"Pallas" de Marine Carteron - tome 3 - Extrait

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© Éditions du Rouergue, 2024

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Illustration de couverture : © Patrick Connan

TOME

Carteron
SOUS L’ŒIL DE L’OLYMPE
Marine
PALLAS
3

LE CHANT DE PALLAS

Un chant, un chant si doux me réveille et m’attire.

Une clairière, hoquet de lumière dans des taillis touffus. Un ciel de feuillages percé de soleil.

Le Parnasse, demeure des Muses, de l’autre côté de la mer, un jardin où Athéna vient souvent depuis ma métamorphose.

L’ambiance est propice à la torpeur. Éole a lâché ses vents les plus chauds, le char d’Hélios couronne le ciel, Sirius brûle la tête et les genoux. Les arbres gémissent, ploient leurs mille bras jusqu’au sol assoiffé.

Érato couronnée de myrte et de roses caresse sa lyre, Thalia à la chevelure de lierre l’accompagne à la viole, Calliope à la voix d’or fredonne.

La mélopée, semblable aux pleurs d’un rossignol enroué, monte lentement, envahit la clairière et tourne les esprits vers l’intérieur me faisant oublier un instant que mon sang est de sève, ma chevelure de feuilles et mon corps de bois tendre.

Athéna, la tête posée sur les cuisses de Polymnie, semble presque endormie.

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Emportée par la musique, elle a abaissé ses paupières, laissant la muse tresser ses cheveux de perles et de bourrache barbue. Les doigts de Polymnie glissent comme un peigne de corne sur les cordes d’une lyre, une caresse qui m’en évoque d’autres.

Athéna.

Ma plus qu’amie.

Ma presque sœur aux yeux gris.

La douceur des nuits de Libye.

Combien de fois avons-nous joué au même jeu ? Nous allonger en bordure du lac Tritonis, sur la terre molle, entremêler nos mains, natter nos chevelures de jacinthes d’eau violines et de narcisses d’or.

Je me souviens de ton corps souple et délié, de ton rire de cascade et de ta bouche fraîche comme un torrent.

Combien de temps s’est-il écoulé depuis ces jours bénis ? Cent ans ? Mille ans ? Plus peut-être ?

Je ne sais plus.

Le temps des dieux n’est pas celui des hommes, il file insensiblement, sans s’arrêter, jamais. Immobile et insaisissable, il est comme la mer immense, fait de marées mouvantes et de calme insolent.

Le temps des dieux est une clepsydre sans fond, un sablier sans sable.

Comment, dans ce cas, espérer que la douleur disparaisse ?

Athéna

Mont Parnasse

20 années avant la chute de Troie

– Dis, tante Clio, tu nous racontes l’histoire des humains ?

La voix enfantine réveille Athéna. Elle ne les avait pas remarqués en arrivant mais là, à quelques mètres d’elle, lovés dans un berceau de mousse au pied d’un bouleau aux feuilles d’argent, deux petits garçons, l’un noir, l’autre blanc, viennent d’émerger du sommeil. Leurs traits sont encore un peu froissés, leurs paupières lourdes ; ils s’étirent, hésitant entre la chaleur des songes et la douceur du jardin, entre l’ombre et la lumière.

– Qui sont ces enfants ? demande la déesse.

Les Muses échangent un regard et Polymnie prend la parole pour lui répondre.

– Celui-ci s’appelle Memnon, dit-elle en désignant l’enfant à la peau de nuit. C’est le fils d’Éos. L’autre est celui d’Aphrodite, elle l’a nommé Énée.

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Les sourcils d’Athéna se froncent, un tic qu’elle a toujours quand quelque chose la chagrine. Là, elle en est certaine, les Muses ne lui ont pas tout dit, quelque chose en lien avec ces enfants qu’elle se met à observer avec plus d’attention.

S’ils semblent avoir le même âge, et une origine divine discernable aux paillettes d’or de leurs pupilles, leur ascendance mortelle reste visible. Une filiation qu’Athéna retrouve en avisant les étranges mèches pourpres de la chevelure de Memnon, et en respirant le parfum caractéristique du second.

– Memnon, fils de Tithon, et Énée, fils d’Anchise. Vous m’expliquez ce que deux princes troyens fichent ici ? Père est au courant ?

Au regard un peu gêné des Muses, Athéna comprend qu’il n’en est rien.

– Laissez-moi deviner. Zeus ayant refusé l’immortalité à leurs rejetons, les déesses se sont dit qu’en les laissant avec vous, ils échapperaient aux affres du temps ? Parce que, si ma mémoire est bonne, ces deux-là devraient être adultes depuis un moment. J’ai bon ?

Clio soupire mais hoche la tête.

– Tu as raison. Éos et Aphrodite nous les ont confiés pour retarder leur croissance, et Zeus n’est pas au courant.

Les yeux pers d’Athéna s’illuminent et les coins de ses lèvres se soulèvent, laissant apparaître l’éclat blanc de ses dents.

– Ainsi, Aphrodite aurait un cœur… Intéressante information. Néanmoins, ce sont des mortels. Ils n’ont rien à faire ici, assène la déesse à ses compagnes. Renvoyez-les parmi les humains.

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Les Muses se concertent en silence. Entre elles, les neuf filles de Zeus n’ont pas besoin de paroles, un simple battement de cils suffit pour qu’elles se comprennent.

– Tes paroles sont sages, Athéna, finit par admettre Clio. Il est temps qu’ils reprennent leur place parmi les leurs.

– Cependant, pour celui-ci, ajoute Thalia gravement en désignant Énée, tu dois nous faire une promesse.

– Une promesse ? répète Athéna. C’est-à-dire ?

– Nous savons le litige qui t’oppose à notre père et ta volonté de détruire les hauts remparts de Troie, reprend Calliope. Si Énée repart dans la cité, il doit bénéficier de ta protection. Jure-nous sur le Styx que jamais tu ne toucheras un cheveu de sa tête.

Athéna pose sans hésiter la main droite sur les boucles aux reflets de miel. Accéder à la demande des Muses ne la dérange pas ; il se pourrait même que ça l’arrange. Pour la tâche qu’elle vient d’imaginer, elle a besoin qu’Énée reste vivant.

– C’est bon, l’enfant est sous ma protection, jure solennellement Athéna. Par contre, n’en dites rien à sa mère, je préfère qu’Aphrodite ignore ce détail.

– Une protection ? Contre quoi ? Il y a une bataille ? Parce que, moi, je veux me battre ! clame Memnon en brandissant un bâton sous le nez d’Athéna. Je suis fort, je peux vous protéger !

Menton dressé, torse bombé, le fils d’Éos fouette l’air comme s’il pourfendait des guerriers invisibles. Des oiseaux s’envolent en poussant des piaillements indignés et Athéna sourit devant son ardeur.

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– Je te rappelle que nous sommes des déesses, nous n’avons besoin de personne pour assurer notre protection. Mais ne t’inquiète pas, Memnon, je te promets que tu auras l’occasion de te battre bientôt.

Un peu déçu, le petit garçon jette son bâton dans les fourrés et retourne s’asseoir à côté de son compagnon de jeu.

– Bon, du coup, on peut avoir notre histoire ? rappelle Énée à Clio.

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