Limites radicales de la subjectité occidentale / Augustin Berque

Page 1

À paraître dans Method(e)s. African Review of Social Sciences Methodology, 2017 : Fractures épistémologiques dans un monde globalisé.

Les limites radicales de la subjectité occidentale moderne – quelques implications épistémologiques de la mésologie –

The radical limits of Western subjecthood

– some epistemological implications of mesology – par/by Augustin Berque berque@ehess.fr Résumé – On distingue d'abord ici la subjectité de la subjectivité. La subjectité est proprioceptive: c'est avoir une certaine conscience de soi, donc être un sujet, pas un objet. La subjectivité est un attribut de la subjectité : c'est voir les choses de son propre point de vue. Le mécanicisme occidental moderne a dénié la qualité de sujet aux vivants non-humains, voire à certains humains. Au contraire, la mésologie (l’Umweltlehre d’Uexküll) pose que tout être vivant est un sujet, qui de ce fait a son propre monde. On creuse ici la question des degrés et des champs de cette subjectité, du vivant le plus primitif au "moi je" du sujet occidental moderne. Abstract – This paper distinguishes, first, subjecthood from subjectiveness. Subjecthood is self-perceptive: it means having a certain degree of self-consciousness, and thus being a subject, not an object. Modern Western mechanicism has denied other living beings, including some humans, the quality of subject. On the contrary, mesology (Uexküll’s Umweltlehre) poses that any living being is a subject, and for that reason possesses its/her/his own world. One delves here further into the question of the degrees and fields of this subjecthood, from the most primitive living entities to the “I” of the modern Western subject. Plan : §1. Quelques mots du sujet ; §2. Le paradigme mécanique ; §3. Le tournant uexküllien ; §4. Une science du desoi-même-ainsi (shizengaku 自然学) ? ; §5. Le vif du sujet ; §6. Des concepts et, pourquoi pas, un autre paradigme ? Summary : §1. A few words about the subject ; §2. The mechanical paradigm ; §3. The Uexküllian turn ; §4. A science of the self-so (shizengaku 自然学)? ; §5. The gist of the subject ; §6. A few concepts and, why not, another paradigm?

§ 1. Quelques mots du sujet La première édition du Petit Larousse (1906) définit subjectivité comme « caractère de ce qui est subjectif », et subjectif comme « qui se rapporte au sujet pensant, par opposition à objectif, qui se rapporte à l’objet pensé ». Nous sommes donc par là renvoyés au terme sujet, dont le même Petit Larousse relève les six acceptions suivantes : 1. Cause, raison, motif : sujet d’espérance. 2. Matière sur laquelle on parle, on écrit, on compose : le sujet d’une conversation ; d’un tableau. 3. Personne ou chose considérée par rapport à ses actes ou à ce qu’on peut faire par rapport à elle : c’est un bon sujet. Mauvais sujet, personne méchante et vicieuse. Personne folâtre ou maligne. 4. Anat. et méd. Cadavre que l’on dissèque ; malade que l’on traite. 5. Gramm. Terme de toute proposition duquel on affirme ou l’on nie quelque chose (le sujet exprime l’état ou l’action que marque le verbe) : le verbe s’accorde en nombre et en personne avec le sujet. 6. Philos. Esprit qui connaît, par rapport à l’objet qui est connu. Cette première édition du Petit Larousse n’était pas sans défauts, certes. On remarque ici tout de suite un grand absent : le sujet au sens de « soumis à un souverain » ; oubli d’autant plus curieux que l’entrée suivante, sujétion, est justement définie comme « état de celui qui est sujet » ! L’on remarque aussi que la grammaire absorbe ici la logique, dans une définition qui relève pourtant un peu des deux. Etc. ; mais n’insistons pas sur ces défauts, que les éditions suivantes ont du reste corrigés. Ce sur quoi je voudrais ici attirer l’attention, c’est que la notion de sujet n’est pas universelle. Prenons l’exemple de la langue japonaise. Aux six acceptions susdites du même mot « sujet » correspondent en japonais au moins six mots différents :


2 1. Riyû 理由. Kare ni wa fuhei wo iu riyû wa nakatta 彼には不平を言う理由はなかった, il n’avait pas sujet de se plaindre. 2. Daimoku 題目, shudai 主題. Giron no shudai 議論の主題, sujet de discussion. 3. Hito 人, ningen 人間, seito 生徒. Warui ningen 悪い人間, un mauvais sujet. Taihen yoku dekiru seito 大変よくできる生徒, un brillant sujet. 4. Jintai 人体, kanja 患者 (le patient, en médecine). 5. Shugo 主語. Shugo no ronri 主語の論理, logique du sujet (par opposition, dans la philosophie de Nishida, à jutsugo no ronri 述語の論理, logique du prédicat). 6. Shukan 主観 (d’où shukanteki 主観的, subjectif, et shukansei 主観性, subjectivité). Voilà qui déjà prête à réflexion : pourquoi tous ces termes, alors qu’en français (et à peu de chose près, il en va de même dans les autres grandes langues européennes) il s’agit d’un seul et même « sujet » ? Mais nous ne occuperons ici que de l’acception que le Petit Larousse classait en n° 6 : l’acception philosophique, celle de « l’esprit qui connaît ». Dans ce cadre déjà restreint, le problème se corsera si l’on sait que le thème dont je vais parler, la subjectité, correspond au japonais shutaisei 主体性, mot courant non seulement dans la philosophie mais dans les sciences humaines en général au Japon, alors qu’en français, il reste rare même en philosophie, champ hors duquel on lui substitue immanquablement subjectivité. La différence entre les deux termes subjectité et subjectivité (soit en japonais shutaisei 主体 性 et shukansei 主観性), c’est que le premier subsume le second, lequel n’est qu’un attribut du premier1. La subjectité (Subjektheit, subjecthood), c’est le fait d’être un sujet ; c’est l’être-sujet, au sens d’un être proprioceptif et souverain de soi-même dans un certaine mesure. La subjectivité (Subjektivität, subjectiveness), c’est voir les choses de son propre point de vue ; encore faut-il, pour avoir un tel point de vue (et même un point de vue tout court), être préalablement un sujet, donc être d’abord doué de subjectité. C’est dire que la subjectité est plus générale que la subjectivité ; d’où il suit directement que les degrés comme les champs de la subjectivité sont compris à l’intérieur de ceux de la subjectité. Ils n’en forment qu’un partie. S’agissant du vivant, pas seulement du sujet occidental moderne, ni même seulement de l’humain en général, la distinction est capitale. § 2. Le paradigme mécanique La vision occidentale, on le dit souvent, a deux sources principales : Athènes (la philosophie grecque) et Jérusalem (la religion chrétienne). Quant à la notion de sujet, nous savons tous qu’elle est issue lexicalement du ὑποκείμενον (« gisant dessous ») de la logique aristotélicienne, lequel a été rendu littéralement par subjectum (« jeté dessous ») dans la langue latine. On sait moins – mais on peut apprendre p. 1234 dans le Vocabulaire européen des philosophies (sous-titré Dictionnaire des intraduisibles)2 qu’a dirigé Barbara Cassin – que « Sujet est franco-latin. Aucun vocable grec n’est simultanément porteur de la triple idée de subjectité, de subjectivité (voir CONSCIENCE) et de sujétion : il n’y a pas plus de mot en grec pour dire sujet que pour dire « objet », même si ces termes se rencontrent, et ne peuvent pas ne pas se rencontrer, partout dans les traductions (voir OBJET) ». Il appert donc que nous avons hérité l’actuelle polysémie de sujet (comme de subject, Subjekt etc.) du passage de ὑποκείμενον à subjectum, puis de sujectum à sujet ; polysémie que le Cassin, p. 1233, classe en « trois groupes principaux, où dominent l’idée de subjectité, celle de subjectivité et celle de sujétion ». C’est là dire que la notion de sujet ne nous renvoie pas seulement à sa source aristotélicienne ; il y a autre chose en jeu. Et cela provient, effectivement, de la seconde source 1

En japonais, shutaisei 主体性 est littéralement « corps-principauté », et shukansei 主観性 « vue-principauté ». Ces mots sont des néologismes créés à l’époque meijienne pour traduire des notions européennes. Il est clair que le premier subsume le second, puisque, concrètement, il ne peut y avoir de vue sans un corps pour voir. L’abstraction (en particulier celle qui a déterminé la perspective dans la costruzione legittima, puis le « regard de nulle part » de la science moderne), c’est une autre affaire. 2 Paris, Le Robert / Seuil, 2004.


3 majeure de la vision occidentale : la Bible. C’est cela que, pour résumer, j’appelle « le principe du mont Horeb » – cette montagne du Sinaï dont il est écrit dans l’Exode (3, 15) : « Moïse dit à Dieu : “ Voici, je vais trouver les Israélites et je leur dis : ‘Le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous’. Mais s’ils me disent ‘Quel est son nom ?’, que leur dirai-je ?” Dieu dit à Moïse : “Je suis celui qui suis [sum qui sum, ‫( אהיה אשר אהיה‬ehyeh ascher ehyeh)] ”. Et il dit : “Voici ce que tu diras aux Israélites : ‘Je suis’ m’a envoyé vers vous” ».

Dire sum qui sum, qu’est-ce en effet du point de vue philosophique ? C’est poser la subjectité absolue d’un être qui est à la fois sujet et prédicat de soi-même. Or si, du temps de Moïse (vers le XIIIe siècle av. J.-C.), le seul être à pouvoir le faire était le dieu unique du monothéisme, trente siècles plus tard, la philosophie européenne, avec le cogito, ergo sum de Descartes, reprenait le même principe à son propre usage, humain celui-là. Dire « je pense, donc je suis », c’est effectivement se poser en sujet/prédicat de soi-même3, c’est-à-dire en sujet absolu. Or se poser en sujet absolu, c’est ipso facto vider de subjectité tous les autres êtres (hormis ses semblables humains, et encore), donc les convertir en objets. Cela n’est autre qu’instaurer le règne du dualisme moderne. On voit par là ce que la modernité occidentale doit au principe du mont Horeb… Et ce n’est pas tout ; c’est également poser le principe du mécanicisme, car des êtres non doués de subjectité ne peuvent être que mécaniques, tous tant qu’ils sont. Or le mécanicisme ne se borne pas à la théorie cartésienne des animaux machines, qui aujourd’hui nous fait sourire ; il imprègne la modernité jusqu’au tréfonds, et cela en particulier concernant le vivant. Lorsque, plus de trois siècles après Descartes, Jacques Monod intitula sa fameuse profession de foi Le hasard et la nécessité 4, il posait derechef le principe du mécanicisme ; car entre le hasard (n’importe quoi n’importe quand n’importe où, au gré des mutations donc sans la moindre intentionnalité) et la nécessité mécanique (même cause → même effet, toujours et partout idem, comme l’itération du même mouvement dans le moteur à piston), nulle place pour le choix ni donc pour la contingence historique, puisqu’il n’y a là nulle subjectité en jeu. Et de nos jours encore, une sommité de notre biologie, le neurobiologiste Alain Prochiantz, professeur au Collège de France, peut imperturbablement proclamer que « les animaux ne sont pas des sujets »5.

§ 3. Le tournant uexküllien Certes, un animal est incapable de dire « cogito, ergo sum », et moins encore « ‫; » אהיה אשר אהיה‬ mais de là à en conclure qu’il n’est pas un sujet, il y a l’abîme transcendantal que l’Occident moderne a creusé avec l’hypostase du « je » cartésien. Hypostase effectivement, car – à moins 3

Plus exactement (mais cela revient strictement au même), c’est poser l’existence de S (le sujet « je ») à partir de P (le prédicat ou attribut « penser »), et en conclure (ergo) à l’identité « P = S », « je pense = je suis », ce qui absolutise la substance de « je ». Or poser cette illogique identité de P à S, c’est ce qu’avait déjà fait, selon le même principe du mont Horeb, le début de l’évangile selon saint Jean : « Au commencement était la Parole, et la Parole était auprès de Dieu (la substance absolue), et la Parole était Dieu ». La parole étant intrinsèquement prédicative, puisque c’est ce qui est dit (le prédicat P) à propos de quelque chose (le sujet S), j’aime à entendre cet « auprès de Dieu » (apud Deum, πρὸς τὸν θεόν) comme « au sujet de Dieu » – le grec du moins ne s’y opposerait pas –. Nous avons donc ici la prédication de S (Dieu) en tant que P (la Parole), prédication suivie de l’hypostase ou substantification « P = S » : « la Parole est Dieu » (rappelons que dans l’histoire de la pensée européenne, le rapport substance/accident est homologue au rapport sujet/prédicat). Cette Parole substantifiée en Dieu restant néanmoins prédicat (ou « dicte », Dichtung), elle ouvre et symbolise un monde – ce monde où, dixsept siècles plus tard, le sujet moderne à son tour hypostasiera son propre prédicat (penser) en son être propre (je suis). 4 Jacques MONOD, Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970. 5 Alain Prochiantz, Qu’est-ce que le vivant, Paris, Seuil, 2012, titre du chap. V.


4 d’en rester au dualisme âme/corps de Descartes et à son corollaire, le deus ex machina (ex machina, c’est le cas de le dire) de la glande pinéale 6 –, pour formuler concrètement un « je » à propos de soi-même, encore faut-il que « soi-même » existe substantiellement et corporellement, autrement dit comme S, à partir de quoi seulement cet S pourra émettre le prédicat insubstantiel « je » à propos de lui-même, et l’hypostasier7 … Or cet attribut : exister corporellement, l’évidence est que nous le partageons non seulement avec les animaux, mais même avec les pierres. Si on laisse de côté les pierres, qui ne sont pas vivantes, alors notre corps ne diffère de ceux des autres vivants que dans une certaine mesure. C’est une question de degré, non de substance ; et voilà qui nous mène à cette seconde évidence : quant à la subjectité, l’humain ne diffère des autres vivants que par le degré. Par la méthode scientifique moderne, c’est-à-dire par la vérification expérimentale des hypothèses tirées de la mesure des phénomènes, le premier biologiste qui ait réfuté le paradigme mécanique est Jakob von Uexküll (1864-1964). Ce qu’il a pourfendu en l’occurrence, en tant que zoologiste, c’était le plus récent avatar du mécanicisme : le béhaviorisme, à savoir la science des comportements quantifiés dans la répétition mécanique du stimulus-réponse. Le plus fameux exemple de cette méthode est le chien de Pavlov, dont l’être n’est rien de plus que celui d’un mécanisme dissimulé dans la boîte noire séparant la cause de l’effet. C’est un pur animal-machine, donc un simple objet. Or Uexküll, lui, culbute cette ontologie. L’animal n’est pas un objet, c’est un sujet. Comme il l’écrit dès les premières pages de Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen (Incursions dans les milieux d’animaux et d’humains, 1934), où il reprend à l’intention d’un large public les apports essentiels de sa longue recherche : « Quiconque veut s’en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l’espoir de jamais entrevoir leurs milieux (ihre Umwelten). (…) Les animaux sont ainsi épinglés comme de purs objets (reinen Objekten). On oublie alors que l’on a d’emblée supprimé l’essentiel, à savoir le sujet (das Subjekt), celui qui se sert des moyens, perçoit avec eux et agit avec eux. (…) Mais qui considère encore que nos organes sensoriels servent notre perception, et nos organes moteurs notre action, ne verra dans les bêtes pas seulement un appareillage machinique (ein maschinelles Gefüge), mais en découvrira aussi le machiniste (den Maschinisten), lequel est incarné dans les organes tout comme nous-mêmes le sommes dans notre corps. Alors il ne s’adressera plus aux animaux comme à de simples objets, mais comme à des sujets (als Subjekte), dont l’activité essentielle consiste à percevoir et agir »8.

La suite du livre apporte une moisson de preuves issues de l’expérimentation scientifique à l’appui de cette thèse, aussi renversante que le furent en leur temps celles de Copernic ou de Darwin : le vivant est doué de subjectité. Comme tel, il interprète le donné environnemental (Umgebung) pour en faire son milieu (Umwelt), qui est donc adapté à son espèce et aux termes duquel il s’adapte lui-même, créativement, dans une spirale vertueuse générant son propre milieu à partir de lui-même et lui-même à partir de son milieu. 6

À ce sujet, remarquons by the way que le principe du mont Horeb, pareil au neutrino, traverse allègrement tant le rationalisme cartésien que le New Age le plus californien. Le rosicrucien Paul Foster Case (1884-1954), par exemple, soutenait que la glande pinéale est la « montagne » où notre esprit communique avec Dieu, comme en son temps le fit Moïse au sommet du mont Horeb (source : Wikipédia, « Glande pinéale » ; v. également The Lantern, vol. 8 n° 4, summer 2007, sur les notes laissées par Foster outre son abondante bibliographie). 7 Quoique de points de vue diamétralement opposés, tant Aristote que Nishida ont posé que les prédicats sont insubstantiels. Sur Aristote, v. Robert Blanché et Jacques Dubucs, La logique et son histoire, Paris, Armand Colin, 1996 (1970), p. 35 : « [Pour Aristote] un prédicat n’a pas proprement d’existence, il n’est pas un être, mais il présuppose des existants desquels il puisse être prédiqué et qui, dans une proposition, joueront le rôle de sujets, hupokeimena. […] Le sujet doit en effet y être entendu comme une substance ». Sur la logique du prédicat nishidienne (dite également « logique du lieu », basho no ronri 場所の論理 ), où le prédicat est posé comme néant absolu (zettai mu 絶対無), v. A. Berque (dir.) Logique du lieu et dépassement de la modernité, Bruxelles, Ousia, 2000, 2 vol. 8 P. 21-22 dans l’édition 1965, Hambourg, Rowohlt. Trad. A.B.


5 Ainsi, dans un même environnement (Umgebung), le milieu (Umwelt) de telle espèce n’est pas celui de telle autre. Corrélativement, tel environnement invivable pour la plupart peut être le milieu optimal de certaines espèces, dites extrémophiles, comme les avancées ultérieures de la biologie n’ont cessé d’en découvrir ; tel ce Pyrolobus fumarii qui est à l’aise en eau hyperthermale (il se reproduit encore à 113°), ou ce Thermococcus gammatolerans qui est non seulement thermophile, mais supporte en outre de fortes radiations. Cela concerne même des organismes pluricellulaires, tel le ver Alvinella pompejana, qui vit à plus de 80° dans des cheminées hydrothermales 9. Les progrès de la biologie n’ont cessé de confirmer la règle qu’Uexküll a découverte : l’environnement serait-il pessimal, le milieu est optimal pour l’être concerné 10 ; car il y a une adéquation mutuelle, un accord entre le milieu et l’espèce – ce qu’Uexküll appelle un « contreassemblage » (Gegengefüge) –. Ce n’est pas « l’environnement » (l’extensio abstraite considérée par le regard de nulle part du cogito) qui est la réalité ; la réalité, c’est concrètement celle du milieu qui est propre à chaque espèce, et il y a donc autant de réalités que d’espèces. Parler de « réalité objective » en l’affaire n’est qu’une abstraction : il est prouvé par l’expérimentation que, selon les termes d’Uexküll, « qu’un animal puisse jamais entrer en relation avec un objet, cette hypothèse tacite [celle du béhaviorisme] est fausse »11. Ce avec quoi il entre en relation, c’est-à-dire ce qui est pour lui la réalité, ce sont les choses propres à son milieu, pas les objets universels de l’environnement, tels qu’ils peuvent exister pour la science écologique. Et l’existence de ces choses n’est pas donnée en soi ; elle dépend directement de la subjectité de l’être considéré. Précisons néanmoins tout de suite (la question sera reprise plus bas, § 6) que ce n’est pas pour autant une simple représentation subjective ; il s’agit bien de la réalité. § 4. Une science du de-soi-même-ainsi (shizengaku 自然学) ? Si le renversement uexküllien a définitivement établi que l’animal est un sujet, il laisse néanmoins dans l’ombre tant le degré que le champ de cette subjectité. Pour Uexküll, la subjectité en question est essentiellement celle de l’organisme considéré individuellement, et le degré de cette subjectité n’est pas évalué en lui-même. Évalué, il l’est certes, mais indirectement, à travers le degré de complexité du monde que se forge l’animal. S’agissant du cas célèbre de la tique, Uexküll pose explicitement que « Toute la richesse du monde environnant la tique (die Zecke umgebende Welt) rétrécit (schnurrt zusammen) et se transforme en une image pauvre (ein ärmliches Gebilde), composée pour l’essentiel de seulement trois signes sensibles (Merkmalen) et trois signes agibles (Wirkmalen) : c’est son milieu (ihre Umwelt). La pauvreté (Ärmlichkeit) du milieu conditionne cependant la certitude de l’activité, et la certitude est plus importante que la richesse »12.

Il y a là une illogique interférence entre les deux concepts que toute la thèse d’Uexküll vise au contraire à distinguer : le donné environnemental objectif (Umgebung) d’une part, de l’autre le milieu (Umwelt). Autrement dit, entre le quantitatif et le qualitatif, l’information et la signification. En outre, la réalité propre à la tique (celle de son Umwelt) est ramenée à une simple représentation (Gebilde). Certes, vu du regard de nulle part du cogito, le monde de la tique est 9

Wikipédia, « Extrémophile », consulté en ligne. Cet article substantiel donne une bonne bibliographie. Op. cit., p. 29 note 1 : « Optimale, d. h. denkbare günstige Umwelt und pessimale Umgebung wird als allgemeine Regel gelten können”. La traduction de Philippe Muller (Mondes animaux et monde humain, Paris, Denoël, 1965) donne ici « Un milieu optimal associé à un entourage pessimal, voilà la règle générale ». Celle de Charles Martin-Freville (Milieu animal et milieu humain, Paris, Payot & Rivages, 2010) : « Un milieu optimal, c’est-à-dire le plus favorable qu’on puisse imaginer, et un environnement pessimal peuvent valoir comme une règle générale ». 11 « (…) die stillschweigende Voraussetzung, ein Tier könne jemals mit einem Gegenstand in Beziehung treten, falsch ist ». Op. cit. p. 105. 12 Streifzüge…, op. cit. p. 29. On sait que Heidegger, qui s’est fortement inspiré d’Uexküll, en a tiré la thèse célèbre que l’animal est « pauvre en monde » (weltarm), la pierre « sans monde » (weltlos) et l’humain « formateur de monde (weltbildend). 10


6 moins complexe que celui de l’humain Uexküll ; mais en tant que monde (Welt), vécu et vu du dedans, il est tout aussi complet. Du point de vue de la tique, on pourrait aussi bien en dire ce que, de son propre point de vue d’être humain, Platon écrit du monde (kosmos) dans les dernières lignes du Timée : qu’il est « très grand, très bon, très beau et très accompli ( μέγιστος καὶ ἄριστος κάλλιστός τε καὶ τελεώτατος) ». Et posséderait-il le langage, Thermococcus gammatolerans en dirait certainement autant de son propre monde ! Simple question de subjectité, donc de cosmicité (Weltlichkeit). Or les progrès continus des sciences de la nature permettent aujourd’hui de penser que tous les êtres vivants sont doués de subjectité, ce qui s’accompagne de sensibilité, voire d’intelligence. Certains penseurs iront même jusqu’à proclamer, tel Jordi Pigem : « - Tout le vivant est doté de perception et de sensibilité ; - il y a de l’intelligence chez les animaux, chez les plantes, et y compris chez les êtres unicellulaires ; - les cellules de notre organisme se coordonnent de manière intelligente ; - les multiples [formes d’] intelligences humaines surgissent de l’intelligence vitale ; - il n’y a pas d’intelligence artificielle ; les machines ne pensent pas, elles ne font qu’appliquer des règles fixes ; - ce qui guide les organismes n’est pas la survie, c’est l’autoréalisation »13.

Le même Jordi Pigem écrit aussi : « Dans une perspective postmatérialiste, centrée non sur les objets (ou les organismes considérés comme entités isolées) mais sur les relations, on peut conclure que dans la vie de chaque organisme se manifeste la Terre entière »14.

Voilà qui est poser radicalement la question du champ de la subjectité. Si la vie est subjectale15, et si en tout être vivant c’est la Terre qui se manifeste, alors dans quelle mesure la Terre elle-même est-elle douée de subjectité ? Cette subjectification du vivant – cet empowerment (capacitation) du vivant comme sujet – s’étendrait-elle jusqu’à une personnalisation vitaliste (pour ne pas dire New Age) de Gaïa ? Précisons tout de suite que ce n’est pas le propos de Pigem ; reste qu’il faut poser la double question du degré et du champ de la subjectité. Le naturaliste qui, au siècle dernier, a le plus explicitement posé cette question est Imanishi Kinji (1902-1992)16 : « Si l’on reconnaît une subjectité (shutaisei 主体性) à l’organisme individuel, une subjectité à l’espèce, ne faut-il pas également reconnaître une subjectité à la société biotique tout entière, que composent les diverses espèces, plus exactement les diverses spéciétés (shushakai 種社会) »17.

On notera le néologisme spéciété, que j’ai forgé pour traduire la notion de shushakai 種社 会, c’est-à-dire l’espèce en tant que société ; ce qui signifie que l’espèce est douée d’une certaine subjectité18. Il va sans dire qu’une telle notion s’oppose radicalement au néodarwinisme, qui ne 13

Jordi Pigem, Inteligencia vital. Una visiόn postmaterialista de la vida y la conciencia, Barcelone, Kairόs, 2016, 4e de couverture. Trad. A.B. 14 Op. cit., p. 103. Trad. A.B. 15 Je distingue ici subjectal (propre à la subjectité du sujet) de subjectif (propre à la subjectivité du sujet). 16 Je donne cet anthroponyme japonais dans son ordre normal, patronyme en premier (c’est pareil en chinois : dans Mao Zedong, le patronyme, c’est Mao). De même pour tous les autres noms japonais dans cet article. 17 Imanishi Kinji, Shutaisei no shinkaron (La subjectité dans l’évolution, 1980). Trad. par A. Berque La liberté dans l’évolution. Le vivant comme sujet, Marseille, Wildproject, 2015, p. 154. 18 Imanishi lui-même, pour traduire son concept de shushakai en anglais, a introduit le terme de specia, que Frans de Waal (The Ape and the Sushi Master, New York, Basic Books, 2001, p. 115) entend comme « a speciclevel society (…) that controls individual behavior ». De Waal juge quant à lui que ce sont là des « idées obscures » (murky ideas), ibid. Pour Imanishi, la spéciété est indissociable de son habitat, relation qu’il a rendue par son concept le plus célèbre : sumiwake 棲み分け. Il l’a lui-même traduit en anglais par habitat segregation,


7 considère même plus des espèces mais seulement des populations, c’est-à-dire des agrégats statistiques d’individus ; alors, considérer des spéciétés, c’est le monde à l’envers ! Le problème n’est pas neuf, puisqu’on peut le faire remonter au désaccord entre Platon et Aristote, pour qui les formes platoniciennes n’étaient que des prédicats insubstantiels, et via la querelle médiévale des universaux entre « nominalistes » et « réalistes »19, puis l’opposition entre Spencer et Durkheim20, le faire aller jusqu’à cette fameuse déclaration de Margaret Thatcher : « There is no such thing as society. There are men and women, and there are families ». Mme Thatcher, eûtelle été biologiste, aurait of course été néodarwiniste, c’est-à-dire à la fois nominaliste et mécaniciste, disons pour faire court mécanomiste, et non pas imanishiste. Imanishi, lui, est allé jusqu’à soutenir que l’évolution des espèces, plutôt que d’un changement progressif du pourcentage d’individus causé par la sélection naturelle des mutations aléatoires, résulterait d’un changement simultané de l’espèce, pour ainsi dire à l’initiative de la spéciété ! Inutile de préciser qu’Imanishi a été ostracisé par le mécanomisme qui, dans les sciences de la nature, règne au Japon comme ailleurs. Mais rappelons aussi qu’Imanishi n’était pas un amateur foulibrant. Il reste l’un des plus grands naturalistes du XX e siècle, et notamment l’initiateur du renversement dont est née la primatologie actuelle21 : étendre aux primates les méthodes de l’anthropologie. Orfèvre en la matière, Frans de Waal apprécie à leur juste mesure les « (…) enormous accomplishments of Imanishi’s approach to primate behavior, which amount to a paradigm shift adopted by all of primatology and beyond. The basic premises of his school, and its application of ethnography to the study of animal societies, are now all but taken for granted » 22.

… tellement taken for granted, en fait, que les jeunes primatologues occidentaux n’ont même jamais entendu parler d’Imanishi. Un paradigm shift venu du Japon ? Impensable ! Un paladin britannique du mécanomisme, le géologue Beverly Halstead, vint même spécialement à Kyôto pour amener Imanishi à résipiscence en lui prouvant que sa théorie de l’évolution, et notamment son concept de spéciété, n’était qu’une « histoire de rêve sentimental et irrationnel »23. Il est sûr que du point de vue du mécanomisme et de son individualisme méthodologique, un tel concept ne peut effectivement être qu’un flatus vocis. De son vivant, du reste, Imanishi n’a jamais apporté la preuve mais c’était faute de mieux, car ce syntagme rend mal l’idée profonde du sumiwake ; à savoir que cette répartition de l’habitat entre espèces coexistantes joue en même temps dans la spéciation ; ce que j’ai moi-même essayé de rendre en traduisant sumiwake par écospécie, où espèce, spécificité de l’habitat et spéciation vont de pair. 19 Pour les « réalistes », les concepts universels (p. ex. « société ») sont des êtres réels ; pour les « nominalistes », ce ne sont que des mots, des « pets de la voix » (flatus vocis), et ce qui existe réellement, ce sont les étants individuels. 20 Pour Spencer, la société n’est que la somme des rapports interindividuels ; pour Durkheim, la société existe en elle-même. On peut dire que Spencer continuait le nominalisme, et Durkheim le réalisme médiévaux. 21 Les travaux d’Imanishi en primatologie précèdent largement le programme de Louis Leakey, qui dans les années soixante envoya Jane Goodall étudier les anthropoïdes pour s’informer sur les ancêtres de l’homme. 22 De Waal, op. cit. p. 119. 23 « Higôriteki kanshô no yume monogatari 非合理的感傷の夢物語 », p. 232 dans la traduction japonaise du manuscrit de Halstead The View from the Mountain Top : Imanishi shinkaron no tabi (Voyage aux théories de l’évolution d’Imanishi), Tokyo, Tsukiji Shokan, 1988. Il semble qu’il n’y en ait pas eu d’édition anglaise. Le manuscrit, que je n’ai pu consulter, est conservé à la Faculté des Sciences de l’Université de Kyôto. Toutefois, Halstead a résumé ses thèses dans Nature 317, p. 587-589, 17 oct. 1985 ; article suivi de diverses réactions dans Nature (320, 321, 322, 323), débat clos par Halstead lui-même dans le numéro 326 (5 mars 1987), où il maintient ses positions et dit même qu’Imanishi était d’accord. En fait, Halstead avait été manipulé par les adversaires politiques d’Imanishi, qui l’avaient invité pour torpiller celui-ci sans se salir les mains, en ramenant sa théorie de l’évolution à une expression des thèses conservatrices de l’école de Kyôto (Nishida et ses disciples). Il est vrai qu’Imanishi était un lecteur enthousiaste de Nishida, mais cela ne supprime pas la question. Frans de Waal, qui évoque aussi cette affaire (op. cit., p. 111), qualifie la démarche de Halstead de « colonial attitude ». Doux euphémisme !


8 que la spéciété pourrait d’elle-même déclancher une évolution., ce qui est donc resté une pétition de principe, ou du moins une affaire de point de vue (« réalisme » vs « nominalisme »). Devant le mur du mécanomisme, Imanishi, sur le tard, alla jusqu’à proclamer qu’il se séparait des sciences de la nature (shizen kagaku 自 然 科 学 ) pour se consacrer désormais à la « science-nature » (shizengaku 自然学). On en verra l’enjeu dans ce dialogue qui figure dans les dernières pages de son La Liberté dans l’évolution, et où « Ka » (de kagaku 科 学 ) représente la science mécanomiste, et « Wa » (de watakushi 私, moi) Imanishi lui-même : « Ka – Je n’accepte pas cette idée de subjectité. La science actuelle (les sciences de la nature, shizen kagaku 自然科学), pour ne pas y mettre de sentiment24, ne prend pas pour objet ce dont elle n’a pas la preuve matérielle, ou qu’elle ne peut pas vérifier expérimentalement. Wa – Il ne s’agit pas de sentiment, la subjectité, on peut la reconnaître à tout ce qui compose ce monde. On pourrait la reconnaître même aux molécules, si elles étaient capables de se mouvoir elles-mêmes… Ka – Le sentiment aussi, il y a des gens pour le reconnaître à toute chose ; mais ce que je dis, c’est que des choses aussi incertaines ne peuvent pas être objet de science. Wa – Et pourtant, vous reconnaissez votre propre subjectité. Ka – Forcément, puisque je suis un être humain. Wa – Il y a des degrés dans la subjectité. Elle est particulièrement manifeste chez les êtres vivants. Pour ma part, chez moi, si je ne reconnais pas de subjectité aux meubles, je tiens à en reconnaître une à mon chien et à mon chat. Est-ce qu’on peut établir une coupure nette entre l’humain d’une part, et d’autre part tout le reste, en traitant les chiens et les chats comme des machines automatiques ? Ka – Ce n’est pas une question de bien ou mal. Si la science a pu devenir ce qu’elle est, c’est en se donnant des règles et en les suivant. Si on ne les suit plus et commence à tenir des propos séditieux, la science va bientôt se retrouver au tribunal de l’Inquisition ! Wa – Grand merci ! Moi, comme m’enfermer dans une coque aussi étroite ne convenait pas à ma nature, j’ai abandonné la zoologie et suis passé aux sciences humaines. Plutôt qu’un natural scientist, je préfère être un homme libre » 25.

Ce qu’il faut remarquer dans le syntagme shizengaku, c’est qu’il renvoie aux sources de la notion même de shizen – le chinois ziran 自然 –, dont le sens originel n’a rien à voir avec la nature objet du paradigme occidental moderne. C’est même exactement l’inverse : une nature sujet. Le mot ziran est à l’origine plutôt un adverbe, qui signifie « de soi-même (zi 自) ainsi (ran 然) ». Ce sens originel est illustré par une citation fameuse de Laozi (Daodejing, 25) : « L’Homme se règle sur la Terre, la Terre se règle sur le Ciel, le Ciel se règle sur le Dao, le Dao se règle de lui-même ( ren fa di, di fa tian, tian fa dao, dao fa ziran 人法大地、地法天、天法道、道法自然) ». Le Dao (Tao), c’est le chemin, le cours naturel des choses ; lequel, dirait Machado, se fait en marchant (al andar se hace el camino). Du reste, bien qu’il n’ait pas fait le rapprochement, Imanishi lui-même a résumé sa théorie de l’évolution par un mot emprunté à l’anglais, kôsu コ ー ス : course, ce qu’il faut comprendre comme dans of course : cela va de soi, cela va ziran 自然, de soi-même ainsi, natürlich. J’ai donc traduit kôsu par « cours-propre ». La nature, qui va de soi-même ainsi en suivant son propre cours, est sous-jacente à toute subjectité. C’est le sujet ultime. Et la « science-nature » (shizengaku) professée par Imanishi, c’était donc non pas une science d’objets, mais à l’inverse une herméneutique de la nature – une herméneutique de cette subjectité ultime 26. 24

Kokoro 心, cœur, faculté de sentir ; correspond ici au « sentiment » que le dualisme cartésien a exclu de la « science pure ». 25 Imanishi, op. cit., p. 156. 26 À une époque où je n’avais encore rien lu d’Imanishi, je pressentais du moins ces choses en intitulant « La nature, ce sujet ultime » la conclusion de mon Le sauvage et l’artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986. Texte repris – comme quoi la géographie n’est pas insensible à ces questions – dans M.-C. Robic, J.-L. Tissier et Ph. Pinchemel, Deux siècles de géographie française. Une anthologie, Paris, CTHS, 2011, p. 406-409.


9 § 5. Le vif du sujet Ce dont les tenants du mécanomisme – l’écrasante majorité des scientifiques aujourd’hui – n’ont pas conscience, c’est que le principe du mont Horeb est en lui-même une pétition de principe : transcender la nature en se posant comme sujet devant un objet mécanique, autrement dit absolutiser doublement S (qui est à la fois l’en-soi du cogito et l’en-soi de l’objet du physicien, alias le sujet du logicien), cela ne résulte pas d’une démonstration, c’est un bond mystique. Ce bond mystique permet de s’en tenir, comme le néodarwinisme, à la thèse « mutation aléatoire + sélection naturelle = évolution », alors qu’il est prouvé mathématiquement que cela ne mène à rien, car un tel processus réclamerait un temps aussi infini que d’attendre, d’un tapotis aléatoire sur un clavier d’ordinateur, qu’il finisse par en sortir À la recherche du temps perdu. Ce n’est pas là une plaisanterie de littéraire, c’est le constat d’un prix Nobel de biologie : « Que l’évolution soit due exclusivement à une succession de micro-événements, à des mutations survenant chacune au hasard, le temps et l’arithmétique s’y opposent. Pour extraire d’une roulette, coup par coup, sous-unité par sous-unité, chacune des cent mille chaînes protéiques qui peuvent composer le corps d’un mammifère, il faut un temps qui excède, et de loin, la durée allouée au système solaire »27.

… ce qui, une génération plus tard, s’est précisé comme suit : « Les molécules responsables de la presque totalité des fonctions biologiques, les enzymes, sont des protéines, c'est-à-dire des chaînes d'au moins une centaine d'acides aminés mis bout à bout. Les protéines naturelles utilisent une vingtaine d'acides aminés. Il y a au minimum 10130 possibilités de protéines différentes. Supposons que chaque atome de l'Univers observable (il y en a environ 1080) soit un ordinateur, et que chacun énumère mille milliards de combinaisons par seconde – ce qui dépasse les capacités actuelles des ordinateurs. Il faudrait mille vingt-et-une fois l'âge de l'Univers pour terminer la tâche d'énumération ! Or, seule une infime fraction de ces possibilités est compatible avec la vie telle que nous la connaissons. L'Univers est donc beaucoup trop jeune pour que ce processus se soit uniquement déroulé par un mécanisme d'essais aléatoires systématiques explorant la totalité des possibilités » 28.

Là où le bât blesse dans le mécanomisme, c’est que le principe d’abstraire de l’objet la subjectivité de l’observateur, pour en faire justement un objet dénué de subjectité, c’est à la limite une impossibilité à la fois logique et pratique, que la physique elle-même en est venue à reconnaître au XXe siècle. Comme l’écrivait un autre prix Nobel, de physique cette fois : « S’il est permis de parler de l’image de la nature selon les sciences exactes de notre temps, il faut entendre par là, plutôt que l’image de la nature, l’image de nos rapports avec la nature. (…) C’est avant tout le réseau des rapports entre l’homme et la nature qui est la visée de cette science. (…) La science, cessant d’être le spectateur de la nature, se reconnaît elle-même comme partie des actions réciproques entre la nature et l’homme. La méthode scientifique, qui choisit, explique, ordonne, admet les limites qui lui sont imposées par le fait que l’emploi de la méthode transforme son objet, et que, par conséquent, la méthode ne peut plus se séparer de son objet »29.

Je soulignerai que si ces lignes ont été écrites par un spécialiste de l’échelle quantique (Werner Heisenberg), il parle là expressément des « sciences exactes de notre temps », et pas seulement de microphysique. Ce qui est là en jeu, ce n’est pas seulement le comportement des photons, c’est le principe même de la science et de son rapport aux objets qu’elle se donne. Or dire que « la méthode ne peut plus se séparer de son objet », c’est tout simplement rejeter le 27

François JACOB, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970, p. 329-330. Hervé ZWIRN, « Énumérer la vie », La Recherche, 365 (juin 2003), p. 104. 29 Werner HEISENBERG, La nature dans la physique contemporaine (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), Paris, Gallimard, 1962, p. 33-34. 28


10 principe du mont Horeb. Adieu la transcendance du « regard de nulle part » ! C’est là une révolution non seulement épistémologique, mais ontologique et logique aussi ; à savoir qu’il nous faut revoir de fond en comble non seulement le dualisme sujet/objet, mais aussi le principe de l’identité du sujet logique (S), colonne vertébrale de la pensée occidentale depuis les Grecs. Des pensées fondées autrement que celle du mécanomisme, l’histoire du monde en foisonne ; mais s’agissant plus particulièrement de la subjectité du vivant, l’un des essais de remise en cause les plus aboutis est certainement le tome II de La Méthode, d’Edgar Morin : La Vie de la vie30. L’intention de l’ouvrage est claire ; c’est d’arriver à « (…) la révolution conceptuelle qui, éclairant ses propres découvertes, permette d’élucider l’autonomie et la dépendance de l’organisation vivante par rapport à son environnement, l’autonomie et la dépendance mutuelle entre l’individu et l’espèce, et, pour un très grand nombre d’animaux, la société »31.

Le principe de « la méthode » apparaît dès ces quelques lignes : montrer les boucles et pluriboucles de corrélations complexes qui font qu’il y a, toujours, à la fois autonomie et dépendance mutuelle entre les divers niveaux du vivant. S’il y a donc « autonomie fondamentale » du vivant, ce qui mène à la question de la subjectité (« Le vif du sujet », p. 155 sqq.), celle-ci s’accompagne toujours, en boucle, d’une dépendance du sujet individuel de niveau inférieur vis-àvis du sujet collectif qui émerge à un niveau supérieur, selon le « principe d’association vivante » ; ainsi typiquement, par exemple, entre la cellule individuelle et l’organisme, qui pour Morin est un « individu de second type », mais aussi de là jusqu’à l’émergence de ces « entités de troisième type » que sont les sociétés. Et entre ces divers niveaux de subjectité, il y a interdépendance, autrement dit sujétion réciproque. Voilà qui, tout en partant du concept de « machine vivante », en vient à dépasser radicalement le mécanomisme. Or si Morin ignorait la théorie de l’évolution d’Imanishi, il vaudrait la peine de réexaminer celle-ci à la lumière de « la méthode » ; alors le concept de spéciété, sortant du marais des murky ideas, acquerrait peut-être le statut d’un autre paradigm shift… Les boucles d’action/rétroaction dont parle Morin n’étaient-elles pas préfigurées par cette formule qui traverse toute l’œuvre d’Imanishi : « subjectivation de l’environnement, environnementalisation du sujet (kankyô no shutaika, shutai no kankyôka 環境の主体化、主体の 環境化) »32 ? § 6. Des concepts et, pourquoi pas, un autre paradigme ? Le principe de l’identité du sujet caractérise la logique aristotélicienne. Dans le syllogisme canonique « Tous les hommes sont mortels ; or Socrate est un homme ; donc Socrate est mortel », il y a identité du sujet : le sujet de la mineure (Socrate) étant compris dans le sujet de la majeure (les hommes), on peut donc en conclure à l’identité du prédicat (être mortel). C’est ce principe qu’a culbuté la « logique du prédicat » (jutsugo no ronri 述語の論理, dite aussi « logique du lieu », basho no ronri 場所の論理) mise en avant par Nishida Kitarô (1870-1945) et l’école de Kyôto, pour y substituer le principe inverse : celui de l’identité du prédicat, comme l’a montré Nakamura Yûjirô, qui a rapproché cette logique de la « paléologique » observée par Silvano Arieti 30

Paris, Seuil, 1980. Op. cit., 4e de couverture. 32 Ce qui correspond aussi à l’idée d’écospécie (v. plus haut, § 4). On notera que, sans le moindre contact avec l’œuvre d’Imanishi, c’est le même principe que Leroi-Gourhan (dans Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, 2 vol.) a appliqué à l’émergence de notre espèce, thèse que l’on peut résumer par la boucle d’action/rétroaction anthropisation (de l’environnement par la technique) / humanisation (de l’environnement par le symbole) / hominisation (du corps animal, par rétroaction des deux premières). Processus qui, sans doute, va se poursuivre et se développer à l’avenir dans une boucle anthropocénisation / transhumanisation, où le sujet/prédicat de soi-même pourrait fort bien tomber dans la sujétion vis-à-vis ses propres appareils (ses attributs, i.e. ses prédicats), peut-être jusqu’à perdre sa subjectité… 31


11 chez les schizophrènes33. Pour l’illustrer, Nakamura emprunte l’exemple d’une patiente d’Arieti, une jeune fille qui se prenait pour la Sainte Vierge, en lui donnant la forme d’un « syllogisme » où il y a non pas identité du sujet, mais identité du prédicat 34 : « Sainte Marie était vierge ; or je suis vierge ; donc je suis la Sainte Vierge ». Serait-ce dire que la logique du prédicat est une logique de fous ? Non, c’est la logique concrète du monde sensible, où les choses vont et croissent ensemble (cum crescent, d’où concretus) avec notre propre existence. C’est notamment la logique de la pub, où il y a identité du prédicat : « George Clooney boit du Nespresso ; or je bois du Nespresso ; donc je suis George Clooney (what else ?) ». Mais plus profondément, c’est la logique de la chair35, la logique illogique (ou, plus exactement, illogosique)36 du symbole, où A est en même temps non-A, et c’est la logique de la création, artistique et poétique en particulier, qui dépasse nécessairement le principe d’identité de S (c’est pourquoi du reste, note Nakamura 37, Arieti recommandait de cultiver cette paléologique). Certes, depuis Platon, la paléologique du monde sensible – ce dieu sensible, θεὸς αἰσθητός, comme dit le Timée (92c), autrement dit le « sentiment » selon Descartes, qui entendait en débarrasser la « science pure » –, c’est cela même dont la raison a voulu s’abstraire, pour se donner un jour le regard de nulle part de la science moderne ; mais c’est paradoxalement la science moderne elle-même qui, preuves matérielles à l’appui, a montré que cela n’est jamais possible que dans une certaine mesure. Cette mesure, un physicien du quantique devenu un philosophe profond, Bernard d’Espagnat, a passé sa vie à la sonder 38, pour conclure à ce qu’il a baptisé « le réel voilé » : quelle que soit l’objectivité de la méthode, nous ne pouvons pas nous abstraire de la réalité empirique, qui à jamais nous « voile » la « réalité indépendante » (i.e. le « réel ») que la science recherche : « Il résulte de cela que la physique ne peut être interprétée comme étant une description fidèle du ‘réel’. Ce qui la réduit – et avec elle la science en général – à n’être qu’un ensemble de descriptions de phénomènes au sens philosophique du terme. Un ensemble de descriptions de ce qui a été appelé la ‘réalité empirique’ (…). J’ai toutefois fait mienne la remarque que certaines grandes lois mathématiques de la physique, telles les équations de Maxwell, sont demeurées remarquablement stables et pertinentes (…). L’hypothèse prudente selon laquelle ces lois nous donneraient quelques aperçus non totalement trompeurs relativement à la structure générale du ‘réel’ n’est donc, elle, nullement contredite par les données de la physique. [D’où l’idée] que le ‘réel’, au lieu d’être un pur x totalement inconnaissable, n’est que voilé »39.

Ontologiquement, le terme « voilé » est d’autant plus intéressant que cette image s’oppose exactement à elle de la vérité comme ἀ-λήθεια, ce « dé-voilement » que Heidegger a vu dans le « prime jaillissement » (Ursprung) de l’œuvre d’art, et plus largement dans la « dicte » (Dichtung) qu’est la création poïétique 40. En effet, si pour Heidegger la dicte – en somme, la logique 33

Nakamura Yûjirô, Nishida Kitarô, Tokyo, Iwanami shoten, 1983 ; notamment le chap. III. L’exemple est donné par Nakamura p. 102. 35 Cela qu’ont montré George Lakoff et Mark Johson, Philosophy in the flesh. The embodied mind and its challenge to Western thought, New York, Basic Books, 1999. 36 Je tire ce néologisme de ma traduction, en cours, de Yamauchi Tokuryû, Rogosu to renma (Logos et lemme), Tokyo, Iwanami, 1974. L’ouvrage met en avant la « lemmique » – la logique non logosique (rogosuteki ロゴス 的) – qui, selon lui, caractérise la pensée orientale, de l’Inde au Japon, et qui admet le tiers (à la fois A et non-A), tandis que le logos l’exclut (c’est le principe du tiers exclu, excluded middle). On peut dire que le principe de complexité mis en avant par Morin est typiquement lemmique en ce qu’à la fois il admet et dépasse le principe du tiers exclu. 37 Op. cit., p. 106. 38 V. Bernard d’ESPAGNAT, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien, Paris, Dunod, 2015 (1979) ; Le réel voilé : analyse des concepts quantiques, Paris, Fayard, 1994 ; Traité de physique et de philosophie, Paris, Fayard, 2002, 590 p. 39 Traité…, op. cit. p. 274. 40 Martin Heidegger, Der Ursprung des Kunstwerkes (Le prime jaillissement de l’œuvre d’art), Gesamtausgabe, V : Holzwege, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1977. Texte initialement écrit en 1935, et légèrement 34


12 prédicative du monde sensible, dont la réalité est empirique – enlève (ἀ-) le voile de l’« oubli » (λήθη), pour d’Espagnat, ce que fait la réalité empirique, c’est au contraire voiler le réel (la réalité indépendante). C’est dire que s’opposent deux vérités : celle à quoi ouvre la dicte, et celle que découvre la science. Nous retrouvons là l’antinomie entre logique du prédicat et logique du sujet. Que faire devant cette alternative ? Où est vraiment la vérité ? Eh bien, la vérité n’est ni d’un côté, ni de l’autre. Elle n’est ni dans l’absolutisation de S, ni dans celle de P, mais au milieu entre les deux – au μέσον, comme eût dit Aristote – ; et c’est là que la mésologie entend la chercher, à savoir dans le rapport entre S et P ; ce qui revient à dire que pour saisir les choses, nous avons besoin à la fois de nos sens et de notre raison. Besoin à la fois de la dicte et de la science. Pour la mésologie, science des milieux (les Umwelten d’Uexküll), la réalité, ce n’est en effet ni l’en-soi de S (ce qui, même en Occident, est depuis Kant inatteignable par principe), ni l’en-soi de P (ce qui serait un pur fantasme) ; c’est S en tant que P. Ce rapport est analogue à une prédication, mais c’est bien davantage : c’est la saisie de S par les sens et par l’action (ce qui concerne tout le vivant, y compris le plus primitif), par la pensée (ce qui concerne les animaux supérieurs) et, pour finir, par la parole (ce qui concerne uniquement le ζῷον λόγον ἔχων, le vivant possédant la parole : nous autres humains). Qu’est-ce à dire, concrètement ? Uexküll nous indique la voie lorsqu’il montre que les étants du milieu ne sont pas, tels quels, les objets (Gegenstände) de l’environnement (l’Umgebung), car ces objets revêtent concrètement un « rôle » (Rolle) ou un « ton » (Ton) qui leur est conféré par leur rapport avec un certain animal, et que cette « tonation » (Tönung) produit des réalités différentes. La même herbe, par exemple, sera saisie par la chèvre sous un ton d’aliment (Esston), c’est-à-dire qu’elle existe en tant qu’aliment, mais par la fourmi sous un ton d’obstacle (Hinderniston), c’est-à-dire qu’elle existe en tant qu’obstacle, par la larve de la cigale sous un ton de boisson (Trinkton), c’est-à-dire qu’elle existe en tant que boisson, etc.. Uexküll n’a pas spécialement creusé la notion d’en-tant-que (als en allemand), mais Heidegger en a profondément tiré parti dans son cours de 1929-1930, du reste largement consacré à Uexküll41. Commentant la proposition énonciative chez Aristote, il montre que celuici, en parlant de σύνθεσις (la mise ensemble qu’est la synthèse), « (…) veut dire ce que nous appelons la structure d’‘en tant que’. C’est ce qu’il veut dire, sans vraiment s’avancer expressément dans la dimension de ce problème. La structure d’‘en tant que’, la perception par avance unifiante (vorgängige einheitbildende Vernehmen) de quelque chose en tant que quelque chose (etwas als etwas), est la condition de possibilité de la vérité ou de la fausseté du λόγος »42.

Cette « perception par avance unifiante », c’est en somme la tonation dont parle Uexküll. C’est la saisie (Vernehmen) de S en tant que P. Heidegger l’assimile en effet 43 à la prédication de a en tant que b, qui fait que « a est b ». C’est le « moment structurel de l’évidence » (Strukturmoment der Offenbarkeit) par laquelle les choses apparaissent en tant que quelque chose. C’est l’en-tant-que de l’étant en tant que tel (das Seiende als solches), en somme le qua du ens qua ens, le ᾗ du ὄν ᾗ ὄν. Dans le propos de Heidegger, « cet ‘en-tant-que’ fort élémentaire, c’est (…) ce qui est refusé à l’animal »44. Le propos de la mésologie, en revanche, s’oppose radicalement à un tel logoanthropocentrisme (qui, en pratique, est aussi un européocentrisme) ; car pour elle, le principe de l’en-tant-que fonctionne de plein titre dans tout le monde vivant. Cela étant, toutefois, il ne remanié plus tard. Le titre de la traduction française, par Wolfgang Brokmeier, est « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege, 1949), Paris, Gallimard, 1962, p. 13-98. Rappelons que le sens ordinaire de Dichtung est : poésie, littérature, ouvrage littéraire. 41 Repris sous le titre Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (Die Grundbegriffe der Metaphysik), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1983. Traduction française par Daniel Panis, Paris, Gallimard, 1993. 42 Die Grundbegriffe…, p. 466. Italiques de Heidegger. Trad. A.B. 43 Je ramasse ici le propos du § 69. 44 Op. cit., p. 416.


13 fonctionne pas aux mêmes niveaux selon tous les degrés de la subjectité. Il est de moins haute complexité (autrement dit plus primitif) dans le cas de Thermococcus gammatolerans que dans le cas d’Homo sapiens. Cela parce que les chaînes trajectives engendrées par la trajection45 de S en tant que P sont moins développées dans le cas du premier que dans le cas du second. Le principe de l’entant-que, soit S/P, n’est qu’un instantané, pour ainsi dire une abstraction ; mais dans la réalité concrète, c’est un déroulement historique, où indéfiniment de nouveaux prédicats P’, P’’, P’’’ etc. viennent ressaisir le rapport S/P sous un rapport plus complexe (S/P)/P’, ((S/P)/P’)/P’’, (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’ etc. Notre milieu à nous autres humains, l’écoumène, est plus complexe que celui d’une bactérie, parce qu’il n’est pas seulement écologique, il est éco-techno-symbolique. Il s’est constitué, en quelque quatre milliards d’années, par un enchevêtrement de chaînes trajectives énormément (mais pas infiniment) plus vaste et plus complexe que celui d’une bactérie, ou même d’un chimpanzé. À preuve l’hyperdéveloppement relatif de notre cortex, qui est sans commune mesure avec ce qui nous sépare génomiquement du chimpanzé 46. Ce qui précède revient à dire que la subjectité de l’humain est d’un degré supérieur à celle du chimpanzé, qui est d’un degré supérieur à celle de tel autre animal, et ainsi de suite ; mais aussi que cette subjectité n’est pas seulement dans notre cogito, car son champ imprègne tout notre milieu, lequel est d’autant plus vaste que le degré de subjectité sera plus haut. Le milieu, en effet, c’est tout ce qui existe pour l’être en question. L’écoumène, quant à elle, comprend donc aussi tout ce que nous connaissons, des plus infimes particules jusqu’à l’univers. Le principe de l’entant-que, toutefois, reste le même à tous les degrés et dans tous les champs. De même que, dans l’Umwelt uexküllienne, toute chose existe sous un certain Ton et non pas dans l’en-soi du Gegenstand, dans l’écoumène, toute chose est trajective, donc imprégnée de notre subjectité. Idem pour le chimpanzé (hormis le cogito, qui requiert la double articulation du langage), idem pour Thermococcus gammatolerans, etc.. Pourquoi cela ? Parce que toute trajection réclame nécessairement un interprète I, à savoir l’être par et pour lequel S devient S/P, S en tant que P. Le rapport apparemment binaire S-P est, en réalité, toujours un rapport ternaire S-I-P. Notons bien que, dans ce rapport ternaire, il y a toujours S, gisant là-dessous (ὑποκείμενον). Il ne s’agit donc pas d’un simple constructivisme, et encore moins d’un métabasisme, contrairement à la logique du prédicat de Nishida, laquelle, absolutisant le prédicat en tant que néant absolu (zettai mu 絶対無), se prétend donc « sans fond » (mukitei 無基底), et contrairement aussi à la French theory, qui prétendit clore le signe sur lui-même (le signe étant intrinsèquement prédicatif, cela équivaut également à absolutiser P). Interprétation il y a, certes, mais toujours interprétation de quelque chose (S) en tant que quelque chose, etwas als etwas (S/P). Or qu’il y ait interprétation, cela entraîne que, chaque chaînon d’une chaîne trajective doublant l’interprétation du chaînon précédent, la subjectité cumulée de I, I’, I’’ etc. – correspondant à S/P, (S/P)/P’, ((S/P)/P’)/P’’ etc. –, va imprégner davantage le milieu. Cela veut dire qu’un milieu canin devient de plus en plus canin, un milieu félin de plus en plus félin, etc. – cela n’est autre que l’évolution –, et surtout (cela nous concerne plus directement) que l’écoumène – le milieu humain – est de plus en plus humaine. C’est le sens même de ce qu’on 45

Sur cette terminologie, v. A. Berque, La Mésologie, pourquoi et pour quoi faire ?, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014. La trajection est l’assomption de S en tant que P, soit S/P, et l’hypostase de S/P en S’ par rapport à P’, etc., dans ce que la mésologie nomme « chaînes trajectives » : (((S/P)/P’)/P’’)/P’’’… etc., indéfiniment. Pour une illustration concrète de ce processus, v. mon Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010, qui montre comment ce qui, à l’origine, n’était qu’un mythe – le mythe de l’Âge d’or en Europe, le mythe de la Grande Identité (Datong 大同 ) en Chine –, a abouti, en trois mille ans d’histoire, à l’actuel réchauffement de la planète. 46 Je ne suis pas de ceux dont un Alain Prochiantz a pu dénoncer « cette étrange fureur d’être singe » (op. cit., p. 87). Comme lui, je ne suis pas dupe de ce « chiffre spectaculaire de 1,93% qui prétend quantifier la différence génétique entre l’humain et le chimpanzé » (p. 86) ; car il s’agit d’une différence qualifiante, responsable entre autres de la disproportion de notre cerveau selon la norme de nos cousins les plus proches : « nous [en] avons 900 centimètres cubes ‘de trop’. Sur 1400, ce n’est pas rien » (ibid.). Effectivement : comparé à 1,93% d’altérité génomique, en tirer deux tiers de cervelle en plus – et pas n’importe laquelle : les aires corticales du langage par exemple, qui sont quasi absentes chez le chimpanzé –, ce n’est pas anodin.


14 appelle aujourd’hui l’anthropocène. Il se pourrait donc bien qu’un jour, cette hypertrophie de la subjectité du sujet/prédicat de soi-même lui réserve de grosses surprises… Pour nous en prémunir dans la mesure du possible, nous aurions sans doute intérêt à substituer un paradigme mésologique à celui qui – le paradigme occidental moderne classique – nous a conduits là où nous en sommes. Palaiseau, 21 août 2016. Augustin Berque, né à Rabat en 1942, géographe, orientaliste et philosophe, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, où il enseigne la mésologie. Membre de l’Académie européenne, il a été en 2009 le premier occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les cultures d’Asie. Parmi ses livres : Poétique de la Terre. Histoire naturelle et histoire humaine, essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.