La Mort comme Nourriture

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la mort comme nourriture patrice caumon

Vivement illustré par

vincent marco Cabanon

Sam Sufy d’Éditions



introduction Le goût de la mort

La mort ne vous concerne ni mort ni vif : vif parce que vous êtes ; mort parce que vous n’ êtes plus.

Montaigne

I

l est toujours étrange de penser qu’au sein d’espaces aux dimensions si gigantesques que l’esprit peine à se les figurer, nous vivons une vie pas plus longue qu’un pet. Il est toujours étrange de penser qu’au même moment, des milliards et des milliards d’êtres de toutes formes et de toutes sortes font avec nous le voyage, meurent, naissent, et ce depuis des temps immémoriaux. Étrange de penser que nous vivons cette vie sans savoir pourquoi nous avons été choisis, de quoi nous sommes faits ni ce qui nous attend après. En tout cas, sans preuve tangible. Ce que Paul résume pour tous les hommes dans une épître : « Ô Mort, où est ta victoire ? » (  Corinthiens – 5, 45-58 ). Parler de la mort, c’est parler d’après la mort. C’est aussi parler d’avant la mort. La mort sera ce qu’elle sera. Mourir se fera tout seul. Avant cela, il faut en passer par la vie. Un être humain se tient toujours debout dans l’existence face à la mort. Il grandit, mange, se réchauffe, se forme, travaille, se reproduit : chaque homme dans un même mouvement gagne sa survie et lutte contre la mort. La concernant, il se raconte une fable, nourrissante, basée sur une croyance héritée ou non de la tradition. Et cette croyance n’est pas toujours une fable qu’on déballe tous les dimanches comme un rôti. C’est une petite musique qui ne se remarque pas et clôt le débat intérieur. On tente dans ces pages de rendre audible son tintinnabulement, au sein d’un recueil de quelques-unes de ces fables. Quant à l’aiguillon, le voici : c’était au petit matin après

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une nuit arrosée. La veille, nous avions enterré un ami cher, et marié un autre. Le marché déballait ses étals. Un ami s’arrêta devant un gros poisson dont l’œil ressemblait à une bille. Autour bruissait le monde, dans l’odeur de la marée et du café. Plus loin, la volaille pendue déplumée, le bœuf au crochet. Chacun gagnait sa vie. L’ami, devant un demi, voulut bien rompre le silence : - Le poisson, il sait. Nous, on ne sait pas. Cette remarque m’a toujours hanté.


au menu 1 − la mort comme entrée 2 − la mort comme plat principal 3 − la mort comme accompagnement 4 − la mort comme dessert 5 − la mort comme trou normand 6 − la mort comme datte rouge 7 − la mort comme piment 8 − la mort comme pruneau 9 − la mort comme déconfiture 10 − la mort comme malbouffe 11 − la mort comme digestion

travaux pratiues menu pour mourant menu pour ceux ui restent menus empoisonnés



1 - la mort comme entrée La vraie vie est après

Philosopher, c’est apprendre à mourir.

Cicéron

S

i l’on compte tous les croyants de la terre, et si l’on suppose qu’ils suivent l’esprit comme la lettre de leur religion, on peut dire que l’humanité presque entière vit dans l’attente. Pour ceux-là, vivre n’est qu’un amusegueule déplaisant avant le vrai et grand voyage. Dans ce contexte, l’âme n’a qu’un désir, se retrouver près de dieu dans l’autre vie. Effectivement, pour les grandes religions, la vie ici-bas n’est pas la vraie vie mais une première marche, une forme d’épreuve à la fois morale et formelle, un examen à réussir pour l’âme emprisonnée dans le corps. Un livre révélé par dieu lui-même arrange bien les choses, si un clergé compétent en traduit les passages difficiles. Cependant, même chez ceux qui se réclament d’une tradition de croyances établies, peu connaissent vraiment la lettre des dogmes. Ainsi, avoir la foi ou pas ne semble pas être au centre du dilemme, car même lorsque les discours sont crédibles, ils ne sont jamais exempts de doute, et la peur de mourir reste entière. L’influence de l’antique pensée gnostique est aussi à l’œuvre : en s’incarnant, l’âme déchoit et aspire à se défaire de l’indigne enveloppe charnelle ( comme l’ observe Saint Augustin, inter fæces et urinam nascimur « nous naissons entre l’urine et l’ordure » ). Même dans l’hindouisme, qui professe la réincarnation des êtres, on cherche par la purification la fin d’un cycle. Quoi qu’il en soit, que ce soit pour une fois ou pour plusieurs, mourir est ici davantage une entrée en royaume qu’une entrée de menu. Nutrition et digestion représentent la souillure de l’âme, pour cette pensée : ne lui faisons pas subir davantage la métaphore d’un repas, fût-il spirituel. 7


2 - la mort comme plat principal On n’en mourra pas

Si tu avances, tu meurs, si tu recules, tu meurs, alors pourquoi reculer ?

Proverbe Zoulou

I

ci, le trépas est un ingrédient commun ( comme une céréale endémique, par exemple ) qu’on accommode chaque jour de façon différente. On a décidé de ne pas craindre son inéluctabilité, puisqu’on n’y peut rien. La mort est triste et définitive mais elle est là. On pourrait le dire de cent millions de façons différentes, mais en attendant, on en mange tous les jours à la cantine. Dans le cadre de cet ouvrage, c’est bien entendu une vision transversale, qui peut s’accommoder aux autres, base minimale à partir de laquelle la mort peut être dévisagée. Comme les pâtes, le tofu, le riz ou la patate, elle peut être déclinée à l’infini, parfois sans saveur, mais extrêmement nourrissante et digeste. Elle nous tourne également vers la fadeur relative de notre vie. On y puise même force et énergie d’entreprendre. Car avant d’être pensants, nous sommes des êtres vivants, mangeant, aimant, déféquant, mourant comme les autres, et comme eux désireux d’accomplir ce que la nature exige de nous avant de trépasser. La vie payant notre peine de quelques plaisirs, cela nous occupe en attendant. Songer au nombre inouï d’êtres vivants ayant vécu l’expérience avant nous oblige à l’apaisement. Au pire, c’est une consolation. Il nous faudra bien les rejoindre et vivre l’aventure à notre tour. 8


3 - la mort comme accompagnement Une amie pour la vie

Les Anciens chérissaient chaque instant y penser me fait frémir

Tao Yuan Ming

O

n le sait : pour qui découvre subitement que le trépas est proche, un brin de vent paraît sublime, un rai de lumière est un enchantement, une feuille d’arbre contient des mondes ; émincer un chou est une joie, le chant d’un oiseau est un concert. Le bruit de la ville, le rire d’un enfant, la joie d’un vieillard, paraissent des trésors d’une valeur inestimable. La pensée de la mort agit alors comme la lumière sur l’objet, comme le vin sur le plat. Elle le met en perspective, lui répond, l’infuse d’un intérêt chaque fois nouveau et différent. Rendant l’individu gourmet, celui-ci devient exigeant et veut visiter les cuisines. Comme le suggère notre citation, il ne s’agit pas ici de s’épuiser à penser la mort à tous les instants mais de vivre chaque jour avec l’intensité de celui qui sera notre dernier, afin de redonner à la vie son prix exact. Chaque geste est mis en perspective et atteint le niveau d’importance qu’il convient : le plus haut. Une réaction boulimique, un excessif goût pour le luxe ne sauraient répondre à cette intuition première où chaque pensée, chaque action est comme une goutte de pluie, un flocon de neige. On le comprend, c’est une pensée profonde qui ne s’épuise pas.

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4 - la mort comme dessert Vision rare de libres-penseurs

Mais il faut apprendre à vivre tout au long de sa vie, et, ce qui t’ étonnera davantage, il faut, sa vie durant, apprendre à mourir.

Sénèque

L

a mort serait la fin de tout. Un café, et au lit. Après, rien. Pas d’âme se détachant de l’enveloppe corporelle en volutes. Le néant. On cesse d’exister, et d’être. La vie comme segment. Une telle vision est depuis toujours très combattue, notamment pour raisons morales. On craint le nihilisme. Du moins, on en brandit le spectre. Sur ce point, Dostoïevski, Pascal, sont des alarmes célèbres dans la littérature. Car, s’il n’y avait rien, ni dieu, ni au-delà, ni enfer, ni paradis, il


ne saurait y avoir de justice, de bien, ni plus aucune raison de se rendre supportable sur cette terre. Pourtant, on peut penser sans mal qu’une telle croyance développe au contraire une rectitude morale excessive chez l’individu, une recherche de perfection souvent amère. Le scientisme, le positivisme en sont des exemples célèbres. Il n’est toutefois pas exclu de penser que cette voie d’approche procure apaisement et joie, une sagesse aux fondations subtiles qui repose sur d’autres objets. Que les prosélytes se rassurent, elle est de toute façon peu répandue, même chez les pourfendeurs de clergés. Nous avons, nous animaux humains, une propension à penser qu’au-delà il y a quelque chose, quelque chose plutôt que rien. Cela également nous fait tenir debout. Dans un tel contexte, certaines implications périphériques trouvent aussi peu d’écho, notamment la négation de l’âme, ou une réunion de l’âme et du corps non différenciés. La science elle-même, paraît-il, détecte avec ses instruments modernes un magnétisme dans la vie qui disparaît avec la mort. Écoutons-là : comme nous, elle se pose des questions sans réponses.


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