Mémoire grands ensembles

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Thibaud LOEGLER - Etudiant en 3e année à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy Mémoire de Licence - Septembre 2011 Suivi par Joseph Abram

Les relations entre ville et logement dans l’histoire des grands ensembles



Sommaire Introduction I. Origine et mode de production des grands ensembles 1. Une réponse radicale à une crise du logement chronique a. Crise du logement et histoire de l’habitat social - XIXe s, naissance de l’habitat social - Les Habitations à Bon Marché - La politique du logement après guerre b. La place des grands ensembles dans l’histoire du logement social

2. La mise en pratique d’une nouvelle idéologie urbaine : le modernisme a. Les origines de l’urbanisme et la permanence des modèles urbains b. L’urbanisme moderne - Idéologie et principes d’organisation de la ville - Les modèles culturalistes et naturalistes - Réalisations

3. Les conditions économiques et politiques qui ont présidé à la réalisation des grands ensembles a. Le consensus des grands ensembles b. La production des grands ensembles - Le problème foncier - Les capitaux de circulation (coordonner la production des éléments individuels et la logique d’ensemble) - Capital productif (entreprises, maîtrise d’oeuvre)

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4. Dans une médiocrité généralisée, exemples de réalisations remarquables a. Jean Dubuisson, Résidence Cormontaigne à Thionville b. Emile Aillaud, quartier du Wiesberg à Forbach

II. Réhabilitations et évolutions théoriques 1. Apparition des premières difficultés urbaines et sociales, remise en cause des doctrines du MRU a. Résorption de la crise du logement b. Dégradation matérielle et sociale rapide c. Réhabilitation, nouvelles théories urbaines

2. Thématiques abordées lors des réhabilitations, outils utilisés par les architectes/urbanistes a. Au niveau urbain b. Concernant la programmation c. Au niveau architectural

3. Les interventions sur les grands ensembles : des années 1970 à aujourd’hui a. Les premières réhabilitations - Quartier Saint Saëns à Montreynaud, AUA b. «Banlieues 89» et le remodelage urbain - Ensemble du quai de Rohan, Lorient, Castro & Denissof c. Concilier urbanité et respect de l’architecture d’origine - Ilot rue Nationale, Paris, Christian de Portzamparc - Ensemble Chêne-hêtre, Illzach, Weber & Keiling d. Repenser les grands ensembles à partir du logement : une position humaniste - Tour Bois-le-Prêtre, Paris, Lacaton & Vassal - Quartier Nord, Aulnay-sous-Bois, Lacaton & Vassal

Conclusion 4


Introduction Depuis la fin du XIXè siècle, la France connaît un déficit chronique de logements. Cette crise structurelle touche principalement les classes populaires. Cumulée aux destructions provoquées par la seconde guerre mondiale, elle aboutit à une situation particulièrement critique au lendemain du conflit : les problèmes d’insalubrité touchent une part importante de la population, les bidonvilles - ou «lotissements défectueux» - s’étalent en périphérie des grandes agglomérations et près de quatre millions de personnes sont sans-abri. Pour résoudre la pénurie, l’Etat met en place des politiques volontaires qui vont marquer la production de logement en France jusque dans les années 1970. Il provoque l’industrialisation des filières du bâtiment et stimule la construction d’habitat social à un rythme productiviste sans précédent - jusqu’à plus de 500 000 logements par an. Cette politique se traduit dans de très nombreuses villes françaises par la généralisation d’opérations de grande envergure, à l’origine d’une nouvelle forme urbaine : les grands ensembles. La production de masse ainsi générée aboutit au triomphe du modernisme : jamais un mouvement d’idée n’a bénéficié d’une application si large avec une telle rapidité. Toutefois, l’esthétique moderne cache bien souvent la médiocrité des réalisations et le détournement des principes initiaux du mouvement au profit de logiques économiques. De plus, les opérations menées par l’Etat ne relèvent pas d’une vision urbanistique globale, mais sont au contraire planifiées au coup par coup, en fonction des opportunités foncières. Ainsi, on ne cherche qu’à produire des logements, 5


pas de la ville. Les problématiques urbaines et les fonctions annexes (équipements publics, commerces, bureaux) sont souvent délaissées. Or, compte tenu de la taille des opérations entreprises, ces questions deviennent cruciales : c’est bien là une des causes majeures de la dégradation sociale rapide qui a affecté ces quartiers. Ainsi, dès la construction des grands ensembles, la relation entre logement et ville devient problématique. C’est une thématique qui sera le lieu de positionnements théoriques divers de la part des architectes intervenant dans ce domaine, que ce soit au moment de la construction, ou bien quelques dizaines d’années plus tard, lors des opérations de réhabilitation qui se succèderont. Elle implique également un questionnement autour de la notion d’identification des habitants à leur logement, leur immeuble, leur quartier. L’avenir de ces grands ensembles - souvent classés «Zones Urbaines Sensibles» -, est encore aujourd’hui un enjeu urbain majeur. Ces deux dernières décennies, de nombreuses interventions se sont suivies, mais relevant souvent de traitements superficiels ou d’un simple affichage politique, elles se sont avérées pour la plupart assez peu concluantes. Tenter de retracer l’évolution de la conception de la ville et de l’habitat au travers de l’histoire des grands ensembles - de leur construction à la situation présente -, a pour objectif d’esquisser une réflexion globale et objective sur le sujet. Ce recul apparait comme indispensable à une véritable compréhension des enjeux et des mécanismes à l’oeuvre dans ces quartiers, et constitue un préalable indispensable pour toute intervention urbaine efficace. 6


On détaillera tout d’abord le contexte politique et social au sortir de la seconde guerre mondiale, précisant les origines de la crise du logement et les politiques mises en oeuvre oeuvre pour l’endiguer. En parallèle, on définira les principes fondateurs du modernisme. D’après les travaux de F. Choay1, on évoquera également les courants de pensée dans lesquels ce mouvement s’inscrit. On verra cependant que la primauté des logiques politiques et économiques a conduit à la médiocrité de la plupart des réalisations. Les logiques de réseau et d’économie l’emportent sur la logique fonctionnelle, comme l’analyse très tôt E. Preteceille, dont on résumera ici l’étude2. En marge de cette production de masse de faible qualité, quelques architectes font exception et se distinguent par leur plastique ou leur composition. On évoquera ainsi les exemples de Jean Dubuisson et d’Emile Aillaud, analysant dans chaque cas une réalisation afin d’illustrer la réflexion portée par l’architecte. Si les politiques de logement menées des années 1950 aux années 1960 sont évidemment critiquables sous de nombreux points de vue, elles sont néanmoins parvenues à résorber la crise - le dernier bidonville est démantelé en 1976. Toutefois, en raison du manque d’équipement, d’un accès aux réseaux de transport déficient et d’un entretien insuffisant, les grands ensembles sont très vite remis en cause sur le plan urbain et social. A l’encontre d’une idéologie assez répandue parmi les décideurs visant à détruire de manière systématique les logements construits après1  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay 2  La production des grands ensembles, Edmond Preteceille

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guerre, certains architectes défendent cependant la restructuration du patrimoine existant. Une seconde partie de cette étude leur sera consacrée. On y évoquera tout d’abord les différents «outils» à la disposition des architectes et des urbanistes, lorsqu’ils interviennent sur les grands ensembles. Ces principes seront illustrés par quelques exemples significatifs. Certaines réalisations feront ensuite l’objet d‘études plus approfondies, permettant ainsi de confronter différentes prises de parti architecturales ou urbaines, et de saisir l’évolution de ces pratiques au cours des trois dernières décennies. On mentionnera dans ce cadre, la période «Banlieue 89», et notamment le travail de l’agence Castro-Denissof : ces architectes adoptent un point de vue radical vis-à-vis des grands ensembles, qu’ils «remodèlent» en objets urbains. On décrira ensuite d’autres interventions plus subtiles, comme celles de Christian de Portzamparc ou de Weber & Keiling, dans les années 1990. Plus récemment enfin, de nouvelles politiques de la ville ont été mises en place, particulièrement au travers de l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine. Dans ce contexte, des architectes adoptent des positions nouvelles vis-àvis des grands ensembles. On analysera ainsi l’exemple de l’agence Lacaton & Vassal. Ces derniers choisissent un point de vue pragmatique et tentent de recentrer leur attention sur des logements qu’ils essaient de rendre plus «luxueux», cherchant ainsi à s’éloigner de l’habitat minimal pour aller vers un logement généreux.

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I. Origine et mode de production des grands ensembles Quels sont les facteurs qui expliquent l’origine des grands ensembles et l’ampleur de cette nouvelle forme d’urbanisation? Comment déceler, dès leur conception, les mécanismes qui entraineront les difficultés urbaines et sociales que ces quartiers ont rapidement connues?

1. Les grands ensembles comme réponse radicale à une crise du logement chronique a. Crise du logement et histoire de l’habitat social XIXe siècle : la naissance de l’habitat social La révolution industrielle entraîne un brusque afflux de la population vers les grandes villes, afin de répondre aux besoins de l’industrie ou d’assurer la construction de grandes infrastructures (canaux, lignes de chemin de fer). Cette main-d’oeuvre supplémentaire venue des campagnes - ou de l’étranger - doit être logée à proximité des sites de production, car les moyens de transport sont peu développés. Les villes étant incapables de gérer une croissance aussi rapide, les conditions d’habitation des travailleurs se dégradent rapidement : c’est le début de la crise du logement. De plus, les anciennes cités ouvrières devenant obsolètes, elles sont progressivement abandonnées, ce qui accentue encore la pénurie. L’offre insuffisante de logements entraîne mécaniquement une augmentation 10


des loyers. Il en résulte un vaste surpeuplement de l’habitat populaire. Exiguïté et insalubrité sont la norme : il n’y a pas de sanitaires ni d’eau courante, pas d’aération suffisante. A cette époque, la liberté absolue du propriétaire et la non-ingérence de l’Etat dans les problèmes de droit privé priment, et écartent toute tentative de régulation forte par les pouvoirs publics. La création d’une Commission d’Hygiène est tout de même votée en 1850 afin de recenser les logements insalubres mais cette mesure reste sans effet en raison d’un manque de volonté politique. Le Second Empire marque l’apogée de l’habitation bourgeoise. Le remodelage des villes, comme l’action du préfet Haussmann à Paris, créent de nouveaux logements pour les classes dominantes, ce qui permet notamment au régime d’élargir son support politique. Les populations les plus défavorisées sont quant à elles repoussées dans les combles (immeubles haussmannien) ou bien en périphérie. En outre, ces grands travaux s’accompagnent d’une spéculation foncière accrue qui accélère encore la continuelle hausse des loyers. Les abus du droit de propriété sont courants. En effet, les taudis sont très rentables pour certains propriétaires, qui y entretiennent la misère : appartements de plus en plus petits ou cours intérieures couvertes pour y installer des magasins, par exemple. A cela s’ajoute souvent la double exploitation des logements : le propriétaire traite uniquement avec un locataire principal qui cherche souvent à maximiser ses revenus en sur-louant. Ces conditions de vie sont à l’origine d’une mortalité accrue et de la propagation de grandes épidémies comme le choléra.

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L’Etat finance tout de même quelques programmes isolés de construction de logements pour les couches populaires (Cité Napoléon). Sous l’influence des socialistes utopiques, notamment Charles Fourier, quelques grands industriels proposent également à leurs employés des logements à prix réduit, spacieux, salubres et bénéficiant de services intégrés. Toutefois, ces réalisations restent extrêmement marginales. De plus, bien que très demandés, ces logements constituent un facteur d’asservissement supplémentaire pour les ouvriers, vis-à-vis de leur employeur. Par ailleurs, ceux-ci ne souhaitent généralement pas consacrer une part trop importante de leurs revenus au logement. Ainsi, même s’ils en ont parfois les moyens, ils privilégient souvent les taudis aux appartements plus onéreux. C’est en effet la seule solution - avec des salaires très bas - pour pouvoir économiser et faire face à d’éventuels imprévus.

Les Habitations à Bon Marché A la fin du XIXe siècle, la solution à apporter à la crise du logement fait toujours débat. Dans ce contexte, la question du loyer est primordiale. Les conservateurs craignent que les ouvriers, logés dans des logements sociaux, ne considèrent le loyer comme un impôt et refusent de le payer. A l’inverse, les courants socialistes, syndicalistes ou libertaires prônent quant à eux le loyer gratuit. Ils demandent une expropriation générale - la fin du droit de propriété - et proposent une appropriation collective des ressources foncières. 12


Malgré l’opposition des libéraux, le mouvement d’opinion demandant l’intervention de l’Etat en matière de logement se fait de plus en plus fort. Il se concrétise en 1894 par la loi Siegfried qui met en place les Habitations à Bon Marché. Malgré son caractère facultatif - il s’agit principalement d’exonérations d’impôts pour la construction d’HBM -, cette loi provoque une polémique considérable. Elle n’aura cependant que peu d’effet : en 20 ans, seuls 40 000 logements HBM seront construits alors qu’au début du XXe siècle, la moitié de la population est toujours touchée par la surpopulation et l’insalubrité. Après la Première Guerre Mondiale, en 1921, le ministre Louis Loucheur propose un texte de loi ambitieux prévoyant la construction de près de 500 000 HBM en 10 ans, financés par une hausse des impôts. Le projet, amendé par le Sénat, n’aboutit pas. Sept ans plus tard, le débat revient et une loi est finalement votée (loi «Loucheur»). Elle prévoit la construction de 200 000 logements en trois ans. Il s’agit de la première loi-programme qui affecte une partie du budget de l’Etat au financement de la construction de logements HBM. Les objectifs sont loin d’être tenus, toutefois, ce texte marque l’idée selon laquelle l’Etat doit intervenir massivement en termes de crédits pour résoudre la crise du logement. Entre 1919 et 1939, 1,8 millions de logements ont été construits en France. Malgré les mesures prises par l’Etat, seuls 175 000 d’entre eux ont été réalisés grâce à des crédits HBM (contre 300 000 logements ouvriers financés par les grands industriels sur la même période). En outre, l’augmentation rapide de la population et du nombre 13


de ménages renforce la pénurie. A la veille de la Seconde Guerre Mondiale, le pays compte un déficit de 700 000 logements. Ce à quoi s’ajoutent un nombre tout aussi important de logements insalubres ou inhabitables.

Le logement social après la seconde guerre mondiale Une situation critique Après la Seconde Guerre Mondiale, la reprise de la natalité conjuguée à l’exode rural provoque une croissance urbaine rapide. Les destructions venant s’ajouter au déficit chronique de logements, à la vétusté du patrimoine, à

Destructions après la seconde guerre mondiale

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l’insalubrité, et à l’insuffisance de l’effort global de construction, la situation des classes populaires devient alors particulièrement critique. L’accroissement des villes se poursuit avec l’arrivée d’immigrants issus d’Europe du Sud puis du Maghreb, employés dans le bâtiment ou dans l’industrie. Le nombre de logements nécessaires pour accueillir ces travailleurs étrangers est d’ailleurs sous-estimé car on les considère initialement comme une main-d’oeuvre temporaire alors que, pour la plupart, ils resteront en France et seront rejoints ensuite par leurs familles. A cela s’ajoutent les pieds-noirs et les harkis qui se réfugient en France à l’issue de la guerre l’Algérie.

Une cité de transit

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Toutes ces conditions expliquent la formation rapide de bidonvilles dans la périphérie de la capitale et de nombreuses villes de province. Absence de chauffage et de traitement des ordures, promiscuité, violence marquent alors le quotidien de dizaines de milliers de Français et d’immigrés, ne pouvant pas se loger ailleurs. En urgence, des cités de transit sont mises en place : des logements provisoires destinées à accueillir les habitants des bidonvilles, avant qu’ils puissent être logés dans des logements sociaux. Toutefois, l’offre étant insuffisante, ces structures provisoires ont tendance à se pérenniser et ne parviennent pas à accueillir tous les mal-logés. Les bidonvilles perdurent ainsi jusqu’à la fin des années 1960. La Reconstruction et les premières années de la IVe République En France, la présence d’un pouvoir central fort s’est toujours fait sentir. Toutefois, dans le domaine du logement et des politiques urbaines, l’intervention de l’Etat n’a été que très ponctuelle jusque dans les années 1940. Aucun projet susceptible de concerner l’ensemble du corps social ne s’est concrétisé à travers une politique foncière et technique précise. Malgré l’ampleur de la crise déjà présente depuis des décennies, aucun ministère n’avait spécifiquement la charge du logement ou de la ville jusqu’alors. Les destructions de la guerre replacent le débat sur la politique du logement dans le domaine de l’urgence. Il faut reconstruire, reconstituer le patrimoine immobilier. Les oppositions doctrinales doivent s’effacer devant la nécessité. Le logement et l’urbanisme deviennent des objets politique cru16


ciaux qui seront désormais planifiés par une administration qui leur est propre et par de nouveaux encadrements juridiques : le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme est créé dès 1944.

Surpopulation et insalubrité

A l’issue de la guerre, un cinquième du patrimoine bâti est à reconstruire ou à réhabiliter, auquel s’ajoute le déficit de logement déjà critique avant le conflit. Selon une estimation d’Eugène Claudius-Petit, il faudrait alors construire quatre millions de logements, soit une moyenne de 20 000 par mois durant 10 à 15 ans pour résorber la crise. Les premières mesures de l’Etat sont loin d’y répondre. Elles portent principalement sur des primes à la construction et des prêts spéciaux du crédit foncier pour tout nouveau 17


Les bidonvilles perdurent jusqu’au début des années 1970

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logement répondant aux normes de surface, d’hygiène ou d’éclairement. Le plan «Monnet», en 1946, se contente de reconstruire l’équivalent des bâtiments détruits et de réquisitionner les appartements vacants. Aucune réflexion urbanistique d’ensemble n’est encore menée et la construction de logements prend du retard. En parallèle, des actions sont toutefois lancées par le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), visant à accélérer la production de logements sociaux (appelés désormais «Habitations à Loyer Modéré») et à en réduire les coûts : des chantiers expérimentaux sont organisés dans différentes villes françaises (Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille en 1946, Cité Rotterdam par E. Beaudouin à Strasbourg en 1951, par exemple). Ces opérations préfigurent une nouvelle organisation de l’industrie du bâtiment - fondée notamment sur la préfabrication -, et consacrent les principes de l’architecture moderne. Entre 1945 et 1950, seulement 123 000 logements sont construits en France, dont moins de 9 000 sont des HLM. Le capital privé ne répondant pas aux politiques d’incitation financière, c’est à l’Etat de prendre en charge le logement social. Néanmoins, les moyens qui y sont alloués restent faibles, d’autres dépenses étant alors privilégiées : nationalisations, mise en place de la sécurité sociale ou encore guerres et expéditions coloniales. Prise de conscience politique au cours des années 1950 Les années 1950 sont marquées par une prise de conscience généralisée du mal-logement dans la société. 19


Le mouvement des «squatters» multiplie les occupations illégales. En 1954, l’appel de l’Abbé Pierre demande au gouvernement de lancer une politique de logement volontariste. La crise bénéficie alors d’un écho médiatique jusque là inédit. Des «Logements Economiques de Première Nécessité» (LEPN) sont lancés en juillet 1955 mais ces réalisations précaires sont un échec et l’Etat décide de s’orienter résolument vers l’habitat collectif de grande taille. En 1953, Pierre Courant, Ministre de la Reconstruction et du Logement, fait voter une loi qui met en place une série d’interventions (appelée plan «Courant») facilitant la construction, d’un point de vue foncier et financier. Elle autorise notamment l’expropriation pour la construction de groupes d’habitation. La priorité est clairement donnée aux logements collectifs et à la solution des grands ensembles. C’est la «première tentative d’une définition globale d’une nouvelle politique du logement»1. L’objectif affiché est ambitieux : 240 000 logements par ans. Il ne sera atteint qu’avec quelques années de retard. En 1953 toujours, la création de la contribution obligatoire des entreprises à l’effort de construction (1% de la masse des salaires) introduit des ressources supplémentaires pour la construction de HLM. Enfin, un an plus tard est créée la SCIC (Société Centrale Immobilière de la Caisse des Dépôts). Filiale immobilière de la Caisse des Dépôts, elle sera l’un des principaux maîtres d’ouvrage dans la construction des grands ensembles. 1  Pour une civilisation de l’habitat, Louis Houdeville

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C’est à cette époque que s’impose progressivement, comme solution à la crise du logement, le recours systématique à des habitations normalisées, répondant aux besoins universels de l’homme, théoriquement adaptables à tous les types de population. Développement de l’industrialisation du bâtiment Dès 1943, le Commissariat à la Reconstruction prend position en faveur de l’industrialisation du bâtiment en organisant des concours «en vue d’améliorer les procédés de construction» et «d’adapter les solutions [...] à un rythme plus industrialisé»2. Une série de dimensions préférentielles pour les éléments de construction est alors dégagée. Après la guerre, le commissariat devient un ministère. Ces études théoriques laissent place aux problèmes concrets de la reconstruction. Les prototypes et les chantiers expérimentaux se multiplient, l’industrialisation et le recours à la préfabrication étant perçus comme la solution permettant l’abaissement du coût de la construction. Toutefois, en plus des améliorations techniques, il faut également remédier à l’organisation insuffisante des professions du bâtiment, fonctionnant pour la plupart de manière artisanale. Le nombre importants d’intermédiaires et de sous-traitants, ainsi que l’absence d’éléments standardisés, entraîne des surcoûts importants. En 1952, la création des «Secteurs Industrialisés», inaugure une politique d’intervention directe sur les professions du 2  Une politique du logement : Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, 1944-1954, Institut Français d’Architecture

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bâtiment : il ne suffit pas de disposer de modèles architecturaux ou techniques, il faut aussi adapter les structures de production à leur généralisation. Résorption de la crise Bien que la crise du logement ait été déclarée comme l’une des priorités de l’action de l’Etat, tout s’est passé comme si ce problème n’avait pas à être résolu rapidement. Le rythme de construction insuffisant a généré une aggravation conséquente de la pénurie de 1945 à 1957. Au milieu des années 1950, près de 40% de la population française vit toujours dans des logements insalubres. Le véritable effort de construction démarre en France avec près de dix ans de retard sur les pays voisins, lorsque les objectifs du Plan Courant commencent à être atteints (à partir de 1956). Ce délai a notamment engendré des difficultés foncières plus importantes pour l’Etat. En 1957, le Front Républicain vote une loi-cadre qui constitue une «deuxième tentative de définition d’une politique globale du logement». Portant sur les aspects urbanistiques et financiers, elle englobe la production de logements et d’équipements. Des programmes quinquennaux de construction d’HLM sont établis. La loi affirme les principes de la réorganisation des professions du bâtiment et simplifie les règles relatives à l’expropriation d’utilité publique. A la fin des années 1950, les Zones à Urbaniser en Priorité sont mises en place par l’Etat. Cette procédure ad22


ministrative est destinée à permettre la création ex nihilo de quartiers nouveaux, avec logements, commerces et équipements. Pratiquement, elle rend possible l’équipement rapide de terrains où l’on souhaite localiser de nouvelles opérations d’urbanisme, en ayant notamment recours à l’expropriation. Afin de concentrer l’effort de construction, les ZUP doivent présenter au minimum 500 logements elles en compteront souvent beaucoup plus. L’architecture française des Trente Glorieuses repose ainsi sur la «cohabitation forcée entre une planification normative et une volonté d’industrialisation des techniques de chantier»3. Cette cohabitation a permis - au bout de quelques années - de résoudre le problème de l’insalubrité et des lotissements défectueux. Néanmoins, elle a également contribué à renforcer la ségrégation sociale et fonctionnelle dans les villes, et a abouti à la dégradation rapide de des quartiers nouvellement créés.

b. La place des grands ensembles dans le logement social Le terme «grand ensemble» est employé pour la première fois par un journaliste à propos de la cité HBM «La Muette» à Drancy, construite par Beaudouin et Lods - construction qui préfigure les opérations d’aprèsguerre. Au départ, on parle plutôt «d’Unité de voisinage». La formulation «grands ensembles» est généralisée par le MRU à partir de 1953. Elle désigne ensuite officiellement 3  Une politique du logement : Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, 1944-1954, Institut Français d’Architecture

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les opérations groupées d’immeubles de logements sur site vierge, qui comportent de 500 à près de 10 000 habitations. Dans l’histoire du logement social, les grands ensembles ne représentent en définitive qu’une période très courte : à peine une vingtaine d’années, du Plan Courant en 1953, à la circulaire Guichard en 1973 qui interdit les nouvelles opérations de grande ampleur. Toutefois, ces deux décennies voient le nombre de logements sociaux augmenter considérablement : il passe de 500 000 à 3 millions. Par ailleurs, les grands ensembles revêtent une importance particulière car ils représentent une rupture architecturale et urbanistique majeure dans la fabrication de la ville. Symbolisant l’hygiène, la lumière et le confort, ils sont alors vus comme une perspective d’avenir reposant sur le progrès social.

Cité de «La Muette» à Drancy

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2. La mise en pratique d’une nouvelle idéologie urbaine : l’urbanisme moderne La construction des grands ensembles est l’occasion de la mise en pratique à grande échelle d’une nouvelle idéologie urbaine : l’urbanisme moderne. Ce mouvement est en effet en cohérence avec la grande dimension des programmes souhaités et la rationalisation des coûts nécessaire (celle ci est notamment obtenue grâce à l’utilisation de nouveaux matériaux de construction, ainsi qu’au recours à une géométrie épurée et standardisée).

a. Les origines de l’urbanisme Présenté par ses chefs de file - notamment Le Corbusier - comme une rupture radicale avec le passé, l’urbanisme moderne se place en réalité dans la filiation d’un mouvement de pensée né au XIXe siècle, avec la révolution industrielle. Cette époque est marquée par des bouleversements économiques fondamentaux, qui se traduisent par une très forte croissance des villes, difficile à maîtriser : la société industrielle produit des métropoles mais ne parvient pas à les aménager. Des transformations pragmatiques à la manière des travaux d’Haussmann à Paris - tentent d’adapter les anciennes cités à leurs nouvelles fonctions : rationalisation des voies de communication, spécialisation fonctionnelle, ou encore nouveaux «organes urbains» comme les grands magasins. Toutefois, de nombreux penseurs - politiques, historiens, hygiénistes - dénoncent le «chaos» de la ville industrielle et établissent des nouveaux 25


modèles urbains pour y remédier. On assiste alors à l’émergence d’une nouvelle discipline, l’urbanisme. Il s’agit d’une réflexion, qui se veut scientifique, sur l’aménagement de la ville. Selon Françoise Choay1, il est possible de rassembler ces propositions selon trois principaux modèles de ville : des projections ayant «une valeur exemplaire et un caractère reproductible». Le modèle progressiste Partant des propriétés universelles de l’Homme, il s’agit de concevoir un urbanisme qui s’adapte à ses besoins . Porté, entre autres, par Fourier, Cabet ou Proudhon, ce modèle s’appuie sur «une analyse rationnelle permettant la détermination d’un ordre-type, susceptible de s’appliquer à n’importe quel groupement humain, en n’importe quel temps, en n’importe quel lieu»2. Il résulte de ces considérations une ville ouverte, où la végétation est très présente (pour des raisons hygiéniques). La limite entre urbain et rural se désagrège. Les édifices sont conçus selon des prototypes rationnels, afin d’assurer un rendement maximal. Le modèle culturaliste Contrairement au modèle progressiste, l’Homme n’est plus considéré en tant qu’individu standard mais comme porteur d’identités et de particularismes. L’accent est mis sur la vie communautaire. Porté par des penseurs 1  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay 2  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay

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comme Ruskin ou Morris, le modèle culturaliste se fonde sur une image nostalgique de la ville. L’ordre organique des villes médiévales (asymétrie, irrégularités) est mis en avant. Ses partisans sont farouchement opposés à la grande ville et à l’industrialisation. Le modèle naturaliste Apparu aux Etats-Unis, le modèle naturaliste critique la ville industrielle sans toutefois proposer de modèle urbain de remplacement. Il s’agit plutôt de restaurer un état rural, afin que l’Homme puisse conserver un rapport direct à la nature - condition indispensable à l’épanouissement de sa personnalité.

b. L’urbanisme moderne Au XXe siècle, l’urbanisme devient l’apanage de spécialistes - des architectes principalement - et non plus d’historiens, d’économistes ou de penseurs politiques. L’intérêt des urbanistes se déplace ainsi des structures économiques et sociales vers des considérations plutôt techniques et esthétiques. Le mouvement moderne, initié par les recherches de Tony Garnier, de Gropius ou encore de Rietveld, perpétue le modèle progressiste. Sa visibilité devient importante sous l’impulsion de Le Corbusier, avec l’organisation des CIAM (Congrès Internationaux de l’Architecture Moderne) et la rédaction de la Charte d’Athènes en 1933. Pour les modernes, une rupture radicale avec le passé est nécessaire. Il faut abandonner le tracé actuel des 27


villes et leur forte densité de constructions afin d’éliminer l’insalubrité et de rendre la ville plus efficace. «La grande ville du XXe siècle est anachronique car elle n’est pas contemporaine des toiles de Mondrian et de l’automobile»3. L’avènement de la machine est présenté par les progressistes comme un événement capital dans l’histoire de l’humanité. Symbolisant une pure relation de cause à effet, une économie et un rendement maximum pour une 3  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay

Le Corbusier à Marseille

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tâche assignée, le principe de la machine est transposé à la ville et à ses composants. Dans la continuité du modèle progressiste, l’image de l’Homme-type, universellement déterminé par ses caractéristiques psycho-physiologiques, est au centre de la conception moderne de la ville. Cette figure inspire la Charte d’Athènes - manifeste de l’urbanisme moderne qui analyse les besoins de l’Homme selon quatre fonctions essentielles : «habiter, travailler, circuler, se cultiver». Pour y répondre de manière efficace, des prototypes spécialisés - de bâtiments, de mobilier - sont mis au point, exprimant la vérité de leur fonction. Ces nouvelles typologies vont de paire avec l’utilisation de nouveaux procédés constructifs (béton armé, structure acier), permettant des constructions d’une échelle bien plus importante. Ces prototypes se veulent «conformes au sentiment d’harmonie»4 car ils sont censés répondre parfaitement aux besoins de l’Homme. Leur nombre est réduit afin d’en augmenter la qualité. Lorsque le type idéal a été déterminé - celui qui, pour sa destination, permet un rendement maximum -, il est répété à l’infini, quel que soit le contexte. Le modèle progressiste privilégiant l’individu-type à la communauté, les recherches des CIAM se sont principalement portées sur le logement. Celui-ci est conçu comme une «machine à habiter», devant répondre à des fonctions simples (abri, lumière, eau courante, conservation des aliments, etc.) Il s’agit d’étudier la «cellule parfaitement humaine», répondant à des circonstances physiologiques 4  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay

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et environnementales. En somme, un logement-outil qui peut se revendre ou se relouer facilement car étant adapté à tous. Il permet ainsi la mobilité des Hommes. Dans la ville moderne, c’est l’habitat collectif à grande échelle qui est privilégié, à l’image des Unités d’Habitation de Le Corbusier. Par leur taille - environ 1600 habitants - et par les services qui y sont intégrés, on peut y voir une ré-interprétation moderne du Phalanstère de Fourier. Toutefois, au lieu de logements librement aménageables, Le Corbusier propose des «cellules» : les fonctions y sont organisées rationnellement dans un espace minimum, auquel les habitants doivent s’adapter. Dans la ville traditionnelle, les émergences signifiantes correspondent aux grandes institutions (églises, hôtel de ville). Dans l’urbanisme moderne, ces équipements sont souvent banalisés, «écrasés» par les grandes tours de logement. On assiste ainsi à une inversion des valeurs de la société : auparavant, le privé était subordonné à l’espace public, aux bâtiments représentatifs de la communauté civile, religieuse, etc. Désormais, le logement devient monument. De manière générale, l’architecture moderne systématise quelques principes définis par Le Corbusier : utilisation de pilotis en rez-de-chaussée pour diminuer l’emprise au sol, exploitation des toitures terrasse afin d’optimiser la surface utile, abandon des murs porteurs, permettant ainsi un aménagement libre à chaque étage, et enfin recours à une «façade libre» de toute contrainte structurelle afin d’assurer un éclairage optimal des espaces intérieurs. Pour les 30


modernes, architecture et urbanisme sont indissociables. Tous deux sont issus d’une réflexion sur les besoins de l’Homme-type et revendiquent une valeur universelle. La ville moderne est adaptable sur tous les sites et peut ainsi être appliquée identiquement quelle que soit la localisation ou l’échelle. Pensée sur un terrain idéal - une plaine -, elle élimine volontairement les particularismes géographiques ou culturels. Pour les modernes, l’efficacité se traduit par un souci d’hygiène : apporter plus d’air, plus d’ensoleillement, plus de verdure dans la ville. Pour cela, il faut donc faire éclater les anciens espaces clos, dé-densifier le bâti afin d’isoler les édifices, qui deviennent ainsi des unités autonomes. La ville est un grand parc où les immeubles sont posés librement : il n’y a plus de cours ni de rues étroites. Si ce rapport à la nature rappelle les cités-jardins, le modèle moderniste prône toutefois une densité beaucoup plus importante grâce à la concentration verticale. Cela permet d’envisager des villes de grande dimension sans un étalement urbain trop important. Pour des quartiers résidentiels, Le Corbusier préconise ainsi des Unités d’Habitations d’une hauteur de 50 m, implantées tous les 150 à 200 m, en fonction de l’orientation et du site. Quelques noyaux denses de gratte-ciel abritent les activités économiques (centre d’affaires). Cette densité ponctuelle est compensée par de larges espaces verts au pied des tours. Ces visées hygiénistes ont pour conséquence l’abolition de la rue (disparition des fronts bâtis). On assiste également à une inversion du fond et de la forme dans le plan de la ville : dans les cités traditionnelles, le fond est bâti et les formes qui s’en dégagent correspondent aux 31


espaces publics ; dans la ville moderne, le fond est investi par la verdure et les formes correspondent aux bâtiments. Par ailleurs, le rendement maximal que recherche la ville moderne nécessite la séparation des fonctions et donc une spécialisation des quartiers selon les activités évoquées précédemment : habitat, travail (industrie, services), loisirs, infrastructures de circulation. Le centre, quartier dense qui concentre les activités économiques tertiaires, est coupé de la banlieue par une barrière de verdure (une «zone asservie»). Cette distance empêche toute continuité avec une périphérie plus souple et plus étendue.

Une nouvelle organisation de la circulation en ville

Considérée comme une fonction à part entière, la circulation est conçue indépendamment des volumes bâtis : seul le trajet optimal des voies compte. Le nombre des rues actuelles doit être diminué de deux tiers car les croisements - trop nombreux - paralysent la circulation. Le mo32


dule d’écart entre le croisement des rues ne doit pas être inférieur à 400 m (distance qui correspond à l’écartement moyen des stations de métropolitain). Il faut abandonner la «rue-corridor» au profit de nouvelles formes urbaines à une échelle plus vaste. Ainsi la rue est abolie au nom de l’hygiène mais également parce qu’elle symbolise le «désordre circulatoire». Les commerces et les cafés sont reportés sur les toits, que des passerelles relient entre eux. Le rez-dechaussée des bâtiments étant libéré grâce aux structures sur pilotis, il peut être utilisé pour la circulation. Cela permet ainsi d’augmenter considérablement - et à moindre coût - la surface dévolue au transport dans les villes. Pour garantir une efficacité maximale des déplacements, les voies de circulation sont hiérarchisées selon la «théorie des sept voies». Les voies de rang 1 (V1) correspondent aux routes nationales ou de province, qui traversent le pays, voire le continent. Viennent ensuite les routes municipales, autrement dit, les artères essentielles d’une agglomération. Les V3 sont des voies locales mais réservées exclusivement aux circulations mécaniques à grande vitesse (autoroutes). Elles déterminent des secteurs à l’intérieur desquels opèrent des voies de circulation à plus petite échelle. La V4 correspond à la rue marchande du secteur. Les voies de rang 5 et 6 permettent la desserte des habitations. Enfin la V7 est un axe de circulation réservé aux piétons et aux cyclistes, qui dessert des écoles ou des équipements sportifs. Ces différents réseaux s’organisent sur trois niveaux, qui se chevauchent parfois. On aboutit alors à un modèle de «rue moderne», plus proche de l’ouvrage d’art que de 33


l’espace public. Selon Le Corbusier, une rue qui «doit être un chef d’oeuvre de génie civil et non plus un travail de terrassiers». Le niveau du sol est dédié à la circulation des poids lourds - les pilotis permettant à la fois une largeur importante des voies et un accès direct aux bâtiments (dock de chargement). Au premier étage, une rue mixte - piétons, voitures - permet la desserte des immeubles. (V5-V6) En hauteur, enfin, des autoroutes urbaines traversent la ville (V1-V3). Si la cité progressiste se définit comme une «villeoutil», c’est également une «ville-spectacle»5 : l’esthétique moderne y revêt une grande importance. Toute sentimentalité à l’égard du passé est rejetée : c’est la politique de la table rase qui l’emporte - excepté pour quelques monuments exceptionnels, conservés au titre de musées. Les modernes ont une conception austère et rationnelle de la beauté : est beau ce qui est utile. Les formes sont épurées (théorisation du purisme par Le Corbusier et Ozenfant) et confèrent un aspect plastique aux constructions - notamment dans la composition des plans masse. Cette simplicité constitue un «cadre a priori de tout comportement social possible»6. La géométrie élémentaire est privilégiée : cubes ou parallélépipèdes, disposés de manière orthogonale. Elle constitue «le point de rencontre entre le beau et le vrai» (Le Corbusier). La droite, plus pratique pour la circulation est déclarée «saine». La courbe, au contraire, est considérée 5  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay 6  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay

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Unité de voisinage dans le quartier Cronenbourg, à Strasbourg : séparation des circulations piétonnes et automobiles ; esthétique de la composition en plan-masse.

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comme «ruineuse, inutile, dangereuse» : «la rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes»7. En réalité, la rectitude découle surtout des moyens techniques mis en oeuvre (béton armé) et d’une commodité d’aménagement. Françoise Choay précise : «à l’espace éclaté mais ordonné de la ville-objet, correspond rigoureusement l’espace dissocié mais géométriquement composé de la ville spectacle». 7  Urbanisme, Le Corbusier

Le concours expérimental organisé par le MRU pour la Cité Rotterdam à Strasbourg constitue un des premiers grands ensembles construits en France. Il réunit alors quelques grands noms de l’architecture moderne : Zehrfuss, Beaudouin & Lods, Dubuisson, etc.

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La théorie de l’urbanisme moderne présente néanmoins des limites à prendre en compte. Ainsi, si la rupture stylistique franche avec le passé permet de recueillir l’adhésion du public grâce à l’impression de futurisme, le mouvement moderne s’enferme rapidement dans un nouvel académisme en refusant de remettre en cause ses principes initiaux. Par ailleurs, la conception d’une ville ayant un rendement maximal implique nécessairement une forme de contrainte sur les habitants. Si toutes les fonctions sont optimisées et réparties spatialement, il n’y a plus de place pour la liberté. Choay s’interroge : «l’individu humain une fois défini en termes de développement physique, de fonctionnement, de productivité, de besoins-types universels, quelle place est laissée au champ infini et indéterminé des valeurs à créer et des désirs possibles?» Cette contrainte est présente jusqu’au cadre intime de la famille avec l’aménagement intérieur des appartements. Cette nouvelle ville apparaît certes comme un lieu de production efficace mais ne risque-t-elle pas également de devenir un «centre d’élevage humain»? Enfin, le concepteur moderne est souvent associé à une figure paternaliste, qui «amène l’harmonie» dans la ville, s’assimilant selon le cas à «un démiurge artiste ou à l’incarnation de la technologie»8.

8  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay

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Les modèles culturalistes et naturalistes Parallèlement au modernisme, les autres modèles urbains se perpétuent également au XXe siècle. Le mouvement culturaliste est représenté par des urbanistes comme Sitte ou Unwin. Bien que proches de Morris ou de Ruskin, leurs visions sont dépolitisés : elles s’appuient principalement sur la composante esthétique. Ils prônent un espace public concret, découpé dans la continuité d’un fond d’édifices - et non l’espace abstrait et éclaté de l’urbanisme moderne. La ville est analysée de manière relationnelle et non typologique : la rue - idéalement fermée et sinueuse - est l’organe fondamental de la cité. Les formes directrices de la ville lui sont données par les lieux de passage. Howard, théoricien des cités-jardins, peut être également rapproché du modèle culturaliste. En plus de l’omniprésence de la verdure, il critique la grande ville et prône des cités clairement délimitées. Toutefois, on remarque que ces théoriciens méconnaissent les problèmes qui leur sont contemporains (économie, circulation). Il s’agit d’un modèle nostalgique dont l’idéologie consiste à récréer une époque révolue. Or, le temps n’est évidemment pas réversible. On peut ainsi se demander s’il ne s’agit pas d’une régression devant un présent inassumable. Le modèle naturaliste se traduit principalement par le concept de «Broadacre City» de l’architecte américain Frank Lloyd Wright. Partisan d’un individualisme intransigeant et d’une dépolitisation de la société, ce dernier affirme que seul un contact direct avec la nature peut éviter l’aliénation de l’Homme. Il propose une ville aux fonctions urbaines dispersées, isolées sous forme d’unités minimales. 38


Les habitants sont logés dans des maisons particulières sur de vastes terrains, entourés de terres agricoles. L’isolement est rompu grâce à de grandes infrastructures routières. Il n’y a pas de typologies mais des bâtiments individualisés, adaptés au site sur lequel ils sont implantés. Broadacre City se situe en quelque sorte entre le modèle progressiste et le modèle culturaliste. C’est la seule proposition urbanistique qui semble refuser totalement la contrainte. Toutefois, compte tenu de la faible densité de la ville proposée, on peut imaginer une forte dépendance vis-à-vis des moyens de transport modernes. Par ailleurs, ce modèle pourra difficilement contenir les importantes masses de population des grandes villes, issues de la révolution industrielle. Réalisations Des trois modèles énoncés précédemment, le modèle progressiste - au travers de l’urbanisme moderne - a été de loin le plus appliqué dans la réalité ; le culturalisme et le naturalisme n’ont donné lieu qu’à des expérimentations limitées. Adapté dans des contextes différents, le modernisme a du prendre en compte des particularismes culturels restés vivaces et des commanditaires n’ayant pas toujours les même objectifs (capitalisme privé, capitalisme d’Etat ou Etat producteur). Dans les Etats totalitaires, le modèle progressiste est également appliqué mais il est alors dépourvu de son esthétique et de ses liens avec l’avant-garde artistique. Quelques réalisations exemplaires ont été menées, notamment dans les pays en voie de développement (villes 39


nouvelles de Brasilia et de Chandigarh). Néanmoins, la majorité de la production urbaine d’inspiration moderne est constituée par le développement des banlieues aprèsguerre. A ce sujet, Françoise Choay indique : «c’est un système tronqué et dégénéré, issu du même modèle [progressiste], qui a dirigé la plupart des grands ensembles français».

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3. Les conditions économiques et politiques qui ont présidé à la réalisation des grands ensembles

a. Le consensus des grands ensembles On présente parfois la construction des grands ensembles comme ayant pour origine un consensus entre les différents acteurs de la construction, face aux nécessités de l’époque. Ainsi pour palier à l’urgence de la reconstruction, «l’Etat, soucieux de planifier la croissance et le développement social, se serait allié aux grandes entreprises industrielles, cherchant à se concentrer et à accéder à un haut niveau technique»1. L’aménagement global du territoire découlerait logiquement de ces forces économiques conjuguées et l’Etat aurait alors été en position de concilier les intérêts économiques et l’intérêt général, en administrant rationnellement l’espace des villes. Les architectes issus du mouvement moderne et porteurs d’une esthétique nouvelle auraient été le support idéal de cette transformation, leurs convictions s’alliant parfaitement avec les exigences économiques des pouvoirs publics et des entreprises. La «machine à produire de l’architecture moderne» issue de cette association aurait ainsi permis de répondre parfaitement aux besoins d’une population sortie des logements insalubres et des malheurs de la guerre, qui aspirait au renouvellement et à la modernisation de son cadre de vie. La construction des grands ensembles aurait donc été une réussite, et leur dégradation rapide ne serait due qu’à 1  Les grands ensembles, une histoire qui continue, François Tomas

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une suite de maladresses économiques et sociales, et à un manque d’entretien. En réalité, la construction des grands ensembles semble davantage se rapprocher d’un «vaste malentendu». Sous l’apparence de l’unanimité se cachent en réalité de nombreuses divergences de stratégies ou d’entendement. Ainsi, on peut par exemple citer les ingénieurs ou les industriels, qui n’ont pas la même conception du logement et de la construction que les architectes ; eux-même étant divisés entre les modernes et les héritiers d’une culture classique perpétuée par l’Ecole des Beaux-Arts. La population en outre, aspire majoritairement à vivre en maisons individuelles plutôt que dans des grands immeubles collectifs. En définitive, F. Tomas résume : «loin d’avoir représenté le succès du mouvement moderne et la conversion d’un pays tout entier aux principes économiques, sociaux et stylis-

Sarcelles

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tiques de la modernité, [la réussite des grands ensembles] aura consisté en réalité, dans une réunion momentanée, presque accidentelle, d’intérêts différents et de trajectoires diverses, parfois divergentes. Au fond, il s’agit presque d’un concours de circonstances».

b. La production des grands ensembles (E. Preteceille, 1971)2 Introduction Présentation de la démarche de l’auteur Selon Edmond Preteceille, les grands ensembles sont un sujet très étudié mais constituent un «objet social» peu analysé. Dans La production des grands ensembles, il propose ainsi une analyse concrète des processus d’urbanisation et des conditions d’appropriation de l’espace qui ont conduit à la construction des grands ensembles. Cette étude, utilisant les outils de la sociologie, est construite à partir de l’analyse de six ensembles de la région parisienne. Parue au début des années 1970, elle constitue aujourd’hui encore une des clés pour comprendre, non seulement les mécanismes qui ont conditionné la construction de logements durant les Trente glorieuses puis leur dégradation rapide, mais également des problèmes qui se posent toujours actuellement lors de la réhabilitation de ces grands ensembles. Plus précisément, 2  Dans cette partie, toutes les citations se rapportent à cet ouvrage

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E. Preteceille cherche à comprendre comment sont définies, au cours des processus de réalisation, les caractéristiques des ensembles qu’il a étudié, en analysant les différents rapports sociaux impliqués dans la production des grands ensembles. Un contexte capitaliste Dans la maîtrise des processus de production, le rapport dominant est le capitalisme : pour les promoteurs, les entreprises, les agences d’architecture, les bureaux d’étude, une opération de construction est avant tout un moyen de dégager des bénéfices après un investissement initial. Autrement dit, il s’agit d’une opération de mise en valeur du capital. La durée des constructions étant relativement longue, il est également nécessaire de recourir à des capitaux relais (prêts, par exemple) pour lesquels les opérations de constructions constituent des sources de profit indirectes. Ainsi les conditions influant sur le processus de production des grands ensembles, peuvent être regroupées selon deux aspects : d’une part le travail concret (aspect technique), de l’autre, l’aspect dominant, constitué par les règles de mise en valeur des capitaux. Le logement comme produit Le logement, dont la construction se fonde sur des processus capitalistes, est donc un produit, une marchandise. Mais il constitue également un des éléments nécessaires à la reproduction de la force de travail. De plus, le 44


logement n’a pas de sens seul : il implique également la mise en place de services et d’équipements en parallèle (électricité, eau, gaz, voirie, mais aussi transports, commerces, cafés ou encore écoles)3. Ainsi, la production de logement peut s’effectuer dans le cadre d’une opération immobilière simple, c’est-àdire sur un terrain qui offre déjà les équipements et services nécessaires, ou bien dans le cadre d’une opération d’urbanisme complexe où tous les éléments doivent être produits. Certains de ces éléments - principalement les équipements - ne peuvent être financés par des processus capitalistes car ils ne permettent pas d’obtenir des profits suffisants. Dans ce cas, c’est généralement l’Etat qui prend en charge la construction. La maitrise du processus d’ensemble La maîtrise du processus de production des grands ensembles implique à la fois les capitaux industriels des entreprises de construction, et le capital de circulation du promoteur (qui investit puis revend). La nécessité de la cohérence du produit final fait apparaître le problème de l’articulation de ces différents processus de mise en valeur des capitaux, afin de répondre aux besoins des habitants. E. Preteceille précise cette contradiction, inhérente à tout urbanisme capitaliste : «d’une part, la nécessité sociale de reproduction de la force de travail, [...] implique la disposi3  Cf. Théorie de la «plus-value», K. Marx : les éléments nécessaires à la reproduction de la force de travail ne sont pas simplement constituées par les besoins vitaux (alimentation, logement) mais sont également déterminés par des conditions historiques, culturelles et sociales (repos, éducation, divertissement, culture, etc.)

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tion par les travailleurs de valeurs d’usage complexes [...]. D’autre part, le développement général de l’accumulation capitaliste4 se traduit par la tendance à transformer chaque valeur d’usage particulière en marchandise, et à la faire produire et circuler comme telle, dans des procès de production et de circulation distincts, dominés par la recherche du profit de chaque fraction de capital».

Conditions historiques Politique de l’Etat en matière de logement Après 1953 (plan Courant), le nombre de logement construits chaque année augmente. Cet accroissement de l’effort de construction va de paire avec une diversification des modes de financement publics : primes, prêts spéciaux, qui offrent des taux de profit plus élevés pour les investisseurs privés. Il s’agit d’une réorientation notable de la politique de l’Etat en matière de logement : on passe «d’une aide orientée vers la fourniture d’une valeur d’usage» (financement public de la construction pour abaisser le coût du logement) à une aide sélective, «permettant au capital privé de se valoriser comme capital de circulation dans l’immobilier» (incitations financières). A cela s’ajoutent rapidement les aides pour l’accession à la propriété. Les dirigeants cherchent à «apaiser» et à «moraliser» la société : on estime que les travailleurs - devenus propriétaires - seront tenus à l’écart des lieux de ras4  c’est-à-dire l’investissement dans les moyens de production, afin de rentabiliser les capitaux

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semblement subversifs, et que leur plus fort endettement les rendra plus dociles. Equipement, habitat-emploi Les premiers grands ensembles sont souvent implantés sur des terrains peu ou pas équipés, en fonction des opportunités foncières. Cela a pour conséquence la dispersion de l’effort d’équipement de l’Etat et donc un gaspillage des ressources publiques. Cela pose également le problème du transport. La desserte de ces nouveaux quartiers par les transports en commun est socialement indispensable car les populations qui y sont logées ont souvent un niveau de vie faible et ne disposent pas forcément d’une voiture. Cette problématique est rapidement devenue cruciale, après l’achèvement des premières opérations de construction, notamment à Sarcelles. Initialement, des activités tertiaires et industrielles avaient été imaginées à l’intérieur des grands ensembles, afin de limiter les migrations pendulaires. Toutefois la réalisation des opérations ne s’est orientée que vers les logements et quelques équipements publics. En réalité, la création coordonnée d’emplois et de logements n’était souhaitée ni par les employés ni par les dirigeants industriels. En effet, les travailleurs revendiquent l’accès au monde du travail et donc au transport, pour ne plus être dépendants d’un seul employeur. De leur côté, les patrons localisent leur activité selon des critères qui tiennent aux conditions de rentabilisation propres à chaque branche d’activité, ce qui n’est pas toujours compatible avec l’hébergement de leurs employés. 47


Le problème foncier L’obstacle de la propriété foncière La question foncière est une des problématiques décisives lors du lancement des grands ensembles. En effet, la densification des zones déjà urbanisées est possible mais il y a «une rétention des sols, du fait du monopole de la propriété foncière» (les prix sont trop élevés ou bien les propriétaires refusent de vendre). Or, dans les années 1950, l’industrialisation du bâtiment nécessite d’acheter un grand nombre de parcelles. L’acquisition de terrains à l’amiable et «à bon prix» devient impossible. Deux solutions se présentent alors : d’une part utiliser les dernières réserves foncières publiques libres pour la construction de logement, comme par exemple la «Ceinture verte» de Paris. De l’autre, lancer des opérations importantes en périphérie, en fonction des opportunités foncières (Sarcelles, par exemple). Toutefois, la dispersion de ces opérations et l’absence totale de coordination avec les différents programmes d’équipement de l’Etat entraîne des situations de sous-équipement à la source de tensions sociales importantes. Evolution de la législation et solutions opérationnelles La loi foncière de 1953 autorise l’expropriation pour la construction de logements. Cependant, elle n’est pas mise en oeuvre avant la publication des textes d’application en 1956. A ce moment, l’Etat affirme clairement sa politique : il lève l’obstacle foncier et concentre l’effort d’équipement sur quelques zones prioritaires. Cette coordination étatique 48


est renforcée en 1957 avec la création des Zones à Urbaniser en Priorité, puis avec l’apparition des villes nouvelles. Néanmoins, cette loi qui autorise l’expropriation, ne permet pas, pratiquement, la maîtrise du sol. En effet, la procédure est longue : souvent près de trois ans - durée pendant laquelle la spéculation entraîne la hausse du prix des terrains. L’achat à l’amiable du terrain - sans intervention de l’Etat - reste intéressant lorsqu’il s’agit d’une grande propriété, difficile à vendre, ou bien d’un terrain encore non viabilisé, dont le coût est moindre. Toutefois, les promoteurs ont souvent des difficultés à acquérir suffisamment de parcelles à des prix raisonnables et la longue durée d’immobilisation du capital, qui a permis d’acheter les terrains, intervient dans la détermination du taux de profit. Ces contraintes limitent donc la taille des opérations possibles avec cette méthode. L’aide de l’Etat, notamment par l’expropriation, s’avère ainsi indispensable, dès lors qu’il s’agit de grandes opérations. L’action de l’Etat peut prendre deux formes différentes. Dans un premier cas, le promoteur acquiert directement un certain nombre de terrains, puis en appelle à l’Etat pour réaliser les acquisitions complémentaires, ou bien simplement pour augmenter la constructibilité de la zone concernée. Il s’agit de la solution la plus rapide pour les promoteurs qui disposent de moyens importants. C’est également l’option la plus avantageuse pour l’Etat car elle évite l’immobilisation de fonds publics. Toutefois, il s’agit de la solution qui renforce le plus les incohérences en terme 49


d’urbanisme. Le second type d’intervention étatique consiste en une appropriation publique des sols puis à l’attribution de ces terrains à des promoteurs. Cette technique présente des difficultés importantes (délais, spéculation) mais il s’agit du seul moyen pour permettre la construction de logements bon marché par les promoteurs de logements sociaux, qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour acquérir directement l’emprise foncière nécessaire à l’opération. Conséquences dans la répartition des profits et dans la forme des grands ensembles Dès le début des années 1970, E. Preteceille pose un regard très lucide sur les conséquences de la politique foncière concernant les valeurs d’usage. Il évoque une «anarchie du développement urbain», l’absence d’organisation rationnelle de l’espace due à une «urbanisation à la remorque des opportunités foncières». L’obstacle de la propriété foncière entraîne à la fois la «sous-utilisation de parcelles bien situées et l’urbanisation de terrains mal équipés», ce qui rend impossible une conception rationnelle des équipements. De plus, Preteceille souligne qu’avec un tel système, il est impossible d’arriver à une meilleure utilisation des sols en fonction de leurs capacités naturelles (utilisation pour l’habitat de sites naturels remarquables ou de terres de cultures fertiles). Par ailleurs, c’est en général le coût du logement le plus cher que l’on puisse construire sur un terrain, qui fixe son prix de vente. Cela a pour effet de rejeter les loge50


La Salette, Marseille

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ments sociaux - peu chers - vers les plus mauvais terrains; organisant ainsi d’emblée une ségrégation résidentielle. Enfin, la solution de l’appropriation publique (notamment au moyen de ZUP), n’est pas forcément plus favorable que l’acquisition privée, à une organisation urbaine rationnelle. En effet, l’emplacement et le périmètre des Zones à Urbaniser en Priorité sont également déterminés par le coût des terrains et ne résultent quasiment jamais d’une planification d’ensemble. En définitive, ce dispositif ne s’avère souvent efficace que pour l’aménagement de la zone elle-même.

Construction de la dalle d’Argenteuil

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Les capitaux de circulation Edmond Preteceille analyse les grands ensembles comme une «superposition de processus de production d’éléments distincts» (logements, infrastructures, écoles, commerces, etc). Ainsi, les déterminants de cette production sont à rechercher au niveau de la production de chaque élément particulier mais également au niveau des règles d’articulation de ces différents éléments (la cohérence du projet d’ensemble). Maîtriser la production des éléments de l’ensemble Processus de mise en valeur des capitaux (de production, de circulation)

La production des grands ensembles correspond à un processus de mise en valeur du capital engagé par les entreprises (capital productif), mais également des capitaux de circulation, apportés par le promoteur immobilier, les banques (emprunts) ou par l’Etat. Ces derniers capitaux sont dominants dans la définition du produit (ils déterminent l’emplacement de la construction et ses caractéristiques). Les capitaux de circulation peuvent être divisés en plusieurs fractions. Le capital dominant est celui qui est «spécifiquement affecté à la circulation des produits de l’industrie du bâtiment», autrement dit, celui qui finance la construction. Il peut s’agir d’un capital privé (promoteur) ou

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d’un capital dévalorisé5 (fonds publics). Une seconde fraction correspond au capital en prêt (mobilisé par la partie dominante). Fractions du capital de circulation pour le financement du logement

Lorsque le financement provient exclusivement de capitaux privés (promoteur), on a affaire un «logement-marchandise». La construction est juste l’occasion d’une mise en valeur à un taux satisfaisant du capital de circulation. Ces opérations privées sont généralement conçues en tranches successives finies, vendables individuellement. Ce système permet ainsi une meilleure adaptabilité aux évolution du marché : possibilité de mettre en sommeil les dernières parts de l’opération si les ventes ne correspondent pas aux attentes, ou bien densification plus importante des dernières tranches afin d’en accroître la rentabilité. Les détails d’aménagement et l’apparence des constructions sont conçus pour décider l’acheteur : «on soigne ce qui se voit». Bien que les plans soient en réalité très proches de ceux des logements HLM, il s’agit de faire acheter «l’illusion ou l’espoir d’appartenance à une catégorie sociale supérieure». Lors de la conception des bâtiments, les coûts d’entretien ne sont que très peu pris en compte : en effet, les logements sont destinés à être vendus, c’est donc l’acheteur - nouveau propriétaire - qui en aura la charge. Enfin, le «standing» étant un des argu5  On parle de «capital dévalorisé» en désignant les fonds publics car il s’agit d’un capital qui n’exige aucun profit, il ne «réclame» pas la part qui devrait lui revenir dans le partage de la plus-value

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ments de vente majeurs, ces opérations de construction présentent une ségrégation sociale marquée. Elles doivent être localisées dans un environnement dont l’image sociale correspond au public projeté. En dehors des promoteurs privés, un des principaux maîtres d’ouvrage pour la construction des grands ensembles a été la SCIC : Société Centrale Immobilière de la Caisse des Dépôts et Consignations. Il s’agit d’un groupe immobilier, filiale de la Caisse des Dépôts. Placé sous le contrôle de l’Etat, il exerce des activités d’intérêt général mais également des activités concurrentielles. A la frontière entre le privé et le public, la SCIC se transforme progressivement d’un instrument de gestion des fonds publics (Caisse des Dépôts) pour la constructions de logements HLM, en un promoteur gérant un capital immobilier pour faire du profit. Ses opérations présentent généralement un grand conformisme architectural mais une ségrégation sociale réduite grâce à la diversité des logements proposés (locatif, achat en accession à la propriété). En tant que promoteur, la SCIC a une position dominante sur le marché, ce qui lui permet d’expérimenter de nouvelles formes d’habitat pour se démarquer de la concurrence - ces innovations étant toutefois exclusivement destinées à améliorer la commercialisation des logements. Enfin, la fraction dominante des capitaux de circulation peut également être constituée par un capital dévalorisé. Dans cette configuration, le promoteur (offices HLM) n’est que l’agent support du capital qui l’utilise. Celui-ci influence la production de logement non pas selon des règles de mises en valeur optimale mais selon des orientations 55


politiques. Les promoteurs HLM participent d’une politique qui vise à réduire le coût de la reproduction de la force de travail en mettant à disposition de la population des logements à prix limités. Les problématiques liées à la commercialisation sont réduites vis-à-vis des opérations privées car la demande est très forte. Ces paramètres interfèrent donc peu dans la conception. En revanche, les capitaux dévalorisés sont limités et il s’agit donc de réduire le plus possible les coûts : chaque élément de construction présente des prix-plafond à ne pas dépasser. Par ailleurs, l’entretien des bâtiments restant à la charge de l’office HLM, les frais de fonctionnement sont pris en compte dès l’élaboration du projet. Dans ce cas de figure, la maîtrise du processus de production par le capital est moins fine que pour les promoteurs privés (moins de contraintes architecturales). Toutefois, les financements publics sont limités et bien souvent lents à être débloqués, ce qui retarde les programmes de construction et renforce le fractionnement des opérations. Financement des équipements et des infrastructures

En raison de l’éloignement des grands ensembles vis-à-vis des centres-ville et des difficultés pour circuler, la solution la plus efficace pour la desserte de ces nouveaux quartiers est l’utilisation de transports en commun en site propre (voie ferrée). Cependant, la création de nouvelles lignes ou l’aménagement d’axes existants relève des capitaux de la SNCF (train) ou de sociétés comme la RATP (métropolitain, tramway). Ces dernières privilégient souvent l’amélioration globale du réseau et sont peu enclines à pré56


voir de nouveaux arrêts, de peur de ralentir les lignes existantes. Il en résulte un retard dans la construction des gares, voire une absence totale de transports en communs, pour des grands ensembles qui réunissent pourtant plusieurs milliers d’habitants. En pratique, la solution la plus communément adoptée consiste à mettre en place des lignes de bus qui relient le quartier à la gare la plus proche. Néanmoins, il s’agit d’une desserte a minima, avec des temps de trajets plus longs et des horaires limités, qui contribuent à séparer les grands ensembles du reste de la ville. Les équipements, quant à eux, sont généralement financés par des capitaux dévalorisés. En effet, ils s’avèrent pour la plupart peu rentables pour les investisseurs privés. Cependant, les fonds publics sont toujours limités. Leur mobilisation est complexe - et longue -, d’autant plus qu’ils sont divisés en fractions spécialisées qui n’ont pas toujours les mêmes règles de fonctionnement (collectivités locales, ministères). Ainsi, la construction des écoles, des crèches, des foyers de jeunes travailleurs ou encore des équipements sportifs, prend un retard notable vis-à-vis de la production de logements. Dans l’attente des subventions de l’Etat, trop lentes à être débloquées, ce sont souvent les communes qui prennent en charge les opérations. Cette situation de sous-équipement a une influence directe sur l’évolution des grands ensembles. A ce titre, la problématique des crèches est particulièrement significative dans les ensembles à caractère social. Auparavant, la plupart des femmes travaillaient : employées pour faire des ménages par exemple, elles pouvaient ainsi apporter un second salaire au foyer. Dans les grands ensembles, 57


l’homogénéité sociale rend ce genre d’emplois très rares : les populations défavorisées qui y sont concentrées n’ont pas les moyens de se payer ce genre de services, et l’accès limité au transports en communs rend les travailleurs peu mobiles. La pénurie de crèches, renforce cette situation en obligeant le plus souvent les mères à rester à la maison s’occuper de leurs enfants. La perte du second salaire ainsi engendrée, contribue ainsi à une paupérisation encore plus forte du quartier. Contrairement aux équipements évoqués précédemment, les commerces, cafés et restaurants sont financés par des capitaux privés, qui cherchent donc à se valoriser. Durant les premières années de la construction, le nombre de clients est généralement trop faible pour que l’activité soit rentable. Ainsi, il y a également un retard d’installation important en ce qui concerne les fonctions commerciales.

Quartier St Anne, Marseille

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La construction d’autres équipements peut également être prise en charge par des investisseurs privés : piscines, salles de sport ou encore cinémas. Il s’agit toutefois de pratiques très rares, qui concernent exclusivement les très grandes opérations de logement financées par des promoteurs. Le coût de ces équipements est faible par rapport au prix de vente total des logements. Ils ne constituent ainsi qu’un «habillage idéologique de la marchandise vendue» (c’est-à-dire, un argument de vente supplémentaire pour la commercialisation des logements). Unité du produit et cohérence d’ensemble Des valeurs d’usage complexes

L’exode rural, l’augmentation de la masse des travailleurs éloignés des moyens de production et le recours croissant à une main-d’oeuvre qualifiée, favorisent ce que l’on appelle la «socialisation des conditions de reproduction de la force de travail». Autrement dit, la population ne cherche désormais plus uniquement à se loger mais souhaite également bénéficier d’équipements jugés fondamentaux (eau courante, électricité, gaz), être proche des commerces et des lieux d’enseignement, ou encore accéder facilement aux transports en commun et aux services publics. Des valeurs d’usage complexes sont ainsi associées à la production de logements. Dans le cas d’une croissance urbaine lente, par densification progressive, on assiste à un ajustement indépendant de chaque équipement - au cas par cas -, per59


mettant une diffusion continue de ces valeurs d’usage. En ce qui concerne les grands ensembles, le contexte est tout autre : la construction de quartiers d’un seul bloc implique la «constitution entière des valeurs d’usage et donc la maîtrise du processus social de leur production», indique E. Preteceille. Toutefois la nécessité d’assurer la production de tous les éléments et leur organisation en un ensemble cohérent se heurte souvent aux nécessités qui gouvernent la production de chaque élément particulier. Comme évoqué précédemment6, il y a ainsi contradiction entre la socialisation des conditions de reproduction de la force de travail et les effets de l’accumulation capitaliste, qui dirige la production des équipements nécessaires. Dans ce contexte, plusieurs acteurs tentent d’assurer la maîtrise des opérations dans leur ensemble. Tentatives de maîtrise par l’Etat, les municipalités, le capital privé

L’Etat est l’agent qui cherche le plus à maîtriser l’ensemble du processus de production des logements. En effet, le manque d’équipements entraînant des valeurs d’usage déficientes, il peut rapidement provoquer des effets politiques importants (on parle alors de la «ceinture rouge» de Paris, en référence à la forte implantation du parti communiste dans ces quartiers). Néanmoins, les réponses de l’Etat à la contradiction «socialisation-accumulation» sont assez ambiguës. Si un effort d’équipement important est consenti, le retard vis-à-vis de la construction des logements reste la norme, en raison de la faiblesse des 6  Cf. b. La production des grands ensembles - Introduction

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crédits qui y sont alloués. De plus, le capital dévalorisé qui finance ces équipements est fractionné entre les différents ministères, dont les politiques poursuivent des buts divers. Il en résulte un manque de cohérence dans les projets urbains proposés. Pour remédier à ces insuffisances, l’Etat tente toutefois de prendre des mesures, visant à réaliser de manière synchrone les logements et les équipements correspondants. Il cherche également à créer les supports nécessaires pour assurer une maîtrise unifiée du processus de production des logements (notamment, le rôle particulier de l’architecte en chef). Les municipalités sont peu associées à la conception initiale des opérations - elles y sont d’ailleurs souvent opposées. Elles font toutefois des efforts pour palier au retard de l’Etat en terme d’équipement, en apportant des financements complémentaires. Les collectivités locales sont en effet beaucoup plus sensibles aux conséquences politiques du sous-équipement. Les grands ensembles - en particulier lorsqu’ils sont installé sur des petites communes - représentent une part non négligeable de leur population. L’articulation des valeurs d’usages (coordination logement-équipements) est également importante dans les opérations dirigées par des promoteurs privés. En effet, un bon niveau d’équipement accélère la vente et augmente donc les profits. Toutefois, peu d’équipements s’avèrent rentables -en soi - pour les investisseurs privés. De plus, les sites sur lesquels sont bâtis les grands ensembles ne constituent que rarement des localisations optimales pour l’implantation d’équipements comme les supermarchés, qui préfèrent généralement s’établir en entrée de ville, à proxi61


mité des autoroutes. Ainsi, c’est l’Etat qui prend en charge les valeurs d’usages qui n’intéressent pas directement les promoteurs. Les grands ensembles privés sont donc également marqués par le sous-équipement. L’insuffisance quantitative du capital dévalorisé disponible amène les promoteurs à réaliser quelques équipements susceptibles d’attirer la clientèle à moindre coût, mais dont l’usage est parfois superflu alors qu’il manque l’essentiel (par exemple : construction d’une piscine découverte mais absence de crèche). Effets du fractionnement du capital (Etat, ville, privé)

Le capital de circulation à l’origine de la production des grands ensembles est divisé en plusieurs fractions (Etat central, municipalités, investisseurs privés) qui possèdent chacune leur propres règles de fonctionnement. Celles-ci peuvent parfois se révéler contradictoires, et leur association influence fortement la forme du quartier produit. Les capitaux dévalorisés de l’Etat sont divisés en fractions spécialisées selon les différents ministères. Chacune répondant à des normes de construction spécifiques, dont la coordination est parfois insoluble. Par exemple, bien que cela puisse sembler pratique pour la population, il est très difficile de réunir dans un même bâtiment différents services publics comme une mairie, une école, un commissariat ou encore un bureau de poste. Une caractéristique réunit néanmoins tous ces capitaux : ils sont limités - et souvent débloqués après d’importants retards. Cela implique l’allongement de la durée de la construction, oblige les habitants à vivre au milieu d’un chantier, mais surtout 62


cela augmente les frais financiers liés à une longue immobilisation des capitaux. Pour compenser le manque à gagner ainsi engendré, on assiste souvent à une densification en logements au cours de l’opération. De plus, pour réaliser des économies, la construction d’équipements initialement prévus est parfois abandonnée. Ces deux mécanismes d’ajustement financier ne font que renforcer le déséquilibre logements-équipements. Les retards et les insuffisances de l’Etat en matière d’équipement sont partiellement compensés par les municipalités, plus sensibles au mécontentement de la population. Toutefois cet accroissement des charges est difficile à supporter pour les collectivités locales. En effet, l’augmentation possible des prélèvements fiscaux est limitée. Il s’agit parfois de petites communes, accueillant des programmes de construction démesurés vis-à-vis de leur taille initiale. De plus, il est difficile de faire accepter aux habitants déjà présents, le financement de nouveaux équipements dont ils n’ont pas forcément l’usage. Enfin les populations modestes qui habitent les grands ensembles ne sont que faiblement imposables. Leur arrivée ne permet donc pas à la commune de compenser les dépenses nécessaires à la construction du quartier. Les capitaux privés s’intéressent essentiellement aux logements et aux commerces - secteurs les plus rentables. Concernant l’habitat, la recherche du profit maximal a tendance à éloigner les promoteurs privés des ZUP. En effet, ces quartiers planifiés par l’Etat sont peu attractifs en raison de la spéculation foncière qu’ils ont engendré. De plus, en raison du grand nombre de HLM qui y sont 63


concentrés, ils ne correspondent pas à l’environnement recherché par les populations plus aisées. Il y a donc - dès l’origine - une ségrégation sociale importante. Les commerces, quant à eux, connaissent une évolution majeure à cette époque : les boutiques de proximité - bien qu’il s’agisse d’une valeur d’usage importante pour la population - ont tendance a disparaître au profit des grandes surfaces. Or, les centres commerciaux, souvent conçus comme le coeur de ces nouveaux quartiers, cherchent à s’agrandir et à drainer une population de plus en plus étendue. Ils préfèrent donc s’implanter à proximité des axes routiers majeurs et non plus au centre des grands ensembles. Ce processus aboutit à rendre strictement impossible une véritable intégration de l’habitat et du commerce. En conséquence, on assiste à la création d’espaces mono-fonctionnels, parfois relativement éloignés. La rapidité de cette évolution, conjuguée aux retards dans la construction des grands ensembles, a engendré des quartiers dépourvus de centralité - le centre commercial initialement prévu n’ayant jamais été réalisé.

Capital productif et processus de production Le capital productif se valorise en organisant la production que lui commande les capitaux de circulation. Bien que «dominé», il exerce tout de même une influence importante sur la nature du produit fini. Ce dernier se situe dans un «éventail des produits possibles», déterminé par les procédés technologiques existants et la force de travail disponible. Ces capitaux de productions sont fractionnés 64


selon une division sociale et technique du travail. On distingue principalement les entreprises de construction, les architectes et les bureaux d’études. Entreprises Dans les années 1950, le secteur du bâtiment se caractérise, en France, par la cohabitation d’une production artisanale et l’apparition de grandes entreprises de construction. Traditionnellement, l’industrie du bâtiment est considérée comme un «capital à faible composition organique» : il y a peu d’instruments de travail (capital constant) mais une main d’oeuvre importante est nécessaire (capital variable). L’industrialisation du bâtiment se traduit par une augmentation de la part du capital constant : la production est alors dominée par des opérations accomplies grâce à des machines. Ce processus concerne principalement les entreprises de gros oeuvre qui ont recours à de la préfabrication lourde. Pour que ces procédés soient rentables, il faut pouvoir les appliquer à des opérations de grande envergure et garantir une certaine continuité dans les commandes, afin d’assurer une rotation maximale du capital fixe. Cette contrainte explique en partie l’augmentation rapide de la taille des grands ensembles à partir de la fin des années 1950. L’usage généralisé du béton armé autorise de nouvelles expérimentations formelles que ne permettaient pas les matériaux traditionnels. Néanmoins, la préfabrication entraine également une standardisation des éléments de construction. Il en résulte donc une «spécification croissante des produits possibles». Ceux-ci doivent être répétés 65


de nombreuses fois sur une opération - voire réutilisés sur plusieurs chantiers. Dans les domaines du transport et du levage, l’apparition des machines provoque également un asservissement du produit à une rentabilisation maximale (par exemple, alignement des tours le long d’un chemin de grue). Dans les marchés HLM, des modèles agréés sont mis en place : il s’agit d’éléments de construction ayant donné lieu à des études poussées - qui présentent souvent de véritables innovations technologiques. Ces investissements ont pu être amortis grâce à leur utilisation sur un très grand nombre d’opérations, fournissant ainsi, à coût égal, des prestations supérieures aux autres produits. L’apparition de ces modèles accentue encore plus la spécification des logements et leur production s’oriente alors vers la «réplication massive de formules toutes prêtes». En outre, l’utilisation de ces éléments de construction standardisés aura ensuite tendance à s’étendre progressivement à l’ensemble de la production de logement. Architectes et bureaux d’études techniques Dans le processus de production, la profession d’architecte occupe une place particulière : elle correspond traditionnellement à la «définition générale du produit» (conception) et à l’organisation de la coopération entre les différentes entreprises. Avec l’industrialisation de la construction, l’importance de la coopération diminue (une grande entreprise remplace plusieurs artisans). Les missions de conception ont tendance, quant à elles, à se concentrer sur la mise au point de prototypes pour la fabri66


cation en série. Des compétences techniques accrues sont ainsi requises, qui nécessitent un appel systématique aux bureaux d’études. Dans la conception des grands ensembles, l’influence de l’architecte tend à diminuer au profit des agents support des capitaux de circulation. Ainsi, le promoteur interfère dans la définition du produit pour des raisons de commercialisation. Dans le cas des logements sociaux, les fonds limités débloqués par l’Etat et les normes à respecter influencent également le processus de conception. De plus, les agences d’architecture ont alors tendance à croître et on peut constater «une extension progressive des rapports de production capitalistes au travail de l’architecte». Autrement dit, les agences sont désormais des entreprises qui recherchent la rentabilité. Leurs revenus étant calculés sur un pourcentage du montant des travaux, plus le temps d’étude est réduit, plus leurs profits sont importants. Il y a donc une tentation pour les grandes agences de réutiliser les mêmes modèles dans différentes opérations. Parallèlement, l’architecte en chef se réserve souvent les opérations de prestige (moins rentables). Cette tendance à la limitation du temps d’étude est encore plus forte pour les bureaux d’études, ce qui a pour conséquence de freiner les innovations techniques. Néanmoins, bien que les architectes aient été contraints au cours de la conception, par un certain nombre d’acteurs extérieurs, leur influence n’est pas négligeable pour autant dans la forme qu’ont pris les grands ensembles. E. Preteceille souligne qu’il ne faut pas opposer abusive67


ment les contraintes (sociales, économiques) que subit l’architecte et un pouvoir de création, considéré comme individuel. En effet, la singularité du créateur repose en grande partie sur des «idéologies constitutives de l’apprentissage et de la pratique professionnelle» : celle du mouvement moderne, comme évoqué précédemment, mais aussi celle de l’architecture classique, portée par l’Ecole des Beaux-Arts. Les plans-masses symétriques et les axes monumentaux rappellent cet héritage ; par ailleurs de nombreux grands ensembles ont été réalisés par des architectes Grand Prix de Rome. Ces modes de pensée, partagés par un grand nombre d’architectes, ont donc conditionné la forme des grands ensembles. Ils sont également à l’origine de quelques dérives. Ainsi, Preteceille remarque dans le discours des architectes le «stéréotype de l’animation», c’està-dire l’assimilation - un peu rapide -, entre proximité physique, côtoiement et établissement de relations sociales. Par ailleurs, de nombreux architectes confèrent une grande attention aux éléments de décor (aspect architectural, volume, couleurs, mobilier), alors que ces crédits auraient probablement été plus utiles, s’ils avaient été affectés au financement d’équipements publics, par exemple. Enfin, on constate souvent chez les architectes une certaine méconnaissance du mode de vie concret des classes populaires. L’impossibilité de connaître les futurs habitants au moment de la conception renforce encore cette ignorance et explique en partie le recours au fonctionnalisme et à la figure de l’Homme universel (Cf. précédemment), théorisé par le mouvement moderne. 68


Conclusion Cette analyse concrète des modes de production montre la complexité des déterminations qui agissent lors de la construction des grands ensembles. E. Preteceille souligne d’ailleurs que ces facteurs «précèdent souvent la conscience que peuvent avoir de leur place, les agents de production». On comprend donc aisément que le «consensus fondateur» à l’origine de cet effort constructif exceptionnel n’est qu’illusoire. Un regroupement de telles différences d’intérêts s’effrite rapidement, bien souvent au détriment de la qualité des ensembles produits. Les critiques commencent à poindre dès la fin des années 1950 dans les milieux artistiques (Mon oncle, Tati) et parmi quelques politiques marginaux. Toutefois, le MRU, imperturbable, poursuivra son action pendant une dizaine d’années encore. Il paraît ainsi clair que la fin de la «période des grands ensembles» - au début des années 1970 - sera avant tout provoquée par des causes internes, et ne peut être uniquement expliquée par des éléments extérieurs comme la crise économique.

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4. Dans une médiocrité généralisée, quelques exemples de réalisations remarquables Si les déterminations politiques et économiques que l’on vient d’évoquer ont bien souvent engendré des réalisations médiocres, les grands ensembles sont loin d’être exempts de toute qualité architecturale. Quelques réalisations s’avèrent même remarquables, témoignant d’innovations constructives, d’un travail plastique de la façade ou encore d’une réflexion particulière sur le mode de vie des habitants. On détaillera à ce sujet l’oeuvre de deux architectes originaux dans la production des grands ensembles, et peut-être encore trop méconnus : Jean Dubuisson et Emile Aillaud.

Projet pour la résidence Athéna-Port (1969-1975), Jean Dubuisson

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Le travail de Dubuisson - moderne, proche de Le Corbusier -, se caractérise par une étude fine de la plastique des façades, une attention particulière aux dispositions intérieures des logements ainsi qu’aux «filtres habitables» entre intérieur et extérieur : baies, loggias, encadrements. Aillaud est, quant à lui, un des rares architectes de l’époque à se distancier des thèses modernes. Il revendique une certaine poésie, un «désordre apparent» dans ses réalisations, indispensable à l’appropriation de l’architecture par les habitants.

a. Jean Dubuisson Oeuvre générale Jean Dubuisson est un architecte de la croissance : au cours des Trente Glorieuses, il a construit un nombre impressionnant de grands ensembles, correspondant à plus de 20 000 logements. Il a notamment été urbaniste et architecte en chef à Metz, jusque dans les années 1970. Si son architecture ne peut s’appréhender sans le facteur du nombre, elle doit avant tout être comprise en termes de culture et de qualité. Issu d’une formation classique, Dubuisson devient rapidement un partisan convaincu du modernisme des CIAM, et en explore les potentiels esthétiques et constructifs. Un souci du détail et un travail fin sur la géométrie caractérisent son architecture. La composition des façades comporte un aspect très graphique ; les horizontales, rigoureuses, se faufilent dans le paysage et s’incorporent au site. Cette rigueur mathématique n’est 71


Logements à Uckange, Jean Dubuisson

d’ailleurs pas sans rappeler les travaux des architectes du Bauhaus, quelques années auparavant. Mais au-delà de ces recherches plastiques, Dubuisson porte également une grande attention à l’habiter, au mode de vie des futurs occupants. Des villas sur la Côte d’Azur aux grands ensembles lorrains, il travaille la distribution des pièces ou les relations entre intérieur et extérieur, menant une véritable réflexion qui ne se contente pas de suivre les normes préconisées par le MRU. Né en 1914, Jean Dubuisson est issu d’une famille d’architectes. Il fait des études brillantes à l’Ecole des Beaux Arts, est reçu second Grand Prix de Rome en 1943 puis premier Grand Prix en 1945. Séjournant à la Villa Médicis durant la reconstruction, il revient en France au début des années 1950 et participe au concours expérimental lancé par le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme à Strasbourg, pour la construction de la Cité Rotterdam. 72


En 1951, il est retenu pour la construction du «Shape Village» à Saint Germain-en-Laye (des logements réservés aux employés de l’OTAN). Il est associé avec l’entreprise Camus qui développe des procédés de fabrication lourde en façade. Favorable aux innovations techniques, mais avant tout désireux de conserver une grande liberté architecturale, il détourne astucieusement le «procédé Camus» en utilisant les panneaux préfabriqués comme refends au lieu de constituer une façade porteuse. Il réussit ainsi à préserver la possibilité de créer de grandes ouvertures.

Logement à Uckange (vue intérieure)

Dans les très nombreux appartements qu’il réalise, Dubuisson se révèle très attaché à la qualité de vie des utilisateurs. Il essaie de faire en sorte que chaque habitant puisse avoir un lieu d’intimité, même s’il ne s’agit pas d’une surface très importante, pour ne pas pénaliser les pièces principales. Par rapport aux standards des logements sociaux, il se bat en outre pour que l’on accorde systémati73


quement une «pièce en plus» (autonome ou bien adjointe au logement). La variation des volumes et les impressions de profondeur générées par un jeu sur les diagonales montrent l’importance accordée par l’architecte à la perception physique de l’architecture. Le confort du corps dans l’espace et l’ergonomie sont également pris en compte. Les pièces de vie présentent toujours de grandes dimensions. Elles sont conçues de manière à pouvoir permettre des aménagements différents pour favoriser l’appropriation du logement. A l’inverse, les circulations sont optimisées en y créant des usages spécifiques ou en y intégrant des rangements. Les ouvertures, bien qu’intégrées dans des façades rigoureusement tramées sont positionnées en tenant compte de l’aménagement intérieur et jamais selon les commodités qu’offrent les panneaux préfabriqués. Le jeu sur les transitions entre intérieur et extérieur est un autre thème que Dubuisson affectionne particulièrement. Que ce soit dans la villa qu’il construit pour André Weil ou dans ses plus grandes «barres» de logements, il établit des filtres successifs : loggias, encadrements, pièces largement vitrées, tout ce vocabulaire contribue à mettre en place une transition douce entre l’intimité de l’appartement et l’espace public. A. Lavalou1 précise : «pour lutter contre l’univers sériel dicté par la nécessité économique, il concentre tous les efforts sur l’échelle intime, les dispositions intérieures du logement et les modalités de leur utilisation. Systèmes de filtres habitables, baies et loggias, apportent à l’élégance moderniste sa dimension essentielle d’humanité». 1  Jean Dubuisson par lui-même, Armelle Lavalou

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Le travail des façades est également caractéristique de l’architecture de Dubuisson. Lisses, dessinées avec une grande finesse - «comme de la dentelle» - par de subtiles combinaisons d’ouvertures, elles reposent sur des trames régulières. 90, 140, 180 cm : les mesures qui se répètent correspondent à des éléments du corps humain, et non à des divisions abstraites. Le raffinement est parfois poussé jusqu’à rendre invisible les ouvrants des fenêtres, afin de préserver l’unité de la façade, comme pour l’ensemble Maine-Montparnasse (rendu célèbre par le célèbre photographe allemand Andreas Gursky).

Maine-Montparnasse, Andreas Gursky

Confronté à la «faillite des grands ensembles», Jean Dubuisson n’hésitera pas, par la suite, à reconnaître des négligences dans leur conception. Il précise ainsi que la question de l’implantation des bâtiments, la prise en compte du site, de l’orientation et du climat sont des aspects qui ont été quelque peu abandonnés au profit de la plastique du plan masse. Mais dans la crise que ces quar75


tiers rencontrent actuellement, il dénonce également le rôle de l’Etat, lequel a d’abord «décidé des implantations de manière unilatérale», «parquant les habitants à l’extérieur des centres»2, puis a réduit son soutien en renonçant à la construction des équipements nécessaires.

Analyse d’une réalisation : Résidence Cormontaigne à Thionville A partir des années 1940, la Lorraine présente une forte croissante démographique grâce au développement de l’industrie sidérurgique (hauts fourneaux, aciéries, laminoirs). La restructuration industrielle qui fait suite au traité de Rome, en 1957, renforce cet attractivité, notamment auprès des migrants étrangers. Les industriels profitent de leurs emprises foncières pour créer des logements ouvriers à proximité des lieux de production (mais dans une échelle beaucoup plus importante que les cités ouvrières édifiées au XIXe siècle). Le développement urbain de Thionville - ancienne ville fortifiée -, n’est amorcé qu’à partir des années 1960 avec le raccordement de la ville au réseau autoroutier. Après le déclassement du fort Cormontaigne (situé sur la rive Est de la Moselle), une ZUP est créée. A la fin des années 1950, la SOLLAC (Société Lorraine de Laminage Continu) fait appel à Dubuisson pour y construire une résidence hôtelière. Il s’agit de créer 1200 chambres pour les ouvriers «célibataires» de l’entreprise (des migrants qui seront rejoints par leurs familles si l’intégration se déroule correctement). 2  Jean Dubuisson par lui-même, Armelle Lavalou

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Malgré des contraintes financières draconiennes, l’architecte arrive à respecter l’enveloppe budgétaire et se permet même d’ajouter une piscine aux équipements déjà prévus par le programme (restaurants, salles de TV, bibliothèque). Maquette résidence Cormontaigne Le projet proposé par Dubuisson se compose de quatre tours de 12 étages chacune, reliées par un socle commun qui comprend les équipements publics. La surface totale du complexe atteint 33 000 m2 ; une monumentalité qui semble faire écho au fort qui se trouvait auparavant sur le site. Le rez-de-chaussée se distingue par un système de façades rideau innovantes, dont la structure a été conçue à partir des profilés produits par la SOLLAC. Les détails techniques prennent une importance capitale dans l’élaboration du projet pour Dubuisson. Il les conçoit d’ailleurs luimême, son agence intégrant un bureau d’étude. Un étage technique à l’entresol permet le passage entre la structure métallique du rez-de-chaussée et celle des étages supérieurs, qui reposent sur des voiles en béton. Les façades des chambres sont constituées de panneaux lourds préfabriqués dont les rapports sont basés sur les harmoniques du Modulor. Ce bâtiment représente bien le statut nouveau conféré à la façade par Dubuisson. Il la compare à des élé77


ments de carrosserie. Il s’agirait en quelque sorte d’un produit industriel de consommation, assimilant de fait, sa possible obsolescence : ainsi, la façade devrait pouvoir changer en fonction des techniques et des modes. En cela, Jean Dubuisson s’éloigne des thèses fonctionnalistes. La façade n’est plus la stricte représentation de l’intérieur. Composée d’éléments industrialisés, elle s’isole, acquiert une autonomie technique et plastique. Le bâtiment ne se donne plus à lire comme une répétition de logements mais comme une forme abstraite avec son propre pouvoir d’évocation. A ce titre, l’enveloppe du bâtiment devient presque oeuvre d’art.

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On peut ainsi repérer chez Dubuisson, l’influence majeure de l’art cinétique, de «la répétition systémique comme élément conceptuel de la composition»3. La résidence Cormontaigne, quant à elle, n’aura qu’une existence éphémère. En effet, quelques années seulement après sa construction survient la crise de la sidérurgie qui met à mal le bassin lorrain. La structure connaît des problèmes de gestion. Afin d’assurer un remplissage suffisant malgré le ralentissement de l’activité, la résidence s’ouvre progressivement aux ouvriers des autres sociétés puis aux non sidérurgistes à la fin des années 1960. Une première tour ferme en 1976 ; les trois autres restent 3  Les années ZUP : architectures de la croissance, Gérard Monnier

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ouvertes jusqu’à la fin des années 1980. Le bâtiment sera finalement détruit dans son intégralité en 1998. En définitive, les bâtiments de Jean Dubuisson - fidèle au «dogme moderniste» - ne semblent pas se différencier beaucoup de la plupart de ses réalisations des Trente Glorieuses. La composition urbaine ne fait pas nécessairement l’objet d’une réflexion particulière et les constructions adoptent à première vue la géométrie épurée que l’on retrouve dans la majorité des grands ensembles (contrairement au travail d’Emile Aillaud, détaillé dans la partie suivante).

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Egalement contraints par les déterminations politiques et économiques propres au processus de construction des grands ensembles, les quartiers conçus par Dubuisson n’échappent pas aux maux que connaissent aujourd’hui ces ensembles de logements, que ce soit sur le plan urbain ou social. En réalité, l’intérêt de son oeuvre se situe plutôt dans la subtilité de ses réalisations : la composition des façades, la création de «filtres habitables» ou encore la réflexion appliquée à l’aménagement intérieur des logements, privilégiant toujours la mise en oeuvre d’une réflexion humaniste plutôt que l’application systématique de grandes théories sociales ou urbaines. Le résultat atteint est d’autant plus remarquable, lorsque l’on connaît les contraintes auxquelles étaient soumis les architectes lors de la conception des grands ensembles.

b. Emile Aillaud Emile Aillaud est un architecte présentant une oeuvre assez singulière vis-à-vis de la production générale des grands ensembles. Il a tenté de compenser, par une recherche sur la qualité architecturale, les maux des grands ensembles. C’est un des premiers à remettre en cause les thèses de l’urbanisme moderne et à provoquer un nouveau débat sur la ville : il a profité de l’importance des projets qui lui ont été confiés pour essayer de re-fabriquer de nouveaux lieux urbains. Né en 1902, Aillaud est diplômé de l’école des Beaux-Arts et travaille avant-guerre dans une agence aux réalisations assez classiques. Il se tourne ensuite vers la 81


«Les Courtillières» à Pantin, Emile Aillaud

scénographie pour des fêtes nationales puis est chargé de la construction du Pavillon de l’Elégance pour l’Exposition Internationale des Arts et Techniques de Paris en 1937. Après la seconde guerre mondiale, il change totalement de domaine et construit plusieurs bâtiments industriels dans les houillères de Lorraine, ainsi que des cités pour mineurs. A partir de 1955, Emile Aillaud accède à des commandes de plus grande ampleur dans le logement social et réalise en une vingtaine d’années, six grands ensembles dont certains, comme la Grande Borne à Grigny, sont très médiatisés à l’époque. Aillaud estime que la charte d’Athènes a abouti à «une architecture sanitaire». Or, selon lui, le fonctionna82


lisme ou l’hygiénisme ne suffisent pas à créer de la vie : il faut pouvoir prendre possession poétiquement des lieux. Il prend comme référence les places des villes italiennes où l’architecture est le résultat d’une superposition de plusieurs époques : «vivre dans une ville, c’est habiter dans des cicatrices»4. Cette stratification historique est à l’origine d’une complexité qui rend la ville plus difficile à décrypter. Mais les juxtapositions parfois singulières entre différentes architectures, l’aspect pittoresque de la ville ancienne ne sont pas gratuits. Ils relèvent de raisons multiples - parfois indécelables au premier abord - qui ont présidé à l’élaboration de la cité. Aillaud soutient que ces lieux «confus», dont 4  Désordre apparent, ordre caché, Emile Aillaud

«La grande borne» à Grigny, Emile Aillaud

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les implications ne sont pas visibles, permettent «d’habiter poétiquement» la ville. L’homme étant par nature irrationnel, il est illégitime de le contraindre à un cadre de vie cartésien et strictement fonctionnel : «rien n’est habitable comme un lieu stupide».

«La grande borne» à Grigny, Emile Aillaud

Il cherche ainsi à créer des quartiers «aptes à porter leur propre passé», «arriver à l’effet de l’irrationnel par des raisons rationnelles et secrètes». Il propose de réinterpréter la rationalité dans l’architecture, sans qu’elle ne soit visible. Il ne s’agit toutefois pas d’imiter l’ancien - dans leur facture comme dans les procédés techniques mis en oeuvre, les réalisations d’Emile Aillaud sont résolument contemporaines - mais simplement de favoriser l’appropriation du 84


«Les tours nuages» à Nanterre, Emile Aillaud

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quartier par ses habitants, d’en faire un lieu capable de vieillir. Aillaud refuse «l’intrusion de la nature dans la ville» que l’on retrouve dans les quartiers modernes. Il considère le silence, le calme et l’ensoleillement comme des besoins fictifs que l’on assène aux futurs acheteurs de logements. Ces valeurs seraient issues des cultures scandinave et anglo-saxone. La France doit quant à elle préserver une culture urbaine latine : la ville comme un spectacle, un «théâtre permanent». Plutôt que les besoins mis en avant par les modernes, Aillaud privilégie l’intimité : ne pas être vu, être chez soi. Le logement est conçu comme une retraite, un univers clos «propre à la germination de la vie spirituelle». Ce repli sur soi, théorisé à l’échelle du logement est également visible à l’échelle du quartier : dans l’ensemble des Courtillières à Pantin, par exemple, les immeubles qui serpentent délimitent un grand parc central, de fait, isolé du reste de la ville. L’architecte dénonce dans l’urbanisme moderne la suppression des volumes clos extérieurs et prône un retour à un tissu urbain compact, à l’échelle humaine. Par ailleurs, Emile Aillaud revendique une démarche psychologique dans la conception de ses projets. Il cherche à créer des événements marquants, des lieux «obsédants», des situations architecturales qui ne laissent pas indifférent. Il justifie ainsi le recours à une «morphologie cérébrale» (cf. la Grande Borne) où les circonvolutions du labyrinthe génèrent une suite de «surprises infinies» : il ne s’agit pas d’une simple posture esthétique. Ces velléités peuvent être 86


également rapprochées de son recours quasi-systématique à la coloration des façades et de ses collaborations avec de nombreux artistes - notamment le peintre Fabio Rieti. La couleur n’est pas pensée comme un décor mais elle fait partie intégrante de la conception du bâtiment. Elle lui confère une «nouvelle épaisseur de sens», facilite l’identification des habitants à leur immeuble et contribue à créer ces lieux singuliers que l’architecte recherche. Par l’architecture, Aillaud cherche en outre à influencer le caractère et la psychologie des habitants : il tente de créer des «villes mélancoliques», des lieux agréables où l’on peut s’attarder, s’ennuyer. Il considère l’Homme comme apte à l’isolement, à l’attente, à la patience et veut lui donner la possibilité «d’accéder à l’individualité en goûtant à la solitude», celle-ci étant rendue supportable par l’intégration dans une collectivité urbaine. Il doit donc y avoir des lieux de retraite et des lieux de vie commune. La subjectivité de l’individu, sa faculté à rester singulier est un aspect central de la théorie d’Emile Aillaud : il cherche à concevoir une architecture qui fasse ressortir la personnalité de ses habitants, et non pas un urbanisme collectif monotone qui «détruit insidieusement l’individu». Ainsi Aillaud revendique une «tendresse pour l’habitat» : il veut «envelopper l’existence [des habitants] d’une certaine étrangeté, d’une certaine dignité». Il s’intéresse tout particulièrement aux enfants car ils sont encore, selon lui, au «stage vierge» de l’habitabilité : c’est donc sur eux que l’architecture aura la plus grande influence. Il accorde également une attention particulière au contexte social des futurs résidents : pour loger les populations les plus 87


pauvres, il faut «envelopper leur manque dans un entour qui ne soit pas oppositionnel, un lieu qui ne présuppose pas la réussite»5. Autrement dit, construire pour les classes sociales défavorisées des logements similaires à ceux des couches les plus aisées de la société ne fait que souligner le décalage qui les sépare du reste de la population.

Analyse d’une réalisation : le quartier du Wiesberg à Forbach Le quartier du Wiesberg à Forbach représente un millier de logements, commandés en 1960 par l’office HLM départemental de Moselle. Les travaux sont achevés en 1965. C’est la troisième commande de grand ensemble à laquelle Aillaud répond. Il expérimente là certains principes qu’il généralisera ensuite sur des opérations de plus grande échelle («La Grande Borne» ou «La Noé») : de longs rubans bâtiments de faible hauteur délimitent des rues et de grands espaces verts clos, à l’arrière des logements. Au centre de ces parcs, des tours d’une dizaine d’étages, légèrement incurvées, définissent des places circulaires, à la manière de donjons crénelés, positionnés au centre d’un espace protégé. Le projet a été affecté par des contraintes techniques spécifiques liées aux risques d’affaissement miniers ; il a notamment fallu créer des bâtiments autonomes sur des semelles indéformables. Mais cette opération a également été l’occasion d’innovations techniques comme l’adoption du coffrage glissant pour la construction des tours : il s’agissait alors d’une première en France, qui sera largement réutilisée par Aillaud dans ses réalisations 5  Désordre apparent, ordre caché, Emile Aillaud

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Le quartier du Wiesberg à Forbach, Emile Aillaud - Plan masse

ultérieures. La coloration des immeubles a été conçue en collaboration avec Fabio Rieti ; on peut notamment remarquer un jeu entre couleurs vives et et béton brut. Enfin, les équipements réalisés se limitent à un centre commercial et une église. Celle-ci constitue toutefois une oeuvre singulière dans la carrière d’Emile Aillaud : elle est composée de murs courbes en briques qui s’enroulent sur près de 200m autour d’une grande salle ovale et de chapelles périphériques. Si l’on se repositionne dans l’optique d’une analyse des relations entre ville et logement, Emile Aillaud apparait clairement comme un architecte incontournable. En effet, au moment de la construction des grands ensembles - pour la plupart marqués par un déficit notoire de pensée urbaine -, Aillaud tente de réintroduire une réflexion sur la ville dans ses réalisations. Il n’est certes pas urbaniste mais profite des opérations de très grande échelle qui lui sont confiées pour essayer de mettre en oeuvre ses idées. En particulier, il 89


Tours du Wiesberg, Forbach Plan d’une tour

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essaie de réintroduire une hiérarchie dans les espaces extérieurs : rues et places définies par des fronts bâtis, parcs «intérieurs». Par ailleurs, la conception du logement qu’il défend est également digne d’intérêt car assez décalée des standards modernes et contemporains - privilégier l’intimité au détriment de l’ensoleillement, des vues, par exemple. Ces positions peuvent encore apparaitre comme polémiques aujourd’hui. Enfin, les références qu’il convoque pour justifier ses thèses - l’organisation urbaines des villes historiques italiennes, notamment - sont assez inhabituelles à une période où l’on hésite pas à raser des pans entiers de centre-ville pour remédier aux problèmes d’insalubrité. Le discours qu’il développe semble même le rapprocher du modèle culturaliste défini par Françoise Choay6. Toutefois, les préceptes d’Emile Aillaud présentent également des limites. Ainsi, on peut questionner l’importance donnée à l’intimité, voire au repli sur soi dans ses écrits (exaltation de la solitude et de la mélancolie : vers un état d’esprit romantique?) N’est-ce pas simplement le reflet de la personnalité de l’architecte? Dans quelle mesure peuton généraliser ces positions? De plus, jusqu’à quel point peut-on envisager le «désordre apparent»? Cette confusion revendiquée ne finit-elle pas par s’opposer aux nécessités fonctionnelles auxquelles est néanmoins tenu l’architecte (confort des logements, pouvoir s’orienter facilement)? On retrouve dans les réalisations d’Aillaud - notamment pour le quartier Wiesberg, détaillé précédemment la mise en oeuvre de certaines de ses idées. A Forbach, 6  Cf. I. 2. La mise en pratique d’une nouvelle idéologie urbaine : le modernisme

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les «circonvolutions» du plan esquissent le «labyrinthe» qui sera développé dans les opérations suivantes, notamment à la Grande Borne. Les places circulaires délimitées par les tours au centre du parc peuvent rappeler les places italiennes auxquelles l’architecte fait référence. Ce dispositif confère un nouveau statut aux bâtiments : la tour n’est plus pensée comme objet indépendant mais ce n’est qu’un élément qui permet de lire le vide de la place. Toutefois, confrontées au contraintes politiques et économiques des commandes formatées par le MRU, les théories d’Aillaud ont dû être largement amputées lors de leur application. En effet, comment concilier un tissu urbain compact, à échelle humaine, avec des programmes de très grande échelle? Comment recréer des stratifications historiques lorsque plusieurs milliers de logements sont conçus d’une seule pièce? Emile Aillaud dénonce «l’intrusion de la nature dans la ville» mais réalise tout de même des quartiers où sont aménagés de grands parcs en raison de la faible densité des construction. Enfin, on pourrait reprocher à Aillaud une conception trop élitiste du logement ; des théories abstraites peu accessibles pour les habitants (ordre caché, désordre apparent). L’architecte s’en défend car il en résulte, selon lui, une appropriation intuitive des lieux. Quoi qu’il en soit, la pensée d’Emile Aillaud suppose une action forte par l’architecture sur la vie des habitants. Malgré de bonnes intentions, certains facteurs essentiels échappent de manière évidente au pouvoir de l’architecte. Ainsi face à la ségrégation sociale et la ghettoïsation progressive des grands ensembles, face à l’absence d’équipements adéquats et à l’enclavement de 92


ces quartiers, «habiter poétiquement» semble une compensation assez dérisoire. De fait, plusieurs grands ensembles réalisés par Aillaud font aujourd’hui partie des quartiers les plus problématiques d’un point de vue social. Malgré tout, il ne faut pas conclure trop rapidement à une faillite pure et simple de ces théories. En effet, les réalisations s’éloignent assez largement des intentions initiales en raisons des contraintes de la commande. Il y a certes une différenciation formelle vis-à-vis des autres constructions de l’époque mais les problèmes de fond n’ont pas pu être véritablement réglés.

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II. Réhabilitations et évolutions théoriques 1. Apparition des premières difficultés urbaines et sociales : remise en cause des doctrines du MRU a. Résorption de la crise du logement Au cours des années 1960, le rythme soutenu de la construction de logements (plus de 370 000 par an en moyenne) a permis de résoudre la crise du logement pour les familles solvables. Après quelques années de cet effort constructif sans précédent, la France a rattrapé son retard quantitatif en logements vis-à-vis de ses voisins européens. A partir de 1972, les responsables politiques - notamment Albin Chalandon et Olivier Guichard - abandonnent petit à petit les grands ensembles. Ils commencent par essayer d’en détourner les familles des classes moyennes qui y vivent encore, créant des mesures incitatives en faveur de l’habitat individuel. Les dirigeants reconnaissent ainsi implicitement que ces quartiers présentent l’inconvénient de radicaliser politiquement les habitants qui y emménagent, renforçant particulièrement le parti communiste.

b. Dégradation matérielle et sociale rapide Les grands ensembles sont nés au cours des années 1950, dans un contexte de culte de la propreté et de 94


l’hygiène. L’euphorie de l’accès au confort et à la modernité n’est toutefois que de courte durée et laisse rapidement place à un certain malaise. Quelques années seulement après leur construction, ces nouveaux quartiers font l’objet de critiques dénonçant leur uniformité, source d’un ennui qui serait à l’origine de la délinquance juvénile (les «blousons noirs»). La contestation rapide de cette nouvelle forme d’urbanisme, malgré l’ampleur des taudis et l’attrait du confort moderne prouve que «l’état de grâce» des grands ensembles n’aura finalement duré que très peu de temps dans l’esprit de la population. Dès la fin des années 1960, une part dynamique des habitants cherche à quitter les grands ensembles au profit de l’habitat pavillonnaire (auquel aspirent 80% des Français). Ce «mythe confus et trompeur»1 est entretenu par les industriels qui veulent élargir leur offre en prospectant de nouveaux marchés, mais également par les pouvoirs publics qui cherchent à mieux contrôler la population par la généralisation de la propriété individuelle. Ce mouvement de départ des grands ensembles s’accompagne d’un jugement d’opinion qui dévalorise ces quartiers. On peut constater que l’appréciation que les individus portent sur un type d’architecture est fortement influencée par la classe sociale dans laquelle ils se situent. Ainsi, les grands ensembles sont majoritairement considérés comme «laids», «déprimants» et «repoussants»2 par les classes moyennes, alors que les ouvriers les trouvent plutôt «sains» et «modernes». On cherche à se démarquer des couches sociales 1  Les grands ensembles, une histoire qui continue, François Tomas 2  Les grands ensembles, une histoire qui continue, François Tomas

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inférieures. L’opinion des classes moyennes s’apparente à un jugement de dégoût, le dénigrement d’un habitat «aussi ouvertement dévolu aux familles populaires»3. En 1972, les Prêts Immobiliers Conventionnés (PIC) et les Plan d’Epargne-Logement sont mis en place afin de favoriser la construction de logements individuels. Ces derniers dépassent les logements collectifs en nombre de constructions annuelles dès 1976 et la maison individuelle devient le mode d’habitat majoritaire en France au cours des années 1980. Cette brusque inversion de la tendance sera à l’origine de nouvelles problématiques urbaines (périurbanisation, étalement urbain). L’Etat est longtemps resté sourd aux critiques formulées à l’encontre des grands ensembles et leur construction se poursuit bien après l’apparition des premières contestations. Quelques inflexions mineures sont toutefois concédées : on accorde plus d’importance à la végétation, les immeubles sont moins grands et disposés de manière moins linéaire. On renonce à l’idée d’un seul bâtiment monumental qui serait une solution «parfaite, logique et grandiose»29. On ajoute tout au moins des décrochements ou des ondulations. Néanmoins il ne s’agit pour la plupart que de mesures cosmétiques : la réflexion urbanistique reste en retrait ; l’espace est toujours pensé en termes de «barres isolés». De 1950 à 1970, les logements construits sont passés «d’un enfantement héroïque à un vieillissement prématuré»30. La population des grands ensembles, rendue 3  Les grands ensembles, une histoire qui continue, François Tomas

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de moins en moins solvable par les mécanismes d’attribution du logement social, cumule de nombreux handicaps : dégradation du bâti, manque d’entretien, vandalisme, ce à quoi s’ajoutent les problèmes sociaux aggravés par un accroissement durable du chômage et les difficultés d’intégration des populations immigrées. Il s’agit là cependant d’un rapide constat d’ensemble qui cache en réalité des situations assez hétérogènes. Celles ci dépendent de la configuration des bâtiments, de l’occupation des logements mais également des situations économiques locales. Les habitants qui restent dans les grands ensembles se retrouvent rapidement enfermés dans un processus de marginalisation, alimenté par une ségrégation sociale et spatiale. Bien qu’elle soit souvent involontaire, celle-ci est difficile à éviter. L’exemple de l’Aide Personnalisée au Logement (APL) est à ce titre très parlante : la mise en place des APL - ayant pour objectif de rendre solvable les foyers les plus défavorisés -, a eu pour conséquence une augmentation du coût des loyers de la part des bailleurs, ces derniers étant soucieux de compenser les pertes de recettes liés aux vacances, aux impayés ou aux coûts d’entretien. Les logements sociaux deviennent dès lors beaucoup moins avantageux pour les familles un peu plus aisées, qui ne bénéficient pas de l’aide au logement. Elles délaissent alors les offices HLM et les grands ensembles, qui tendent progressivement à se transformer en véritables ghettos où ne restent plus que les populations les plus pauvres (populations captives).

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Quartier des Chamards, Dreux

c. La notion de «réhabilitation», nouvelles théories urbaines Les premiers «remèdes architecturaux» à cette crise que traversent les grands ensembles sont évoqués dès les années 1970. Les consultations lancées par les offices HLM (comme pour la Cité des 4000 à la Courneuve, par exemple) et les Programmes d’Architecture Nouvelle (PAN), mis en place à partir de 1972, constituent des laboratoires d’idées sur les thèmes de l’habitat et de la ville. Cependant, en raison du manque de moyens affectés à ces premières restructurations, seuls les problèmes techniques sont traités, au détriment des problématiques fonctionnelles et ur98


baines. Les interventions globales, à l’échelle du quartier puis de la ville n’apparaîtront qu’une vingtaine d’années plus tard. La plupart des grands ensembles, construits initialement à l’extérieur des villes, ont été rapidement rattrapés par la péri-urbanisation. A condition d’être correctement desservis par les transports en commun, ils pourraient donc accéder à un statut urbain classique. Quelques freins rendent toutefois cette transformation complexe : par exemple, une inscription trop brutale dans les sites et une absence de liaison avec les quartiers adjacents (enclavement et bâtiments surdimensionnés). A cela s’ajoute un monolithisme foncier, fonctionnel et social, un déficit d’équipement et une absence de mixité qui rendent toute évolution plus difficile que dans les tissus urbains traditionnels. On pourrait également mentionner la pauvreté spatiale des plans masse et la présence d’espaces extérieurs indifférenciés, non structurés et peu conviviaux. Parallèlement au malaise qui touche les grands ensembles, la société se mobilise contre les opérations de rénovations urbaines (faire table rase des anciens quartiers insalubres et «importer les grands ensembles en centreville»). Les manifestants ont des motivations diverses (dénoncer la spéculation foncière, sauvegarder le patrimoine) mais il s’agit indéniablement d’une remise en cause d’un urbanisme fondé sur une logique comptable. Les habitants souhaitent plus de démocratie dans la politique de la ville. La «technocratie» à l’origine de ces opérations de rénovation urbaine est également celle qui a présidé à la concep99


tion des grands ensembles, mais la destruction des centreville mobilise les classes moyennes, qui sont souvent plus visibles que les populations défavorisées... Dans ce contexte se développe la notion de «réhabilitation», en rupture avec le fonctionnalisme et porteuse d’une nouvelle culture urbaine. Il ne s’agit ni de rénover (raser et reconstruire), ni de restaurer (conserver à l’identique) mais plutôt de réaménager, transformer progressivement tout en conservant l’identité du tissu urbain initial. L’exemple de la politique menée à Bologne est à ce titre assez précurseur : la question centrale n’est plus celle des usages mais celle des formes urbaines et de leur signification. La ville a refusé les grands ensembles et les opérations de rénovation du centre. Au contraire, elle réhabilite le parcellaire, les îlots et les constructions vernaculaires. En France, la loi sur les secteurs sauvegardés de 1967 est un premier indice d’un changement profond de la pensée et de l’action urbaine. Dix ans plus tard sont mis en place les Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat, qui visent à réhabiliter les quartiers anciens, et le programme «Habitat et Vie Sociale», qui tente d’enrayer la dégradation rapide des grands ensembles. Les premières interventions sur les grands ensembles sont lancées avec pour toile de fond le débat sur la forme urbaine qui marque les années 1970. L’ouvrage de Panerai, Depaule et Castex, Formes urbaines, de l’îlot à la barre, influence ces premières opérations qui cherchent à intégrer les grands ensembles au reste de la ville. Selon ces auteurs, «l’objet architectural compte moins pour lui même, d’un point de vue esthétique, que pour sa capacité à définir 100


des espaces, pour les distinctions qu’il opère, les pratiques qu’il accueille, voire parfois qu’il suscite.» Ils ajoutent : «affirmer que l’architecture est urbaine, ce n’est pas reproduire le décor de la ville ancienne mais tenter de définir les relations spatiales compatibles avec les pratiques urbaines que nous connaissons». Les grands ensembles tels qu’ils ont été conçus ne possèdent pas la capacité de créer des lieux singuliers, qualifiés. Les opérations de réhabilitation tentent ainsi de pallier à ces manques en créant des séquences repérables, en redonnant une échelle plus appréhendable aux immeubles surdimensionnés, en instaurant une diversité nouvelle dans le traitement des espaces extérieurs. Pour transformer les grands ensembles en des quartiers urbains à part entière, il faut y retrouver variété, lisibilité et hiérarchie, dans le bâti comme dans les espaces publics. Les modalités d’intervention sont multiples : elles vont des opérations spectaculaires (création de grands axes, démolitions) aux micro-interventions. Le travail sur le paysage, notamment, contribue largement à l’identification de nouveaux lieux, sans pour autant nécessiter des travaux très onéreux. En France, en raison d’une ségrégation sociale très marquée, l’image des grands ensembles et du mouvement moderne est particulièrement négative. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics choisiront à de nombreuses reprises les démolitions ou les restructurations lourdes. Les approches étrangères, moins affectées par la question de la représentation seront souvent plus pragmatiques.

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2. Thématiques abordées lors des réhabilitations et «outils» utilisés par les architectes Lorsque l’on étudie les opérations de réhabilitation des grands ensembles, on peut dégager un certain nombre de thématiques, abordées de manière récurrente par les architectes ou les urbanistes. Il s’agit dans cette partie de lister ces principaux thèmes afin d’obtenir un aperçu des outils qui ont été utilisés par les maîtres d’oeuvre, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui.

a. Au niveau urbain Les grands ensembles sont des quartiers exempts de toute structure foncière en raison d’une production rapide, décidée unilatéralement par l’Etat (ZUP) : ainsi, il n’y a souvent que quelques grandes parcelles possédées par des bailleurs sociaux. Ces offices HLM, qui disposent donc d’importants espaces publics, doivent faire face à des problèmes de gestion en raison des forts coûts d’entretien que ces grands terrains impliquent; ces surcharges sont d’ailleurs régulièrement répercutées sur le montant des loyers. Une des premières mesures dans la re-qualification des grands ensembles consiste donc à revoir le partage nécessaire entre espaces publics et privés. Reconstituer des îlots - même s’il ne sont pas strictement délimités par un front bâti -, instaurer des espaces privés autour des tours, permet de créer des lieux différenciés, affectés d’une fonction et d’un caractère précis. On redonne ainsi une certaine diversité aux espaces extérieurs, tout en améliorant leur lisibilité (création d’adresses claires, par exemple). De plus, ce 102


re-découpage amène nécessairement une réflexion sur la notion d’unité de voisinage. Cependant, celle-ci doit être pensée de manière pragmatique, en fonction de l’espace disponible et de la configuration des bâtiments, et non plus selon un nombre d’habitants théorique. Le projet manifeste d’Alexandre Chemetoff pour la Cité Darnaise aux Minguettes, à Vénissieux en 1995, illustre bien ces quelques principes. Des cours d’immeubles fermées sont créées au pied des tours. Un système de rues rétablit une organisation en îlots, marqués par des haies et des alignements d’arbres. Ces voies sont municipalisées afin de devenir des rues ordinaires, équipées du même mobilier urbain que dans le reste de la ville. Ces transformations légères ne doivent pas être vues comme un aboutissement mais elles constituent la condition préalable à d’autres projets. Par la continuité de l’espace public qu’elles instaurent, elles renforcent la perméabilité du grand ensemble et favorisent son intégration au reste de l’agglomération.

Les Minguettes, Vénissieux - Parcellaire initial

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Les Minguettes, Vénissieux - Création d’îlots (A. Chemetoff)

Recréer des îlots à l’intérieur des grands ensembles n’est toutefois pas leur seule option possible : certains architectes préfèrent ainsi conserver les qualités résidentielles existantes (calme, grands espaces verts, circulation et stationnement limités). Ainsi, ils choisissent plutôt de travailler sur les interfaces entre le quartier - vu comme un jardin - et son environnement. Malgré la hauteur des immeubles, les grands ensembles ne sont pas très denses. Il y a en effet un grand potentiel d’espace disponible pour de nouvelles constructions. Leur utilisation nécessite toutefois une modification des règlements d’urbanisme et doit souvent faire face aux réticences de la population. Néanmoins, l’adjonction de bâtiments de faible hauteur permet de recréer des fronts de rue, de délimiter de nouvelles places (Cf. illustration), mais également d’assurer une transition entre l’échelle humaine et les immeubles de grande hauteur. Par ailleurs, 104


le paradoxe des grands ensembles est souvent d’être mal reliés à la ville car «trop ouverts». Les constructions neuves permettent alors de créer une limite progressive entre tissus anciens et ville moderne. L’opération de Christian de Portzamparc pour l’îlot de la rue Nationale à Paris dans les années 1990, en est un exemple significatif : de petits bâtiments sont implantés de biais devant les barres. Ils délimitent ainsi clairement l’espace résidentiel sans le refermer brutalement. Ces nouvelles constructions, alignées le long de la rue, font office de soudure réconciliant les géométries du bâti et de la voirie qui avaient été volontairement dissociées.

Place des Chamards, à Dreux par Ellipse Architectes en 1995 : la tour existante a été modifiée dans son soubassement et fait désormais office de «campanile», face à la place nouvellement créée

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b. Concernant la programmation Dans les espaces mono-fonctionnels que sont les grands ensembles, le renforcement de la mixité par l’ajout d’équipements, de commerces ou de locaux professionnels paraît évidemment une des solutions incontournables pour retrouver la complexité du tissu urbain traditionnel. Néanmoins, cela n’a rien d’aisé : il est souvent difficile d’affecter à un usage commercial ou tertiaire, les rez-de-chaussée d’immeubles gérés entièrement par des bailleurs sociaux. De plus la rentabilité des commerces est loin d’être assurée : du fait de l’image très négative des grands ensembles, ils attirent peu de clients en dehors du quartier, ce qui ne leur permet pas forcément de survivre durablement. Il existe tout de même quelques équipements présents dans les grands ensembles depuis leur construction. Cependant, ils sont souvent enclavés et peu visibles. Ils n’ont ainsi qu’une faible capacité à jouer leur rôle de «condensateurs sociaux»1. Au cours d’une opération de réhabilitation, il peut donc s’avérer judicieux de les réaffecter autour de nouvelles centralités, ou bien à l’interface entre le quartier et son environnement immédiat. Dans le cadre du programme «Banlieues 89», Laurent Salomon a ainsi construit le «Portique» de St Priest : ce bâtiment met en relation plusieurs équipements autrefois isolés pour créer un mini-pôle urbain, devenant un signal pour le quartier. La mixité des commerces et des services publics qui y sont réunis permet d’assurer une fréquentation importante de la structure. 1  La réhabilitation des bâtiments, Pascale Joffroy

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c. Au niveau architectural Les transformations d’ordre architectural sont souvent celles qui sont les plus visibles dans la réhabilitation des grands ensembles. Si la tentation de la démolition pure et simple des bâtiments a été présente ces trente dernières années, de nombreux architectes et maîtres d’ouvrage lui ont préféré la transformation - souvent plus efficace - du bâti existant. Petit à petit, tout un vocabulaire d’interventions architecturales sur les grands ensembles a été décliné. Ainsi, les opérations lourdes, telles que les démolitions partielles découpage, écrêtage, création de porches ou de «fenêtres urbaines» - ont été couramment appliquées sur les barres de grande longueur. Elles cherchent à offrir plus de perméabilité ou bien à redonner à des bâtiments sans échelle, des dimensions plus conventionnelles, que l’on appréhende plus facilement. En 1989, Laurent Israël réalise un projet sur la «Barre des 4000 - Sud» à la Courneuve où il perce trois grandes fenêtres urbaines, habillées latéralement d’acier. Les logements qui s’ouvrent dans l’épaisseur bénéficient

«Barre des 4000 - Sud», La Courneuve - Coupe

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ainsi de nouvelles orientations et de nouvelles dispositions d’appartements - duplex avec terrasse - sont proposées. Toutefois, dans ce cas, la démesure des percements ne renie pas l’échelle de la barre ; bien au contraire, elle accentue son caractère monumental.

«Barre des 4000 - Sud», La Courneuve

Cependant, ces procédés sont délicats et particulièrement coûteux. Ils exigent en outre de trouver des solutions pour le relogement des habitants pendant la durée des travaux. L’art de la démolition relève donc tout d’abord «du choix stratégique de ce qu’il faut garder, et des bénéfices à en tirer pour les logements contigus»2 : tous les «tronçonnages» ne se justifient pas. Pour atténuer l’uniformité des grands ensembles et améliorer les conditions de vie de leurs habitants, il existe également des solutions moins radicales. Ainsi, on pourrait citer l’augmentation du nombre de halls d’entrée et l’amélioration de leur visibilité, la dissociation des travées grâce aux traitements particu2  La réhabilitation des bâtiments, Pascale Joffroy

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liers des façades, la construction d’extensions légères ou encore l’aménagement des espaces extérieurs au pied des immeubles. Pour remédier à l’image très négative qui caractérise les grands ensembles, de nombreux architectes ont tenté d’en remanier les façades. Toutefois, ces opérations de «coloriage» ou de «re-capotage», censées pallier les défaillances architecturales, stigmatisent au contraire le caractère déshérité des cités. En effet, le discrédit porté sur ces quartiers est plus lié au manque d’entretien ou à la marginalité de leurs occupants qu’à une question de style architectural. Certaines réhabilitations, qui «travestissent» les bâtiments, les habillent selon des tracés qui n’ont rien à voir avec leur architecture d’origine, révèlent rapidement leur caractère «plaqué». Le vocabulaire architectural des années 1960 n’est cependant pas sans qualités : le travail des pleins et des vides, le marquage de la structure et des remplissages, et les discrètes modénatures qui marquent les différents niveaux peuvent servir de support à une mise en valeur réfléchie des façades. Un autre angle d’approche consiste à travailler sur le seuil des immeubles ; créer une lisière que les habitants puissent s’approprier. Cet espace-tampon peut être constitué de jardins mais il peut aussi intégrer des locaux de rangement ou des places de stationnement. Le circuit d’accès aux entrées doit être traité de manière plus valorisante. En outre, on peut imaginer des accès privés pour les logements en rez-de-chaussée. Ces derniers acquérant ainsi un statut particulier, ils peuvent plus facilement laisser place à des commerces ou des cabinets libéraux. Le vocabulaire tradi109


tionnel de l’entrée d’immeuble (porche, marquise, auvent) a été réintroduit dans les grands ensembles par de nombreux architectes. Pour les immeubles de grande dimension, il est également possible de créer un socle ou d’aménager un parvis d’accès. C’est la solution qui a été retenue par Dominique Putz et Patrick Weber dans le quartier de «La Viotte», à Besançon au début des années 1990 : ils ont décaissé le sol naturel pour ajouter une bande de logements au pied d’une grande barre, formant ainsi un socle monumental. L’extension est couverte d’une coursive d’accès aux halls d’entrée et de terrasses accessibles depuis les logements du rez-de-chaussée.

«La Viotte», Besançon

Contrairement aux aménagements extérieurs, l’agencement des logements dans les grands ensembles est souvent loin d’être sans qualité : bi-orientation, assez bonne luminosité - 1/6 de surfaces vitrées - ou encore séparation efficace jour/nuit. Néanmoins, quelques modifications s’imposent : les surfaces de rangements sont généralement insuffisantes et les cuisines très exiguës. De plus, la 110


satisfaction des besoins essentiels ne suffit plus aujourd’hui : les habitants souhaitent également jouer, bricoler, stocker. Ainsi il faut désormais réfléchir à des espaces poly-fonctionnels. En pratique, les transformations intérieures se limitent souvent à quelques éléments de détails (placards, cloisons), afin de préserver la solvabilité des locataires. Par ailleurs, les logements construits dans les années 1950 et 1960 sont généralement de taille moyenne : entre 45 et 75 m2. En raison des évolutions de la société, ils ne correspondent plus forcément aux besoins de la population. Ainsi, les familles monoparentales recherchent des appartements plus petits alors que de très grands logements sont nécessaires pour accueillir les familles nombreuses (situation assez courante, notamment parmi les populations immigrées). Il faudrait donc diversifier les types de logements disponibles. Cela implique toutefois des opérations lourdes (création de nouvelles pièces d’eau, ou encore percement de murs porteurs). Enfin, améliorations internes et transformations de la volumétrie extérieure peuvent être associées grâce à l’utilisation d’extensions en façade. La réflexion sur une enveloppe épaisse permet d’introduire un jeu de pleins et de vides qui animent la façade ou bien augmentent les vues de l’intérieur au moyen de dispositifs tels que des bow-windows. Pour qu’elles soient efficaces, il est toutefois primordial que ces extensions soient logeables et pratiques, et ne se limitent pas à une simple fonction de représentation. Si l’extension est légère - moins d’un 1,5m environ -, il est possible de l’accrocher à la structure existante et de la placer de manière aléatoire sur la façade. En revanche, 111


pour des opérations de plus grande envergure, il est nécessaire de créer des ouvrages indépendants (Cf. 3.d, Lacaton & Vassal, Tour Bois-le-Prêtre). Cette solution présente en outre l’avantage d’éviter le déménagement des habitants puisqu’ils peuvent rester dans leurs logements pendant la plus grande partie des travaux. Cependant, ces adjonctions sont parfois limitées par des contraintes structurelles (impossibilité de percer les murs pignons par exemple) ou des questions d’éclairage intérieur. Ainsi, Roland Castro imagine à Lorient des nouveaux volumes qui modifient les pignons des immeubles existants, sans toutefois les prolonger : il s’agit d’une simple sur-épaisseur qui contrarie la rectitude des barres. Ces extensions sont en outre découpées en biais pour assurer un ensoleillement suffisant à l’intérieur des logements. Quai de Rohan, Lorient - Réhabilitation par R. Castro

Face à toutes ces solutions subsiste tout de même un paradoxe : comment fondre les grands ensembles dans leur environnement, en faire des quartiers «comme les autres», alors même que, travaillant sur un territoire désigné comme une entité, on en renforce les particularités? Peuton créer un morceau de ville «normal» au moyen de grandes opérations planifiées de manière unilatérales, au risque de 112


retomber dans les travers décrits par E. Preteceille lors de la construction des grands ensembles? Ainsi, parmi les différentes solutions qui ont déjà été expérimentées par les architectes ou les urbanistes, on peut penser qu’il n’y a pas nécessairement une option idéale, mais plutôt des dispositifs divers qui peuvent cohabiter, afin de retrouver un peu de la diversité et de la complexité qui caractérisent les tissus urbains traditionnels.

Quartier de l’Esplanade à Strasbourg (exemple d’un grand ensemble peu touché par les difficultés sociales)

En outre, ces opérations architecturales et urbaines ne doivent pas éclipser le traitement indispensable des problématiques sociales : se contenter d’aider les familles en difficulté dans les grands ensembles est une erreur. Ce qui importe avant tout c’est d’inverser la tendance à la ghettoïsation, d’intégrer les ménages les plus pauvres dans d’autres quartiers, bien desservis et valorisés. Il faut ainsi essayer ainsi de retrouver la mixité sociale que les grands ensembles ont connu peu après leur construction. Il reste 113


cependant des ensembles qui ne posent pas de problèmes sociaux actuellement. Pour éviter une dégradation future, il est primordial dans ce cas que les bailleurs sociaux concentrent leur attention sur les familles solvables en les aidant à rester, voire en les incitant à revenir.

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3. Les interventions sur les grands ensembles : des années 1970 à aujourd’hui a. Les premières réhabilitations Quartier Saint Saëns à Montreynaud, AUA Cinq ans seulement après l’arrêt politique des grands ensembles, le lancement de la procédure «Habitat et Vie Sociale» (HVS) marque le début des opérations de réhabilitation. Dans la plupart des cas, il s’agit de remettre en état des bâtiments qui se sont très rapidement dégradés. A cela s’ajoutent quelques quartiers inachevés, dont les chantiers ont été immobilisés - parfois définitivement suite à la crise immobilière de 1974-1975. Le quartier Saint Saëns à Montreynaud (près de Saint-Etienne) accueille l’une des premières opérations de réhabilitation des grands ensembles menées en France. L’intervention, dirigée par Paul Chemetov et Christian Devilliers de l’agence AUA démarre quelques années à peine après l’achèvement de la ZUP. Il s’agit en réalité de terminer le grand ensemble, en corrigeant ses défauts principaux : bâtiments flottants dans des espaces libres, mauvais raccordement au centre-ville, voirie surdimensionnée ou encore implantation sans prise en compte du relief (pourtant très vallonné). Dès leur livraison, les logements présentent un taux de vacance important, ce qui crée une situation difficile pour le maître d’ouvrage. Les pouvoirs publics demandent alors une étude couvrant l’ensemble du site aux paysagistes M. Corajoud et M. Steinebach. L’agence AUA est chargée d’achever le quartier. 115


Quartier St Saëns, Montreynaud - Axonométries avant et après la réhabilitation

Toute démolition est exclue d’emblée. Paul Chemetov et Christian Devilliers ne cherchent pas non plus à plaquer un nouveau style sur les bâtiments existants, mais leur projet met en oeuvre une théorie encore nouvelle à l’époque, qui attribue le malaise des habitants à l’absence d’un cadre urbain. L’opportunité de construire 196 logements supplémentaires leur permet de concevoir des bâtiments neufs de faible hauteur, à une échelle plus humaine. Grâce à ces nouvelles constructions, ils ordonnent l’enchaînement des espaces en cernant des îlots, fermant des places ou en traçant de nouvelles rues. Il s’agit toujours de barres relativement homogènes mais leurs façades reçoivent des traitements urbains : coursive de distribution extérieure, traitement particulier des entrées, relation forte avec le site... En effet, si le tracé initial est assez peu modifié en plan, les architectes remodèlent profondément le terrain en coupe, afin de recréer des espaces publics horizontaux, jouant avec le relief pour instaurer des différences de niveaux, des parcours en surplomb ou en contrebas. Les 116


bâtiments neufs absorbent le dénivelé, qu’ils soient positionnés parallèlement à la pente (système de duplex inversés) ou perpendiculairement (soubassement partiellement enterré). Cette opération est également l’occasion d’une diversification des types d’habitat proposés : des logements sociaux intermédiaires et des maisons individuelles font leur apparition au sein du quartier. De plus, une place commerçante est aménagée à l’entrée du grand ensemble.

Quartier St Saëns, Montreynaud

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Malgré l’impact de cette intervention, l’embellie sociale du quartier Saint-Saëns ne subsiste toutefois pas très longtemps. Les difficultés ressurgissent au cours des années 1990 en raison d’une image dévalorisée par les cités voisines, de liaisons insuffisantes avec le centre-ville ou encore d’une trop grande homogénéité sociale et fonctionnelle.

b. «Banlieues 89» et le remodelage urbain La politique de la ville est relancée après les élections de 1981 et l’agitation sociale qui a suivi l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. On met en place la Commission Nationale pour le Développement Social des Quartiers, dont la priorité est l’encadrement social des populations qui vivent dans les zones urbaines sensibles (actions d’insertion économique, éducation, animation ou encore prévention de la délinquance). Convaincus que ce projet sera une impasse sans y associer une intervention sur la forme urbaine, Roland Castro et Michel Cantal-Dupart obtiennent du Président de la République l’engagement de l’opération «Banlieues 89». Lancé en 1983, ce projet consiste tout d’abord en une réflexion sur l’avenir architectural et urbain des grands ensembles. Ses fondateurs tentent de susciter l’abandon de la politique de la table rase au bénéfice d’une nouvelle forme radicale de réhabilitation, que Castro théorisera sous le terme de «remodelage». En outre, il s’agit d’attirer l’attention du grand public, mais aussi des responsables politiques sur des questions habituellement peu porteuses électoralement. Lors 118


d’une seconde phase, des opérations sont proposées par des collectivités locales, en concertation avec des professionnels (architectes, urbanistes) et avec les populations concernées. Environ 200 projets ont ainsi été retenus et présentés au Président de la République par les animateurs de Banlieues 89, à l’occasion d’un forum très médiatisé. Ce programme a largement contribué à faire connaître à l’opinion la problématique de l’exclusion sociale et spatiale, et à instaurer un débat public sur la ville et la banlieue. Castro, figure majeure du projet, entend remettre au centre de la réflexion la qualité architecturale et urbaine : «un minimum d’urbanité pour empêcher le chaos et la jungle»1. Les «remodelages urbains» sont des opérations qui associent démolitions partielles, extensions et reconstructions. Elles aboutissent à des modifications importantes du plan-masse. Pour Roland Castro, les bâtiments existants 1  Entre les tours et les barres, restructurer les espaces publics des grands ensembles, CERTU

Croquis pour le «remodelage» du Quai de Rohan à Lorient, R. Castro

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sont une «matière première propre à être percée, taillée, découpée, épannelée, sculptée»2. Il s’agit de revaloriser l’architecture en créant des «oeuvres uniques», en y apportant une «logique artisanale ou artistique». En ce sens, le terme de «remodelage» est très parlant : les bâtiments sont considérées comme des sculptures, dont la forme permet de «susciter l’adhésion au projet par l’architecture». A la manière d’un discours politique, Castro appelle à «provoquer un renversement urbain matériel (amélioration des espaces, du confort) mais aussi un renversement symbolique et imaginaire» à l’égard des grands ensembles. 2  Remodeler, métamorphoser, Roland Castro, Sophie Denissof - idem pour les citations suivantes

Quai de Rohan à Lorient

Parallèlement aux transformations architecturales, il faut également remédier aux «indigences de l’urbanisme» : restaurer la continuité de l’espace public, fabriquer des 120


rues, retrouver de la densité et de la diversité grâce à une «stratification stylistique et typologique». Roland Castro voit le remodelage comme un «jalon du récit de la ville», participant à la «mémoire urbaine» ; la transformation d’un «quartier figé» en un «morceau de ville sédimentaire». Enfin, toujours soucieux de l’image que renvoient les grands ensembles, le fondateur de Banlieues 89 apporte une grande attention à l’appropriation individuelle et collective des logements, passant selon lui par des restructurations visibles et non pas par des opérations de réhabilitation essentiellement techniques. Cependant, les opérations menées dans le cadre du programme Banlieues 89 cachent des réalités très différentes. Ainsi, si certaines interventions sont le fruit d’une réflexion poussée et revoient en profondeur l’organisation des quartiers, d’autres se contentent uniquement de modifier les façades et de réaménager les espaces verts. Les travaux de Castro présentent quelques aspects novateurs vis-à-vis des réhabilitations antérieures, notamment la volonté de s’attaquer de front à l’image négative des grands ensembles. L’intention d’inscrire ces quartiers dans la «stratification historique» sur laquelle se construisent les villes est également intéressante. Cependant, ces opérations de «remodelage» s’avèrent souvent contestables. En effet, les bâtiments sont modifiés, au mieux en fonction de principes d’organisation urbaine (aménagement d’un espace public continu, création d’entités résidentielles ; parfois de manière un peu caricaturale), au pire uniquement en fonction de l’image que l’on cherche à donner à l’opéra121


Quai de Rohan à Lorient

tion. Ainsi, les qualités intrinsèques des constructions sont bien souvent négligées, et il n’est pas évident de donner une limite rationnelle à l’ampleur de ces restructurations. L’architecte apparaît en quelque sorte tel un démiurge, libre de toute remise en cause du bâti existant, et tenté par «l’architecture-attraction». Poussant le raisonnement à l’extrême, considérer les grands ensembles comme des blocs à «sculpter», n’est-ce pas un peu oublier les gens qui y vivent? Par ailleurs, les interventions présentées dans le cadre de Banlieues 89 ont tendance à laisser croire qu’il suffit de «faire des coups» pour changer la ville. La réalité est plus complexe que cela et les changements profonds doivent être conduits dans la durée. Or, la sur-médiatisation 122


des de ces opérations ne leur garantit pas toujours une inscription dans un processus à long terme. Exemples de réalisations Pour illustrer les réalisations produites dans le cadre de Banlieues 89, on étudiera deux exemples de remodelage urbain : celui du Quai de Rohan à Lorient et celui de La Caravelle à Villeneuve-la-Garenne, tous deux conçus par l’agence Castro & Denissof. L’opération du Quai de Rohan a été réalisée entre 1988 et 1996. Selon les architectes, le quartier a fait l’objet d’un «remodelage complet», qui a «poussé à l’extrême la métamorphose d’un habitat social»3. L’intervention urbaine est organisée conjointement avec le programme DSQ (Développement Social des Quartiers), qui mène des actions sociales dans les quartiers défavorisés. Il s’agit en outre d’une opération relativement importante puisque près de 500 logements ont été modifiés. 3  La réhabilitation des bâtiments, Pascale Joffroy

Quai de Rohan : photographies aériennes avant et après réhabilitation

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L’ensemble du Quai de Rohan possède une situation exceptionnelle : il est à la fois proche du centre-ville et situé en bord de mer, laquelle est d’ailleurs masquée par une barre de 160m de long. Le projet de Castro et Denissof vise à «renouer avec une urbanité perdue» en réorganisant les espaces extérieurs et en modifiant les logements. La plus longue des barre est percée sur la largeur d’une cage d’escalier pour ouvrir une voie d’accès vers la mer, en prolongement d’une allée existante. Le bâtiment est écrêté en «escaliers» à proximité de ce nouvel axe central pour retrouver une échelle plus humaine. De nouveaux logements sont créés dans des constructions basses, positionnées perpendiculairement à la barre pour former des îlots fermés. Elles intègrent des logements étudiants, un centre médicosocial et un foyer de jeunes travailleurs, afin d’apporter plus de mixité sociale. Les bâtiments existants sont remodelés au moyen d’extensions ponctuelles, cherchant à infléchir la «rectitude implacable» des barres et à modifier leur image. Parallèlement, de nouveaux types de logements sont introduits dans le grand ensemble. Oriels, bow-windows, terrasses et ajouts de chambres supplémentaires viennent agrémenter les appartements d’origine. Enfin, l’ensemble est intégralement repeint en blanc, afin de rester «fidèle à l’identité de la ville». 124


L’opération du Quai de Rohan est un projet manifeste par son ampleur et son mode de financement, néanmoins, il reste assez schématique dans sa conception urbaine (quatre îlots d’échelle monumentale, organisés autour d’un axe dirigé vers la mer). L’ensemble de Villeneuve-laGarenne semble quant à lui témoigner d’une réflexion urbaine un peu plus poussée. La Caravelle est un quartier conçu par Jean Dubuisson, marqué par une longue barre qui atteint près de 400m de long. Le projet de Castro et Denissof cherche à désenclaver la cité au moyen d’un grand mail piéton qui longe cette barre principale. Des rues perpendiculaires sont tracées de part et d’autre, afin de délimiter des unités résidentielles (l’immeuble est ainsi coupée en trois parties). Pour introduire plus de variété dans une figure urbaine trop univoque, des parties neuves sont «amarrées» aux bâtiments existants (les immeubles sont épaissis par des avant-corps). En outre, des constructions supplémentaires permettent de densifier les abords du quartiers et de délimiter une nouvelle place en limite du site. Les opérations menées dans le cadre du programme Banlieues 89 n’auront pas toujours été des succès en raison d’une réflexion urbaine primaire, d’un manque de cohérence sur des actions à long terme ou encore d’une trop grande attention accordée à l’aspect formel des transformations. Toutefois, ces interventions ont probablement permis d’installer l’idée qu’une restructuration efficace des grands ensembles passe nécessairement par une réflexion à grande échelle (qui associe les quartiers voisins, voire la ville toute entière), et qui associe les aspects architecturaux, 125


«La Caravelle», Villeneuve la Garenne - Réhabilitation par R. Castro (plans masses et vues d’intérieur)

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urbains et paysagers. Ainsi, la Loi d’Orientation pour la Ville constitue en 1991 une première tentative de globalisation des actions publiques, en instaurant une concertation intercommunale pour résoudre les problèmes qui se posent en périphérie. C’est également le premier texte législatif qui pose le concept de mixité urbaine et remet en cause la mono-fonctionnalité des secteurs urbanisés. Trois ans plus tard, les Grands Projets Urbains - 12 sur l’ensemble du territoire -, témoignent d’une volonté de concentrer les fonds publics sur des sites à forte potentialité. L’objectif est de réaliser des infrastructures lourdes, qui ne rentrent pas dans les enveloppes budgétaires habituelles allouées à ce genre d’opérations.

c. Concilier urbanité et respect de l’architecture d’origine Îlot rue Nationale, Paris, Christian de Portzamparc (1990-1997) L’ensemble de l’îlot de la rue Nationale a été construit en 1963 par les architectes Rivet et Lassen. Il est identifié au début des années 1990 par la régie immobilière de la ville de Paris comme un lieu stratégique, dont la restructuration pourrait agir comme un déclencheur dans la revalorisation du quartier (13e arrondissement). La ville fait appel à plusieurs agences d’architecture ; deux barres sont confiées à Christian de Portzamparc. C’est la première fois qu’un architecte de renom s’intéresse à la réhabilitation d’un grand ensemble, considérant ainsi la transformation 127


comme un acte de création à part entière. Les immeubles étant positionnés de biais et en retrait par rapport à la rue, Portzamparc décide de construire au devant, plusieurs bâtiments neufs alignés le long de la voie. Ces derniers ne comportent pas plus de six niveaux. De plus, le rez-dechaussée accueille des commerces, reconstituant ainsi le «format traditionnel» de l’immeuble parisien. A la proue de l’îlot, une petite «tour» faisant face à la Place Nationale, clôt la composition.

Le stationnement ayant été reporté dans un parking souterrain, l’espace entre les barres existantes et les immeubles neufs est aménagé sous forme de jardins résidentiels privés. L’intérieur des logements n’a pas fait l’objet 128


テ四ot ツォRue Nationaleツサ, Paris - Rテゥhabilitation par C. de Portzamparc

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Îlot «Rue Nationale», Paris - Réhabilitation par C. de Portzamparc : Plan masse, façade pignon et hall d’entrée

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de grandes transformations (remise aux normes, changement des menuiseries). Une étude a montré en effet que les habitants en étaient globalement satisfaits. En revanche, les balcons ont été agrandis - ils passent de 70 à 170 cm -, accusant les lignes filantes horizontales qui rythment la façade. En outre, cet effet est accentué par la suppression des meneaux verticaux et l’installation de cloisons séparatives en verre entre les logements. Le dessin des garde-corps en acier est emprunté à un archétype hautde-gamme des années 1960. Il contraste avec l’aspect mat des panneaux en fibro-ciment de la façade. Les halls d’entrée sont regroupés en grands vestibules traversants, agrandis par la suppression de quelques studios au rez-de-chaussée. Avant d’entrer dans l’immeuble, une série de filtres assurent la transition entre intérieur et extérieur : auvents monumentaux, rampes douces ou encore tapis de verdure. De plus, la partie basse de la façade est bardée de pierre noble. Il s’agit, par l’espace, la transparence ou le traitement des matériaux, de donner une impression de luxe ou de prestige. En cela, la démarche de Portzamparc n’est pas sans rappeler celle des architectes des HBM, avant la seconde guerre mondiale. En effet, bien qu’ils s’agisse de logements sociaux, ils n’hésitaient pas à utiliser des matériaux nobles ou à concevoir des entrées prestigieuses, afin de redonner une certaine dignité aux populations les défavorisées.

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Ensemble Chêne-hêtre, Illzach, Weber & Keiling (19921994) L’intervention de Weber & Keiling à Illzach (68) est plus «lourde» que celle présentée précédemment. Le projet prévoit en effet la démolition totale de deux bâtiments. Cette option a été rendue possible en raison de la relative désaffection des logements, ce qui a réduit le nombre de locataires à reloger. Initialement, l’ensemble se compose de deux barres perpendiculaires encadrant deux tours isolées. Ces dernières ont été détruites au cours de la restructuration du quartier, et ont été remplacées par de nouveaux logements qui prennent place dans une troisième barre. En effet, l’implantation des deux tours pénalisait fortement l’usage de l’espace central, qui s’apparentait à une somme de zones résiduelles. A la place, les architectes créent une figure en «U», orientant le quartier sur la ville et lui donnant une meilleure lisibilité. Le quadrilatère ainsi délimité - mi-esplanade, mi-terrain de jeux - devient alors une entité spatiale claire. Le fait que le bâtiment neuf conserve le gabarit des immeubles existants vient renforcer cette cohérence. Bien qu’ils aient recours à des transformations importantes (démolitions-reconstructions), Patrick Weber et Pierre Keiling parviennent ainsi à respecter l’architecture d’origine. Loin de vouloir «plaquer» un nouveau style pour marquer 132


les esprits, ils adoptent une facture plus subtile, cherchant plutôt à traiter de manière efficace les enjeux urbains.

Ensemble Chêne-Hêtre, Illzach, Weber & Keiling - Plan masse

d. Lacaton & Vassal : repenser les grands ensembles à partir du logement Une position humaniste Après plus de 30 ans de réhabilitations, les grands ensembles constituent toujours une problématique majeure dans la politique de la ville. Loin de faire l’unanimité, les solutions à y apporter font toujours débat. Ces dernières années, parmi le grand nombre d’architectes étant intervenus dans ces quartiers, l’agence Lacaton & Vassal s’est dis133


tinguée par une réflexion approfondie et originale, sachant parfois prendre le contrepied des réponses toutes-faites. A l’inverse de «l’Homme théorique» du mouvement moderne et de ses besoins «primaires», Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal cherchent à offrir des espaces qui permettent de «bien vivre». Porteurs d’une vision épicurienne et humaniste de l’architecture, il fondent leur réflexion sur le logement et sur la vie des habitants. Ils renversent ainsi la logique habituelle en concevant leurs projets de l’intérieur vers l’extérieur. Selon eux, «l’architecture doit laisser la place aux modes de vie»4 ; l’architecte doit concentrer son action sur la conception d’une «structure-enveloppe maximum», qui puisse être habitée librement. Pour cela, modèles, normes ou standards ne sont pas une solution. Les situations étant toujours complexes, il faut se mettre à la place de l’utilisateur, dépasser les normes, penser des adaptations différentes pour chaque cas... De plus, Lacaton & Vassal soulignent pour chaque intervention, l’importance de l’existant. Ainsi, le rôle de l’architecte n’est jamais un acte de création pure mais une opération de recyclage, de transformation. Ils citent à titre de comparaison le travail d’artistes tels que Laurent Garnier, dont la musique électronique est créée à partir d’une recomposition de sons enregistrés. Ambitieux en ce qui concerne le logement collectif, Lacaton & Vassal cherchent à y injecter des qualités habituellement associées aux maisons individuelles : facilité d’accès, sentiment de liberté (pouvoir s’approprier 4  Habiter, du plaisir au luxe, Lacaton & Vassal (film)

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une terrasse, un jardin), notion de plaisir voire de luxe. Leur conception de la ville est également centrée sur l’habitat. Ils reconstituent des scénarios de déplacement, partant toujours de l’intérieur vers l’extérieur. A l’opposée des plans directeurs et des programmes de planification globaux, ils revendiquent une stratégie du «proche en proche». Les grands ensembles Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal rejettent la destruction des grands ensembles, mais également le «retour au traditionalisme» qui leur a succédé. Selon eux, cette quête d’un état antérieur fictif est vaine et revient à nier les périodes récentes de l’histoire. Ils invoquent plutôt le «suspending judgment» de Rem Koolhaas : n’ayant pas encore suffisamment de recul pour juger objectivement la qualité des constructions, il faut se contenter de traiter la réalité au lieu de la refouler. Il est important de ne pas stigmatiser par amalgame l’architecture moderne. En effet, les difficultés que connaissent les habitants des grands ensembles proviennent surtout de politiques inefficaces pour l’intégration des populations défavorisées et des migrants.

Exemples de réhabilitation d’un séjour - Lacaton & Vassal

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La pensée qui aboutit à la destruction des tours et à leur remplacement par des pavillons est ainsi vue comme un «nettoyage idéologique du territoire»5. Outre l’intérêt patrimonial et historique que peuvent constituer les grands ensembles, les architectes veulent également montrer que la réhabilitation est un choix pragmatique : avec des moyens similaires, il est beaucoup plus efficace de réhabiliter que de détruire. En effet, une démolitionreconstruction coûte trois à six fois plus cher qu’une réhabilitation, sans pour autant que cette solution ne garantisse un meilleur confort aux habitants (depuis 50 ans, les dimensions standard des appartements n’ont que peu évolué). A l’inverse, la conservation de l’existant permet de dégager des moyens pour agrandir et transformer les habitations, dépasser les normes, obtenir une «situation maximum». Au lieu de dénigrer les grands ensembles, il faut donc essayer de trouver les qualités que l’on peut y exploiter. Pour Lacaton & Vassal, ils constituent - avec les grands espaces 5  Plus, Druot, Lacaton & Vassal

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industriels - les «seuls territoires capables de permettre la réalisation de logements d’une très grande générosité dans un cadre économique maîtrisé»6. Soucieux du vocabulaire, les architectes ne recherchent pas simplement la «qualité», mais ils veulent plutôt apporter du «luxe» au logements sociaux : «deux fois plus de surface, deux fois plus de lumière, deux fois plus de liberté d’usage», une situation inespérée pour les habitants. Lors de la construction des grands ensembles, l’urgence a en partie éclipsé la réflexion sur les nouveaux types de logements. Désormais, «chaque habitant a droit à autant de considération que n’importe quel client»7. Si toutes ces transformations doivent être radicales, il est toutefois primordial de conserver une «délicatesse d’intervention» : il faut protéger la végétation, conserver les voiries, mais surtout éviter de devoir reloger les habitants (c’est une des raisons pour lesquelles l’agence a souvent recours à des extensions en façade). Mise en pratique Solidité des constructions, optimisation des réseaux de distribution, salubrité et vues imprenables témoignent du potentiel résidentiel dont disposent toujours les grands ensembles. Ces quartiers présentent en outre des capacités d’évolution importantes en raison de leur faible densité (grands espaces libres au pied des tours). Au cours de leurs réhabilitations, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal 6  Plus, Druot, Lacaton & Vassal 7  Plus, Druot, Lacaton & Vassal

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fondent leur réflexion sur ces qualités existantes pour proposer quelques transformations majeures : aménager des halls accueillants, dé-densifier les étages inférieurs, agrandir les logements ou encore rendre les façades transparentes. Les habitants doivent pouvoir jouir de la vue, conçue comme l’extension naturelle du logement (utilisation de vitrages pleine hauteur). Il s’agit de retrouver du «plaisir», question absente des bâtiments construits dans les années 1960 où les fenêtres assurent strictement l’éclairement nécessaire et sont identiques quelle que soit l’orientation. Les travaux de Lacaton et Vassal accordent ainsi une grande importance à la façade, traduisant à la fois l’ouverture des logements sur l’extérieur et l’image globale du bâtiment. L’agrandissement des appartements est assuré par une structure indépendante, construite en périphérie du bâtiment initial. Cette solution permet notamment aux habitants de conserver des pièces habitables pendant toute la durée des travaux. Ces extensions peuvent accueillir des loggias, des jardins d’hiver ou simplement agrandir les pièces de vie. Elles permettent également de relier les logements par des galeries extérieures, offrant si nécessaire la possibilité de créer de nouvelles typologies en fusionnant plusieurs appartements.

Schémas d’organisation : les extensions périphériques permettent de créer une communication entre certains logement ou bien d’amener de nouvelles fonctions (ci-contre : une crèche)

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Par ailleurs, la réhabilitation des grands ensembles passe aussi par l’installation d’une mixité fonctionnelle. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal veulent modifier la «monoculture du logement»8. Les deux-trois premiers étages sont les plus propices à une nouvelle affectation. En effet, la vue étant assez limité, il s’agit souvent des situations les moins attrayantes pour l’habitat. Les architectes ne proposent pas systématiquement d’installer des commerces en pied de tour mais des services utiles aux habitants, participant à l’image luxueuse qu’ils veulent donner aux logements : réception à l’entrée, buanderie, restaurant, jardin d’enfants et même piscine ou hammam. En définitive, il s’agit de faire des grands ensembles «des territoires d’exception»9, où le standard a laissé place à un traitement des logements au cas par cas. Outre l’amélioration des conditions de vie des habitants déjà présents dans l’immeuble, ces nouveaux éléments de confort cherchent également à attirer des populations plus aisées, afin d’accroître la diversité sociale des résidents. Ces principes sont illustrés par deux exemples d’application concrète, détaillées dans la partie suivante. Ces opérations sont actuellement en cours de réalisation. 8  Plus, Druot, Lacaton & Vassal 9  Plus, Druot, Lacaton & Vassal

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Réalisations Aulnay-sous-bois, quartier de la Rose des vents

Le quartier de la Rose des vents est compris dans le périmètre d’un Grand Projet de Ville, qui propose des réhabilitations, des démolitions et des constructions neuves, ce à quoi s’ajoute une réorganisation des espaces publics et de la voirie. Lacaton et Vassal se voient confier un ensemble de trois tours reliées par un socle commun. Ils refusent toute destruction car elles ont conservé un bon état général (structure, accès) et proposent plutôt l’agrandissement des séjours et l’attribution de surfaces extérieures pour tous les appartements. Ces extensions en périphérie des immeubles sont personnalisées pour chaque logement. Il n’y a pas de typologie. Plus ou moins profondes, elles sont conçues en fonction de l’aménagement intérieur, de l’orientation et des vues.

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La façade de la structure périphérique est composée de vitrages toute hauteur, afin profiter de la vue mais également pour assurer un éclairement suffisant malgré l’épaississement du bâtiment initial. Devant ces parois vitrées, un balcon périphérique permet en outre de relier de relier les trois tours, relativement proches l’une de l’autre. Les niveaux inférieurs font quant à eux l’objet de restructurations plus conséquentes : les accès sont réaménagés et le rez-de-chaussée accueille un grand hall d’entrée. Des locaux de service sont installés au premier étage. Les logements qui ont dû être supprimés aux niveaux inférieurs sont reconstruits dans un nouveau bâtiment rattaché à l’ensemble.

Quartier de la Rose des vents : état initial

Extensions habitables

Balcons périphériques

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Paris, Tour de Bois-le-prêtre

La tour Bois-le-prêtre fait partie d’un ensemble de logements de grande hauteur, construit dans les années 1960 au bord du périphérique parisien. La proposition de Lacaton & Vassal pour sa réhabilitation est proche de l’opération évoquée précédemment : reconfiguration du hall d’entrée et des niveaux inférieurs, extensions en façade, agrandissement des séjours, jardins d’hiver ou encore création de nouvelles typologies de logement pour se conformer à la demande actuelle. Néanmoins, ce projet se distingue par une gestion fine des filtres successifs entre intérieur et extérieur. Ainsi, les façades existantes ont été remplacées par des vitrages toute hauteur avec un rideau thermique d’occultation pour préserver l’intimité des habitants. Deux mètres au-delà, une paroi mobile - également vitrée - permet si nécessaire de refermer une loggia. Ce dispositif permet d’améliorer le confort thermique des logements. En été, l’extension périphérique des planchers évite un enso142


leillement direct dans les appartements. La loggia, laissée ouverte, permet en outre d’assurer une bonne ventilation. Lorsque les températures sont plus fraiches, la paroi mobile refermée transforme la loggia en jardin d’hiver et capte les apports solaires par effet de serre. Cette «double peau» concilie ainsi agrément, usages et économies d’énergie.

Tour Bois-le-Prêtre : plan et axonométrie

Bilan Les projets de Lacaton et Vassal se distinguent des autres réhabilitations car ils renouent avec une esthétique moderne : grandes baies vitrées, planchers visibles en façade. A l’exception d’architectes comme Christian de Portzamparc (cf. 3.c), cet aspect a été souvent nié dans 143


les opérations antérieures, les concepteurs condamnant le modernisme avec l’échec des grands ensembles. A cette référence stylistique, s’ajoute une filiation programmatique. En effet, les équipements qu’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal souhaitent intégrer aux niveaux inférieurs des tours ne sont pas sans rappeler les projets de Cités Radieuses de Le Corbusier. Enfin, les espaces très modulables qu’ils conçoivent se rapprochent de l’idée du plan libre. Toutefois, il ne s’agit pas d’un simple «revival» moderniste : les architectes souhaitent poursuivre le projet moderne «à condition de le libérer du caractère absolu de son geste initial»10, c’est-à-dire ne pas se contenter d’un habitat minimum et rationnel mais privilégier le confort et la générosité ; ne pas négliger le contexte. Ils adoptent ainsi un «modernisme réfléchi», entre «affirmation formelle et distanciation stratégique»11, pour le pas reproduire les erreurs qui ont été commises lors de la construction des grands ensembles. On peut toutefois formuler quelques réserves à l’encontre des principes avancés Lacaton & Vassal. Ainsi, leur intention de remettre l’Homme - et l’habiter - au centre de leur réflexion, de sortir de la norme pour privilégier le cas par cas n’est-elle pas un peu illusoire? Ont-ils véritablement les moyens de s’affranchir des intérêts politiques et économiques qui ont conditionné jusqu’à présent la construction puis la rénovation des grands ensembles? La conception d’une ville aménagée de proche en proche est singulière à une époque où l’on tente de combler les lacunes de l’urbanisme moderne au moyen de planifica10  Plus, Druot, Lacaton & Vassal 11  Plus, Druot, Lacaton & Vassal

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tions à grande échelle. Cette inversion de point de vue est intéressante car, plus proche des habitants, elle ouvre peutêtre la voie à une plus grande diversité, rappelant un peu le processus traditionnel de création de la ville. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de craindre, avec cette stratégie, un manque de cohérence globale, au risque de retrouver les défauts initiaux qui ont caractérisé la construction des grands ensembles. Enfin, on peut se demander si amener du «luxe» dans les logements sociaux ne peut pas paraître déplacé pour les habitants, alors qu’il leur manque souvent l’essentiel (emploi, sécurité, accès aux commerces de proximité). En outre, il ne semble pas évident, comme l’avancent Lacaton & Vassal, que quelques éléments de confort supplémentaires suffisent à attirer des populations plus aisées et à changer la connotation négative qui caractérise les grands ensembles depuis plusieurs décennies.

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Conclusion Bilan des politiques successives à l’égard des grands ensembles La situation des quartiers sensibles a fait l’objet d’interventions multiples ces dernières décennies : Grands Projets Urbains, Zones d’Education Prioritaire, Contrats d’Action Préventive ou encore Zones Franches Urbaines. Toutes n’ont pas eu les effets escomptés et le bilan des politiques successives de réhabilitation des grands ensembles est mitigé. Si certains quartiers sortent de l’ornière (notamment grâce aux entreprises d’insertion et aux actions dans le domaine culturel), dans la plupart des cas, les interventions urbaines, architecturales ou sociales ne sont pas parvenues à endiguer durablement leur dégradation. Le saupoudrage des aides financières et le manque de constance des politiques publiques expliquent en partie cet échec. A cela s’ajoutent les difficultés à coordonner l’action des différents intervenants, les retards de financement, les programmes parfois aléatoires ou encore les réticences de la part des populations locales. En outre, les périodes de récession économique constituent une difficulté supplémentaire : le chômage et la pauvreté ont augmenté de manière importante, en particulier parmi les ménages les plus vulnérables. Les bailleurs sociaux ont ainsi vu leur patrimoine se spécialiser de façon encore plus systématique vers les populations les plus défavorisées. Les finances publiques sont également en baisse (en particulier dans certaines villes touchées par le recul de l’industrie). En l’absence de perspectives éco146


nomiques favorables, les communes sont bien souvent démunies lorsqu’il s’agit d’élaborer des projets globaux de réhabilitation. Enfin, certains réflexes professionnels perdurent, qui limitent l’efficacité des interventions : pas de recours systématiques à des études préalables, manque de pluridisciplinarité ou mauvaise maîtrise des coûts. Le «tout automobile» a également laissé des habitudes qui ne sont pas toujours remises en cause, notamment en ce qui concerne le calibrage des voies, les équipements de voirie ou les matériaux utilisés. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la politique de la table rase est toujours d’actualité. En effet, l’ANRU (Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, créée en 2003) incite à la démolition des grands ensembles : les destructions sont souvent préalables au déblocage des crédits. Cette politique s’avère très coûteuse et parachève en outre le mécanisme de dénigrement de ces ensembles de logements, entamé dans les années 1980. Par leur radicalité, les propositions de l’ANRU posent la question de la valeur patrimoniale des grands ensembles. Il ne s’agit pas de hisser les ensembles de logement collectif des Trente glorieuses au rang d’icônes architecturales mais d’éviter une attitude amnésique, en préservant des réalisations de qualité qui témoignent d’un moment clef de l’histoire du XXe siècle. Les services de l’Etat accélèrent ainsi la reconnaissance du patrimoine que constituent les grands ensembles, en tentant de mettre au point des outils permettant de réexaminer le contenu et les modalités des projets de rénovation 147


urbaine. Actuellement, 2000 quartiers bénéficient déjà du label «Patrimoine du XXe siècle». La Cité de l’Etoile à Bobigny est un exemple qui illustre bien les enjeux patrimoniaux qui se posent aujourd’hui. Construite au milieu des années 1950 par Candilis, Woods et Josic, elle se distingue par la grande qualité plastique de ses composants architecturaux : façades soigneusement dessinées, réflexion sur les couleurs ou sur la forme des baies. En outre, il s’agit de la première «cité d’urgence» construite après l’appel de l’Abbé Pierre en faveur des mal-logés en 1954. Cet ensemble de logements a été sauvé in extremis de la destruction par le Ministère de la Culture qui a dû envisager un classement au titre des monuments historiques. Cette mesure a permis d’instaurer un an de concertation supplémentaire, afin d’améliorer un projet ANRU sans grande cohérence, conçu uniquement pour collecter un grand nombre de crédits.

Une crise de l’urbanisme Les multiples échecs des politiques de réhabilitation interrogent certes leur mise en pratique mais également les théories urbaines qui en sont à l’origine. Ainsi, devant la «faillite» des grands ensembles, et des nombreuses tentatives de réhabilitation qui se sont succédées, on peut légitimement se demander si on ne se trouve pas face à une véritable crise de l’urbanisme, telle que la décrit Françoise Choay dès 1965. En effet, selon l’auteur de L’urbanisme, utopies et réalités, l’aménagement urbain n’est pas l’objet d’une science rigoureuse, contrairement aux prétentions des théoriciens. Derrière la rationalisation se cache en réa148


lité des systèmes de valeurs qu’il est possible de résumer en trois catégories : la foi dans le progrès et la technologie (progressisme), l’aversion de la société mécanisée et la nostalgie des anciennes communautés (culturalisme) et le retour à la nature (naturalisme). Cependant, aucun de ces modèles (développés précédemment, Cf. I.2) ne suffit à répondre aux enjeux urbains contemporains. Choay prend ainsi l’exemple de Brasilia : c’est un «grandiose manifeste d’une certaine avant-garde, mais en aucun cas une réponse à des problèmes sociaux et économiques précis». Face à cet «urbanisme dominé par l’imaginaire», on peut être tenté de remplacer le modèle par les données sociologiques : «intégrer la richesse et la diversité des besoins des hommes réels»1, au lieu de «répondre aux fonctions élémentaires d’un homme théorique». Néanmoins, un aménagement urbain fondé uniquement sur l’information est difficile à mettre en pratique. La bonne connaissance des lieux et des populations nécessite un temps considérable alors qu’il est souvent nécessaire de palier à l’urgence (comme lors de la construction des grands ensembles). De plus, les données scientifiques - aussi détaillées soient elles - ne suffisent pas à constituer un projet, qui est avant tout déterminé par les choix de son concepteur : «la science du réel n’est qu’un garde fou de l’imaginaire»2. Il y a donc bien un problème de fondement de l’urbanisme : l’illusion d’une méthode scientifique impossible à atteindre. Ainsi, pour une situation donnée, il n’existe pas une seule solution idéale. Françoise Choay précise : «l’ur1  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay 2  L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay

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banisme a tenté de satisfaire rationnellement les grandes fonctions urbaines de base : celles qui font défaut aux nonlogés, aux affamés de bien-être pour qui, temporairement, Sarcelles représente le salut. Mais au-delà du fonctionnalisme, au-delà du logement, il reste l’habiter». Pour être pertinent, l’urbanisme doit donc cesser de concevoir la ville uniquement en termes de fonctions et de modèles, mais tenir compte, plus subtilement, des rapports entre les personnes ou des mécanismes d’appropriation des lieux. Il ne faut pas oublier que la ville est avant tout le cadre de relations humaines et sociales complexes, qu’une démarche rationnelle ne suffit pas à appréhender.

Evolution des rapports entre logement et ville La construction des grands ensembles correspond à une période singulière dans l’histoire de l’urbanisme. En effet, face à l’urgence de la crise du logement, sous l’influence du mouvement moderne et devant les nécessités économiques, toute réflexion urbaine, tout savoir-faire antérieur est abandonné au profit de la seule production de logements. Les lacunes de ces opérations se font rapidement ressentir et vient le temps des réhabilitations. On assiste alors à un revirement idéologique. La ville reprend de l’importance ; on cherche à combler le «manque d’urbanité» des grands ensembles. Cependant, la connotation négative qui se porte alors sur l’architecture moderne a parfois tendance à se traduire par des intervention urbaines caricaturales, en contradiction avec le projet d’origine, se révélant peu efficaces voire contreproductives. 150


Les opérations récentes présentent des positionnements assez variés sur la question de la ville et du logement. Ainsi, certains architectes comme Lacaton & Vassal remettent l’habiter au centre de leur réflexion, mais considérant cette fois l’Homme dans sa diversité et non plus comme un individu-type avec des besoins génériques. D’autres interventions se concentrent plutôt sur l’aspect urbain, parvenant parfois à régler avec finesse la requalification des espaces publics ou bien le désenclavement des quartiers. En parallèle, les démolitions (qui constituent en quelque sorte le «degré 0» de la réhabilitation) n’ont cependant jamais été aussi nombreuses que ces dernières années. Les solutions à apporter à la crise des grands ensembles passent probablement par une vision pragmatique des enjeux, ne négligeant ni le logement, ni l’aménagement urbain (les deux aspects devront être traités de manière indispensable). Les démolitions, quant à elles, devraient être réduites au minimum, afin de s’inscrire dans une démarche durable au niveau environnemental, de préserver une partie importante de notre patrimoine urbain, et enfin de mieux répartir les moyens alloués à la rénovation des grands ensembles.

Quel avenir pour les grands ensembles ? Désormais, il faut avant tout séparer la problématique des grands ensembles de celle du logement social. Il est illusoire de chercher à améliorer les conditions de vie des familles en difficulté sans s’attaquer au problème de 151


la ségrégation sociale. Ainsi, pour endiguer la dégradation des quartiers sensibles, il paraît indispensable de déplacer une partie des populations captives vers des quartiers plus «stables» et d’attirer des familles un peu plus aisées dans les grands ensembles. Il existe certes depuis une dizaine d’années, une loi SRU (Solidarité et Renouvellements Urbains) qui tente de favoriser une répartition plus équitable des logements sociaux entre les communes, mais elle n’est que partiellement appliquée. De plus, les grands ensembles, où les loyers sont assez bas, ont souvent tendance à concentrer les plus démunis, parmi les bénéficiaires de l’habitat social. Les offices HLM ont donc également un rôle important à jouer dans l’attribution des logements. En ce qui concerne le traitement urbain et architectural, il faut garder à l’esprit que les grands ensembles sont des quartiers encore relativement récents à l’échelle de la formation d’une ville. Il parait donc essentiel de prendre un peu de recul par rapport à ces enjeux. Une intervention brutale, un «coup médiatique», n’a que peu de chance de donner lieu à des résultats concluants. Pire, en désignant les grands ensembles comme le lieu d’une opération urbaine spécifique, ne risque-t-on pas d’accentuer le caractère marginal de ces quartiers? Pour ne pas stigmatiser les grands ensembles, ne faudrait-il pas avant tout cesser de les considérer comme des entités autonomes vis-à-vis du reste de la ville? Il serait ainsi intéressant de réfléchir à des processus lents, s’inscrivant dans la durée pour rompre progressivement les carcans de l’homogénéité foncière, sociale et fonctionnelle qui mine les grands ensembles. La situation 152


est loin d’être désespérée. En effet, les villes ont continué à s’étendre après la fin des Trente glorieuses par le biais de la péri-urbanisation. Si l’isolement social est toujours présent, l’isolement géographique qui caractérisait les ensembles de logement des années 1960 est lui, généralement révolu. Dans la plupart des cas, les grands ensembles se trouvent désormais à l’intérieur des agglomérations. Ils sont mieux desservis par les transports en commun et donc mieux reliés aux centres-villes et aux principaux pôles d’attraction urbains (universités, hôpitaux, centre commerciaux). Pour mettre un terme à la crise des grands ensembles, peut-être faudrait-il imaginer un nouveau mode d’intervention fondé sur la participation des habitants, créant ainsi une rupture avec des politiques de la ville souvent technocratiques. Une réflexion urbaine globale est certes nécessaire pour relier de manière cohérente le quartier au reste de la ville et combler les lacunes du projet initial. Réduite au minimum nécessaire, elle pourrait toutefois laisser place à un processus visant à retrouver une diversité architecturale et sociale dans les grands ensembles. Il s’agirait ainsi de susciter l’attachement des habitants à leur logement et à leur quartier, en les regroupant par petites communautés et en les impliquant fortement dans la définition des réhabilitations - un peu à la manière de groupes d’autopromotion. Les immeubles de grande taille - difficiles à gérer -, pourraient ainsi ainsi être «divisés» en tronçons autonomes, recevant des traitements architecturaux indépendants. Pour introduire plus de mixité sociale, certains pourraient même être privatisés. On retrouverait ainsi une échelle plus humaine tout en conservant les bâtiments exis153


tants. La fin de l’homogénéité foncière rendrait possible une évolution progressive du quartier dans les années à venir. Dès lors, à l’inverse des opérations médiatiques stigmatisantes, la réhabilitation ne serait plus une fin en soi mais l’élément déclencheur d’un long processus d’amélioration sociale et matérielle pour les grands ensembles.ments,

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Bibliographie Livres - La crise des banlieues, Jean-Marc Stébé - Le logement social en France, Jean-Marc Stébé - Pour une civilisation de l’habitat, Louis Houdeville - Une politique du logement : Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, 1944-1954, Institut Français d’Architecture - Des bidonvilles aux HLM, Mehdi Lallaoui - L’urbanisme, utopies et réalités (une anthologie), Françoise Choay - La Charte d’Athènes, Le Corbusier - La production des grands ensembles, Edmond Preteceille - L’architecture selon Emile Aillaud, Jean-François Dhuys - La Grande Borne, Ville d’Emile Aillaud, Gérald Gassiot-Talabot et Alain Devy - Désordre apparent, ordre caché, Emile Aillaud - Jean Dubuisson par lui-même, Armelle Lavalou - Les années ZUP : architectures de la croissance, Gérard Monnier - La réhabilitation des bâtiments, Pascale Joffroy - Entre les tours et les barres, restructurer les espaces publics des grands ensembles, CERTU - Les grands ensembles, une histoire qui continue, François Tomas - Formes urbaines, de l’îlot à la barre, Philippe Panerai, Jean Castex, Jean-Charles Depaule - Le monde des grands ensembles, Frédéric Dufaux et Annie Fourcaut - Remodeler, métamorphoser, Roland Castro, Sophie Denissof - Plus, Druot, Lacaton & Vassal

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Périodiques - Colonnes n°11, déc. 1998, Jean Dubuisson - AMC n°59, marcs. 1995, Entretien avec Bernard Paurd : densifier, croiser, complexifier, par Richard Scoffier - AMC sept 2010, Quel avenir pour les grands ensembles? - AMC oct. 2010, Tour Bois-le-Prêtre, Lacaton & Vassal - Architecture Aujourd’hui, n°32, oct 1950, Unité de voisinage à Strasbourg

Films - Habiter, du plaisir au luxe, Lacaton & Vassal - La Ville Bidon, Jacques Baratier

Conférences - Architecture de masse et plastique d’exception : la modernité triomphante des Trente glorieuses, Joseph Abram - L’architecture de la reconstruction et des Trente glorieuses, Danièle Voldman - Superarchitecture, Dominique Rouillard - De la reconstruction aux grands ensembles, triomphe et déviation des principes de l’architecture et de l’urbanisme moderne, Gilles Ragot - Photographies à Marseille par Ludmilla Cerveny

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