Avant que la vie ne nous separe

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était noir et vide autour d’eux. Seul le rideau pourpre, éclairé faiblement par les lumières des coulisses, donnait un semblant de vie à cette scène quasi muette. Mais, en tendant l’oreille, on pouvait distinguer, outre les planches usées sous les semelles, le froissement du chemisier au contact de la veste, le frottement de la jupe contre le pantalon et les genoux qui se frôlaient. Ils étaient comme une composition, un tableau en clair-obscur à la fois beau et glaçant. Nul besoin de projecteurs pour cette tragédie intimiste qui ne pouvait se jouer que dans un théâtre. Nul besoin de public : ce qui se passait là n’aurait supporté aucun regard. Nul besoin d’applaudissements : ils auraient été une offense à l’espoir. On distinguait simplement les fauteuils des premiers rangs, du même rouge que les rideaux. La pénombre enveloppait le reste. Ici c’était le royaume des belles histoires. Autrefois. Mêmes fausses, elles sont préférables aux vraies dès lors qu’elles sont bien racontées. Le jeune homme posa sa casquette sur sa tête et fit trois pas en arrière. Elle le fixa avec intensité, une sorte de résignation se dessinait sur son visage, ses yeux parlaient : elle l’aimait, elle le détestait, même si elle savait qu’il n’y était pour rien. Il lui offrit un sourire gêné pour toute réponse. « Comme s’il regrettait d’avoir choisi ce rôle, de devoir jouer les héros alors qu’il n’était pas dupe : la gloire serait certainement pour lui, comme pour beaucoup d’autres, posthume », avait dit le réalisateur avant la prise, au moment des consignes. Le cuir des bottes grinça et l’uniforme disparut dans les coulisses. Les bras de la jeune femme retombèrent lentement le long de son corps. La mâchoire était serrée, le visage convulsionné par la grimace des adieux. Et Matthew, caché derrière le décor, sourit. Sans vraiment savoir pourquoi. 9


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