Joachim Haddad, Sebastian Hüsch (Hg.). Dieu et la morale

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Depuis l’Antiquité, la philosophie occidentale tente de déterminer si la morale peut et doit être ancrée dans une constellation théiste. Tenter de répondre à cette question constitue un défi d’autant plus grand dans un monde globalisé, au sein duquel le théisme est non seulement remis en question par la tradition occidentale des Lumières, mais aussi par des modèles de pensée qui promeuvent une manière fondamentale­ ment différente de se rapporter à la réalité. Les réflexions proposées dans ce volume sur Dieu et la morale invitent à examiner les difficultés suscitées par l’ancrage théiste de la morale et à interroger la contin­ gence du cadre réflexif au sein duquel ces difficultés se déploient

Joachim Haddad est ATER en philosophie ancienne au Centre Gilles Gaston Granger (UMR 7304) à Aix-Marseille Université. Sebastian Hüsch est professeur des universités à Aix-Marseille Université, membre du Centre Gilles Gaston Granger (UMR 7304).

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I S B N 978-3-7965-4804-8

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Dieu et la morale

Dieu et la morale

Dieu et la morale Dieu morale et la

J. Haddad, S. Hüsch (dir.)

Dieu et la morale

Joachim Haddad, Sebastian Hüsch (dir.)





Joachim Haddad, Sebastian Hüsch (dir.)

Dieu et la morale

Schwabe Verlag


Publié avec le soutien d’Aix Marseille Université et du Centre Gilles Gaston Granger

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Table des matières

Joachim Haddad / Sebastian Hüsch : Préface : Dieu et la morale . . . . . . . .

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1. Dieu et la Morale chez les Pères de l’Eglise Marine Guerbet : Connaître Dieu : une affaire de cœur et/ou de raison ? Thomas d’Aquin entre Aristote, saint Paul et saint Augustin . . . . . . . . . . .

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Joachim Haddad : Les limites épistémiques d’une justice terrestre : Augustin, Cité de Dieu XIX, VI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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2. Le problème de la théodicée Richard Atchadé : Dieu, l’homme et le mal. Viktor Emil Frankl et Paul Tillich en dialogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Claudia Gianturco : Le mal comme παρυπόστασις chez Proclus et le Pseudo-Denys à la lumière de l’existence du Dieu-Bien : pour une théodicée ontologico-morale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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3. Dieu au fondement de la morale ? Jörg Disse : Dieu et la fin dernière de l’individu. Une lecture critique de l’éthique de Levinas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Romain Debluë : De la morale de Dieu au Dieu de la morale . . . . . . . . . . .

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4. Une morale sans Dieu ? Paul Clavier : Une morale sans Dieu : sous l’invocation de Grotius ? . . . .

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Germana Alberti : Chiffres, symboles, mythes : pour une philosophie de la « transcendance immanente » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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5. La morale au-delà du théisme : perspectives interculturelles Jürgen Mohn : Dieu et la morale dans les appropriations du bouddhisme en langue allemande avant et après Schopenhauer jusqu’au début du XXe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Sebastian Hüsch : La mystique comme éthique indirecte ? . . . . . . . . . . . . .

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Liste des contributeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Index de personnes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Préface : Dieu et la morale Joachim Haddad / Sebastian Hüsch

La philosophie occidentale nait d’une recherche rationnelle des principes des choses, autrement dit de leur cause première. Cette recherche de la cause première a entrainé dès les écrits d’Aristote une grande proximité entre la métaphysique et la théologie. C’est Martin Heidegger qui a particulièrement insisté sur cette proximité en parlant de tradition « ontothéologique » pour la pensée occidentale. Dans cette tradition, la dimension ontologique du premier principe, c’est-à-dire la création des essences ou des formes, est adossée à une dimension morale. Ainsi, les Idées de Platon proviennent de l’Idée du Bien, et le Dieu chrétien, créateur du monde, est également un Dieu qui s’incarne, faisant de sa vie terrestre un exemple moral. Il devient dès lors le fondement de la morale et s’identifie à elle : agir moralement, c’est agir en vue de Dieu ou selon les principes de Dieu. La morale semble ainsi adossée au fondement le plus solide qui soit, tirant sa force de son lien essentiel avec Dieu. Cependant, loin de la prémunir contre de possibles interrogations, ce lien ne fait que multiplier les questions et peut, paradoxalement, affaiblir la morale plutôt que lui donner une assise solide. En effet il ouvre au moins deux grands axes de réflexion. D’abord, la fondation de la morale en Dieu nécessite d’affronter un dilemme qui est développé dans l’Euthyphron de Platon où Socrate pose la question de savoir si Dieu aime quelque chose parce que c’est moralement bon ou, au contraire, si quelque chose est moralement bon parce que Dieu l’aime. En optant pour la première possibilité, Dieu ne peut plus être considéré comme omnipotent et en optant pour la seconde, ce qui est considéré comme bon devient parfaitement arbitraire. Ensuite, si la morale s’identifie à la vie en Dieu, alors une telle morale semble irréalisable en cette vie, où, dans un contexte chrétien, nous connaissons Dieu non pas face à face mais comme dans un miroir (1 Cor 13), suite au péché originel. Mais par ailleurs, ce lien entre Dieu et la morale interroge tout autant du fait de la possibilité de l’immoralité. Le problème classique de la théodicée se pose parce que la toute-puissance de Dieu est associée à la morale et que l’expérience commune montre que cette morale n’est pas respectée. C’est donc tout aussi bien la possibilité de la morale que celle de l’immoralité qui se trouvent interrogées par le lien intrinsèque établi entre Dieu et la morale. Autrement dit la morale est sujette à questionnement, aussi bien quant à sa réalisation que quant à son échec. Si elle est liée à Dieu, sa réalisation semble impossible, et le mal impossible aussi. Or l’expérience commune montre que le mal est fréquent et que la morale est un objectif.


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Joachim Haddad / Sebastian Hüsch

Ainsi, la tentation est grande de fonder la morale de manière autonome afin d’éviter le dilemme d’Euthyphron autant que le double écueil d’un pur subjectivisme, qui la réduirait à néant, et d’un soubassement théiste qui, par son exigence, la renverrait à un autre monde. Assimiler la morale à une vie en Dieu, c’est en effet nier la possibilité de sa réalisation en cette vie. Une des tentatives les plus importantes pour fonder autrement cette morale est la démarche rationaliste kantienne. Cependant, le fait est que cette démarche n’évacue pas totalement la question de Dieu. Si bien qu’il semble nécessaire de poser la question de savoir si, intrinsèquement, toute réflexion sur la morale n’est pas vouée, par-delà la question de sa fondation, à être confrontée à la question de Dieu. Or, la plupart des tentatives actuelles de fondation de la morale évacuent de manière radicale la question de Dieu, en délimitant les champs de la morale et de la religion comme deux domaines distincts. Dès lors, toute réflexion sur ce lien semble vouée à être cantonnée au domaine historique, ce qui comporte des implications importantes et hautement problématiques : ainsi, une telle démarche revient à réduire la réflexion à sa dimension occidentale en ignorant le fait que d’autres manières de penser ces termes ont pu conduire à ne pas les séparer, voire à poser les jalons d’une morale sur des principes foncièrement autres. Ainsi, la réflexion sur Dieu et la morale nous amène à nous interroger sur ces différents paradoxes esquissés ci-dessus et notamment sur la contingence du cadre réflexif au sein duquel ces paradoxes se déploient. Le présent volume réunit des contributions qui analysent le lien entre Dieu et la morale à partir de perspectives tant historiques que systématiques et éclairent ainsi la problématique sous différents angles. Le premier chapitre, Dieu et la morale chez les Pères de l’Église, examine le problème à partir des deux grandes figures que sont Thomas et Augustin. Dans un premier temps, Marine Guerbet interroge la connaissance de Dieu au regard de son aspect volontaire et moral : elle montre, à partir de l’exégèse thomiste de Rm 1, 16–25, la manière dont Thomas, discutant sur ce point Augustin, fait de la connaissance de Dieu une affaire de raison mais aussi de cœur. Ensuite, dans une analyse d’un extrait du livre XIX de la Cité de Dieu, Joachim Haddad montre comment Augustin propose une limite originale à la justice terrestre, qui contraint le juge à produire de l’injustice pour faire exister une justice terrestre imparfaite à laquelle il ne souhaite pas renoncer. Ainsi Augustin montre comment le caractère exclusivement divin de tout jugement véritable conduit le juge sage à renoncer à sa propre moralité individuelle. Dans le chapitre Le problème de la théodicée, Richard Atchadé montre comment, chacun à sa manière, Viktor Emil Frankl et Paul Tillich rejettent la proposition de Hans Jonas de penser un Dieu ‘dépotentialisé’ comme réponse au problème de la théodicée après Auschwitz. Claudia Gianturco approche la question de la théodicée à partir de Proclus et du Pseudo-Denys : bien que le premier soit païen et le second chrétien, les deux utilisent le concept de


Préface : Dieu et la morale

παρυπόστασις pour penser le mal. Ils proposent une théodicée majoritairement ontologique qui pourtant résorbe en elle-même le problème du mal moral, permettant de présenter la divinité comme le principe parfait et absolument bon, et de l’exonérer de toute responsabilité envers le mal. En ouverture du chapitre Dieu au fondement de la morale ?, la contribution de Jörg Disse « Dieu et la fin dernière de l’individu. Une lecture critique de l’éthique de Levinas » interroge, dans une perspective systématique, le rôle que joue Dieu l’approche éthique de cet auteurs emblématique, constatant que la question de la finalité ne peut trouver sa réponse que dans la métaphysique au sens traditionnel du terme, donc dans la métaphysique comme onto-théologie. Dans la contribution « De la morale de Dieu au Dieu de la morale », Romain Debluë propose une généalogie de cette transformation de la morale de Dieu en un Dieu de la morale en s’appuyant, comme point de départ, sur la pensée de Thomas d’Aquin et, pour illustrer l’accomplissement de cette transformation, sur celle de Kant. Dans le chapitre Une morale sans Dieu ?, Paul Clavier met en perspective la position répandue selon laquelle Grotius aurait libéré l’obligation morale de toute référence à un commandement divin. Dans « Une morale sans Dieu : sous l’invocation de Grotius ? », il restitue méticuleusement l’argumentation de Grotius et propose une distinction entre deux questions, à savoir celle de notre accès à la reconnaissance de la validité des principes de l’obligation morale, et celle de l’origine de ces principes. Germana Alberti approche la question d’une morale sans Dieu dans l’analyse du concept de chiffre de Karl Jaspers. Dans « Chiffres, symboles, mythes : pour une philosophie de la ‘transcendance immanente’ », elle montre comment il est possible, avec Jaspers, de concevoir le rapport entre le sujet et la transcendance, en dépassant le paradigme du Dieu personnel proposé par les Églises institutionnalisées. Le chapitre La morale au-delà du théisme : perspectives interculturelles décentre la perspective en posant la question du lien entre Dieu et la morale dans un contexte interculturel. Dans « Dieu et la morale dans les appropriations du bouddhisme en langue allemande avant et après Schopenhauer jusqu’au début du XXe siècle », Jürgen Mohn, montre, par l’exemple du bouddhisme, les difficultés et les enjeux liés à l’appropriation d’une pensée radicalement ‘autre’ par les penseurs occidentaux, en mettant en avant le rôle central qu’a joué Schopenhauer dans la réception du bouddhisme en Allemagne. Sebastian Hüsch, dans « La mystique comme éthique indirecte ? » interroge le potentiel de mystiques de type bouddhiste pour donner des perspectives éthiques reposant sur des paradigmes radicalement différents de ceux des approches éthiques occidentales.

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1. Dieu et la Morale chez les Pères de l’Eglise



Connaître Dieu : une affaire de cœur et/ou de raison ? Thomas d’Aquin entre Aristote, saint Paul et saint Augustin Marine Guerbet

Résumé Si l’homme est fait par et pour Dieu, si Dieu lui a donné suffisamment de moyens de le connaître, comment l’homme peut-il se tromper là-dessus ? Saint Thomas insiste sur les capacités de la raison, y compris sans la grâce, le péché corrompant directement le cœur et non l’intelligence. Pourtant, son anthropologie le conduit à donner une place réelle aux passions et à la volonté dans la connaissance naturelle de Dieu. La connaissance de Dieu est une affaire de raison mais aussi de cœur ; Rm 1, 20 sert de guide à saint Thomas comme à son maître saint Augustin. Ils l’utilisent pour analyser la situation de l’homme après la chute et les thèses des philosophes païens sur Dieu, leur portée et leur signification théologique. Dieu est toujours manifeste, mais sans la grâce qui rétablit l’homme dans la foi et la charité l’homme s’en fait une représentation déformée et cela influe sur sa conduite de vie : le cœur purifie les yeux, et les yeux, le cœur. Ce n’est pas seulement la foi qui soutient l’intelligence de l’homme, c’est la grâce tout entière qui, l’établissant dans la droiture et la charité, non seulement élève l’homme mais aussi lui permet d’utiliser de façon féconde ses facultés naturelles.

Introduction « Non intratur in veritatem nisi per caritatem1 », avertit saint Augustin. L’idée que l’on se fait de Dieu, puis du monde et de notre destinée n’est pas une question purement intellectuelle que le sujet aborde de façon froide et détachée. Il est toujours subjectivement engagé ; des dispositions très profondes de son cœur conditionnent son regard et ses raisonnements. Sur ce point, on pourrait presque rapprocher Augustin de grands philosophes athées plus contemporains. Pour Marx la religion est l’opium du peuple qui le console et endort sa conscience critique ; pour Nietzsche elle est le fait de 1

té. »

Cf. Augustin, Contra Faustum, XXXII, 18 : « On n’entre dans la vérité que par la chari-


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Marine Guerbet

faibles qui imposent des lois à la collectivité parce qu’ils n’ont pas le courage de vivre en plénitude. Le croyant cherche au mieux à se rassurer, au pire il participe à une idéologie aliénante qui le rabaisse et sert des logiques de pouvoir. Sa lâcheté, son désir de sécurité le poussent à construire une divinité qui sécurise leur vie et les fait rêver à un bonheur futur imaginaire. L’homme est invité à sortir de ces illusions naïves et se libérer ; bref, à aborder la question avec les dispositions subjectives dues pour ouvrir les yeux : sa grandeur et sa liberté sont en jeu. La grandeur et la liberté de l’homme préoccupaient aussi beaucoup Augustin. Les Confessions racontent l’histoire d’un homme qui dépasse la frivolité par le désir de la sagesse (lecture de l’Hortensius), l’orgueil par l’humilité et la cupidité par l’amour de Dieu. Le courage n’est pas celui de la volonté de puissance mais de la charité ; la charité ouvre les yeux puis libère et rend sa dignité à l’homme divisé et replié sur son ego. Disciple assidu d’Augustin qu’il s’efforce de suivre autant que possible, Thomas d’Aquin a une approche qui contraste par sa méthode très objective. Privé de grâce, dit-il, l’homme ne peut plus vivre de façon totalement juste, mais il peut connaître le vrai, y compris Dieu. Il faut distinguer nature et grâce, connaissance et amour. Un lieu scripturaire privilégié des théologiens chrétiens pour réfléchir sur le lien entre connaissance de Dieu et droiture intérieure est Rm 1, 16–25. Paul nous montre les païens qui ont pu connaître Dieu en observant le monde mais ont obscurci cette connaissance à cause de leur orgueil. En prenant l’interprétation de ce passage comme fil conducteur, nous voudrions examiner ici la place de l’affectivité dans la connaissance de Dieu pour Thomas d’Aquin. Joue-t-elle un rôle déterminant ? Nous commencerons par exposer l’analyse d’Augustin sur le sujet, car il sert de source à Thomas et permet de mieux comprendre sa pensée.

I. Les sources de Thomas : saint Paul puis saint Augustin I.1. Romains I, 16–25 : le péché et le mystère de la grâce Paul explique aux Romains la clé de l’histoire et du salut du monde : le mystère de la grâce ; Thomas y voit le sujet principal de l’épître2. Sans ce don divin, les païens ont échoué dans leur recherche de la sagesse, mais aussi les juifs car la Loi s’est avérée insuffisante. Les dons surnaturels de Dieu restaurent l’homme au plus profond de lui-même et permettent que les choses les plus belles que l’humanité ait reçu (la sagesse et la Loi) trouvent leur fécondité réelle. 2

Cf. Thomas d’Aquin, Super Rom., pr.


Connaître Dieu : une affaire de cœur et/ou de raison ?

Les païens en effet ont pu comprendre que Dieu est à l’origine de toutes choses et gouverne le monde. Mais cette connaissance a été obscurcie à cause de leur orgueil et ils n’ont pas pu rendre un culte convenable à Dieu ni vivre de façon juste (Rm 1, 18–32). La question de la connaissance 1de Dieu est très importante ici, sans être le critère ultime : en effet, les juifs ont eu cette connaissance grâce à la révélation de la Loi. Ils ont au moins pu éviter les errances des païens sur l’unicité de Dieu et l’universalité de sa providence, ainsi que sur le culte, mais si la Loi permet de prêcher la vérité, elle n’a pas permis d’en vivre (Rm 3, 19–20). Tous les hommes finalement sont dans la même situation : « Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, ayant été justifiés gratuitement par sa grâce par le moyen de la rédemption qui est en Christ Jésus. » (Rm 3, 23–24). Considérons la question de la connaissance pour les païens. Sans révélation, ils ont pu comprendre que Dieu est l’origine et le Seigneur de toutes choses, mais ils ont déformé cette connaissance à cause de leur fermeture de cœur. Ce texte de saint Paul a eu une importance capitale pour la pensée chrétienne, spécialement pour réfléchir au rôle de la nature et de la grâce dans la connaissance de Dieu. Nous verrons comment Augustin puis Thomas utilisent ce texte dans leurs réflexions théologiques. I.2. Saint Augustin et la découverte de Dieu par l’homme « Fecisti nos ad te… » : la formule des Confessions est plus que poétique : Augustin y voit ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, être-pour-Dieu en un sens. Mais comment découvrir Dieu ? Augustin nous a laissé plusieurs descriptions de la découverte de Dieu par l’esprit humain, soit pour décrire son propre cheminement intellectuel, soit pour décrire celui de l’humanité. Dans la Cité de Dieu (CD), plus particulièrement au livre VIII, Augustin loue particulièrement les platoniciens. La puissance de leur pensée les a menés jusqu’au principe créateur, source de tout être : Ainsi donc, ces philosophes que nous voyons à bon droit placés au-dessus des autres par leur glorieuse renommée, ont compris qu’aucun corps n’est Dieu et c’est pourquoi ils se sont élevés au-dessus de tous les corps à la recherche de Dieu. Ils ont compris que rien de changeant n’est le Dieu souverain, et c’est pourquoi ils se sont élevés au-dessus de toute âme et de tout esprit muable à la recherche du Dieu souverain. Ils ont compris ensuite qu’en tout être changeant, toute forme qui le fait être ce qu’il est, quelle que soit sa nature et ses modes, ne peut elle-même exister que par celui qui est véritablement parce qu’il est immuablement. […] En raison de cette immutabilité et de cette simplicité, les platoniciens ont compris que Dieu a fait tous les êtres et n’a pu être fait par aucun. […] Ainsi ce qui est connu de Dieu, Dieu lui-même le leur a dévoilé quand leur intelligence a perçu à

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Marine Guerbet

travers les créatures ses perfections invisibles, son éternelle puissance et sa divinité (Rm 1, 19–20).3

Une comparaison avec les Confessions montre qu’Augustin semble expliquer la découverte intellectuelle de Dieu par l’humanité d’une façon qui ressemble beaucoup à son propre itinéraire intellectuel. Ainsi, par degrés, des corps je suis monté à l’âme qui sent par le corps ; et de là, à sa puissance intérieure, à laquelle les sens du corps portent le message des objets extérieurs, limite que peuvent atteindre les bêtes ; et de là encore, à la puissance rationnelle qui recueille pour le juger ce que saisissent et apportent les sens du corps. Cette puissance, se découvrant elle aussi muable en moi, s’est dressée jusqu’à l’intelligence d’elle-même et a dégagé de l’habitude la pensée, en se soustrayant aux contradictions de la cohue des phantasmes, afin de découvrir de quelle lumière elle était inondée, quand elle proclamait sans aucune hésitation qu’il faut préférer l’immuable au muable, et d’où lui venait la connaissance de l’immuable lui-même ; car si elle ne le connaissait de quelque manière, elle ne l’eût d’aucune manière résolument préféré au muable ; et elle est parvenue à ce qui est, dans l’éclair d’un coup d’œil frémissant. Alors vraiment, j’ai vu que ce qu’il y a d’invisible en toi est rendu intelligible à travers ce qui a été créé (Rm 1, 20) ; […].4

On le voit, dans les deux cas Augustin explique la découverte de Dieu par l’homme en utilisant Rm 1, 20 interprété selon un schéma d’inspiration néoplatonicienne. Augustin a commencé par avoir une conception matérielle de Dieu, ne pouvant concevoir qu’il puisse exister de réalité autre que matérielle. C’est également ainsi qu’il dépeint les premiers philosophes. D’autres sont parvenus à l’existence d’une réalité motrice, comme une âme du monde, mais sans parvenir à l’existence de la source de tout être, vérité et bonté. Enfin les platoniciens sont loués pour avoir atteint la cause universelle et immuable de l’être qui est aussi cause de toute vérité et de toute bonté. De même Augustin décrit plusieurs fois l’ascension de l’esprit vers Dieu comme un passage des corps à l’âme, des activités sensibles de l’âme à ses activités intellectuelles, jusqu’à la vérité immuable sans laquelle les jugements que l’âme muable pose seraient impossibles ; l’être immuable, c’est Dieu, le créateur, celui qui ‘est’ de façon transcendante et est source de tout être créé. Dans la théologie augustinienne, les conditions de la découverte de Dieu sont liées à un certain état de l’humanité, qui n’était dans pas le plan initial de Dieu. Depuis la faute d’Adam, les hommes naissent privés de la grâce, incapables de centrer complètement leur vie sur Dieu et aussi marqués par la concupiscence, désordre du désir. La source du mal n’est en rien la matière ou le corps, il le 3 4

CD VIII, 6 (BA 34, p. 252–257). Confessions (Conf.) VII, 17, 23 ; BA 13, p. 626–629.


Connaître Dieu : une affaire de cœur et/ou de raison ?

défend fermement contre les manichéens et platoniciens5 : la faute des premiers parents fut d’ailleurs une faute d’orgueil, et c’est de là que le désordre entre corps et esprit est advenu6. Ce qui distingue les justes des impies n’est pas un détachement du matériel, c’est de vivre selon l’homme ou selon Dieu7. Cependant pour le docteur, le fait de devoir passer par les sens corporels pour connaître les réalités immatérielles n’est pas naturel à l’homme, mais est une conséquence du péché originel. A propos des conséquences du péché originel, il explique : Tout homme en cette vie éprouve de la difficulté à trouver la vérité à cause de son corps corruptible […]. Et parce que désormais, c’est nécessairement par nos yeux et par nos oreilles que nous sommes avertis de la vérité et qu’il est difficile de résister aux images illusoires qui pénètrent par ces sens dans notre âme, – mais c’est aussi par eux que pénètre l’avertissement de la vérité –, alors, dans cet embrouillamini, qui n’aura le visage tout en sueur pour manger son pain ?8

Il y a une ambivalence dans la sensation : c’est par les sens que nous sommes avertis de nous tourner vers l’intérieur de nous-même pour connaître les réalités immatérielles (l’âme elle-même, et Dieu source de vérité dans l’âme, et par lequel toute vérité est connue) ; mais cela est une conséquence du péché originel. Naturellement, l’âme a une connaissance immédiate d’elle-même et de Dieu, sans passer par les sens (même s’ils sont nécessaires pour connaître les réalités corporelles)9. Désormais, perdue dans l’extériorité, l’âme doit remonter de l’extérieur à l’intérieur, et de l’intérieur au transcendant ; elle garde la capacité de connaître directement les réalités immatérielles mais les sens lui servent d’avertissement pour se tourner vers elles (l’économie de l’incarnation, où le Christ se rend visible extérieurement pour ramener les hommes à eux-mêmes et à Dieu, se comprend dans ce cadre anthropologique)10. Augustin est d’ailleurs un peu embarrassé quand il doit expliquer l’union de l’âme et du corps. Pour lui, l’homme est bien l’union des deux, mais il ne peut s’empêcher de les concevoir comme deux substances distinctes et a du mal à rendre compte de l’unité de l’être de l’homme11. Les images sont donc d’autant plus envahissantes quand il 5 Pour un aperçu de la question, et aussi de l’évolution d’Augustin en la matière, cf. Bochet, 2016. 6 Cf. DVR XLV, 84 (BA 8, p. 150). 7 Sur son interprétation de l’expression paulienne « vivre selon la chair », cf. CD XIV, 4, 1 (BA 35, p. 360–363) ou De vera religione (DVR) XLV, 84 (BA 8, p. 150). 8 De Genesi contra Manichaeos II, 20, 30 (BA 50, p. 342–345). Il l’affirme aussi par ex. dans le De libero arbitrio : De lib. arb. III, 10. 30. 9 Cf. par exemple Les Révisions. I, 8, 2 (BA 12, p. 308–309). 10 Cf. Conf. XI, 8, 10. 11 Cf. par exemple Augustin, De animae quantitate, XIII, 22 ; De moribus, I, 4, 6. Voir Bochet, 2016. Plus profondément, son arrière-fond métaphysique est néoplatonicien : les êtres

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Marine Guerbet

s’agit de méditer sur les réalités spirituelles qu’elles ne sont pas une médiation naturelle de l’homme pour les connaître. En péchant, l’âme s’est asservie à des réalités inférieures, notamment au corps, ce qui la gêne dans la recherche de la vérité, c’est cela qui explique le matérialisme de beaucoup d’hommes, notamment des philosophes : son attention centrée sur des créatures sensibles, l’âme conçoit même Dieu ainsi12. Mais la faiblesse et le péché de l’homme ne sont pas liés qu’au corps, nous l’avons vu, la racine est l’orgueil par lequel l’homme ne remet pas sa vie à son créateur. Et ce refus de rendre à Dieu la louange qui lui est due est la racine de toute erreur religieuse13. C’est dans ce cadre qu’il faudra comprendre l’importance de la foi pour Augustin ; la foi dans le Verbe incarné fait que l’homme plie son intelligence devant l’autorité de Dieu qui se révèle et rentre dans une démarche rédemptrice d’humilité, condition grâce à laquelle il peut retrouver le chemin de la vérité14, le chemin vers Dieu pour qui il est fait. Chez l’évêque d’Hippone donc, la recherche de Dieu par l’homme est pleinement conditionnée par une purification du cœur qui fait passer l’homme tout entier de la superficialité à la profondeur, de l’orgueil à l’humilité, de l’égoïsme à l’amour. Thomas se sert de ses écrits pour lire l’histoire de la philosophie dans le De potentia, où il le cite pour attester que les platoniciens ont bien atteint Dieu principe de toutes choses, alors que plus tôt il ne le pensait pas15. Les limites que

inférieurs n’agissent pas sur les supérieurs de manière à leur apporter quelque chose de positif ; le corps ne peut apporter quelque chose à l’esprit. 12 Cf. CD VIII, 5 (BA 34, p. 248–251) ; DVR III, 3 (BA 8, p. 27). 13 DVR X, 18 (BA 8 p. 49) : « Qu’il soit donc pour toi bien entendu et acquis que l’erreur religieuse serait impossible si, au lieu d’adorer à la place de son Dieu un être vivant, un corps, ses propres phantasmes, une combinaison de deux de ces éléments ou même tous à la fois, l’âme, durant cette vie, tout en s’adaptant loyalement, dans le temps, aux exigences de la société humaine, s’attachait aux réalités éternelles et adorait le Dieu unique […] » ; « quamobrem sit tibi manifestum atque perceptum nullum errorem in religione esse potuisse, si anima pro deo suo non coleret animam aut corpus aut phantasmata sua aut horum aliqua duo coniuncta aut certe simul omnia, sed in hac uita societati generis humani sine dolo temporaliter congruens aeterna meditaretur unum deum colens » ; DVR XXXVI, 67 (BA 8, p. 122). 14 Cf. par exemple CD XI, 2 (BA 35, p. 34–37). 15 QDP q. 3 a.5 : « Posteriores vero philosophi, ut Plato, Aristoteles et eorum sequaces, pervenerunt ad considerationem ipsius esse universalis ; et ideo ipsi soli posuerunt aliquam universalem causam rerum, a qua omnia alia in esse prodirent, ut patet per Augustinum. » (« Les philosophes ultérieurs, comme Platon, Aristote et leurs successeurs, sont arrivés à la considération de l’être universel lui-même ; et c’est pourquoi eux seuls ont posé une cause universelle des choses, de laquelle toutes les autres procèdent dans l’être, comme le montre Augustin. ») Auparavant, dans les Sentences (In II Sent. d. 1 q. 1 a. 1 co) il attribuait alors à Aristote la découverte du principe unique du monde, malgré sa thèse de l’éternité du monde, mais reprenait l’idée exposée par Pierre Lombard selon laquelle Platon admettait trois principes premiers.


Connaître Dieu : une affaire de cœur et/ou de raison ?

Thomas mentionne sont aussi semblables à celles de la CD, centrée sur le problème du culte : les philosophes ont restreint sa providence et sa toutepuissance et n’ont pas compris qu’il ne fallait rendre un culte qu’à lui16. Dans les grandes lignes, il s’agit de la thèse développée par Paul en Rm 1. Voyons donc comment le docteur décrit la connaissance de Dieu sans la grâce.

II. Thomas et la connaissance naturelle de Dieu Quand Thomas lit Rm 1, 20, il le fait en tant que parole inspirée par Dieu et les Pères ont une autorité particulière pour interpréter l’Écriture17. Parmi eux, Augustin est une référence privilégiée. Ce serait donc un contresens de comparer ces deux penseurs sans prendre en compte leur différence de public, de contexte historique, de sources ou même de style ; pire encore, de les opposer. Thomas entend bien être disciple d’Augustin, ce qui ne signifie pas le copier ou égaler son autorité à l’Ecriture. En bon scolastique, il rédige de façon très structurée et argumentée. Il délimite les concepts et les domaines de façon claire, même si son but est d’offrir une vision unifiée du réel. Il en va ainsi, par exemple, pour la nature et la grâce, ou la connaissance et le vouloir. Il y a d’abord là une question de méthode, mais ses choix et ses sources philosophiques propres l’amènent à rendre raison de la nature de façon sans doute plus consistante, et surtout à rendre raison différemment de la place du corps et des sens. II.1. Connaissance naturelle et surnaturelle : la raison indemne après le péché ? Il est impossible pour Thomas de séparer connaissance et morale : la morale, c’est la science de l’agir, et l’agir se fait toujours selon un certain but que l’on se représente. La vie de l’homme est un voyage ; sa destination, c’est la béatitude ; la béatitude, c’est Dieu et même partager la vie de Dieu, vu face à face et aimé. Un voyageur doit connaître la destination de son voyage pour y arriver. L’homme a donc besoin de savoir que Dieu même est sa fin, pour se diriger vers lui. L’intelligence guide donc le cœur mais on comprend aussi que ce que Sur le lien de Thomas à Augustin, notamment ici, on peut se référer à Humbrecht, 2009 (surtout p. 480–486). 16 Cf. ST IIaIIa, q. 1 a. 8 ad 1. Augustin, après avoir loué les platoniciens pour leur atteinte du Dieu créateur, les critique pour avoir pensé qu’il fallait sacrifier à une multitude de dieux (cf. CD VIII, 5 et 12 notamment). 17 Sur ce point, cf. Berceville, 2007. Sur l’usage de Rm 1, 19–20 par Thomas dans son œuvre, cf. Durand, 2021. Il donne aussi un tableau synthétique des occurrences de ce verset dans l’œuvre de Thomas, p. 67–71 (annexe).

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