Avant que la vie ne nous separe

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Avant que la vie ne nous sépare Sébastien Monod Roman

Éditions T. G. 31 rue Bayen 75017 Paris


Le cinéma, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la lumière. Jean Cocteau

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Prologue

Rome, début des années 2000. Il y a toujours quelque chose d’ambigu avec les souvenirs. Il est difficile d’affirmer avec sincérité quelle est la part de réel et la part inventée ou qui s’est invitée au fil des années. Je ne suis plus tout jeune et ce qui me vient à l’esprit est un puzzle maladroit, incomplet. Je ne veux garder que le bon côté des choses, les moments importants passés avec Ralph. Le reste n’est que suppositions. Une broderie à étudier avec précaution, mais avec une précaution bienveillante. C’est ce film, Roméo et Juliette, qui me pousse aux souvenirs et à la réflexion. En le regardant sur ma petite télévision, assis dans mon salon, comment éviter la résurgence des sentiments et des sensations ? Je revois sa peau ; je la ressens, ferme et douce à la fois, frissonnante et offerte, belle et lumineuse, en un mot : jeune. Jeune, je l’étais moi aussi. Ô Ralph, je te regarde pour la dixième fois, mais peut-être est-ce la centième. Tu es vivant sur mon écran, vivant et identique en tout point

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à celui que j’ai côtoyé durant quelques semaines. Des semaines qui furent parmi les plus heureuses de ma vie. Voilà que je divague, je te parle alors que tu n’entendras probablement jamais ces mots, à des milliers de kilomètres de moi, dans ta douce Californie. À l’écran, Roméo embrasse Juliette. Cette scène est charmante mais, pour moi, c’est un supplice. Roméo… Ce prénom résonne étrangement à mes oreilles. Impossible de cacher mes émotions, mes larmes gouttent à gouttent sur mes joues desséchées. Elles sont devenues rares. Je sais que ma vie est fichue, je mourrai bientôt. Que ce mois de juin était beau ! Et que j’aimais sa présence ! Le savoir dans les parages suffisait à mon bonheur. Près de lui, dans l’ombre de sa lumière, je l’admirais et je l’aimais d’un amour innommable. Mais étais-je honnête avec mes sentiments ? Ou bien simplement ébloui par le cinéma, ce monde imaginaire où tout est possible ? Oui, je mourrai bientôt, et ma mort sera l’unique moyen de rejoindre un jour l’homme auquel je n’ai jamais cessé de penser. À tort ou à raison, mais avec affection.

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Rome, juin 1940. Sa figuration terminée, Matthew avait obtenu qu’on le gardât sur le plateau. Pour être près de son idole, il eût accepté n’importe quel poste, n’importe quelle souffrance. Il était stagiaire auprès de l’assistant réalisateur de Vittorio Manzetti qui tournait Avant que la vie ne nous sépare, un job un peu fourre-tout qui n’était pas payé. Sa mission était d’être présent pour répondre à la moindre exigence de son chef et pour voler quelques instants du précieux temps de Ralph Johnson, qui n’avait jamais croisé son regard et qui ignorait jusqu’à son existence. Mais Matthew était là, tapi dans l’ombre des projecteurs ; il était là et jouissait de ces instants volés comme d’un inestimable butin ; il les garderait jusqu’à son dernier souffle. Le film racontait l’histoire d’amour de deux jeunes Russes. La scène montrait maintenant leur rupture causée par cette guerre que l’on appelle la Première Guerre mondiale. Elle se passait dans un théâtre parce que les deux personnages étaient comédiens.

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Les bottes noires reculaient d’un pas tandis que les escarpins, dans un mouvement parfaitement coordonné, aussitôt les suivaient. Elle le saisit par la veste et l’attira à elle avec une brutalité qui parut le surprendre. Je me rappelle de ses bottes. Parfaitement cirées et qui luisaient sous les projecteurs. Je ne pouvais en détacher mon regard tellement elles m’attiraient. J’aurais été prêt à les lécher s’il me l’avait demandé, les lécher jusqu’à me faire saigner la langue. C’était moins par fétichisme que par adoration. Il me fascinait. « Tu sais bien, Natalia, que c’est impossible », asséna-t-il sans pitié. C’était un dialogue concis et banal. À cette époque, il se répercutait comme un vilain écho sur les parois et les plafonds de toutes les maisons des soldats en partance pour le front. Quoique étranglées, les voix étaient sans larmes ; le scénario n’en prévoyait pas, car le cinéaste ne voulait pas un mélodrame, mais un « drame banal et universel », selon ses propres termes. Natalia, jouée par Katharine Acroft, était gracile ; mais on la devinait solide, brune, les cheveux attachés en chignon, vêtue d’un chemisier rouge et d’une jupe blanche qui dissimulait des jambes gracieuses et belles. Nicolaï, interprété par Ralph Johnson, était beau et bien bâti ; ses traits étaient juvéniles malgré sa fine moustache. Vêtu d’un uniforme militaire, il semblait avoir chaud sous son long manteau gris. Une épaisse ceinture lui enserrait la taille, l’étouffait. Sa tête découverte laissait distinguer une chevelure brune bien entretenue plaquée sur le crâne à l’aide d’une cire ; sa casquette oscillait dans le vide, retenue par l’index de sa main gauche. On entendit le plancher craquer sous eux, comme si le poids de leur amour pour la dernière fois uni le faisait grimacer et gémir. Tout 8


était noir et vide autour d’eux. Seul le rideau pourpre, éclairé faiblement par les lumières des coulisses, donnait un semblant de vie à cette scène quasi muette. Mais, en tendant l’oreille, on pouvait distinguer, outre les planches usées sous les semelles, le froissement du chemisier au contact de la veste, le frottement de la jupe contre le pantalon et les genoux qui se frôlaient. Ils étaient comme une composition, un tableau en clair-obscur à la fois beau et glaçant. Nul besoin de projecteurs pour cette tragédie intimiste qui ne pouvait se jouer que dans un théâtre. Nul besoin de public : ce qui se passait là n’aurait supporté aucun regard. Nul besoin d’applaudissements : ils auraient été une offense à l’espoir. On distinguait simplement les fauteuils des premiers rangs, du même rouge que les rideaux. La pénombre enveloppait le reste. Ici c’était le royaume des belles histoires. Autrefois. Mêmes fausses, elles sont préférables aux vraies dès lors qu’elles sont bien racontées. Le jeune homme posa sa casquette sur sa tête et fit trois pas en arrière. Elle le fixa avec intensité, une sorte de résignation se dessinait sur son visage, ses yeux parlaient : elle l’aimait, elle le détestait, même si elle savait qu’il n’y était pour rien. Il lui offrit un sourire gêné pour toute réponse. « Comme s’il regrettait d’avoir choisi ce rôle, de devoir jouer les héros alors qu’il n’était pas dupe : la gloire serait certainement pour lui, comme pour beaucoup d’autres, posthume », avait dit le réalisateur avant la prise, au moment des consignes. Le cuir des bottes grinça et l’uniforme disparut dans les coulisses. Les bras de la jeune femme retombèrent lentement le long de son corps. La mâchoire était serrée, le visage convulsionné par la grimace des adieux. Et Matthew, caché derrière le décor, sourit. Sans vraiment savoir pourquoi. 9


« Coupez ! » cria la voix de Manzetti dans le porte-voix, puis, moins fort : « Matt, tu peux aller chercher trois cafés ? » Intérieurement, je rageais ! J’allais rater la suite ! Ralph fendit le rideau et s’avança sur le devant de la scène ; des gouttelettes de transpiration glissaient le long de ses tempes. « Elle était bonne celle-là ? » lança Katharine en se tournant vers le producteur qui effectua un léger hochement de tête en direction du réalisateur. L’actrice lui adressa un sourire reconnaissant, elle n’eût pu souffrir une nouvelle prise. Tout de même, elle n’avait pas de chance. Une scène qu’elle eût pu faire ad libitum en temps normal – embrasser l’un des plus beaux et talentueux acteurs de l’Hollywood de l’époque – se transformait en épreuve de force. Elle eût tant aimé sentir la passion dans les lèvres, dans les bras et même dans l’hypogastre de Ralph ! Au lieu de quoi, l’étreinte se révéla d’une perfection technique qui n’avait d’égal que sa froideur. Que se passait-il ? D’habitude, lors de telles scènes, les hommes peinaient à cacher leur ardeur ! C’était comme si son charme n’agissait pas sur lui. Pourtant, ce dont la comédienne rêvait, à l’instar de l’héroïne qu’elle incarnait, c’était prendre Ralph dans ses filets. Oh ! pas pour la vie, quelques heures auraient largement suffi. En quittant le plateau, furibonde, elle heurta Matthew qui, de retour avec la commande du réalisateur, perdit l’équilibre et laissa choir les cafés.

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— Non ??

— Mais si ! s’exclama le chef opérateur devant l’air circonspect d’une habilleuse. Je te jure que je n’invente rien. « Autant embrasser une otarie ! », c’est, mot pour mot, ce qu’elle a dit en quittant le plateau après une prise ! Et elle a ajouté un truc du genre : « Il pourrait s’appliquer au moins, je ne suis pas plus affreuse que Bette Davis ! » — Ben, faut dire que ça doit lui faire drôle à la Acroft, ce serait bien la première fois qu’un type lui résiste ! Katharine Acroft, outre sa plastique irréprochable, possédait fort heureusement un atout non négligeable dans le monde du cinéma : une force de caractère. Ce trait, qui la rendait d’autant plus inaccessible lui permettait, à tout juste trente ans, d’être courtisée par les cinéastes les plus en vogue. Le jeune cinéaste Vittorio Manzetti avait lui aussi succombé à ses attraits et ce rôle de femme déterminée dans une Russie en guerre risquait de la consacrer star et, par la même occasion, de lui offrir son premier Oscar. Après ce tournage, Howard Hawks l’avait déjà réquisitionnée pour donner la réplique à Bogart. Un beau parcours pour une comédienne qui, quelques mois plus tôt, collectionnait les seconds rôles dans les séries B et n’était guère apparue que dans deux ou trois productions à Broadway. Il était facile de dire ce qui plaisait le plus chez Katharine Acroft. À coup sûr, cette faculté évidente d’attirer à elle tous les hommes. Une sorte d’incandescence spontanée qui invitait les papillons de nuit à s’en approcher avec tous les dangers associés. Cependant, si elle aimait le jeu de la séduction, la demoiselle s’ennuyait très vite. Alors, les ailes, bien que joliment parées, tombaient et les insectes éblouis et à moitié calcinés, bien souvent, ne se relevaient pas. Sa 11


rencontre avec le séduisant Ralph Johnson, elle l’avait imaginée

plus glamour. Cependant, joueuse, elle considérait le peu d’attrait suscité comme un défi. Enfin, un type qui lui résistait ! Ralph, lui, ne résistait à personne, non par faiblesse ou manque d’intérêt, plutôt parce qu’il vivait dans sa bulle et qu’il était convaincu de la bonté du monde. Les gens qu’il était amené à rencontrer ne pouvaient pas être des ennemis, car Ralph était un être profondément pacifiste, un réel humaniste. Il ne brûlait pas ses ailes comme la majorité des hommes, n’était ni ange ni démon. Une seule obsession animait celui qu’on appelait en coulisse « le martien » : la réussite. Il n’était pourtant pas carriériste. Un jour, Ralph s’est confié à moi ; il m’a expliqué pourquoi il se donnait à fond dans le cinéma. En fait, ses parents étaient ouvriers et il a toujours ressenti le besoin de fuir ce milieu, de ne pas être vu comme un gosse de pauvres. Réussir sa carrière signifiait pour lui avoir une vie moins plate que celle de ses parents, une vie plus palpitante. Ne plus être un fils d’ouvriers était sa principale préoccupation ; et sachant que, inéluctablement, il le serait pour la vie, qu’il porterait cet insigne gravé dans son esprit comme une insulte, il avait fait le serment de ne jamais nier ses origines. Et le seul moyen d’oublier cette insulte était d’être remarquable, de prouver qu’on pouvait le devenir en partant de rien. Dès lors sa ligne de conduite fut de se surpasser dans toutes ses entreprises. — En même temps, faut être cruche pour espérer se taper le martien ! reprit la costumière en posant la tenue de Natalia sur un cintre. — Le quoi ?

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— Le martien ! Si on le surnommait ainsi, c’était aussi à cause de son grain de folie qui, dans la mécanique pourtant savamment huilée qui constituait sa personne, faisait éclater les rouages de la communauté, ces attitudes que l’on se doit de respecter entre gens de la bonne société. Folie douce car souvent inoffensive. Folie qui néanmoins faisait fuir les prudes et les prudents. — Il paraît qu’on l’aurait retrouvé, un soir, à moitié nu et soûl dans les rues de New York ! ajouta la jeune femme, toute heureuse d’éblouir son auditoire avec ses commérages. Cette anecdote était véridique et avait fait grand bruit mais peu de vagues dans la presse. Les scandales des vedettes de cinéma étaient illico presto étouffés par leurs avocats. On rapportait qu’il avait encore fait des siennes sur le bateau qui l’amenait sur le Vieux Continent : on l’aurait vu, mais l’information n’a jamais pu être vérifiée, pendu au bastingage en train de simuler un suicide. Toutefois ces incartades à la bonne tenue étaient rares, du moins assez pour ne pas effrayer le public. Et surtout elles n’entachaient en rien l’aura dont il bénéficiait auprès des professionnels du septième art et du quatrième pouvoir. Pour l’instant du moins. — C’est peut-être pour ça qu’il plaît, reprit le chef opérateur. — Ouais, peut-être bien… T’aurais pas une cigarette ? En tout cas, sa place au soleil hollywoodien, il l’avait méritée. Travailleur, il avait intégré sans difficulté une école réputée dirigée

par un professeur d’art dramatique, héritier d’une méthode mise 13


en place par Constantin Stanislavski. Son talent incontestable, mais

aussi sa beauté juvénile ainsi que l’attrait qu’il savait susciter en toute situation, lui avaient ensuite ouvert de nombreuses portes. Au théâtre, des rôles de premier ordre lui avaient été confiés. À vingt ans déjà, il pouvait s’enorgueillir d’avoir interprété des rôles, certes secondaires mais remarqués, dans Une demande en mariage ou dans La Tempête. Aujourd’hui, l’acteur bientôt trentenaire, aidé d’une carrure à la fois svelte et robuste, avait entamé une carrière prometteuse au cinéma. Ralph Johnson était l’archétype du brun ténébreux, mais il était bien plus que cela. Jamais je n’avais croisé un homme aussi attirant. Il y avait quelque chose d’unique dans son regard, comme une petite flamme qui ne voudrait pas s’éteindre. Ses dents étaient d’une blancheur qui rendaient ses sourires inoubliables. C’était un homme qui suscitait le désir et l’envie autant sur le plan professionnel que personnel ! Le jeune acteur était conscient de ce charme et, quoique modeste, n’hésitait pas à en user si nécessaire, mais avec parcimonie. C’était la première fois qu’il tournait dans un film historique ; c’était aussi la première fois qu’il se trouvait confronté à des conditions de jeu plus rudes (de nombreuses scènes devaient être tournées dans des prairies enneigées avec des températures inférieures à zéro degré). Son enfance à Phœnix, Arizona, l’avait habitué à des hivers cléments. La neige et le froid, il allait devoir s’y acclimater. Pour le moment, oppressé par son costume de soldat, il n’avait qu’une envie : prendre l’air. Vittorio Manzetti lui accorda cette faveur en octroyant dix minutes de pause à l’ensemble de l’équipe. Ralph sortit immédiatement du studio et, arrivé sur le pas de la porte, reçut une bouffée d’air chaud comme une claque en pleine figure. 14


Il croisa le chef opérateur et l’habilleuse fumant une

cigarette.

— C’est mauvais pour la santé, leur dit-il d’un air réprobateur, aussitôt contredit par un sourire. — C’est la première fois que vous tournez ici, je crois. Comment trouvez-vous les studios ? demanda l’homme tout en écrasant son mégot. — Oui, c’est la première fois. Comment dire… c’est impressionnant ! — Et Rome, fit la costumière, vous la trouvez comment ? — Hélas, je n’ai pas encore eu le temps de la visiter. Ralph sortit un mouchoir de sa veste et s’épongea le front. De grosses gouttes de sueur lui chatouillaient les tempes. Le mois de juin était supportable à Rome, mais pas à Cinecittà, pourtant distante de neuf kilomètres du cœur de la ville ; au fil de ses allées, la sensation d’étouffer était décuplée. Ces températures contrastaient avec l’ambiance glaciale qui régnait sur le tournage, ambiance que l’acteur jugeait empreinte de tensions inexplicables. D’ailleurs, personne ne semblait s’en soucier, mis à part lui. Ralph était sensible à toutes ces choses sur lesquelles on ne savait mettre un nom. C’était un garçon en apparence fort, mais en réalité composé d’infimes parcelles de doute. Un être veiné de failles secrètes. On le disait instinctif, animal. On racontait même qu’il lui arrivait de répondre par des sortes de grognements quand il était mal à l’aise. Je crois que sa nature animale s’est développée à mon contact. Peutêtre que croiser ma route n’a pas été la meilleure chose qui pouvait lui arriver…

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