la découverte du deuxième legs ontique, se développera autour d'une profonde ambiguité qui émerge de l'habitation planétaire. Elle posera la question de l'échelle comme modalité absurde de l'être-au-monde-planétaire, à partir d'une critique de la question du droit international.

INTOXICATION “the major advances in civilization are processes which all but wreck the societies in which they occur"37 Penser l'hypertrophie des contradictions anthropotechniques contemporaines rend fou. Naoto Kan, le premier ministre japonais à l'époque de la catastrophe de Fukushima a du éprouver cette profonde schizophrénie quand il a hésité à faire évacuer la ville deTokyo pour protéger ses citoyens des radiations nucléaires.38 Car si les

37 Alfred North Whitehead cité par Bernard Stiegler in : Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 2 du 29/04/2014 disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/wordpress/seminaire-2014-seancen°2-29-avril-2014/ 38 Michaël Ferrier dans l’émission : Japon, : Comment penser l’avenir ? 1/5, sur France Culture le 5 décembre 2011. 213


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adeptes de la théorie du choc s’accommodent bien du désastre qui se déroule chez les autres, assumer le rôle politique de la déportation de masse de la capitale d'un pays dans une situation de paix qui plus est, demande beaucoup. Que M. Naoto Kan ait démissionné suite à l'ampleur du chantier de la gestion de la crise post-catastrophe, ou qu'une partie de l'organisation logistique de la décontamination, comme la fourniture de faux papiers pour des travailleurs précaires par exemple, soit déléguée à des organisations criminelles39, illustre bien l'état dans lequel se trouve la société contemporaine. La vitesse propre des modes de vies anthropotechniques contemporains est foncièrement pathogène, et toute tentative de contrôle de cette vitesse ne fait qu'intensifier son accélération. La dynamique des crises semble affecter l'ensemble des industries de manière totalement entropique, une crise appelant l'autre. S'il ne s'agit pas ici d'interroger la théorie de la décroissance, la poursuite de cette dynamique pose de grandes questions pour la définition des espaces contemporains. Comme l'a été analysé dans les deux premiers chapitres de ce travail, cette vitesse et sa dynamique de spatialisation foncièrement terroriste, ou terrorisante, est de nature systémique. La pensée d'une limite des motifs de cette crise systémique doit se penser à partir de sa nature foncièrement anthropotechnique. Que ce soit dans le motif de la capsule insularisée de manière latente ou dans la sphère polycamérique, l'entrée en limite des systèmes anthropotechniques semble se dessiner comme horizon

39 Nadine et Thierry Ribault, Les sactuaires de l'abîme - Chronique du désastre de Fukushima, Éditions de l'encyclopédie des nuisances, Paris, 2012, p. 21. 214


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avec de plus en plus de sûreté. L'accident de criticité40 ne dessine pas ici qu'une description de ce qui s'est passé dans les réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi, mais un motif de réaction systémique qui définit toute crise anthropotechnique. Ce motif, qui a été décrit dans la manière dont il a de délocaliser des êtres et des corps dans des systèmes techniques, doit être pensé dans sa criticité. L'entrée en limite d'un système anthropotechnique se pense à partir de ce rapport qu'entretiennent la question du design industriel et de la pratique terroriste, et, comme nous l'avons indiqué, dans le rapport que cette association noue avec la question des environnements et des milieux habités. Nous avons vu comment l'homme en s'insularisant passait de l'environnement au milieu anthropogène par l'utilisation d'objets durs, et c'est dans ce motif là que doit se penser maintenant l'accident. Car l'apparition du débat sur l'anthropocène a rendu un fait explicite, synthétisé par la citation de A. N. Whitehead, que toute évolution technique ouvre la possibilité de la destruction des sociétés dans lesquelles elle se produit. Car si jusqu'à une certaine époque une évolution était possible, comme l'indique P. Sloterdijk, par l'ouverture des bulles anthropotechniques sur des macrosphères culturelles, la question de la sphère planétaire rend caduque cette hypothèse. C'est ce qu'a problématisé G. Anders dans son concept de Temps de la fin. Car celui-ci n'est pas uniquement à penser 40 "Dans le domaine de l'ingénierie nucléaire, la criticité est une discipline visant à évaluer et prévenir les risques de réaction en chaîne non désirée dans les installations nucléaires. C'est une sous-discipline de la neutronique. Le risque de criticité est le risque de déclencher une réaction en chaîne de fission incontrôlée." in : Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003- [consulté le 21 Août 2014]. Criticité (nucléaire). Disponible sur : http:// fr.wikipedia.org/wiki/Criticité_(nucléaire) 215


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dans le cas d'une hyper-catastrophe atomique, mais surtout maintenant dans le cadre de la condition géographiquement limitée de l'existence terrestre, et de la gestion des stocks et des climats. Cette explicitation des limites systémiques du devenir anthropotechnique, est, comme le dit B. Stiegler41, ce qui nécessite une nouvelle critique de l'anthropologie qui pense la manière dont se construisent ces limites et comment leur normalisation peuvent être envisagées. Car la pensée anthropotechnique vise à interroger comment l'usage de techniques, et c'est ce qui a été exposé dans les deux premiers chapitres de ce mémoire, oblige à repenser la manière dont se fondent et se transforment les sociétés. Et c'est dans cet usage des techniques que doivent se penser les limites délimitant le mode de vie anthropotechnique qui en découle. Dans les chapitres Explosion et Invasion nous avons exposé comment le mode d'être anthropotechnique se produisait, au travers de sa fabrication à partir de la question événementielle, puis de son déplacement dans des structures techniques spatialisées. Cela a permis de définir un cadre dans lequel penser les espaces contemporains. À partir de la question de l'anthropocène nous avons réinterrogé ce motif dans son rapport avec la question environnementale. Et c'est à partir de celle-ci que doivent se penser maintenant les pratiques mêmes par lesquelles s'envisagent les usages des anthropotechniques. Si nous avons situé les motifs de la production des milieux anthropotechniques, à partir de leur entrée en limites, il est maintenant nécessaire de penser 41 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 1 du 15/04/2014. 216


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comment ces limites induisent des pratiques pour proposer une critique des espaces contemporains. Car si nous avons vu comment la pratique du design industriel produisait des motifs de devenirs anthropotechniques, par lesquels étaient thématisées les catastrophes, dans une optique analytique avait été évitée la question des limites de ces motifs. Cela nous avait permis de situer comment l'être technique qu'est l'homme se constitue sous le signe du monstrueux, au sens de P. Sloterdijk, dans un milieu transitionnel capable, dans une certaine mesure, de se saturer anthropotechniquement. C'est cette mesure justement qu'il est nécessaire de penser maintenant. Cette question de la mesure peur se penser dans un premier temps à partir de l'idée de la densité, comme cela a été envisagé autour de la question de la thématisation, et cela permet d'interroger l'évènement comme enjeu de l'habitabilité. Ce thème de la mesure, qui renvoie à une conception dimensionnelle de la catastrophe, dessine un premier type de limite, qui rejoins celui de l'idée de la Terre comme île. Dans le cas des problématiques liées à l'exploitation du pétrole par exemple, la question de la dimensions des réserves par exemple se pose de manière extrêmement pressante. De même, la question du nucléaire se pose de cette manière, de part la puissance des désastres qu'elle entraine, et de la durée de la contamination qui en résulte. Cette question de la dimension définit des limites propres aux systèmes anthropotechniques, d'une manière simple, et ce sont ces limites qui ont été interrogées dans le chapitre Explosion. L'hypothèse du redoublement des coups que portent les catastrophes dans des devenirs techniques interrogeait cette élasticité propres aux milieux anthropotechniques, par laquelle peut se penser une

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continuité des devenirs techniques et sociaux. Mais dans cette conception des paliers de ductilité des milieux transitionnels, la question se limite à la "digestion" des mutations dans l'optique d'une continuité, logique qui ne remet pas en cause le principe de révolution qui lui est sous-jacent. Car, et c'est ce qui pourrait définir une conception technocratique des faits anthropotechniques, cette capacité propre aux espaces transitionnels contemporains à garantir une continuité des devenirs anthropotechniques, si elle s’affranchit de la question de la violence, se propose pour donner le cadre technique à une deuxième latence plus ou moins stabilisante. Une autre critique des limites anthropotechniques doit interroger plus en profondeur cette question de ce redoublement dans des structures artificielles et interroger de l'intérieur la question de la stabilité des milieux transitionnels. Car pour ne pas tomber dans les leurres des utopies trans-humanistes ou dans le piège des technologies nucléaires, il faut recentrer le regard sur ce qui fait le cœur du sujet anthropotechnique. La question des limites anthropotechniques doit se penser dans cette manière dont nous avons conquis des pouvoirs quasi-infinis à partir de l'usage de ces techniques même, et dans la manière dont nous nous situons par rapport à nous-mêmes au travers de l'usage de ces techniques. C'est la position que défend P. Sloterdijk quand il parle du pouvoir de sélection que l'homme contemporain a conquis dans les faits, pouvoir qu'il définit comme étant fondamentalement plus fort que nous.

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“C’est la signature de l’ère technique et anthropotechnique : les êtres humains se retrouvent de plus en plus sur la face active ou subjective de la sélection, sans qu’ils se soient volontairement forcés à entrer dans le rôle du sélecteur. On peut en outre l’affirmer : il existe un malaise dans le pouvoir de choisir, et ce sera bientôt une option possible de l’innocence, lorsque les hommes se refuseront explicitement à exercer le pouvoir de sélection qu’ils ont conquis dans les faits. Mais dès qu’ils évoluent positivement dans un champ de puissance de savoir, les hommes font mauvaise figure lorsque ils veulent laisser agir à leur place une puissance supérieure, qu’il s’agisse du dieu, du hasard ou des autres - comme dans le passé, du temps de leur incapacité. Comme une simple attitude de refus ou de démission paraît condamné à l’échec en raison de sa stérilité, on en viendra sans doute, à l’avenir, à entrer dans le jeu de manière active et formuler un code des anthropotechniques. Un tel code transformerait aussi, rétroactivement, la signification de l’humanisme classique - car il révélerait et consignerait le fait, que l’humanitas ne contient pas seulement l’amitié de l’homme avec l’homme - et, de manière toujours plus explicite - que l’homme représente pour l’homme une vis major - une force plus forte que lui-même.”42

42

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.49-50. 219


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Ainsi, il faut penser l'usage des anthropotechniques par rapport à cette infériorité fondamentale que soulève P. Sloterdijk. Il évoque sur le sujet la question d'un "code des anthropotechniques"43 qui émergerait de la manière avec laquelle nous nous définissons nousmêmes au travers de l'usage de ces anthropotechniques. C'est la question de cette auto-définition au travers de l'espace transitionnel que doit se penser la question de ce code anthropotechnique. Si les anthropotechniques, toujours fondamentalement plus fortes que nous dans la manière dont elles ont de nous définir en nous déplaçant dans des circuits techniques, doivent être articulées avec les milieux dans lesquels elles pénètrent. Ces invasions des anthropotechniques doivent être critiquées dans la manière dont elle a de les intoxiquer. C'est ce qu'exprime P. Sloterdijk dans ce passage où il exprime comment le processus d'explicitation, qui comporte en lui même le processus d'invasion et le processus de délocalisation, est ce par quoi est rendu possible cette intoxication des milieux explicités. “Dans sa première occurrence, la guerre du gaz rassembla en un agrégat dense les critères opérationnels du XXè siècle : terrorisme, conscience du design et approche environnementale. Le concept exact de terreur supposait, nous l’avons vu, une notion explicite de l’environnement, parce que la terreur constitue un déplacement de l’action destructrice, du “système” (ici celui des corps ennemis physiquement concrets) vers son “environnement” - dans le cas présent, 43 220

Ibid., p.50.


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l’atmosphère dans laquelle évoluent les corps ennemis soumis à la nécessité de respirer. C’est la raison pour laquelle l’action terroriste a toujours en soi un caractère attentatoire - car la définition de l’attentat (du latin attentatum, tentative, essai de mise à mort) n’implique pas seulement un geste consistant à frapper par derrière, par la ruse et la surprise, mais aussi l’exploitation maligne des habitudes de vie de la victime. Dans la guerre du gaz, les strates les plus profondes de la condition biologique des humains sont intégrées à l’attaque qu’on lance contre eux : l’indispensable habitude de respirer est ainsi retournée contre ceux qui respirent, de telle sorte que ceux-ci, dès lors qu’ils prolongent leur habitus élémentaire, deviennent les complices involontaires de leur propre destruction - à supposer que les terroristes du gaz parviennent à enfermer ses victimes dans le milieu toxique assez longtemps pour que celles-ci soient livrées, par leur inévitable inhalation, à l’environnement irrespirable. Le désespoir n’est pas seulement, comme le faisait remarquer Jean-Paul Sartre, un attentat de l’homme contre lui-même ; l’attentat aérien des terroristes qui utilisent le gaz engendre en l’homme agressé le désespoir dû au fait de ne pas être capable de cesser de respirer et donc de contribuer à détruire sa propre vie.”44

44

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.91. 221


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Pensée dans le cadre de ce double mouvement de grammatisation et d’annihilation, l'intoxication se présente comme un accident au carré. Car cette modalité accidentelle terroriste ne comporte pas uniquement une question d'intensité accidentelle, telle que la question de la catastrophe la définissait, mais une question d'intoxication. La technique est elle même ce par quoi peut se produire la destruction du milieu habité par elle. La question de la vie dans l'artificiel se pose comme vie dans le potentiellement intoxicant. C'est ce motif qui fait dire à P. Sloterdijk que l'homme est pour lui-même une "force majeure"45, et à A. N. Whitehead que toute innovation technique ouvre la possibilité de la destruction des sociétés dans lesquelles elle se produit46. Et c'est à partir de ce motif que peut être posée l'autre limite du mode d'existence anthropotechnique. Après avoir explicité la question des limites dimensionnelles à partir de la critique de l'élasticité des milieux transitionnels, il faut réinterroger la nature de ces milieux transitionnel pour expliciter la manière dont ils se rendent toxiques au travers des développements anthropotechniques. B. Stiegler a fait de cette question le thème central de son œuvre dans laquelle il essaye de tirer les conséquences théoriques et pratiques d'une conception pharmacologique de la technique. Cette conception, à partir de laquelle, comme nous l'avons explicité, il pense la question de l'espace transitionnel, repose sur une conception particulière de ce que P. Sloterdijk nomme le "moyen dur"47. B. Stiegler tente de penser ce moyen dur à 45

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.50.

46 Alfred North Whitehead cité par Bernard Stiegler in : Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op cit., séance 2 du 29/04/2014. 47 222

Peter Sloterdijk, Op cit., 2010, p.125.


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partir de l'idée de pharmacologie. Dans cette conception, le Pharmakon, comme nous l'avons exprimé, est celui-ci par lequel, non seulement l'homme se produit lui-même, mais également se stabilise au travers de son usage. Et, c'est ce que tente d'envisager B. Stiegler. Comment ce pharmakon, en plus de produire l'homme et de le déplacer dans des sphères artificielles, entraine une dépendance, que la thèse pharmacologique pense dans la toxicité qu'elle entraine dans les milieux dans lesquels ce pharmakon s'incarne. C'est ce que nous avions décrit en explicitant le processus de la pathogenèse intrinsèque à toute pratique technique. Tout objet technique produit une pathogenèse du fait même qu'il se "branche" sur un milieu transitionnel dans lequel il induit des perturbations pathogènes. B. Stiegler définit ce principe à partir du concept de redoublement qui exprime ce que nous avions explicité comme étant le premier "coup" par lequel l'évènement se produit et il détruit le milieu transitionnel dans lequel il se réalise. "Le premier redoublement est l'effet primaire par lequel un nouveau pharmakon, provoquant une "infidélité du milieu", ouvre une nouvelle épokhè, c'est-à-dire une suspension des programmes qui régissent une époque"48 En réaction à cet effet de pathogenèse, nous avions interrogé la possibilité d'un deuxième redoublement par lequel pourrait être envisagé une thématisation et ainsi une normalisation de cette

48

Bernard Stiegler, Op cit., 2010, p.63. 223


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nouvelle pathologie. Le parti avait été d'analyser comment au niveau structurel le milieu anthropotechnique offrait la possibilité ou non de produire ce deuxième coup au travers de la production d'une spatialisation de l'évènement pathogène. C'est ce qui nous avait mené à décrire une stratégie du choc qui était une pensée de l'occasion technocrate, dont les motifs terroristes ont été explicités à partir de la pensée de N. Klein. Mais, comme nous l'avons indiqué au début de cette partie, les modalités entropiques de cette dynamique occasionaliste et terroriste délimitent une entrée en crise qu'il faut maintenant penser sous un autre jour. P. Sloterdijk décrit cette mission comme la production d'un codes des anthropotechniques par lequel peut se penser une pratique anthropotechnique non-inhumaine. Et cette mission se doit de penser les limites du mode d'existence anthropotechnique à partir de la possibilité de ce deuxième coup par lequel pourrait être envisagé ce code. Cette limite est ce que B. Stiegler désigne comme impossibilité de dépasser la nature toxique de tout pharmakon. La limite fondamentale du mode d'existence anthropotechnique tient dans l'incapacité de l'être technique à se sortir de cette condition pharmacologique. C'est ce qui fait dire à B. Stiegler "Il faut faire avec - c'est-à-dire faire avec le fait que la vie NE vaut finalement le coup d'être vécue QUE pharmacologiquement"49

49 224

Ibid., p.76.


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La première limite qui se pose à l'homme est sa nature profondément et irrémédiablement pharmacologique. Et c'est à partir de cette limite que peuvent être pensés les motifs d'un deuxième coup qui prend à partie cette limitation indépassable pour poser la question du devenir non-inhumain de l'entreprise anthropotechnique. Et c'est dégrisé de l'intoxication pharmacologique que l'être non-inhumain doit trouver une alternative pharmacologique au redoublement épokhal. Car celui qui découvre que la vie ne vaut le coup d'être vécue que pharmacologiquement, se dégrise du pouvoir aveuglant du pharmakon50, et, mis en cause par ce pharmakon même dont il sent qu'il l'a rendu dépendant, ouvre une brèche dans le processus de son intoxication par laquelle il laisse entrevoir la possibilité d'une négociation avec ce pharmakon. Nous reviendrons plus loin sur les motifs de cette négociation, et des modalités de ce deuxième redoublement épokhal par lequel se constitue une thérapeutique pharmacologique, et par là se développent des alternatives au pouvoir empoisonnant du pharmakon. Mais dans un premier temps il s'agit de poser définitivement les motifs de cette fragilité pharmacologique indépassable. Le motif aveuglant du pharmakon, tel qu'il se présente dans son premier redoublement épokhal, en explosant et grammatisant les êtres, doit être définitivement exposé dans sa toxicité. Car c'est justement son aspect aveuglant qui constitue le plus dangereux aspect de sa toxicité. C'est en faisant croire qu'il est possible de se passer d'une critique, qui est une négociation, des motifs pharmacologiques, que le pharmakon développe sa plus grande toxicité. C'est en détruisant les possibilités mêmes de son usage

50

Ibid., p.63. 225


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que le pharmakon devient toxique, en entretenant l'illusion de son autonomie. Que ce soit au travers de l'autonomie du sujet critique51, ou au travers de l'autonomie de l'automaton52 technique dont Google veut incarner dans notre quotidien, comme C. Anderson en a exposé les motifs, cette illusion d'autonomie est ce par quoi toute évolution technique se rend critique elle même. C'est en jetant le voile, au travers de la croyance en cette autonomie, sur sa nature fondamentalement toxique, que le pharmakon devient doublement toxique en détruisant la possibilité même de sa critique. Cette limite inhérente à toute situation pharmacologique qui constitue le nœud de la critique politique de B. Stiegler. Il développe sa critique du capitalisme contemporain à partir de son entrée en limite par la destruction des moyens mêmes sur lesquels il repose systémiquement. Le marketing, en détruisant systématiquement les systèmes psychiques sur lesquels il base sa croissance, entraine cette séparation entre le technique et le critique par lequel peuvent se développer des devenirs anthropotechniques, et, par là, détruit la possibilité même de son développement. La croyance dans la stratégie du choc sur laquelle repose ce principe anthropotechnique, en rejetant la composition avec un sujet critique, entraine la chute même de son propre devenir. Et c'est ce qui fait que le redoublement uniquement technique du premier redoublement épokhal resteras toujours un terrorisme. Tant qu'il n'intégrera pas une critique et une négociation il n’entraînera qu'une toxicité systémique générique. C'est ce qui

226

51

Ibid., p.74.

52

Ibid., p.68.


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constitue la limite fondamentale de la nature pharmacologique du mode d'existence anthropotechnique, limite indépassable qui oblige l'être potentiellement inhumain à développer les moyens de sa non-inhumanité au travers de la négociation. À partir de la fragilité de cet espace de négociation, il faut définir les limites des codes anthropotechniques. Doit être développée une pensée des alternatives qui dévisage la nature pathogène des devenirs techniques et qui propose de composer avec ces devenirs pour que puisse se maintenir la transitionnalité de la critique. Dans l'articulation de cette critique avec les milieux dans lesquels se développent les devenirs anthropotechniques, doit se penser une thématisation des inquiétudes contemporaines, et une émergance des alternatives anthropotechniques qui mobilisent les êtres dans des insurrections critiques et créatives. C'est ce qu'envisage B. Stiegler comme pharmacologie positive, visant à transformer l'addiction pharmacologique au travers d'un nouvel usage des pharmaka. "un pharmakon doit toujours être envisagé selon les trois sens du mot : comme poison, comme remède et comme bouc-émissaire (exutoire). C’est ainsi que, comme le souligne Gregory Bateson, la démarche curative des Alcooliques Anonymes consiste toujours à mettre d’abord en valeur le rôle nécessairement curatif et donc bénéfique de l’alcool pour l’alcoolique qui n’a pas encore entamé une démarche de désintoxication. Qu’il faille toujours envisager le pharmakon,

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quel qu’il soit, d’abord du point de vue d’une pharmacologie positive, ne signifie évidemment pas qu’il ne faudrait pas s’autoriser à prohiber tel ou tel pharmakon. Un pharmakon peut avoir des effets toxiques tels que son adoption par les systèmes sociaux sous les conditions des systèmes géographiques et biologiques n’est pas réalisable, et que sa mise en œuvre positive s’avère impossible. C’est précisément la question que pose le nucléaire."53 Ainsi, c'est à l'instauration d'un code des pharmaka qu'il est nécessaire de s'appliquer si nous voulons penser comment envisager une normalisation des milieux anthropotechniques contemporains. Cette normalisation doit, comme dans le cas du nucléaire par exemple, comme cela fut déjà le cas au sortir de la deuxième guerre mondiale54, interroger en profondeur la manière dont les pharmaka absolus55 se socialisent et font entrer en limite les milieux dans lesquels ils se produisent. Car ce dépassement de la toxicité pharmacologique ne peut se penser sans une théorie des milieux habités par laquelle passe toute culture qui se veut proposer des usages des pharmaka socialisants et socialisés. Et dans le contexte de l'insularisation planétaire, cette question d'une pensée de l'environnement rend particulièrement explicite 53 Pharmakon (pharmacologie) (extrait), dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse http://www.arsindustrialis.org/pharmakon

228

54

Günther Anders, Op. cit., 2008, p. 7.

55

Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.68.


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cette question de la stabilisation des milieux habités, et de la négociation comme modalité anthropotechnique. Mais, c'est à cette question qu'il s'agit maintenant de s'interroger, la question d'un code anthropotechnique qui prend en compte la question de l'environnement n'est pas une notion si évidente que cela.

IMMUNITÉ "I hate space !"56 Le film 2001 l'odyssée de l'espace57 de S. Kubrick dressait le portrait d'une insularisation cosmique généralisée dans laquelle il montrait l'évolution d'êtres dont l'humanité était toujours remise en question par l'univers dans lequel ils évoluaient. Le film dépeint l'odyssée humaine, qui, du premier outil préhistorique à l'ordinateur autonome HAL 9000, se développe dans un silence inquiétant, étrange et mystérieux, dans lequel le réalisateur cherche les traces d'une manifestation humaine. Pris dans le cours de l'évolution d'un monde silencieux et obscur, les corps sont montrés dans leur fragilité et les individus interrogés dans leur humanité. Ce schéma que dresse S. Kubrick de la projection de l'homme dans un univers, et que nous avons repris comme hypothèse pour 56 Ryan Stone in : Alfonso Cuarón (réal.). Gravity, Warner bros, 2014, 3DVD vidéo, 91min. 57

Stanley Kubrick (réal.). Op cit. 229


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une pensée de la vie dans des mondes insularisés, a été le point de départ d'un autre film qui a fait parler de lui à sa sortie en 2013. Dans son film Gravity58, Alfonso Cuarón, a repris le thème de l'insulation pour le retourner et reposer la question de la capsule, non pas sous l'angle de la projection comme S. Kubrick, mais à partir du thème de la survie. Le scénario, très simple, décrit la tentative d'une astronaute, Ryan Stone, accompagnée un temps de Matt Kowalski, à rejoindre une capsule spatiale voisine suite à la destruction par des débris de leur navette spatiale. Toute l'histoire tient dans cette tentative de retrouver un lien avec la Terre, pour arriver à y rentrer sain et sauf. Le scénario, d'une simplicité et d'un minimalisme criant, ne sert que de toile de fond pour développer la trame du récit. Il ne s'agit pas ici de rentrer dans une analyse détaillée du film, mais de faire émerger quelques thèmes qui donnent au film un intérêt pour introduire un rapport particulier à l'espace. En dehors de son scénario, ce qui marque dans ce film est le traitement spécial accordé à la mise en espace des mouvements d'apesanteur, au travers des mouvements des corps, et des points de vue fluides et continus. La volonté du réalisateur était d'immerger le spectateur dans l'univers sans gravité et sans orientation propre au vol spatial, en créant l'illusion, au travers d'une utilisation des techniques contemporaines de 3D, de l’expérience de la gravité. Cela a pour effet d'immerger le spectateur dans une expérience corporelle partagée avec les protagonistes de l'action. Et c'est à partir de cette idée d'expérience corporelle que le film va faire dériver ses personnages et leurs questionnements. Si le schéma

58 230

Alfonso Cuarón (réal.). Op cit.


insularisation

Survival59 que suit le film est respecté, ce n'est pas ce qui fait l'intérêt du film. Car celui-ci va porter son attention sur le personnage de Ryan Stone durant de la dérive intérieure qui accompagne sa dérive spatiale. Tout au long de sa tentative pour rejoindre une station spatiale viable, elle va commencer à interroger ses désirs de revenir su terre, qui vont émerger face au silence glacial de l'espace. Car le film prend le chemin inverse de celui de S. Kubrick. Alors que ce dernier faisait partir son histoire du corps animal du pré-humain pour le projeter dans les espaces insularisés des colonies spatiales, A. Cuarón fait partir l'histoire du corps insularisé et isolé dans l'infinité du vide de l'espace, pour recentrer le propos sur lui et retrouver derrière les peaux artificielles, le corps animal, le corps vivant et habité. Petit à petit, Ryan Stone va réinterroger ses désirs, et sa situation d'isolation radicale pour retrouver le désir de vivre sur Terre, dans un corps vivant. Tout un ensemble de plans et de situations vont la confronter à elle même, à ses désirs, et a son envie de redescendre sur Terre. L'analyse est ici inutile pour rentrer plus loin dans la description des procédés cinématographiques et narratifs, car le sujet n'est pas le film d' A. Cuarón, mais de cibler comment il pose le problème de l'insularisation et de l'habitation en milieu fragile. Le postulat d'A. Cuarón tient dans la phrase de Ryan Stone, qui projetée dans le vide, s'écrit. "I hate space !". C'est à partir de ce refus de la vie insularisée qu'A. Cuarón va faire naviguer ses personnages vers la Terre et vers un retour à la gravité. De la comparaison entre ces deux moments du cinéma de 59 Wikipédia, l’encyclopédie libre [en ligne]. Fondation Wikimedia, 2003[consulté le 22 Août 2014]. Survival film. Disponible sur : http://en.wikipedia. org/wiki/Survival_film 231


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l'insularisation apparait le motif central de la question de l'habitation. Entre la vie territorialisée et la vie insularisée, comment l'homme compose avec les milieux dans lesquels il évolue ? Et plus précisément, dans l'optique d'une artéfactualité primordiale du fait anthropotechnique, comment penser l'articulation des îles anthropotechniques avec les environnements, quand ceux-ci sont insularisés de manière autogène dans le vaisseau Terre ? Le film de A. Cuarón semble en appeler à une vie corporelle et organique dans laquelle se développe la vie et à partir de laquelle devrait se penser une habitation territorialisée, en opposition avec une habitation déterritorialisée et insularisée. Cette opposition est ce par quoi nous avons problématisée la profonde ambiguïté propre à la sphère anthropotechnique contemporaine. L’ambiguïté de l'insularisation de la Terre comprise à partir de la question des écosystèmes et de son habitation mondialisée nous oblige à penser maintenant comment une pensée anthropotechnique peut impliquer une pensée des écosystèmes dans un devenir anthropotechnique normalisé et stabilisé. Dans la partie précédente nous avons explicité comment l'usage pharmacologique des anthropotechniques devait ouvrir à une pensée des milieux et de leurs stabilisations dans des devenirs anthropotechniques. Et, en introduisant l'interrogation sur la possibilité de l'instauration d'un tel code des anthropotechniques, nous avions interrogé le motif de sa genèse au travers de la question du défaut d'origine, à partir duquel l'homme se constitue par défaut une origine au travers de l'usage de techniques. Nous avons vu comment B. Stiegler parlait à ce propos d'une origine fondamentalement

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technique de l'homme, que la pensée anthropotechnique essaye de problématiser. Et nous avons vu comment la création de ce code des anthropotechniques émergeait après coup comme deuxième redoublement épokhal dans lequel l'être non-inhumain envisage des usages et des stabilisations dans des devenirs anthropotechniques négociés. Mais nous avions aussi émis une hypothèse radicale qui interrogeait la possibilité de ce que nous avions appelé en hommage à G. Anders, un deuxième legs ontique donné par l'insularisation planétaire des motifs anthropotechniques. C'est à la critique de cette hypothèse, qui se présente d'un certaine manière iconoclaste, qu'il s'agit maintenant de s'adonner. Et c'est au travers de cette critique que pourra en même temps être envisagée la question soulevée par le film de A. Cuarón de la territorialisation des pratiques anthropotechniques. Cette critique va essayer d'envisager comment à partir du deuxième redoublement épokhal la problématique anthropotechnique doit s'articuler avec la question de la diplomatie dans le cadre d'une extension de la question anthropotechnique à celle des milieux associés, et par là des écosystèmes planétaires. L'idée d'un deuxième legs ontique, pensé à partir de notre dépendance aux environnements naturels, prend, dans le contexte d'une critique anthropotechnique, un aspect blasphématoire. Comme nous l'avons vu, le processus d'hominisation compris dans une optique anthropotechnique se réalise dans une radicale opposition fondatrice entre le mode de vie environnemental et le mode de vie sphérique. La sphère, motif primordial à partir duquel P. Sloterdijk articule sa pensée de l'espace, se caractérise par l'opposition qu'elle crée entre l'intérieur de la sphère, milieu

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de l'effet de serre par lequel se produit l’hominisation, comme prématuration et déspécialisation, et l'environnement, régi par les régimes de besoins et d'adaptation corporelle. Et c'est cette opposition qui , poussée dans ses extrêmes, permet à P. Sloterdijk, à partir de la métaphore du voyage spatial, de dire que c'est non seulement les ponts que nous coupons derrière nous, mais la Terre elle-même. “La construction d’îles absolues dans le cosmos est une affaire condamnée à la précision : il n’y a en elle aucune possibilité de se reposer sur des suppositions implicites. Lorsqu’on mise sur le détachement des îles à l’égard de tout continent et des éléments environnementaux terrestres, il faut savoir que l’on ne peut avoir aucun présupposé. La seule chose qui fonctionne, dans le vide, c’est ce que l’on comprend dans les moindres détails - y compris la technique à l’aide de laquelle on s’élève dans l’espace sans air. Le vol spatial est le produit de la multiplication de la précision par la légèreté d’esprit. Ici, la lévitation s’associe avec le soin le plus extrême. La prédiction de Nietzsche, pour lequel nous, les marins du futur, n’avons pas seulement coupé les ponts, mais aussi la terre derrière nous, se concrétise de manière littérale pour les vacuonautes dans le cosmos. Cela vaut surtout, redisons-le, pour le coeur des îles spatiales, le système de préservation de la vie, que l’on peut le mieux comprendre comme un atmotope

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entièrement insularisé ou une chambre intégrale à gaz respiratoire et à un métabolisme ; il comprend des unités destinées à remplir des missions relevant de la gestion de l’air, de la gestion de l’eau et de la gestion des déchets.”60 Et à partir de là P. Sloterdijk définit une éthique des milieux insularisés à partir de la question de la gestion des îles anthropotechniques explicitées comme sphères fragiles et possiblement toxiques. Pour P. Sloterdijk, seule la vigilance, comme corollaire de l'explicitation peut ouvrir à un code des anthropotechniques. Ce code se développe comme attention portée aux espaces insularisés et maîtrisés, dont il pose les principes ainsi : "…il faut poser une éthique des situations - ou des affaires, au sens large du terme. Elle serait une théorie de la gestion pour des serres de la civilisation. Nous pourrions l’appeler éthique des atmosphères - elle formule le bien comme ce qui est respirable ; elle pourrait tout aussi bien s’appeler l’éthique des bulles de savon - elle décrit le plus fragile comme le point de départ de la responsabilité."61 Et c'est à partir de cette éthique du respirable qu'il ouvre la question d'un code des espaces fragiles mis en jeu par l'habitation

60

Peter Sloterdijk, Op cit., 2013, p.286-287.

61

Ibid., p.230. 235


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anthropotechnique. Pour P. Sloterdijk, le cadre de l'île est le seul par lequel peut se penser une éthique, et ce qui pourrait être appelé une éthique écologique n'est qu'une éthique des milieux anthropotechniques, et jamais une éthique des espaces naturels. Car dans la pensée anthropotechnique, la nature n'existe que comme latence non encore explicitée, et n'entre donc pas dans une stratégie d'attention. Il définit fermement cette position, en enfermant la question de l'éthique dans sa perspective anthropotechnique. “Dans cette situation, les systèmes immunitaires deviennent un sujet de débat. Lorsque tout peut, de manière latente, être contaminé et empoisonné, lorsque tout est potentiellement trompeur et suspect, la totalité et la possibilité d'être un Tout ne se laissent plus déduire des circonstances extérieures. On ne peut plus penser l'intégrité comme une chose que l'on acquiert en se dévouant à un environnant bienfaisant, mais uniquement comme la prestation spécifique d'un organisme qui veille à se démarquer activement de son environnement. Ainsi commence à progresser l'idée selon laquelle la vie tient moins dans l'êtrelà par ouverture et participation au tout qu'elle ne se stabilise par autofermeture et refus sélectif de la participation. Pour l'organisme, la plus grande partie de l'environnement est du poison, ou bien un arrière plan insignifiant - c'est la raison pour laquelle il s’aménage une zone de

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choses et de signaux rigoureusement sélectionnés, qui s'expriment désormais dans la rubrique de l' "environnement". Ce n'est pas trop peu dire que de le décrire comme la pensée fondamentale d'une civilisation postmétaphysique ou autrement métaphysique. Sa trace psychosociale se manifeste dans le choc du naturalisme, par lequel la culture qui s'éclaire biologiquement apprend à passer d'une éthique fantasmatique de la coexistence pacifique universelle à une éthique de la conservation antagoniste des intérêts des unités finies"62 Il développe ainsi, à partir de cette éthique des milieux anthropotechniques fermés, une pensée de leur préservation à partir du concept d'immunité. L'immunité se constitue comme un ensemble de mécanismes par lesquels le maintien de la vivabilité des environnements articulés, et se pense sur le modèle biologique du combat inter-organismes.63 C'est à partir de ce modèle biologique qu'il développe sa pensée des écumes contemporaines, qui caractérise le mode immunitaire des sphères anthropotechniques émulsifiées. Pour P. Sloterdijk donc, la question de la gestion des serres contemporaines doit se penser directement à partir de cette question des systèmes immunitaires. Il définit ces mécanismes immunitaires à partir de deux notions : La capacité d'autodéfense et la capacité d'invention dans un système pluraliste.

62

Ibid., p.173.

63

Ibid., p.218. 237


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"Dans l'agrégat des pluralités d'espaces humains, les bulles ne sont pas seulement stabilisées par des moyens défensifs, mais, tout autant, par une capacité primaire d'extension que l'on pourrait cerner par des concepts comme la créativité et la capacité de nouer des relations avec autrui si les deux expressions n'avaient pas connu une inflation qui a fini par les priver de leur sens. La mission qu'il nous faut accomplir est de caractériser les pluralités de l'espace spécifique humain comme des processus formels dans lesquels la défense et l'invention s'entremêlent - en quelque sorte sous forme d'écumes parlantes et de systèmes immunitaires qui rêvent au-delà d'eux-mêmes. Il faudra le montrer : au-delà de leurs dispositifs défensifs, les économies humaines que nous décrivons comme des cellules dans l'écume sociale font usage de mécanismes d'expansion divers, qui vont de l'aménagement d'un conteneur d'habitation jusqu'à la production de poésie de l'image du monde définie par l'utilisateur en passant par la mise en place d'un réseau de circulation personnalisé. Ce type d'observation permet d'acquérir un concept de l'immunité porteur de traits offensifs : en partant de la strate biochimique, il accède à une interprétation anthropologique du modus vivendi humain comme autodéfense et créativité."64

64 238

Ibid., p.222.


insularisation

Ces mécanismes immunitaires se caractérisent, dans la pensée de P. Sloterdijk, comme des déploiements à l'intérieur des serres anthropotechniques comme des usages attentionnés et créatifs des milieux anthropotechniques par des êtres insularisés capables de rêver. P. Sloterdijk développe à partir de ce thème immunitaire créatif et autogène une théorie de l'antigravitation qui incarne la dynamique créative et auto-immunisée d'une habitation désirante par laquelle l'espace contemporain se produit. Il consacre toute la fin de son volume Écumes à penser la radicalisation de l'insularisation. Au travers de cette radicalisation il tente de dépasser une allégeance au catastrophique pour penser les alternatives écumeuses et immunisées à partir du principe d'invention. Il développe ainsi une théorie de l'antigravitation et de la force ascensionnelle à partir d'une pensée du désir et du luxe immunisant. Cette théorie de l'antigravitation s'articule à partir d'un dépassement de la question de la misère, par lequel une théorie de l'alternative créative permet d'envisager cette immunité. "Mais que se passerait-il si l'évènement majeur du XXè siècle, pour la philosophie, tenait au fait que toutes les fictions de la réalité obsédées par la pesanteur ont été vidées de leur force par une poussée verticale explicite ? Si par conséquent, l'important avait été de professer sa foi dans le soulagement, comme dans une coupure évangélique ? S'il s'était agi de faire tomber les réalismes tragiques, de voir en eux des hypnoses exercées par le kitsch noir ? Si le fait de ramper

239


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

devant les définitions les plus dures de la réalité était la signature de l'opportunisme le plus minable - que l'on voit de nouveau à l’œuvre aujourd'hui, avec les intellectuels qui inspirent la realpolitik des États-Unis, comme si l'on avait longuement réfléchi à l'essence du crime avant d'en arriver à la conclusion que lui, et lui seul, déterminait le sens de l'Être - au commencement était le crime ? Que se passerait-il si l'esprit libre, pour se retrouver dans un milieu ouvert, devait se retirer des icônes des faits auxquels on prétend qu'il n'existe pas d'alternatives ? Et si la caractéristique de la pensée réactionnaire consistait depuis dans le fait qu'elle s'allie avec la pesanteur pour nier l'antigravitation ?"65 Sa théorie de la pesanteur naît ainsi d'un refus du fatalisme pour envisager la potentialité d'alternatives spatiales par lesquelles la possibilité d'un dépassement du catastrophique peut s'envisager. Ces alternatives se manifestent par l'instauration d'un mécanisme de décharge immunitaire dans laquelle l'être anthropotechnique se protège de la pression de l'environnement et du fatalisme en s'aménageant une zone de couvage du désir. Ce couvage de l'être antigravitaire s'appuie sur une propension au luxe, que P. Sloterdijk développe en l'opposant à un mécanisme de manque66. Cette théorie du luxe devient une théorie culturelle de l'ouverture

240

65

Ibid., p.618-619.

66

Ibid., p.622.


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au léger et à l'indétermination dans lequel l'homme ne devient pas une créature du manque qui cherche à compenser son inadaptation par des béquilles culturelles et techniques, mais une créature du surréel déchargée de la pression de l'environnement. "La décharge est par conséquent un mécanisme d'économie - elle constitue un procédé visant à opposer un verrou à la tentation par le biais de la dépense de soi. Son effet principal ressort de l'immunisation à l'immédiateté - qu'il s'agisse de la dépense d'énergie excédentaire dans l'action trop spontanée ou du flot déferlant de perceptions dangereusement désautomatisées, qui nous rend impuissant. D'une certaine manière, elle implante un premier système immunitaire pragmatique qui repousse les infections que pourraient causer au psychisme une surdose de stimulis inassimilables, tout en bloquant la combustion d'énergies psychiques dans des ouvertures extatiques sur le champs d'action et de la perception."67 C'est dans ces conditions ainsi déchargées que la créature humaine peut donc se consacrer à la production des qualités propres par lesquelles se développe le processus de lévitation. P. Sloterdijk en parle avec le terme d'affluent society, pour caractériser comment elle se développe dans la richesse d'un trop68 qui caractérise le

67

Ibid., p.628.

68

Ibid. 241


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

mode d'existence surréel. Et c'est au travers de l'intensification de cette apesanteur qu'il envisage de penser une culture de la préservation. Cette préservation ne se développe pas comme une réaction à un manque, mais par un désir producteur d'une réalité lévitationnaire qui constitue dans son schéma général une continuation du processus de néoténie. "Sa force s'exprime dans le privilège de la fragilité accrue. En d'autres termes, Homo sapiens n'est pas une créature de manque qui compense sa pauvreté par la culture, mais une créature de luxe à laquelle ses compétences protoculturelles ont apporté une sécurité suffisante pour survivre à tous les périls et prospérer lorsque c'était possible. Il faut admettre, ici, que les sapiens, pour des raisons bien compréhensibles, ont le plus souvent dû se cantonner à la réalisation d'une partie étroite et plutôt robuste de leur potentiel culturel, pour se hasarder immédiatement, lorsque l'occasion se présentait, dans des évolutions de luxe typiques de l'espèce."69 Cette fragilité, comme nous l'avons vu, est le fruit de l'insularisation et de l'effet de serre qui en résulte. Un premier motif apparaît alors dans ce schéma des immunités créatrices. Si l'anthropogenèse se produit au travers de l'objet dur, sa préservation se développe

69 242

Ibid., p.625.


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comme culture de ces objets, culture qui prescrit un ensemble d'usages et de mécanismes de stabilisation des processus d'hominisation. "La défense de l'enfant est l'essence de la culture - à supposer que l'on en vienne, en même temps, à défendre la culture contre les empiétements de l'infantile. La tendance à la néoténie (qui produit, au niveau culturel, ce que Michel Serres appelle l'hominiscence) n'aurait pas pu s'imposer si elle n'avait pas été confirmée, endiguée et sauvée par un contrôle du succès."70 C'est au travers de ces mécanismes de contrôle du succès que se stabilise la culture anthropotechnique. Celle-ci se développe comme mode d'être ensemble à partir du schéma de la maternité cultivée en tant que prise de soin de celui-qui-n'est-pas-né-jusqu'aubout71. P. Sloterdijk décrit ce processus culturel comme un mécénat social grâce auquel l'être suréel réalise son pouvoir d'engagement. Et au travers de la chance72 anthropotechnique de l'être attentionné que se développe cette culture, et dans laquelle une pensée de la société peut s'envisager. P. Sloterdijk développe le schéma de l'adoption par une "allomère"73 sociale pour penser la question de la société .

70

Ibid., p.670.

71

Ibid., p.664.

72

Ibid., p.665.

73

Ibid., p.628. 243


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

"Outre la catégorie de la décharge, une théorie intégrale de la culture suppose ainsi un concept général de la prothétique. De ce point de vue, la prothèse originelle serait la personne qu'une mère active place à son côté pour servir d'allomère."74 Nous retrouvons là le schéma sur lequel B. Stiegler, à partir de la pensée de D. W. Winnicott, développe sa théorie du supplément à partir de la question de l'objet transitionnel. Car c'est à partir de ce motif culturel que doit se penser la question du deuxième redoublement épokhal que nous avions décrit comme condition de l'instauration du code anthropotechnique. Et c'est ici que la pensée sphérique de P. Sloterdijk doit être interrogée dans sa manière qu'elle a d'enfermer la question de la culture dans le concept de sphère autogène et surréelle, et, par là, congédier la question de la négociation par laquelle s'envisage la possibilité du deuxième redoublement épokhal normatif et socialisant. Il faut donc envisager une critique de la théorie des sphères, non pas pour leur point de départ, et la théorie du moyen dur comme média de l'insularisation et, dans sa dernière incarnation, la lévitation et la gâterie comme modèle politique et social, mais dans l'hypothèse de son dépassement. Il faut envisager ses limites dans la manière dont elle congédie la question de la négociation à partir de son enfermement dans le surréel. Et c'est à partir de cette critique que sera alors envisagée la question du second legs ontique, avec laquelle il sera possible de conclure la question de la spatialisation du phénomène de la modernité.

74 244

Ibid.


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ÉCHELLE C'est à partir de la critique que fait B. Stiegler dans le séminaire Pharmakon 2014, "Nouvelle critique de l’anthropologie, anthropo-logique - anthropo-technique, rêve, cinémas, cerveaux"75 de la pensée de P. Sloterdijk que s'envisage cette critique, et c'est dans la poursuite de la pensée de B. Stiegler que sera alors envisagée la problématique de la socialisation et de l'instauration d'un code anthropotechnique. C'est autour de la notion de culture et de la manière de penser la production du code de anthropotechnique que B. Stiegler envisage sa critique de la pensée de P. Sloterdijk. S'il ne critique pas dans la forme sa pensée anthropotechnique, à laquelle il adhère dans la pensée de l'hominisation, et du rôle des techniques dans la production de l'anthropogenèse, il en définit les limites à partir de la notion d'espace transitionnel. Et c'est au travers de celle-ci que peut être pensée la négociation du code anthropotechnique. B. Stiegler articule sa critique autour d'une première limite de la pensée de P. Sloterdijk, qui tient dans son maintient inconditionnel de la thèse anthropotechnique dans le champs d'une ontologie de l'être, articulée à partir d'une conception spatiale. Selon B. Stiegler, cette limitation à la question de l'ontologie à partir de l'espace empêche P. Sloterdijk de penser la question de la rétention tertiaire, et donc de dépasser une conception spatiale pour penser la question du mouvement à partir d'une critique de l'interaction entre l'espace et le temps. Car, comme B. Stiegler le précise, la rétention tertiaire est ce qui est toujours spatio-temporelle, et qui, 75 Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Op. cit., séance 1 du 15/04/2014. 245


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en se situant toujours en deçà et au-delà de l'opposition entre l'espace et le temps, pose le problème de la vitesse comme mode de production anthropotechnique. Et c'est à partir de la rétention tertiaire, que ne pense pas P. Sloterdijk, d'après B. Stiegler, que se joue la question du deuxième redoublement épokhal. Les raisons qui font que B. Stiegler critique la vision non rétentionnelle de P. Sloterdijk, viennent dans l'incapacité qu'elle a de proposer une critique de la question du mouvement, qui est pour lui celle du désir. Car, en étant toujours en deçà et au-delà de l'opposition entre l'espace et le temps, le désir, qui est un mouvement, est toujours fondamentalement transitionnel. Et c'est, je pense, ce qui fait la limitation de la question de l'ontologie telle que la pense P. Sloterdijk. Selon B Stiegler, cette question ontologique développée à partir de l'hypothèse sphérique ne permet pas de penser cette transitionnalité fondamentale de la condition anthropotechnique. Car, en enfermant la question de la culture dans une idée de lévitation et d'immunité autogène, la pensée des sphères anthropotechniques ne permet pas de proposer une théorie des interactions suffisamment claire pour penser la transitionnalité des rapports sociaux et des négociations culturelles, par lesquelles peut se penser le code anthropotechnique. La pensée des écumes, malgré sa proposition séduisante des organisations co-fragiles76, reste enfermée dans la métaphore spatiale et ne pense pas cette question de la transitionnalité. En limitant la question de la culture à un contrôle de la réussite néoténique, P. Sloterdijk pense d'une manière unilatérale

76 246

Peter Sloterdijk, Op. cit., 2013, p.35.


insularisation

la question de la négociation qui suppose toutes pratiques anthropotechniques, et ne pense cette réussite que comme une sortie vers le haut, dans un l'état déchargé et antigravitationnel. La pensée de l'homme du luxe qui en ressort définit la troisième limite de la pensée des sphères. P. Sloterdijk ne pense pas la question du désir à partir de cette transitionnalité et enferme ainsi la question de l'invention dans un problème de décharge qui n'est pas suffisant pour penser la négociation transitionnelle. En effet, la proposition de P. Sloterdijk ouvre, par sa conception anthropotechnique des faits humains, une manière de problématiser le rapport que nous entretenons avec nousmême, avec la société, et avec l'environnement, extrêmement prometteuse et pertinent dans l'époque que nous visons, mais n'approfondit pas suffisamment la manière dont ces rapports se produisent. Comme nous venons de l'indiquer, à partir de la critique stieglerienne de la pensée sphérique, il est possible d'en faire émerger les limites. Et c'est à partir de ces limites, au travers de la pensée pharmacologique, que pourra être envisagée une sortie de la sphère, qui permettra envisager la négociation avec son extériorité. Mais tout d'abord, en revenant sur cette théorie sphérique, trois thèmes émergent qui vont pouvoir servir de base à leur critique pharmacologique. Dans un premier temps, la question de la culture comme attention porté à celui-qui-n'est-pas-né-jusqu'aubout77 et comme contrôle de la réussite, permettra d'être reposée comme outils de création du code anthropotechnique. Dans un second temps, la notion de prothétique permettra

77

Ibid., p.664. 247


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

d'interroger la question de la rétention tertiaire, pour envisager la critique stieglerienne à partir de l'idée de l'adoption comme mécénat culturel. Et à partir de la critique de la rétention tertiaire pensée comme média d'une adoption sera interrogée la thématique de la décharge de P. Sloterdijk dans le cadre de la critique de l'opposition entre désir et pulsion. La question de l'immunité intervient chez P. Sloterdijk à partir de l'entrée en crise des environnements anthropotechniques. Elle tente d'envisager une manière de penser leur auto-défense, contre la toxicité de l'environnement, et contre la propre toxicité des sphères technogènes dans le cadre de la défense du processus néoténique, fondamentalement fragile et dépendant d'un contrôle des climats artificiels. À partir de là, la question de la culture apparaît dans le motif anthropotechnique comme résultat de l'insularisation et d'un auto-couvage entretenu. Et c'est à partir de cette notion que B. Stiegler pense l'anthropotechnique comme une question pharmacologique. La thèse fondamentale de la pharmacologie, comme nous l'avons vu, pense que tout objet technique est fondamentalement, et de manière primordiale, comme premier redoublement épokhal, toxique, mais peut devenir le remède à sa propre toxicité dans la manière où il peut être articulé comme média d'une prise de soin thérapeutique. Et la thèse pharmacologique consiste, en tant qu'anthropotechnique, à penser que l'homme n'est pas un être culturel mais d'abord un être technique, dans le sens où la culture se développe après-coup78 comme prise de soin prodiguant des prescriptions thérapeutiques à l'usage des pharmaka. Et si la

78 248

Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.93.


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vie ne vaut le coup d'être vécue QUE79 pharmacologiquement, c'est parce que la culture doit envisager de penser cet après-coup comme normativité des usages des pharmaka, qui ont détruit le système transitionnel dans lequel ils apparaissent. Et c'est dans la manière dont cette culture négocie avec les pharmaka et avec les milieux transitionnels qu'une nouvelle transitionnalité que doit se penser le code de anthropotechnique. La pensée de P. Sloterdijk trouve ici ses limites, selon B. Stiegler, dans la manière qu'elle a de penser ce processus. Pourtant, la pensée culturelle de P. Sloterdijk ouvre un champs d'interrogation particulièrement riche, et rejoint directement la pensée pharmacologique de B. Stiegler, quand il ouvre la question de l'adoption comme mécénat social. Car c'est le thème développé par B. Stiegler pour penser la question de la négociation transitionnelle, qui est fondamentalement une adoption et qui se développe comme transformation du pathogène en normativité au travers de la médiation de l'objet adopté. Mais P. Sloterdijk ne pense pas ce mécanisme dans son discours sur la prothétique. Car derrière celui-ci il ne discerne pas la question centrale que pose B. Stiegler, celle du désir, qui se constitue comme thérapeutique au travers d'une négotiation avec le pharmakon. En limitant le problème de l'adoption à la décharge antigravitationnaire, P. Sloterdijk entrouvre la question de la sélection de l'aimable et du désir comme moyen de donner du sens par gâterie, mais c'est au travers de la pensée du désir de B. Stiegler que peut s'envisager une réelle critique de cette sélection. Car il fait de cette question de la sélection le centre de sa question du désir. Il articule sa

79

Ibid., p.76. 249


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

pensée de la rétention tertiaire avec la théorie du désir de Freud chez qui il reprend la question de la différence entre la pulsion et le désir, en développant une critique du rôle du pharmakon, comme rétention tertiaire, dans la formation du désir. Contrairement à P. Sloterdijk qui n'envisage pas cette opposition, B. Stiegler construit une problématique de la différence entre la pulsion et le désir, dans laquelle se joue la question de la toxicité où non du pharmakon. Dans ce processus pharmacologique la formation du désir se fait au travers du pharmakon, par la projection d'infinités, qui, transitant à travers lui, forment une transitionnalité. C'est ce qui lui fait dire : "Le désir ne s’oppose pas seulement à la sidération, il s’oppose à la pulsion – ou plus exactement il est ce qui trans-forme la pulsion : ce qui la sublime."80 Ainsi, le désir constitue ce qui s'oppose à la pulsion en la canalisant au travers des pharmaka, et, en l'infinitisant, produit des sublimations par lesquelles se produit l'adoption. C'est ce qui fait de la transitionnalité ce moteur de la philia, qui s'infinitise en tant que culture. "L'adoption est un processus d'individuation, la différence d'un faire avec ce qui vaut le coup, est hyperpharmaco-logique, et constitue ce que Derrida nomme une exapropriation : une appropriation toujours en chemin vers la dé-propriation de son 80 Désir/pulsion (extrait) dans le dictionnaire d’Ars Industrialis, à l’adresse : http://arsindustrialis.org/désir 250


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altération dans la mesure ou son objet est celui de son désir, c'est-à-dire de son inconscient, et non seulement de sa conscience. Mais une telle adoption, comme lutte contre la prolétarisation - comme déprolétarisation - nécessite une politique : c'est une question de sociothérapie, et non seulement de psychothérapie. L'adoption transitionnelle, pharmacologique de part en part, constitue le réarmement d'une faculté critique relationnelle, d'abord comme discernement de l'aimable - et comme l'épimétheia de la prometheia contemporaine. C'est une expérience du désir, c'est-à-dire d'un propre et d'un soi qui se projette toujours déjà hors de soi, au-delà de soi et dans ce qui ne lui est jamais absolument propre par ce que c'est justement son autre. Mais une telle projection est aussi une réflexivité : celle d'un miroir pharmacologique et fantasmatique qui n'affirme plus son autonomie pure, mais qui, en tant qu'il se soigne, et qui, en ce faisant, prend soin de l'espace transitionnel, affirme toujours l'infinitude absolue de son objet : sa consistance sa promesse."81 C'est en faisant sortir l'être hors de l'être dans une réflexivité infinie qui se constitue de manière transitionnelle au travers des objets qu'il adopte, et qu'il apprend par là à aimer, que le sujet anthropotechnique se réalise donc, hors de la sphère et

81

Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.79-80. 251


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dans l'entre-deux du relationnel. Et ce qui chez P. Sloterdijk se réalise dans la sphère de l'être comme effet de serre se pense enfin comme négotiation dans l'espace transitionnel qui n'est jamais humain, mais qui, toujours transitant avec lui, se constitue au pluriel. À partir de cette ouverture vers le transitionnel peut être envisagée une critique de la pratique anthropotechnique au-delà de la sphère anthropotechnique et du climat contrôlé des serres artificielles, pour les re-situer dans l'indépassable articulation avec la serre planétaire. Car si la pensée des sphères enferme le sujet dans un devenir technique et culturel lévitationnaire, face à l'insularisation planétaire, il faut absolument déplacer le problème du culturel sur celui du naturel. Et c'est le sens de la question du deuxième legs ontique, que P. Sloterdijk empêche de penser : peut-on penser l'articulation transitionnelle de l'être technique qu'est l'homme avec un concept de nature qui intervient dans le champ de l'aimable, comme objet de soin pharmacologique ? Car c'est au fond la question qui se pose de manière métaphorique dans le film d'A. Cuarón. Jusqu'à quel point pouvons nous insulariser notre mode d'existence, et jusqu'où l'horizon de notre aimable doit-t-il s'enfermer dans des îles artificielle où se rêve une liberté hors sol ? Car la liberté du désir infinitisé doit-il se penser dans une lévitation technogénétique où doit-elle se penser sur un modèle différent, qui fait entrer les écosystèmes dans le champs d'un aimable renouvelable ? Sous ses airs d'utopie écologiste, cette question ne cherche pas tant à penser une politique générale des écosystèmes, que des alternatives de l'aimable à partir d'une pensée des écosystèmes par laquelle elles peuvent s'incarner. La question de ce deuxième legs ontique est laissée ouverte, et

252


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une critique pharmacologique de la culture peut être entamée qui se donnerait la tâche de problématiser la relation complexe et conflictuelle qui se noue chez l'homme contemporain entre son existence localisée au travers des techniques spatialisées et articulées localement, et le déploiement planétaire de cette habitation. Il y aurait une histoire de l'objet planétaire à réaliser qui envisagerait les infinités qui y on été projetées, et qui pourrait donner une idée de la manière dont l'histoire du globe planétaire en lui-même ferait entrer la question des écosystèmes et de l'environnement dans le champ de la culture. Mais il s'agit tout d'abord de revenir dans la sphère anthropotechnique dans laquelle la civilisation se produit pour envisager comment se négocie l'existence écumeuse. Car si le concept d'écumes de P. Sloterdijk offre un modèle très riche pour penser les habitations contemporaines, dans leurs richesses, leurs fluidités et leurs fertilités, il faut, à partir de la question de l'insularisation planétaire, repenser une échelle de l'aimable qui reterritorialise l'habitation dans un horizon négocié. Car l'insularisation généralisée trouve dans la planète Terre la limite physique de sa lévitation, et une pensée de l'échelle permet de réinterroger la question du social à partir de l'organisation de sa survie. Si le projet écumeux de P. Sloterdijk se proposait de penser la mort du holisme, la pensée anthropotechnique ne peut pas sortir de son horizon l'unité indissoluble de l'insularisation planétaire, qui même si elle ne forme pas congrès82, défini le cadre dans lequel tous les congrès doivent se penser. Ainsi, la définition

82

Peter Sloterdijk, Op. cit., 2010, p.576. 253


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de l'aimable est d'abord une question de son horizon, horizon qui doit toujours s'envisager comme le bout de cette terre que nous pouvons aimer. Mais, dans cet horizon indépassable, doit être développée une synthèse sociale qui, toujours planétaire, doit repenser les écumes de manière élargie dans laquelle une pensée des écosystèmes émerge comme pensée écumeuse d'une fragilité créatrice avec laquelle il nous faut apprendre à négocier. Et derrière cette négociation, c'est toute la question du droit international qui se pose. Car du local au mondial, la densité des écumes nécessite une pensée de leur interaction qui met en jeu l'internation83 à partir de laquelle se pense l'action unifiée des nations planétaires. Et si la globalité, en ne formant pas congrès84, n'est pas un objet du droit85, il faut tout de même poursuivre l'insurmontable chantier du droit international, qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale avait posé des jalons86 qui doivent envisager l'horizon planétaire comme une altérité indépassable et indispensable. Mais, en dehors du droit international et des actions à grande échelle, c'est dans l'écume et la sphère habitée que doit se développer une transitionnalité nouvelle dans laquelle les initiatives et les alternatives peuvent construire, par ce que B. Stiegler appelle un pharmacologie positive, un ensemble de 83 Bernard Stiegler, Pourquoi et comment philosopher dans l'internation ?, Académie d'été 2013 de l’école de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel, Conférence du 18/08/2013, disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/wordpress/ academie-dete-de-lecole-de-philosophie-depineuil-le-fleuriel/academie-2013/ 84

Peter Sloterdijk, Op. cit., 2010, p.576.

85 Véronique Labrot, L'apport du droit international : patrimoine commun de l'humanité. 86 254

Günther Anders, Op. cit., 2008, p. 7.


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positions et de situations articulatoires et projectuelles. Car c'est de l'intérieur des écumes contemporaines que doivent se penser des stratégies qui puissent impliquer les écumes dans leurs immunités transitionnelles. Doit être envisagé une insurrection thérapeutique contre la distance toujours croissante entre les cultures et les techniques, entre les mémoires et les histoires, entre les êtres et le monde. Il faut interroger les potentialités d'une organisation de l'aimable par laquelle puisse se générer un ensemble de processus d'adoption, d'attention et de socialisation dans lesquels peuvent s'inventer et se stabiliser de manière pragmatique des situations sociales articulées et partagées. Et c'est en repensant en profondeur les organisations sociales et culturelles que l'état de crise systémique trouvera une issue. Que ce soit par une accélération des catastrophes ou par des initiatives, les perspectives futures devront penser comment se socialiseront les habitations et les écosystèmes. Qu'ils soient naturels, sociaux, psychiques ou techniques, il faut penser une manière d'associer ces écosystèmes fragiles et mutants. Cela constitue le but de ce travail, qui, en analysant les modes de productions du contemporain, cherche à définir comment des situations contemporaines peuvent ré-articuler des pratiques avec des espaces, et, au-delà de l'écologie, comprendre comment certains mécanismes sociaux permettent de repenser la pratique architecturale à l'échelle de ses environnements. Dans une pensée de l'articulation des milieux de cette pratique, est envisagée l'ouverture d'un ensemble de stratégies projectuelles, qui, à l'opposé exact de l'anthropocène, et toujours solitaire, est foncièrement sociale.

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ART-TOTAL "Pourquoi et comment construire aujourd'hui ?" En reprenant la question posée par B. Stiegler lors de l'Académie d'été de l’École de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel de 2011, "Pourquoi et comment philosopher aujourd'hui ?"87, je repose maintenant la question centrale de ce mémoire, après avoir dressé un portrait pluraliste et foisonnant d'un chantier contemporain dans lequel se dessine les motifs d'un situationnisme fragile et schizophrène. Car si être contemporain signifie habiter l'instant foudroyant de l'évènement, cela signifie en même temps habiter et séjourner auprès du monde, dans une situation transitionnelle où se composent et se décomposent les temps, les espaces et les significations qui les traversent. Les raisons qui poussent à construire maintenant ne peuvent se penser qu'à partir de le monde là de ce maintenant, et ne peut s'envisager qu'au travers de ce monde là, dans ses tensions et ses blessures. Être contemporain demande une stratégie des situations qui tire ses raisons et ses moyens dans la matière même du présent, en articulant les temps et les mémoires qui le hantent, pour recréer les désirs et les envies d'habiter. Faire sens au contemporain demande de convoquer un arsenal étendu et pluraliste pour articuler les espaces, les corps et les âmes. Cette ambition d'un art total, qui doit se dégager des utopies holistes qui ont donné pendant la naissance des avant87 Bernard Stiegler, Pourquoi et comment philosopher aujourd'hui ?, Académie d'été 2011 de l’école de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel, Conférence du 26/08/2011, disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/wordpress/academiedete-de-lecole-de-philosophie-depineuil-le-fleuriel/academie-dete-2011/ 256


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gardes modernes toute son emphase au terme, doit être envisagé comme une stratégie articulatoire, qui seule peut donner du sens à un situationnisme écumeux. Et je rependrais les mots du critique littéraire fictionnel à la fin des Écumes de P. Sloterdijk, qui décrit la méthode qui a fait naître ce volume en ces termes : “J’affirmerais plutôt que l’auteur professe une hybris d’une nature particulière, disons une hybris méthodique - et ce, sous deux aspects : d’une part parce que l’œuvre a une note nettement stylistique, et vous ne pourrez pas nier que le style n’est pas collégial ; d’autre part, parce qu’un projet comme celui-ci est né de l’esprit du colportage - c’est l’expression utilisée dans la théorie générique pour désigner l’interdisciplinarité. Avec elle, l’hybridation du savoir devient un programme. On ne devrait pas oublier que jusqu’à plus ample informé, pareil savoir ne trouve qu’un seul lieu plausible dans le monde : l’auteur. Un auteur est l’unique colloque dans lequel des voix différentes s’interpénètrent réellement et produisent de nouveaux effets de résonance ; les prétendus colloques des spécialistes ne provoquent que des discours parallèles qui ne se recoupent nulle part.”88 Et après avoir mis à profit cette méthode d'hybridation pour tenter, par un même geste, de recréer des mythologies

88

Peter Sloterdijk, Op. cit., 2013, p.766. 257


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contemporaines et de les thématiser, pour mieux les penser dans cette analyse en trois chapitres, il est temps de poser les bases d'une stratégie de l'occasion qui propose, dans le champ de tensions des contemporains, de recréer des habitations et des socialisations. Cette méthode occasionnaliste et multiperspectiviste doit mobiliser les outils adéquats et les articuler en les utilisant comme les médias d'un élargissement de l'aimable, et reprend à son compte la stratégie que décrit ici Stephano Boeri en parlant de l’œuvre sociale de Hans Ulrich Obrist, le grand curateur et agitateur de l'art contemporain. “Le travail de Hans Ulrich Obrist est indéchiffrable si on fait abstraction de cette confusion fertile et de l’hypocrisie qui la cache continuellement. Malgré ses “compétences formelles”, Obrist n’est pas un curateur ni un critique d’art contemporain ; il ne l’est pas, bien qu’il entre dans l’ordre du discours qui fonde les deux disciplines ; et bien qu’il accepte d’assumer des rôles et des identités dictées par les sphères d’action respectives. Obrist n’établit aucun périmètre et ne classifie pas les champs géographiques et les champs d’action de l’art. À bien le regarder, son travail tourne plutôt autour du concept du positionnement. Obrist se positionne, c’est-à-dire qu’il intervient en personne dans le champs des tensions de l’art contemporain, dans le but d’intercepter et de modifier les matériaux épars qui composent cette

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sphère où les limites entre les rôles se dissolvent. Obrist se projette tout autour du globe et rencontre ainsi des artistes, des œuvres, des comptesrendus, des foires, des essais, des institutions, des évènements, des revues, des collections, des marchands, des journalistes, des archives, des écoles, des installations, des musées, des performances, des séminaires, des congrès, des laboratoires, des Kunsthallen, des galeristes, des politiciens qui constituent les matériaux de l’art contemporain dans sa globalité. L’ordonnance de matériaux réalisée par Obrist naît de la rencontre avec son corps-sens ; il ne répond à aucun critère de périmétrisation ni de classification - a-priori établi ou redéfini entre un avant et un après - mais correspond plutôt à un travail artistique. Arbitraire et changeant, caractériel et omnivore. Obsessif dans son extension largement envahissante : tout ce qui se révèle important doit être relevé, tous ceux qui font des recherches sont nécessairement recherchés et interviewés. Tous : artistes, architectes, philosophes, directeurs d’institutions, cinéastes, politiciens, écrivains, poètes, étudiants, photographes ou simples témoins. Obrist travaille depuis des années sur une oeuvre d’art globale sur les matériaux épars de l’art contemporain. Il travaille sur l’état des choses

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existantes avec l’obsession de celui qui sait qu’il doit les parcourir entièrement et de celui qui conduit une bataille utopique - celle-ci étant une forme pure d’utopie - contre l’amnésie, pour réduire cette immense distance croissante et inévitable entre la mémoire (individuelle) et l’histoire (collective).”89 Cette stratégie du sens, du sens comme corps articulatoire, qu'entreprend Obrist doit être interrogé dans les potentialités qu'il offre quant à une pratique sociale et mésologique90 dans laquelle une pratique élargie de l'architecture puisse prendre corps, qui ne se contente pas de construire des bâtiments, mais d'intégrer des pratiques mutantes pour arriver à faire se croiser les espaces, les corps et les âmes. Un chapitre va suivre qui envisagera à partir de quels milieux et de quelles stratégies cette pratique peut prendre ses appuis, et dessiner ainsi les traits d'une manière d'être 89 Stéphano Boeri à propos de Hans Ulrich Obrist, Hans Ulrich Orbist Conversation, Paris, Manuella éditions, 2008, p.915. 90 "Le mot mésologie vient du grec mesos, « au milieu, médian », et logia, « théorie », de logos, « discours ». Cela veut donc dire « théorie des milieux ». (...) Tout en suivant expressément la thèse de Leroi-Gourhan, plutôt que de corps «social», techno-symbolique, la mésologie quant à elle parle de corps médial, écotechno- symbolique ; ce qui n’est autre que le milieu du sujet humain. En effet, ni la technique ni le symbole ne sont transcendants par rapport à l’environnement terrestre. Ils le supposent nécessairement, et avec lui ses écosystèmes, que par ailleurs ils ne cessent d’élaborer en milieux proprement humains, dont l’ensemble forme l’écoumène. Cependant, pas plus que le milieu ne se réduit à l’environnement, l’écoumène ne se réduit à la biosphère. Entre environnement et milieu, comme entre biosphère et écoumène, il y a émergence ontologique, du fait de la technique et du symbole –autrement dit, du fait de l’art." Augustin Berque, Mésologie, de milieu en art, Conférence inaugurale à l’exposition de Fidier Rousseau-Navarre Mésologie en Corse, Musée de Sartène, 12 Juin- 14 Septembre 2014 - Edition internet, (En ligne), 2014, http://ecoumene.blogspot.fr/2014/06/taxus-baccata.html#- more 260


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contemporaine dans laquelle la pratique architecturale peut s'incarner. Mais pour l'instant, pour inclure cette ouverture projectuelle, il s'agit de l'ancrer définitivement dans une pensée des milieux contemporains, pour la situer dans la suite de la pensée du contemporain qui a été développée ici. L'association de trois concepts pourra synthétiser la pensée du contemporain qui a émergé des précédents développements, et développer une pratique des milieux. Dans leur association ils formeront un trio critique et inchoatif à même d'articuler une pensée des milieux et de leur mise en action thérapeutique. C'est à partir du concept stieglerien d'organologie91 que nous tenterons d'envisager une synthèse sociale des milieux comme pensée critique de leurs associations par laquelle pourront être articulés les deux concepts suivants, qui permettent de penser la dynamique propre de ces milieux à partir de leur mise en tension. Le concept de milieux associés92 permettra, dans cette organologie générale, de donner un cadre à une pensée de la transduction sociale pensée comme modalité projectuelle, que le concept de trans-individuation, développée par B. Stiegler à partir de la pensée de Gilbert Simondon, permet de problématiser. Le terme organologie est issue de l'anthropologie musicale et désigne une science qui étudie l'évolution des instruments musicaux au travers de l'histoire. Repris par B. Stiegler, il est définit ainsi dans le dictionnaire en ligne d'Ars Industrialis :

91

Organologie, Op. cit.

92 Milieu (associé/dissocié), dans le dictionnaire en ligne d’Ars Industrialis sur internet à : http://arsindustrialis.org/milieu 261


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"Ce terme est dérivé du grec «organon» : outil, appareil. L’«organologie générale» est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ «organes» : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types. Un organe physiologique – y compris le cerveau, siège de l’appareil psychique – n’évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux. Cette façon de penser s’inspire des travaux de Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique."93 Ainsi, l'organologie se présente comme une discipline critique qui vise à interroger l'organisation des sociétés à partir d'une conception transitionnelle de l'articulation. Elle propose un champs d'action et d'application extrêmement large, qui en interrogeant de manière transversale les rapports qui se créent dans les milieux habités, offre un modèle opérationnel pour penser une critique sociale qui embrasse l'organisation des sociétés dans les dynamiques qui les traversent et à partir d'une pensée de leur organisation et des organes qui les constituent. Par

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Organologie (Extrait),Op. cit.


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exemple, la question du désajustement que nous avions étudié dans le chapitre Explosion constitue un exemple de situation organologique dans laquelle se pense le devenir des sociétés, en rapport avec les organes techniques qui s'y déploient ainsi qu'avec les systèmes culturels par lesquels ils peuvent être contrôlés. Et dans un second temps, ce modèle critique permet d'envisager une pensée des projets et d'inscrire ceux-ci dans des logiques organologiques pour en penser l'évolution. La conception organologique permet une vision transversale des phénomènes qui offre une potentialité de sélection polyperpectiviste qui permet de cibler des combats de manière associative et transversale. À partir d'une conception organologique du projet peut émerger un arsenal de concept évolutif et pluridisciplinaire par lequel peut se penser une programmation projectuelle et contextuelle. Et pour envisager la question de la transduction, le concept de transindividuation permet de penser les mécanismes par lesquels s'attachent ces organes de manière transductive. Le concept de transindividuation défini un processus par lequel les organes s'articulent et s'organisent de manière transitionnelle. Elle définit une synthèse de la relation transitionnelle développée par B. Stiegler qui pense la manière dont les sujets se construisent à partir de leur relation transductive dans des milieux transitionnels. C'est la fabrication des individualités qui, transitionnelles, ne sont jamais propres ni partagées, mais qui se construisent socialement. Dans on ouvrage De la misère symbolique, B. Stiegler défini le processus d'individuation et de transindividuation en 8 point, qui constitue une organologie de la transindividuation, et qui explicite comment ce processus se réalise dans les milieux organologiques.

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"1. Le je, comme individu psychique, ne peut être pensé qu'en tant qu'il appartient à un nous, qui est un individu collectif : le je se constitue en adoptant une histoire collective, dont il hérite, et dans laquelle se reconnaît une pluralité de je. 2. Cet héritage est une adoption au sens où je peux parfaitement, en tant que petit-fils d'un immigré allemand, me reconnaître dans un passé qui n'a pas été celui de mes ancêtres, et que je peux néanmoins faire mien ; ce processus d'adoption est donc structurellement factice. 3. Un je est essentiellement un processus et non un état, et ce processus est une in-dividuation (c'est le processus d'individuation psychique) en tant que tendance à devenir-un, c'est-à-dire in-divisible. 4. Cette tendance ne se réalise jamais, parce qu'elle rencontre une contre-tendance avec laquelle elle forme un équilibre métastable - et il faut ici souligner que la théorie freudienne des pulsions est singulièrement proche de cette conception de la dynamique de l'individuation, mais aussi des pensées d'Empédocle et de Nietzsche. 5. Un nous est également un tel processus (c'est le processus d'individuation collective), l'individuation du je étant toujours inscrite dans celle d'un nous, tandis qu'à l'inverse, l'individuation du nous ne s'accomplit qu'à travers celles, polémiques, des je qui le composent. 6. Ce qui relie le je et le nous dans l'individuation est un milieu préindividuel qui a des conditions positives d'effectivité, relevant de ce que j'ai appelé les

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dispositifs rétentionnels. Ces dispositifs rétentionnels sont supportés par le milieu technique qui est la condition de la rencontre du je et du nous : l'individuation du je et du nous est en ce sens également individuation d'un système technique (ce que Simondon, étrangement n'a pas vu). 7. Le système technique est un dispositif qui jouit d'un rôle spécifique (où tout objet est pris : un objet technique n'existe qu'agencé, au sein d'un tel dispositif, à d'autres objets techniques : c'est ce que Simondon appelle l' "ensemble technique") ; le fusil et, plus généralement, le devenir technique avec lequel il fait système sont ainsi la possibilité de constitution d'une société disciplinaire chez Foucault. 8. Le système technique est aussi ce qui soutient la possibilité de constitution de dispositifs rétentionnels, issus du processus de grammatisation qui se déploie au sein du processus d'individuation du système technique. Et ces dispositifs rétentionnels sont ce qui conditionne les agencements entre l'individuation du je et l'individuation du nous en un même processus d'individuation psychique, collective et technique (où la grammatisation est un sous-système de la technique) qui comporte donc trois brins, chaque brin se divisant lui-même en sous-ensembles processuels (par exemple, le système technique en s'individuant individue aussi ses systèmes mnémotechniques et mnémotechnologiques)."94

94

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.83-84. 265


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Ce processus résume la transductivité organologique et explicite par là le rôle que jouent les techniques dans les phénomènes sociaux et psychiques. Et ce schéma organologique de la transindividuation doit se penser également à partir du processus pharmacologique d'adoption tel que nous l'avons problématisé précédemment, qui convoque la question de la construction thérapeutique du désir au travers d'un processus de sélection normatif que nous avions nommé culture. Ainsi, l'individuation est ce processus par lequel se stabilisent des cultures anthropotechniques, et par lequel elles construisent leurs significations et leurs consistances. La question organologique pensée comme mode d'individuation organisé, est ce qui permet de répondre à la question posée ici. Pourquoi et comment construire aujourd'hui ? Cette question, qui n'était pas posée innocemment par B. Stiegler à propos du sens de la critique, en postulant que le sens se construit au travers des moyens et des milieux qui le réalisent, exprime le sens d'une théorie des milieux qui est et doit toujours être une pratique par laquelle se mettent en tension des milieux, des significations, des êtres et des corps. Et de cette conception organologique des sociétés et de leurs significations, parce qu'elle est thérapeutique et par là inchoatif, émerge une pensée stratégique et politique qui vise à interroger comment peuvent s'organiser les sociétés pour favoriser un ensemble de pratiques thérapeutiques. C'est à partir d'une organologie spécifique que peut se penser cette réorganisation des pratiques et des milieux. B. Stiegler propose une définition synthétique de la problématique mésologique. Il problématise, à partir de la notion de milieu associé, cette organologie dans la manière qu'elle peut ou non entretenir une association mésologique par laquelle peut juger un ensemble de processus d'individuation.

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"Ars Industrialis emprunte à Simondon le concept de « milieu associé » pour analyser l’individuation collective en quoi consiste toute société humaine, de telle sorte à ce que l’histoire de l’individuation humaine y apparaisse comme indissociable de l’histoire de l’individuation technique"95 Parce que l'enjeu de la mésologie, en envisageant la manière dont se réalisent les individuations, tient dans la réussite d'une stabilisation dynamique des cultures, doit être développée une pensée transversale et pluridisciplinaire de la création de ces cultures incarnant une stratégie d'art global, qui loin des utopies modernes, tente de réengager les êtres dans des devenirs mésologiques stabilisés et productifs, seuls moyens d'endiguer les hyper-désajustements contemporains. Car dans les écumes contemporaines, x situations et x positions se présentent à chaque instant, qui peuvent mobiliser et impliquer un ensemble d'armes, à la fois techniques, psychiques et sociales, dans des alternatives qui sont toujours politiques et esthétiques. Et c'est à la cristallisation de ces perspectives projectuelles mésologiques que doit se consacrer une conclusion de ce travail. Et à partir de la synthèse pharmacologique des milieux associés, comme organologie générale vectrice de transindividuations, doit émerger une vision globale de l'action thérapeutique qui se propose d'organiser des pratiques au travers d'une compréhension des enjeux mésologiques contemporains. Ce travail va ainsi se conclure sur une présentation du travail de

95

Milieu (associé/dissocié), Op. cit. 267


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l'artiste allemand Joseph Beuys qui sera articulée avec la pensée écosophique de Félix Guattari. De cette confrontation sera envisagée une vision organologique qui propose une manière de penser les individuations au travers de pratiques mésologiques qui mettent en jeu des organes spécifiques dans des dynamiques artistiques et créatives élargies. Cette hypothèse organologique ne cherche pas à dresser un portrait d'une pratique dans laquelle l'architecture est directement impliquée, mais cherche à trouver par quels médias peut être pensé son renouvellement. Elle propose, à partir des thèses qui ont été développées ici, une hypothèse inchoative par laquelle peuvent se spatialiser des temps, et par là, créer des mémoires dans lesquelles, en s'individuant, l'histoire redevient collective.

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HYPOTHÈSE

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HYPOTHÈSE

Nom féminin (grec hupothesis) Proposition visant à fournir une explication vraisemblable d’un ensemble de faits, et qui doit être soumise au contrôle de l’expérience ou vérifiée dans ses conséquences. II. Supposition, conjecture portant sur l’explication de faits passés ou présents ou sur la possibilité de survenue d’événements futurs : Une hypothèse peu fondée. III. Dans la logique traditionnelle, proposition particulière, comprise comme implicite à la thèse, ou incluse à celle-ci ; dans la logique moderne, formule figurant en tête d’une déduction et qui, à la différence d’un axiome, n’a qu’un caractère transitoire.1 I.

1 Larousse (en ligne). Hachette livre, (consulté 24 Aout 2014). Hypothèse. Disponible sur : http://www.larousse.fr/dictionnaires/ francais/hypothèse/41267?q=hypothèse#41163 270


"Un bourdonnement de fond témoigne de la présence des choses . Nous avons besoin de la parole et du vent pour le supporter . . Un bourdonnement de fond dénonce l’absence des choses . Nous devons inventer une autre mémoire pour ne pas devenir fous . . Un bourdonnement de fond annonce qu’il n’y a rien qui ne puisse exister . Nous avons besoin d’un silence doublé de silence pour admettre que tout existe . . Un bourdonnement de fond souligne le froid et la mort . Nous avons besoin de la somme de tous les chants, du résumé de tous les amours pour pouvoir apaiser ce bourdonnement . . Ou bien un soir, sans autre condition que son ajour, un oiseau viendra se poser sur l’air comme si l’air était une branche . Alors cesseront tous les bourdonnements . ."1 1 Roberto Juarroz, Onzième poésie verticale, Lettres vives Collection Terre de poésie, 1991. 271


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ARMES "Il faut philosopher avec des marteaux !"1 Construire ne peut être qu'hypothétique. La nature inchoative de toute création nécessite que tout acte créateur doit émettre son résultat comme hypothèse de travail, et ne peut pas fixer de but préalablement à sa réalisation concrète. C'est dans la stratégie pratique que met en place la démarche de création que peut être envisagée la confirmation de l'hypothèse de départ. "Philosopher avec des marteaux" consiste dans l'application de cet axiome de départ comme pratique créatrice, et constitue le fondement d'une hypothèse thérapeutique de pratiques pharmacologiques. Cela demande la mise en place d'une stratégie pratique, qui se base sur une hypothèse de départ solide et sur une vision claire des modalités pratiques de sa mise en forme. À partir d'une telle conception de la création, toute philosophie doit toujours avoir comme vocation la construction pratique, et toute construction doit au préalable se penser comme une philosophie, une pensée. Cette hypothèse stratégique essaye de penser les fondements d'une pratique des situations transitionnelles telle que nous l'avons définie tout au long de ce travail. Elle ne sera pas développée en profondeur, ce qui demanderait un autre travail, mais elle sera définie dans ses axes généraux au travers d'une lecture critique du travail du plasticien allemand Joseph Beuys. Celle-ci sera 1 Cf. Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Folio, 1988. Ou Cf. Bernard Stiegler, Op. cit., Conférence du 26/08/2011. 272


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articulée avec les thématiques de ce travail au travers de la pensée de B. Stiegler telle que nous l'avons utilisée ici, ainsi que celle de Félix Guattari, qui servira alors de synthèse théorique des développements qui ont été menés ici. “…il s’agit de “trouver de nouvelles armes”, c’est à dire de les forger, et de telles armes, qui doivent être très effilées, sont d’autant plus difficiles et dangereuses à manier. Dans le domaine de l’esprit, la forge de l’arme, que l’on nomme concept, et la pratique de cette arme, qui est d’abord logique, ne sont pas séparables. Intégrer un concept, c’est “apprendre à vivre”, vivre signifiant ici exister, c’està-dire à la fois penser et oeuvrer. C’est, autrement dit, se trans-former soi-même, c’est faire de soi-même le théâtre de la lutte aussi bien que la forge.”2 B. Stiegler résume ainsi la tache que doit se donner la culture si elle veut se penser avec et pour le monde dans lequel elle se développe. Penser et oeuvrer comme modalité d'une démarche englobante et productive qui intègre non seulement des concepts, mais des armes et des pratiques dans une unité de sens demande une pensée claire des moyens qui sont mis en place, mais surtout une hypothèse générale apte à en produire la synthèse. Car ni les armes, ni les pratiques prises pour elles-mêmes ne peuvent résumer une réelle pratique thérapeutique, et seule une pensée

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Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.163. 273


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de leurs transductions peut faire émerger des directions et des pistes opératives. Car si une démarche critique est une étape indispensable pour cibler les combats à mener et les armes à mobiliser, ce n'est qu'à travers une image claire et synthétique qui les résume et les projette, que ces combats porteront non seulement une critique mais la potentialité de leurs dépassements. Après avoir posé les bases d'une critique, est envisagé dans cette partie d'interroger la formation et la potentialité de cette image dans la perspective d'une pratique créative. Interroger les modalités de production de cette hypothèse et les potentialités qu'elle ouvre constituera un premier pas pour envisager ce mémoire dans une perspective constructive. Car la formulation de cette hypothèse prend une place centrale dans la suite des développements menés dans les trois chapitres précédents, et constitue une première étape pour une pensée du contemporain comme culture critique et inchoative. Et c'est comme schéma d'un art-total que doit s'envisager cette hypothèse. Un art qui mène un combat, et qui produit autant des armes que des modes de vies. Dans cet ensemble, l'hypothèse de départ joue un rôle important, et c'est de sa pertinence que l'issue des combats qu'elle ouvre dépend. Nous avions introduit l'ouvrage par une citation de P. Sloterdijk. Il proposait une hypothèse théorique qui visait à résumer le XXè siècle à partir de trois thèmes. Le concept de design industriel comme mode opératoire, la pensée de l'environnement comme enjeu politique, et la pratique du terrorisme comme stratégie d'action. Cette synthèse a servi de motif général à la pensée mésologique qui a été développée et doit permettre de situer une

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seconde hypothèse projective à même de former en une image les motifs d'un positionnement. Tout au long de son oeuvre, l'artiste J. Beuys a exploré comment cette synthèse pouvait être réalisée sur le plan pratique et théorique au travers de son concept de sculpture sociale. Avec comme hypothèse théorique que tout homme est un artiste et avec le projet pratique d'élargissement du domaine de l'art, il a développé une oeuvre très féconde pour nourrir des pratiques thérapeutiques. D'autant plus que sa synthèse propre incarne pratiquement et théoriquement ce que peut être ce que nous avons synthétisé par l'expression "philosophie des marteaux". En découpant en trois partis une analyse de l'oeuvre beuysienne nous allons dégager trois thèmes qui synthétisent, en miroir à ceux de P. Sloterdijk, une pensée d'une thérapeutique mésologique qui intègre les trois notions de ce mémoire. Si la richesse et la complexité de l'oeuvre de J. Beuys ne peuvent pas être appréhendées en un seul geste, il s'agit de montrer, à partir des principes fondamentaux qu'elle met en pratique, soit sont postulat que chaque homme est un artiste ainsi que son concept d'élargissement du domaine de l'art et qu'il développe une pensée synthétique, endogène et ouverte. Cela permettra de formuler une hypothèse centrale qui permettra de comprendre les stratégies qu'il met en place au travers de quelques notions clefs. Au travers de la notion de machine sera définie la première notion du projet de J. Beuys, la question du mouvement comme manière de passer à l'acte3, et à partir duquel a émergé la notion centrale de

3

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.242. 275


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son postulat que tout homme est un artiste. Cela permettra de présenter quelques thèmes de son oeuvre, sans la synthétiser mais en approchant certains des concepts clefs autour de la notion d'action et de son extension comme projet d'élargissement du concept de l'art. Et à partir de ces deux notions pourra alors être dessinée une synthèse générale de la pensée mésologique telle que la formule J. Beuys au travers de son oeuvre, qui sera résumée par la notion d'écologie de l'esprit telle que B. Stiegler la développe. Cela sera alors l'occasion d'interroger la notion d'esprit dans le cadre d'une hypothèse générale d'une thérapie sociale. C'est à partir de là que pourra alors être synthétisée une pensée globale d'une culture de l'esprit dans une organologie spirituelle que F. Guattari désigne sous le nom d'écosophie.

MACHINE “Is it about an atomic bomb ?”4 En faisant rentrer son urinoir dans un musée, Marcel Duchamp avait, en 1917, fait l'effet d'une bombe. Il avait, par un acte iconoclaste mémorable, signé avec la plus grande force le pouvoir de l'artiste, et avait donné le coup de grâce à l'art institutionnel par un manifeste anti-art. Après lui, plus aucune création ne pouvait plus dépasser cet ultime acte révolutionnaire. L'art n'était plus, il avait été réalisé, et Marcel pouvait alors se cloîtrer dans 4 Cf : Bernard Lamarche-Vadel, Joseph Beuys - Is it about a bicycle ?, Marval, Paris, 1988 276


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le silence. C'est à rompre ce silence que J. Beuys a consacré son oeuvre. Car si le Dada avait réduit l'art au silence, l'annihilisme politique qui l'a suivi rendait impossible que ce silence continue. Face à l'informe, seul un pouvoir de donner forme pouvait recoudre les plaies5 encore ouvertes de la société occidentale. Et c'est ce silence qu'il dénonce dans son action de 1964 "le silence de Marcel est surestimé"6. Le silence de celui qui, dans un geste révolutionnaire a jeté un urinoir au musée. C'est dans son oeuvre Is it about a bicycle ? que Beuys interroge cet aspect révolutionnaire du geste de M. Duchamp. Il s'inspire de sa Roue de bicyclette de 1913 et de la "ruse de faire rentrer une roue de bicyclette dans le musée"7, pour affirmer sa propre raison "de monter sur le vélo pour sortir de la galerie, vers la vie, d'ans l'avenir."8 “Quand la bicyclette de Duchamp tourne sur elle-même - mais "en roue libre" -, celle de Beuys entraîne un train de mesures. Duchamp prend congé, il dépose (balance) l'urinoir au musée, au congélateur, à son terme ; Beuys entre en action, dynamise les objets, déclenche leur thermie, nous prend en charge."9 5 p.296.

Max Reithmann, Joseph Beuys : La mort me tient en éveil, ARPAP, 1994,

6 Alain Borer, Joseph Beuys - Un panorama de l'oeuvre, La bibliothèque des arts, 2001, p.11. 7

Bernard Lamarche-Vadel, Op. cit., p.67.

8

Loc. cit.

9

Alain Borer, Op. cit., p.22. 277


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

C'est à ce mécanisme révolutionnaire que s'intéresse J. Beuys. Il reprend à son compte le geste iconoclaste de M. Duchamp tout en déplorant que celui-ci ne voit pas que l'objet lui-même contient une énergie, et double Marcel en changeant de braquet. “ "(Duchamp) s'est arrêté au moment où il aurait pu développer une théorie du travail accompli ; et la théorie qu'il aurait pu développer, c'est moi qui la développe aujourd'hui"."10 Par cette théorie du travail accompli, le projet beuysien se définit comme un art-total, qui est total car il veut intégrer la question énergétique comme des forces actives et dynamiques, et les intégrer dans des mouvements et des processus. Tout travail est processus révolutionnaire, car tout travail produit du sens, et des énergies dans le monde. À partir de l'exemple de l'automobile, il explique dans Qu’est-ce que l’art ?11 son ambition de s’intéresser à ces processus par lesquels le monde s'organise, pour en tirer les principes formateurs d'une pratique artistique. “Oui, il s’agit de rendre une idée politique ou spirituelle aussi populaire que l’auto (rit). Oui, c’est un fait avec l’auto, vous avez raison. Mais au niveau de la création de forme on ne peut guère, je crois, trouver de point de départ pour le

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10

Ibid., p.11.

11

Volker Harlan, Joseph Beuys, Qu’est-ce que l’art ?, Paris, L’arche, 1992.


hypothèse

moment : le problème le plus important pour ce moyen de transport, ce sont les dégâts qu’il cause à l’environnement, c’est-à-dire pratiquement ce qui est consommé dedans. Et je suppose que l’évolution sera telle qu’on ne brûlera plus dedans des hydrocarbures, mais peut-être de l’hydrogène pur ou de l’électricité. Alors les autos auront une autre forme, peut-être deviendront-elles moins populaires. Tout ceci, je crois, se tient. Cette… comment dire, cette avidité que la voiture déclenche de nos jours, dépend je crois du caractère d’explosion de ce qui s’y passe à l’intérieur. C’està-dire, nous vivons à une époque des explosions. Toute la technologie est explosive. Je veux dire, abstraction faite de la guerre permanente, de la Première et de la Deuxième guerre mondiale ainsi que la course ininterrompue aux armements, la structure de propulsion de l’automobile avec son caractère explosif est vraisemblablement ce qui inconsciemment rend la chose si populaire parce qu’elle fait appel à certaines structures pulsionnelles. Je suppose que si l’on propulse les autos avec d’autres substances - nous revoilà maintenant à parler de substances - par exemple avec une softenergy qui ne permet peut-être pas d’atteindre des vitesses de pointe très élevées, si cela prend une dimension vraiment humaine et pratique, alors à l’instant même l’automobile perdra pour les gens sa fascination. cet attachement de l’homme à la

279


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

voiture, c’est la pulsion, je crois, c’est ce qu’il ne poursuit pas un but pratique mais qu’il trouve jouissif de foncer dans le paysage et de provoquer des dégâts importants. Je suppose que quand l’auto fonctionnera vraiment, quand elle ne provoquera plus de dégâts et qu’elle deviendra un véritable moyen de transport, la structure pulsionnelle de l’auto disparaîtra, je suppose, oui.”12 Pour J. Beuys, parce qu'il est producteur, tout art est machinique, dynamique et dynamisant. Et c'est à cette énergie qu'il s'intéresse. Car, comme il l'indique dans cette citation, les énergies qui transitent dans les voitures, transitent également dans l'homme, reprenant alors la thèse anthropotechnique, tout comme dans l'ensemble des processus auxquels il est lié. Le projet de J. Beuys tient dans la mise en action de ces énergies, et de l'interrogation du rôle de l'artiste (le sien) et de l'art (en général) comme agent perturbateur dans les processus énergétiques (dans le monde). Il recherche une pensée du passage à l'acte13 qui régénère le rôle de l'art dans la société, et qui le réintègre dans un univers de mouvements et de substances animées, autours desquelles il développe toute son oeuvre. Il s'appliquera à trouver leur "potentiel dynamique"14 pour les intégrer dans une continuité de sens et d'énergie dans laquelle l'artiste transforme le monde avec le monde lui-même, et se transforme lui-même dans un même geste. Il développe par

280

12

Joseph Beuys in : Ibid., p.85-85.

13

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.242.

14

Alain Borer, Op. cit., p.21.


hypothèse

là une pensée de la substance et de l'empreinte comme modalité d'interaction avec des matériaux, avec leurs qualités propres et leurs dynamiques énergétiques propres. Comme la graisse réagissant à la chaleur, le cuivre conduisant l'électricité, le feutre isolant thermiquement... Tous forment des médias de la pratique par laquelle sa théorie de la sculpture se développe. "On prend un matériau indéterminé, l'argile par exemple, aussi indéterminée qu'une bouillie ou de la margarine, un grand récipient rempli de graisse qu'on transporte à un endroit précis pour en faire une forme déterminée. L'un est indéterminé l'autre déterminé. Et ce même processus - quelque chose d'indéterminé est amené, par le mouvement, vers une forme déterminée - est un élément fondamental de la théorie de la sculpture, et en même temps de la théorie de l'action."15 Tout au long de son oeuvre, J.Beuys a développé des cercles concentriques autour de cette notion, pour affiner sa pensée et ses principes au travers d'actions toutes différentes, mais partant toutes du même principe. La sculpture comme moyen de mise en tensions de substances et d'énergies, pour former un corps sculptural circulaire et endogène. Et comme le dit Bernard Lamarche-Vadel, ce n'est pas tant dans les progrès formels que se pense l'évolution du travail de J. Beuys, mais dans l'efficacité de

15

Loc. cit. 281


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

sa pensée.16 Car la pensée de J. Beuys ne repose pas dans une idée, un concept défini mais dans un rapport. Un rapport créé avec l'action, la vie, et avec le monde. Il cherche toujours à situer une position dans une constellation17 de sens et d'énergie, et situer des rapports dans cette constellation, "trouver le concept qui donne forme"18 à travers lequel se pense l'action. C'est ce qui lui fait répondre "Ma position est bonne", quand on l'interroge sur le rapport qu'il a avec l'art en général.19 Car J. Beuys ne prétend pas répondre par une position particulière, au niveau théorique, mais se positionne toujours de manière active, comme rapport avec le monde. Et dans ces constellations, il invente des manières de se situer et de s'entourer, pour regrouper et accompagner les forces qu'il rencontre. Dès son plus jeune âge, il se rêvait berger20, accompagné, comme il en rendra compte tout au long de son oeuvre, particulièrement dans son action Eurasia21. "Cerf, chacal, cigogne, cygne, daim, élan, insectes, loups d'Amérique ou lièvres d'Europe, oiseaux de mer, ours, poisson, rennes, veaux, et tant d'espèces indiscernables... - qui s'étend virtuellement à toute la Création. Comme les minéraux et les végétaux, les animaux détiennent des forces vitales élémentaires ; non seulement Beuys engage à apprendre d'eux,

282

16

Bernard Lamarche-Vadel, Op. cit., p.15.

17

Volker Harlan, Joseph Beuys, Op. cit., p.36.

18

Alain Borer, Op. cit., p.17.

19

Volker Harlan, Joseph Beuys, Op. cit., p.163.

20

Bernard Lamarche-Vadel, Op. cit., p.22.

21

Loc. cit.


hypothèse

rescapés de la civilisation, ce dont l'homme est dépourvu - sûreté de l'instinct, sens de l'orientation ... - mais, affichant son animalité (vêtements de fourrure, manteau de feutre...) il développe avec eux son projet, en leur présence (lièvre mort, cheval blanc) ou avec leur corps (graisse animale, dessins au sang)."22 C'est cette position qu'il prendra tout d'abord pour nourrir son oeuvre d'une constellation d'énergies, de matériaux actifs, avec lesquels il nouera des liens spécifiques, et qui constituent autant de matériaux signifiants, de situations articulatoires. Et en se dressant en Berger psychopompe23, J. Beuys définit alors le sens de son travail. "Telle est la voie que cherche Beuys et qu'il indique tout à la fois avec son bâton de berger, sa canne enroulée de feutre, le grand bâton d'Eurasia, sa baguette de cuivre, pour peu que le courant passe : celle de notre capacité à transmuter la vie quotidienne (chaotique, instable, chaude, matérielle, actuelle) en spiritualité (parfaite, stabilisée, froide, cristalline, céleste, à venir) selon une polarité qui recoupe celle des énergies vitales ; à ramener les corps dans les âmes."24

22

Alain Borer, Op. cit., p.20-21.

23

Ibid., p.20.

24

Ibid., p.21. 283


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Ainsi, il dessine le motif principal de son oeuvre. Générer des processus dans lesquels il entraine avec lui le monde pour le transformer en une immense sculpture des êtres. Il incarne alors une stratégie de la création collective dans laquelle les êtres se développent et se réalisent. Au travers de ce chemin, se dessine le motif de ce que nous avions appelé la transindividuation, processus qu'incarne la stratégie beuysienne qui vise à produire le geste artistique par lequel se constituent les êtres. B. Stiegler définit cette conception de l'oeuvre de J. Beuys par cette notion, le passage à l'acte25, par lequel se réalise toute oeuvre artistique, et qui implique les êtres dans des devenirs énergétiques, qu'il qualifie de noétiques26. Cette idée de passage à l'acte constitue l'hypothèse centrale du travail de J. Beuys, et en qualifiant l'art à partir de cette notion, il pose le concept le plus fort de toute son oeuvre, et aussi le plus connu. Tout homme est un artiste. Ce concept est l'incarnation élaborée en hypothèse centrale de travail. Tout homme possède les organes nécessaires pour effectuer ce passage à l'acte, et devenir ainsi un artiste. Mais comme le précise B. Stiegler, ce passage à l'acte est un droit, sinon un fait, une puissance, sinon un acte27. Et c'est ce qui fait dire à J. Beuys, en réponse à Friedhelm Mennekes : "tout homme est un artiste, en puissance. Il s'agit ici de potentialité."28

284

25

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.242.

26

Loc. cit.

27

Loc. cit.

28

Max Reithmann, Op. cit., p.76.


hypothèse

C'est à l'ouverture de ces potentialités que J. Beuys a consacré son oeuvre, à synthétiser une vision des processus par lesquels l'homme peut développer ces potentialités de transindividuation, avec la nature, avec la culture, avec la société dans son ensemble. Mais toute sa vision repose sur cette hypothèse de départ. Tout acte créatif est un processus énergétique, et par là un geste artistique. Cette hypothèse d'un art endogène et extensif contient toute la pensée de l'art de J. Beuys, et celle-ci se construit dans un ensemble de constellation qu'il s'agit d'analyser dans les mécanismes et les modalités même qu'elle met en place.

COSMOS "lorsque Beuys déclare avoir proposé une vision élargie de la sculpture, il est modeste, c'est en fait à la prise en charge globale de la réalité qu'il s'attache dans la métaphore elle même de la sculpture. Aussi, la sculpture de Beuys n'est pas seulement l'environnement où il apparaît, les objets qu'il conçoit, mais l'ensemble du travail d'associations d'idées, d'images, d'émotions, structuré par oppositions et corrélations, exclusions et inclusions, compatibilités et incompatibilités."29

29

Bernard Lamarche-Vadel, Op. cit., p.47. 285


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Il y a un univers Beuys. Derrière sa foisonnante diversité et sa richesse sémantique et formelle, son oeuvre forme un cosmos dans lequel il tient une place centrale. Quand il répond "Ma position est bonne", ce n'est que pour mieux se repositionner comme émetteur d'énergie au centre de son oeuvre, et combler le vide que laisserait le silence de la construction théorique. Prendre la parole devient un passage à l'acte qui transforme et re-agence le cosmos dans lequel il se positionne. Il occupe ainsi le centre d'un univers qu'il déploie en cercles concentriques et endogènes. Et, si dans ce cosmos chaque homme est un artiste, c'est pour mieux situer son action dans le monde. À partir de cette hypothèse de départ, selon laquelle tout homme est un artiste, en puissance sinon en acte, il développe un concept de la sculpture qu'il étend au monde en général. Il développe à partir de là une deuxième hypothèse générale qui conduira alors toute son oeuvre : l'élargissement des frontières de l'art. Reprenant par là la formule du mouvement Fluxus auquel il avait participé Art = Vie, J. Beuys étend ce concept dans une démarche générale de catégorisation des énergies et des substances, qu'elles soient psychiques, mécaniques, naturelles, sociales... Et en créant ce cosmos autour de lui, J. Beuys va développer toute sa pratique, par des actions qu'il organise minutieusement, en choisissant et perfectionnant les rapports qu'ils tissent avec ces énergies et ces substances. Quand F. Mennekes lui demande s'il peut citer quelque chose qu'il a plus réussit que le reste, J. Beuys lui répond :

286


hypothèse

"Non, ce que j'ai réussi de mieux, c'est le concept élargi de l'art. Et c'est justement ce terme là. Cette formule fondamentale est vraie en soi. Et tous les détails nécessaires peuvent être subordonnés à son enrichissement. Il s'agit toujours du concept élargi de l'art. Et qui ne signifie rien d'autre que ceci : l'homme n'a pas d'autres méthodes pour dépasser la réalité existante que celle-ci."30 J. Beuys ne définit jamais si l'oeuvre est réussie ou pas, en soit. Il retourne toujours à ce qui fonde son travail, soit le passage à l'acte avec le monde. Le concept élargi de l'art est l'hypothèse principale qui fonde tout le reste, et à partir de laquelle doit être pensé son travail. Ainsi il esquive toujours la critique pour la faire rentrer dans le processus même de l'oeuvre. Englobant, J. Beuys entraine son cosmos dans son évolution, dans de grands mouvements par lesquels il active sa pensée. "l'oeuvre de Beuys, au-delà des objets que l'on perçoit, et bien avant que d'être une suite de réalisations artistiques typiques et différenciées, est au sens le plus fort du terme une problématique. C'est-à-dire un processus de pensée, flexible et global où chaque terme influence le système général dont il dépend, tout en étant sans cesse remis en question par l'évolution interne de ce système.

30

Max Reithmann, Op. cit., p.84. 287


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Ainsi serait-il faux d'assigner dans la structure générale de cette oeuvre une fonction unilinéaire, stable et permanente aux signes qu'elle véhicule, et sans doute est-ce encore une raison fondamentale de la mécompréhension de cette problématique dans une perception cartésienne ; en effet chaque signe, qu'il soit forme ou matière, parole ou acte, est doté d'une signification dans le déploiement d'une pièce, et très souvent une signification symbolique, mais il est important de saisir que le contenu dénoté par la présence de tel signe ou ensemble de signes subit une réévaluation permanente en fonction du contexte où il advient. En ce sens Beuys n'a jamais fixé une fois pour toute les limites formelles ou conceptuelles de son art. Au contraire, traversant toutes les catégories d'expression, son seul souci demeure à travers la récurrence de certains thèmes de conserver l'ouverture du processus engagé, sa mobilité interne, afin de s'adapter à, c'est-à-dire comprendre la réalité."31 Ainsi, de berger, J. Beuys passe à pédagogue en entraînant tout son cosmos dans un processus d'apprentissage dans lequel il fait rentrer toujours plus d'éléments. Que ce soit par la création de la Freie International University, par son adhésion au parti des Verts, par ses conférences sur la politique ou sur l'économie, par ses actions sociales, ce processus d'élargissement de l'art visait à

31 288

Bernard Lamarche-Vadel, Op. cit., p.14-15.


hypothèse

étendre son cosmos dans une série d'échanges avec le monde dans lesquels il intervenait par un processus de communication. Car dans toutes ces actions il ne cherchait pas seulement à entrainer, comme le berger qu'il était, mais également à générer, c'est-à-dire à mobiliser les énergies pour les faire interagir et se développer. Le but que donnait J. Beuys à son travail était de transformer la société, sans affirmer d'autorité, mais en provoquant des mouvements. C'est ce qu'il a résumé sous le concept de sculpture sociale. L'extension du domaine de l'art suppose un concept pratique qui l'implique. La sculpture sociale a été la réponse pratique, que J. Beuys pensait comme une démocratie directe. Beuys pédagogue intervient comme médiateur et générateur. Mais ses concepts sont récupérables, ne proposant pas d'objet fini, mais des situations thermiques. "Or, au contraire de Dali, qui multiplie jusqu'à la moustache et la diction - qui incorpore les signes de la "génialité", Beuys considère ses étudiants ou ses auditeurs comme ses semblables. Il n'est pas le "maître" au sens ou Pérugin fut le maître de Raphaël, ni l'Unique, romantique inspiré-exprimant l'âme du peuple, mais enseignant, répétant, répétable imitable. Puisqu'il faut reconduire aux principes, chacun peut être enseigné et donc en faire autant". Mais ce rôle pédagogique qu'il donne à son oeuvre, J. Beuys rentre dans une stratégie bien plus grande, car au travers de ses deux hypothèses fondamentales, l'homme comme artiste potentiel et l'élargissement du domaine de l'art comme sculpture sociale, c'est

289


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

à une tache synthétique qu'il se consacre. Il ne se donnait pas de statut particulier, mais se positionnait dans ces champs de forces qu'il avait identifié pour proposer, par la thermie, une thérapeutique. Il n'a jamais été iconoclaste, par anti-art. Mais il affirmait haut et fort le rôle de l'art dans la société pour ses qualités motrices, comme agent perturbateur et mobilisateur. Le concept d'élargissement de l'art prend à partir de là un sens encore différent, car derrière cette pédagogie sociale, il donnait à son travail un rôle social plus grand. Le mobile principal de l'oeuvre de J. Beuys naît dans le rapport traumatique qu'il entretient avec lui-même (de manière biographique, initiatique32) et avec la société (de manière active, thérapeutique33). En effet, toute la dynamique de son oeuvre prend ses sources dans le rapport conflictuel et amoureux qu'elle tisse avec la maladie, pensée comme originelle à la société, comme "maladie de la nature - non pas le malaise dans la civilisation, mais la culture en tant que perte de la nature : ce qu'énonce le caractère homéopathique de toutes ses interventions."34 C'est dans ce rapport blessé au monde, fondamentalement pharmacologique comme le dirait B. Stiegler, blessé par le défaut d'origine dont souffre l'être humain, que J. Beuys déploie son arsenal médicinal, et tente, par autant d'actions qui sont alors des thérapies, de redoubler par des énergies créatrices. Comme en Crimée quand recueilli après son accident d'avion, à moitié gelé et inconscient après deux jours dans la neige, par d'authentiques Tatares, il fut

290

32

Alain Borer, Op. cit., p.13.

33

Ibid., p.25.

34

Ibid., p.24.


hypothèse

enseveli de feutre et de graisse pour y être guéri. C'est dans l'identification à cette scène primordiale, que J. Beuys va développer sa pratique artistique, en autant de remémorations et de guérisons, et dessinant ainsi le motif central de son oeuvre, l'artiste comme chaman, guérisseur de la société. "D'abord le chaman identifie ses moyens dans une crise originaire qu'il abréagit ensuite périodiquement en procédures et durant laquelle le pouvoir singulier de transmutation de la réalité en procédures et en représentations s'identifie à son existence propre. Ensuite de quoi le chaman est jugé sur l'efficacité imaginaire ou pas du traitement qu'il ordonne et des remèdes qu'il apporte à la douleur de caractère essentiellement psychosomatique, enfin le chaman est le produit d'un consensus collectif qui désigne les pouvoirs particuliers de l'abrécation dont le chaman est l'objet et auquel le public collabore d'une certaine manière par l'identification affective ou émotionnelle."35 Par ce schéma peuvent se penser les raisons de ce retour permanent à l'origine, à cette origine qui manque et que l'hypothèse chamanique vient créer au travers de la pratique élargie de l'art. Comme l'indique A. Borer, ce que vise J. Beuys au travers du mythe de son statut de chaman n'est pas tant dans

35

Bernard Lamarche-Vadel, Op. cit., p.65. 291


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

la vérité de ce qu'il annonce, mais dans "l'effet de vérité"36 que produit l'art, comme thermie et comme thérapie qui entraine l'ensemble du corps social dans un processus d'autoguérison. C'est dans ce processus de retour au traumatisme et à son adoption par la société que J. Beuys pense sa sculpture sociale, et qu'il déploie son arsenal conceptuel, processuel et matériel. Et comme artiste, il enjoint donc à former, par ces processus, les outils et les moyens d'une régénération sociale, d'une "reconstruction d'un monde relié"37, d'une "nouvelle relation (religio)"38, que B. Stiegler appellerait une nouvelle transindividuation. Car c'est l'appel que fait J. Beuys à la société, en donnant les bases conceptuelles et imaginaires d'une grande oeuvre d'art total dans laquelle chaque homme est appelé à développer ses propres forces créatrices, pour constituer les organes d'un nouveau corps social, pour, en "remontant de 5cm le mur de Berlin", redonner la capacité aux citoyens de prendre en main le destin d'un monde qui tendait de plus en plus à les séparer. Et toute l'importance du travail de J. Beuys tient dans son effort incessant à créer les médias et les concepts d'une telle recapacitation des individus et des collectifs. Plus qu'une simple image cathartique, il implique l'ensemble du devenir social dans une grande marche, une drôle de révolution39, artistique, politique et sociale.

36

Alain Borer, Op. cit., p.12.

37

Ibid., p.28.

38

Loc. cit.

39 Joseph beuys, La démocratie c'est drôle (Demokratie ist lustig), Carte postale, Schellman N°P8, avec l'utilisation d'une photographie de Bernd Nanninga. 292


hypothèse

ESPRIT "j'ai l'impression que vous avez d'autres organes"40 Ainsi, par ses deux hypothèses fondatrices, J. Beuys ne propose pas simplement une nouvelle forme d'art, mais fait sortir l'art de son domaine pour devenir le moteur d'un projet social global et endogène. Tout au long de son oeuvre, il n'a eu de cesse d'interroger les moyens que pouvaient mobiliser les hommes pour régénérer le corps social, et créer les nouvelles armes et les nouveaux organes d'une société créatrice. Ainsi, au travers de la profonde crise qu'il traversa dans les années 50, profonde crise intérieure où il dessina les motifs de sa renaissance, il réalisa que "nul ne connaissait le réel caractère de ce dont il parlait chaque jour pour la sculpture, et que nul ne connaissait la constellation des énergies mises en jeu par la sculpture (...) ce n'était pas pour moi uniquement le fait de travailler dans un matériau spécial mais la nécessité de créer d'autres concepts de pouvoir de pensée, de pouvoir de volonté, de pouvoir de sensibilité"41. Car c'est à une bataille que s'est adonné J. Beuys tout au long de sa vie, et de son oeuvre. Une bataille de l'esprit contre les forces qui tendent à le détruire, à le décomposer et à lui retirer tous ses pouvoirs plastiques. Tout l'arsenal beuysien constitue un mécanisme défensif et offensif de régénération des forces de l'esprit, de celui là même dont Paul Valéry déplorait la chute42 et dont toute la vitalité des cultures dépendent. Au travers 40 p.35.

Volker Harlan à Joseph Beuys in :Volker Harlan, Joseph Beuys, Op. cit.,

41

Alain Borer, Op. cit., p.15.

42

Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.31. 293


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

de son arsenal, et tout au long de son oeuvre, J. Beuys a cherché quelles armes forger pour créer cette force de régénération de la culture. Il interrogeait et dénonçait cette "perte du sens et le dépérissement des sens"43, qui entraînait la société dans sa chute. Cette baisse de la valeur esprit dont parlait B. Stiegler44, et qui, en détruisant les systèmes immunitaires des sociétés et des cultures, constitue une dangereuse tendance suicidaire45. Cette tendance à l'autodestruction serait pour lui due aux grands désajustements dans les milieux associés que produiraient le développement effréné de la société industrialisée, par les processus de destruction des milieux transitionnels, comme nous l'avons décrit au long de notre analyse. Et toute l'oeuvre de J. Beuys tendait vers le but de guérir cette tendance auto destructrice. Guérir cette plaie originelle que la technique essaye de combler, mais en entraînant toujours une plaie plus grande46.

43

Alain Borer, Op. cit., p.14.

44

Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.31.

45

Loc. cit.

46 Comme nous l'avons décrit dans les chapitres précédents, le défaut primordial d'origine de l'être anthropotechnique , en se redoublant dans des systèmes techniques redouble pharmacologiquement son défaut d'origine, ce qui peut avoir tendance, de manière toxique, à augmenter ce défaut de manière exponentielle. C'est ce qui fait dire à B. Stiegler " Au cours de son perfectionnement, la technique vient sans cesse compenser le défaut d'être (dont parle aussi Valéry) en provoquant chaque fois un nouveau défaut - toujours plus grand, toujours plus complexe et toujours moins maîtrisable que le précédent. Ce désajustement constant induit frustration, blessure narcissique et mélancolie." in : Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.32. 294


hypothèse

"Beuys ne fait pas de table rase comme les convives nihilistes du Cabaret Voltaire en 1916 ; et son idée de retour au départ inclut la table rase pour la reconstruire - sur quatre pieds."47 Reprendre la parole quand la technique nous la fait désapprendre, et par là créer des nouveaux organes qui sont "toujours au-delà de l'organe qui se situe dans la bouche"48, et participent d'un langage global à travers des empreintes, des gestes et des discussions, créant une culture49, par le dialogue. Car, comme nous l'avons vu, le geste de J. Beuys tient dans son effort incessant à créer les médias et les concepts d'une recapacitation des individus et des collectifs, pour former une culture, un ensemble de constellations en perpétuels mouvements, dans une continuité de sens. Dans ce projet de réhabilitation de l'art, et de son dépassement par la sculpture sociale, il cherche à trouver l'élément moteur, l'élément de chaleur capable de renouveler la thermie d'un monde en déchéance. Et dans ce retour à l'origine traumatique qu'il entreprend, c'est, en opérant le second redoublement épokhal dont parle B. Stiegler, qu'il fait remonter "d'autres concepts de pouvoir de pensée, de pouvoir de volonté, de pouvoir de sensibilité"50. Car ce qui l'intéresse est moins la nouvelle forme technique, le nouveau pharmakon, mais à travers lui, à travers les formes, les matériaux, c'est le mouvement, le moteur qu'il cherche à redémarrer. Il cherche les organes de la pensée, les organes de la 47

Alain Borer, Op. cit., p.14.

48

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.245.

49

Volker Harlan, Joseph Beuys, Op. cit., p.42..

50

Alain Borer, Op. cit., p.14-15. 295


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

volonté, les organes des sentiments, qui n'existant que au travers de leur mouvement, et par là au travers des matériaux, forment plus que des formes, mais du sens, comme le précise B. Stiegler. “Ceci - le fait que le sens du toucher ne peut sentir avec les yeux la chaleur qui constitue l'art de Beuys - ne peut être compris que dans la mesure où cette organologie est noétique, est cette noèse dont parle Aristote où l'homme est le plus intelligent des êtres, non seulement parce qu'il a le sens du toucher le plus développé, mais parce que ses sens forment une communauté de sens"51 Ce sont de ces organes là que parle Volker Harlan quand il annonce à J. Beuys "j'ai l'impression que vous avez d'autres organes"52. De ces organes qui peuvent sentir ce que les sens ne voient pas, mais qui circulent dans tous les processus qu'il met en place et qui guérissent les plaies, dans les communautés, les constellations qui se constituent par le geste même de l'art. Et l'art chez J. Beuys, dans la grande odyssée qu'il entreprend, ne peut pas se penser hors de la politique, qui elle-même, en tant que pensée esthétique de la politique, comme lieu ultime du passage à l'acte social et sculptural, ne peut se penser en dehors de la sculpture sociale. Le politique est, pour J. Beuys, la manifestation la plus grande de la sculpture sociale. Il constitue le champs de force le plus vaste et le plus important avec lequel doit se confronter

296

51

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.245.

52 p.35.

Volker Harlan à Joseph Beuys in :Volker Harlan, Joseph Beuys, Op. cit.,


hypothèse

la création artistique. Car si l'enjeu de la sculpture sociale est le sauvetage de la culture par la réactivation de "pouvoir de pensée, de pouvoir de volonté, de pouvoir de sensibilité"53, le politique est le ring dans lequel doit se mener le combat des esprits. J. Beuys accepte foncièrement ce combat, en proposant en un même geste le dépassement du politique par l'artistique, et le dépassement de l'art par le politique. Puisque tout homme est un artiste, "par la présente je n'appartiens plus à l'art"54. Ainsi, il ne s'intéresse pas directement au politique, mais il approche la question politique pour la réactiver et réintégrer la question de l'art comme pratique du sens, comme "politique des marteaux" par laquelle on réapprend à vivre par l'esprit, comme art total, art de la vie. Par ce biais stratégique, il en vient à développer des concepts politiques, qu'il manifeste par des actions, des conférences pour régénérer la pensée politique et culturelle. Et il résume ainsi sa vision politique, au travers de l'écologie. “Les arbres ne sont pas importants pour maintenir la vie sur cette terre. Non, les arbres sont importants pour sauver l'âme humaine. Cet écologisme verdoyant n'a aucun intérêt. Le monde peut sombrer, cette terre se briser, mais si la terre se brise dans l'état où elle est, alors l'âme humaine est en danger. Ce qu'il importe de relever, c'est l'âme humaine. Je parle ici de l' "âme" au sens global. Je ne pense pas seulement au domaine de l'émotion,

53

Alain Borer, Op. cit., p.14-15.

54

Joseph Beuys, Par la présente je n'appartiens plus à l'art, L'Arche, 1994. 297


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

mais aussi aux forces de la connaissance, à la capacité de penser, d'intuition, d'inspiration, à la conscience du moi, à la force de volonté. Toutes ces choses sont profondément abîmées à notre époque. Elle doivent être sauvées. Car alors tout le reste sera sauvé du même coup. Il est absurde de vouloir cultiver de meilleurs pommes de terre sans tenir compte de ces pensées."55 Par cette position, selon laquelle une écologie des esprits est plus importante qu'une écologie naturelle, dessine le fondement de ce que B. Stiegler, en reprenant à son compte la pensée de J. Beuys, définit comme "écologie de l'esprit"56. Par ce concept, il reprend l'idée que J. Beuys a exprimé par rapport au sens de l'arbre dans son oeuvre. “La discipline nommée « écologie » n’est pas tant la science du milieu que celle des relations d’un être vivant à son milieu. L’écologie, telle que nous la définissons, n’est ni la science d’un environnement objectif, ni la protection de ressources quantifiables, ni même la question de la nature, car la question de l’écologie est celle de la culture avant d’être celle de la nature. (…) Autrement dit, la véritable question de l’écologie n’est pas celle de l’énergie de subsistance (épuisement des ressources fossiles),

298

55

Max Reithmann, Op. cit., p.76.

56

Ecologie de l’esprit, Op.cit.


hypothèse

mais celle de l’énergie d’existence (épuisement de l’énergie libidinale).”57 Ainsi, B. Stiegler définit l'écologie comme une discipline de la gestion des communautés de sens58, des relations transductives entre les constellations, des forces qui transitent dans les organes noétiques, par des circuits de transindividuation qui peuvent toujours être détruits par des désajustements. Et l'hypothèse centrale de cette pensée de l'écologie, tient dans la primauté quelle donne à la question spirituelle dans l'organologie écologique comme moteur de la problématique environnementale, qui doit alors se penser, comme anthropotechnique, à partir de la culture. Et c'est là l'apport décisif de J. Beuys, c'est d'avoir problématisé de manière pratique cette interaction entre les mondes à partir de la question thérapeutique. J. Beuys chaman se donne pour mission d'incarner la position de l'homme contemporain, et en retournant au lieu de son déchirement, de remonter en produisant les outils qui lui permettent de redistribuer spatialement et socialement ce temps contemporain de la blessure pour le distiller dans des devenirs thermiques, qui sont toujours spatiaux et temporels, spatialisés et partagés. C'est à partir de cette homéopathie anthropologique que B. Stiegler développe une pensée anthropotechnique de l'écologie de l'esprit, que nous allons synthétiser avec l'aide du concept d'écosophie de F. Guattari et qui propose une organologie noétique générale à même de proposer des positions, et une pensée des situations

57

Ecologie de l’esprit, Op.cit.

58

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.245. 299


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

thérapeutiques dans le monde contemporain. Au centre de celle-ci, la figure de J. Beuys définit une position centrale, une origine à partir de laquelle se pense une pratique contemporaine. Et ce n'est pas pour rien que Hans Ulrich Obrist59 lui fait une révérence constante, tout au long de son oeuvre elle aussi grande sculpture sociale60, qui au coeur de l'histoire, tente de recomposer et relier des mémoires. J.Beuys fait l'hypothèse qu'il peut y avoir art, et qu'il est possible en passant à l'acte, en prenant la parole, d'inventer une nouvelle mémoire, dans laquelle, comme en appelle Roberto Juarroz, l'air et l'oiseau ne faisant plus qu'un avec l'imaginaire. Par cette hypothèse, J. Beuys cherche à ce que l'effet de vérité devienne un effet de société.

ÉCOSOPHIE "Cette "voie" : "Tout homme est un artiste" exige de l'homme beaucoup plus que ce que des artistes peuvent finalement atteindre en peignant des tableaux magnifiques. O.K., cela a une certaine valeur. Mais pour l'avenir de l'homme, ce n'est pas cela, le décisif. Le décisif, c'est disons, de rapporter le concept d'artiste à chaque homme, à son travail 59 Cf. Hans Ulrich Orbist, Une conversation avec Ai Weiwei, Paris, Manuella éditions, 2012. 60 Cf. Hans Ulrich Obrist, Hans Ulrich Orbist - Conversation, Paris, Manuella éditions, 2008. 300


hypothèse

en général. Et puis il s'avère que le chemin qui passe par ce que l'on appelle l' "art" n'est pas celui qui apporte le plus à l'ART. Le concept élargi de l'art : Tout homme est un artiste" n'est pas facile, mais nettement plus nécessaire à l'ART. Un éboueur répondra à cette exigence avec beaucoup plus facilement qu'un peintre, dans la perspective d'un art anthropologique."61 Si J. Beuys, en prenant le rôle de l'artiste, l'élargissait au maximum pour le renouveler et ainsi renouveler la société, il en appelait à une réponse non artistique. Le concept élargi de l'art était une idée anthropologique générale, dont le but était de "créer un nouvel organisme social"62 à partir de la mise en place "d'autres concepts de pouvoir de pensée, de pouvoir de volonté, de pouvoir de sensibilité"63 qui se solidifient et qui font entrer en thermie le corps social en entier, pour constituer ainsi ces communautés de sens64 qui par là, réapprennent à se constituer en formant une nouvelle articulation de la question politique. Celle-ci prend alors son sens comme nouvelle organologie des énergies, dont J. Beuys nous dit qu'elles sont spirituelles. Car s'il pense que son hypothèse de départ est bonne, ce n'est que dans la manière qu'elle a de mettre en pratique des nouvelles questions énergétiques qu'elle peut alors servir d'image synthétique d'une thérapeutique. Si l'hypothèse de départ est bonne, elle doit 61

Max Reithmann, Op. cit., p.77.

62

Joseph Beuys, Op. cit., 1994, p.13.

63

Alain Borer, Op. cit., p.14-15.

64

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.245. 301


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

être redoublé d'un arsenal pratique par lequel se développe sa thermie. J. Beuys a posé les bases pratiques et théoriques de cette thermie sociale, et il s'agit maintenant de la resituer dans le contexte général de l'espace contemporain dans lequel se pose la question politique. Car c'est ainsi que se pense l'écologie de l'esprit. Quelle potentialité contient-elle qui puisse la rendre efficiente dans le contexte politique et social contemporain, et comment cette hypothèse s'articule-t-elle avec le corps social lui-même ? L'écologie de l'esprit, comme écologie de la thermie sociale, et comme J. Beuys en parlait par rapport aux moteurs à explosion, est une forme de politique énergétique, comme l'indique B. Stiegler, qui postule que "la véritable question de l’écologie n’est pas celle de l’énergie de subsistance (épuisement des ressources fossiles), mais celle de l’énergie d’existence (épuisement de l’énergie libidinale).”65 Si J. Beuys nous a permis de situer une hypothèse générale de l'écologie de l'esprit, une analyse plus poussée de son oeuvre permettrait de situer les outils qu'il met en place à travers elles, de détailler la constitution de son arsenal plastique par lequel il incarne sa pensée. Cela permettrait de situer une organologie beuysienne à partir de laquelle pourrait être étudié par quels outils il pense la question politique, économique, écologique, culturelle. Pour l'instant nous allons en rester là sur cette question, mais c'est à partir de la pensée de B. Stiegler et de F. Guattari que pourra être dessinée une organologie politique dans laquelle la

65 302

Ecologie de l’esprit, Op.cit.


hypothèse

pensée de la sculpture sociale peut trouver une synthèse valable, et permettre de penser une synthèse organologique des échelles pharmacologiques. Celle-là ne se prétend pas proposer une synthèse sociale générale, mais situer une organologie des modes de transductions à partir de laquelle peut se penser une écologie de l'esprit articulés avec les milieux qu'elle implique. Le postulat de base de l'écologie de l'esprit repose sur la pensée des milieux associés que nous avons défini au chapitre précédent. Il postule que c'est à partir d'une mise en action des énergies psychiques qu'une thérapie de ces milieux est possible, en les entraînant dans une thermie par laquelle ils peuvent se transindividuer. Et comme le définit B. Stiegler66, toutes les autres écologies sont dépendantes de cette écologie psychique car c'est elle qui détermine la possibilité d'une culture par laquelle peut se penser une gestion des milieux naturels et anthropotechniques. Et c'est au travers d'une organologie spécifique que l'écosophie se propose de penser ces relations de transductions entre les milieux, et les relations d'interdépendance qui les articulent. B. Stiegler propose une "carte psychique" qui servira de base à cette organologie mésologique, en hiérarchisant les modalités de transductions et en définissant des modalités d'individuations spécifiques. Ce qui permettra d'introduire le concept d'écosophie de F. Guattari comme pensée synthétique de cette organologie. Cette cartographie détermine trois territoires psychiques qui organisent hiérarchiquement la manière dont l'homme articule son rapport au monde et à lui-même. "Par ce triptyque, nous qualifions la vie humaine.

66

Ecologie de l’esprit, Op.cit. 303


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Dans chaque société, il semble exister un grand partage des activités humaines selon qu’elles sont soumises aux subsistances ou vouées aux existences, partage qui fait écho à celui entre l’otium (plans d’existence) et le negotium (plans de subsistance). Au couple traditionnel de la subsistance et de l’existence, nous ajoutons un troisième terme, celui de consistance (ce qui tient avec)."67 La première notion de ce triptyque, la Subsistance, définit le premier niveau par lequel l'homme noue son rapport au monde, et organise sa survie. Elle détermine le fonctionnement primaire des êtres qui s'organisent pour subsister en préservant leur devenir et leur survie. Il définit les conditions minimales dans lesquelles les corps se maintiennent en vie, et comblent ainsi leurs besoins. Mais comme condition primaire de la vie, elle ne permet ni de définir les particularités du fait humain ni d'en penser les motifs d'actions. Elle définit un mode primordial de fonctionnement des gestes de la vie, qui sont soit régulés par les instincts, soit produits et exploités artificiellement par le marketing et l'économie. Ainsi, il définit le mode automatique avec lequel l'être vivant entretient sa survie, que le marketing cherche à exploiter comme économie pulsionnelle, en détruisant par là tous les mécanismes sociaux qui régulent et transforment ces automatismes. Car c'est le propre de la deuxième notion de ce triptyque, l'Existence, que de structurer une organisation de ces mécanismes automatiques en des projections au travers desquelles les êtres 67 Subsister, Exister, Consister., dans le dictionnaire en ligne d’Ars Industrialis sur internet à : http://www.arsindustrialis.org/consister 304


hypothèse

qui existent se constituent "au dehors et au delà"68 d'eux -mêmes, dans une structure sociale dans laquelle ils apprennent à vivre. Ces projections sont celles par lesquelles l'être humain forme ses désirs en transformant socialement ses pulsions, et par lesquels il se singularise et organise sa vie sociale. L’Existence est le propre de l'être social, qui entretient avec ses objets des relations qui dépassent ses besoins. Et à un autre niveau, B. Stiegler définit un autre mode d'existence qu'il appelle Consistance et qui définit le processus par lequel les êtres singuliers se meuvent et se trans-forment "par ses objets, où elle projette ce qui la dépasse, et qui n’existant pas cependant consiste – ainsi de l’objet de son désir, qui est par définition infini cependant que l’infini n’existe pas : n’existe que ce qui est calculable dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire ce qui est fini."69 Il désigne ainsi par là les infinités psychiques par lesquelles l'homme construit ses significations et ses institutions, qui si elles n'existent pas, consistent de manière noétique. Ces consistances définissent les objets culturels par lesquels s'organisent les sociétés, et se transindividuent les être. Ensemble, ces trois notions forment les trois types d'organes dont l'organologie essaye de penser les modes d'organisation. Le psychique, le social et le technique sur lesquels le rapport de l'homme à sa subsistance s'articule. Une étude organologique cherche toujours à savoir comment ces trois modes d'être s'articulent de manière transductive en formant ainsi les motifs des sociétés humaines, et dessinent des milieux associés/dissociés.

68

Subsister, Exister, Consister (Extrait) Op. cit.

69

Loc. cit. 305


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Dans son ouvrage "Les trois écologies"70 F. Guattari résume sa synthèse sociale qu'il appelle écosophie d'une manière similaire. En effet, il propose dans cet ouvrage une synthèse sociale et repense l'organisation des sociétés sur trois niveaux distincts, le niveau environnemental, social et psychique. Il développe à partir de là une critique de l'écologie comme mode de critique sociale, en défendant une critique transversale et transitionnelle71 qui envisage l'écologie comme pensée de l'interaction transitionnelle entre les mondes environnementaux, sociaux et psychiques, en postulant, comme B. Stiegler, qu'on ne peut pas penser l'un sans l'autre, ou séparément. "Moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser "transversalement" les interactions entre écosystèmes, mécanosphères et Univers de référence sociaux et individuel."72 Ainsi, il développe une pensée de l'écologie qui se constitue comme écologie de l'esprit, du social, et de l'environnemental, et qui veut penser les dynamismes transversaux qui les traversent. Il propose ainsi à partir de ça une pensée des dynamismes qui permettent d'incarner une pensée synthétique et organologique de la notion d'écologie de l'esprit. Ainsi, il définit trois écologies. Une écologie environnementale, celle que l'on connait maintenant très bien

306

70

Félix Guattari, Op. cit.

71

Félix Guattari, Op. cit., p.36.

72

Félix Guattari, Op. cit., p.34.


hypothèse

comme capitalisme normatif. Une écologie sociale que l'on perçoit très fortement à une époque de mutations majeures dans le mode d'organisations des communautés et dans les formes de leurs structurations (emploi, famille, parentalité, réseaux sociaux etc). Une écologie mentale, qui, si elle est soulevée par l'évolution des sciences cognitives et de leur usage par le marketing ou la médecine, constitue un chantier encore très peu développé en tant qu'écologie. Cette conception organologique de l'écologie, sous tendue par le postulat que constitue l'écologie de l'esprit, fait l'hypothèse qu'en partant de cette dernière écologie, et en l'articulant comme sculpture sociale à une écologie sociale, elle sera à même de fournir les armes nécessaires à la gestion de l'écologie environnementale. Cette politique énergétique écosophique fait le parie que c'est des énergies psychiques mêmes que doit émerger une pensée des interactions sociales par laquelle peut se repenser un rapport aux territoires et une manière de penser leurs usages, en les réintégrant dans cette écologie générale, comme écosophie. Il y aurait une écologie purement mentale à développer, qui interrogerait les possibilités d'exploration du mental sur lui même, en prenant à son compte et en dépassant les études purement scientifiques pour établir des "thermies" principalement mentales qui se constituraient comme des usages de l'esprit au travers de techniques spécifiques. B. Stiegler, avec l'association Ars Industrialis, développe, à partir d'un terme qu'il emprunte à

307


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

Michel Foucault, la notion de "Technique de soi"73. Cette notion interroge le "souci de soi"74, qui serait une attention portée à soi même, comme porteur d'un développement d'un arsenal d'outils spirituels qu'une technique de soi mettrait à profit comme usage de l'esprit. Cet usage, porté par une pensée du "passage à l'acte"75, serait fondamentalement une "conversion à une certaine forme de vie, un travail de soi sur soi à travers un ensemble d' " exercices spirituels " "76, qui viseraient à interroger toute pratique technique, artistique, sociale, méditative etc dans la perspective du souci de soi. "toute technique (ce pour quoi il faut une pensée générale de la technique) peut être réorientée comme une technique de soi dès lors qu'elle est envisagée dans la perspective du souci de soi. L'art des jardins, au Japon, ou celui de la cuisine, en sont des exemples. Mais même l'observation ou le calcul, techniques apparemment caractéristiques de la connaissance objective, peuvent (doivent) être reprises dans cette perspective, dans un temps où l'expérience est industrialisée (exemple des traders)."77 73 Technique de soi : introduction (En ligne), articule publié par Caroline Fayat (cfayat), disponible à : http://www.arsindustrialis.org/technique-de-soiintroduction

308

74

Ibid.,

75

Bernard Stiegler, Op. cit., 2013, p.242.

76

Op.cit., articule publié par Caroline Fayat (cfayat).

77

Ibid.


hypothèse

Ainsi, cette forme d'écologie, en formant le soucis de l'esprit comme pratique de techniques, vise à mettre en action une interrogation des motifs de l'adoption de ces techniques et à travers elle former une capacité d'individuation spécifique. Elle forme le point d'appui d'une réelle écologie de l'esprit en interrogeant la capacité de l'esprit à se retourner sur lui même et par là développer des capacités propres d'attention, et comme l'indique J. Beuys, des nouveaux pouvoirs de pensée, de volonté, et de sensibilité78. Ainsi, ces "techniques de soi", n'ayant pas qu'une valeur contemplative, développent des capacités d'action au travers l'usage de techniques spécifiques. Une analyse de l'oeuvre de J. Beuys pourrait être entamée qui analyserait les motifs de cette technique de l'esprit qu'il applique à lui même au travers de ses actions, et qu'il développe comme thermie sociale. Car, comme l'indique dans son articule Caroline Fayat : "Pour Ars Industrialis, synthétiquement, la culture de soi et les techniques de soi, c'est, d'un point de vue négatif, ce que nous opposons à la confluence des industries culturelles, du marketing et des industries de l'information et, d'un point de vue positif, c'est au sens large une affaire de " design ", c'est à dire d'imagination, de conception et d'appropriation de ces techniques de soi."79 En tant que "design" de soi se dessine un design des autres qui

78

Alain Borer, Op. cit., p.14-15.

79

Op.cit., articule publié par Caroline Fayat (cfayat). 309


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

ouvre directement sur la deuxième question de l'écosophie, qui est l'écologie sociale. Car cette question du social dans la pensée écosophique désigne l'ensemble des processus de transindividuation qui se constituent à partir de cette écologie de l'esprit au travers de techniques socialisées. Et c'est dans cette interaction entre des techniques de soi et des technologies ou des techniques socialisées que peut se penser la mise en pratique d'une réelle écologie de l'esprit. Cette question est au coeur de la thèse d'une pharmacologie positive que défend B. Stiegler, où il articule la question d'une reconsidération de la valeur esprit avec une pensée de l'écologie sociale comme média de cette écologie de l'esprit. Il développe la question de l'écologie de l'esprit, dans une critique de la pensée de Jeremy Rifkin80, comme une nouvelle politique énergétique, dans laquelle il déplace la question de l'épuisement des énergies fossiles dans une question de l'énergie libidinale qui serait détruite par un capitalisme lui-même libidinal. "le problème de la mécroissance, c'est à dire d'une "croissance" qui détruit le désir, et qui désindividue les producteurs aussi bien que les consommateurs, ruinant le dynamisme de ce que Weber appelait l'esprit du capitalisme, celui-ci devant être appréhendé comme une énergie libidinale qui ne peut se constituer que par des processus de sublimation désormais anéantis par le marketing."81 80 Jeremy Rifkin, Engager la troisième révolution industrielle, un nouvel ordre du jour énergétique pour l'UE du XXIè siècle, Fondation pour l('innovation politique, 2008. 81 310

Bernard Stiegler, Op. cit., 2010, p.142.


hypothèse

En déplaçant la question des ressources énergétiques il replace la question de la culture en terme général comme moteur d'une écologie qui ne s'intéresse pas qu'aux énergies de subsistances, mais intègre les énergies d'existence et de consistance comme véritable enjeu de la gestion des ressources énergétiques. "Il s'agit bien de changer de modèle économique. Mais le coeur de la question n'est pas du tout l'énergie de subsistance : la véritable question est celle de l'énergie d'existence qu'est l'énergie libidinale."82 En effet, dans la perspective d'une écologie de l'esprit, le redoublement des effets toxiques entraînés par le psychopouvoir passe par une recapacitation83 des énergies psychiques, par la reconstruction d'une attention portée aux espaces qui permettent de créer des alternatives de développement durable systémiquement. C'est ce qui lui fait développer la métaphore un peu choc qui consiste à présenter l'énergie libidinale comme une énergie par principe renouvelable. Car : "Si la consommation est ce qui détruit son objet , la libido est au contraire ce qui prend soin de son objet. Et c'est pourquoi la question de la troisième limite du capitalisme n'est pas celle de l'abandon de l'énergie fossile, mais celle d'une économie pulsionnelle et de la reconstitution d'une énergie

82

Ibid., p.143.

83

Ibid., p.151. 311


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

libidinale c'est-à-dire renouvelable - puisque cette énergie augmente dans la fréquentation des ses objets. La troisième limite du capitalisme n'est pas seulement celle de la destruction des stocks d'énergie fossile : c'est celle de la pulsion de destruction de tous les objets en général par la consommation, en tant qu'ils sont devenus des objets de pulsion, et non plus de désir et d'attention - l'organisation psychotechnologique de la consommation provoquant la destruction de l'attention sous toutes ses formes, au plan psychique comme au plan collectif."84 Ainsi, il développe une pensée politique de la thermie psychique dans laquelle le désir devient un moyen, en "passant à l'acte", de développer un dynamisme renouvelable qui permet que se développent des alternatives économiques et sociales par principe renouvelables. Cette pensée politique constitue une écologie sociale qui continue l'écologie de l'esprit dans des devenirs techniques et sociaux. B. Stiegler développe une pensée de cette écologie sociale à partir de la notion de milieux associés, en faisant l'hypothèse qu'une politique libidinale renouvelable crée, au travers de la constitution de circuits de transindividuation, cette association mésologique. "J'ai soutenu avec Ars Industrialis, dans des travaux antérieurs, que la grande alternative

84 312

Ibid., p.145.


hypothèse

techno-industrielle contemporaine est la reconstitution de milieux associés, et la lutte contre la dissociation des milieux sociaux qu'induit la prolétarisation généralisée. Les milieux associés sont des milieux relationnels (et dialogiques) forts, tandis que la dissociation consiste à court-circuiter les relations que permettent d'établir les circuits de transindividuation. De telles relations sont la condition de la formation de la confiance et de la fidélité sans lesquelles aucune société ni aucun système économique ne peuvent durer."85 Il pense cette alternative dans le renforcement de cette association et sur une stratégie de leur mise en action comme mode d'organisation d'une nouvelle économie et d'une politique industrielle dans lesquelles peut se développer cette renouvelabilité structurelle. Cette stratégie qu'il développe avec Ars industrialis articule cette question écosophique avec sa pensée de la technique en propose à partir de là une pensée des associations productives inspiré des principes des systèmes open source et collaboratifs qui sont rendus possibles et se développent au travers du Word Wide Web86. Il articule par là une pensée de la socialisation de pratiques écosophiques au travers de l'instauration d'un ensemble de systèmes rétentionnels qui dépassent alors la question de l'internet pour installer des circuits spatialisés de

85

Ibid., p.153.

86

Ibid., p. 145. 313


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

transindividuation. Ceux-ci, en redistribuant les outils de la spatialisation de manière collaborative permettent de "dépasser l'opposition entre production et consommation"87 et de restaurer une créativité locale et partagée qui permet de quitter un modèle centralisé et unifié pour favoriser la création de petites entités isolées mais réticulées. Ce modèle offrirait l'avantage d'éviter la concentration trop importante de zones de risques en divisant ceux-ci en ensembles de systèmes co-dépendants et co-immunisés par la répartition des risques sur une base capable d'adopter des stratégies d'improvisation par lesquelles peut se penser une stabilisation des usages et des rapports culturels. En formant une structure capable d'apprendre et d'adopter ce système propose alors une typologie relationnelle dans laquelle l'écologie sociale peut se penser et s'incarner comme mode de stabilisation et de recapacitation du corps social. Et en étant territoriaux et sociaux, ces dispositifs offrent alors une base pour penser l'émergence d'alternatives économiques et industrielles à même de repenser la question de l'écologie environnementale. Ce modèle de structuration et de stabilisation, pensé comme un écosystème social, intègre cette donnée environnementale comme mode de fonctionnement propre en redistribuant l'impact de son mode de fonctionnement en favorisant les petites localités au détriment d'une centralisation de risques. Par exemple, en basant le mode de production de l'énergie électrique, comme B. Stiegler le reprend des développements de J. Rifkin88, sur un tel modèle, en dépassant la différence producteur/consommateur, la redistribution des

314

87

Loc. cit.

88

Loc. cit.


hypothèse

réseaux électriques comme centrale de production socialisée, réduit l'impact d'un dérèglement du réseau en permettant une homéostasie structurelle distribuée et ainsi stabilisée. Ce modèle est ici succinctement présenté, et demanderait à être interrogé comme une organologie générale, par la production d'une critique des formes sociales, techniques et politiques en jeu dans cette hypothèse. Il faudrait interroger la mise en place pratique d'un tel projet, dans lequel la place de l'architecture pourrait prendre une place non négligeable, en tant que discipline de l'espace qui met en forme la vie spatialisée et socialisée. Tout un arsenal technique est à développer et à critiquer dans l'hypothèse de l'émergence d'une telle politique énergétique écosophique, émergence qui concerne potentiellement l'ensemble des phénomènes sociaux, à une époque de si grands bouleversements. Si l'analyse s'arrête ici à l'aspect systémique tel qu'il émerge de la conception écosophique de la société, cette description constitue une introduction à une pensée mésologique de l'espace dans laquelle un ensemble de projets peuvent émerger comme autant d'alternatives thérapeutiques. Ainsi, l'écosophie se présente comme une pensée de la culture et de sa mise en tension politique comme projet non totalisant mais englobant d'émergence de formes sociales thérapeutiques. Celles-ci intègrent dans un devenir commun les trois sphères de l'activité humaine, le psychique, le social et l'environnemental, comme une immense sculpture sociale, au croisement des mémoires (individuelles), et des histoires (collectives).

315


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

"Une écosophie d’un type nouveau, à la fois pratique et spéculative, éthico-politique et esthétique, me paraît donc devoir remplacer les anciennes formes d’engagement religieux, politique, associatif... Elle ne sera ni une discipline de repli sur l’intériorité, ni un simple renouvellement des anciennes formes de «militantisme». Il s’agira plutôt d’un mouvement aux multiples facettes mettant en place des instances et des dispositifs à la fois analytiques et producteurs de subjectivité. Subjectivité tant individuelle que collective, débordant de toute parts les circonscriptions individuées, «moïsées», clôturées sur des identifications et s’ouvrant tous azimuts du côté du socius mais aussi du côté des Phylum machiniques, des Univers de référence technico-scientifiques, des mondes esthétiques, du côté également des nouvelles appréhensions “pré-personnelles” du temps, du corps, du sexe... Subjectivité de la resingularisation capable de recevoir de plein fouet la rencontre de la finitude sous l’espèce du désir, de la douleur, de la mort... Toute une rumeur me dit que plus rien de tout cela ne va de soi ! Partout s’imposent des sortes de chapes neuroleptiques pour fuir précisément toute singularité intrusive. Faut-il une fois de plus, invoquer l’histoire! Au moins en ceci qu’il risque de ne plus y avoir d’histoire humaine sans une radicale prise en main de l’humanité par elle-même. Par tous les moyens possibles, il s’agit de conjurer la montée entropique de la subjectivité dominante. Au lieu d’en rester perpétuellement à l’efficacité

316


hypothèse

leurrante des «challenges» économiques, il s’agit de se réapproprier les Univers de valeur au sein desquels des processus de singularisation pourront retrouver consistance. Nouvelles pratiques sociales, nouvelles pratiques esthétiques, nouvelles pratiques du soi dans les rapports à l’autre, à l’étranger, à l’étrange : tout un programme qui paraîtra bien éloigné des urgences du moment! Et pourtant, c’est bien à l’articulation : -de la subjectivité à l’état naissant; -du socius à l’étant mutant; -de l’environnement au point où il peut être réinventé; que se jouera la sortie des crises majeurs de notre époque.”89 Et c'est sur ces mots que se referme le cycle critique qui a été entrepris dans ce mémoire, en parcourant les espaces infinis des mondes contemporain. Au croisement des temps, dans un espace constellé en autant de situations articulatoires et conflictuelles, de positions critiques qui mettent en jeu les êtres et leurs devenirs, dans la tension entre leur destruction et leur constitution, se joue la place de l'architecte qui tente de construire une position contemporaine et dessiner les motifs d'une pratique critique. Et entre l'extrémité de la catastrophe et le rêve d'une écosophie planétaire, c'est dans les tensions des milieux habités, dans leur fragilité et leur ambivalence que se joue le contemporain.

89

Ibid., p. 70-71-71. 317


318


Le congrès de contemporanologie

LE CONGRÈS DE CONTEMPORANOLOGIE L'homme politique : Mesdames, messieurs, chers contemporains. Nous attendons encore le principal intéressé des échanges que nous allons avoir ici tous ensemble. Mais en attendant qu'il se joigne à nous, je vous propose de faire le point sur les raisons de notre venue ici. Je prends la parole maintenant, car l'auteur m'a chargé de vous préciser un peu plus les motifs du congrès qu'il a voulu organiser avec nous. Vous vous imaginez que celui-ci a un aspect quelque peu spécial. Vous avez du être, comme moi, assez surpris par l'intitulé particulièrement floue de sa requête. Ainsi, je m'abstiendrais dans un premier temps de trop m'avancer sur le sujet même de ce congrès. Peut-être qu'au fil de nos discussions se dessinera un peu plus clairement, grâce à vos contributions, une image un peu plus claire de la question qu'il nous a posé, et des thématiques qu'elle ouvre pour chacun de nous. Si vous avez été convoqué, c'est pour les potentialités propre de vos spécialités, dans la perspective de développer des apports spécifiques et des contributions au projet que l'auteur mène au travers de ce congrès. J'ai personnellement un peu de mal à cerner ce projet, et me sens, en tant que représentant politique, un peu dépassé par le sujet, même si je retrouve des interrogations qui concernent des sujets auxquelles je suis confronté dans le quotidien de mon action politique. En effet, la densité thématique que propose l'auteur a tout d'abord un effet un peu aveuglant, et j'ai eu, dans un premier temps, un peu de mal à cerner où il voulait en venir. Mais c'est, je pense, la raison de notre congrès, que de tenter de rassembler les morceaux épars qu'il nous a donné.

319


De la pharmacologie générale - x thèses pour l'espace contemporain

L'auteur m'a ainsi précisé, et c'est le seul indice qu'il a bien voulu me donner, que son objectif, en nous convoquant, était de créer quelque chose d'un peu spécial, une sorte d'évènement social, en nous rassemblant, avec nos mondes différents, pour faire émerger quelque chose. Je pense que c'est là le sens de ce congrès, de proposer non pas une ligne directrice, mais des croisements. Je pense que nous pouvons faire quelque chose ensemble. Personnellement, c'est je pense la seule chose qui est attendu de notre rassemblement, car tout seul, je ne saisis pas bien le rôle que je peux jouer, par exemple. Ainsi, je veux d'abord vous laisser la parole pour que vous puissiez faire émerger des thèmes à partir de vos analyses respectives. Je ne sais pas ce que vous pensez de votre place dans ce congrès, et comment vous avez pu vous situer dans cet ensemble thématique qui nous est proposé. Si vous pouviez tout d'abord donner vos impression à chaud. L'architecte : Je voudrais ajouter quelques précisions à cette entrée en matière. En tant qu'ami proche de l'auteur, je suis un peu au fait de ses intentions. Et vous avez vu juste ; en effet, je ne pense pas que l'auteur ai d'idée précise de ce qu'il attend de ce congrès. Je pense qu'il a une stratégie plus indirecte, et qu'il cherche plus à faire émerger quelque chose de notre rencontre. C'est dommage qu'il ne soit pas là, il pourrait mieux nous exposer ses idées la dessus. Mais je ne sais pas vraiment ce qu'il attend précisément. Je pense qu'il a besoin de nous pour faire émerger quelque chose, et je l'ai vu souvent lutter face aux questions qu'il vous soumet. En fait je pense même qu'il a réellement besoin de s'appuyer sur nous pour penser. En tant qu'architecte, je comprends un peu de ses

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doutes, et des difficultés qu'il a à penser seul. Comme moi qui ne construit qu'à travers les autres, et avec eux, je pense qu'il a besoin de vous comme personnages de son univers théorique. Vous avez en quelque sorte la tâche d'incarner des rôles dans une histoire qu'il ne peut écrire seul. Je pourrais prendre la parole par rapport à celui que je pense pouvoir prendre dans son univers, mais pour l'instant je vous laisse donner vos impressions. L'anthropologue : Oui. M. l'homme politique, je voulais dans un premier temps revenir sur ce que vous disiez, concernant la difficulté à cerner une ligne claire dans son ambition de nous mobiliser dans ce congrès. Je comprend qu'en tant que politicien vous soyez confronté à cette densité comme d'un obstacle dans l'établissement d'une ligne claire, et que cette difficulté fait, il me semble, toute la difficulté de votre mission. Et je pense que vous avez raison en disant que l'auteur cherche plus à mobiliser qu'à proposer. Et en tant qu'anthropologue, et déchargé dans un certains sens du rôle du décisionnel, j'appréhende cette densité avec un regard assez méthodique. Car cette densité est ce qui constitue le fond de commerce de ma pratique. Je ne veux pas m'avancer, mais elle constitue, je pense, la matière même du fait humain, et ne pas tenter de la réduire à une ligne discursive trop réduite constitue une démarche louable. Et je pense que la démarche de l'auteur tient par là dans une sorte de malice stratégique, que je laisserais à M. l'artiste le soins de d'expliciter, car je pense qu'il y a là une position affichée, un parti d'écriture. Mais en tant qu'anthropologue je suis intéressé par cette manière d'interroger le présent de notre rapport au monde comme fait anthropologique général. Je comprend qu'il soit difficile d'en tirer

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une synthèse claire, mais dans un premier temps, mobiliser des outils pour tenter de cerner cette matière même constitue un axe de recherche particulièrement riche. Et M. le journaliste, je pense que vous pouvez acquiescer de l'urgence et de l'importance d'une telle démarche, au regard de l'actualité, et des profondes mutations qui modifient toujours plus fortement le rapports que nous avons avec le monde. En tant qu'anthropologue, je soutiens que ce chantier est fondamental, et que l'urgence avec laquelle il se manifeste est une des raison de notre rassemblement. Le journaliste : Tout à fait. Le journalisme, dans un premier temps, adopte cette stratégie que vous développez en tant qu'anthropologue. Mais je pense que le temps que nous traitons n'est pas le même. Si vous me le permettez, je ne suis pas un spécialiste, mais l'anthropologie étudie les faits humains, en général, sur un temps plutôt long, et replace les spécificités locales dans un discours général, et fait constamment cet aller/retour entre le spécifique et le général. Je veux dire par là le général du fait humain sans distinction. Le journalisme étudie le présent, le fait brut dans un continuum temporel et géopolitique spécifique qu'il essaye de baliser et de cerner. Il est aussi en ça bien plus récupéré par le politique, qui, de par son rôle décisionnel, est particulièrement concerné par ce discours à court terme. Le journaliste a, à ce compte là, un rôle politique très important, surtout actuellement où le lien entre l'histoire et le présent tend de plus en plus à se distendre, voir à disparaître. Je veux dire, nous avons, nous journalistes, un rôle très critique dans ce rapport au présent que l'auteur a voulu problématiser. Et je pense qu'il nous a adressé une critique farouche avec sa pensée occasionnaliste.

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En basant son rapport au temps et au contemporain à partir de la pensée de G. Anders, il tacle la discipline d'une bien belle manière en prenant le rôle que nous aurions du avoir en tant que critique de notre temps. Albert Camus, qui était journaliste, avait pris ce rôle là en 1945. Il incarne cette conscience du présent, à partir de sa position d'homme de lettre, de romancier et de philosophe. Il était en ça un modèle. Je pense, M. l'anthropologue, que nous pourrions tous les deux nous inspirer d'une telle démarche, pour prendre le rôle que nous avons dans la société. Et M. le politique, je pense que vous avez tout à gagner à effectuer cette synthèse dans l'hypothèse d'un positionnement critique et inchoatif. Vous avez ce rôle là, de synthèse et de médiation. Une place bien ingrate. Nous aurons l'occasion d'en reparler avec M. L'artiste, qui a sur ce point quelque chose à dire il me semble. L'artiste : Oui, je pense que nous pourrons avoir des échanges passablement échauffés sur ce sujet. Mais dans un premier temps, j'aimerais entendre M. le philosophe sur cette question du présent, et sur cette position face à la densité du monde comme sujet de réflexion. Je pense que je ne peux pas m'avancer sans situer un peu plus le champs réflexif de l'auteur. Le philosophe : Alors. Vous avez déjà parlé de beaucoup de choses. Et je peux dire que tout ceci est très intéressant, et que nous pourrions en parler longuement. Et pour vous répondre, pour envisager cette question de la densité, je comprends messieurs que vous envisagiez vos positions respectives en rapport avec la problématique que l'auteur soulève par là. Et je participerais volontiers aux débats que nous pourrions, je pense, avoir avec M.

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l'artiste, car vous avez raison de soulever l'aspect volontairement littéraire de la proposition ; je pense que c'est en effet l'aspect qui défini le plus ce travail, dans l'utilisation d'images comme mode de formation du discours. Mais je pense qu'il faut appréhender également cette proposition dans les notions qu'elle met en oeuvre. Car, quand même, ceci n'est pas rien. Je veux dire, les partis pris théoriques que ces images génèrent et évoquent, ce sont des sujets qu'on ne peut pas prendre à la légère, avec seulement la force des images. Je voudrais revenir sur cette thèse principale, la question anthropotechnique. Ce n'est pas une mince affaire. Nous pourrions débattre longuement sur les aspects historiques et politiques qui ont fait émerger cette idée sur le devant de la scène philosophique, et anthropologique. Car je pense que cela constitue le coeur du problème philosophique que cherche à poser l'auteur. Quand même, il prend toute une série de bifurcations discursives pour présenter cette notion. Je veux dire, l'introduction de la problématique à partir de G. Anders, vous avez raison M. le journaliste, la stratégie de l'occasion est un gros problème pour vous, et il l'est d'autant plus qu'il devient philosophique. Vous voyez, nous ne pouvons pas penser tout ceci sans cette question anthropotechnique. G. Anders fait de cette stratégie de l'occasion un discours philosophique. Et sans ce discours, je pense, vous avez raison M. l'artiste, nous ne pouvons pas penser la dimension formelle du projet de l'auteur de manière pertinente. Il faut, je pense, évacuer l'aspect romantique qui en ressort de prime abord. Car je pense, si, oui, le discours de G. Anders peut favoriser cet aspect sentimental de l'approche anthropotechnique, il faut le dépasser, et envisager les implications philosophiques de ses développement, sans s'arrêter forcément à

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ses thèses personnelles. Et je pense que l'auteur a été conscient de ces limitations, et ne s'est servit de G. Anders que pour mieux situer son propos au niveau historique, et comme point de départ. Car la thèse anthropotechnique qui en découle n'est pas issue de G. Anders. Seulement, le thème de la honte prométhéenne est particulièrement clair pour introduire un débat sur le rôle de la technique dans le rapport que nous entretenons avec nous même et avec le monde. Mais ce n'est pas avec G. Anders que l'auteur pense la thèse anthropotechnique. Il situe vite cette question dans un jeux de miroir entre la thèse anthropotechnique telle que la formule P. Sloterdijk, et la thèse pharmacologique que construit B. Stiegler, et c'est dans cet aller retour entre les deux thèses que doit se comprendre le travail de l'auteur. Et c'est là que se joue le combat philosophique qui vous met tous en question. Et l'auteur reprend un peu des discours de ces deux penseurs. Déjà, au niveau formel. Le style de P. Sloterdijk a directement inspiré la stratégie de l'auteur pour développer son propos, et je pense que c'est en hommage à P. Sloterdijk que nous sommes tous ici. Car la forme du congrès, dans cette optique, est un peu une métaphore de la pensée sloterdijkienne, dans la manière dont elle incarne une typologie pluridisciplinaire, et quelque peu associative. Je veux dire, la pensée écumeuse de P. Sloterdijk, constitue déjà un parti pris théorique et une stratégie discursive que reprend l'auteur. Déjà, au niveau de l'histoire des idées, la position de P. Sloterdijk, que reprend l'auteur, et pour situer la question anthropotechnique dans un champ critique spécifique, se veut se positionner, dans la suite de ce que l'auteur introduit à partir de G. Anders comme stratégie de l'occasion, dans la crise intellectuelle que traverse la société, et ce n'est que comme

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ça que la question anthropotechnique peut se penser. En effet, celle-ci émerge comme question centrale du siècle et prend pour l'auteur, d'après P. Sloterdijk, le rôle de catalyseur des tensions intellectuelles et historiques. Je veux dire, la thèse de P. Sloterdijk que reprend l'auteur pour penser le siècle, à partir du design industriel, de la pensée de l'environnement et de la pratique du terrorisme, c'est le fond de la thèse anthropotechnique, selon laquelle on ne peut pas penser les formations et les déformations des sociétés en dehors d'une pensée des dispositifs techniques qui rendent possible ces mutations. Et c'est là que l'auteur situe sa pensée dans l'articulation avec celle de B. Stiegler, pour faire émerger des thèmes analytiques à même de problématiser la thèse anthropotechnique. Ces thèmes pourraient être soumis à une lecture critique, mais cela nous porterais trop loin, et demanderais une séance spéciale de notre congrès. Je pense, et je rejoins ici l'auteur dans sa stratégie de thématiser cette question anthropotechnique avec vous messieurs, et en s'appuyant sur des thèmes qui vous mettent en question. Bon, j'ai beaucoup parlé, mais il me semble qu'il était nécessaire de situer les enjeux théoriques de cette proposition, pour bien situer le propos et ne pas se laisser leurrer par son aspect imagé, et au contraire, situer la manière dont cette stratégie se construit à partir de cette pensée anthropotechnique. Peut-être que, mesdames, messieurs, vous pouvez nous aider, car je pense que l'auteur a mis vos situations en porte-à-faux pour cerner la question anthropotechnique, et il n'a pas été tendre avec vous ! Peut être que Mme l'archéologue vous pourriez exprimer un peu du désarroi dans lequel l'auteur vous à mis par son entrée en matière. Je comprend que votre situation ne soit pas des plus évidentes...

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L'archéologue : En effet. Je dois vous avouer que j'ai été un peu surprise de ma convocation dans ce congrès, où, il me semble, d'autres pourraient avoir une place plus importante dans ce chantier contemporain. Je pense à vous principalement, messieurs le journaliste, l'homme politique ou vous également, M. l'anthropologue. Il me semble que vous avez un rôle à jouer à la place de celui que l'auteur m'a attribué. Mais j'accepte la convocation, car je pense que la volonté de l'auteur, certes un peu iconoclaste , était de marquer le coup. La critique de l'archéologie par laquelle il a introduit sa réflexion sur le contemporain, se justifie quand même tout à fait. Certes, l'archéologie semble une discipline bien inutile pour penser le contemporain, mais, par contraste, elle incarne ce qu'il n'est pas justement, de prime abord. Je n'en veux pas à l'auteur pour la véhémence de son propos. Je pense qu'il voulait par là marquer un peu les esprits pour situer l'urgence avec laquelle il développe sa pensée. Et je pense que M. le scénariste, et vous également, M. le cartographe, avec qui je partage au final beaucoup, ne devez pas tenir rigueur à l'auteur d'avoir ainsi mis en cause vos disciplines. Car je pense que derrière cette attaque se situent des enjeux que nous n'avons pas à éluder par corporatisme. Et si nous sommes réunis dans ce congrès, la seule chose utile que nous pouvons faire est participer au débat. Pour ma part, j'accepte volontiers le défi lancé, et accueille avec enthousiasme cette invitation à la transdisciplinarité, qui je pense est une invitation a incarner notre discipline dans un discours général sur la société, et dépasser ainsi leur nature technique. En tous cas, en ce qui me concerne, j'ai pris cette invite en ce sens, pour dépasser l'aspect purement technique d'une part de mon travail. Car l'injonction faite par l'auteur envers l'archéologie, qui

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n'est pas une attaque directe, mais plutôt une discussion, ouvre à une complémentarité dans laquelle je me retrouve. L'injonction de l'auteur à développer une archéologie du temps contemporain m'a fait réfléchir sur ma discipline, et sur la stratification qu'elle opère sur l'histoire. Je pense que l'auteur aimerait qu'une telle stratification du contemporain soit rendue possible par une discipline ad hoc, et c'est ce qui m'inspire comme ouverture vers une transdisciplinarité par laquelle l'archéologie peut devenir une arme critique. En effet, dans sa tentative de stratification du contemporain, une pensée de l'histoire émerge des motifs de la pensée de l'auteur. En effet, la question de l'évènement qui émerge de sa pensée du contemporain est introduite par une question d'histoire qu'il essaye d'envisager dans une critique de son mode de production. Et cette question historique est articulée par l'auteur à une question spatiale. En effet, à partir du témoignage de G. Anders, l'auteur essaye de remonter à cet instant dans lequel s'est constitué les couches de l'évènement. Et il y a derrière cette tentative une interrogation de l'archéologie. Comment tant de ruines ont pu être fabriquées en si peu de temps ? Et l'auteur pose ici la question d'une limite que doit envisager l'archéologue. À quel moment la question spatiale de l'archéologie rejoint la question identitaire telle qu'elle se constitue comme relation à l'espace ? C'est cette question qui invite à une transdisciplinarité, pour tenter de penser la genèse de l'histoire et de la formation des couches mentales par lesquelles se constituent les mémoires. Et c'est là, M. le philosophe, que nos interrogations se rejoignent. La thèse anthropotechnique que développe l'auteur à partir d'une critique de la formation du présent interroge cette relation qui se tisse entre les esprits, les identités, les espaces et

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les temps. Et M. l'homme politique, et M. l'architecte également, votre place est ici profondément interrogée par l'auteur dans cette perspective d'une crise de l'histoire rendue critique par le présent. Il vous pose directement la question : comment pouvezvous, vous qui vous proposez à l'organisation des espaces de la vie, prendre position dans un acte politique historique, dans la crise du présent, et comment vous proposez vous à thématiser et normaliser la catastrophe ? M. Le scénariste, votre rôle est ici d'ailleurs sacrément battu en brèche, même si l'auteur vous donne une place très importante. Le scénariste : En effet, et je dirais même qu'il a sacrément augmenté ses attaques à propos de nos discipline. Pas directement la mienne, qu'il n'implique pas directement, mais beaucoup celle de vous, M. l'architecte, et vous M. l'homme politique, qui ne prenez pas le beau rôle, et ce n'est peu dire. Mais je penserais surtout à vous, M. l'ingénieur, qui êtes mis dans situation bien inconfortable... Mais je veux dire également, je n'ai pas non plus un rôle facile dans cette histoire, car l'auteur me charge quand même de mobiliser toutes vos énergies dans une critique anthropotechnique radicale. Vous voyez, en tant que scénariste je peux imaginer des histoires pour thématiser les motifs d'une critique sociale, dans ce que l'auteur désigne comme une nouvelle science des fictions anthropotechniques contemporaines, mais je ne peux le faire qu'à partir d'une pensée claire de vos domaines d'action respectifs. Et la critique qu’entame l'auteur ici est bien succincte, mais, je reviens à ce que vous disiez M. le philosophe, concernant la manière dont il problématise la question anthropotechnique en mettant en porte-à-faux nos disciplines respectives. Vous pourriez nous

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aider ici à situer cette question anthropotechnique. Vous voyez, la question de la grammatisation, en tant que scénariste je me dois de la penser, et l'auteur me donne par rapport à cela une tache bien délicate. Et je pense que nous ne sommes pas de trop pour penser les enjeux et les mécanismes liés à la question des fictions anthropotechniques. Il y aurait une vaste critique à faire de cette pensée de la grammatisation comme mode technocratique de création de l'histoire, que l'auteur ne présente pas avec les plus beaux lauriers... C'est peu dire. Il y a un chantier ici que l'auteur entrouvre, avec des pincettes, mais dans lequel il faudra un jour se plonger. Car certains l'ont déjà entrepris, mais leurs intentions ne sont pas forcément des plus louables. L'auteur m'a chargé d'une mission éthique dans ce chantier, mais je ne peux décemment pas tenir un rôle d'autorité morale sans un réaction ferme au niveau décisionnel. C'est, permettez moi M. le cartographe, c'est ce que l'auteur a voulu problématiser en convoquant votre discipline, dont il a interrogé avec une force d'exagération rare. Le cartographe : En effet, oui, il me semble que sans être accusé d'une responsabilité particulière, quoi que, je pense que certains pourraient parler du lien entre cartographie et politique, ma discipline est également, vous avez raison Mme l'archéologue, nous partageons une discipline très proche, interrogée par l'auteur et problématisée dans son entrée en limite. Si l'auteur a dessiné les motifs d'une anthropotechnique "pure" dans ses deux premiers chapitres, en convoquant vos disciplines, Mme l'archéologue et M. le scénariste, pour illustrer une crise de l'espace hors-limite, la manière dont il s'est appuyé sur la cartographie pour penser les limites de cette crise propose un terrain de jeu particulièrement

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fécond pour penser le cadre d'une politique générale des espaces fragiles dans laquelle la question de la cartographie tient une place importante, si on la pense comme discipline des limites anthropotechniques. L'auteur développe à partir de l'image de la cartographie le début d'une éthique des milieux fragiles rendu nécessaire par l'entrée en limite des mode anthropotechniques d'existence. Et je suis un peu flatté de me voir ainsi porteur d'une telle éthique, et je suis heureux de pouvoir en partager la responsabilité avec vous. Car cette responsabilité, que l'auteur fait émerger de notre fragilité commune, demande de mobiliser tout un arsenal stratégique pour penser une habitabilité de ces milieux fragiles, et c'est une vaste tache que soulève par là l'auteur, et qui demande de faire le point sur cette idée anthropotechnique, dont M. le philosophe a eu raison de soulever l'importance. Car à partir de cette thèse l'auteur fait une hypothèse théorique et critique qu'il s'agit d'appréhender dans toute sa complexité. Le philosophe : Vous avez raison, et je me garderais bien ici de reprendre l'ensemble des développements que l'auteur a entrepris à partir d'une critique de cette pensée anthropotechnique, dans la confrontation encore une fois entre la pensée de P. Sloterdijk et B. Stiegler. Mais je voudrais signaler que dans cette histoire l'hypothèse critique qu'il propose au travers de la pensée pharmacologique constitue un levier pour penser tous les développements qui suivent cette critique de la fragilité de l'habitation en général, et d'autant plus celle contemporaine. L'architecte : Oui, et excusez moi de vous couper ici dans votre élan, mais je tiens à souligner l'importance de cette hypothèse

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critique dans la pensée et dans les positionnements de l'auteur. Elle constitue le coeur de sa pensée des espaces contemporain qu'il a essayé de développer avec vous, et articule l'ensemble de la stratégie d'écriture qu'il est nécessaire de synthétiser ici si nous voulons tirer quelque chose de ce congrès. Moi même, en tant qu'architecte, je pense que ma pratique est remise en cause par cette conception pharmacologique de notre mode d'existence, et les hypothèses qu'il formule à partir de cette conception théorique, M. l'artiste pourra en témoigner quand il sentira qu'il pourra apporter son point de vue au débat, rendent particulièrement crucial ce moment que nous partageons ensemble. Je tiens à le préciser tout d'abord, et M. Le philosophe pourra acquiescer, l'importance de sa critique de la théorie des sphères dan la comparaison des pensées de P. Sloterdijk et de B. Stiegler. En effet, je me sens particulièrement impliqué, en tant qu'organisateur de l'espace, dans cette critique de la pensée spatiale de qu'opère l'auteur à partir de la critique de B. Stiegler. Et je suis particulièrement sensible à l'ouverture qu'il fait dans cette critique à une hypothèse esthétique politisée dans laquelle il nous implique tous, et qui constitue un chantier à partir duquel nous pouvons penser ce congrès dans lequel nous nous trouvons réunis. Et je pense que M. l'anthropologue peut acquiescer que le passage qu'il fait là d'une anthropotechnique à une écosophie constitue un geste théorique majeur dans l'ensemble de sa pensée, et qui implique ce congrès comme acteur à venir d'une critique de cette hypothèse, autant sur un niveau théorique, mais surtout comme mise en pratique. Par là, madame, messieurs, il nous faudra continuer le travail là où il a été laissé par l'auteur, et ouvrir à partir de ce qu'il nous a communiqué. Et peut-être, à moins

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que M. le philosophe vous ne vouliez rajouter quelque chose, je pense qu'il est maintenant temps de laisser la parole à M. l'artiste qui, il me semble, a quelques trucs à nous dire concernant cette hypothèse qu'a fait l'auteur d'une pensée générale d'une culture des milieux fragiles. Le philosophe : Non, je pense que vous avez bien résumé les enjeux de la pensée pharmacologique que développe l'auteur, je pourrais juste rajouter, pour mettre quand même des mots sur cette hypothèse critique, que les fondements théoriques et analytique de cette pensée pharmacologique s'articulent à partir d'un arsenal de concepts que B. Stiegler développe avec l'association Ars Industrialis qu'il préside, et qui se développe de manière très organisée en notions et en définitions que l'auteur a tenté de faire siens sans les épuiser, pour les mobiliser comme médias de la formulation de son hypothèse critique. C'est à partir d'eux que se forme l'hypothèse centrale de la pensée de l'auteur pour conclure ce présent travail, et qui lui permet de l'organiser en concepts clairs et synthétiques. La triple problématique de l'organologie, de la transindividuation et des milieux associés que l'auteur développe comme support de sa réflexion sur l'écosophie comme synthèse d'une culture des alternatives politiques et sociales, repose sur les concepts développés par Ars Industrialis, et ils forment un ensemble de concepts qui peuvent servir pour le développement de ces rencontres de contemporanologie. L'anthropologue : Oui, je vous rejoins dans cette précision. Nous avons besoins d'un tel arsenal pour entamer, comme B. Stiegler y appelle, une nouvelle critique de l'anthropologie qui prenne

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à son compte la question anthropotechnique comme mode de production des sociétés, et, je vous remercie M. l'architecte pour cette précision, développer en miroir à cette critique anthropotechnique, une pensée de la culture qui nous implique tous dans un devenir commun dans lequel ce genre de congrès doit faire émerger des pistes pour une politique générale des usages des anthropotechniques. Celle-ci doit formuler un codes des anthropotechniques qui arrive à réimpliquer les êtres dans des devenirs articulés et individués, comme le propose l'hypothèse écosophique, à laquelle je témoigne de tout mon amitié. Et je pense qu'à partir de là, nous pouvons entamer une discussion à propos des motifs de cette écosophie, dans laquelle nous sommes tous impliqués. Et madames, messieurs, je pense que nous avons pas mal de choses à apprendre de M. l'artiste sur ce point car il me semble que l'auteur lui donne un rôle particulièrement central dans son travail. L'ingénieur : Je voudrais juste intervenir, si vous me le permettez M. l'artiste, avant que vous nous entrainiez dans vos considérations sur le sujet. Je n'ai pas été convoqué par l'auteur dans son travail, mais il me semble que ma présence ici, malgré le fait que j'ai été invité parmis vous au dernier moment, n'est pas si incongrue. En effet, je voudrais revenir sur cette question de l'anthropotechnique. Il me semble que je suis particulièrement concerné par cette question, et que je ne peux pas faire fi des développements que l'auteur fait à ce sujet avec vous. Car il me semble que pour l'auteur, j'aurais tout à gagner à apprendre de vous concernant la question de la culture que M. l'artiste va surement évoquer plus en profondeur. Je voudrais dire que, par formation, je m’astreins

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à une rigueur de travail et à une précision particulière, par la logique qui dirige d'une certaine manière mes procédures de travail. Et que je suis un peu décontenancé par la tournure que prends le débat. Si je peux comprendre assez facilement la thèse pharmacologique, dans laquelle la question anthropotechnique, qui concerne directement mon travail, occupe une place centrale comme terrain de jeux d'une toxicité que je peux totalement saisir, je ne vous suis pas vraiment sur les question littéraires qui y sont associées. Cela dépasse très largement mes compétences, et je pense qu'il y a un effort à faire pour intégrer un discours sur les anthropotechniques assez fort pour inclure une pensée technique rigoureuse. Je dis ça, mais M. l'artiste avez surement quelque chose à dire sur la question. L'artiste : Et bien vous avez raison de poser la question ainsi. Je ressens un gêne dans votre propos, et je pense qu'il est légitime, et même primordial. J'aimerais parler avec vous de cette question, car elle ne concerne pas uniquement vous, M. l'ingénieur, et M. l'homme politique peut, je pense, en témoigner. Nous sommes tous dans une situation charnière, et nous devons absolument proposer un discours que tout le monde puisse appréhender. Je veux dire, si nous voulons que des alternatives émergent maintenant d'un peu partout, il en faut pas en rester à des considérations littéraires sur le style, où sur la recevabilité théorique de telle position. Si nous voulons voir toutes ces émergences, toute cette dynamique, il faut mobiliser les forces là où elles sont, car elles nous ne les trouverons pas ailleurs, et nous ne les fabriquerons pas non plus. Je veux dire, nous avons tous la responsabilité de trouver ces énergies là où elles sont mises en question. Il ne faut pas prendre

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les gens pour ce qu'ils ne sont pas, à partir de considérations tirées de je ne sais quelle lubie théorique. Et vous incarnez bien cette question M. l'ingénieur, en posant le problème de cette manière. Je pense, que comme vous, et comme nous tous si nous regardons le monde de manière un peu naïve, un peu simple, je ne veux pas dire que votre regard est naïf, et que vous le soyez vous même, je veux dire, il faut regarder le monde avec le regard que tout le monde peut y porter de manière simple. Tout le monde a compris, sans être théoricien, cette question de la pharmacologie, des anthropotechniques. Alors peut-être, il y a un chantier à mener pour éviter de se leurrer sur les effets aveuglant de ces pharmaka, excusez moi ce langage savant, et d'éviter au maximum la formation de ces discours sur des bouc-émissaires, pour proposer un discours précis sur ces effets toxiques propres au monde contemporain. Mais je voudrais revenir sur le fond de ce que je disait, sur le rôle que nous avons dans la formation de cette culture. Je disait que nous devions diriger notre attention sur le terrain même de l'émergence de ces alternatives, par lesquelles se forme la culture. Je veux dire, tout homme est un artiste, c'est fondamental de penser ça, car ça vous concerne directement. Et M. l'anthropologue, vous avez là un gros chantier à faire, et pas tout seul, au travers de cette question anthropotechnique, en mettant à profit vos connaissance avec nous, M. l'homme politique, si vous voulez faire émerger des pistes d'alternatives. Il vous faut absolument former des images claires de la situation, et si vous n'arrivez pas à développer l'imagination nécessaire pour former ces images, elles se manifesterons quoi qu'il arrive, sous forme effrayante s'il le faut, et je pense que ça ne vas pas tarder. On voit

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bien autour de nous. Bref, je ne veux pas m'appesantir la dessus, même si c'est très important. Ce que je veux dire, c'est que tout homme est un artiste, et la sculpture sociale demande en même temps beaucoup d'imagination pour former des concepts neufs, mais cela demande aussi beaucoup de volonté pour incarner ces idées, et pour les incarner avec ceux qui les développent. Et je veux dire, si l'artiste a un rôle, c'est bien là, et je ne veux pas vous remplacer M. l'homme politique, mais je veux dire, il faut que vous soyez un artiste également, il faut que nous travaillions ensemble pour faire émerger ces alternatives, et il faut que ce soit communicatif, il faut trouver la forme adéquate pour travailler, il faut quitter ce congrès, pour qu'il soit effectif. Nous devons en nous-même nous faire une image forte du sens de ce congrès, au niveau pratique je veux dire, il faut que nous nous formions une image claire de notre action qui dépasse ce congrès, pour qu'il puisse servir à faire émerger du corps social lui même ce qui en sortira de toute manière. Il faut nous tenir prêt, et être dans une disposition spécifique pour accueillir ces alternatives. C'est que comme ça que nous trouverons une manière de travailler qui puisse être réellement contemporaine, je veux dire, c'est ce que nous cherchons ici. Vous me posiez indirectement la question du style, à partir des interrogations que vous aviez sur la forme de ce que nous a communiqué l'auteur, mais je pense qu'il faut oublier cette question. Si vous vous posez cette question, vous ne voyez pas que c'est justement à ce que je viens de vous exposer que veux vous mener l'auteur. Je veux dire, par son travail, il avait une intention spécifique, et il l'a incarné avec une certaine malice, et une certaine générosité. Je pense que ça a été pour l'auteur,

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d'une certaine manière un exercice. Il lui a donné une forme de manifeste, mais ce n'est que dans un but polémique. Derrière cette emphase, il y a une idée, je veux dire, il avait une intention. Son aspect littéraire a une pure raison inchoative, qui tient dans la volonté de former des images du monde contemporain, des images qui peuvent faire penser. Tout l'aspect théorique vient de là, et l'effort qu'il a produit pour articuler cet aspect théorique avec un mode d'exposition des notions à partir d'associations mentales, de collages, tient dans une volonté délibérée. Je pense qu'il voulait marquer le coup, et marquer les esprits. Et je ne pense pas qu'il voulait délimiter un terrain d'action, mais ouvrir des projets, ouvrir des pistes pour des pratiques critiques et créatives, il voulait nous mettre en action.

À ces mots, un silence s'installa parmi les membres du congrès, et en continuant d'attendre l'auteur, tous retournèrent à leurs méditations, pensant à ce congrès qui venait de commencer...

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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références bibliographiques

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LES FILMS Alfonso Cuarón (réal.). Gravity, Warner bros, 2014, 3DVD vidéo, 91min. Marc Foster (réal.). World War Z, Paramount Pictures, 2013, DVD vidéo, 111min. Alain Resnais (réal.). Hiroshima mon Amour, Arte Éditions, 2004, 2 DVD vidéo, 90min. Andreï Tarkovski (réal.). Stalker, Mk2, Paris, 2008, 2 DVD vidéo, 155min. Andreï Tarkovski (réal.). Solaris, Mk2, Paris, 2005, 2 DVD vidéo, 160min. Lars Von Trier (réal.). Melancholia, Potemkine 2012, 2 DVD vidéo, 136min.

LES VOIX Japon, : Comment penser l’avenir ? 1/5, sur France Culture le 5 décembre 2011.

LES VIDÉOS Bernard Stiegler, Pourquoi et comment philosopher dans l'internation ?, Académie d'été 2013 de l’école de philosophie d’Epineuil-le-Fleuriel, Conférence du 18/08/2013, disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/wordpress/academie-dete-de-lecolede-philosophie-depineuil-le-fleuriel/academie-2013/ Bernard Stiegler, Extrême nouveauté, extrême désenchantement, extrême droite, Rencontre au théâtre Gérard Philipe et assemblée générale d’Ars Industrialis, 28/07/2014. Vidéo en ligne sur http://www.arsindustrialis.org/rencontre-au-théâtre-gérard-philipe-etassemblée-générale Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Nouvelle critique de l’anthropologie, anthropologique - anthropo-technique, rêve, cinémas; cerveaux. de l’école de philosophie d’Epineuil-leFleuriel, séance 1 du 15/04/2014, disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/ wordpress/seminaire-2014-seance-1-15-avril-2014/ Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Nouvelle critique de l’anthropologie, anthropologique - anthropo-technique, rêve, cinémas; cerveaux. de l’école de philosophie d’Epineuil-leFleuriel, séance 2 du 29/04/2014 disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/ 342


références bibliographiques wordpress/seminaire-2014-seance-n°2-29-avril-2014/ Bernard Stiegler, Séminaire Pharmakon 2014 : Nouvelle critique de l’anthropologie, anthropologique - anthropo-technique, rêve, cinémas; cerveaux. de l’école de philosophie d’Epineuil-leFleuriel, séance 3 du 13/05/2°14 disponible en ligne à : http://pharmakon.fr/ wordpress/seminaire-2014-seance-n°3-13-mai-2014/

LA PRESSE Gunther Anders, 10 thèses pour l’âge atomique, http://www.cairn.info/revueecologie-et-politique-2006-1-page-169.htm Chris Anderson, The end of theory: The data deluge makes the scientific method obsolete, publié sur le magazine en ligne Wired. Article disponible à cette adresse : http:// archive.wired.com/science/discoveries/magazine/16-07/pb_theory Augustin Berque, Mésologie, de milieu en art, Conférence inaugurale à l’exposition de Fidier Rousseau-Navarre Mésologie en Corse, Musée de Sartène, 12 Juin- 14 Septembre 2014 - Edition internet, (En ligne), 2014, http://ecoumene.blogspot. fr/2014/06/taxus-baccata.html#- more http://fkaplan.wordpress.com/2012/01/17/quand-les-mots-valent-de-lor/ Véronique Labrot, L'apport du droit international : patrimoine commun de l'humanité. Leopold Lambert, # CINEMA /// THE ZOMBIE IS A HUMAN YOU HAVE THE RIGHT TO KILL, in : http://thefunambulist.net/2013/07/20/cinema-thezombie-is-a-human-you-have-the-right-to-kill/

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LES IMAGES (1) : Capture d'écran du film : Andreï Tarkovski (réal.). Le Sacrifice, Arte Vidéo, Paris, 2005, 2 DVD vidéo, 149min. (2) : Photographie du champignon de l'explosion de la bombe atomique Fat Man à Nagasaki. Source internet : http://fr.wikipedia.org/wiki/Bombardements_ atomiques_d'Hiroshima_et_Nagasaki#mediaviewer/Fichier:Nagasakibomb.jpg (3) : Capture d'écran d'une parodie de vidéo pornographique métant en scène les lunettes Google Glass. Source internet : http://wacowla.com/wp-content/ uploads//2013/07/james-deen-google-glass-porn-designboom1.jpg (4) : Photographie de Chris Hadfield à bord de la Station Spatiale Internationale ISS. Source internet sur la page Facebook de Chris Hadfield : https://www. facebook.com/AstronautChrisHadfield/photos/pb.151680104849735.2207520000.1409442439./598480353503039/?type=3&theater (5) : Dessin vectoriel personnel d'après une enluminure de l'archange St Michel. Source internet : http://a.imdoc.fr/1/divers/enluminures/ photo/8398243839/1676846565c/enluminures-saintmichelenluminureentierimg.jpg

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