Michel seuphor

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Michel Seuphor : toute une vie pour l’art abstrait GuyDuplat Publié le samedi 11 janvier 2014 à 05h41 - Mis à jour le mercredi 15 janvier 2014 à 08h33

Arts visuels Quelle vie et quelle activité débordante ! Si la mémoire est parfois courte et oublie trop vite, il faut visiter l’exposition Seuphor au musée Felixart de Drogenbos pour se replonger dans tout un siècle d’avant-garde, de recherches artistiques et de défense de l’abstraction avec un de ses auteurs et créateurs les plus prolifiques. Il publia des dizaines d’ouvrages et, à partir des années 60, il bénéficia de plus de 120 expositions sur son œuvre, y compris une rétrospective au Centre Pompidou de Paris en 1976. Bien sûr, il n’est pas Mondrian ni Van Doesburg, même s’il fut un fidèle ami de Mondrian et l’auteur en 1957 de sa première biographie. Mais l’œuvre plastique de Michel Seuphor ne manque pas de qualités et résonne surtout avec ses autres activités si multiples. Hans Arp, qui l’aimait beaucoup, disait de lui : "Je peux m’imaginer le plaisir de Seuphor à voir, pendant qu’il dessine, comme le temps passe en beauté. Je le vois, riant, posant contre son oreille un nuage carré, à défaut d’une montre arrêtée, après quoi, il continue de dessiner une page après l’autre, sans jamais trébucher sur une onde théâtrale." 98 ans Michel Seuphor fut vraiment un enfant de son siècle qu’il couvrit presque totalement dans sa longue vie de 98 ans. Il est né à Anvers, à Borgerhout, sous le nom de Fernand-Louis


Berckelaers. Son pseudonyme de Seuphor est un anagramme d’"Orpheus". Sa famille est bourgeoise et il dévore tous les livres des grands auteurs français - des deux vastes bibliothèques de son père et de sa mère -, tout en vouant un amour, qui durera toute sa vie, pour la poésie de Guido Gezelle. Tout jeune, il est d’abord flamingant, se passionnant pour le combat pour une université flamande et pour l’amnistie. Il y a alors des meetings sur ces thèmes quasi chaque soir, à Anvers. Il fonde des petites revues militantes, "De Klauwaert" et "Roeland". Mais vite, il passe à d’autres combats, ceux de l’art, après avoir assisté quand il a juste 20 ans à une conférence de Theo van Doesburg sur le mouvement De Stijl : "Il parlait de Piet Mondrian, j’étais fasciné, c’était la table rase totale. J’ai toujours aimé les positions extrêmes et c’était une chance extraordinaire de pouvoir participer, à 20 ans, à ce mouvement." Avec le peintre, radicalement abstrait, Jozef Peeters, il crée la revue "Het Overzicht" qui se veut le chantre du constructivisme, de De Stijl, de Der Strum, du Néoplasticisme. "C’est à 20 ans qu’on fait les lectures et les rencontres déterminantes pour toute sa vie", dira-t-il quand il eut 90 ans. Ce fut la rencontre avec Mondrian, son grand ami, mais aussi celle qu’il fit à Berlin avec le "pape" du Futurisme, Filippo Tommaso Marinetti. Berlin était alors un lieu bouillonnant, de tous les possibles, où la création et la richesse ostentatoire côtoyaient la pure misère créée par l’hyperinflation. "Marinetti disait qu’un homme ne mérite ce nom d’homme que s’il change de métier chaque jour, s’il est toujours en mouvement, toujours en lutte, comme les vagues qui ne cessent de se battre contre le rivage." Seuphor lui répond qu’il voit, dans la mer, l’horizon immobile plutôt que le mouvement des vagues. Marinetti lui dit qu’il se montre ainsi un homme du Nord et lui, un homme du Sud, avec deux visions radicalement différentes de la mer. Michel Seuphor, dans ses écrits et dans ses œuvres plastiques, ne cessa de creuser cette opposition entre "Le style et le cri", "Le jeu et la règle", comme il nommera deux de ses essais. Pour Seuphor, "la création se fonde éternellement sur les contradictions entre l’ordre et l’émotion, la sérénité et la dynamique, le positif et le négatif." Flamingant devenu parisien Pour vivre ces avant-gardes, il s’installe définitivement à Paris en 1925. Il a 24 ans et un appétit pour tout. Il se lie avec Robert Delaunay ("il n’arrêtait pas de parler") et Fernand Léger ("il s’enthousiasmait toujours pour le denier livre qu’il avait lu"). Il collabora avec Kurt Schwitters, fut proche du couple Hans Arp et Sophie Taueber. Mais c’est à nouveau vers Piet Mondrian qu’ira son cœur : "son appartement/atelier, c’était le calme, la sérénité, j’y retrouvais l’horizontalité de la mer, au-delà du tumulte des vagues. Chez Mondrian, il ne fallait pas parler. Il y avait, chez lui, quelque chose de religieux, de contemplatif, même si jamais il n’évoquait de religion quelconque." Cet intellectuel boulimique fit une seconde rencontre déterminante, d’apparence totalement opposée à Mondrian : Tristan Tzara, le père du dadaïsme : "il disait que Dada, c’était lui et que lui était Dada. Il venait au café du Dôme vers une ou deux heures du matin, s’y allongeait et discutait."


Seuphor découvre chez Dada la possibilité de relier le texte et l’image, le langage et la peinture. Car Seuphor était finalement, avant tout, un littéraire. Il se retrouvait cette fois du côté de Picabia et de son ami Paul Joostens et ses collages (dont le musée d’Ostende fera une large rétrospective cette année). Les dessins à lacunes De ces influences diverses, il tira de nombreux ouvrages critiques, des piles de romans, des livres de défense de l’art d’avant-garde, mais aussi une vaste œuvre plastique qui est au centre de l’exposition à Drogenbos. Michel Seuphor dessinait sans cesse, mais il mit du temps pour trouver son style. Il fit quelques œuvres néoplastiques sous l’influence directe de Mondrian. Il les détruisit presque toutes. Piet Mondrian avait fait pour lui le décor d’une pièce d’"anti-théâtre", radicale et d’avant-garde, "L’éphémère est éternel", écrite en 1928, et qu’on a reconstituée à l’exposition. Il peignit aussi, avec Mondrian, un "tableau-poème". Dans les années 30, il s’essaya au dessin "unilinéaire" (un dessin fait d’un seul trait sans lever le crayon). Comme le fit alors Picasso, ou comme Calder réalisa ses sculptures d’animaux et de cirque avec un seul fil de fer. Ce n’est qu’ensuite, au début des années 50, qu’il développa sa "marque" : la "ligne". Il réalisa d’innombrables variations avec des lignes parallèles, tracées à des distances diverses. Puis, il imagina d’interrompre ces lignes à certains endroits pour y former des images en creux, des blancs, ses "dessins à lacunes à traits horizontaux". " Je tire une ligne, disait-il. Je tire une autre ligne, une autre encore et une autre encore. Entre les lignes, quelque chose se met à vibrer. Dans les espaces blancs, des formes prennent substance. Le non-écrit devient visible, le vide parle, l’inexistant paraît doué de sens." Il explore ces possibilités surtout dans l’après-guerre, lors du regain d’intérêt pour la seconde génération des abstraits. Il dessine aussi pour de grandes tapisseries commandées au nom de l’Etat belge, par Emile Langui, le grand chantre alors de l’art moderne en Belgique, ou pour Hammacher au musée Kröller-Müller. Il ajoute souvent des lettres et des mots à ses dessins ou tableaux abstraits, racontant une ébauche d’histoire. Il écrit parfois en lettres grecques ou asiatiques, avec des aphorismes. Ses tableaux s’intitulent : "Palpe-moi soleil", "La mort d’Orphée", "La bonté regarde de haut sur la Justice", "Lève-toi et chante". Dans les années 50 et 60, ses dessins, tableaux, tapisseries, et même ses grands objets en céramique (achetés par l’empereur d’Iran), sont exposées avec les œuvres d’Arp et de Sophie Taueber, à la galerie Berggruen et à la formidable galerie Denise René. Il prend la nationalité française en 1965 et publie encore de très nombreux livres, dont un monumental ouvrage sur l’art abstrait commandé par la galerie Maeght. Car Michel Seuphor restait avant tout un homme de combat pour l’art abstrait, un intellectuel fasciné par les révolutions totales qu’il avait découvertes quand il avait 20 ans. En 1930, il créait la revue "Cercle et Carré" avec Joaquin Torres-Garcia, pour, disait-il, "défendre l’art abstrait face au surréalisme devenu triomphant. Mais ce fut une bataille perdue. Nous avions monté en 1930, dans notre galerie, la première exposition entièrement consacrée à l’art abstrait, mais personne n’y est venu sauf Picasso, mais il habitait dans le même immeuble !" Michel Seuphor se battit aussi contre le fascisme et s’engagea dans la Résistance. Il fut aussi, toute sa vie, imprégné de religiosité.


Un destin pour tout un siècle.




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