Les travaux et les jours

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Paru dans L’Espace géographique, tome 38, 2009, n° 1, p. 73-82.

Les travaux et les jours Histoire naturelle et histoire humaine par Augustin BERQUE École des hautes études en sciences sociales / CNRS berque@ehess.fr

Résumé – L’être humain tend à ne pas voir le travail qui s’accomplit dans son milieu. On développe la logique sociale de cette forclusion en montrant comment l’idéal de l’habitation au sein de la nature a été produit par la classe de loisir (Veblen). Ici, « la nature » (comme représentation) en est venue à détruire la nature (comme fait écologique). Ce paradoxe de l’histoire humaine prend son origine dans le rapport du vivant à son environnement, i.e. dans l’évolution. Abstract – Human beings tend to overlook the work which is accomplished in their environment. The social logic of this phenomenon is illustrated by showing how the ideal of the detached house close to nature was produced by the leisure class (Veblen). Here, “nature” (as a representation) has come to destroy nature (as an ecological fact). This paradox of human history proceeds from the relation of living organisms to their environment, i.e. from evolution. Mots clefs : ÉCOUMÈNE, ÉVOLUTION, HISTOIRE, MONDE, NATURE, TEMPS, TRAVAIL. Key words : ECUMENE, EVOLUTION, HISTORY, NATURE, TIME, WORK, WORLD.

Introduction « Les travaux et les jours », titre emprunté à Hésiode, symbolise ici la relation problématique de l’écoulement du temps avec le travail. Un article antérieur (Berque 2005) avait argumenté la notion de forclusion du travail médial. Pour ce qui nous concernera, cela signifie que l’être humain, moderne en particulier, tend à ne pas voir le travail qui s’accomplit dans son corps médial, c’est-à-dire dans son milieu (Berque 2000), en considérant l’effet de ce travail comme naturel. Le présent article montrera d’abord la logique sociale de cette forclusion 1 dans son rapport à l’habitat, plus particulièrement cet habitat insoutenable qu’est l’urbain diffus2. Habiter au sein de « la nature », ce qui en est la motivation principale, est en Rappelons que forclusion est étymologiquement formé des deux éléments foris (dehors) et claudere (fermer). Forclore, c’est mettre dehors et fermer la porte (cf. l’anglais lock out). La forclusion du corps médial, réduit en objets externes, est inhérente au topos ontologique moderne (Berque 2000, 2007). 2 Examiné ailleurs (Berque 2002, Berque et al. 2006) d’un autre point de vue. « Insoutenable » est ici entendu au triple sens de : non durable écologiquement (détérioration de la biosphère), injustifiable éthiquement (aggravation des inégalités), et inacceptable esthétiquement (dégradation des paysages). 1


2 effet un idéal forgé par ceux qui ne travaillent pas la terre – ceux-là que Veblen a nommés la « classe de loisir ». Il s’agira ici de dégager les raisons pour lesquelles cet habitat en est venu, au cours de l’histoire, à détruire la nature (au sens écologique) au nom de « la nature » (comme représentation). Ce vaste sujet n’étant pas au centre du présent article 3, il sera ici, de manière allusive, résumé en quatre principes : le principe de Cyborg, i.e. que l’existence humaine est mécanisée par ses propres systèmes mécaniques ; le principe des Géorgiques, i.e. le mythe qui a naturalisé le travail des paysans ; le principe de la grotte de Pan, i.e. que la ville a imposé aux campagnes sa représentation de « la nature » ; le principe de Xie Lingyun, i.e. que cette représentation est jouissance esthétique : le paysage. Dans une seconde étape, on en viendra au principal en montrant que ce processus historique, propre à l’écoumène 4, poursuit la même logique paradoxale que l’évolution du vivant, qui est propre à la biosphère. Tant pour l’humain que pour tout être vivant, cette logique est le principe instituteur de la réalité. 1. Principes de l’habitation au sein de « la nature » 11. Le principe de Cyborg Quand on se met à considérer les machines dans leur milieu concret, c’est-à-dire dans l’écoumène, ce ne sont plus de simples objets extérieurs à nous-mêmes ; ce sont des expressions matérielles, sensibles, de ces systèmes techniques et symboliques dont est constitué le corps social de l’être humain (Leroi-Gourhan 1964). Ce corps social doit lui-même être replacé dans son milieu concret, c’est-à-dire dans les écosystèmes ; partant, défini comme éco-techno-symbolique et considéré comme notre corps médial (Berque 2000). Celui-ci étant le complément nécessaire de notre corps animal, il vit de la vie de celui-ci et de celle des écosystèmes, dont il est non moins nécessairement constitué. Le corps médial se développe comme se développent les sociétés humaines. Cela n’est pas dire que les systèmes techniques seraient véritablement vivants. Ils vivent de cette « vie de mort » que, génialement, le jeune Hegel avait pressentie dans le système monétaire : das sich in sich bewegende Leben des Todten, « la vie mouvante en elle-même de ce qui est mort »5. En l’occurrence, je traduirai même : « la vie automobile de ce qui est mort », pour insister sur le trait géographique majeur de notre mode de vie actuel : l’urbain diffus ; lequel repose concrètement sur l’usage de l’automobile individuelle.

Je l’ai développé ailleurs (Berque 2008 et Berque à paraître). L’écoumène se définissant de ce point de vue comme l’ensemble des milieux humains, c’est-à-dire comme la relation de l’humanité à l’étendue terrestre (Berque 1996), et le mot étant employé au féminin – conformément à l’étymologie : ‘ή ’οικουμένη, i.e. « l’habitée » – pour distinguer cette acception de celle, traditionnelle, de « partie habitée de la Terre », où il est masculin. 5 Jenense Realphilosophie, fragment 22. Merci à Michel Tibon-Cornillot pour cette référence. 3 4


3 Pour se mouvoir et se développer, la vie de mort du système automobile ne se contente pas de dégrader la biosphère, de tuer environ un million d’humains chaque année (sans compter les guerres pour le pétrole), de détourner une part croissante des céréales vers les agrocarburants, etc. ; sa croissance déséquilibre la structure de l’existence humaine (la médiance, à savoir le rapport corps animal / corps médial), qu’il mécanise en proportion : de plus en plus, nous sommes des êtres mécanisés par nos systèmes mécaniques (Berque 2002). Que des machines régissent ainsi notre médiance, tel est ce que j’appelle le principe de Cyborg6. 12. Le principe des Géorgiques C’est parce que notre mode de vie actuel repose sur la machine individuelle, avec son empreinte écologique démesurée, que la forclusion du travail médial est devenue insoutenable. Avant la diffusion de telles machines, ce travail était moindre ; mais étant fait plus visiblement par les gens, il posait davantage problème. Aussi les sociétés humaines ont-elles idéalisé un temps où il n’aurait pas existé : l’Âge d’or, pour le dire en termes européens ; mais chaque société a eu ses propres mots pour le dire. Rêver d’un temps du non-travail est une manière moins efficace que les machines pour forclore la réalité du travail que nous effectuons sur la Terre ; c’est même plutôt, à l’inverse, une manière d’insister contrastivement sur cette réalité. Le mythe de l’Âge d’or fut en cela une étape indispensable pour amorcer le processus dont nos machines sont l’expression présente ; et dès cette première étape, le principe en était en place : imposer l’image que la terre 7 donnerait ses fruits d’elle-même. Sans travail. Or ce mythe fut élaboré par des sociétés trop peu différenciées pour méconnaître le travail de la terre. C’est bien pourquoi, au début, elles imaginèrent ce temps édénique dans un passé antérieur au travail : Χρύσεον μέν πρώτιστα γένος (…) καρπόν δ’’έφερε ζείδώρος ’άρουρα ’αυτομάτη πολλόν τε καί ’άφθονον8

D’or fut la race première (…) La terre donneuse de blé portait fruit D’elle-même, en nombre et à satiété

Sachant ce que c’est que de travailler la terre puisque lui-même était d’origine paysanne, Hésiode renvoie bien ici l’Âge d’or au passé. Il est néanmoins contradictoire : alors qu’il affirme qu’en ce temps-là, c’est « de son propre mouvement » (’αυτομάτη) que la terre donnait ses fruits, il la suppose aussi déjà L’idée première de comparer les habitants de l’urbain diffus à des cyborgs revient à Antoine Picon (1998) ; mais il ne s’agissait là que d’une image, soulignant qu’ils utilisent beaucoup de machines. Rappelons que le terme cyborg a été forgé par Manfred Clynes dans un travail fait pour la NASA ; v. Clynes 1960 et Gray 1995, où (p. 47) Clynes relate cette histoire. 7 J’écris terre au sens de sol cultivé, Terre au sens de biosphère ou de planète. 8 Hésiode, Les Travaux et les jours, 109 et 117-118. 6


4 travaillée par l’araire, puisqu’il l’appelle ’άρουρα, « champ labouré »9. Cette étrange contradiction porte en germe la forclusion ultérieure : on sait que la terre se travaille, mais on dénie ce travail. L’opération est accomplie déjà au temps de Virgile ; dans les Géorgiques, c’est en effet au présent que le travail de la terre est forclos, par des lettrés qui ne cultivent plus la terre : O fortunatos nimium, sua si bona norint

Trop heureux, s’ils connaissaient leur bonheur, agricolas ! quibus ipsa, procul discordibus armis, Les paysans ! Pour qui d’elle-même, loin des luttes fratricides 10 fundit humo facilem victum justissima tellus . La très juste terre épand au sol une nourriture facile

Cet ipsa (« d’elle-même ») virgilien est homologue à l’’αυτομάτη selon Hésiode ; mais c’est la terre en général, tellus, c’est-à-dire la nature et non plus la terre labourée, qui donne ses fruits aux paysans. Où donc est passé leur travail ? Dans la nature elle-même : il est naturalisé. Cette confusion de la campagne avec la nature, c’est la fiction que nous a léguée la classe de loisir – celle qui, possédant les lettres et les terres 11, a écrit l’histoire. Cela semble bien être universel. En chinois, le caractère ye 野, qui veut dire « campagne », a également le sens de « sauvage ». Son étymologie combine l’élément sémantique 里 , qui signifie « village », et l’élément phonétique 予 , « à loisir » ; le sens originel de l’ensemble étant « quiète résidence à la campagne ». Voilà une vision de rentier, plutôt que de manant... Qui plus est, 埜 , la forme ancienne de ce sinogramme, représente une terre ( 土 ) couverte de forêts ( 林 )12. Que les travailleurs de la terre, dans un effort cosmique, aient fait passer la forêt (埜) à l’agriculture (野), la nature à la culture, tout cela, pour la classe de loisir, se résout dans une même naturalisation du travail paysan. Cette forclusion est d’autant plus vive que les machines, au siècle dernier, ont remplacé les paysans. Aujourd’hui, dans l’urbain diffus, elle est radicale et massive. Toutefois, son principe reste le même : la campagne, c’est la nature. C’est le lieu du non-travail (otium : le loisir), la ville étant au contraire le lieu du travail (negotium : le non-loisir). Comme du temps où Walpole, à propos de William Kent, écrivit le fameux « He leaped the fence, and saw that all nature was a garden »13. « Nature », Le terme ’άρουρα est de même racine qu’araire. Virgile, Géorgiques, II, 458-460. 11 C’est-à-dire maîtrisant le rapport Terre/monde : la réalité, où la Terre (la nature) est en position de sujet (ce dont il s’agit) et le monde en position de prédicat (les termes de la saisie du sujet). Sur cette logique, v. infra, 21. 12 Je tire ces éléments étymologiques du dictionnaire Daijigen (Grande source des sinogrammes) des éditions Kadokawa, Tokyo, 1992. 9

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5 c’est-à-dire la campagne anglaise, façonnée par cinq mille ans de travail paysan ; mais aux yeux de la classe de loisir, c’est du pareil au même. 13. Le principe de la grotte de Pan Pour poser l’équation campagne = nature, encore faut-il savoir ce que c’est que la nature. Or les travailleurs de la terre ne le savent pas, car ils n’ont pas le recul nécessaire : ce sont des illettrés au cul terreux. L’histoire nous dit qu’elle-même est née avec les lettres, dans les villes ; et que c’est aussi dans les villes – en l’occurrence, dans celles d’Ionie – qu’est née la notion de nature. Certes, savoir si les Présocratiques, premiers à penser φύσις comme « la nature », étaient gens des villes ou des champs, ce n’est pas là une question de philosophe ! Aussi faut-il prendre la voie détournée des symboles pour savoir à quoi s’en tenir : En 490 av. J.-C., revenant déçu de Sparte où il était allé demander de l’aide contre les Perses, Philippidès traversait les monts d’Arcadie, lorsqu’il entendit un dieu local, Pan, le héler et lui promettre qu’il aiderait les Athéniens. Effectivement, à Marathon, Pan sema la panique dans les rangs des Perses. Pour le remercier, les Athéniens transportèrent sa statue dans leur ville, où ils l’installèrent dans une grotte au pied de l’Acropole (Borgeaud 1979 : 73). Pourquoi diable dans une grotte, alors qu’en Arcadie on lui construisait des temples, comme aux autres dieux ? C’est que, transporté au cœur de la plus grande ville, Pan changeait de registre. Lui qui n’était jusque-là que le dieu des chevriers d’une région sauvage, à Athènes il se mettait à symboliser la nature. C’est bien cela que signifie la grotte ; et c’est en ce sens-là qu’à partir d’Athènes – et non de l’Arcadie –, son culte allait désormais se développer dans le monde gréco-romain. Tel est le principe de la grotte de Pan : ce n’est pas ceux qui vivent en pleine nature, comme les chevriers d’Arcadie, qui savent dire « la nature » ; c’est au contraire ceux qui en sont les plus éloignés : les gens de la ville, et cela justement parce qu’en fait, ils ne vivent pas dedans. Comme les habitants de l’urbain diffus, qui sont des citadins, non pas des paysans. 14. Le principe de Xie Lingyun (ou de Cézanne, etc.) Là encore, ce principe semble bien être universel. En Chine non plus, ce ne sont pas les gens du ye (yeren 野人) – les paysans, le peuple, les sauvages, i.e. à peu près tout le monde à part les mandarins – qui, vers le même temps qu’en Europe, ont conceptualisé la nature. Il s’est même produit en Chine, vers le début des Six Dynasties (IIIe-VIe s.), un événement décisif, dont l’Europe ne connaîtra l’équivalent que mille ans plus tard : la naissance du paysage. Autrement dit, l’assomption de l’environnement comme objet de délectation esthétique 14. Cette assomption est exclusivement le fait de la classe de loisir (en l’occurrence, le fait de mandarins qui, Horace Walpole (1717-1797), The History of the Modern Taste in Gardening, Introduction by John Dixon Hunt, New York City, Ursus Press, 1995, p. 46. Walpole parle ici de William Kent (1685-1748), l’un des créateurs du jardin paysager à l’anglaise, censé selon lui avoir inventé le haha et donc supprimé la barrière du jardin. 13


6 répudiant la carrière, se retiraient sur leurs terres). Elle est non seulement étrangère au travail des champs, mais n’a rien à voir non plus avec l’artifice d’un apprentissage : comme les titres de noblesse, elle se veut innée. C’est un goût inhérent à ceux qui ont du goût. Voilà effectivement ce que sut dire Xie Lingyun (385-443), le premier poète paysager. Vers la fin d’un poème où il évoque une longue randonnée en montagne 15, figurent ces quatre vers : 情用賞為美

Le sentiment, par le goût, fait la beauté

事昧竟誰辨

Chose obscure avant qu’on la dise

観此遺物慮

Oubliant à sa vue les soucis mondains

一悟得所遣

L’avoir saisie vous motive

Noir sur blanc est ici énoncé le principe de Xie Lingyun : la beauté du paysage ne se trouve pas, telle quelle, dans l’environnement lui-même ; pour savoir l’apprécier, il faut un certain goût (shang 賞), lequel n’est pas donné à tous. Il l’est aux happy few, que Xie Lingyun, dans nombre de ses poèmes, se désole de n’avoir pas auprès de lui pour jouir ensemble du paysage16. Ce shang indispensable à la vue du paysage, et inaccessible aux rustres, il s’exprime dans beaucoup de langues. Cézanne, entre autres, l’a illustré dans un propos fameux, recueilli par son ami Gasquet, où il doute que tel paysan ait « jamais vu Sainte-Victoire »17. Cyborg, lui, ne risque pas de rater cette vue : son autoroute ellemême ne lui enjoint-elle pas, à point nommé, de regarder les « paysages de Cézanne » 18 ? Elle le renverra bientôt, en Chine, à ceux de Xie Lingyun. C’est là en effet qu’il a choisi d’habiter (au moins pour sa résidence secondaire) : dans le paysage, c’est-à-dire dans « la nature » (Berque 2003a).

Rappelons que, pour qu’il y ait effectivement « paysage », il faut que soient satisfaits six critères, de moins à plus discriminant : 1. littérature chantant la beauté des lieux (cela comprend la toponymie) ; 2. jardins d’agrément ; 3. peintures de paysage ; 4. architecture tournée vers le paysage ; 5. mots pour dire « paysage » ; 6. traités de paysage. Pour une synthèse de la question, v. Berque 2008. 15 Reproduit dans Obi 1983, p. 179. 16 Cette solitude, qui n’est pas sans préfigurer le romantisme, est un second aspect du principe de Xie Lingyun. Elle va de pair avec le principe des Géorgiques, appliqué en l’occurrence à la forclusion du travail de ceux qui, en réalité, accompagnent Xie Lingyun : sa suite invisible, car de condition inférieure (sur ce point, v. Berque 2005). 17 Gasquet 2002 : 262. 18 Ce n’est pas là que rhétorique : l’automobile, avec notamment le Touring Club de France et sa revue, a joué un rôle éminent dans la diffusion de la sensibilité paysagère en France comme ailleurs ; et aujourd’hui, les panneaux des autoroutes signalent obligeamment les paysages qu’il faut apprécier au passage. Sur ces liens, v. notamment Viard 2007. 14


7 2. Théorie écouménale de l’évolution et de l’histoire 21. La trajection de la Terre en monde Du point de vue écouménal (Berque 2000), le monde est l’ensemble des prises que nous avons sur la Terre (la nature), c’est-à-dire une manière globale de saisir celle-ci par les sens, par la pensée, par les mots et par l’action. Ces prises se ramènent à quatre catégories génériques : ressources, contraintes, risques et agréments. Elles ne sont pas dans la nature des choses, mais dans la relation écouménale, dite trajection, qui les institue en tant que telles. Le pétrole, par exemple, n’est pas en soi une ressource. Il ne le devient (soit dit pour simplifier) qu’à partir de l’invention du moteur à explosion. La réalité humaine est donc trajective. Cette trajectivité ne se résout pas dans l’alternative moderne entre le subjectif et l’objectif. Saisir le pétrole en tant que ressource n’est pas simplement subjectif (car cette ressource existe réellement), ni simplement objectif, puisque cela suppose l’existence humaine ; c’est une relation trajective. Cette relation s’apparente à celle entre sujet et prédicat en logique. Elle revient en effet à saisir le sujet (ce dont il s’agit, en l’occurrence la Terre) en tant que quelque chose, qui est un prédicat. Par exemple : le pétrole (sujet), c’est du carburant (prédicat). Le monde étant l’ensemble de ces prédicats, il est lui-même prédicatif 19. La trajection qui institue la réalité humaine peut ainsi se résumer par la formule r = S/P, qui se lit : la réalité r, c’est S (le sujet) en tant que P (le prédicat)20. Par exemple : le pétrole (S) en tant que carburant (P) ; ou l’environnement (S) en tant que paysage (P). Cette trajection s’est développée au cours de l’histoire, faisant de l’humain, par excellence, un être formateur de monde. 22. De l’environnement au milieu « Formateur de monde » est une expression qui traduit l’allemand weltbildend, terme du vocabulaire heideggérien. Pour Heidegger 21, l’humain est weltbildend, tandis que l’animal est weltarm (pauvre en monde), et la pierre weltlos (sans monde). En quoi consiste ce déploiement ontologique reste obscur, mais là n’est pas la question ; il est plus utile pour nous de souligner, à la suite d’Agamben (2002), que Heidegger fut en l’affaire inspiré par Uexküll, qui le premier distingua entre Umwelt (le monde ambiant propre à telle ou telle espèce) et Umgebung (le donné universel de l’environnement). Cette distinction est fondatrice. Elle établit d’abord un pont entre les sciences de la nature et la phénoménologie. Elle permet, en particulier, de dépasser la fatale dichotomie entre le subjectif et l’objectif. Il est objectif par exemple que l’œil humain V. plus bas, 21. J’ai initialement proposé cette formule au colloque Shizen to iu bunka no shatei (La portée de la culture comme nature), Université de Kyôto, Département de philosophie, 2 décembre 2002 ; communication reprise dans Berque 2003b. 21 Notamment dans Heidegger 1949. 19 20


8 ne voit pas l’ultraviolet, ce qui, entre autres spécifications, nous fait vivre dans notre monde humain, tandis que l’œil de la piéride le voit, et la fait donc vivre dans son monde piéridien (Hidaka 2003) ; mais il est ni plus ni moins objectif que les UV existent. Ces faits ne relèvent pas de la distinction sujet/objet, mais de la distinction Umwelt/Umgebung, ou monde/univers. Ensuite, cette distinction fonde en nature le point de vue écouménal. En effet, la distinction établie par Watsuji (1935) entre fûdo (le milieu) et shizen kankyô (l’environnement naturel) lui est homologue, à un autre niveau ontologique (spécifiquement celui de l’humain, tandis que la première ne vaut que pour le vivant en général). Aucun de ces auteurs, au demeurant, ne rapproche la question de la mondanité (Weltlichkeit) de celle de la prédication, ce qui fut au contraire, du point de vue écouménal, l’apport essentiel de la philosophie de Nishida (1927). Certes, les raisons pour lesquelles Nishida fait du monde un prédicat ont peu en commun avec celles, proprement géographiques, sur lesquelles se fonde la théorie de l’écoumène 22 ; mais c’est l’idée même de monde-prédicat (jutsugo sekai) qui est ici décisive. C’est elle qui m’aura conduit à considérer la relation Terre/monde, ou Umgebung/Umwelt, comme une relation sujet/prédicat. C’est elle, en particulier, qui aura rendu possible la formulation r = S/P, que nous allons à présent utiliser pour éclairer la dimension temporelle de l’articulation biosphère/écoumène, et ce faisant établir – c’est l’objet de cet article – un lien logique entre l’évolution et l’histoire. 23. Trajection et histoire La relation trajective qui institue la réalité humaine est nécessairement historique. Elle n’est pas dans la nature des choses, mais date de l’apparition de tel ou tel prédicat. Par exemple, on l’a vu, la trajection du pétrole en carburant peut se dater schématiquement de l’invention du moteur à explosion. À cette date-là, le sujet « pétrole » a été prédiqué en tant que « carburant ». Notre monde repose sur cette prédication, et c’est dire combien il est historique23, non pas naturel. Or n’étant autre que la réalité comme elle se donne (ipsa, « elle-même », comme l’eût écrit Virgile), la trajection r = S/P n’est pas perçue comme telle. Elle apparaît naturelle (’αυτομάτη, comme l’eût écrit Hésiode). Autrement dit, le sujet y devient le prédicat (S → P), et P y est hypostasié (substantialisé) en S (P → S). Ce double mouvement n’est autre que le va-et-vient trajectif de la médiance 24. L’hypostase P → S y est non seulement imprégnée d’histoire, mais imprégnée du travail de prédication (par les sens, la pensée, les mots, l’action) qui a matérialisé ce C’est avant d’avoir lu Nishida, et en m’inspirant plutôt de l’éco-géographie d’un Jean Tricart (1979), que j’ai initialement avancé une « logique du milieu » (Berque 1990, chap. V). 23 Ou pour mieux dire historial, car ne relevant pas de l’objet (S), mais de la relation trajective r = S/P, où il est en position de P. 24 Où les fonctions du corps animal sont extériorisées en corps médial par la technique, et le corps médial rapatrié par le symbole dans le corps animal, où il est présent sous forme de connexions neuronales (des représentations), voire par somatisation. Sur ce double processus, v. Berque 2000. 22


9 processus. Son résultat, c’est « la nature », où ce travail est forclos, et qui pour cela justement nous semble naturelle. Ainsi, à tout moment t de l’histoire, notre monde résulte de cette opération, qui en abolit pourtant l’historicité pour apparaître naturelle. En un mot le travail, qui transforme la nature, est naturalisé par le temps. 24. Histoire et évolution Le mouvement dominant des sciences sociales aura été de montrer que ces choses prétendument « naturelles » ne le sont pas tant que ça, car elles résultent de l’histoire. Ainsi s’est agrandi le fossé qui, dans le dualisme moderne, sépare la culture de la nature et, corrélativement, l’histoire de l’évolution. Or le processus en question est, dans son principe (r = S/P), le même chez l’humain et chez le vivant en général. La différence est de degré dans la contingence de la trajection de S en P. En effet, la réalité humaine étant nécessairement culturelle (car elle suppose la technique et le symbole), elle prédique à un degré supérieur ce qui est déjà prédiqué en un monde spécifique par notre corps animal en tant qu’espèce. Par exemple, c’est au niveau de l’espèce que l’œil humain prédique les ondes électromagnétiques d’environ 700 nm en tant que « couleur rouge » ; mais c’est au niveau de la culture que le rouge est prédiqué, par exemple, en tant que « stop ! », ce qui suppose non seulement des systèmes symboliques (rouge = interdiction, etc.), mais des systèmes techniques (faire fonctionner des feux de signalisation, etc.), les uns et les autres nécessairement plus contingents que la prédication de L = 700 nm en tant que rouge (trajection déjà contingente, car si elle vaut pour l’œil humain, elle ne vaut pas pour l’œil bovin, etc.). La réalité humaine est donc une prédication de prédication : r = (S/P)/P’ ; mais le principe en reste le même que ce qui se passe déjà au niveau physiologique, et qui est la trajection de l’Umgebung (S) en Umwelt (P) par tout être vivant. Cette identité de principe dans la mondanité de r (qui n’est pas S mais S/P) tant chez l’humain que dans la biosphère infère l’identité de principe entre l’histoire et l’évolution. En effet, celle-ci n’est autre qu’une trajection à un niveau toujours supérieur (sauf extinction catastrophique) des mondes spécifiques (Umwelten) apparus avec la Vie au niveau le plus primitif, le supérieur supposant nécessairement l’inférieur qui l’a précédé, et qui en fait l’assise. Par exemple, le monde spécifique de l’humain suppose le monde spécifique du primate, qui suppose le monde spécifique du mammifère, etc. Deuxième inférence – et celle-ci n’est pas mince –, l’hypostase de P en S, qui au niveau de l’humain s’exprime surtout en termes symboliques, au niveau du vivant s’exprime en termes physiologiques ; ce qui est proprement l’évolution. L’hypostase est alors proprement création de substance, au sens le plus matériel : allongement du cou de la girafe, etc. Troisième inférence – plus inacceptable encore par dualisme moderne –, l’évolution n’est pas simplement aléatoire, car les mondes spécifiques qui sont la réalité pour chaque espèce sont aussi la raison (la relation) pour laquelle chaque


10 espèce évolue dans un sens plutôt que dans un autre. Cette raison est trajective (S/P), elle n’est pas réductible en termes d’objet (S). Elle fonctionne dans un monde, pas dans un autre. Autrement dit, elle n’est pas universelle. Elle est contingente, bien qu’elle repose sur une logique universelle (S/P). Il n’y a pas de cause mécanique à ce que les girafes soient devenues des girafes, mais des raisons spécifiques au monde des girafes. Pour autant, il ne s’agit pas simplement de hasard : dans ce monde-là, il vaut mieux avoir le cou long, et cela fait sens pour les intéressées 25. Car, n’en déplaise au mécanicisme, les espèces vivantes ne sont pas weltlos. De ce point de vue, l’évolution peut se représenter par la formule (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ et ainsi de suite, où l’on voit qu’indéfiniment S/P est hypostasié en S par rapport à P. La contingence de P croît à chaque degré (de P en P’ en P’’ etc.), tout en suivant indéfiniment la même logique (S/P) ; ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas du hasard, lequel n’obéit à aucune logique. Le hasard, c’est n’importe quoi n’importe quand n’importe où ; la contingence, c’est ce qui pourrait être autrement, mais est tel en fonction d’une histoire et d’un milieu, l’une et l’autre relevant d’un monde spécifique, et ce dans la logique susdite. 26. Le sens de l’évolution et de l’histoire À quoi cela sert-il de montrer cette logique ? En d’autres termes, la formule r = S/P est-elle opératoire ? Il ne s’agit pas d’une formule de physique pour l’ingénieur, mais d’un principe heuristique, exprimant un parti ontologique. Avant tout, cela vise à restaurer la cosmicité que nous avons perdue, en rétablissant un lien concevable entre la nature et la culture, le cœur et la raison, le corps et l’esprit, et cela en évitant à la fois les paralogismes réductionnistes du scientisme (par exemple ceux du déterminisme) et l’acosmie de l’alternative entre la foi et la science, toutes postures fondées sur l’absolutisation de S 26. Postuler en revanche que r = S/P, c’est d’abord affirmer que dans notre monde il n’y a pas de substance absolue (ni l’Objet, ni la Parole), parce que nous existons et pour que nous existions. Il s’agit donc d’un humanisme, au plein sens de ce terme, qui concilie la raison et les sens. Bien entendu, concevoir la réalité comme S/P ne dévoilera pas, magiquement, toutes les réalités. Encore une fois, ce n’est qu’un principe heuristique, mais applicable comme tel aussi bien au niveau ontologique de l’humain qu’à celui du vivant. C’est à partir de là que commence la recherche spécialisée. L’objet de cet article n’était pas d’argumenter spécialement quant à l’évolution, mais de mettre en évidence l’unité onto-cosmologique de l’histoire (humaine) et de l’évolution (vivante). A contrario, de dénoncer l’acosmie du parti moderne en la matière, qui n’a Mutatis mutandis, ce point de vue s’apparente à certaines thèses qui en ce domaine critiquent l’orthodoxie néo-darwiniste ; p. ex. Lewontin 1983. 26 Le parti de la science moderne peut se résumer par la formule R = S (où R est le Réel, absolutisé, et S l’Objet, absolutisé), et le parti de la foi par S = P (où P est le prédicat ; p.ex., dans le christianisme, la Parole, qui est en même temps S, la substance absolue : Dieu ; ce que l’Évangile selon saint Jean proclame d’emblée : In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum). Sur ce thème, v. Berque 2006b. 25


11 pour alternative que d’abolir la question du monde (en le réduisant à un univers objet) ou de basculer dans l’irrationnel : la science ou la foi ! Le parti écouménal, où la réalité n’est pas S mais S/P, sort de cette impasse en considérant la trajectivité des choses. Il ne confond pas le monde (P) et l’univers (S). Du même pas, il reconnaît que la mondanité inhérente à la vie, et a fortiori à l’humain, opère un tri dans le donné (la Gebung) de l’univers (l’Umgebung). Alors, que devient le reste ? Il est forclos, et c’est cette forclusion même qui permet l’évolution, au lieu du chaos du hasard absolu. Car, il n’y a pas mondanité sans forclusion : c’est cela qui donne sens au monde, i.e. le fait aller dans une certaine direction plutôt que n’importe où. Et il en va de même de l’histoire, au niveau ontologique de l’humain. Conclusion Aussi, pour conclure, ne jetons pas trop la pierre à la classe de loisir et à sa forclusion du travail des autres : en inventant le paysage, et tout ce qui s’ensuit, elle n’a fait que poursuivre la logique même de la mondanité, qui a permis que nous existions. Au fond, ce que fait la classe de loisir n’est que l’expression toujours plus mondaine d’un principe à l’œuvre déjà dans la nature : la forclusion du travail médial. Cette forclusion est en effet inhérente au moteur de l’évolution : la trajection de S en P, d’Umgebung en Umwelt, d’univers en monde. Toutefois, cela ne nous dispense pas de reconnaître que notre monde (P) n’est pas la Terre (S), et que sa trop humaine hypertrophie détruit cette indispensable assise. Quand le gaspillage des riches devient modèle de vie pour tous, et que l’humanité, consommant le quart de l’énergie des écosystèmes 27, accule les dizaines de millions d’autres espèces vivantes à la famine et à la mort, il faut changer de prédicat. Changer de monde (P), et revenir à la réalité (S/P). Maurepas, 27 septembre 2008.

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