Extrait - "Squat" de Yannick Bouquard

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Yannick Bouquard

squat

la brune au rouergue

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PARTIE I

C’est en rentrant d’un job minable d’intérim dans les

égouts, un soir de mars, à Vienspasissy-sur-Seine que Ron avait ajouté à la liste des squats hypothétiques celui qui deviendrait notre baraque. À dire vrai, le lieu avait

tant de charme que les autres adresses furent reléguées au second plan.

Un lycée, façon années 1960, énorme. La totale : des

arbres, une cour, de nombreuses pièces, peu de vis-à-vis et bien équipé question water. Y avait largement de quoi chier peinard.

La mairie avait fait murer partiellement le bâti-

ment. Dans leur grande magnanimité et la stupidité qui 5

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caractérise l’administration républicaine, ces cons avaient obstrué uniquement le premier étage.

Le grand portail vert, à l’arrière, était ouvert. Il s’appelait le « lycée Ionesco ».

Ron le Russe n’est ni très grand ni très gros. Il a une

grande bouche d’où sortent beaucoup de conneries. Il rit

volontiers aux éclats et aime vous attirer quelque part pour vous montrer ses dernières productions informatiques, ses dernières acquisitions en tout genre et vous

parler des heures durant de choses dont vous vous foutez. C’est un type fondamentalement bon, aussi vous subis-

sez son discours pour ne pas le vexer. Il porte souvent un treillis aux nuances grises mode Spetsnaz, un perfecto

peint de slogans punx prépubères et des paras montantes aux coques recouvertes de blanco. Je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment russe.

Son animal-totem, c’est le hérisson ou quelque chose

comme l’oursin.

Le Russe avait simplement fait coulisser le portail de

métal vert dont les capteurs de mouvement et d’ouverture étaient HS. La loi est très claire, concernant les ouvertures : les portes ne doivent pas être forcées. Il avait visité la cour

intérieure. Le lieu lui plaisait beaucoup, aussi avait-il pris le temps de se griller une clope à l’abri des regards sous un 6

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préau. Il s’était adossé contre une porte du rez-de-chaus-

sée et, à la première bouffée, s’était gaufré dans le bureau du proviseur. À l’intérieur du bâtiment, toutes les portes étaient ouvertes, les clés sur le tableau d’appel.

Du coup, Ron avait dû sourire du rictus chevalin qui le

caractérise. Enthousiaste, il avait visité son nouvel habitat

de la cave aux combles. Il avait choisi sa future chambre. L’eau et l’électricité fonctionnaient. La mairie ou le gestionnaire du lycée n’avait pas cru bon de fermer les comp-

teurs. De nombreuses fuites gouttaient dans le maillage de plomberie, en particulier dans la chaufferie amiantée. Le Russe avait aussitôt fermé les vannes pour limiter le

gaspillage légal et démocratique. Les administrés de la ville de Vienspasissy-sur-Seine ne devaient pas savoir quoi foutre de leur pognon pour élire une équipe municipale aussi incompétente. À l’heure où tous sont prétendument à l’économie verte, dans cette ville, on niquait gaiement les fluides.

Les habitants de Vienspasissy-sur-Seine n’étaient pas

vraiment du genre à subir la crise. Ils préféraient le cham-

pagne à la bière, comme le montraient les déchets de bou-

teilles et de biscuits d’apéro laissés dans la cour, à côté de cadavres de joints et de pailles à cécé. Les fils des bour-

geois de droite du coin avaient sans doute peu d’opportu-

nités culturelles. Le Russe avait nettoyé avant de repartir. Le lendemain, il était revenu poser des témoins pour véri-

fier les allers-retours dans le bâtiment tandis que nous préparions notre opération de « réquisition ».

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L’éclairage ambiant de ma chambre, ancienne salle de

cours de physique plâtrée bleu pâle, est pire que glauque. Dehors, l’automne installe une beauté, à mon goût buco-

lique et parfois soporifique, elle dépose aussi un fin voile de tristesse sur l’absurdité régnante. Mon vieux téléviseur combiné de récup Tokaï est lui aussi très automnal.

Il scintille gris, comme le plastique moulé qui le recouvre,

comme le ciel parisien. Tout cela me paraît cohérent. La tristesse de la saison et les feuilles mortes qui n’en finissent

plus de boucher la fucking évacuation d’eau située en bas de l’escalier de ma piaule.

Et moi, je tiens une gueule de bois du tonnerre.

Si vous descendez l’escalier qui conduit à ma chambre

et que vous enjambez la bouche d’égout, vous arrivez dans la grande cour du squat. Votre attention est attirée par l’entrée de l’atelier crasseux du Capitaine Cheval. Élément

important dans toute cette triste affaire, le Cap’tain Cheval. Aussi important que Ron le Russe, dont l’atelier est à votre

gauche. Soyons clairs, avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de prendre les choses par le bon bout.

Car Cap’tain Cheval et le Ruskof sont les involontaires

déclencheurs de toute cette histoire.

– T’es encore bourré, avoue-le ! Avoue-le et ça se pas-

sera bien. Puis paye-moi une clope.

Le Cap’tain tient une sacrée cuite. Je lui reconnais

sa sale gueule des mauvais matins. Quand son teint 8

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ressemble à celui d’un rat sans poil atteint de cirrhose. Il est recouvert de peinture, des fringues aux joues. Son atelier est une palette mélangée par un aveugle schizo-

phrène. Les meubles sont retournés, certains cassés, leur empilement est fragile. Dans un coin, une instal’ incon-

grue mélange des jouets et des mannequins blancs trans-

percés de tuyaux et empêtrés dans des câbles et des circuits imprimés. Des croix gammées roses sont peintes sur leur front encorné de godemichés.

– Le paquet est sur la table. Sers-toi, fais pas chier.

Il lance un coup de tête las vers une table recouverte

de bouteilles et de mégots écrasés à même la plaque de bois laqué.

– S’est passé quoi ici ?

Je chope une Lucky Strike dans un paquet marocain. – L’art mon pote ! L’art !

– Ouais, ouais… T’as encore picolé comme une merde.

– Non, c’est ma meuf qui a tout pété. Vu la gueule que

tu as, t’es pas frais non plus. Faut que j’aille m’acheter une bière, j’angoisse. Tu me dépannes deux euros ?

Cap’tain Cheval perd pas le nord. Je lui lâche la mon-

naie nécessaire. D’abord évacuer les petites rouges, ces

pièces m’ont toujours énervé de leur simple présence cli-

quetante dans mes poches. Elles ne servent à rien. Mais

je les conserve dans une ancienne boîte de pellicule 35

mm, certain que c’est la monnaie la plus répandue en Pologne par exemple. Si jamais j’y vais un jour, elles me seront utiles. Aujourd’hui, je les trouve tout spécialement

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inopportunes ; cuivrées, elles me rappellent les feuilles

mortes devant ma porte. Mais le raccord est trop évident, ça me déplaît.

– Ça serait bien que les pièces de monnaie soient rouges

ou bleues, un peu comme le costume de Spiderman. On les retrouverait plus facilement en les tirant de nos poches et

elles seraient moins chiantes à trier. Du genre, un dégradé du rouge au bleu. Les rouges étant les plus chères. – Arrête le crack, mec.

Il fixe un verre d’Efferalgan comme si tout l’intérêt du

médicament résidait dans son effervescence et non dans sa pharmacopée.

– Mouais… Bon, allez, je vais bosser. Histoire de m’oc-

cuper un peu en attendant la mort.

Je pars au taf et lui à l’épicerie d’Ahmed.

Cap’tain Cheval est grand. Gros du bide à cause de la

bière. Il s’habille sans la moindre classe. Il se coupe les cheveux court pour ne pas être emmerdé. Lorsqu’il les laisse

pousser, ils frisent. Cheval est à moitié bougnoule, comme il dit. Je crois que c’est une moitié qui lui plaît guère. Il aime Dantec, Soral, Houellebecq, Nabe et, en réalité, tout

ce qui choque et porte à polémique. Il n’a presque jamais la gueule de bois et aime peindre ; cela l’occupe pendant

qu’il boit. Il provoque dès qu’il le peut, se contrefout des aboutissants et emmerde profondément les manichéens.

L’horreur, le glauque, le trash sont ses domaines. Il préfère 10

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Hitler à Gandhi, se marre autant devant Dieudonné que devant les misères du monde. Je l’aime bien, Cheval.

Son animal-totem, c’est sans aucun doute un alam-

bic ou le chien d’avalanche avec un magnum de rouge autour du cou.

Cheval, s’il arrêtait de boire, c’est l’alcool qui se sen-

tirait seul.

Nous ne sommes pas des fainéants, pas des assistés,

pas des branleurs. Contrairement à ce que les préjugés

et l’imaginaire collectif laissent croire, on taffe, dans un squat. Certains sont intermittents, beaucoup intérimaires,

d’autres artistes cotés ou non, il y a quelques étudiants boursiers, un ou deux types au RSA, quelques-uns au

chômage, très peu en CDI. Nous demeurons résolument

en dessous du seuil de pauvreté et dans l’impossibilité totale de satisfaire aux critères furieux de location : assu-

rance loyer impayé, CDI obligatoire, 900 boules pour 10 mètres carrés, garants, cautions, trois fois le loyer en salaire. C’est pas qu’on a pas de thune pour un loyer, c’est

que personne ne veut nous escroquer le prix exorbitant d’un appartement parigo.

Moi, par exemple, je bosse, dans une boîte de merde,

faut le préciser. Mais c’est la crise, faut s’ajuster. Montage

vidéo de mariages et de bar-mitzvah, tout un programme d’épanouissement personnel.

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