Inhumations et édifices religieux entre Seine et Loire

Page 1

Tables rondes du CRAHM

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge en Loire et Seine

Les relations complexes, spatiales, temporelles, sociales ou spirituelles, entre sépultures et édifices religieux depuis le haut Moyen Âge jusqu’à l’Époque moderne sont au cœur du présent ouvrage, qui réunit les actes d’une table ronde tenue à l’université de Caen Basse-Normandie en octobre 2003. L’organisation et l’évolution des espaces funéraires par rapport aux espaces religieux, la hiérarchisation de l’emplacement des tombes, l’identité, le statut des inhumés et leur commémoration sont examinés, selon des perspectives diverses, à la lumière d’exemples choisis dans l’Ouest de la France (Anjou, Bretagne, Normandie). La mort des religieux, la réutilisation funéraire et cultuelle des édifices antiques, les pratiques sépulcrales et la partition des lieux d’inhumations entre laïcs et ecclésiastiques à l’intérieur des ensembles cathédraux ou monastiques font partie des thèmes analysés. Cette réflexion collective, voulue d’emblée transversale et pluridisciplinaire, est l’occasion d’apprécier la qualité des informations que fournissent des sources documentaires variées, aussi bien matérielles qu’écrites, de les confronter, de les croiser, et de mesurer la pertinence des interprétations qu’elles suscitent.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine

Actes publiés sous la direction d’Armelle ALDUC-LE BAGOUSSE

Conseil CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Calvados

ISBN : 2-902685-30-0 31,80 €

Publications du CRAHM 2004



Inhumations et ĂŠdifices religieux au Moyen Ă‚ge entre Loire et Seine


Tables rondes du CRAHM Centre MICHEL DE BOÜARD Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Médiévales UMR (CNRS/Université de Caen Basse Normandie) n° 6577 Directeur : Claude LORREN

Université de Caen Basse-Nornandie Esplanade de la Paix 14032 Caen cedex

Tél. 02 31 56 57 25 Site internet : http://www.unicaen.fr/crahm Courriel CRAHM : crahm.direction@unicaen.fr Courriel Publications du CRAHM : crahm.publications@unicaen.fr

Directeur des Publications du CRAHM Anne-Marie FLAMBARD HÉRICHER Secrétaire de rédaction, maquette Micael ALLAINGUILLAUME

Avec cet ouvrage des Publications du CRAHM voit le jour une nouvelle collection, celle des Tables rondes, qui devrait accueillir les résultats des contacts, rencontres et discussions entre chercheurs archéologues et historiens. Deux nouveaux fascicules sont en préparation : Les lieux de pouvoir au Moyen Âge en Normandie et sur ses marges Identité et ethnicité : concepts, débats historiographiques, exemples (Ve-XIIe siècles) Leur parution est prévue en 2005 et au début 2006.

Photo de couverture : Paris, B.N., Ms latin 1158 f° 137, Heures à l’usage de Paris, Cliché : BnF

XVE S.

ISBN : 2-902685-30-0 © Publications du CRAHM – 14032 Caen cedex – France

(détails).


Tables rondes du CRAHM

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine

Actes publiés sous la direction d’Armelle ALDUC-LE BAGOUSSE

Publications du CRAHM – Caen 2004



AVANT-PROPOS Armelle ALDUC-LE BAGOUSSE

Dans le cadre des chantiers à long terme inscrits dans le programme de recherche du Centre Michel de Bouärd, « Constructions de l’espace et dynamiques territoriales dans l’Europe du Nord-Ouest », une réflexion sur les inhumations en contexte religieux à l’intérieur ou à proximité immédiate des sanctuaires a été engagée. Cette étude transversale se situe à l’interface des deux grands axes thématiques sur lesquels s’est construit le questionnement général de l’unité, l’un correspondant aux structures spatiales d’encadrement des hommes, dans lesquelles les édifices et établissements religieux, quelle que soit leur nature, jouent un rôle majeur, l’autre étant centré sur les acteurs des dynamiques spatiales, pour lesquels le choix, délibéré ou non, du lieu de sépulture a incontestablement une portée sociale et culturelle. Dans cet objectif, un groupe de travail, associant historiens des textes, spécialistes de l’histoire religieuse, historiens de l’art, archéologues, anthropologues…, membres de l’unité ou participants extérieurs issus de divers organismes de recherche, s’est constitué en janvier 2000. Favorisant rencontres, échanges d’informations et discussions méthodologiques, il s’est progressivement accru et connaît maintenant un fonctionnement constant, avec une périodicité de trois réunions annuelles, alternant séances techniques, consacrées plus spécifiquement à l’inventaire des sources documentaires et à l’élaboration d’instruments de travail, et séances scientifiques présentant l’état de recherches abouties, en cours ou bien encore au stade de l’ébauche. Les sujets abordés, appuyés sur les compétences respectives et/ou associées de chacun, sont nombreux : communications sur des opérations archéologiques menées dans les monuments ou sur des nécropoles, apport des sources textuelles à la connaissance des rituels ou des lieux d’inhumations, composition des épitaphes et inscriptions commémoratives, identification de reliques, analyse typologique et artistique des plates-tombes et monuments funéraires, réutilisation architecturale des sarcophages, actualités de l’archéologie… Les résumés de ces travaux sont régulièrement mis en ligne sur le site Internet du CRAHM. Inhumations et édifices religieux, p. 1-2, Publications du CRAHM, 2004


2

AVANT-PROPOS

Pour marquer une sorte de respiration dans la réflexion au terme d’une première étape de ce chantier collectif, initialement limité au cadre régional, et permettre d’en définir les orientations futures, il a paru bon d’organiser, dans le même état d’esprit d’ouverture pluridisciplinaire, une table ronde élargie à l’Ouest de la France. Cette rencontre s’est tenue à la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’université Caen Basse-Normandie en octobre 2003 et a réuni près de quatre-vingt-dix participants, chercheurs et étudiants de tous horizons, autour d’un thème commun : l’organisation des espaces funéraires en relation avec les espaces religieux. Dix communications, dont le présent volume rend compte, ont été présentées. L’examen de la mort des religieux – moines ou abbés – et de la commémoration de leur mémoire, celui de la réutilisation funéraire et cultuelle des édifices antiques durant le haut Moyen Âge, de l’évolution de la topographie funéraire, des pratiques sépulcrales, de la qualité et de la hiérarchisation symbolique des emplacements, du partage des lieux d’inhumations entre laïcs et ecclésiastiques à l’intérieur d’ensembles cathédraux et monastiques ont constitué les points forts de cette journée, au travers d’exemples choisis en Anjou, en Bretagne et, bien sûr, en Normandie. Des sources documentaires de natures différentes, matérielles (que fournissent l’archéologie, l’architecture, l’anthropologie, la paléopathologie…) ou écrites (livrées par l’épigraphie, l’hagiographie, les nécrologies, la législation canonique…) ont été confrontées, souvent croisées, et leur pertinence interprétative discutée. Au-delà de ces exposés, l’ambition de cette journée était de susciter dialogue et échanges entre tous les participants. Cette discussion était animée par Cécile Treffort, du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers, qui a contribué à l’organisation scientifique de cette journée, et Christian Sapin, directeur du Centre d’Études Médiévales d’Auxerre. C’est à eux que revenait la charge d’emboîter les pièces du puzzle et de dresser le bilan de cette rencontre en tentant de coordonner les différents points de vue ; leur contribution, soulignant à la fois la richesse et la complexité des questionnements que suscite ce type de recherches, méritait bien d’ouvrir l’ouvrage. La parution des actes de cette journée nous donne l’occasion d’exprimer notre reconnaissance aux diverses instances dont le soutien a permis l’organisation de cette manifestation – la Direction régionale des affaires culturelles de Basse-Normandie, le Conseil général du Calvados, la Ville de Caen, la Maison de la Recherche en Sciences Humaines, ainsi que les autorités de tutelle de notre unité, le Centre National de la Recherche Scientifique et l’Université de Caen Basse-Normandie –, en même temps qu’elle nous procure le plaisir d’inaugurer une nouvelle collection des Publications du CRAHM, avec ce premier volume de la série des Tables rondes.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 1-2


INHUMATIONS ET ÉDIFICES RELIGIEUX AU MOYEN ÂGE BILAN D’UNE RENCONTRE ET PISTES DE RÉFLEXION Christian SAPIN * et Cécile TREFFORT **

Au terme de la rencontre organisée à Caen le 18 octobre 2003, il fut bien difficile de tirer des conclusions tant la matière avait été riche et variée voire disparate. Le volume qui suit et qui en est issu en rendra compte. Le nombre important des participants, à ce qui ne devait être qu’une table ronde restreinte, montre qu’elle répondait à un réel besoin de la communauté scientifique ; il est à souhaiter qu’elle soit suivie d’autres de même genre, ici ou ailleurs. Plutôt que proposer, à la fin de ce volume, des conclusions nécessairement statiques et réductrices, il nous a semblé plus utile de réunir en introduction quelques réflexions suggérées par les diverses présentations et discussions. La dizaine de communications rassemblées ici, parfois rédigées à plusieurs plumes, parfois différentes par rapport aux présentations orales, a permis de présenter un état de la recherche concernant les relations entre inhumations et édifices religieux en Normandie ou dans quelques régions avoisinantes (couvrant l’Ouest de la France). Des enquêtes déjà anciennes côtoient ainsi des travaux récents ou même des projets, ce qui donne un caractère à la fois traditionnel et dynamique à l’ensemble, inscrivant ces questions dans un débat historiographique plus général. Une autre caractéristique de cette table ronde a été l’effort constant fait pour tenter de croiser les sources de différentes natures, matérielles (archéologique, anthropologique ou topographique) et écrites (épigraphique, hagiographique ou nécrologique par exemple), en appréhendant une réalité sociale et religieuse à l’échelle d’un site ou d’une région.

* Centre d’Études Médiévales, UMR 5494, CNRS, Université de Bourgogne ** Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, UMR 6589-CNRS, Université de Poitiers

Inhumations et édifices religieux, p. 3-11, Publications du CRAHM, 2004


4

CHRISTIAN SAPIN

ET

CÉCILE TREFFORT

DES ENJEUX L’exercice était louable ; il reste dangereux et oblige le médiéviste à s’interroger sur sa manière de construire sa propre connaissance du Moyen Âge ; les données issues de sources diverses ne correspondent pas forcément directement entre elles et il faut alors identifier la logique de chacune pour comprendre la concordance indirecte entre toutes. Un des grands intérêts de la rencontre a été, par la confrontation des différentes disciplines représentées, d’engager chacun des participants – et, on l’espère, chaque lecteur – à réfléchir sur la spécificité des différentes approches disciplinaires ou méthodologiques, sur leurs contraintes, leurs apports et leurs limites, ainsi que sur le meilleur parti à en tirer dans la perspective d’une approche globale à l’échelle d’un thème, d’une région, d’une période. L’enjeu méthodologique de la rencontre était d’autant plus essentiel que le problème des relations entre inhumations et édifices religieux met en question des données non seulement matérielles (le corps, l’édifice, l’espace…) mais également spirituelles ou immatérielles (la liturgie funéraire, la sacralité, le droit…) que l’on ne peut comprendre les unes sans les autres. Ce domaine est loin d’être vierge et a été balisé, dans les années quatre-vingtdix, par d’importantes publications qui marquèrent un changement radical d’optique par rapport à une tradition ancienne de plus d’un siècle : d’une archéologie de l’objet, incarnée notamment par La civilisation mérovingienne d’Édouard Salin 1, la recherche passa progressivement à une archéologie sociale, de la ou des société(s) médiévale(s). Si l’on s’en tient aux publications françaises concernant les VIe-XIIe siècles, il faut signaler à cette période les activités collectives 2 marquées par l’organisation de tables rondes et de colloques 3 ainsi que la publication de trois ouvrages historiques, issus de travaux de doctorat soutenus dans les mêmes années 4. Enfin, l’exposition lyonnaise À réveiller les morts 5 entraîna l’organisation d’autres expositions et permit la publication de plusieurs ouvrages issus de manifestations de même type 6 et d’un ouvrage

1. SALIN 1952-1959. 2. GDR 742 Méthodes d’études des sépultures (dir. H. Duday) et GDR 94 Société et cadre de vie au Moyen Âge. Approches archéologiques, groupe n° 6 (dir. J.-Ch. Picard puis H. Galinié) du CNRS ou création du GAAFIF, Groupe d’anthropologie et d’archéologie funéraire en Île-de-France, en 1991. 3. Par exemple, Archéologie des églises et des cimetières en Gironde, Société archéologique de Bordeaux, 1989 (RÉGALDO-SAINT BLANCARD 1989), Archéologie du cimetière chrétien, 2e colloque ARCHEA, Orléans, 29 sept.-1er oct. 1994 (GALINIÉ, ZADORA-RIO 1996) ou L’identité des populations archéologiques, XVIe Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, 19-21 octobre 1995 (BUCHET 1996). 4. TREFFORT 1996 ; LAUWERS 1997 ; REBILLARD 2003. 5. ALEXANDRE-BIDON, TREFFORT 1993, 19952. 6. Dolmens, sarcophages et pierres tombales. Les pratiques funéraires en Eure-et-Loir de la Préhistoire à nos jours (JOLY 1994) ; La mort : voyage au pays des vivants. Pratiques funéraires en Anjou (PRIGENT, HUNOT 1996) ; Mémoires d’hommes. Traditions funéraires et monuments commémoratifs en Poitou-Charente, de la Préhistoire à nos jours (TREFFORT 1997).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 3-11


BILAN D’UNE

RENCONTRE ET PISTES DE RÉFLEXION

5

illustrant parfaitement l’intérêt du croisement des disciplines pour appréhender une réalité à la fois archéologique et historique, en l’occurrence concernant Le comte de l’an Mil, celui de Toulouse, et sa sépulture 7

LE RETOUR AU TERRAIN La rencontre de Caen s’inscrit dans un renouveau des questionnements concernant le domaine funéraire dont rendent compte quelques colloques récents 8 et la mise en place, ici où là, de groupes de recherches spécialisés. En France ou à l’étranger 9, que l’impulsion vienne du monde archéologique n’est sans doute pas un hasard. Héritière d’une très longue tradition, la fouille de sépultures médiévales continue à occuper, et à préoccuper, de nombreux archéologues. Si les études historiques prennent volontiers la forme de synthèse, la recherche de terrain reste quant à elle toujours soumise à une vision régionale voire locale, ce qui rend parfois difficile l’interprétation des vestiges découverts. Cette observation ne constitue pas une critique à l’encontre de la discipline, tant il est dangereux de construire des synthèses sans maîtriser parfaitement les données qu’on utilise pour les étayer, mais explique en partie la forme nécessairement collective que doit revêtir la recherche en ce domaine. Ce que ne peut pas faire un chercheur seul, à savoir appréhender parfaitement les données de terrain et l’ensemble de la documentation écrite sur un large territoire pour une large période, une équipe peut le faire. C’est le pari lancé depuis plusieurs années par le groupe de recherche du CRAHM en des réunions régulières. La table ronde de Caen était un premier essai pour élargir la discussion et établir des comparaisons non seulement entre Basse et Haute-Normandie, distinction à vrai dire plus administrative que médiévale, mais également avec des zones extérieures bien que limitrophes comme la Bretagne ou l’Anjou. Le tout donne cet ouvrage dont la vocation archéologique est très nette. La juxtaposition d’interventions très diverses du point de vue de leur échelle, de leur angle d’approche ou de leur portée documentaire, associant propos généraux et perspectives de recherche, essais de synthèse et études de cas, dossiers anciens et travaux en cours, met en valeur l’ampleur, la complexité et la richesse du thème choisi ; ce faisant, elle oblige à s’interroger à la fois sur les méthodes, les questionnements et l’interprétation des données aujourd’hui à notre disposition.

7. CRUBÉZY, DIEULAFAIT 1996. 8. Archéologie des pratiques funéraires. Approches critiques, table ronde des 7-9 juin 2001, Glux-en-Glenne (BARAY 2004), ou colloque de Sens en 2003. 9. EFFROS 2002, 2003 ; KARKOV, WICKAM-CROWLEY, YOUNG 1999 ; LUCY, REYNOLDS 2002 ; Sépulture, mort et symbolique du pouvoir au Moyen Âge – Tod, Grabmal und Herrschaftrepräsentation im Mittelalter, Onzièmes Journées Lotharingiennes organisées à Luxembourg du 26 au 29 septembre 2000 par le CLUDEM (Centre universitaire de Luxembourg – Séminaire d’histoire médiévale).

Publications du CRAHM, 2004


6

CHRISTIAN SAPIN

ET

CÉCILE TREFFORT

D’un point de vue méthodologique, il est bien évident que les données de terrain sont fondamentales pour la compréhension des relations entre inhumation et édifices religieux au Moyen Âge, mais elles ne peuvent être coupées d’une réflexion plus générale sur le contexte historique qui a produit conjointement des faits matériels – devenus archéologiques – et textuels. Le contexte historique peut déterminer la stratégie de fouille et les choix en particulier en archéologie préventive. Chacune des sources a toutefois sa logique propre de production et de transmission jusqu’à nous; le croisement des données archéologiques, architecturales, épigraphiques, liturgiques, canoniques, nécrologiques ou narratives doit être envisagé avec la plus grande prudence si l’on ne veut pas trahir la réalité médiévale, cohérente malgré sa diversité et les nombreuses tensions ou contradictions qui peuvent la traverser. On peut ainsi s’interroger sur la pertinence de la quête parfois fébrile de l’adéquation entre une archéologie de site et des textes à portée générale (législation ou liturgie par exemple) considérée comme une fin en soi (pour mesurer la concordance ou, plus souvent, la supposée discordance), alors qu’une telle recherche ne devrait être que les prémisses d’une réflexion plus globale sur les liens entre mutation générale et cas particulier. Les synthèses historiques déjà mentionnées proposent certes des cadres théoriques pour chacune des périodes, mais aucune ne prétend rendre compte d’une règle médiévale à l’aune de laquelle toute pratique différente serait nécessairement entorse, déviance, désobéissance. Les textes canoniques eux-mêmes prévoient souvent les exceptions aux règles qu’ils énoncent et la liturgie même la plus élaborée contient une part d’imprécision, ce qui laisse le champ libre à toutes les variantes possibles.

NORMES, TRADITIONS, MODÈLES Quand on fouille un site, il est bien entendu nécessaire d’avoir à l’esprit, tout comme l’homme médiéval, une idée claire de la norme générale et des traditions de son temps et de sa région, mais sans céder au déterminisme : chaque cas est différent (et en cela, les articles qui suivent le montrent bien) et l’archéologue doit s’affranchir de l’idée de modèle y compris dans le monde monastique qui apparaît souvent comme très réglementé. Un des grands intérêts des études locales ou régionales, lorsqu’elles sont réalisées dans cet état d’esprit, est de montrer, au sein des courants généraux, les caractéristiques propres à une entité géographique particulière (site, région) dont l’unité culturelle peut alors apparaître en pleine lumière. À côté des normes édictées par quelques grands ecclésiastiques en un concile lointain, il faut compter avec le poids des traditions et des personnalités locales qui adoptent ou non le comportement majoritaire, qui choisissent dans les différents modèles à leur portée celui qui leur convient le mieux. L’archéologue sérieux sera celui qui peut reconnaître et comprendre les particularismes au cœur de l’ensemble des pratiques ayant généré les vestiges qu’il a sous les yeux. Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 3-11


BILAN D’UNE

RENCONTRE ET PISTES DE RÉFLEXION

7

On peut s’interroger aussi sur la manière de croiser textes à portée locale et informations de terrain; si le lien semble plus facile à trouver, il nécessite là encore de la prudence. Ainsi faut-il s’attacher à établir des chronologies indépendantes pour les vestiges archéologiques et les sources textuelles avant de les confronter. En effet, la documentation écrite n’est toujours qu’une partie de celle qui a été produite à l’origine et une phase d’occupation du site peut correspondre à une époque non documentée, tout comme un évènement mentionné dans une source écrite peut n’avoir aucune traduction sur le terrain, soit parce qu’elle n’a jamais eu d’incidence directe, soit que les traces en ont été occultées par quelque accident postérieur. Il faut donc se garder, là encore, d’un certain déterminisme historique (qui a entaché pendant longtemps les études en ce domaine), d’autant que les chronologies respectives de l’archéologie et des textes sont rarement à la même échelle, les unes se mesurant en siècles, les autres en années. En outre, il est difficile de connaître précisément la nature et surtout le sens du lien qui unit une source écrite et un fait archéologique, même s’ils concernent le même site et la même période. Un texte peut produire le fait : ainsi, une donation importante rappelée par une charte peut avoir entraîné la reconstruction d’un édifice et l’inhumation du donateur dans un lieu privilégié. Le texte peut être produit en parallèle et dans la même logique que le fait : ainsi, une réforme dans l’organisation d’un monastère à l’occasion, par exemple, d’un changement de statut, peut entraîner à la fois la modification de la topographie funéraire, sorte de mise en ordre sociale, et la rédaction d’un coutumier ou d’un ordinaire qui fait de cette mise en ordre une règle pour la suite. Plus rarement peut-être mais de manière évidente parfois, le fait peut enfin produire le texte : ainsi, l’observation «archéologique» de l’existence d’un édifice ou de sépultures «des temps anciens» a généré, dès les XIe-XIIe siècles, la naissance de certains récits légendaires dont portent trace textes hagiographiques ou épiques. À ignorer la complexité des rapports entre texte et terrain, on risque de privilégier pour le monument comme pour son occupation funéraire un lien de causalité faisant la part belle à l’écrit, aboutissant parfois à étalonner toute la chronologie relative d’un site sur une simple mention événementielle. Une dernière observation – et non des moindres en ce domaine – doit également nous inciter à une extrême prudence : le danger que représentent les mots, latins ou français, dans le discours sur les relations entre inhumation et édifices religieux au Moyen Âge. La polysémie de certains termes latins, comme epitaphium, à la fois inscription lapidaire et poème honorifique pour un défunt, ou chorum, à la fois espace liturgique et communauté des chantres, trouve sa correspondance dans le manque d’uniformité de la terminologie française pour désigner les réalités anciennes : ainsi, d’un article à l’autre, les expressions « édifice religieux » ou « lieu de culte » sont utilisées indifféremment, tandis que les termes « chœur », « sanctuaire » ou « espace claustral » revêtent d’un auteur à l’autre des acceptions différentes. Ce flottement dans le vocabulaire n’empêche toutefois nullement de reconnaître l’extrême diversité des cas présentés qui reflètent une part de la réalité médiévale concernée par cette rencontre. Publications du CRAHM, 2004


8

CHRISTIAN SAPIN

ET

CÉCILE TREFFORT

DES LIEUX ET DES FONCTIONS À ce stade de la réflexion, certains questionnements sont nécessaires pour cerner les différentes problématiques choisies par les auteurs dans les articles qui suivent et en comprendre l’enjeu. Il faut naturellement s’interroger sur la notion d’édifice religieux, comprise dans une acception large (le monastère ou le groupe cathédral) ou restreinte (l’église, voire le chœur) selon le cas. Or, la distinction est de taille si l’on veut réfléchir sur les données funéraires mises en lien avec leur environnement plus ou moins immédiat. Suivant le statut de l’édifice de culte (oratoire privé, église paroissiale, collégiale, abbatiale, cathédrale ou autre), la population concernée par la célébration religieuse qui y trouve place et donc par une éventuelle sépulture en ce lieu ne sera pas la même. Parallèlement, le problème de la sacralisation de l’édifice, de son espace intérieur, de ses abords immédiats ou plus lointains et des bâtiments qui forment avec lui un même complexe fonctionnel doit être posé ; s’agit-il d’une sacralité de contact (avec l’autel, les reliques, l’édifice), d’une sacralité liturgique (relevant d’une bénédiction ou d’une consécration épiscopale) ou d’une sacralité simplement vécue parce que les hommes ou les femmes qui y servent Dieu sont religieux ? S’agit-il d’une sacralité organisée (par le droit ou la liturgie) ou spontanée, émanant, comme l’inhumation ad sanctos des premiers temps chrétiens, des fidèles eux-mêmes ? A-t-on une hiérarchisation de droit ou de fait des espaces voués à accueillir les sépultures, et si oui (ce qui semble être très souvent le cas), à quelle logique répond-elle ? La présence comme l’absence de tombes peut avoir une signification. Au-delà de l’édifice ou de l’espace religieux, le lien avec l’habitat peut aussi être déterminant ; le monde rural est différent de celui de la ville qui n’accepte que tardivement les morts dans son enceinte et exerce ensuite sur eux une pression topographique forte. De même, une église à l’écart d’un habitat peut avoir un statut spécifique qu’il importe de prendre en compte. La vision générale que donne la lecture de l’ouvrage est celle d’espaces emboîtés mais également multiples, régis par des logiques qui ne se laissent pas facilement appréhender par le médiéviste. Une des difficultés majeures réside dans la nécessaire périodisation des faits observés, problème archéologique complexe sur des sites religieux qui ont vu pendant plusieurs siècles le déplacement conjoint des bâtiments et des fonctions. Or, comprendre le lien entre inhumation et édifice religieux exige une périodisation pour replacer les évolutions observées dans un contexte historique capable de les expliquer. Au cours du temps en effet, le statut religieux ou la nature de la communauté (et donc de son rapport aux morts) peut changer. Lorsqu’il y a superposition archéologique, le fouilleur doit tenter de déterminer s’il y a continuité ou au contraire hiatus chronologique, ce qui est essentiel dans le cas d’implantations tardives de sépultures préexistant sur un site religieux ou non. À l’inverse, lorsqu’il y a juxtaposition topographique, il devra tenter de déterminer par d’autres moyens s’il y a Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 3-11


BILAN D’UNE

RENCONTRE ET PISTES DE RÉFLEXION

9

contemporanéité ou non. De manière plus générale, lorsqu’on observe sur le terrain un lien entre une sépulture et une église par exemple, il faut s’interroger sur l’antériorité de l’une par rapport à l’autre tout autant que sur leur état (usage, abandon, oubli, ruine) lorsque l’autre est installée. C’est à ce prix, et à ce prix-là seulement, qu’on peut invoquer la continuité ou la rupture, le choix ou le hasard, l’opportunité ou la contrainte, la tradition ou l’anomalie.

ESPACES DES VIVANTS ET ESPACES DES MORTS L’impression de grande hétérogénéité des cas reconnus archéologiquement provient en partie du fait que s’associent dans ce domaine des statuts, des périodes et des contextes variés auxquels est confrontée une réalité elle aussi mouvante, l’inhumation. La mort d’un individu met en lumière deux composantes fondamentales : son âme et son corps, appelés à se rejoindre lors de la résurrection au jour du jugement dernier. Même si la doctrine augustinienne, reprise par tous les auteurs postérieurs, n’accorde d’intérêt à la sépulture qu’en vertu de la piété qu’elle permet de manifester, la réalité médiévale est autre ; l’élément spirituel – ou immatériel –, l’âme, est prise en charge par les ecclésiastiques qui officient à l’intérieur des édifices religieux dans ou autour desquels se pressent les corps. On ne peut donc pas penser l’espace d’inhumation sans le mettre en relation avec l’espace de célébration et d’exercice de la mémoire. Or, celui-ci va de l’autel où le prêtre consacre l’eucharistie à l’ensemble des monastères affiliés au sein des confraternités de prière en passant par les lieux visités lors de certaines processions liturgiques, notamment celles du jour des morts. N’allons pas croire que les corps sont plus faciles à localiser et à identifier ; certains font au Moyen Âge l’objet de diverses translations, à plus ou moins longue distance (d’un pays ou d’une région éloignée dans le cas d’un décès lointain, ou à l’intérieur d’un même édifice dans le cas d’une réorganisation de l’espace), d’autres sont divisés, le cœur et/ou les entrailles reposant loin du reste du corps. L’inscription funéraire elle-même peut être dissociée topographiquement du corps du défunt concerné, notamment lorsque l’épitaphe est fixée au mur et ne correspond que virtuellement à la tombe, voire quand l’inscription, devenant obituaire, est multipliée et rappelle le souvenir du défunt en d’autres lieux que là où il est enseveli. En prenant en compte la dimension spirituelle de l’inhumation médiévale, on appréhende de manière sans doute plus pertinente le problème que pose la notion d’espace lorsqu’il concerne des fidèles morts dans la foi. Suivant les sources à notre disposition, nous avons affaire à un espace théorisé, idéalisé, spiritualisé, vécu, organisé ou décrit par les médiévaux ; toutes ces catégories, loin de s’exclure, se complètent et laissent la place la plus importante à l’homme. Chaque tombe, même la plus privilégiée, ne peut se comprendre pleinement si on l’appréhende comme une identité indépendante. Publications du CRAHM, 2004


10

CHRISTIAN SAPIN

ET

CÉCILE TREFFORT

Ce qui est en jeu, fondamentalement, dans les rapports entre inhumation et édifices religieux au Moyen Âge, c’est la nature et la forme des relations entretenues par les individus entre eux. La communauté, large ou restreinte, familiale ou sociale, fermée ou ouverte, fixe ou mouvante, se traduit dans le sort qu’elle accorde à l’âme et au corps des défunts qu’elle considère lui appartenir. C’est l’identité de chaque individu et sa place dans chaque groupe dont il relève qui se joue à sa mort ; c’est ce qui rend les cas archéologiques si divers et leur interprétation si difficile ; c’est ce qui rend si chaleureux nos remerciements pour tous les auteurs qui se sont prêtés à ce jeu dangereux et sans doute indispensable pour offrir aux lecteurs un volume riche à bien des points de vue.

BIBLIOGRAPHIE

ALEXANDRE-BIDON D., TREFFORT C. (dir.), 1993, 19952, À réveiller les morts : la mort au quotidien dans l’Occident médiéval, Presses universitaires de Lyon, Lyon. BARAY L. (dir.), 2004, Archéologie des pratiques funéraires. Approches critiques, Bibracte, 9, Centre archéologique européen du Mont Beuvray, Glux-en-Glenne. BUCHET L. (dir.), 1996, L’identité des populations archéologiques, Rencontres inter nationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, XVI, Éditions APDCA, Sophia Antipolis. CRUBÉZY É., DIEULAFAIT C. (dir.), 1996, Le comte de l’an Mil, Aquitania – Supplément, n° 8, Fédération Aquitania, Talence. EFFROS B., 2002, Caring for Body and Soul. Burial and the Afterlife in the Merovingian World, The Pennsylvania State University Press, University Park, Pennsylvania.

2003, Merovingian Mortuary Archaeology and the Making of the Early Middle Ages, The Transformation of the Classical Heritage, 25, University of California Press, Berkeley - Los Angeles - Londres. GALINIÉ H., ZADORA-RIO É (textes réunis par), 1996, Archéologie du cimetière chrétien. Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours. JOLY D. (dir.), 1994, Dolmens, sarcophages et pierres tombales. Les pratiques funéraires en Eure-et-Loir de la Préhistoire à nos jours, Maison de l’archéologie, Chartres. KARKOV C.E., WICKAM-CROWLEY K.M., YOUNG B.K., 1999, Spaces of the Living and the Dead : An Archaelogical Dialogue, American Early Medieval Studies, 3, Oxbow Books, Oxford.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 3-11


BILAN D’UNE

RENCONTRE ET PISTES DE RÉFLEXION

LAUWERS M., 1997, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècle), Théologie historique, 103, Beauchesne, Paris. LUCY S., REYNOLDS A. (éd.), 2002, Burial in Early Medieval England and Wales, Monograph Series, 17, Society for Medieval Archaeology, Londres. PRIGENT D., HUNOT J.-Y. (dir.), 1996, La mort : voyage au pays des vivants. Pratiques funéraires en Anjou, Association culturelle du département de Maine-et-Loire, Angers. REBILLARD É., 2003, Religion et sépulture. L’Église, les vivants et les morts dans l’Antiquité tardive, Civilisations et sociétés, 115, Éditions de l’EHESS, Paris.

Publications du CRAHM, 2004

11 RÉGALDO-SAINT BLANCARD P. (dir.), 1989, Archéologie des églises et des cimetières en Gironde, Mémoires, 1, Société Archéologique de Bordeaux, Bordeaux. SALIN É., 1952-1959, La civilisation mérovingienne d’après les sépultures, les textes et le laboratoire, A. et J. Picard, Paris, 4 vol. TREFFORT C., 1996, L’Église carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 3, Presses universitaires de Lyon, Lyon. TREFFORT C. (dir), 1997, Mémoires d’hommes. Traditions funéraires et monuments commémoratifs en Poitou-Charente, de la Préhistoire à nos jours, ARCADD, La Rochelle.



LA

MORT DES MOINES

:

SOURCES TEXTUELLES ET MÉTHODOLOGIE

(XIe-XIIe

SIÈCLES)

Véronique GAZEAU *

À la mémoire de Mère Marie-Pascal DICKSON

Résumé : La règle de saint Benoît présente la mort à la fois comme le châtiment

de Dieu et une source de rédemption mais, à aucun moment, elle n’envisage son traitement et encore moins la commémoration des défunts. Pourtant une riche documentation médiévale permet de saisir les derniers instants des moines, les funérailles de ces derniers et la gestion de leur souvenir par les communautés monastiques. Les coutumiers et les ordinaires doivent être croisés avec la littérature hagiographique, les épitaphes, les nécrologes et les rouleaux des morts ainsi que les actes de la pratique, la correspondance et les sources narratives en tous genres, afin de saisir les dispositions liturgiques et coutumières et leur traduction par les communautés monastiques. Mots-clés : mort, documents nécrologiques, funérailles, moine, communauté

monastique, memoria, liturgie des morts, abbé.

La mort 1 pour un moine du Moyen Âge n’est-elle pas à la fois une méditation, une expérience et une célébration ? La règle de saint Benoît est relativement peu détaillée sur la question de la mort. Tout juste dans le Prologue, est-il dit au lecteur et futur moine : « Courez tant que vous avez la lumière de la vie, pour que ne vous enveloppent les ténèbres de la mort ». Au chapitre 2, la mort est présentée comme « le châtiment des brebis qui n’auront * Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Médiévales 1. Cette communication se présente sous une forme volontairement didactique. Elle s’inspire des travaux de Jean Dufour, Michel Lauwers et de Jean-Loup Lemaître.

Inhumations et édifices religieux, p. 13-21, Publications du CRAHM, 2004


14

VÉRONIQUE GAZEAU

pas obéi aux prescriptions de l’abbé ». Le quatrième chapitre enjoint aux moines d’« avoir chaque jour devant les yeux l’éventualité de la mort », tandis que le septième met en garde les moines contre le « désir mauvais, car la mort est postée à la naissance du plaisir ». Enfin le chapitre 25, qui traite des fautes graves, cite la sentence de l’Apôtre pour qui l’homme meurt dans sa chair afin que l’esprit soit sauvé au jour du jugement. On le voit, la mort plane à la fois comme une possibilité, comme une menace liée au péché, mais aussi comme une source de rédemption. Il s’agit ici d’une conception du monde selon laquelle le trépas est toujours imminent, mais jamais son évocation ne débouche sur des modalités pratiques, encore moins sur la mémoire des morts ou la commémoration des défunts. Dès lors, quelles sources nous sont données pour appréhender la mort des moines bénédictins des XIe-XIIe siècles ? Il est commode de partir des trois moments qui se succèdent dans ce que l’on appelle la mort. Tout d’abord, il convient de jeter le regard sur les derniers instants, puis de s’intéresser aux funérailles, enfin de comprendre comment les communautés vivent et survivent à la mort du défunt en l’intégrant, par le souvenir, dans la vie communautaire. Ce tour d’horizon va nécessairement prendre un aspect énumératif. Les derniers instants et le passage dans l’au-delà, ou transitus, sont parfaitement codifiés dans les coutumiers monastiques. Ceux-ci sont la mise par écrit, la codification des coutumes, c’est-à-dire des prescriptions liturgiques (cérémonies, processions, bénédictions), mais également des rouages de la vie quotidienne d’un établissement monastique. Dans ce domaine, ils précisent et complètent les prescriptions de la règle de saint Benoît : l’élection de l’abbé et sa bénédiction, la vêture et la profession, la maladie et la mort du moine, la journée conventuelle depuis le lever jusqu’au coucher avec les consignes concernant les lectures, les repas et le travail, les sorties et les voyages, la réception des hôtes, la visite de l’évêque, le costume et la rasure, l’infirmerie et la saignée (minutio)… Ainsi à Lyre, une abbaye bénédictine fondée au diocèse d’Évreux vers 1050, les coutumes indiquent qu’aussitôt un moine à l’agonie, ses frères devaient se rendre au plus vite auprès de lui à l’infirmerie, quitte à abandonner l’office 2. Au Bec, le plus ancien coutumier, appelé Rituel et rédigé dans la première moitié du XIe siècle, stipule que l’abbé ou le prieur ou le prêtre hebdomadier revêtait alors l’aube et l’étole et se rendait à l’infirmerie avec la communauté, précédé des acolytes et du thuriféraire, en récitant les psaumes pénitentiaux (6, 31, 37, 50, 101, 129 et 142) ; le malade se confessait et recevait l’absolution, puis tous les frères lui donnaient le baiser de paix. Pendant qu’il recevait l’extrême-onction, le chapelain de l’infirmerie allait chercher l’eucharistie, et le malade, après s’être lavé la bouche, communiait. S’il survivait quelque temps, cette opération était réitérée ; si l’agonie durait, un diacre demeurait près de lui pour lire la Passion selon les quatre évangélistes. On célébrait une messe matutinale à son intention. Quand il avait 2. GAZEAU 2002, I, p. 169-170.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 13-21


LA

MORT DES MOINES

15

rendu le dernier soupir, on lavait le corps, on l’habillait du froc et de la coule, et on le menait sur un brancard au milieu de la croisée de l’abbatiale. Un abbé mourant devait appeler son confesseur pour un examen de conscience. La communauté convoquée par les cloches, entourait le mourant en récitant les sept psaumes de la pénitence et les litanies des saints. Si l’agonie durait, comme pour un simple moine, un diacre demeurait près de lui pour lire la Passion selon les quatre évangélistes. Il en était de même à Lyre et à Saint-Bénigne de Dijon dont les moines suivaient des coutumes quasi clunisiennes. Si un abbé mourait dans sa chambre, une paillasse était préparée à l’infirmerie avec un cilice et un drap pour accueillir le corps du défunt ; il devait y être ensuite transporté afin de recevoir les soins réservés aux défunts. Ainsi le corps était-il lavé, habillé d’une tunique d’étamine, de chaussures, de l’amict blanc et de l’amict paré posés sur sa tête, de l’aube simple et de la chasuble, de l’étole et du manipule. On plaçait la crosse abbatiale dans ses mains croisées sur la poitrine. On le déposait dans le cercueil qui restait ouvert. Quatre cierges brûlaient, l’un à la tête, un aux pieds, les deux autres de chaque côté du défunt 3. Il convient de croiser ces instructions provenant des coutumiers, qui constituent des prescriptions très théoriques, avec la pratique. J’en viens au deuxième type de sources. Il s’agit de la littérature hagiographique qui met en scène les derniers instants effectivement vécus par les moines. En réalité, la production hagiographique célèbre rarement les simples moines, elle s’intéresse aux figures abbatiales. La Vita du premier abbé du Bec insiste sur la maladie qu’endura Herluin. Le dimanche 19 août 1078, il se coucha pour ne plus se relever. Le troisième jour, il demanda l’absolution et les autres sacrements des mourants. Il récita le Confiteor. Son disciple, l’abbé Roger de Lessay 4, qui le veillait, lui donna la communion le matin de sa mort. Il mourut le dimanche 26 août, à l’heure des Vêpres 5. On ignore si l’abbé recevait un baiser de paix de ses moines, comme c’était le cas de tout frère mourant du Bec, avant de recevoir l’eucharistie et l’extrême-onction 6. Au Bec, le corps du défunt abbé préparé, le cercueil était porté au milieu du chœur, où l’on faisait brûler jour et nuit de l’encens. De jeunes moines, sous la direction du maître des novices, lisaient à tour de rôle le psautier. Ces vigiles duraient trois jours. Deux ou trois abbés voisins étaient invités à rendre leurs derniers devoirs au défunt. Le corps d’Herluin du Bec fut «enseveli avec une parfaite convenance et porté dans l’église en procession solennelle 7 ». On a pu montrer que Raoul Glaber avait décrit, dans les années 1030, la mort de Guillaume de Volpiano comme celle d’un saint. Pendant les derniers instants, il se détacha 3. GAZEAU 2002, I, p. 171. 4. L’abbaye de Lessay (dép. Manche, ch.-l. cant.), au diocèse de Coutances, fut fondée en 1056. Son premier abbé, Roger, était un moine du Bec. 5. GAZEAU 2002, I p. 170. 6. MARTÈNE 1960, p. 744 : « deinde a fratribus cunctis osculetur, et interim collectae dicuntur. Post haec uncto oleo sancto… ». 7. GAZEAU 2002, I, p. 171.

Publications du CRAHM, 2004


16

VÉRONIQUE GAZEAU

progressivement du monde. Dieu lui accorda une prémonition de sa mort. Guillaume mourut un vendredi, le jour de la Circoncision, au milieu des moines en pleurs 8. Ces topoi se rencontrent aussi dans les vitae de quelques abbés du Bec, ainsi celle d’Herluin : «le vieil abbé comprit à certains indices que la mort était proche. Lorsqu’il fit connaître cette nouvelle à sa communauté dont il était si chèrement aimé, une sorte de consternation envahit tous les frères. Le troisième jour, Herluin demanda l’absolution et les autres sacrements des mourants. Tous ses fils l’entouraient pour un dernier adieu, car bientôt ils allaient être privés de ce premier père tant aimé. Les larmes et les sanglots interrompaient les psaumes et les prières 9 ». L’heure et le jour de la mort revêtent une importance particulière dans l’établissement du modèle livré aux frères par le biographe. Guillaume de Volpiano mourut « alors que l’aurore du levant chassait les ténèbres 10 ». Le fondateur et premier abbé du Bec mourut quand « la nuit était proche qui déjà s’illuminait pour le dimanche 11 », un jour qui vit la résurrection du Christ. L’heure et la période liturgique de la mort de ces abbés en font des modèles de sainteté. Pour conclure sur la question du transitus, il convient de dire que le chercheur doit s’attacher à vérifier s’il y a concordance entre les coutumiers et les sources hagiographiques. Rappelons que les vitae sont composées en liaison avec le culte des morts, qu’elles sont là pour créer un modèle de sainteté, qui n’est pas forcément en adéquation avec la réalité. Les funérailles étaient célébrées au cours d’une messe, à la fin de laquelle la cérémonie de l’absoute pour les moines est ainsi décrite dans le coutumier du Bec : un prêtre asperge le corps avec de l’eau bénite, deux moines chantent trois fois le Kyrie eleison, puis un prêtre récite l’oraison Non intres in iudicium ; les chantres entonnent alors Qui Lazarum, un prêtre encense l’autel, puis le corps. Ceci est répété trois fois. Ensuite la prière Deus cui omnia vivunt est récitée, suivie du répons Heu michi. On encense l’autel et le corps. La prière Fac quesumus Domine est alors dite, suivie du répons Libera me Domine de morte, du verset Timor magnus. On procède à nouveau à l’encensement et on chante l’antienne Ingrediar. Enfin deux frères revêtus d’aubes et la tête couverte d’amicts installent le corps dans le sépulcre 12. Les simples moines étaient inhumés dans le cimetière de l’abbaye, tandis que l’abbé recevait une place de choix, généralement dans la salle capitulaire. En quittant le cimetière, les moines récitent les psaumes de la pénitence qu’ils achèvent prosternés dans le chœur de l’église. Je n’évoquerai pas les épitaphes 13. Le tombeau est parfois décrit dans les sources hagiographiques. Description et emplacement de la sépulture doivent être analysés à l’aune des trouvailles archéologiques. 8. Vita domni Willelmi abbatis, chap. XIV, trad. GAZEAU 2004, p. 633-634. 9. Vita Herluini (DICKSON 1961, p. 84). 10. GAZEAU 2004, p. 633. 11. Vita Herluini (DICKSON 1961, p. 89). 12. PORÉE 1901, I, p. 498. 13. Sur les épitaphes, voir FAVREAU 1997, et la collection des Corpus des inscriptions de la France médiévale (FAVREAU 1977-2002). Sur notre étude des épitaphes abbatiales en Normandie, voir GAZEAU 2002, I, p.169-170.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 13-21


LA

MORT DES MOINES

17

Très tôt, les chrétiens prirent l’habitude de prier pour les fidèles, vivants ou morts, en raison du dogme de la communion des saints. La commémoration des défunts, devenue aujourd’hui un thème historiographique majeur, même si la règle de saint Benoît n’en souffle mot, est très ancienne. Toutefois, elle ne se réfère qu’à un seul passage biblique 14 qui souligne l’espérance de la résurrection et le rôle de la prière dans la rémission des pêchés. Le souci d’Augustin concernait les soins dus aux morts, c’est-à-dire la sépulture. Le memento des morts dans le canon de la messe est attribué au pape Gélase (492-496). Grégoire le Grand, dans les Dialogues, proclame l’efficacité de la prière eucharistique pour les défunts qui l’ont mérité. Pendant les trente jours qui suivaient la mort du moine défunt, une messe lui était offerte quotidiennement, c’est la pratique du trentain. L’usage d’insérer un calendrier en tête des livres liturgiques comme les sacramentaires remonte au IXe siècle dans les pays francs. Aussitôt mort, le nom du moine était noté sur une liste de défunts, mais aussi dans le nécrologe de son abbaye. Dans le nécrologe sont inscrits au jour connu de leur mort les membres de la communauté, au sens large (fratres nostre congregationis) ; le mort rejoignait ainsi ses frères défunts et toutes les personnes, bienfaiteurs et autres, admises dans la confraternité de prière, dans la familiarité de cette communauté, par la volonté et le consentement de l’abbé et du chapitre. À l’office de Prime au chapitre, c’est-à-dire dans la salle capitulaire, quotidiennement, on lit la liste des défunts inscrits au jour. Ce nécrologe, ou livre des anniversaires des membres de la communauté et de ses associés, est contenu dans le livre du chapitre 15. Au XIIe siècle, les établissements normands en possèdent un. Il ne faut pas confondre le nécrologe avec l’obituaire. Dans l’obituaire figurent les personnes membres de la communauté et autres, ayant demandé la célébration d’un anniversaire, généralement une messe, au sein et par les soins de la communauté, et en ayant assuré l’exécution par une fondation dont les revenus servent à rémunérer les religieux chargés de la célébration. J’ai indiqué que des membres associés pouvaient être, au jour de leur mort, insérés dans le nécrologe de l’abbaye. Pour cela, il fallait avoir été accueilli de son vivant, à titre personnel, par l’abbé dans la fraternité ou la société des frères. La décision se prenait au chapitre. Ces inscriptions s’effectuaient dans des livres de confraternité qui pouvaient compter un très grand nombre de frères. Il est évident que tous ces frères ne faisaient pas l’objet d’une lecture, mais des communautés entières pouvaient réaliser entre elles un contrat d’association. Cela donnait lieu à des réseaux d’association dont la durée pose problème. Toujours à l’office de Prime, depuis les temps carolingiens, on lisait le martyrologe qui est un calendrier romain annonçant les anniversaires des saints célébrés dans les églises.

14. Macchabées, 12, 43-46. 15. Sur cette question du livre du chapitre, voir LEMAÎTRE, 1984, p. 626-648. Jean-Loup Lemaître montre qu’à Saint-Martial de Limoges, trente à quarante défunts étaient célébrés par jour ; à SaintMartin-des-Champs, la maison clunisienne de Paris, le nombre s’élevait à cent vingt.

Publications du CRAHM, 2004


18

VÉRONIQUE GAZEAU

Parmi les autres sources qui ont célébré voire exalté le souvenir d’un moine défunt, il faut ajouter les rouleaux des morts. Ces documents sont inséparables des livres de confraternité évoqués à l’instant. En effet, dès le VIIIe siècle, au temps de Boniface, avait été inaugurée l’annonce particulière du décès de religieux. Celle-ci se faisait soit par des lettres échangées entre deux communautés, origine des brefs mortuaires, soit par de véritables circulaires, origine des rouleaux des morts, dont le mode de transmission fut, pour ainsi dire, réglé par le concile de Salzbourg du 20 janvier 800. L’article XLVII (15) prévoit en effet que la mort d’un évêque, d’un abbé ou d’un simple religieux sera notifiée par lettres à chacun des évêchés dont l’évêque participe à cette assemblée; puis une personne de confiance de l’entourage de ce dernier sera chargée de faire connaître ces lettres aux diverses communautés du diocèse, et ainsi de demander des prières pour le défunt. Il s’agit donc d’un faire-part appelé traditionnellement encyclique, porté de maison en maison par un porte-rouleau, et parfois décoré. Le porte-rouleau transmettait le rouleau à tous les établissements liés par une association de prières à l’abbaye d’origine et leur demandait des suffrages pour le défunt. À chaque halte, le préchantre, l’écolâtre ou un autre membre de la communauté visitée écrivait une courte notice ou un texte plus recherché (titulus) 16. Sur les deux rouleaux qui ont visité la Normandie, il n’y a généralement que les noms des abbés et parfois seulement ceux de quelques moines 17. Ces deux rouleaux normands sont relativement fiables, mais d’une façon générale, il convient de les manier avec circonspection dans la mesure où ils ne contiennent le plus souvent que des mentions sèches, un nom. Ce type de document est utile à qui fait de la prosopographie. On a pu également utiliser les encycliques et les titres (tituli) de ces documents pour faire l’histoire des mentalités et préciser l’attitude des moines devant la mort 18. L’ordinaire liturgique appartient à la même catégorie des livres de la liturgie que les coutumiers. Les ordinaires se développèrent surtout à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle : ils ont pour objet non seulement de décrire, mais aussi de fixer les usages liturgiques, de plus en plus minutieux, que suit une église tout au long de l’année et lors des grands événements de son histoire. Les ordinaires décrivent le cours de l’année liturgique avec ses célébrations, offices, messes, processions, tandis que le coutumier détaille les usages et les rites de la vie de la communauté 19. On conserve, pour l’abbaye de Saint-Pierre-sur-Dives, un ordinaire rédigé au XIIIe siècle mais qui enregistre les usages de la communauté depuis le XIe siècle. Il est intéressant de noter que, comme dans de nombreuses maisons bénédictines, une cérémonie spéciale d’anniversaire est prévue pour le premier abbé, celui qui 16. Nous empruntons à Jean Dufour ces renseignements relatifs aux rouleaux des morts (DUFOUR 1980, p. 96-102 ; 1991, p. 483-494). 17. Il s’agit du rouleau de l’abbesse Mathilde et de celui de Vital de Savigny qui circulèrent respectivement en 1113 et en 1122 (DELISLE 1866). 18. KAHN 1971. 19. Sur la question des ordinaires, voir MARTIMORT 1991.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 13-21


LA

MORT DES MOINES

19

présida aux débuts de l’abbaye en 1046-1047. L’ordinaire contenait un office spécial prévu au 13 janvier, jour anniversaire de la mort d’Ainard, le premier abbé 20. Au chapitre, les moines devaient prononcer à haute voix les mots «Ainardus abbas ». Après le cantique du Salve Regina, trois moines entonnaient solennellement l’antienne Dirige. Le sixième répons était chanté par deux autres moines, le neuvième avec les trois versets par trois moines. Après les vêpres du jour, une procession était effectuée auprès du tombeau du fondateur, en portant deux cierges et en chantant le répons Libera me. Après ce répons, on chantait Placebo, c’est-à-dire les vêpres des morts 21, sur le ton solennel, auprès du tombeau. Le célébrant, revêtu d’une aube parée et du manipule, chantait les oraisons Adjuva nos, Deus indulgentarium et Fidelium. Le lendemain, on chantait à la messe matutinale l’office qui commençait par ces mots Requiem. Il se faisait en aubes. Ordéric Vital utilise la formule « memoriam celebriter exolvunt » pour caractériser la célébration annuelle par les moines de Saint-Évroult de l’anniversaire de leur premier abbé mort à Chypre 22. Le coutumier du Bec comporte un office propre à l’anniversaire du premier abbé Herluin 23. La messe matutinale était chantée à l’autel majeur, en aubes parées. Une centaine de pauvres étaient nourris. En revanche, les autres abbés n’avaient le droit qu’à une messe dite sur un autel mineur 24. Commémorés au chapitre, les défunts l’étaient également sous la forme d’offices des morts, que les textes appellent vigiles, et de messes célébrées à leur intention. Dans les livres liturgiques, l’office des morts se compose des Vêpres, des Matines (nocturnes) et des Laudes. Coutumiers, documents hagiographiques, documentation nécrologique (rouleau des morts, nécrologe, livres de confraternité, livres pour la messe et l’office des morts) renferment des informations indispensables à l’étude de la mort des moines. On ne négligera pas non plus les cartulaires d’abbayes qui fournissent à l’occasion des indications sur la mort d’un moine ou d’un abbé. Bien d’autres sources peuvent venir enrichir nos connaissances sur la mort des moines. La correspondance, les annales monastiques, les chroniques et les histoires livrent des informations. D’une manière générale, la mort monastique est à la fois individualisée et collective. Elle fait l’objet d’une publicité, mais elle est aussi marquée par une certaine proximité. Conserver et cultiver la mémoire des morts, et en particulier des moines, venaient en réalité après les trente jours durant lesquels messe et offices étaient célébrés quotidiennement. Au bout de ces trente jours, le moine était inscrit au nécrologe. 20. BLIN 1887, p. 60. 21. Le coutumier de Saint-Ouen de Rouen indique qu’avant les Vêpres du jour anniversaire de la mort de l’abbé Nicolas (1042-1092), on récitait Placebo et Dirige (MARTÈNE 1700-1702, III, De obitu abbatis S. Audoeni Rotomagensis, p. 652). 22. ORDERIC VITAL, Libri XIII, (CHIBNALL 1969-1980, II, p. 74). 23. Consuetudines Beccenses (DICKSON 1967, p. 212). 24. Ibid., p. 212-213.

Publications du CRAHM, 2004


20

VÉRONIQUE GAZEAU

La commémoration ne peut se passer de l’écrit et supposait la nomination des morts. Inscrire le nom d’un moine défunt et nommer le nom des morts à l’office de Prime ou lors des anniversaires participent de l’organisation du souvenir, de la memoria. Le moine nommé était quasiment ressuscité. Le fait de la mort doit être examiné pour les aspects d’une pratique qui révèlent non seulement des hiérarchies et des enjeux, mais aussi renseignent sur la qualité des liens tissés entre l’abbaye et l’extérieur. Les sources nous plongent dans une société monastique du rituel, dont il convient d’examiner les multiples facettes.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 13-21


LA

21

MORT DES MOINES

BIBLIOGRAPHIE

BLIN J.-B.-N., 1887, Ordinal de Saint-Pierre-sur-Dives, précédé d’une notice historique sur la bienheureuse Lesceline, comtesse d’Exmes et sur le vénérable Ainard, premier abbé de Saint-Pierre, Librairie internationale de l’œuvre de saint Paul, Paris. DELISLE L., 1866, Rouleaux des morts du IXe au XVe siècle, Société de l’histoire de France, 135, J. Renouard, Paris. DICKSON M.-P., 1961, La vie de saint Herluin, Les Ateliers du Bec, Le Bec-Hellouin. 1967, Consuetudines beccenses, Corpus Consuetudinum Monasticarum, 3, F. Schmitt, Siegburg. DUFOUR J., 1980, «Les rouleaux des morts», Codicologica, 3, Essais typologiques, Brill, Leiden, p. 96-102. 1991, «Brefs et rouleaux mortuaires», dans B OUTER N. (textes rassemblés par), Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux, Actes du 1er colloque international du CERCOR, Travaux et recherches – CERCOR, 1, Publications de l’université de SaintÉtienne, p. 483-494. FAVREAU R., 1997, Épigraphie médiévale, L’Atelier du médiéviste, 5, Brepols, Turnhout. FAVREAU R (textes établis et présentés par), 1977-2002, Corpus des inscriptions de la France médiévale, CNRS Éditions, Paris. GAZEAU V., 2002, « Recherches sur l’histoire de la principauté normande (911-1204). I. Les abbés bénédictins de la principauté normande (911-1204) », Dossier présenté devant l’université de Paris I PanthéonSorbonne en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches, Paris.

Publications du CRAHM, 2004

2004, « Mort de Guillaume de Volpiano (Fécamp, 1 er janvier 1031), avec traduction du chapitre XIV de la Vie de Guillaume de Volpiano », dans G OUGUENHEIM S., G OULLET M., KAMMERER O., et al. (dir.), Retour aux sources. Textes, études et documents d’histoire médiévale offerts à Michel Parisse, Picard, Paris, p. 633-634. KAHN J.-C., 1971, « Les rouleaux des morts aux XIe et XIIe siècles : étude de mentalité», Mémoire de maîtrise, Paris Sorbonne, Paris. LEMAÎTRE J.-L., 1984, « Liber capituli. Le livre du chapitre des origines au XVe siècle», dans Memoria. Der geschichtliche Zeugnisswert des liturgischen Gedenkens im Mittelalter, Münstersche Mittelalter-Schriften, 48, Fink, Munich, p. 626-648. MARTÈNE E., 1690, De antiquis monachorum ritibus, Anisson, Posuel et Rigaud, Lyon. 1700-1702, De antiquis ecclesiae ritibus, G. Béhourt, Rouen, 3 vol. MARTIMORT A.-G., 1991, Les « Ordines », les ordinaires et les cérémoniaux, Typologie des sources du Moyen Âge occidental, 56, Brepols, Turnhout. ORDERIC VITAL, Historia ecclesiastica I-XIII, CHIBNALL M, (édition et traduction), 1969-1980, The Ecclesiastical History of Ordericus Vitalis, Oxford medieval texts, Clarendon Press, Oxford, 6 vol. PORÉE A., 1901, Histoire de l’abbaye du Bec, C. Hérissey, Évreux, 2 vol.



INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

:

FORMES ET FONCTIONS DES ÉPITAPHES DES ABBÉS ET ABBESSES

(NORD-OUEST

DE LA

FRANCE,

Xe-XIVe SIÈCLES) 1

Vincent DEBIAIS *

Résumé : L’inscription a pour principale fonction de porter à la connaissance

d’un public très large des informations concernant aussi bien des événements que des personnages. Les épigraphes à caractère funéraire constituent la majeure partie de cette documentation et regroupent plusieurs types épigraphiques distincts : les inscriptions à vocation proprement tumulaire, qui possèdent un lien direct avec le lieu de la sépulture, et les textes à vocation obituaire ou commémorative, qui accordent une place plus importante à la mémoire et au souvenir. L’inscription funéraire, qu’on appelle de façon trop systématique épitaphe, a donc des liens fonctionnels essentiels avec les dimensions spatiales, temporelles et humaines de la sépulture. Ces trois approches permettent de saisir la réalité anthropologique et la portée documentaire de l’inscription funéraire, tout en percevant, à travers le vocabulaire et la forme des textes, les conditions matérielles et idéologiques de l’inhumation en contexte religieux. Mots clés : commémoration, endotaphe, épigraphie, épitaphe, inscription,

mémoire, plate-tombe.

* Corpus des Inscriptions de la France Médiévale, CESCM – Université de Poitiers. 1. Cette courte étude est l’occasion de témoigner ma reconnaissance amicale à l’égard de l’équipe du Corpus des Inscriptions de la France Médiévale (CESCM Poitiers) qui me fait l’honneur de m’accueillir depuis 1999. Les réflexions qui suivent n’auraient certainement pas vu le jour sans l’aide, les compétences et la disponibilité de chacun des membres du CIFM. Je remercie particulièrement Cécile Treffort pour avoir eu l’amitié d’accompagner mes recherches et de relire ces quelques pages. J’adresse également toute ma gratitude à Claude Arrignon pour sa sollicitude au cours de ces cinq dernières années.

Inhumations et édifices religieux, p. 23-46, Publications du CRAHM, 2004


24

VINCENT DEBIAIS

La documentation épigraphique de l’Occident médiéval est majoritairement composée d’inscriptions funéraires. Elles évoquent l’idée de la mort, à travers la présentation du défunt, les circonstances de sa disparition, les modalités de la commémoration et parfois les conditions de l’inhumation. L’épigraphe funéraire revêt deux fonctions différentes. On peut en effet distinguer les inscriptions à vocation proprement tumulaire, qui ont un lien direct avec le lieu de la sépulture, et les textes à vocation obituaire ou commémorative, accordant une place plus importante au rappel de la mémoire. La situation des différents textes invite à nuancer l’appellation trop systématique d’épitaphe, qui, par son étymologie, renvoie à une association proxémique forte entre le monument funéraire et l’inscription. Nous évoquerons les éléments qui peuvent apporter quelques éclairages sur la problématique de l’inhumation en contexte religieux, en examinant les liens essentiels de l’inscription avec la sépulture, à travers les inscriptions relatives aux abbés et abbesses du Nord-Ouest de la France médiévale. Pour cela, il faut chercher dans la forme, le fond et la fonction de l’épigraphe les éléments traduisant sur la pierre les méthodes et les enjeux de la sépulture (situation spatiale, forme du monument funéraire, accessibilité à la tombe, visibilité du caveau, etc.).

1. L’INSCRIPTION FUNÉRAIRE ET L’ESPACE La pensée médiévale conçoit principalement l’espace comme l’œuvre globale de Dieu. Son organisation générale est en conformité avec l’accomplissement du plan divin. On retrouve cette conception dans les manifestations graphiques de la représentation du monde, dans lesquelles les espaces physiques côtoient les espaces immatériels du Royaume de Dieu et la figuration de la Jérusalem Céleste 2. Cet espace pensé a de multiples répercussions sur l’espace vécu par les hommes et les femmes du Moyen Âge. De là découle la volonté universelle de s’inscrire dans un microcosme fini, partie constitutive du macrocosme illimité, œuvre de Dieu. La pensée théologique et cosmographique médiévale définit ainsi des liens forts entre l’objet et l’espace qui l’accueille. Elle influence les relations entre les réalités matérielles et leur contexte. Plusieurs textes ont proposé, dès les premiers siècles du Moyen Âge, une forme de réglementation des inhumations, traduisant sur le plan juridique l’adéquation (plus ou moins appropriée) entre la nécessité de la sépulture et la pensée qui commande à sa réalisation 3. En dehors de ces textes normatifs ou doctrinaux, les textes funéraires et leur réalisation épigraphique donnent un certain nombre d’indications sur les liens entre la sépulture et l’espace, en apportant dans le même temps des indications sur la définition fonctionnelle de l’inscription. Comme le montre un grand nombre de représentations graphiques du monde médiéval, l’espace est constitué d’un assemblage complexe de sphères

2. GREGORY 1999, p. 808. 3. TREFFORT 1996, introduction.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

25

concentriques qui définit plusieurs niveaux de proximité. En accord avec cette conception, l’inscription entretient des rapports avec des réalités spatiales plus ou moins distantes. 1.1. Le texte et l’objet : forme de l’inscription et forme de la sépulture. Il existe une réelle diversité dans les termes désignant l’inscription en général et l’épigraphe funéraire en particulier. Le mot epitaphium, dont l’emploi est attesté depuis l’Antiquité tardive, se retrouve jusqu’à la fin du XVe siècle. On le rencontre ainsi chez Orderic Vital pour une inscription qui répond à l’acception contemporaine du terme épitaphe : « In introitu vero basilicae Virginis Mariae apud Longvillam sepultus est. Super quem hujus modi epitaphium in maceria, picturis decorata, scriptum est 4 ». Toutefois, il semble qu’il désigne plutôt, au Moyen Âge, la dimension textuelle de l’inscription, et non pas sa réalisation épigraphique. On trouve ainsi la mention du terme epitaphium en face de chaque inscription rapportée dans les manuscrits autographes du même auteur, conservés à la Bibliothèque nationale de France, que celui-ci ait été gravé ou non 5. On trouve également dès l’époque carolingienne les termes titulus, textus ou encore versus. La deuxième épitaphe de l’abbé du Bec Herluin, mort en 1078, donne le vers suivant : HUNC

SPECTANS TUMULUM TITULO COGNOSCERE SEPULTUM 6.

Titulus est le terme latin qui se rapproche le plus de la réalité épigraphique. Hérité de l’Antiquité, il renvoie tout autant au contenu de l’inscription qu’à sa réalisation matérielle. Versus est employé quant à lui pour désigner les compositions versifiées présentant un caractère littéraire. Il se rencontre à ce titre dans la deuxième épitaphe de Boson, abbé du Bec mort en 1136 : ERGO

VIDENS VERSUS ATRA NE SIT STIGE MERSUS 7.

L’épitaphe peut parfois attribuer un nom au monument qui reçoit le texte. Dans les inscriptions du Nord de la France, on trouve principalement les mots tumba, petra et tumulus. L’épitaphe de l’abbé Durand, inhumé à Troarn en 1088, donne au vers 1 de la version rapportée par Orderic Vital : HAC

TEGITUR TUMBA BONUS AC VENERABILIS ABBA 8.

4. ORDERIC VITAL, Historia ecclesiastica, éd. CHIBNALL 1969-1980, t. VI, p. 36 ; étudié dans CIFM XXII, 176. 5. Paris, BnF, ms. lat. 5123 et 5124. Voir par exemple, ms. 5123, f° 303 (épitaphe de Rollon). 6. CIFM XXII, 64, p. 114. Le Bec-Hellouin (Eure), abbaye Notre-Dame. Épitaphe de l’abbé Herluin (1078), v. 1. de la deuxième épitaphe. Trad. : « En regardant ce tombeau, apprends par l’épitaphe qui y est enseveli ». 7. CIFM XXII, 68, p. 126. Le Bec-Hellouin (Eure), ancienne abbaye, chapitre. Épitaphe de l’abbé Boson (1136), deuxième épitaphe, v. 7. Trad. : « Toi donc en voyant ces vers, afin qu’il ne soit pas plongé dans le sombre Styx ». 8. CIFM XXII, 58, p. 103. Troarn (Calvados), ancienne abbaye. Épitaphe de Durand (1088), v. 1 (inscription disparue). Trad. : « Cette tombe recouvre le bon et vénérable abbé ».

Publications du CRAHM, 2004


26

VINCENT DEBIAIS

La première épitaphe de l’abbé du Bec Guillaume, mort en 1124, présente un premier vers très proche : HAC

TEGITUR TUMBA

WILLERMUS

TERCIUS ABBA 9.

L’église des Préaux contenait, toujours selon Orderic Vital, l’épitaphe de l’abbé Ansfroi, mort en 1078. On trouvait, au vers 1 de cette inscription : ECCE

SUB TUMBA TEGITUR SINE FELLE COLUMBA 10.

Le terme petra se rencontre avec une fréquence semblable et dans des formules tout à fait identiques. L’épitaphe de Gervais l’Anglais, inhumé dans la basilique Notre-Dame d’Évron, stipule que le défunt a été placé sub hac petra 11. Le dernier vers de l’épitaphe de Guillaume de Belmont, abbé de l’Épau mort en 1336, donne quant à lui une formulation tumulaire très courante dans les inscriptions métriques destinées aux grands prélats médiévaux : CORPUS SUB PETRA IACET ISTA HUMATUS IN ETH[E]RA 12.

On citera pour terminer la pierre tombale disparue de Vincent Antebert, abbé de Notre-Dame de Valmont, mort en 1285. La partie supérieure de la pièce, connue par un dessin de la collection Gaignières (fig. 1), portait autrefois : SUB

JACET HAC PETRA

VINCENSIUS AN/DEBERTUS

ABBAS 13.

Les emplois du mot tumulus sont beaucoup plus nombreux, comme dans les épitaphes des laïcs. Dans l’épitaphe de Lambert, abbé de Saint-Père de Chartres, mort à la fin du XIIIe siècle, on trouvait par exemple au vers 1 : DOCTOR

LAMBERTUS

IACET HOC TUMULO COOPERATUS 14.

9. CIFM XXII, 67, p. 121. Le Bec-Hellouin (Eure), abbaye, chapitre. Épitaphe de l’abbé Guillaume (1124), v. 1 (inscription disparue). Trad. : « Cette tombe recouvre Guillaume, troisième abbé ». 10.CIFM XXII, 102, p. 162. Les Préaux (Eure), église, cloître, près de la porte donnant accès à l’église. Épitaphe de l’abbé Ansfroi (1078), v. 1 (inscription disparue). Trad. : « Vois, cette tombe recouvre, colombe sans fiel ». 11. Évron (Mayenne), basilique Notre-Dame, chœur. Plate-tombe de Gervais l’Anglais (1319). Inscription disparue. Monument connu par un dessin de la collection Gaignières. Voir ADHEMAR, DORDOR 1974, t. I, p. 71. 12. Yvré-l’Évêque (Sarthe), ancienne abbaye cistercienne de l’Épau, chapitre, au fond à droite. Plate-tombe de Guillaume de Belmont (1336). Inscription disparue. Trad. : « Son corps repose sous cette pierre, inhumé dans l’Ether ». 13. CIFM XXII, 282, p. 357. Valmont (Seine-Maritime), ancienne abbaye Notre-Dame, église, chœur. Épitaphe de Vincent Antebert (1285). Inscription disparue. Trad. : « Sous cette pierre gît l’abbé Vincent Antebert ». 14. Chartres (Eure-et-Loir), église Saint-Père, nef, côté nord. Plate-tombe de Lambert (fin du XIII e s.). Inscription disparue. Trad. : « Le docteur Lambert, recouvert tout entier, repose dans ce tombeau ». Un très beau dessin de cette pièce a été publié dans Dalles tumulaires et pierres tombales du département d’Eure-et-Loir, 1ère livraison, Chartres, s.d., pl. 1 h.t.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

27

Fig. 1 : Valmont (Seine-Maritime). Plate-tombe de Vincent Antebert (1285). BnF, Estampes, Réserve, Pe 1d, fol. 138, publié par ADHÉMAR, DORDOR 1974, t. 1, n° 110.

D’autres inscriptions utilisent en revanche des formules plus rares, qui ne permettent pas de décrire avec exactitude la sépulture. L’épigraphe gravée autrefois sur le tombeau de l’abbé de Saint-Ouen de Rouen, Guillaume le Mercier mort en 1391, donnait ainsi au vers 1 : +

PATER

GUILLELMUS

JACET HIC SUB TEGMINE TECTUS 15.

Le terme tegmen est suffisamment neutre pour désigner tout type de plaque couvrant le tombeau. De fait, le lexique employé par les inscriptions 15. Rouen (Seine-Maritime), abbaye Saint-Ouen, église, chapelle de la Madeleine. Plate-tombe de Guillaume le Mercier (1391). Inscription disparue. Trad. : « Le père Guillaume repose ici, sous ce toit qui le protège ».

Publications du CRAHM, 2004


28

VINCENT DEBIAIS

funéraires, sans détailler avec précision le monument ou la structure qui les reçoit, apporte quelques précisions sur le mode d’inhumation. En effet, les termes petra, tumba ou tumulus semblent renvoyer au système ancien de la dalle de pierre couvrant la sépulture, et ce quelle que soit sa forme ou son décor. Par cette association proxémique, les liens entre le texte et l’objet se renforcent et l’épigraphe placée sur ou à portée de la sépulture devient partie intégrante de la définition du lieu et de la forme de l’inhumation. 1.2. Le texte et le lieu de la sépulture : la fonction tumulaire de l’épitaphe Les relations dans l’espace entre l’épitaphe et la sépulture mettent en jeu les principales attributions de la fonction tumulaire de l’inscription. Celle-ci a pour objectif de localiser l’emplacement du lieu d’inhumation. Elle fonctionne en complément des données visibles du monument funéraire. Elle joue le rôle d’un signal pour matérialiser dans l’espace un espace plus restreint. Cette fonction est nettement mise en œuvre dans le cas des inscriptions qui reprennent la forme de la sépulture, et en particulier avec la multiplication des plates-tombes dans la seconde moitié du XIIIe siècle. L’expression « platetombe » désigne une dalle de grande dimension qui recouvre ou matérialise au sol la sépulture d’un défunt, la plupart du temps représenté en creux à la surface de la pièce. Le Nord-Ouest est l’une des zones de la France médiévale qui compte le nombre le plus important de plates-tombes, avec la Bourgogne et le Centre. La plate-tombe de Nicolas de Goderville, abbé de Saint-Ouen de Rouen mort en 1273, donne un exemple de la définition fonctionnelle de ce type de pièce, en présentant l’effigie et la description du défunt d’une part (fig. 2 et 3), et en insistant d’autre part dans le texte sur les données tumulaires : IACET HIC

NICHOLAUS

HUMATUS 16.

La volonté de localiser la sépulture se mêle au désir d’individualiser topographiquement un espace d’inhumation particulier au sein du contexte religieux, peu à peu encombré par la multiplication des tombes. La platetombe, par la figuration plastique et la mention du nom du défunt, joue en partie ce rôle. Cependant, dès les premiers siècles du Moyen Âge, on a cherché à placer au contact du mort un texte portant son nom, afin d’éviter les violations de sépulture et de mettre la mémoire du défunt à l’abri des modifications ou de la destruction de l’espace funéraire. C’est le principe des endotaphes, ces textes placés non pas sur mais dans la tombe. Le Nord-Ouest de la France, et principalement la Normandie, compte plusieurs pièces de ce type, gravées sur plomb, y compris pour les sépultures d’abbés ou d’évêques. Nous pouvons citer, à titre indicatif, les endotaphes relatifs à Rainfroi, abbé de Saint-Ouen entre 1126 et 1136, et à Martin de Furmendeio, abbé du Mont

16. CIFM XXII, 223, p. 308. Rouen (Seine-Maritime), Saint-Ouen, église, déambulatoire, côté nord, troisième chapelle, pavement. Épitaphe de Nicolas de Goderville (1273). Trad. : « Nicolas gît ici inhumé ».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

29

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

Fig. 2 : Rouen (Seine-Maritime). Plate-tombe de Nicolas de Goderville (1273). Cliché J.-P. Brouard, CESCM.

Saint-Michel 17. Le musée des Antiquités de Rouen conserve également les endotaphes relatifs à plusieurs évêques de la ville. Une petite plaque de plomb porte par exemple le texte : HIC REQUI

/

ESCIT

HUGO: /

EP(ISCOPU)S 18.

17. Pour ces deux pièces, voir CIFM XXII, 245, p. 322 et 120, p. 192. Pour tous les exemples normands, je renvoie aux travaux de Véronique Gazeau, et en particulier à son habilitation à diriger des recherches (à paraître) qui présente les notices biographiques des différents abbés, accompagnées de leur épitaphe. 18. CIFM XXII, 242, p. 320. Rouen, Musée des Antiquités. Épitaphe de l’archevêque Hugues (rédigée en 1109 ou après).

Publications du CRAHM, 2004


30

VINCENT DEBIAIS

Fig. 3 : Rouen (Seine-Maritime). Plate-tombe de Nicolas de Goderville, détail de la partie supérieure (1273). Cliché J.-P. Brouard, CESCM.

Elle fut découverte dans un tombeau qui pouvait contenir le corps de Hugues, archevêque de Rouen entre 942/943 et 989. Rédigée au début du XIIe siècle, cette petite inscription insistait, à travers sa fonction tumulaire, sur la localisation de la sépulture et sur son individualisation en tant qu’objet. 1.3. Texte et contexte : l’édifice qui accueille la sépulture On rencontre fréquemment dans les textes funéraires la volonté de marquer le contexte religieux de la sépulture. L’épigraphe cherche par là même à associer le monument qu’il accompagne à un bâtiment ou à un espace ouvert. Cette tendance naît du caractère sacré de l’édifice religieux, accordé par la cérémonie liturgique de la dédicace. L’espace sacré médiéval transmet sa spécificité aux éléments qui lui sont connexes et à ceux qu’il contient. De là découle l’insistance des épigraphes à mettre en exergue l’insertion de la sépulture dans le contexte religieux. On trouve un exemple dans l’épitaphe de Jean II de Chartres, abbé de la Trinité de Thiron-Gardais, mort en 1297. Cette dalle, aujourd’hui conservée dans une forme altérée dans la nef de l’église, donnait au grand côté droit : Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

31

QUI FECIT CONSTRUI HOC CAPITULUM 19.

La présence du démonstratif hoc insiste sur la mise en contexte de l’inscription, en invitant le lecteur à contempler les abords du texte. On en trouve trace dans les épigraphes de commanditaires ou dans les mentions de construction. Il s’agit là d’une véritable constante dans l’ensemble de l’épigraphie médiévale. On la retrouve déjà à ce titre dans les inscriptions composées pour les travaux du pape Pascal Ier à Rome, au début du IXe siècle 20, ou dans celle qui rappelle la construction de la basilique de San Isidoro de León 21. L’épitaphe de Jean Marc d’Argent, abbé de Saint-Ouen de Rouen à la fin du XIVe siècle, donne dans le même sens la mention suivante : QUI INCEPIT ISTAM ECCLESIAM AEDIFICARE 22.

Ces quelques documents insistent sur le monastère en tant que lieu de sépulture et non pas en tant que lieu d’exercice de la fonction d’abbé, contrairement à ce que l’on rencontre dans les premières lignes de l’épitaphe disparue d’Enfulbert, doyen de Jumièges devenu abbé de Fontenelle 23. Ils montrent que les espaces monastiques sont de véritables référents topographiques pour les modes et les conditions de l’inhumation des prélats. L’inscription permet ainsi de rattacher l’objet funéraire à l’espace qui lui donne sens. 1.4. Les vivants et les morts : l’épitaphe et la communauté Au-delà de ces considérations proprement topographiques, le monastère se définit principalement comme le lieu de résidence de la communauté cénobitique. L’appartenance à une communauté donnée, régie par une règle formelle et résidant dans un espace prédéfini, implique la création d’un référent spatial fort. Par la sépulture en contexte monastique, le défunt devient en quelque sorte membre de la communauté qui le reçoit et qui lui accorde, dans la commémoration, le privilège des familiers. Cet aspect est évidemment 19. Thiron-Gardais (Eure-et-Loir), ancienne abbaye de la Trinité, église, nef, côté nord (autrefois : chœur). Plate-tombe de l’abbé Jean II de Chartres (1297). Le texte original de cette épitaphe a été publié dans Gallia christiana, t. VIII, Paris, 1774, col. 1265. Trad. : « qui fit construire ce chapitre ». 20. Rome (Italie), église Sainte-Cécile, abside. Mosaïque de donation, 2ème ligne : HANC AULAM D(OMI)NI FORMANS FUNDAMINE CLARO AUREA GEMMATIS RESONANT HAEC DINDIMA TEMPLI. 21. León (Espagne), collégiale Saint-Isidore, panthéon royal, au-dessus d’une porte murée. Mention de construction (1063), l. 1 : HANC QUAM CERNIS AULAM S(AN)C(T)I IOHANNIS B(A)P(TISTA) OLIM FUIT LUTEAM. 22. Rouen (Seine-Maritime), abbaye Saint-Ouen, église, chœur. Plate-tombe de Jean Marc d’Argent (XIVe s.). Inscription disparue. Trad. : « qui commença à construire (ou, plus justement, faire élever) cette église ». 23. CIFM XXII, 170, p. 257. Jumièges (Seine-Maritime), abbaye Saint-Pierre, cloître. Épitaphe d’Enfulbert (993), v. 4-6 (inscription disparue) : SACRI COENOBII GEMETICENSIS LOCO QUI EJUSDEM COENOBII / PIISSIMUS EXTITIT DECANUS PIO DISPONENTE DEO INSIGNIS / CLARUIT ABBAS IN COENOBIO QUI VOCATUR FONTANELLAE. Trad. : « Il désira construire sa vie dans ce lieu du monastère sacré de Jumièges. Il se révéla un très pieux doyen de ce monastère et, le Dieu saint l’ayant disposé, abbé insigne, il s’illustra dans le monastère qui est appelé Fontenelle ».

Publications du CRAHM, 2004


32

VINCENT DEBIAIS

renforcé dans le cadre des sépultures d’abbés ou d’abbesses, administrateurs de la vie temporelle et recteurs de la vie spirituelle du monastère. L’appartenance à la communauté est constamment rappelée, comme dans l’épitaphe d’Henri Ier d’Ortis, abbé de la Sainte-Trinité de Thiron-Gardais, mort en 1354 : ABBAS XIX HUJUS ECCLESIAE QUI EAM TEMPORE SUO BENE REXIT 24.

L’inscription relative à son prédécesseur Jean II de Chartres rapporte également les actions du prélat pour agrandir et servir la communauté des moines 25. L’épitaphe de Jean Huger, abbé du Val mort en 1344, insistait quant à elle sur le monastère en tant que lieu de résidence des religieux, renforçant l’image de la communauté : HIC IACET DOMINUS JO

/

HANNIS DICTUS

HUGER

QUONDAM ABBAS DOMUS HUJUS 26.

Dans la majorité des cas, cette mention est plus courte et plus conforme à la longueur réduite de certaines épitaphes. La plate-tombe de Nicolas Aubry, abbé d’Ardenne mort en 1363, portait par exemple : +

HIC JACET DOMINUS NICHOLAUS AUBERICI ABBAS ISTIUS ECCLESIE 27.

Les plates-tombes simples iront encore plus loin dans la réduction de cette formule. Il suffit pour s’en apercevoir de se reporter aux dessins de la collection Gaignières pour Saint-Sauveur d’Évreux (Eure). On y trouve seulement la mention latine ou française de la fonction et de son lieu d’exercice 28. Cette économie des formules ne traduit pas une importance décroissante de la mention de l’appartenance à la communauté. Au contraire, la fonction et sa localisation seront les seuls éléments mentionnés dans certaines inscriptions funéraires du XIIIe siècle. La tombe de l’abbé Marc (fig. 4), autrefois à l’abbaye d’Ardenne, portait par exemple l’inscription suivante : MARCUS

AB/BAS ISTIUS [MONASTERII] 29

24. Thiron-Gardais (Eure-et-Loir), ancienne abbaye de la Trinité, église, chœur, côté nord. Plate-tombe d’Henri Ier de Ortis (1354, n. st.). Inscription probablement détruite lors de travaux effectués au chevet de l’église abbatiale. Texte donné dans Gallia christiana, t. VIII, col. 1265. Trad. : « Dix-neuvième abbé de cette église qu’il régit correctement de son temps ». 25. Inscription citée note 19. Au petit côté inférieur, la plate-tombe donnait : AC CLAUSTRUM AC MULTA ALIA ALIBI AEDIFICAVIT. Trad. : « qui éleva et ce cloître et beaucoup d’autres choses ailleurs ». 26. Saint-Omer (Calvados), abbaye du Val, église ou chapitre. Plate-tombe de Jean Huger (1344). Inscription disparue, connue également par un dessin de la collection Gaignières. Trad. : « Ici gît maître Jean, dit Huger, qui fut abbé de cette maison ». 27. Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Calvados), abbaye d’Ardenne, chapitre. Plate-tombe de Nicolas Aubry (1363). Inscription disparue, publiée par ADHÉMAR, DORDOR 1974, t. I, p. 85. Trad. : « Ici gît maître Nicolas Aubry abbé de cette église ». 28. CIFM XXII, 86 et 87, p. 146-147. 29. CIFM XXII, 40, p. 82. Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Calvados), ancienne abbaye d’Ardenne, salle capitulaire. Épitaphe de Marc (XIIIe siècle), inscription disparue. Trad. : « Marc, abbé de ce monastère ».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

33

Fig. 4 : Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Calvados). Épitaphe de l’abbé Marc (XIIIe siècle). Dessin V. Debiais, établi à partir de BnF, Estampes, Réserve, Pe 1d, fol. 58.

L’insertion dans la communauté monastique a des répercussions plus sensibles dans le domaine spirituel et dans le cadre de la commémoration des défunts. Cependant, ces quelques réflexions montrent que la communauté humaine est créatrice d’espaces déterminés, codifiés par des règles qui définissent des oppositions fortes entre le dehors et le dedans, le proche et le distant. 1.5. Hors du monastère : le contexte élargi Insérer le défunt et sa sépulture dans un espace très large est une chose assez rare dans la documentation épigraphique. La raison la plus importante de cette absence réside dans la faible conscience de la distance et de l’espace géographique (au sens contemporain du terme). Les hommes du Moyen Âge savent mesurer l’espace et se l’approprier ; les relations commerciales ou intellectuelles, comme la mobilité des prélats au sein de la chrétienté occiPublications du CRAHM, 2004


34

VINCENT DEBIAIS

dentale, le prouvent sans conteste. Ces faits concernent cependant une faible minorité de la population. Pour la plupart, l’espace vécu a une dimension microcosmique et l’extrapolation à grande échelle est rare avant la fin du Moyen Âge 30. Quelques exceptions citent pourtant des espaces plus éloignés. L’épitaphe de Guillaume Desjardins, abbé de Saint-Père de Chartres mort en 1394, comportait ainsi la mention d’une autre fondation monastique : QUONDAM ABBAS MONASTERIORUM BEATE MARIE DE ARSILLIS 31.

Les différentes fonctions du défunt expliquent la présence de cette citation dans son épitaphe. Le développement de l’aspect biographique des épigraphes funéraires, à compter du XIIIe siècle, conduira à la multiplication de ces mentions, avec l’accumulation des différentes fonctions et charges, accompagnées de leur lieu d’exercice. La sépulture et les lieux d’inhumation font partie du monde médiéval. Ce ne sont pas des espaces déracinés, même si certains signes distinctifs cherchent à exclure la tombe du monde des vivants, aidés en cela par toutes sortes de croyances, de superstitions, de pratiques et d’interdits. L’inscription funéraire, par sa fonction générale de communication et de transmission de l’information, cherche à assurer l’insertion de la sépulture dans un espace vécu commun, et ce à plusieurs niveaux correspondant à autant de strates de proximité pour l’homme médiéval.

2. L’INSCRIPTION FUNÉRAIRE ET LE TEMPS Les inscriptions, et l’écriture en général, entretiennent un rapport conflictuel avec le temps. Elles se placent avant tout dans une durée. Même si un texte est rédigé dans l’instant, à l’occasion d’un événement ponctuel dans le déroulement du temps (décès, fondation, donation, bataille…), il se comprend avant tout dans la durée et dans son aptitude à transmettre un message audelà des limites chronologiques. Les inscriptions médiévales offrent deux types de relation au temps : – Le but essentiel d’une inscription est de marquer le déroulement du temps, c’est-à-dire de garder le souvenir d’événements passés par la réalisation concrète d’un témoin. Elle sert alors de borne matérielle dans le déroulement du temps, point de repère dans le cycle des années et des siècles. – L’inscription doit vaincre le temps, le défier afin que le message qu’elle porte résiste aux attaques du temps et aux assauts de l’oubli. Elle doit repousser les limites de la mémoire humaine et collective, et les dépasser. 30. GRÉGORY 1999, p. 810 ; MARTIN 19982, p. 123. 31. Chartres (Eure-et-Loir), église Saint-Père, sous les chaires des chantres, à l’entrée du chœur. Plate-tombe de Guillaume Desjardins (1394). Inscription disparue connue par un dessin de la collection Gaignières. Trad. : « qui fut abbé du monastère Notre-Dame d’Arseuil ».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

35

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

La double nature des relations de l’inscription avec le temps naît de la définition multiforme du document épigraphique, à la fois texte et objet. La perception médiévale du temps repose sur la combinaison de deux conceptions qui s’expriment au sein du même ensemble culturel et qui le définissent : – une conception linéaire, fondée sur l’accomplissement du plan divin, de la Création vers le Salut. C’est le temps biblique et eschatologique. – une conception cyclique, basée sur le rythme des saisons et sur la mise en section du temps, et essentiellement marquée par le découpage liturgique de l’année par les rites. C’est le temps des Heures monastiques, le temps de la fête des saints, le temps marqué par les cloches. L’inscription funéraire a un double objectif : rappeler la mémoire du défunt dans le cadre de la commémoration liturgique et dans la célébration des anniversaires, ainsi que sauvegarder le défunt de l’oubli dans l’attente du Jugement Dernier. Ces deux fonctions sont également remplies par la sépulture elle-même qui, en faisant apparaître, sous forme plus ou moins monumentale le souvenir du défunt, contribue à l’entretien et à la sauvegarde de sa mémoire. 2.1. Commémoration et efficacité liturgique Pour que la célébration de l’anniversaire soit possible, il faut connaître la date de la mort, c’est-à-dire connaître sa place dans le calendrier liturgique. Pour cela, les textes funéraires rappellent, à de très rares exceptions près, le jour et le mois du décès, en omettant assez fréquemment la mention de l’année. L’épitaphe de Dedila, abbesse de Saint-Pair-sur-Mer, obéit à cette règle et donne : HIC

REQUIESCIT

/ DEDILA

ABBADIS/SA ET OBIIT

X[…]

KALENDAS

/

NOVEMBRIS 32.

Cette contrainte fonctionnelle conduit parfois les auteurs des textes à préciser la datation au détriment d’autres éléments d’information. L’épitaphe de Vincent Antebert donne ainsi la date du 9 mai grâce à la périphrase : SOL ERAT IN GEMINIS FESTO SANCTI

NICHOLAI 33,

Le nom du défunt constitue le deuxième élément essentiel à l’efficacité de la commémoration liturgique. L’évocation du nom a, au Moyen Âge, une véritable puissance performative : nommer, c’est faire exister et rendre vivant 34. Le nom du défunt peut devenir l’élément unique de l’inscription funéraire. La 32. CIFM XXII, 125, p. 196. Saint-Pair-sur-Mer (Manche), église. Épitaphe de Dedila (VIIIesiècles), inscription déplacée. Trad. : « Ici repose Dedila abbesse. Elle mourut le… des calendes de novembre ». 33. CIFM XXII, 282, p. 357, sur l’arcature. Trad. : « Le soleil était dans les Gémeaux, en la fête de saint Nicolas ». 34. Pour saisir l’importance de ces questions, voir TREFFORT 2002, p. 158-160. Xe

Publications du CRAHM, 2004


36

VINCENT DEBIAIS

Fig. 5 : Caen (Calvados). Dalle tumulaire de Denise d’Échauffour (3e quart du siècle). Dessin V. Debiais, établi à partir de BnF, Estampes, Réserve, Pe 1d, fol. 4.

XIIe

dalle tumulaire de Denise d’Échauffour, aujourd’hui disparue (fig. 5), comportait seulement les informations suivantes : +

HIC JACET DOMNA

/ DIONISIA

ABBATISSA 35.

Ces deux éléments fondamentaux – date et nom – définissent le caractère obituaire de l’épigraphe. La présentation du texte peut même rappeler ce que l’on trouve dans les manuscrits liturgiques qui listent les défunts pour lesquels un service doit être prononcé. Par leur contenu et leur forme, ces inscriptions se coupent de l’inhumation et de ses modes d’exécution. Leur présence ne signifie d’ailleurs pas forcément que le défunt ait été inhumé 35. CIFM XXII, 18, p. 55. Caen (Calvados), abbaye Sainte-Trinité, salle capitulaire. Épitaphe de Denise d’Échauffour (3e quart du XIIe siècle), inscription disparue. Trad. : « Ci-gît dame Denise, abbesse ».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

37

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

Fig. 6 : Norrey-en-Auge (Calvados). Inscription obituaire d’Osbern (1066). Cliché J.-P. Brouard, CESCM.

auprès de l’épigraphe. Il s’agit en fait de rappeler, par le vecteur épigraphique, la date de la célébration d’un anniversaire liturgique. La pierre obituaire citant l’abbé de Saint-Évroult, Osbern, mort en 1066, porte le texte suivant (fig. 6) : VI KALENDAS JUNII OBIIT

/ OSBERN

ABBAS 36.

Elle se trouve dans une petite église dépendant de Saint-Évroult, Norrey-en-Auge, dans laquelle l’abbé n’a pas été enterré. La situation du texte sur un chapiteau apporte la confirmation de son caractère obituaire, coupé de l’association proxémique avec la sépulture. Il s’agit ici de transporter le nom – et plus généralement la mémoire – du défunt dans un espace et dans un temps liturgiques familiers, afin de multiplier les possibilités de commémoration 37. Les mêmes conclusions peuvent être tirées de l’examen d’une pierre d’obituaire encastrée dans un des murs de l’église Saint-Éloi de Lieusaint et qui présente des textes tout à fait semblables (fig. 7) 38. La situation de ces deux pièces montre l’association nécessaire entre la mémoire inscrite et les espaces liturgiques les plus actifs. En effet,

36. CIFM XXII, 33, p. 74. Norrey-en-Auge (Calvados), église Sainte-Anne, chœur, chapiteau. Inscription d’obituaire (1066). Trad. : « Le 6 des calendes de juin [27 mai] mourut Osbern, abbé ». 37. Norrey-en-Auge est en effet le lieu de la première fondation monastique avortée, rattachée ensuite à Saint-Évroult. Voir Gallia christiana, t. 11, col. 819-820. 38. CIFM XXII, 116, p. 186. Lieusaint (Manche), église Saint-Éloi, mur sud, au plus près du chevet. Pierre d’obituaire (début XIe siècle).

Publications du CRAHM, 2004


38

VINCENT DEBIAIS

Fig. 7 : Lieusaint (Manche). Pierre d’obituaire (début Cliché J.-P. Brouard, CESCM.

XIe

siècle).

ces obituaires lapidaires se trouvent à proximité du chœur liturgique, lieu de la prononciation du nom du défunt au cours du memento de la messe. La commémoration effective passe par plusieurs moyens. La forme la plus courante d’assurer le salut du défunt est la récitation de prières par les vivants. Présentes depuis les premiers temps du christianisme dans les habitudes commémoratives, les prières sont également mentionnées dans les épitaphes médiévales sous forme de demande plus ou moins développée. La demande sur l’épitaphe de l’abbesse de Saint-Sauveur d’Évreux, Alice, est très simple : PRIEZ POUR LI 39.

Cette formule de base peut être complétée par l’incipit de la prière à prononcer, comme dans l’épitaphe de Pascal Huguenet, abbé de la Couture du Mans, mort en 1399. Le long texte biographique gravé sur une belle plaque de cuivre se termine en effet par les mots : PATER NOSTER 40.

39. CIFM XXII, 86, p. 146. Évreux (Eure), Saint-Sauveur, église. Épitaphe d’Alice (1er tiers du siècle), inscription disparue. 40. Le Mans (Sarthe), ancienne abbaye de la Couture, église, au milieu du chœur. Platetombe de Pascal Huguenet (1399). Inscription disparue. Voir ADHÉMAR, DORDOR, 1974, t. I, p. 173.

XIIIe

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

39

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

Les épitaphes métriques destinées aux grands prélats ont pu connaître des développements plus importants encore, jouant sur le lexique et les images pour inviter à la prière. Ainsi trouve-t-on, dans l’épitaphe de l’abbé Jean II de Chartres : OR

/

ATE PRO EO QUI MIGRAVIT AB HOC SECULO ANNO D(OMI)NI M CC NONAGESIMO VII ULTIMO DIE SEPTEMBRIS REQUIESCAT IN

/

PACE AMEN 41.

Les inscriptions composées par Orderic Vital comportent un grand nombre de ces appels dont la tournure poétique occulte parfois l’efficacité de la demande. Toutefois, il est difficile d’attribuer aux inscriptions funéraires un véritable rôle dans la commande de la prière. Une telle démarche impliquerait qu’on suppose une capacité courante de lecture du texte épigraphique. La connaissance du public de l’inscription et le mode d’appréhension du texte sont des éléments trop mal connus pour que l’on puisse reconstruire de telles attitudes de communication. En fait, cette forme de réponse est très répandue et importante pour les morts comme pour les vivants. Elle relève sans doute d’un réflexe plus ou moins conscient à la vue de la sépulture, quelle que soit sa forme. L’inscription (et l’ornement funéraire en général) agirait alors comme un signal servant à déclencher cette réponse. Les textes funéraires entretiennent, en contexte religieux, un rapport cyclique avec la liturgie, servant de point de repère matériel dans le déroulement de la célébration annuelle de la mémoire du défunt. Les demandes de prière se font de plus en plus rares à mesure qu’on approche du XVe siècle. Elles se verront supplantées par les expressions relatives à la comptabilité de l’Au-delà. Les textes faisant le compte des messes et des services à célébrer, détaillant la nature des aumônes et créant des chapellenies, deviendront très nombreux à la fin du XIVe siècle. Les exemples de ce type de textes sont assez rares pour le nord de la France, si on veut bien les comparer aux usages méridionaux. Ils semblent complètement absents de la documentation relative aux abbés. 2.2. Inscriptions funéraires et eschatologie Les inscriptions funéraires insèrent la sépulture dans le temps chrétien qui trouvera son accomplissement dans la venue du Royaume de Dieu et la résurrection des morts. Les épitaphes se font l’écho des attentes, des craintes et des espérances du fidèle au moment de la mort. Le contexte religieux de l’inhumation participe à l’intégration dans un temps eschatologique. La cérémonie liturgique de la dédicace, les gestes et les paroles rituels de l’évêque font de l’église la maison de Dieu et celle du sacrifice de son Fils 42. L’espace consacré devient alors une nouvelle Jérusalem terrestre, image et reflet de la Jérusalem céleste et de son atemporalité.

41. Inscription citée note 19. Trad. : « Priez pour lui qui a fui ce siècle l’an du Seigneur 1297, le dernier jour de septembre. Qu’il repose en paix. Amen ». 42. Pour les liens entre les inscriptions et les différentes cérémonies liturgiques, voir MICHAUD 1978.

Publications du CRAHM, 2004


40

VINCENT DEBIAIS

Une telle distinction se retrouve dans la séparation entre le corps et l’âme du défunt, le premier restant inhumé dans l’espace religieux et terrestre et la seconde gagnant les royaumes du Ciel. L’épitaphe de l’abbé de Saint-Évroult Guérin des Essarts, composée par Orderic Vital, témoigne d’une telle opposition, dans le lexique comme dans la composition du poème : premier vers : HAC TEGITUR PETRA GUARINI PULVIS ET OSSA dernier vers : CUNCTA REGENS NUMEN DET EI SUPER AETHERA LUMEN 43. Les inscriptions normandes développent particulièrement cette thématique, en raison de la forte proportion de textes à caractère littéraire. La description de l’Au-delà est l’occasion pour les poètes d’exercer leur habileté en créant des images plus ou moins originales et des périphrases chargées d’une véritable puissance d’évocation. De telles expressions sont simultanément porteuses d’un contenu théologique qui traduit, derrière les formes rhétoriques, un point de vue eschatologique. L’épitaphe de Gui Ier, abbé de Saint-Père de Chartres mort en 1231, exprime très simplement l’attente principale de tout défunt au moment du trépas : UT NEC EI REQUIES NEC LUX ETERNA NEGETUR 44.

On trouve de nombreuses références à la lumière, comme dans l’épitaphe de Roger, abbé de Saint-Évroult mort en 1126 : ABSTERSIS CULPIS BONE REX DA GAUDIA LUCIS 45.

Le dernier vers de l’épitaphe de son successeur donne la même idée (super aethera lumen), comme le vers 16 de la première épitaphe de Boson, abbé du Bec (tecum jungatur residet quo lumine Christus). À partir de cette idée générique, on a construit des images chaque fois plus complexes pour désigner les attentes post mortem. Ainsi l’épitaphe de Nicolas de Goderville demande-t-elle que : TANTI

/

PASTORIS ANIME SINE LABE LABORIS DET FONS

DULCORIS DOMINUS DIADEMA DECORIS 46.

43. CIFM XXII, 139, p. 218. Saint-Évroult-Notre-Dame-du-Bois (Orne), ancienne abbaye, chapitre. Épitaphe de Guérin des Essarts (1137), v. 1 et 11 (inscription disparue). Trad. : « Cette pierre couvre la poussière et les os de Guérin. Que la majesté qui gouverne toutes choses lui donne la lumière par-delà l’éther ». On trouve la même idée dans la troisième épitaphe de l’abbé du Bec Guillaume, mort en 1124 : OSSA RELINQUO TIBI SI PLACET HAEC SEPELI . Trad. : « Je te laisse mes os s’il te plaît de les ensevelir » (CIFM XXII, 67, troisième épitaphe, v. 12). 44. Chartres (Eure-et-Loir), église Saint-Père (localisation originale incertaine). Plate-tombe de Gui Ier (1231). Inscription disparue. Trad. : «Afin que ni le repos ni la lumière éternelle ne lui soient refusés ». 45. CIFM XXII, 138, p. 217, v. 21. Trad. : « Ses péchés effacés, donne-lui, ô bon roi, les joies de la lumière ». 46. CIFM XXII, 223, p. 308. Trad : « Que le Seigneur, fontaine de douceur, donne à l’âme d’un si grand pasteur à la tâche sans faille le diadème de gloire ».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

41

À l’inverse, on trouve la description prudente des tourments auxquels le défunt pourrait être exposé en cas de damnation. L’épitaphe de Vincent Antebert propose par exemple, sur le côté gauche, le texte suivant : DET DEUS UT TERTRAS CAVEAT TURMAS BARATRORUM 47.

Au-delà de ces constructions poétiques, il est difficile de repérer des images propres à la fonction abbatiale. Le répertoire général des paraphrases relatives à la vie après la mort est représenté dans les textes : le repos et la paix, le Paradis, le calme, la gloire, la douceur, la plénitude de la contemplation divine… La seule originalité vient de l’association entre la description des récompenses et les mérites provenant de la charge de l’abbé. Elle explique la fréquence de l’utilisation du terme meritis. Ainsi Guérin des Essarts a-t-il été nommé abbé pro meritis 48. Dans la troisième épitaphe composée pour son décès en 1109, saint Anselme est dit insignem meritis 49. Le monastère synthétise les deux conceptions médiévales du temps, en associant la célébration cyclique des anniversaires et la prière ininterrompue des offices. Par une inhumation dans un tel milieu, la commémoration est assurée sur le plan liturgique d’une part, grâce aux rappels épigraphiques des informations essentielles, et sur le plan eschatologique d’autre part, grâce à l’insertion matérielle de la sépulture dans le lieu où l’on prépare l’avènement du Royaume de Dieu.

3. L’INSCRIPTION FUNÉRAIRE ET LE DÉFUNT L’épitaphe a une fonction de description du défunt, sur le plan physique comme sur le plan moral 50. Malgré tout, l’historien reste en peine s’il cherche à établir le portrait d’un personnage grâce aux inscriptions qui le concernent. Les renseignements biographiques sont anecdotiques, partiels, voire inexistants. De plus, ces informations puisent la plupart du temps dans un arsenal de formules topiques qui dissimulent la réalité historique derrière les détours rhétoriques. 3.1. L’éloge de la fonction abbatiale L’abbé, tel qu’il apparaît dans les textes funéraires, ne se distingue pas de la figure générale de l’abbé médiéval. Les inscriptions insistent en effet sur les mérites des personnages, sur les qualités et les vertus mises en œuvre dans le gouvernement 47. CIFM XXII, 282, p. 357. Trad. : « Que Dieu lui donne de se garder des hideuses troupes infernales ». 48. CIFM XXII, 139, p. 218, v. 5-6 : DE GREGE PRO MERITIS A FRATRIBUS AD MODERAMEN / SUMITUR UT SOCIIS FERRET SPRCIALE JUVAMEN. Trad. : « En raison de ses mérites ses frères l’élevèrent du troupeau au gouvernement afin qu’il apportât à ses compagnons une aide spéciale ». 49. CIFM XXII, 66, p. 119. Le Bec-Hellouin (Eure), ancienne abbaye, inscription déplacée. Épitaphe de saint Anselme (1109), troisième épitaphe, v. 2. 50. MORA 1991, p. 339.

Publications du CRAHM, 2004


42

VINCENT DEBIAIS

de la communauté. L’abbé doit être le guide de ses moines (rector et abbas sociis 51), le pasteur de son troupeau, comme le dit l’épitaphe de Nicolas de Goderville : TANTI PASTORIS ANIME SINE LABE LABORIS DET FONS DULCORIS DOMINUS DIADEMA DECORIS 52.

Pour accomplir cette mission, l’abbé doit être paré d’un grand nombre de qualités. Les épitaphes donnent une liste assez exhaustive des adjectifs topiques que l’on rencontre dans tous les textes relatifs à des ecclésiastiques : pius, castus, honestus, probus, bonus, humilis, pudicus, justus, munificus, prudens, patiens… De façon générale, il faut constater que l’inhumation en contexte religieux a tendance à multiplier les références topiques aux mérites du défunt, aux qualités qu’il a pu mettre en œuvre dans l’exercice de sa fonction, en conformité avec les devoirs moraux du chrétien : charité, générosité, mesure, justice, conseil… Certaines compositions se contentent d’ailleurs d’assembler (de façon plus ou moins élégante) les différentes expressions métriques et stéréotypées pour brosser un portrait impersonnel. Celui-ci renvoie plus à la fonction du défunt qu’à sa personnalité. C’est ce que l’on rencontre par exemple dans l’épitaphe de Pierre Alaplommée, abbé de Saint-Père de Chartres, mort en 1349. Ce texte est une accumulation de qualités morales laudatives qui ne renseigne pas le lecteur sur la vie de l’abbé 53. L’épitaphe de Nicolas de Goderville, composée de huit hexamètres, contient seulement un hémistiche se rapportant directement au défunt. Le reste du texte est « formé d’une mosaïque de mots et d’expressions communs à nombre d’inscriptions métriques 54 ». Le caractère impersonnel des épitaphes conduit à l’emploi de comparaisons qui trouvent la plupart du temps leur origine dans la Bible, référence commune de tous les défunts mentionnés dans les épitaphes. La deuxième épitaphe de l’abbé Boson donne ainsi le vers suivant : FIT CINIS HAC TUMBA QUI SERPENS ATQUE COLUMBA 55

dont la source se trouve en Mt. X, 16 56. La même inscription reprend le symbolisme animal au vers 3 : BOSO

PATER MAGNUS TUMIDIS LEO MITIBUS AGNUS 57.

51. CIFM XXII, 138, p. 217, v. 10. 52. CIFM XXII, 223, p. 308, v. 9-10. Trad. : « Que le Seigneur, fontaine de douceur, donne à l’âme d’un si grand pasteur à la tâche sans faille le diadème de gloire ». 53. Chartres (Eure-et-Loir), église Saint-Père, chœur, à gauche du grand autel. Plate-tombe de Pierre Alaplommée (1349). Inscription disparue. On trouvait par exemple au grand côté droit, les expressions juris peritus religionis et justicie zelator, courantes dans les épitaphes de prélats. 54. CIFM XXII, 223, p. 309, commentaire. 55. CIFM XXII, 68, p. 125, v. 5 de la deuxième épitaphe. Trad. : « Il est devenu cendres en cette tombe celui qui fut serpent et colombe ». 56. Estote ergo prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbae. Trad. : « Soyez donc rusés comme les serpents et candides comme les colombes ». 57. Trad. : « Boson père éminent, lion envers les superbes, agneau envers les humbles ». L’image de l’agneau se retrouve également dans la première épitaphe de saint Anselme, au vers 13 : INJUSTIS RIGIDUS MANSUETIS MITIS UT AGNUS (CIFM XXII, 66, p. 118). Trad. : « Sévère envers les injustes, doux comme un agneau envers les doux ».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

43

En conformité avec les usages épigraphiques médiévaux, l’image de la colombe connaît en Normandie un succès certain pour décrire la grandeur des abbés et la noblesse de leur charge. L’abbé Ansfroi est ainsi qualifié de sine felle columba 58, donnant par là même un exemple septentrional de cette formule très répandue 59. L’inscription propose un référent commun aux religieux : elle fait de l’abbé défunt un modèle, un sage dont il faut suivre l’exemple. Elle propose également le rappel des vertus dans l’exercice de la commémoration liturgique, dans l’espoir d’un salut proportionnel aux mérites du défunt ; de là découle la nécessité eschatologique de codifier et de consigner par écrit les actions qui parleront en faveur de la mémoire de l’abbé à la fin des temps. 3.2. L’inscription funéraire : commémoration ou glorification de la mémoire ? En marge de l’éloge de la fonction du prélat, on trouve de façon plus traditionnelle des informations qui renvoient à la personnalité du défunt. Les descriptions physiques sont pratiquement absentes de la documentation. L’épitaphe d’Ainard, abbé de Saint-Pierre-sur-Dives, constitue une véritable exception : CANAQUE CESARIES SED TENUIS FACIES 60.

Les qualités intellectuelles sont en revanche plus fréquemment mentionnées. La rapidité d’esprit, la facilité à raisonner et la capacité d’accumuler le savoir sont autant de facultés indispensables à l’abbé médiéval. Ecclésiastique, il est dans le même temps un lettré, détenteur et promoteur de la connaissance. L’abbé Lambert de Saint-Père de Chartres est ainsi décrit par son épitaphe comme doctor et sapiens. Il est encore qualifié de fons omni philosophie 61. Les différentes aptitudes s’expriment dans l’étude, comme pour l’abbé Herluin : QUAS PUER HAUD DIDICIT SCRIPTURAS POSTEA SCIVIT DOCTUS UT INDOCTUM VIX SEQUERETUR EUM 62,

58. CIFM XXII, 102, p. 162, v. 1-2 : ECCE SUB HAC TUMBA TEGITUR SINE FELLE COLUMBA / ABBAS Trad. : « Vois, cette tombe recouvre, colombe sans fiel, l’abbé Ansfroi, homme probe et pieux ». 59. FAVREAU 1989. 60. CIFM XXII, 51, p. 92-93. Trad. : « Une chevelure chenue, mais un visage délicat ». 61. Inscription citée note 14. Les expressions citées se trouvent dans l’angle inférieur droit de la dalle. 62. CIFM XXII, 64. Deuxième épitaphe, v. 11-12. Trad. : « Il connut ensuite les écritures qu’enfant il avait à peine apprises de telle sorte que le savant succéda au presque ignorant ». ANFRIDUS VIR PROBUS ATQUE PIUS.

Publications du CRAHM, 2004


44

VINCENT DEBIAIS

ou dans l’activité pastorale, comme pour Guillaume : DOCTUS ERAT BLANDOQUE LOQUENS SERMONE PLACEBAT ACTIBUS ET VERBIS SUBJECTOS ERUDIEBAT 63.

Les renseignements plus personnels sont très rares. On rencontre quelques informations généalogiques, dans le cadre de la notification d’une prestigieuse ascendance. Orderic Vital mentionne ainsi les parents de l’abbé Roger en raison de leur rang : GERVASIUSQUE

PATER ILLI FUIT EMMAQUE MATER

IN QUIBUS EMICUIT MORUM JUBUAR ET DECUS AMPLUM 64.

L’abbé Guillaume du Bec est quant à lui dit ortus praeclari germinis 65 et son homonyme, abbé de Saint-Vigor de Cerisy, clarum nobilitas aeris generis 66. Ces indications peuvent être complétées par la mention de l’origine géographique, mais celle-ci reste anecdotique. On a ainsi une image déformée du défunt, idéalisée dans la mort et dans la mise par écrit de son souvenir. L’épitaphe dépasse son rôle d’instrument de la commémoration pour devenir un vecteur de la glorification de la mémoire. Cette nouvelle fonction explique le recours systématique aux images littéraires et aux paraphrases évocatrices. En créant le beau dans son texte, l’auteur d’une inscription fait du document épigraphique un opus qui, placé en contexte religieux, participe du service et de la louange permanente de Dieu 67.

CONCLUSION Les inhumations en contexte religieux inscrivent les sépultures dans une temporalité et un espace particuliers. Elles participent à la sacralité du lieu qui les accueille et à sa dimension liturgique. L’inhumation en contexte religieux conduit à l’intégration du défunt dans une dimension spatio-temporelle privilégiée. Il en devient un élément à part entière et reçoit le bénéfice de cette intégration. L’inscription funéraire entretient les mêmes rapports d’intégration avec le contexte religieux. Le bref examen auquel nous nous sommes livré tend à démontrer la pertinence de la distinction entre inscription tumulaire et 63. CIFM XXII, 67. Deuxième épitaphe, v. 13-14. Trad. : « Il était savant : éloquent, il plaisait par son verbe séduisant. Par ses actes et ses paroles, il instruisait ses sujets ». L’abbé Anselme est dit, dans le même ordre d’idée, sermone refulgens (cf. CIFM XXII, 66, première épitaphe, v. 1). De même le vers 18 de l’épitaphe de Roger, abbé de Saint-Évroult (Orne) : QUOS MONUIT VERBIS EXEMPLIS PROFUIT ALMUS. Trad. : « Il les instruisit par ses paroles et les servit d’exemples féconds » (CIFM XXII, 138, p. 218). 64. CIFM XXII, 138, v. 5-6. Trad. : « Il eut pour père Gervais et Emma pour mère, en qui brillèrent splendeur des mœurs et grand lignage ». 65. CIFM XXII, 67, deuxième épitaphe, v. 1. Trad. : « Né d’une souche illustre ». 66. CIFM XXII, 110bis, v. 5. Trad. : « Rendu illustre par la noblesse de sa race ». 67. Sur cette question, voir LECLERCQ 1957.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


INSCRIPTIONS

FUNÉRAIRES ET ÉDIFICES RELIGIEUX

45

inscription obituaire. Le point commun entre ces deux types de textes est l’attachement à la memoria du défunt, que ce soit dans le cadre de la commémoration liturgique, dans le cadre des informations pratiques concernant la sépulture (son emplacement, sa propriété,…) ou dans le cadre d’une glorification de son image. Le terme épitaphe ne recouvre qu’une partie de la réalité épigraphique et occulte certaines fonctions de l’inscription funéraire. Les répercussions de l’emploi épigraphique d’un texte funéraire et les formes du document sont trop diverses pour les enfermer sous le terme générique et inapproprié d’épitaphe. Les relations avec la mémoire se trouvent amplifiées dans le cadre de la mise en contexte religieux de l’inscription, espace privilégié de la commémoration au Moyen Âge.

Publications du CRAHM, 2004


46

VINCENT DEBIAIS

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

L’essentiel de la bibliographie relative aux inscriptions normandes a été rassemblé en tête de la publication du volume 22 du Corpus des inscriptions de la France médiévale, consacré à l’ensemble de la Normandie (FAVREAU, MICHAUD 2002). Suivent donc quelques titres généraux qui ont été utilisés ou cités dans ce travail.

Sources épigraphiques : ADHÉMAR J., DORDOR G., 1974, « Les tombeaux de la collection Gaignières. Dessins d’archéologie du XVIIe siècle », Gazette des Beaux-Arts, 84, p. 1-192.

FAVREAU R., MICHAUD J. (dir.), 2002, Corpus des inscriptions de la France médiévale : Calvados, Eure, Manche, Orne, Seine-Maritime, t. 22, CNRS Éditions, Paris.

Sources textuelles : ORDERIC VITAL, Historia ecclesiastica I-XIII, CHIBNALL M. (edited and translated by), 1969-1980,

The Ecclesiastical History of Ordericus Vitalis, Oxford medieval texts, Clarendon Press, Oxford, 6 vol.

Études : FAVREAU R., 1989, « Sine felle columba : sources et formation d’une formule épigraphique», Cahiers de civilisation médiévale, t. 32, p. 105-113. GRÉGORY T., 1999, « Nature », dans LE GOFF J. et SCHMITT J.-C. (dir.), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Fayard, Paris, p. 806-820. LECLERCQ J., 1957, L’amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge, Éditions du Cerf, Paris. MARTIN H., 19982, Mentalités Médiévales (XIe-XVe siècles), Nouvelle Clio, Presses universitaires de France, Paris.

MICHAUD J., 1978, « Les inscriptions de consécration d’autels et de dédicace d’églises en France du VIIIe au XIIIe siècle. Épigraphie et liturgie », Thèse pour le doctorat de 3e cycle, Université de Poitiers, Poitiers. MORA B., 1991, « Le portrait du défunt dans les épitaphes (750-1300) : formulaires et stéréotypes », Le Moyen Âge, n° 97, p. 339-353. TREFFORT C., 1996, L’église carolingienne et la mort, Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 3, Presses universitaires de Lyon, Lyon. 2002, « Inscrire son nom dans l’espace liturgique à l’époque romane», Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa, 34, p. 147-160.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 23-46


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE LA

HAUTE-NORMANDIE :

LA RÉUTILISATION FUNÉRAIRE DES ÉDIFICES ANTIQUES À L’ÉPOQUE MÉROVINGIENNE

Jacques LE MAHO *

Résumé : On connaît dans la seule région de Haute-Normandie près d’une

trentaine de cas de bâtiments de l’époque gallo-romaine ayant fait l’objet d’une réutilisation funéraire au VIIe ou au début du VIIIe siècle. Sept d’entre eux sont d’anciens édifices cultuels ( fana, petits temples), dix-huit correspondent à des habitations privées ou à leur balnéaire, et quatre à des édifices autres (bâtiments publics, fontaine). L’hypothèse la plus probable est que ce réemploi funéraire est lié à l’aménagement de chapelles cémétériales dans les ruines de ces édifices. D’une façon générale, leur transformation en églises ne résulterait pas de la volonté de christianiser d’anciens lieux païens, mais sans doute plus simplement de réutiliser à peu de frais des constructions à l’abandon mais encore solides qu’une remise hors d’eau et un réaménagement sommaire permettaient d’adapter aisément aux exigences du culte chrétien. Le grand nombre de cas recensés à travers toute la Haute-Normandie laisse supposer qu’une proportion importante des églises de cette région à l’époque mérovingienne est constituée de lieux de culte ainsi installés dans des bâtiments antiques. Mots clés : abside, balnéaire, christianisation, fanum, inhumations, paganisme, réemploi, sarcophages, temple, villa.

La présente enquête n’est pas d’une totale nouveauté : les grandes lignes en ont été déjà esquissées dans une étude de 1994 1. Si nous avons jugé utile d’y revenir ici, c’est d’abord parce que de nouvelles découvertes sont intervenues depuis lors, mais aussi parce que la parution des deux cartes archéologiques

* Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Médiévales 1. LE MAHO 1994 b.

Inhumations et édifices religieux, p. 47-62, Publications du CRAHM, 2004


48

JACQUES LE MAHO

de l’Eure et de la Seine-Maritime ont permis d’enrichir sensiblement notre documentation initiale 2. Pour alléger les références bibliographiques, les sites mentionnés ci-après seront identifiés chacun par le numéro d’inventaire de la carte, précédé de la lettre E pour l’Eure, des lettres S-M pour la SeineMaritime.

1. LA CONVERSION DES TEMPLES ET DES FANA EN ÉGLISES Depuis le XIXe siècle, il est arrivé plus d’une fois en Haute-Normandie que des fouilles révèlent la présence de sépultures du haut Moyen Âge sur l’emplacement d’édifices cultuels gallo-romains. À Berthouville, Métayer-Masselin découvrit en 1861 dans le secteur nord-ouest du sanctuaire une vingtaine de sépultures en pleine terre installées sur les couches d’effondrement de toiture et disposées dans l’axe des murs antiques, les unes orientées nord-sud, les autres orientées est-ouest ; les éléments chronologiques font défaut, mais la position des tombes montre qu’une partie au moins des murs du sanctuaire étaient encore apparents lorsque les corps furent inhumés (E. 151). Dans le fanum de La Londe dégagé en 1890 reposaient quatre sépultures en pleine terre accompagnées d’une épée, d’un couteau et d’un scramasaxe (S.-M. 391). À Montérolier, un fanum de coteau livra à l’abbé Cochet en 1863 une douzaine de sépultures mérovingiennes avec mobilier, installées « le long des murs de l’édifice » (S.-M. 445). Dans le fanum de Canteleu, la fouille très partielle de 1853 fit découvrir les ossements d’au moins deux sépultures avec un petit vase mérovingien en terre noire (S.-M. 157). À Bracquemont, le petit fanum de l’oppidum de la Cité-de-Limes a livré plusieurs sépultures en pleine terre dont une le long d’un mur (S.-M. 137) ; elles étaient installées sur un remblai tardoantique qui contenait de nombreuses monnaies, les plus récentes datant du règne de Valens (364-378). Citons enfin le cas du fanum à colonnade mis au jour en 1863 sur la commune de Saint-Jean-de-Folleville, à la périphérie de l’agglomération antique de Lillebonne : un certain nombre de sépultures mérovingiennes furent dégagées à l’intérieur de l’édifice, dont une en pleine terre avec un couteau et plusieurs sarcophages monolithes de forme trapézoïdale (S.-M. 592). En dépit du caractère très limité des enseignements susceptibles d’être tirés de ces six fouilles anciennes, on observera ainsi que la réoccupation funéraire des édifices cultuels n’est nullement un phénomène exceptionnel en Haute-Normandie. Il a fallu attendre le début des années 1980 pour que les fouilles effectuées sur le site du cloître de l’abbaye Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (S.-M.) fournissent l’occasion de procéder à une première étude de cas approfondie et permettent de tracer à partir de là les axes d’une problématique. Le fanum mis au jour sous le préau du cloître est un édifice en petit appareil de la fin du Ier siècle ap. J-C. qui avait succédé à trois fana successifs en bois,

2. CLIQUET 1993 ; ROGERET 1997.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

49

Fig. 1. : Saint-Georges-de-Boscherville : le fanum et les sépultures mérovingiennes en cours de fouille dans le préau du cloître, vue du sud (cliché J. Le Maho, 1981).

installés sur le rebord d’un coteau de la vallée de la Seine 3. Le bâtiment était de plan classique, avec une cella d’un plan proche du carré (7,70 x 8,40 m) et une galerie de 14,70 x 15,50 m, dimensions externes. Encadrée par deux colonnes dont n’ont subsisté que les massifs de fondation, l’entrée se trouvait à l’est, du côté opposé à la vallée. Le monnayage recueilli sur le site va jusqu’au règne de Constant Ier (après 340-350), mais il n’y a pas trace de pratiques rituelles dans le sanctuaire au-delà de la fin du IIIe ou du début du IVe siècle, date à laquelle se rapporte un vase britannique du type « black-burnished ware » mis au jour au milieu d’une aire de dépôts votifs, au sud-est du fanum 4. L’abandon de l’édifice à la fin de l’Antiquité est marqué par une couche de terres noires incluant de nombreux débris de toiture et formant un petit tertre autour de la cella restée seule debout. À l’époque mérovingienne, le site fut l’objet d’importants réaménagements. Dans la cella furent installées une quinzaine de sépultures dont douze au moins en sarcophages (fig. 1 et 2). Serrées les unes contre les autres, les 3. LE MAHO 1994 a. 4. LE MAHO, ROY 1986, notice n° 16.

Publications du CRAHM, 2004


50

JACQUES LE MAHO

Fig. 2. : Saint-Georges-de-Boscherville : insertion de la cella du fanum dans la nef du XIe siècle (cliché J. Le Maho, 1981).

cuves occupaient tout l’espace disponible à l’intérieur du bâtiment, disposées en deux rangées est-ouest avec entre deux, comblant l’intervalle, des tombes nord-sud. Les fosses de la rangée ouest (sép. 289, 290, 308) étaient creusées contre le mur antique, celles de la rangée orientale étaient toutes en retrait de 50 cm par rapport au mur est de la cella, à l’exception de la sépulture du milieu (293), qui dépassait vers l’est en mordant sur la maçonnerie galloromaine (fig. 3). On peut déduire de cette dernière observation que le bâtiment n’était pas fermé de ce côté. L’hypothèse la plus probable est que l’ouverture de la porte du fanum fut agrandie pour permettre la mise en place d’un chevet. À l’extérieur du mur oriental, près de l’angle sud-est de la cella, les fouilles ont en effet révélé le départ d’un massif de fondation en moellons de silex recoupé par des structures du XIe siècle et marquant l’amorce d’une adjonction, légèrement plus étroite que l’édifice antique. Les positions respectives du départ de mur et de la sépulture extérieure (784) excluent la possibilité d’un chevet quadrangulaire, mais s’accorderaient avec l’hypothèse d’une abside de plan semi-circulaire, tangente au chaînage de fondation de la galerie antique (fig. 3). Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

Fig. 3. : Saint-Georges de Boscherville : plan du cimetière mérovingien et de la chapelle aménagée dans le fanum. Publications du CRAHM, 2004

51


52

JACQUES LE MAHO

La mise en place de ce chevet ayant eu pour conséquence de condamner l’entrée du fanum, un nouvel accès fut percé dans le mur ouest du bâtiment, côté Seine. Ce mur a été arasé au-dessous du niveau du seuil lors de la construction du cloître au XIIe siècle. Mais sur la pente en contrebas, un faisceau de trois chemins creux respectés par les sépultures carolingiennes et se dirigeant vers le milieu de cette façade atteste l’existence d’une porte à cet endroit 5, d’où aussi la position des deux sépultures extérieures (953 et 954), installées contre la façade, mais décalées sur le côté (fig. 3). Onze autres sépultures en sarcophages, en cercueils de bois trapézoïdaux et en pleine terre occupaient l’emplacement de la galerie sud et l’on trouve dans la galerie orientale un sarcophage isolé (784) en position nord-sud, contre le mur antique. Ce dernier détail pourrait donner à penser qu’une partie au moins de la galerie du fanum fut rétablie à l’époque mérovingienne. Cependant, d’autres hypothèses sont envisageables, comme celle d’une galerie demeurée en ruines et à ciel ouvert, mais dont les murs-bahuts seraient restés assez apparents pour délimiter autour de la cella antique un espace d’inhumation réservé. La présence d’un puisard pour le recueil des eaux pluviales contre le mur méridional de la cella, près de l’angle sud-ouest, fournirait un argument en faveur de cette dernière interprétation, dans la mesure où elle semble indiquer que seule cette partie de l’édifice antique fut remise hors d’eau. Quoiqu’il en soit, les sépultures du fanum forment un ensemble à part, le reste du cimetière s’étant développé hors de l’enceinte du bâtiment antique, vers l’est. Quarante-cinq tombes ont été dénombrées dans ce secteur oriental. Disposées en rangées, elles étaient constituées les unes de sarcophages de pierre ou de plâtre, les autres d’inhumations en pleine terre 6. Beaucoup de sépultures ayant été visitées au Moyen Âge, le mobilier funéraire est relativement peu abondant : cinq plaques-boucles, une paire de boucles d’oreilles, des perles de collier en pâte de verre, une chaînette en fer, une fibule ansée symétrique et une fibule circulaire, un passant de courroie en bronze doré, trois petits vases en céramique, plusieurs couteaux et un scramasaxe 7. L’ensemble présente une certaine homogénéité et il appartient pour l’essentiel à la seconde moitié du VIIe et au début du VIIIe siècle. L’objet identifié comme le plus ancien est la plaque-boucle circulaire en bronze de la sépulture 1016 (à l’extrémité sud de la rangée située à l’est du fanum), datable de la première moitié du VIIe siècle 8. L’histoire ultérieure du site mérite d’être évoquée au moins dans ses grandes lignes, car elle fournit une clé pour l’interprétation de la première phase cémétériale. Au cours de l’époque carolingienne, le cimetière se redéveloppe au sud et à l’ouest du bâtiment, tandis que ce dernier est agrandi par l’adjonction de maçonneries à l’ouest et à l’est du corps antique de la cella : nul doute

5. 6. 7. 8.

LE LE LE LE

MAHO, WASYLYSZYN 1998, p. 13, fig. MAHO 1980, p. 362, fig. 1. MAHO, ROY 1986, notices 26 à 37 ; LE MAHO, WASYLYSZYN 1998, p. 10-11. MAHO 1985, p. 189.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

53

désormais qu’il s’agit bien d’une église 9. Les inhumations en pleine terre se succèdent sans interruption apparente jusqu’au début du XIe siècle, date à laquelle l’église est entourée d’un enclos palissadé, avec une porte-barrière dans l’axe de l’entrée. Le site n’accueille plus par la suite qu’un groupe d’une dizaine de sépultures, installées dans des coffrages de pierres devant la façade du bâtiment. Plus tard, les maçonneries du haut Moyen Âge sont reprises et l’église est agrandie de six mètres vers l’ouest. À son extrémité opposée, elle est prolongée par une vaste extension comprenant une travée droite, un transept avec des absidioles aux croisillons et un chœur de deux travées. Peu après se met en place au côté nord un petit cloître en bois encadré par des bâtiments de pierre 10. L’ensemble de ce chantier se situe vers le milieu du XIe siècle, les termes chronologiques étant donnés par une monnaie d’Hartacnut (1040-1042) trouvée sous le remblai du parvis (n° 330) et par une série de deniers normands de la fin du XIe siècle recueillis dans les niveaux d’occupation des bâtiments claustraux 11. Ces données archéologiques sont en concordance parfaite avec un document écrit, à savoir l’acte du XIe siècle relatif à la fondation de la collégiale à Boscherville entre 1050 et 1054. Il y est précisé que le fondateur Raoul le Chambellan « a reconstruit depuis les fondements l’église Saint-Georges, qui était toute petite, et l’a achevée à ses frais en forme de croix ; il a aussi construit les dépendances nécessaires pour les serviteurs du Christ qui vivent ici 12 ». On trouve ainsi dans ce passage la preuve formelle que le bâtiment aménagé dans la cella antique était bien une église ; le vocable de Saint-Georges, qui est aussi celui d’une autre église du Val-de-Seine associée à un cimetière du VIIe siècle, celle de Gravenchon (cant. Lillebonne), a toutes les chances de remonter au haut Moyen Âge (S.-M. 476). Les fouilles de Boscherville nous mettent ainsi en présence d’un cas-type de conversion d’un fanum gallo-romain en église : une construction antique à l’abandon mais ayant subsisté dans son gros œuvre, une remise hors d’eau de la cella, l’installation de sépultures à l’intérieur du bâtiment et autour de celui-ci, quelques aménagements pour adapter l’édifice aux normes du culte chrétien. On est ainsi est droit de se demander si dans les autres fana où nous avons relevé la présence de sépultures mérovingiennes, celle-ci n’est pas liée au même processus de transformation du bâtiment antique en chapelle. Sachant que les sépultures appartiennent dans tous les cas à une phase relativement tardive de la période mérovingienne, l’hypothèse aurait l’avantage de replacer tout cela dans un contexte bien connu. En effet, s’il est bien entendu que le processus doit être clairement distingué de la création des paroisses au sens canonique du terme – celle-ci n’intervenant guère, en général, avant les alentours de l’an Mil –, il n’en reste pas moins que dans cette partie de la Neustrie, l’essentiel du réseau ecclésial se constitue aux VIIe et VIIIe siècles et

9. LE MAHO 1989 a, p. 66, fig. 22. 10. LE MAHO 1989 b. 11. MOESGAARD, WASYLYSZYN 1995. 12. FAUROUX 1961, p. 379-385, n° 197.

Publications du CRAHM, 2004


54

JACQUES LE MAHO

procède fondamentalement de l’abandon des nécropoles « en plein champ » pour des cimetières installés autour de lieux de culte construits. Entre d’autres termes, la réoccupation funéraire des ruines antiques ne procéderait pas d’un simple hasard ni, comme on l’a parfois supposé, du souci de reléguer les morts dans on ne sait quel no man’s land, mais bel et bien d’une préoccupation d’ordre architectural. Il reste une question essentielle : est-ce l’ancienne fonction cultuelle de ces édifices qui a déterminé leur transformation en église ? En d’autres termes, cette conversion résulte-t-elle de la volonté du clergé mérovingien de christianiser des lieux auxquels s’attachaient encore des relents de paganisme antique ? À première vue, plusieurs textes hagiographiques de la province de Rouen iraient dans le sens de cette interprétation classique. Dans la Vie de saint Romain, évêque de Rouen († 639), il est question à plusieurs reprises des fana et des idoles païennes que ce prélat aurait détruits au cours de ses tournées pastorales dans le diocèse, avant de les bénir et de les remplacer par des églises 13. Des faits similaires sont rapportés dans les Vies de saint Taurin et de saint Mellon, respectivement désignés par la tradition comme les premiers évêques d’Évreux et de Rouen 14. Cependant, c’est peu de dire que ces sources sont en l’occurrence de faible autorité : la plus ancienne version connue de la Vita Romani est du milieu du Xe siècle, la Vita Taurini remonte au plus tôt à la seconde moitié du IXe siècle, et il n’est pas de rédaction antérieure au XIIe siècle pour la Vita Melloni 15. D’autre part, quand bien même certaines traditions culturelles gallo-romaines seraient restées vivantes autour de la basse Seine au VIIe siècle, on voit mal comment aurait pu se maintenir si longtemps un culte païen régulier dans ces fana que l’archéologie nous montre comme des ruines béantes, à l’abandon depuis l’Antiquité tardive : nos conclusions rejoignent ici tout à fait celles, de portée plus générale, de Bailey Young et de Bonnie Effros 16. On peut enfin se demander si les hagiographes de la fin de l’époque carolingienne, qui se représentaient volontiers l’histoire des origines de leur diocèse comme celle d’une lutte permanente contre un paganisme organisé, n’eurent pas une certaine tendance à qualifier abusivement de fana et de temples toutes sortes de bâtiments offrant l’apparence de constructions antiques. En effet, les édifices cultuels ne sont pas les seuls à avoir été réutilisés en églises.

2. LE RÉEMPLOI DES ÉDIFICES CIVILS Dans un bois situé sur la commune de Boos, Léon de Vesly découvrit et fouilla en 1906 un édifice gallo-romain de plus de 33 m de long à pièces multiples et pourvu d’une galerie-façade, très probablement le bâtiment 13. 14. 15. 16.

Vita et Miracula S. Romani, p. 91-94. MESNEL 1914, p. 40-66 ; SAUVAGE 1884, p. 147-148, 152, 154-155, 180. GAUTHIER 1992. YOUNG 1997 ; EFFROS 2001.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

55

résidentiel d’une villa rustique (S.-M. 116). Il contenait une soixantaine de sépultures en pleine terre établies sur le remblai d’effondrement de la toiture antique, dans les pièces d’habitation et le long du portique. Quelques-unes, principalement sur la périphérie, recoupaient les murs gallo-romains (fig. 4). Le mobilier, assez riche, date pour l’essentiel du VIIe siècle. Les exemples de semblables réoccupations d’habitats antiques abondent en Haute-Normandie. Au sein de l’agglomération secondaire de Saint-André-sur-Cailly, une riche demeure comportant une salle à pavement de mosaïque était partiellement occupée par un cimetière en sarcophages ; les cuves étaient regroupées dans une pièce, serrées contre les murs, tantôt dans l’axe nord-sud, tantôt dans le sens est-ouest (S.-M. 555). À Grand-Couronne, dans une villa partiellement dégagée en 1902 puis en 1907, reposaient huit inhumations du haut Moyen Âge disposées le long des murs, les unes orientées est-ouest, les autres nordsud (S.-M. 319). À Houppeville, plusieurs campagnes de fouilles effectuées entre 1894 et 1939 sur le site d’une villa à galerie-façade firent découvrir à chaque fois des sépultures mérovingiennes en pleine terre ou en sarcophages installées « à l’intérieur de l’édifice principal » (S.-M. 367). À Franqueville-SaintPierre (S.-M. 475), le bâtiment résidentiel d’une villa rustique, de 40 m x 17 m, livra en 1909 trois inhumations situées au-dessus du remblai antique, contre les murs. À Saint-Aubin-Celloville, la villa du Thuit dégagée par Léon de Vesly en 1904 contenait plusieurs sépultures de l’époque mérovingienne « disposées le long des murailles » (S.-M. 558). À Sainte-Marguerite-sur-Mer, plusieurs inhumations de l’époque franque avec mobilier furent mises au jour en 1841 dans le secteur nord-ouest de la pars urbana d’une grande villa du BasEmpire (S.-M. 605). Sur la commune de Ventes-Saint-Rémy, au cœur de la forêt d’Eawy, l’abbé Cochet découvrit en 1869 un bâtiment résidentiel de 15,30 m x 8,80 m dans lequel se trouvaient une trentaine de sépultures accompagnées d’un mobilier funéraire caractéristique de l’époque mérovingienne (S.-M. 733). À Saint-Léger de Rôtes, dans les ruines d’une villa, des fouilles firent mettre au jour en 1858 une trentaine de sépultures avec plaques-boucles, fibules, perles, vases aux pieds et scramasaxe (E. 96). Des descriptions souvent succinctes qui nous ont été laissées de toutes ces découvertes, il ressort au moins quelques faits récurrents. Les tombes sont établies dans des remblais d’effondrement de toitures antiques ; le plus grand nombre d’entre elles respectent les murs de l’édifice et adoptent leur orientation, même quand ceux-ci sont d’axe nord-sud, preuve qu’une partie au moins de la construction gallo-romaine subsistait en élévation. Les mobiliers funéraires publiés ou encore accessibles dans les collections publiques appartiennent dans leur grande majorité au VIIe siècle et au début du VIIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque où l’essentiel du réseau ecclésial se mit en place dans la province de Rouen 17. Nous sommes donc en présence de contextes et de modes d’organisation en tous points comparables à ceux observés dans les fana, et il n’y a pas loin de là à penser qu’ils découlent du même processus 17. MUSSET 1993.

Publications du CRAHM, 2004


56

JACQUES LE MAHO

Fig. 4. : Boos (Seine-Maritime) : plan des fouilles de la villa (d’après L. de Vesly, 1909).

de transformation de telle ou telle partie du bâtiment antique en chapelle. Dans plusieurs cas, une église a d’ailleurs survécu sur le site. À Étretat, la chapelle Saint-Valéry, détruite au XIXe siècle, s’élevait sur l’emplacement d’une villa gallo-romaine dans laquelle l’abbé Cochet découvrit en 1835 et 1842 un groupe important de sépultures, accompagnées d’un mobilier dont les quelques pièces publiées sont datables du VIIe siècle ; un certain nombre de ces inhumations étaient disposées le long des murs du bâtiment, et la chapelle elle-même était directement fondée sur les structures antiques (S.-M. 254). À Vittefleur, il a existé une église Saint-Pierre au voisinage d’un édifice gallo-romain ; ce dernier, probablement une riche villa, comportait une salle pavée de mosaïque à figures dans laquelle furent découvertes en 1832-1833 une vingtaine d’inhumations mérovingiennes installées sur le remblai antique (S.-M. 748). À Sigy, l’église Saint-Martin est établie sur l’emplacement d’une villa gallo-romaine ; tout autour, on a reconnu à diverses reprises la présence de sarcophages mérovingiens et d’inhumations en pleine terre, accompagnées d’un abondant mobilier, vases, armes, fibule circulaire (S.-M. 676). Citons enfin, auprès de l’ancienne église Saint-Laudulfe de Bérengeville-la-Rivière, la découverte de sarcophages et d’inhumations installés dans un édifice antique (E. 330). Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

57

Fréquemment, l’édifice ou la partie de bâtiment convertie en chapelle funéraire correspond à un local de thermes. À Lillebonne, l’église Saint-Denis était installée dans le balnéaire d’une luxueuse villa suburbaine. Lors de la démolition de cette église en 1853, on découvrit une quantité de réemplois gallo-romains dans ses maçonneries et, au-dessous, un peu plus d’une dizaine de sarcophages mérovingiens alignés contre les murs de l’édifice antique (S.-M. 384). À Menneval, un petit balnéaire composé de trois salles d’orientation est-ouest était rempli d’inhumations serrées les unes contre les autres. Hors du bâtiment se trouvaient plus d’une trentaine de sépultures assez largement réparties autour de l’édifice, parallèles à celui-ci pour les plus proches, puis prenant une orientation différente au fur et mesure qu’elles s’en écartaient. Le mobilier funéraire (couteaux, petits vases, etc.) est typiquement mérovingien (E. 91). À Plasnes, le balnéaire d’une villa a livré en 1860, regroupées dans le caldarium, onze sépultures mérovingiennes avec mobilier (E. 93). À Rouen, des inhumations du haut Moyen Âge ont été reconnues en 1978 sur l’emplacement des bains d’une domus, place de la Haute-Vieille-Tour 18. Parmi les découvertes récentes, l’exemple le mieux documenté est celui du site de Gisay-la-Coudre, fouillé par Pierre Roussel en 1979. Les sépultures en pleine terre étaient installées à l’intérieur et autour d’un corps de bâtiment rectangulaire de 22 x 7 m, d’axe nord-ouest/sud-est, identifié comme le balnéaire d’une villa. L’édifice comprenait originellement trois pièces en enfilade, avec une abside rectangulaire à son extrémité sud-est. Lors de l’installation des sépultures, il fut sommairement réaménagé, un mur extérieur fut supprimé (trois inhumations le traversaient), une cloison de refend sur un soubassement grossier de silex en opus spicatum fut construite à l’extrémité ouest de la salle médiane. De nombreuses sépultures étaient placées le long des murs et toutes s’organisaient selon l’orientation générale du bâtiment, à l’exception de quelques rares fosses plus éloignées (fig. 5). Le mobilier funéraire, abondant et homogène, appartient pour l’essentiel au VIIe et au début du VIIIe siècle (E. 50). On classera à part une dernière catégorie qui est celle des cimetières aménagés dans des édifices autres que des habitations ou des balnéaires privés. Dans un secteur étroitement délimité de l’ensemble monumental que constituaient les thermes publics de Lillebonne au lieu-dit Alincourt, on a découvert en 1879 un groupe de sépultures mérovingiennes en pleine terre et en sarcophages (S.-M. 384). Des inhumations de la même époque ont été reconnues dans les ruines des théâtres de Saint-André-sur-Cailly (S.-M. 555) et de Canouville (S.-M. 156). Au titre des découvertes récentes, citons enfin à Rouen, sous la place Foch, la mise au jour en 1994 par le Service Régional de l’Archéologie d’un petit groupe d’inhumations du VIIIe siècle dans l’édicule d’une fontaine antique. Les fouilles ont permis d’établir que ce petit bâtiment fut agrandi au IXe siècle et converti en chapelle, avant d’être plusieurs fois transformé par la suite pour devenir l’église paroissiale Saint-Jean, détruite en 1863 lors du percement de la rue Jeanne d’Arc 19. 18. Fouilles D. Bertin, 1978-1979, inédit (archives Rouen-Archéologie). 19. DELESTRE 1996, p. 57 ; LEQUOY et al. 1996, p. 69.

Publications du CRAHM, 2004


58

JACQUES LE MAHO

Fig. 5. : Gisay-la-Coudre (Eure) : cimetière mérovingien installé dans un balnéaire gallo-romain (d’après P. Roussel, 1979).

3. CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE De ce rapide tour d’horizon, qui ne doit pas être regardé comme un inventaire exhaustif – on s’est limité aux cas les plus explicites –, une première constatation se dégage d’emblée, et elle montre à notre avis l’intérêt d’un recensement des découvertes anciennes : la réutilisation funéraire des bâtiments antiques au haut Moyen Âge est un fait d’une extrême banalité en Haute-Normandie. On mesurera mieux encore l’ampleur du phénomène en observant qu’en proportion du nombre total de sites gallo-romains recensés dans cette région depuis le XIXe siècle, les édifices ayant fait l’objet de fouilles ou même seulement de dégagements partiels, condition nécessaire à la mise en évidence de ces réemplois funéraires, y sont tout compte fait relativement peu nombreux. Le deuxième constat porte sur la nature des édifices concernés : sept d’entre eux correspondent à des temples ou fana, dix-huit à des habitations ou à leurs balnéaires, quatre à des édifices autres. Cette liste suffit à démontrer que la transformation en chapelle cémétériale n’est nullement l’apanage des anciens édifices cultuels. On est ainsi conduit à penser que d’une manière assez générale, l’intention qui présida à ces transformations n’était pas de christianiser des lieux païens, mais sans doute plus simplement de réutiliser à peu de frais des constructions encore robustes. Il suffisait en effet de quelques travaux de déblaiement, d’une restauration sommaire et d’une remise hors d’eau – suivie, comme on nous le montre dans la Vie de saint Romain, d’une bénédiction – pour les Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

59

aménager en églises. L’opération était très facile dans le cas d’un fanum. Généralement orientée est-ouest, la cella offrait un volume directement réutilisable, elle n’était pas encombrée de structures adventices et la modification la plus importante qu’elle pouvait éventuellement requérir était l’adjonction d’une abside, comme à Boscherville ; le cas se retrouve, hors de HauteNormandie, au Mont-Beuvray et à Anthée en Belgique 20. Lorsque le bâtiment était plus complexe ou plus étendu, dans le cas d’un édifice résidentiel ou thermal par exemple, on n’en réutilisait qu’une partie, en le réduisant au besoin par une cloison (Gisay-la-Coudre) et en supprimant les pans de murs inutiles (Gisay-la-Coudre, Boos). Parmi tous les cas recensés, six seulement nous mettent en présence d’un édifice religieux ayant survécu jusqu’au Moyen Âge. La proportion devient certes plus significative si l’on y ajoute tous les sites qui, sans avoir livré pour l’instant de sépultures du haut Moyen Âge, laissent apparaître les indices d’antécédents antiques. Il en est ainsi de l’église Saint-Gervais de Gisors, dont le transept nord est superposé à un édifice thermal gallo-romain (E. 386). Ailleurs, comme nous l’avons vu à Saint-Valéry d’Étretat et à Saint-Denis de Lillebonne, on constate que l’église médiévale a été construite avec les matériaux du bâtiment gallo-romain sous-jacent. À Notre-Dame de Rugles, les éléments de réemploi qui se voient en grand nombre dans les murs de l’église (blocs de béton hydraulique, moellons, briques d’hypocauste) proviennent selon toute probabilité du balnéaire antique dont les restes ont été reconnus sous le chœur en 1921 ; fait significatif, l’église romane est construite dans l’axe exact de cet édifice thermal (E. 573). Il y a présomption d’antécédents comparables pour l’église Notre-Dame de Pîtres, elle aussi riche en réemplois gallo-romains et à laquelle sont associées des sépultures en sarcophages (E. 525). Il en est de même pour celle de Saint-Martin l’Hortier (S.-M 620) et pour la chapelle de Saint-Pierre à Fleury-sur-Andelle (E., inédit), site probable de l’abbaye mérovingienne de Floriacum 21 : dans les deux cas, matériaux antiques et morceaux de sarcophages voisinent pêle-mêle dans les maçonneries. Il n’en reste pas moins que nombre de sites concernés par le phénomène de la réutilisation funéraire, notamment ceux de bâtiments isolés en milieu rural, ne présentent aucune trace d’église ou de chapelle médiévale. Dans ce cas, et l’hypothèse est souvent confortée par la faible importance du groupe d’inhumations, on peut penser que l’on a affaire à des lieux de culte éphémères, disparus bien avant la grande vague de reconstruction des XIe et XIIe siècles. Ceci nous renvoie à la fameuse « instabilité » dont on a fait, à tort ou à raison, une des caractéristiques majeures de l’histoire du paysage rural du haut Moyen Âge. La question, fort complexe, dépasse largement le cadre de cette étude. Observons seulement qu’un grand nombre de ces chapelles funéraires devait correspondre à des édifices privés, associés à des domaines 20. DIERKENS 1980. 21. Gesta Sanctorum Patrum, p. 15-17.

Publications du CRAHM, 2004


60

JACQUES LE MAHO

dont le sort était soumis en permanence aux aléas des mutations de propriété, des ventes et des successions ; tant que continua à s’exercer en ce domaine comme en beaucoup d’autres le droit romain, ce fut certainement une fréquente cause d’abandon. Ailleurs, l’installation d’une église dans les murs antiques assura longtemps leur conservation. À Boscherville, les murs nord et sud de la cella du fanum étaient encore visibles dans la nef de l’église collégiale à la fin du XIe siècle. À Notre-Dame-de-Gravenchon, des élévations antiques étaient encore présentes à la même époque dans les maçonneries de la chapelle du château des comtes d’Évreux (SM 476). Ces deux cas ne sont sûrement pas exceptionnels. À Rouen, l’église disparue de Saint-Lô était superposée à une aile des thermes publics gallo-romains ; jusqu’aux environs de l’an Mil, le mur ouest du corps de bâtiment antique servait de façade à l’église 22. On peut donc penser que les élévations des thermes romains restèrent longtemps apparentes et que cette particularité architecturale est à l’origine de la légende rapportée par la Vita Melloni, selon laquelle l’église Saint-Lô de Rouen aurait été construite à la fin du IIIe siècle ou au début du siècle suivant par saint Mellon, premier évêque de la ville 23. Le cas offre un parallèle exact avec une tradition du XIe siècle qui faisait d’une église de Beauvais, Saint-Étienne, à l’emplacement d’un important édifice thermal gallo-romain « l’église la plus vénérable de la ville par son antiquité 24 ». De même est-on en droit de penser que la présence de restes d’architectures antiques est pour beaucoup dans la formation des légendes, généralement tardives, relatives à des « temples païens » transformés en églises. Décrivant les ruines de l’amphithéâtre de Rouen, l’auteur d’une Vita Romani du Xe siècle signale la présence dans ces ruines d’une vieille église Notre-Dame, fondée, dit-il, par saint Romain au VIIe siècle ; pour l’hagiographe, cet édifice avait remplacé un « temple de Vénus 25 ». Lorsque l’auteur de la Vie de saint Taurin prétend que le premier évêque d’Évreux avait bâti sa cathédrale sur un ancien sanctuaire païen 26, on peut soupçonner que la présence d’éléments d’architecture antique n’est pas tout à fait étrangère à cette tradition : un grand chapiteau gallo-romain de style corinthien a été extrait en 1884 du sol de la cathédrale (E. 288).

22. 23. 24. 25. 26.

HALBOUT, VERLUT 1991 ; PEIXOTO 1994, p. 12. SAUVAGE 1884, p. 152. ACHER, LEBLOND 1906. Vita metrica S. Romani, col. 177 B. MESNEL 1914, p. 52.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


AUX

ORIGINES DU PAYSAGE ECCLÉSIAL DE

HAUTE-NORMANDIE

61

SOURCES

FAUROUX M. (éd.), 1961, Recueil des actes des ducs de Normandie de 911 à 1066, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXXVI, Caron, Caen. Gesta Sanctorum Patrum… 1936, Gesta Sanctorum Patrum Fontanellensis Coenobii, LOHIER F. et LAPORTE J. (éd.), Société de l’Histoire de Normandie, A. Lestringant, Rouen

MESNEL J.-B. (éd.), 1914, Les saints du diocèse d’Évreux, fasc. 1, C. Hérissey, Evreux. SAUVAGE abbé (éd.), 1884, Actes des saints du diocèse de Rouen, 1, Actes de saint Mellon, FleuryMétérie, Rouen. Vita et Miracula S. Romani, VAN HECKE J. (éd.), Acta Sanctorum, Oct. X, p. 9194. Vita metrica S. Romani, Patrologie Latine 138, col. 177 B.

BIBLIOGRAPHIE ACHER M., LEBLOND V., 1906, « Le balnéaire gallo-romain de Beauvais », Congrès Archéologique de France, LXXIIe session, Beauvais 1905, p. 366-391. CLIQUET D., 1993, L’Eure, 27, Carte Archéologique de la Gaule, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris. DELESTRE X., 1996, « Rouen des origines à la fin de l’Antiquité », Archeologia, n° 322, avril 1996, p. 50-57. DIERKENS A., 1980, « Bâtiments religieux et cimetières d’époque mérovingienne à Anthée (province de Namur). Fouilles de la Société Archéologique de Namur, nov. 1979 », Annales de la Société Archéologique de Namur, 60, p. 5-22. EFFROS B., 2001, « Monuments and memory : repossessing ancient remains in early medieval Gaul », dans JONG DE M. et THEUWS F., Topographies of power in the early Middle Ages, The transformation of the Roman world, 6, Brill, Leiden, p. 93-118.

Publications du CRAHM, 2004

GAUTHIER N., 1992, « Quelques hypothèses sur la rédaction des vies des saints évêques de Normandie », Memoriam sanctorum venerantes, Studi di Antichita Cristiana, P.I.A.C., XLVIII, p. 449-468. HALBOUT P., VERLUT R., 1992, « Rouen, tunnel Saint-Herbland », Bilan scientifique 1991 du Service Régional de l’Archéologie, Rouen, p. 51-52. LE MAHO J., 1980, « Fouille de la salle capitulaire de Saint-Martin-de-Boscherville », Archéologie Médiévale, t. X, p. 353-364. 1985, « Saint-Martin de Boscherville (Seine-Maritime). Fouilles de l’abbaye Saint-Georges (VIIe-Xe siècles) », dans PÉRIN P. et FEFFER L.-C (éd.), La Neustrie - Les pays au nord de la Loire, de Dagobert à Charles le Chauve (VIIe-IXe siècle), Musée des Antiquités de Seine-Maritime, Rouen, p. 185-189. 1989 a, « Saint-Martin de Boscherville (Seine-Maritime) », dans FIXOT M. et ZADORA-RIO É. (dir.), L’église, le terroir, Monographie du CRA, n° 1, Éditions du CNRS, Paris, p. 63-69.


62

JACQUES LE MAHO

1989 b, «Une collégiale normande au temps de Guillaume le Conquérant : SaintGeorges de Boscherville, d’après les fouilles de 1981», dans GALINIÉ H. (textes réunis par), Les Mondes Normands (VIIIeXIIe s.), Actes du deuxième congrès international d’archéologie médiévale, Société d’archéologie médiévale, Caen, p. 103-111. 1994 a, « Le fanum de l’abbaye SaintGeorges à Saint-Martin-de-Boscherville (Seine-Maritime) », Haute-Normandie Archéologique, III, p. 75-89. 1994 b, « La réutilisation funéraire des édifices antiques au cours du haut Moyen Âge », dans FIXOT M. et ZADORARIO É. (dir.), L’environnement des églises et la topographie religieuse des campagnes médiévales, Documents d’Archéologie Française, 46, Maison des sciences de l’homme, Paris, p. 10-21. LE MAHO J., ROY N., 1986, Boscherville, du temple païen à l’abbaye bénédictine, Musée des Antiquités de Seine-Maritime, Rouen. LE MAHO J., WASYLYSZYN N., 1998, Saint-Georges de Boscherville, 2000 ans d’histoire, GRAPC / ATAR, Rouen. LEQUOY M.-C. et al., 1996, « Rouen, métrobus de l’agglomération rouennaise, station Palais-deJustice », Bilan scientifique 1995 de la région Haute-Normandie, Ministère de la Culture, p. 66-70.

MOESGAARD J.-C., WASYLYSZYN N., 1995, « L’apport de l’archéologie à l’étude de la circulation monétaire normande à l’époque ducale : le cas de SaintMartin de Boscherville (SeineMaritime) », Bulletin de la Société Française de Numismatique, n° 6, juin, p. 1091-1093. MUSSET L., 1993, « De saint Victrice à saint Ouen : la christianisation de la province de Rouen d’après l’hagiographie », dans RICHÉ P. (éd.), La christianisation des pays entre Loire et Rhin (IVe-VIIe siècle), Histoire Religieuse de la France, 2, Éditions du Cerf, Paris, p. 141-152. PEIXOTO X., 1994, « Espace du Palais », dans Rouen 1992-1994. Archéologie et Travaux, Ministère de la Culture et de la Francophonie, Petit-Quevilly, p. 11-12. ROGERET I., 1997, La Seine-Maritime, 76, Carte Archéologique de la Gaule, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris. YOUNG B. K., 1997, « Que restait-il de l’ancien paysage religieux à l’époque de Grégoire de Tours? », dans GAUTHIER N. et GALINIÉ H. (textes réunis par), Grégoire de Tours et l’espace gaulois, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 13, Tours, p. 241-250.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 47-62


RÉUTILISATION D’ÉDIFICES ANTIQUES PROBLÉMATIQUE D’UNE RECHERCHE SUR LA BASSE-NORMANDIE Florence DELACAMPAGNE

ET

Vincent HINCKER*

Résumé : De nombreux édifices antiques de toute nature sont fréquemment

réutilisés au haut Moyen Âge dans la construction des églises. Les maçonneries solides et des plans appropriés servent de fondations, voire d’élévation partielle, aux nouveaux édifices chrétiens. En milieu rural, dans certains cas, un cimetière mérovingien vient se superposer ou s’appuyer sur des vestiges d’origine antique. Au-delà d’un nécessaire inventaire, il s’agit de s’attacher à mieux identifier ces édifices et de voir si certains n’auraient pas été transformés en lieux de culte chrétien, abondamment cités dans les sources écrites dès le début du VIe siècle. Mots clés : superposition d’édifices, réutilisation de maçonneries antiques,

transformation de bâtiment, concordances topographiques, cimetière mérovingien.

En Basse-Normandie, de nombreux comptes rendus des fouilles menées depuis le XIXe siècle font état de découvertes de vestiges antiques sous des lieux de cultes chrétiens de la période médiévale. Pour la plupart de ces découvertes, le lien entre ces deux phases d’occupation ne peut être clairement établi puisqu’il n’est signalé que par la collecte d’éléments mobiliers (céramiques, monnaies…) ou architecturaux (tuiles, enduits peints, fûts de colonne…). Pour les autres, la filiation paraît plus évidente puisqu’elle se manifeste soit par l’utilisation des maçonneries antiques comme fondations de l’édifice médiéval soit par l’aménagement ou la transformation d’un bâtiment antique encore en élévation, pour l’adapter aux nouvelles fonctions reli* Service départemental d’archéologie du Calvados

Inhumations et édifices religieux, p. 63-68, Publications du CRAHM, 2004


64

FLORENCE DELACAMPAGNE

ET

VINCENT HINCKER

Fig. 1 : Localisation des sites référencés.

gieuses 1. À ces trois cas de figure s’ajoutent les exemples de concordances topographiques strictes entre un cimetière mérovingien et un établissement antique. Le plus souvent, en contexte rural, la nature des occupations antiques sur lesquelles s’implantent des églises médiévales ou des cimetières du haut Moyen Âge ne peut être identifiée. Les autres cas concernent des cimetières ou des lieux de culte implantés à l’emplacement du siège d’un domaine agricole 2 ou sur un élément défensif utilisé durant le Bas-Empire 3. Les exemples de lieux de culte chrétiens succédant à des fana antiques demeurent rares 4. En contexte urbain, la superposition des sites est fréquente. Les églises utilisent les substructions antiques comme appui, comme fondations, voire leur plan même 5. Pour autant, l’identification de la fonction exacte de ces sites antiques

1. LE MAHO 1994. 2. Montabard (Orne), BERNOUIS 1999, p. 160 ; Céton (Orne), ibid., p. 96-97 ; Saint-Aubinsur-Mer (Calvados), DELACAMPAGNE 1990, p. 69-71 ; Frénouville (Calvados), VIPARD, 2002, p. 135-136 ; Portbail (Manche), PILET-LEMIÈRE, LEVALET 1989, p. 29 ; Colombiers (Orne), GROS, CHURIN 1983, p. 321-322. 3. Boitron (Orne), BERNOUIS 1999, p. 88 ; Banville (Calvados), CAUMONT 1857, p. 541-543 ; Bernières-sur-Mer (Calvados), DELACAMPAGNE 1990, p. 68 ; Bénerville-sur-Mer (Calvados), ibid., p. 135 ; Ouistreham (Calvados), ibid., p. 144 ; Lassy (Calvados), BLANCHARD 1883-1885, p. 267269. 4. Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados), DELACAMPAGNE 1990, p. 69-71 ; Portbail (Manche), informations orales fournies par F. Delahaye ; Thaon (Calvados), ibid. 5. Cathédrale d’Avranches (Manche), PILET-LEMIÈRE, LEVALET 1989, p. 20.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 63-68


RÉUTILISATION D’ÉDIFICES

ANTIQUES

65

n’est pas toujours possible. À Bayeux, si des thermes ont bien été identifiés sous l’église Saint-Laurent 6, la fonction du bâtiment antique conservé sous la cathédrale 7 n’a pu être reconnue en raison d’une vue trop partielle du site. L’enquête que nous souhaitons entreprendre devrait consister, dans un premier temps, à reprendre l’intégralité des données de fouilles où des concordances topographiques entre édifices antiques et lieux de culte médiévaux ou nécropoles mérovingiennes ont déjà été observées. Au-delà de ce nécessaire inventaire, il paraît essentiel de s’intéresser plus particulièrement à la chronologie qui relie un édifice antique à sa réutilisation comme lieu de culte à la période médiévale, ou, plus spécifiquement pour la période mérovingienne, comme lieu d’inhumation. En effet, au regard d’un premier tour d’horizon effectué sur ce type de sites en Basse-Normandie, plusieurs éléments sont à noter. Dans la plupart des cas, l’occupation se prolonge très tardivement dans le Bas-Empire, le plus souvent jusque dans la seconde moitié du IVe siècle. Toutefois ces datations n’ont été obtenues que par l’analyse du monnayage, pratique courante dans les comptes rendus de ces fouilles de la seconde moitié du XIXe ou la première moitié du XXe siècle. De plus, ces notices ne font que rarement cas de la stratigraphie, notamment en ce qui concerne les séquences se rapportant à l’abandon des édifices antiques. L’attribution à la fin du VIIe siècle ou au début du siècle suivant des sépultures les plus anciennes installées sur ces sites est fondée, elle, sur le mobilier qui accompagne les défunts ou sur l’utilisation de sarcophages monolithes en calcaire. En fonction de ces deux éléments, l’écart chronologique entre l’abandon des édifices antiques et l’installation des premières sépultures peut être estimé à environ trois cents ans. L’importance de ce hiatus ouvre la question de la filiation qui peut exister entre l’occupation antique et l’installation du cimetière à la période mérovingienne. Deux principales hypothèses ont été avancées pour tenter d’expliquer les raisons pour lesquelles une communauté a choisi l’emplacement de ruines antiques pour ériger une église ou pour installer un cimetière. La première hypothèse identifie cet attrait par le statut des parcelles concernées, qui seraient restées inoccupées en raison de la présence de ruines. Dans ce cas, les communautés du haut Moyen Âge auraient utilisé ces espaces disponibles et impropres à une utilisation agricole. Malgré un laps de temps assez long séparant les deux phases d’occupation, il est à noter que les sépultures implantées à la période mérovingienne ont, dans la plupart des cas, scrupuleusement évité les maçonneries « antiques » et en ont même repris l’orientation. La seconde hypothèse repose sur l’attrait exercé par les ruines elles-mêmes. En grande partie visibles, ces dernières pourraient alors avoir fait l’objet de 6. LAMBERT 1824 et 1825. 7. DELACAMPAGNE 1997, p. 8-11.

Publications du CRAHM, 2004


66

FLORENCE DELACAMPAGNE

ET

VINCENT HINCKER

travaux de réhabilitation afin d’élever une chapelle ou un oratoire. Cette opinion explique la présence de maçonneries antiques, parfois sur de grandes hauteurs, dans les édifices de cultes médiévaux. Si, dans le cas de maçonneries imposantes, leur maintien en élévation pendant environ trois cents ans est plausible, il paraît plus improbable pour des murs de faibles épaisseurs. Leur reprise à la période mérovingienne suggère des travaux d’entretien qui remettent en cause le hiatus chronologique mis en avant à partir de la datation des sépultures. Une troisième hypothèse pourrait ainsi être avancée. Pourquoi ne pas envisager que ces ruines antiques aient été fréquentées durant les trois cents ans durant lesquelles les données archéologiques semblent faire défaut ? L’ancienneté des fouilles menées sur les sites où cohabitent ruines antiques et sépultures mérovingiennes ne permet pas d’exclure la présence d’occupations plus tardives que celles de la seconde moitié du IVe siècle. Les éléments mobiliers appartenant aux Ve et VIe siècles n’étaient pas identifiés au XIXe siècle et demeurent d’ailleurs encore largement méconnus. L’exemple de la fouille de la villa du Poirier à Frénouville dans le Calvados, où un graffiti représentait le christ en croix, illustre cette difficulté. Le motif gravé a été découvert au revers d’une dalle calcaire ayant servi de pavage dans la partie thermale d’un domaine agricole antique. Sachant que les représentations du christ en croix apparaissent à la fin de la période mérovingienne, sa présence en remploi dans un édifice antique, censé être abandonné dans la seconde moitié du IVe siècle, reste inexpliquée. La notion même de réutilisation d’un édifice antique à la fin du VIIe ou au début du siècle suivant a longtemps reposé uniquement sur la datation des sépultures. Il est étonnant de voir qu’au moment où, dans les campagnes, les communautés privilégient l’implantation de leurs cimetières autour des églises dans ou à proximité des villages, un certain nombre d’individus échappent à ce mouvement en choisissant comme lieux d’inhumations des espaces dont le seul attrait serait celui de receler des ruines antiques. Mais pourquoi individualiser ces groupes de sépultures et ne pas les inscrire dans le mouvement qui conduit les communautés de la fin du VIIe siècle à regrouper dans un même espace lieu de culte et cimetière? Pourquoi ne pas remettre en cause le hiatus chronologique précédemment évoqué en suggérant que ces édifices antiques ont pu être très tôt transformés en lieux de culte chrétien tels qu’ils apparaissent dans les sources écrites, canoniques 8 ou hagiographiques ? En effet, comment distinguer archéologiquement les lieux de cultes, mentionnés dans les sources écrites du Bas-Empire et du début de la période mérovingienne, qui auraient dans un second temps attiré vers eux les tombes d’une communauté villageoise voisine? 8. La répétition systématique des règles que doivent suivre les fidèles et les desservants liés à des oratoires privés établis dans les villae souligne l’importance prise par les fondations privées dans la Gaule mérovingienne : Canon 21 d’Adge en 506, Canon 25 du Concile d’Orléans en 511, Canon 25 du Concile d’Epaonne en 517, Canon 15 du Concile de Clermont en 535, Canons 3, 7 et 26 du Concile d’Orléans de 541 (DELAPLACE 2002).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 63-68


RÉUTILISATION D’ÉDIFICES

ANTIQUES

67

Jusqu’alors, les exemples d’églises ou d’oratoires de ces périodes mis au jour en fouille n’ont pu être reconnus que grâce à leur plan ou à la présence de sépultures installées autour d’eux, les installations liturgiques ayant, dans la plupart des cas, disparu. Si dans les campagnes, la diffusion du christianisme ne semble pas intervenir avant la seconde moitié du VIIe siècle 9, c’est parce qu’elle n’est archéologiquement perceptible qu’à travers la christianisation des sépultures. Alors, pourquoi ne pas identifier les bâtiments antiques autour desquels sont venues s’implanter des tombes médiévales comme des lieux de culte chrétien installés dès le Bas-Empire, et qui, lors de la christianisation des gestes funéraires, auraient attiré vers eux des sépultures? Par ailleurs, la plupart des exemples de superposition clairement démontrés sont liés à des lieux défensifs ou à des sièges de domaines agricoles. Les sources écrites soulignent le rôle déterminant des élites installées dans les campagnes pour la propagation du christianisme 10 à l’intérieur d’un empire qui reconnaît uniquement cette religion depuis l’Édit de Théodose. Il est également à noter que dans ces villae les sépultures mérovingiennes sont le plus souvent implantées dans ou autour des édifices balnéaires 11, qui, outre la robustesse de ces constructions, offrent souvent des plans déjà dotés d’absides. Afin de tenter de répondre à ces questions, l’enquête que nous souhaitons amorcer pour la Basse-Normandie devra dépasser le cadre du simple inventaire des cas de superpositions entre vestiges antiques, sépultures ou églises médiévales. Ce travail concernera autant les exemples d’édifices qui ne sont utilisés que brièvement comme lieux d’inhumation que ceux qui ont survécu jusqu’à nos jours comme église ou chapelle 12. Nous tenterons de collecter les différents éléments permettant de fixer précisément les chronologies d’occupation et de désertion des sites. Cette analyse devrait permettre d’étayer, ou d’infirmer, les différentes hypothèses sur les véritables liens qui unissent les installations antiques et les lieux de cultes médiévaux qui s’y superposent.

9. TREFFORT 1996. 10. Exemple de Volusianus dans la vita de Saint Vigor datée du VIIIe siècle (AUBOURG 1965). Selon L. Musset (1963), Volusianus serait le descendant d’un riche lignage mentionné dans la seconde moitié du Ve siècle par Sidoine Apollinaire (Epist. IV, 18 (M.G.H., Auct. Ant. VIII, p. 69 : « certe frater Volusianus, qui forte pergens in praedia bajocassina totamque provinciam Lugdunensem secundum pervagatur, expectationem nostram specie brevioris itineris elusit » et Epist., VII, 17 (M.G.H., Auct. Ant. VIII, p. 123). 11. MUSSET 1968 ; PILET 1994, p. 153. 12. Exemple de la chapelle Sainte-Bazile à Juaye-Mondaye (Calvados), voir CAUMONT 1857, p. 382-384 et DELACAMPAGNE 1983.

Publications du CRAHM, 2004


68

FLORENCE DELACAMPAGNE

ET

VINCENT HINCKER

BIBLIOGRAPHIE AUBOURG G., 1965, « Saint-Vigor évêque de Bayeux (VIe siècle) », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, 1963-64, t. LVII, p. 317-375.

1825, «Troisième mémoire sur les thermes antiques dans l’ancien cimetière SaintLaurent de la ville de Bayeux», Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 2, p. 146-156.

BERNOUIS P., 1999, L’Orne, 61, Carte archéologique de la Gaule, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris.

LE MAHO J., 1994, «La réutilisation funéraire des édifices antiques en Normandie au cours du haut Moyen Âge », dans FIXOT M. et ZADORA-RIO É. (dir), L’environnement des églises et la topographie religieuse des campagnes médiévales, Documents d’Archéologie Française, 46, Maison des sciences de l’Homme, Paris, p. 10-21.

BLANCHARD T., 1885, « Notes sur Lacy », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, 1883-1885, t. XIII, p. 267-269. CAUMONT A. de, 1857, Statistique monumentale du Calvados. III. Arrondissements de Vire et Bayeux, Hardel, Caen, réimpression 1978, vol. 2, J. Floch, Mayenne. DELACAMPAGNE F., 1983, « Sainte-Bazile, Sauvetage urgent », rapport déposé au SRA, sept.1983. 1990, Le Calvados, 14, Carte archéologique de la Gaule, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris. 1997, «Note à propos d’un bâtiment romain trouvé sous la cathédrale de Bayeux », Bulletin de la Société des sciences, arts et belles-lettres de Bayeux, 31e volume, p. 8-11. DELAPLACE C., 2002, « Les premières églises rurales (VeVIe s.) », Histoire et Sociétés Rurales, n° 18, 2e semestre, p. 11-40. GROS H., CHURIN T., 1983, « Colombiers (sauvetages urgents) », Chroniques des études normandes, Annales de Normandie, 33e année, 3, p. 321-322. LAMBERT C. E., 1824, « Premier et deuxième mémoires sur les thermes antiques dans l’ancien cimetière Saint-Laurent de la ville de Bayeux », Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, 1, p. 16-49.

MUSSET L., 1963, «Notes de lecture sur la Vita Vigoris et les lettres de Sidoine Apollinaire : Volusianus, grand propriétaire galloromain du Bessin», Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, 1961-62, t. LVI, p. 821-824. 1968, « Rapport sur les sondages archéologiques faits au Poirier, commune de Frénouville (Calvados) », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, 1968, t. LVIII, p. 533-538. PILET C. (dir.), 1994, La nécropole de Saint-Martin-deFontenay (Calvados). Recherches sur le peuplement de la Plaine de Caen du Ve s. avant J.-C. au VIIe s. après J.-C, 54e supplément à Gallia, CNRS Éditions, Paris. PILET-LEMIÈRE J., LEVALET D., 1989, La Manche, 50, Carte archéologique de la Gaule, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Paris. VIPARD P., 2002, La cité d’Areguenua (Vieux, Calvados) chef-lieu des Viducasses, État des connaissances, exé productions, Paris, p. 135-136. TREFFORT C., 1996, L’église carolingienne et la mort, Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 3, Presses universitaires de Lyon, Lyon.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 63-68


LES LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE SAINT-MAURICE D’ANGERS (XIe-XVe SIÈCLES) François COMTE *

Résumé : La découverte d’inscriptions du XIe siècle est venue confirmer la

présence de tombes de laïcs aux abords immédiats de la cathédrale. Les évêques ne commencent à être inhumés dans l’église qu’au XIIe siècle. Les chanoines sont d’abord enterrés dans un espace jouxtant la cathédrale, puis aux XIVe et XVe siècles, ils occupent un emplacement proche des vingt autels du transept et de la nef, plus particulièrement sur le côté sud. Leurs testaments et épitaphes ont permis de préciser soixante-trois localisations. De la fin du XIIIe jusqu’au XVe siècle, le chœur est réservé aux princes de la Maison d’Anjou. Au XVe siècle, une nouvelle répartition des inhumations des membres du bas-chœur se met en place dans le cloître et sous le porche et paraît fonctionner jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Mots clés : Angers, cathédrale, inscription funéraire, testament, chanoine,

chapelain, cimetière paroissial, cloître canonial.

« L’église de Saint-Maurice n’avait rien à envier aux autres cathédrales sous le rapport des monuments funèbres ; elle devait au contraire être l’une des plus riches de France à ce point de vue. Elle fut pendant un siècle le Saint-Denys des princes de la maison d’Anjou… Les mausolées de ses évêques à partir du XIIe siècle formaient une collection très intéressante pour l’amateur d’architecture ou d’épigraphie… Combien nous reste-t-il de tant de précieux monuments ? Quatre seulement et encore sont-ils fort mutilés… Les Huguenots, le mauvais goût du XVIIIe siècle et la Révolution ont anéanti tout le

* Service Patrimoine historique de la Ville d’Angers UMR 6173 – CITERES, Archéologie et Territoires, Tours. 1. FARCY s. d., p. 1.

Inhumations et édifices religieux, p. 69-92, Publications du CRAHM, 2004


70

FRANÇOIS COMTE

reste 1 ». Ce pessimiste et emphatique constat n’a pas découragé Louis de Farcy qui a consacré de longues et patientes recherches aux anciens tombeaux de la cathédrale. Dès 1869, il publie une étude sur le caveau des chanoines et parachève son œuvre en 1905 par le deuxième volume de sa monumentale Monographie de la cathédrale d’Angers dont plus de la moitié est consacrée aux « tombeaux et plaques de fondation 2 ». L’essentiel des travaux tant anciens que plus récents a porté sur les tombeaux des évêques et des membres de la dynastie ducale 3. La découverte d’une épitaphe en 1990 a relancé l’intérêt sur les premières sépultures de la cathédrale et a été mise en perspective à l’occasion d’une recherche sur la topographie des quartiers canoniaux en France 4. Hormis cette rapide intervention archéologique, les publications se sont principalement axées sur l’organisation du quartier 5 et la prosopographie canoniale 6. Le croisement des différentes sources (lapidaires 7 et surtout écrites 8) a permis d’identifier l’emplacement exact d’une centaine de tombes particulièrement pour la période XIVe-XVe siècle. Nous n’avons retenu que les sources nous fournissant un nom et un emplacement précis dans ou à proximité immédiate de l’église cathédrale. Nous avons donc éliminé les tombeaux sans identification 9 et des mentions comme par exemple l’obit du chanoine Étienne d’Azaire († 1249) indiquant simplement « sepultus est autem in ecclesia 10 ». Nous avons également et volontairement exclu de cette étude les sépultures épiscopales et princières mieux connues pour nous centrer sur le personnel du chapitre cathédral, principalement les chanoines et quelques laïcs privilégiés, en essayant de répondre à deux questions du programme de cette table ronde : – Qui inhume-t-on dans la cathédrale et depuis quand ? – Quels sont les emplacements réservés à l’inhumation dans ou à proximité du sanctuaire ? 2. FARCY 1869 et 1905, p. 117-329 et album de 41 planches. Il est regrettable que la bibliographie complète de ce remarquable érudit n’ait pas été encore publiée. Le travail commencé en 2001 grâce à Melle Violaine Blot est en voie d’achèvement. 3. FARCY depuis 1877 (première synthèse sur le sujet) jusqu’à ROBIN 1985, p. 231-244 (sur le tombeau du roi René). 4. COMTE, GALINIÉ 1994. 5. COMTE 1997, 1999, 2001, 2004. Les quelques observations effectuées à l’occasion de travaux de voirie ont donné des résultats limités. 6. MATZ, COMTE 2003. Chaque chanoine fait l’objet d’une courte notice biographique. Nous renvoyons à cet ouvrage pour tous les aspects institutionnels ainsi que pour tout détail sur ces chanoines. Il est abrégé en Fasti AN suivi du numéro du chanoine dans ce volume. Je remercie J.-M. Matz pour ses relectures et corrections ainsi que B. Lemesle et M. Denis. 7. Quelques rares témoins archéologiques subsistent : deux inscriptions funéraires et une platetombe. 8. Onze mentions dans l’obituaire (URSEAU 1930), soixante-dix dans les testaments (surtout Arch. dép. Maine-et-Loire : G 341 à 344), douze dans l’ouvrage de BRUNEAU DE TARTIFUME (v. 1623, éd. Civray) complétant les quelques relevés de Gaignières (VAIVRE 1989) et enfin quelques rares compléments dans les listes d’érudits du XVIIIe siècle (voir dans MATZ, COMTE 2003, p. 116-117 et tableau en annexe). 9. Par exemple certains dessins de BRUNEAU DE TARTIFUME, v. 1623, ou les découvertes de 1902 (plan FARCY 1903, n° 9, 10 et 11). 10. URSEAU 1930, p. 37.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

71

Notre recherche a porté exclusivement sur le Moyen Âge. Si des dates d’inhumations postérieures à la coupure académique de 1500 figurent, c’est que l’on a retenu les chanoines entrés en fonction à la fin du XVe siècle (voir tableau en annexe) comme nous les avons publiés dans le volume des Fasti Ecclesiae Gallicanae 11.

LES PREMIÈRES TOMBES LAÏQUES (XIe SIÈCLE) C’est Jean de Bourdigné, chanoine de la cathédrale, qui nous fournit dans ses Chroniques d’Anjou (1529) une indication sur la première inhumation dans ce lieu : « L’empereur Loys le débonnaire à Angiers s’en retourna auquel lieu il trouva l’emperière Armenias (laquelle de plusieurs est appelée Hildegarde) fut malade et tant qu’elle trespassa deux jours après le retour de l’empereur dont il eut grant dueil. Et fut ensépulturée en l’église de monseigneur sainct Maurice d’Angers environ l’an de Nostre Seigneur huyt cens et vingt 12 ». En fait, Ermengarde, femme de Louis le Pieux, décéda à Angers en 818 et très probablement à Saint-Aubin où elle fut inhumée 13. Pour Louis de Farcy, elle serait même enterrée sous le porche 14. Dans tout ce fatras légendaire, trois informations se révèlent exactes : les premiers services funéraires attestés datent de la fin du Xe siècle, ce sont bien des laïcs qui ont été inhumés les premiers d’après les sources écrites et les tombeaux sont d’abord aménagés aux marges immédiates du sanctuaire. En 973, l’évêque Néfingue octroie à l’abbé de Saint-Aubin d’Angers, parmi d’autres privilèges, l’autorisation de présider, en son absence, les cérémonies funèbres dans la cathédrale 15. En 1095, les chanoines de Saint-Maurice reçoivent de Haimon Guichard et de Bota sa femme une terre que le défunt Geoffroy Fétu possédait à Morannes (Maine-et-Loire). Ces religieux avaient accordé à ce dernier, mort au combat à Passavant, la faveur d’être inhumé à l’entrée de leur église (super gradus ecclesiae nostrae) et d’être inscrit dans leur martyrologe afin de prier pour le repos de son âme 16. Cependant l’obituaire reconstitué par le chanoine Charles Urseau n’a pas trace de ce nom. Nous manquons d’informations sur ce personnage qui doit être parent d’un des évêques d’Angers. En effet, de Hubert de Vendôme (1006-1048) à Ulger (11251148), on retrouve tout au long des pages de l’obituaire des parents de ces évêques. Sa mort à Passavant a-t-elle un lien avec la famille seigneuriale de ce lieu alliée aux Martigné 17 ? Le Cartulaire noir de la cathédrale mentionne

11. MATZ, COMTE 2003. 12. BOURDIGNÉ 18422, t. 1, p. 148. 13. COMTE 2005 (à paraître). 14. FARCY 1905, p. 275. 15. JAROUSSEAU 2004, p. 125. 16. Cartulaire noir, n° 58, p. 117-118. 17. Guillaume de Passavant, devenu évêque du Mans en 1144, avait pour oncle l’évêque d’Angers Renaud de Martigné (PORT 1878, t. III, p. 58).

Publications du CRAHM, 2004


72

FRANÇOIS COMTE

qu’en 1107, Thomas de Martigné, frère de l’évêque Renaud, désirant assurer des prières pour le repos de l’âme de son père et de sa mère Aldegarde qui a eu l’honneur d’être enterrée dans la cathédrale, donne aux chanoines de Saint-Maurice des prés qu’il possédait au Coudray 18. Thomas est inscrit deux fois à l’obituaire, le 6 mars, qui est l’obit de sa femme Adelaïs, et le 29 décembre, qui rappelle le don du Coudray. D’autres parents de l’évêque sont également mentionnés dans cet obituaire 19, dont le père de Renaud, Brient de Martigné, inscrit au 9 mars 20. L’emplacement des tombes de la parentèle de l’évêque Renaud n’est pas connu. Un cimetière paroissial existait déjà et devait se situer sur le parvis de la cathédrale. En 1116, un certain Salomon avait tué, dans le cloître de SaintMaurice, Hugues qu’il pensait être le meurtrier de ses parents. Les évêques assemblés sont touchés par la profanation du cloître à cause du cimetière voisin 21. Ce cimetière ne peut être que sur le parvis et donc jouxter le cloître. C’est dans celui-ci que l’évêque concède une sépulture au seigneur Abbon de Rochefort vers 1145 22. Que la majorité des sépultures se soit faite aux abords immédiats de la cathédrale a été confirmée par la découverte, en 1990, d’une dalle épigraphique en ardoise, de forme trapézoïdale, de grande épaisseur, placée au milieu de la galerie orientale du cloître contre le mur 23 où des sanitaires ont été installés. Cette dalle était en réemploi mais elle ne devait pas venir de très loin. Incomplète, il lui manque tout le préambule et surtout le nom du défunt. Sa partie basse est elle-même très abîmée et la date quasi effacée. Tout le texte est contenu dans un cadre marqué d’un double trait. Le texte a été gravé régulièrement et des traces de réglures subsistent sur la partie droite. Les traits sont fins mais bien creusés. Le nombre d’abréviations est limité et cellesci sont marquées généralement par un tilde pour rétablir un M ou un N. Il peut s’agir aussi d’abréviation fréquente comme XPS pour Christus. Le graveur n’a, semble-t-il, commis qu’une erreur dont il s’est rendu compte. Le mot proprio est devenu prioprio et il a tenté d’englober le I dans le O (fig. 1). Ce texte comporte plusieurs éléments caractéristiques du XIe siècle : les lettres sont étirées en verticale et le plus souvent enclavées pour gagner de la place ce qui explique le nombre limité d’abréviations ; les C sont généralement courbes mais quelques-uns sont carrés comme les G ; les Q sont en forme de navette et plus rarement circulaires ; la ponctuation se limite à un point-virgule au début et à la fin du texte et la date est encadrée

18. Cartulaire noir, n° 87, p. 163-164. Coudray est dans la commune de Martigné-Briand (Maine-et-Loire). 19. URSEAU 1930, p. XIII-XIV. 20. Ibid., p. 8. 21. Cartulaire noir, n° 99, p. 182-183. 22. Ibid., n° 202, p. 296-301. 23. Voir dans COMTE, GALINIÉ 1994, p. 68 la photo de la dalle sur le mur du cloître où elle a été placée peu après sa découverte à l’initiative du service départemental d’architecture de Maine-et-Loire.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

73

Fig. 1 : Dalle épigraphique d’ardoise (XIe siècle). Galerie orientale du cloître (dessin : I. Frager).

par deux points. Enfin, l’utilisation de trois onciales permet de proposer comme datation la seconde moitié du XIe siècle 24, ce qui est confirmé par le début du millésime encore visible : le E en fin de mot (sacratae) ; le T de soluit et enfin le M utilisé uniquement pour la date, au lieu d’une capitale romaine. 24. DESCHAMPS 1929. Voir en particulier l’inscription de Moissac de 1063, fig. 23 et p. 26.

Publications du CRAHM, 2004


74

FRANÇOIS COMTE

...] US […S RANSLAB..E ?] CHRISTUS. CARNIS CARCERE SOLVIT HUNC PRIUS QUAM INGRATIS CENOMANICIS DARETUR AT GRATATA SUO SIBI RETENTO PLEBS ANGEDAVA CLERUS OMNIS ORDO CERTANS OFFICIIS HONORE DIGNO INFRA LIMINA PORTICUS SACRATAE QUAM SUMPTU PRIOPRIO PARAVIT IPSE ELECTUM TRIBUIT LOCUM SEPULCRI SI LAM[ENTATIO ?] REPUTANS DOLORIS AEGRI. QUOD TUMBAM CELEBREM FREQUENS REVISIT.

…le Christ. Il a délivré celui-ci de sa prison de chair. Avant qu’il soit remis aux Manceaux rebelles et au contraire le gardant près d’eux par reconnaissance, le peuple d’Angers et l’ensemble du clergé rivalisant de bons offices pour un digne honneur, (lui) ont concédé à l’intérieur de la limite du portique sacré un lieu de sépulture qu’il a lui-même choisi et acquis de ses propres deniers. En espérant que si on se lamente sur de pénibles douleurs, on vienne en grand nombre et souvent sur cette tombe.

OBIIT . VIII. KL IVNI ANNO . ML[…]I

Il mourut le 8 des calendes de juin l’an 10[67 ?]

(date placée à la verticale et perpendiculairement au reste du texte)

Pour notre propos, l’intérêt majeur de ce texte concerne le choix du lieu de sépulture. Notre personnage avait élu un espace grâce aux Angevins et sans doute au chapitre, qui lui ont concédé un endroit en limite du «portique sacré». Ce porticus désigne soit une galerie bordant l’église tel un cloître proche de la découverte, soit un porche. Le terme était encore utilisé au XIVe siècle pour désigner cet espace devant la façade de la cathédrale. Reste à savoir qui est ce personnage important. Il semble que ce soit un Manceau d’après l’allusion au contexte de la révolte commencée en 1063 contre Guillaume le Conquérant. Dans l’obituaire de la cathédrale, aucun anniversaire n’est célébré le 25 mai, mais en juin est inscrit « Raoul, vicomte du Mans 25 ». Rien n’est précisé sur le lieu de sa sépulture. Ce vicomte du Mans était marié à Emma de Montrevault, nièce de l’évêque Hubert de Vendôme, qui furent tous deux enterrés à l’abbaye de Saint-Serge d’Angers 26. La date proposée pour le décès du vicomte se situe autour de 1067 27. Les liens entre le lignage vicomtal et la dynastie angevine sont fréquents et concrétisés par des alliances matrimoniales 28 ; de plus les deux filles de Raoul IV et d’Emma sont moniales à l’abbaye du Ronceray d’Angers. L’inhumation de ce vicomte s’est faite à Angers et non dans le Maine du fait, peut-être, des rivalités du clergé manceau lors de l’agonie du vicomte et aussi par fidélité à sa première épouse 29. Le décalage entre la date

25. URSEAU 1930, p. 24. Il y a plusieurs vicomtes du Mans qui portent ce nom. Le chanoine Urseau a indiqué logiquement Raoul IV d’après la numérotation instituée par Robert Latouche et reprise habituellement depuis. 26. FANNING 1988, p. 23. 27. ANGOT 1942, p. 21-24. 28. LEMESLE 1999, p. 224-226 et KEATS-ROHAN 1996. 29. Ibid., p. 96.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

75

de décès et la date d’anniversaire est fréquent. Ainsi le trésorier Guillaume Fournier fut enterré le 29 décembre et inscrit dans l’obituaire un 28 août 30. Une autre dalle épigraphique d’ardoise a été retrouvée au XIXe siècle à la cathédrale et déposée par Mgr Xavier Barbier de Montault au musée diocésain 31. Il s’agit d’une inscription sur six lignes très mutilée. Les lettres sont également enclavées et paraissent proches de la datation de la précédente dalle. Le texte ne nous donne que le début d’un nom Abra… et rien n’a été conservé sur l’emplacement précis de cette inscription 32. Ce nom peut correspondre à celui d’Abraham, anthroponyme rare en Anjou. Le seul Abraham d’importance est un prévôt du comte, dont le fils Foucher de Corné apparaît dans un acte de l’abbaye Saint-Serge d’Angers vers 1062-1082 33. Il faut attendre le milieu du XIIe siècle et la reconstruction de la nef pour que la cathédrale accueille enfin les sépultures épiscopales : d’abord dans la nef au niveau de la travée centrale, au sud pour l’évêque Ulger († 1148) et au nord pour l’évêque Raoul de Beaumont († 1197). Ces tombes sont placées sous un des grands arcs en tiers point soutenant la coursière. À l’intérieur est aménagé un autre arc qui leur sert d’enfeu. Ces deux tombes sont à proximité de portes ouvrant soit sur le cloître pour Ulger, soit sur la rue qui longeait le palais épiscopal pour Raoul. Il est même possible que l’enfeu d’Ulger fut l’ancienne porte des cloîtres permettant de voir son tombeau des deux côtés. Par la suite, un mur l’obtura totalement et une porte fut aménagée plus bas 34. L’évêque Guillaume de Chemillé a été inhumé, d’après l’obituaire, dans une chapelle qui n’est pas nommée. Il s’agit peut-être de la chapelle du palais épiscopal alors récente 35. Un autre évêque, Malachias, de Down-Patrick (Irlande), est mort à Angers en 1204 et inhumé sans doute dans cette chapelle, si l’on en croit le plan dressé par l’abbé Timothée-Louis Houdebine 36. Cependant l’obituaire indique la cathédrale et précise l’autel Sainte-Foy, où sa tombe a bien été découverte en 1635. Or le transept n’était pas encore construit en 1204. Pour Louis de Farcy, ce serait dans l’absidiole de la cathédrale romane qu’il avait dégagée en 1902 37. Quoi qu’il en soit, c’est à partir du XIIIe siècle que les évêques se font inhumer à la croisée et surtout dans le transept à proximité de leur palais. L’évolution des abords de la cathédrale vers l’intérieur du sanctuaire et de là près du chœur sera plus lente pour les chanoines. 30. URSEAU 1930, p. 29. 31. BARBIER DE MONTAULT 1868, p. 121. 32. Cette inscription est conservée à l’entrée de la salle basse de l’ancien palais épiscopal. Elle fera l’objet d’une notice dans le Corpus des inscriptions de la France médiévale. Le relevé a été effectué par Cécile Treffort. 33. Cartulaire de l’abbaye Saint-Serge, t. 2, p. 392. On ne sait pas dans quelle ville ce prévôt résidait, mais ce n’est pas à Angers (BEAUTEMPS-BEAUPRÉ 1901). 34. Sur le tombeau d’Ulger, voir URSEAU 1926. 35. COMTE 1985, p. 127. 36. HOUDEBINE 1901, p. 8. L’abbé T.-L. Houdebine, professeur d’histoire à Combrée, était l’ami de Louis de Farcy et l’avait assisté ainsi que le chanoine Urseau lors des fouilles de la cathédrale du 18 août au 12 septembre 1902. Son plan avait été dressé avant les fouilles mais cela ne modifie pas son interprétation (FARCY 1903). 37. FARCY 1905, p. 146.

Publications du CRAHM, 2004


76

FRANÇOIS COMTE

SÉPULTURES CANONIALES ET FONDATIONS DE CHAPELLENIES (XIIIeXVe SIÈCLES) Le chapitre Saint-Maurice d’Angers comprend trente prébendes dont une rattachée à la psallette. À la fin du XIVe siècle, l’effectif est réduit à vingt-huit chanoines séculiers plus l’abbé régulier de Toussaint, chanoine de droit. Les huit dignitaires (doyen, trois archidiacres, trésorier, chantre, pénitencier, maîtreécole) sont titulaires d’une prébende canoniale. Le bas-chœur est composé de dix officiers (quatre corbelliers, quatre maires-chapelains, deux sous-chantres) ainsi que d’un diacre, d’un sous-diacre, d’un sacriste et un sous-sacriste. Les chapelains sont au nombre de cent vingt au début du XVIe siècle. Dans un récent répertoire prosopographique des évêques, dignitaires et chanoines du diocèse d’Angers de 1200 à 1500 38, il a été recensé près de sept cents chanoines. Autant que possible, nous avons indiqué le lieu de sépulture. Nous avons dénombré environ quatre-vingts chanoines inhumés à la cathédrale, soit un peu plus de 10 % de l’effectif connu, pourcentage qui nous a paru significatif. En se limitant à la période des XIVe et XVe siècles, la représentativité passe alors à 17 % (environ cinq cents chanoines pour la période). Pour le reste des chanoines, le lieu d’inhumation est le plus souvent inconnu. Lorsqu’il est attesté hors de la cathédrale, c’est dans la quasi-majorité des cas dans une église où ces religieux cumulent une autre fonction, généralement de chanoine (par exemple Herman de Vienne, doyen de la collégiale Saint-Martin ou Charles Paon, chanoine de Rouen, inhumé dans cette cathédrale en 1490), mais ce peut être aussi lié à leurs fonctions, comme Vaast Briois, chapelain du roi, inhumé à l’abbaye Saint-Victor à Paris ou Guillaume de La Jugie, cardinal, inhumé à Avignon en 1374. Il y a enfin les chanoines promus évêques dans d’autres diocèses, qui sont enterrés dans leur cathédrale comme Thibault de Lucé, trésorier du chapitre, nommé évêque de Maillezais et inhumé dans cette abbaye devenue cathédrale. En dehors des cumuls ou des déplacements lointains dans le cadre de leurs fonctions, les élections de sépultures hors la cathédrale sont peu fréquentes. C’est ainsi que le doyen Yves († 1268) est inhumé chez les cordeliers où il avait fait construire la chapelle de l’infirmerie. En revanche, peu d’inhumations ont lieu chez les frères prêcheurs tout proches, où pourtant l’évêque Michel Villoiseau († 1260) fut enterré, ou encore dans les nécropoles familiales, comme le pénitencier Nicaise Blondeau († v. 1344) qui demande à être inhumé auprès de ses frères Bertin et Jean au prieuré de la Papillaie, près d’Angers. C’est ainsi que l’on estime à moins d’une vingtaine le nombre de chanoines d’Angers ensevelis selon leurs vœux hors de la cathédrale. On peut donc raisonnablement penser que la plupart des chanoines sont inhumés dans la cathédrale. Jusqu’au XVIIIe siècle, le maire-chapelain René Lehoreau nous confirme que si un chanoine ou un officier meurt sans testament, même dans une autre paroisse que celles de la Cité, les chanoines l’enterrent dans

38. MATZ, COMTE 2003.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

77

Fig. 2 : Épitaphe de l’archidiacre d’Outre-Loire, Thibault de Valleaux, apposée sur le mur sud du transept alors que la tombe est devant l’autel Saint-Thibault sur le mur est (BnF, Gaignières, B 2878, d’après Farcy 19, pl.).

la cathédrale sans aucune participation du curé de la paroisse où il est décédé. Cette coutume avait été relevée par le sieur de Moléon dans ses Voyages liturgiques de France : «le chapitre enterre tous les chanoines et autres ecclésiastiques du chœur en quelques lieux qu’ils soient 39 ». C’est ainsi que le chapitre Saint-Maurice donne l’autorisation au chapitre Saint-Julien d’inhumer un chapelain de SaintMaurice mort dans la Cité mais qui était aussi chanoine de Saint-Julien 40. Dans le tableau donné en annexe, nous avons retiré tous ceux dont on n’a pas pu localiser l’emplacement dans ou autour de la cathédrale, ce qui représente soixante-trois chanoines pour les XIVe et XVe siècles. Leur testament porte souvent la mention «Au bon plaisir de Messieurs de l’Église d’Angers». Le chanoine Maurice

39. Arch. dép. Maine-et-Loire, G 341 et MOLÉON 1718, p. 84. 40. Bibl. mun. Angers, ms 746 (673) pièce 19 d’après l’archidiacre Gaspard-Marie Brossier.

Publications du CRAHM, 2004


78

FRANÇOIS COMTE

Fig. 3 : Relevé du tombeau de Geoffroy de Vernoil, XIIIe siècle (dessin de F. Comte).

de Sizun († 1353), dans son testament de 1351, demande simplement «Je veux être inhumé en l’Église d’Angers où il plaira au chapitre d’Angers». Nous n’examinerons donc que les lieux précis dont certains sont confirmés par plusieurs sources (testament, épitaphe relevée au XVIIe siècle (fig. 2), mention dans l’obituaire). Au XIIIe siècle, c’est encore aux abords immédiats de la cathédrale que sont inhumés les chanoines : deux épitaphes en témoignent. En 1846, dans l’enfeu décoré de colonnettes au dos du tombeau d’Ulger, est retrouvée une plate-tombe de 2,35 x 1,17 m qui représente un prêtre vêtu d’une chasuble, tête nue et tonsurée posée sur un coussin. Il tient un calice dans ses deux mains, ses pieds reposant sur deux chiens (fig. 3). L’inscription donne son nom et sa qualité Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

79

Gauffridus de Vernolio quo[nda]m canonicus Andegavensis. Celui-ci fut doyen de la collégiale Saint-Pierre et est attesté comme chanoine de la cathédrale en 1274 41. L’autre, Matthieu de Villoiseau, parent de l’évêque Michel († 1240), fut trésorier. Il vivait encore en 1295 42. Sa tombe avait été trouvée en 1766 dans la salle du chapitre. Comme ailleurs en Anjou, la salle du chapitre semble réservée aux dignitaires 43. Par la suite, salle du chapitre et cloître semblent être délaissés. C’est par humilité que Jacques Chalery († 1497) demande à être enterré «là où les chapelains ont coutume d’être inhumés» c’est-à-dire dans le cloître 44. Un autre chanoine, Jean du Rocher († 1478), exprime le vœu d’être dans le cloître près de son parent du même nom 45. Quant à l’inscription visible dans le réfectoire jusqu’au XVIIIe siècle, ce n’était qu’un cénotaphe, le doyen Nicolas Perrigaud étant décédé à Naples en 1432 alors qu’il était ambassadeur du duc Louis III d’Anjou 46. Deux chanoines feront construire des chapelles à la place de la galerie nord du cloître. En 1386, le trésorier Jean Hauchepié se fait inhumer dans la chapelle Saint-Jean-Baptiste qu’il a fondée. Pierre Bonhomme le jeune, chanoine de la cathédrale mais aussi doyen de la collégiale Saint-Pierre, fait édifier derrière la chapelle Saint-Jean-Baptiste une plus modeste chapelle appelée en 1442 Notre-Dame des Cloîtres. Sa fondation remonte à 1439. Dans son testament de 1446, il sollicite que sa sépulture soit faite dans la partie du cloître qu’il a fait édifier, soit la galerie ouest, qui permet l’accès à la chapelle actuellement détruite 47. Les cloîtres étant désormais construits, c’est sur le côté nord qu’Hugues Fresneau († 1472) fait bâtir la chapelle Sainte-Anne où il se fait inhumer. D’autres chanoines s’y font enterrer tel Yves Ausquier († 1484), mais les noms relevés par le chanoine Martin Dumesnil au XVIIe siècle semblent confondre la chapelle Saint-Anne à la collégiale Saint-Maurille d’Angers 48 avec celle de la cathédrale Saint-Maurice. Au-delà de la chapelle Sainte-Anne, l’évêque Jean de Rély devait faire édifier une autre chapelle qui ne fut jamais construite 49. La dernière chapelle est un peu particulière dans la mesure où le trésorier Guillaume Fournier la fit bâtir sur le parvis en y incluant une chaire à prêcher. En 1490, il se fait inhumer dans le caveau sous la chapelle jouxtant le pied de la croix du cimetière paroissial 50. Ce sera le seul monument funéraire du parvis. 41. Fasti AN 051 ; FARCY 1905, p. 236 ne possédait aucun renseignement sur ce chanoine. 42. Fasti AN 699. Cependant, il dut résigner sa charge de trésorier car en 1295, le trésorier est un certain Raymondus. Pour FARCY 1905, p. 211, c’est le trésorier Matthieu, mentionné en 1255 (Fasti AN 708). 43. Voir la communication de D. Prigent dans ce même volume et la remarque de F. Comte sur la salle du chapitre des cordeliers d’Angers, où trois évêques in-partibus sont enterrés, dans PRIGENT et HUNOT (dir.) 1996, p. 120-121. 44. Arch. dép. Maine-et-Loire, G 342. 45. Ibid. 46. FARCY 1905, P. 192. 47. Se reporter aux références dans le tableau en annexe et à notre article COMTE, MATZ 2003. 48. Bibl. mun. Angers, ms 732 (658), p. 132 est noté le nom de Nicolas Viard, chanoine de Saint-Maurille. 49. FARCY 1910, p. 112. 50. Ibid., p. 33-35.

Publications du CRAHM, 2004


80

FRANÇOIS COMTE

Comme nous l’avons souligné, l’essentiel des inhumations aux XIVe et siècles s’effectue dans la cathédrale. Nous pensions prendre comme base de travail le «Plan donnant l’emplacement des tombes et des épitaphes » de Louis de Farcy, mais au fur et à mesure de nos recherches, nous avons été amenés à rectifier notablement celui-ci. De façon assez surprenante, le plan qui a servi à Louis de Farcy (estampe fin XVIIe siècle, fig. 4) n’a guère été utilisé pour l’emplacement des sépultures épiscopales : Jean de Beauvau est plus bas à l’ouest, Jean Michel est plus au milieu du transept. On constate également une inversion entre le premier emplacement de la tombe de Foulque de Mathefelon et celui de l’évêque Raoul de Machecoul. Pour les chanoines des XIVe et XVe siècles, seule une petite douzaine de tombes sont positionnées et encore avec quelques erreurs. Nous avons pu les rectifier grâce aux descriptions et dessins de Jacques Bruneau de Tartifume qui prend soin de numéroter les travées et « arcades », c’est-à-dire les grands arcs supportant la coursière. De plus, un travail récent sur les autels a bien complété nos informations issues des testaments 51. On peut considérer que trois secteurs semblent privilégiés : le transept et en particulier le bras nord près de l’entrée de la salle du chapitre, le haut de la nef près de l’autel Notre-Dame et enfin le porche. On constate tout de suite l’absence de sépultures à la croisée correspondant au chœur des chanoines et dans l’abside où les membres de la famille ducale sont inhumés. La plupart des chanoines sont donc ensevelis du côté sud, assez souvent dans la nef et surtout dans le transept. Cela s’explique par la présence plus importante d’autels et donc de dessertes de chapellenies que nombre d’entre eux ont fondées. En 1464, l’obit de Jean Guittier, archidiacre d’Outre-Maine, rappelle son testament et son vœu d’être inhumé devant l’autel Notre-Dame où il a fondé une chapellenie (chapellenie de la Guitterie, 1461). C’est aussi sur ce même côté sud que se situent le cloître, la salle du chapitre et tous les bâtiments capitulaires. Parmi les autels, c’est celui de Sainte-Catherine qui est le plus sollicité pour les inhumations canoniales, telle celle de Pierre Bonhomme († 1397) qui y avait fondé la chapellenie sous cette dédicace (fig. 5). Du côté nord, la présence des évêques attire les dignitaires (doyen, archidiacres, chantre, trésorier, etc.), qui se réservent la plupart des emplacements. Un seul laïc est connu dans ce secteur, c’est Pierre d’Avoir († 1390), baron du Saint-Empire, chancelier du roi et de Louis Ier, duc d’Anjou 52. L’autel NotreDame en haut de la nef, juste à l’entrée du chœur des chanoines est également recherché, la dévotion mariale a dû contribuer à ce choix. Enfin le porche – appelé galerie dans les textes – où a été édifiée la chapelle Notre-Dame de Moulte-Joie dont l’autel est adossé au mur sud, est un des lieux privilégiés des chanoines. Certains demandent à être enterrés auprès d’autres confrères, tel Jean Gourdin qui souhaite que sa tombe soit dans un lieu proche de celle de Jean de La Porte. En avant du porche, des aménagements sur le parvis vont provoquer une nouvelle organisation des enterrements. XVe

51. MATZ, « Les autels de Saint-Maurice d’Angers », dans MATZ, COMTE 2003, p. 51-55. 52. URSEAU 1930, p. 42.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

Fig. 4 : Plan de la cathédrale en 1699 avec indications des autels et des tombes épiscopales et ducales (d’après L. de Farcy et J.-M. Matz). Les lettres en majuscule correspondent aux autels à proximité desquels sont inhumés les chanoines. Publications du CRAHM, 2004

81


82

FRANÇOIS COMTE

Fig. 5 : Les tombes des chanoines aux

XIVe

et

XVe

siècles (plan F. Comte).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

83

VERS UNE HIÉRARCHISATION DES INHUMATIONS AU XVe SIÈCLE Le cimetière paroissial Saint-Maurice est mentionné depuis le XIIe siècle devant la façade de la cathédrale (voir supra). Une croix de pierre dite «croix de Simplé» y était dressée. Au XVe siècle, on limite les sépultures devant l’église. En 1428, le curé de Saint-Maurice déclare qu’il n’autorise pas ses paroissiens à creuser de fosse devant celle-ci. Cette même année, le trésorier refuse «le droit prétendu des paroisses de Saint-Maurice d’inhumer dans le placitre devant l’église 53 ». En 1454, le cimetière est toujours indiqué devant la cathédrale, mais en 1467 le trésorier Guillaume Fournier décide de faire édifier sa chapelle avec chaire à prêcher et d’aménager le parvis (fig. 6). Ce n’est qu’en 1481 qu’il obtient finalement l’autorisation d’exécuter son projet initial en édifiant un mur autour du parvis avec pavage et bancs de pierre 54. En 1490, l’inhumation de Guillaume Fournier dans sa chapelle marque la fin de toutes les sépultures sur le parvis, peut-être du fait de son utilisation comme lieu de prédication, en particulier lors du passage de saint Vincent Ferrier, d’Olivier Maillard ou de Jean Bourgeois 55. Depuis 1274, le chapitre disposait au chevet de la cathédrale d’un terrain que le comte Charles 1er lui avait octroyé 56. Cet espace devait déjà être utilisé comme cimetière au XVe siècle 57 avant de devenir le seul cimetière paroissial de Saint-Maurice. Celui-ci jouxtait le cimetière paroissial Sainte-Croix. Certains paroissiens pouvaient aussi être inhumés à l’intérieur de l’église paroissiale, tel Jacques le Camus († 1495), conseiller des rois Charles VII, Louis XI et Charles VIII, dont la tombe se trouvait devant le grand autel 58. L’assouplissement de la législation synodale qui interdisait d’enterrer des laïcs devant le grand autel ou dans le chœur, à moins qu’il ne soit le patron, le fondateur ou l’héritier du fondateur (statuts de Nicolas Gellent, 1274) 59, est bien attesté dans la chapelle paroissiale. Le transfert et la réduction du cimetière paroissial entraînent un développement des sépultures dans l’église. Cette ampleur va provoquer leur interdiction totale qui ne sera évidemment jamais respectée 60. Il n’y a pas que des laïcs dans cette église. Le 29 octobre 1449, le chanoine Jean de la Croix, venant de résigner sa prébende en faveur de son neveu Jacques de la Croix 61, y sera inhumé. N’étant plus considéré comme membre du chapitre, il est enterré dans la chapelle curiale 62. Sans revêtir un caractère obligatoire, les lieux de sépultures des membres du bas-chœur respectent une répartition particulière. 53. Bibl. mun. Angers, ms 727 (646), p. 140. 54. FARCY 1910, p. 33-34. 55. MASSON 1992, p. 146 ; FARCY 1926, p. 220. 56. Le terrain sera finalement inutilisé pour les modifications du chœur (MATZ, COMTE 2003, p. 91). 57. Arch. dép. Maine-et-Loire, G 414. 58. BRUNEAU DE TARTIFUME, v.1623, p. 80. 59. AVRIL 1988, p. 118-119. 60. Décision du 31 octobre 1584 (Bibl. mun. Angers, ms 727, p. 146). 61. Fasti AN 406 et 383. 62. Bibl. mun. Angers, ms 727 (656), p. 141.

Publications du CRAHM, 2004


84

FRANÇOIS COMTE

Fig. 6 : Chapelle du parvis Saint-Maurice ; chaire à prêcher et tombeau du trésorier Guillaume Fournier (dessin de J. Bruneau de Tartifume, v. 1623, p. 73).

Dès le XIVe siècle, le cimetière des chapelains devait se trouver dans le cloître 63. L’ensemble des membres du bas-chœur y avait leur sépulture « comme il est l’usage pour les corbelliers et chapelains 64 ». Un maire-chapelain, Nicolas Périer, s’y fait enterrer vers 1513 65. Mais dans la seconde moitié du XVe siècle, l’espace du cloître tend à n’être réservé qu’aux chapelains et à d’autres membres du bas-chœur. Chacune des trois galeries est alors investie par des officiers selon leur importance : la galerie orientale le long du bras sud du transept est pour les chapelains, la galerie sud le long du réfectoire pour les officiers inférieurs que sont les sacristes et

63. Arch. dép. Maine-et-Loire, G 341 (testament de Raoul Fabri ou Lefèvre, chapelain, 1343). 64. Ibid., G 342 (testament d’Yves Mesnard, corbellier, 1423). 65. Ibid., 5 G 2, p. 64.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

85

sous-sacristes, la galerie occidentale pour le maître de la psallette 66 du côté de la chapelle curiale Saint-Maurice ainsi que les enfants de chœur, et enfin les psalteurs sont enterrés du côté de la psallette 67. Quant aux dix officiers aumussiers ou semi-prébendés, ils sont dans le porche : les corbelliers et les maires-chapelains du côté sud au pied de l’autel Notre-Dame de Moulte-Joie, à l’instar des chanoines et les sous-chantres vers la petite porte en direction du palais épiscopal 68. Les serviteurs comme les bedeaux sont enterrés dans le cimetière de leur paroisse de résidence 69. Comme les chanoines, les officiers peuvent demander à être inhumés dans d’autres lieux dans et hors la cathédrale. Cependant, par les testaments conservés et les épitaphes, on constate que la hiérarchisation dans la mort est respectée. Les chapelains Jean Le Sellier et Jean du Rocher (avant 1480) demandent à être mis en terre dans le cloître où « les chapelains ont coutume d’être enterrés 70 » tout comme le sacriste Michel Burgevin en 1503 71. Les épitaphes de plusieurs curés dans le diocèse et de chanoines de collégiale, qui cumulaient leur charge et une chapellenie à la cathédrale, sont apposées dans la galerie près de la porte d’entrée de la chapelle des chevaliers, c’est-à-dire le transept sud 72. Cette répartition (fig. 7) s’est imposée dans la seconde moitié du XVe siècle pour plusieurs raisons : – Le cloître est achevé en 1458. Il borde le réfectoire reconstruit en 1435, la salle du chapitre (XIIIe siècle) et la psallette (1472). Les bâtiments du chapitre sont donc rebâtis et permettent une sorte de rationalisation des tombes. Le préau ne semble plus servir de cimetière à cette époque. – Les charges des derniers officiers du bas-chœur sont fondées en 1474 (souschantre). Les chapelains, plus de quatre-vingts en 1392, vont être autour de cent vingt au début du XVIe siècle. L’augmentation et aussi la fixation du nombre des membres du bas-chœur vers 1475 conduisent à une distinction des plus importants officiers qui vont préférer quitter « le cimetière des chapelains » pour le porche. – La chapelle Notre-Dame de Moulte-Joie avait été construite et dotée par le chanoine Philippe Nicolas, pour les quatre corbelliers et maires-chapelains, dès 1342. C’est donc naturellement qu’ils investissent cet espace où les chanoines ne dédaignent pas non plus de se faire inhumer.

66. On dirait aujourd’hui maître de chapelle ou directeur de la maîtrise. 67. Ibid., 5 G 2, p. 66. 68. Ibid., p. 3. 69. Ibid., p. 68. 70. Ibid., G 342. 71. Ibid., G 343. 72. Ibid., 5 G 2, p. 160. Épitaphes du début du XVIe siècle de Jean Burgevin, Guillaume Garé, Thomas Guillane, etc.

Publications du CRAHM, 2004


86

FRANÇOIS COMTE

Fig. 7 : Répartition des lieux d’inhumations dans la cathédrale à partir du (plan de F. Comte).

XVe

siècle

La fin du XVe siècle marque également l’arrêt des inhumations dans le chœur avec les derniers membres de la dynastie ducale : Marguerite d’Anjou reine d’Angleterre († 1482) et Jeanne de Laval († 1498) se font ensevelir près du roi René († 1480), leur père et mari respectif. La cathédrale et son environnement immédiat sont, dans la plus grande partie de leur espace, occupés par des monuments funéraires et des dalles épigraphiques. Tous les arcs de l’église sont transformés en enfeu ou servent de décor pour regrouper les inscriptions. Cependant nos sources ne sont vraiment détaillées qu’à partir du XIVe siècle avec le développement des épitaphes et de la pratique testamentaire. L’archéologie reste Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

87

Fig. 8 : Inscriptions funéraires et sarcophages dans la nef. (dessin de J. Bruneau de Tartifume, v. 1623, p. 15 et 20).

incontournable pour la connaissance des premières inhumations. La matérialisation de la tombe n’est souvent évoquée dans les textes que pour exprimer l’impossibilité d’identification du personnage inhumé (les quatre sarcophages en bas de la nef pour Jacques Bruneau de Tartifume (fig. 8) et «les tombes de cuivre rosé» sans épitaphe de l’archidiacre Guy Arthaud 73). L’évolution s’est faite de l’extérieur ou de l’entrée de l’église (cimetière et porche) vers le cloître puis dans l’église. Les laïcs semblent les premiers inhumés au XIe siècle, les évêques ne le seront qu’au milieu du XIIe siècle. Le cloître est devenu, comme ailleurs, un vaste enclos funéraire réservé au bas-chœur. À la salle du chapitre, les dignitaires vont préférer le bras nord, lieu d’inhumation des évêques. Les chanoines exposent assez facilement leur choix tout en s’abandonnant à la volonté du chapitre. Les chapelles qu’ils ont fondées ont toutes une vocation funéraire. Les bénéficiers (les dix officiers) se sont réservés une grande partie du porche. Quant aux laïcs, la dynastie comtale puis ducale ne choisira la cathédrale qu’à la fin du XIIIe siècle avec Marguerite d’Anjou-Sicile († 1299). Au XIIe siècle, les comtes d’Anjou étaient inhumés à Fontevraud. Pour les autres laïcs, la paroisse qui dépend de la cathédrale ne se distingue pas des autres églises paroissiales. Cette répartition selon les différents types de clercs rattachés au chapitre cathédral, mise en place à la fin du Moyen Âge, paraît avoir fonctionné jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

73. BRUNEAU DE TARTIFUME, v. 1623, p. 20 ; MOLÉON 1718, p. 81 ne parle que de trois « cercueils de pierre » et Bibl. mun. Angers, ms 691 (621) p. 75.

Publications du CRAHM, 2004


88

FRANÇOIS COMTE

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

Publications du CRAHM, 2004

SAINT-MAURICE D’ANGERS

89


90

FRANÇOIS COMTE

SOURCES IMPRIMÉES ET BIBLIOGRAPHIE

ANGOT A., 1942, Généalogies féodales mayennaises du XI e au XIII e siècle, publiées par LAURAIN E., Goupil, Laval. AVRIL J., 1988, Les statuts synodaux angevins de la seconde moitié du XIIIe siècle, Les statuts synodaux français du XIIIe siècle, t. III, Éditions du CTHS, Paris. BARBIER DE MONTAULT X., 1868-1869, « Épigraphie du département de Maine-et-Loire», Répertoire historique et archéologique de l’Anjou, p. 105153, p. 161-353, p. 433-513 et p. 1-139. BEAUTEMPS-BEAUPRÉ C.-J., 1901, Notices sur les prévôts d’Angers (extrait de la Revue de l’Anjou), Germain et Grassin, Angers. BOURDIGNÉ J. DE, 18422, Chroniques d’Anjou et du Maine avec des notes de GODARD-FAULTRIER V., Cosnier et Lachèse, Angers, 2 vol. BRUNEAU DE TARTIFUME J., v. 1623, Angers contenant ce qui est remarquable en tout ce qui estoit anciennement dict la ville d’Angers, publié par CIVRAYS T., 19772, Culture et civilisations, Bruxelles. Cartulaire noir de la cathédrale d’Angers reconstitué et publié par URSEAU C., 1908, Documents historiques sur l’Anjou, 5, Picard, Germain et Grassin, ParisAngers. Cartulaires de l’abbaye Saint-Serge et SaintBach d’Angers ( XI e et XII e siècles), CHAUVIN Y. (éd.), 1997, Bibliothèque historique de l’Ouest, Presses de l’université d’Angers, Angers, 2 vol.

COMTE F., 1985, L’abbaye Toussaint d’Angers des origines à 1330. Étude historique et cartulaire, Société des études angevines, Angers. 1996, « Les sépultures du couvent des cordeliers d’Angers (XIIIe-XVIIIe s.) d’après l’obituaire et le nécrologe» dans PRIGENT D. et HUNOT J.-Y. (dir.), La mort : voyage au pays des vivants. Pratiques funéraires en Anjou, Association culturelle du département de Maine-et-Loire, Angers, p. 120-121. 1997, «La Cité d’Angers : topographie d’un quartier canonial ( XII e- XV e siècle) », Université d’Angers, mémoire de DEA Sciences de la ville. 1999, «Topographie des quartiers canoniaux à Angers », Archives d’Anjou. Mélanges d’histoire et d’archéologie angevine, 3, p. 50-53. 2001, « Messieurs de l’Église d’Angers… à l’ombre du clocher de Saint-Maurice », 303. Arts, Recherches et créations, n° LXX, « cathédrales des Pays de la Loire », p. 118-123. 2004, « Angers. La Cité et ses abords », dans GAUTHIEZ B., ZADORA-RIO É. et G ALINIÉ H. (dir.), Village et ville au Moyen Âge : les dynamiques morphologiques, Perspectives Villes et Territoires, 5, Presses universitaires François Rabelais, Tours, 1, p. 207216 et 2, p. 171-178. 2005, « Recherches sur la topographie d’Angers au haut Moyen Âge (VIe-milieu IX e siècle) » dans T ONNERRE N.-Y. et PRIGENT D. (dir.), Le haut Moyen Âge en Anjou. Table ronde d’Angers, mars 2002, Presses universitaires de Rennes, Rennes, (à paraître).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


LES

LIEUX DE SÉPULTURES DE LA CATHÉDRALE

SAINT-MAURICE D’ANGERS

91

COMTE F., GALINIÉ H., 1994, « Les lieux d’inhumation dans les quartiers canoniaux des origines au XVIIIe siècle », dans PICARD J.-C. (dir.), Les chanoines dans la ville. Recherches sur la topographie des quartiers canoniaux en France, De Boccard, Paris, p. 61-70.

HOUDEBINE T.-L., 1901, Echmilidh Malachias III, évêque de Down-Patrick, archevêque nommé d’Armagh. Mort à Angers en 1204, et inhumé dans la cathédrale Saint-Maurice. Essai de critique historique, Siraudeau, Angers.

COMTE F., MATZ J.-M., 2003, « Un chanoine angevin constructeur, Pierre Bonhomme le jeune († 1446) » dans MILLET H. (dir.), « Une galerie de portraits de chanoines séculiers français entre 1250 et 1530 », Quaderni di storia religiosa, 10, p. 266-271 et 282-284.

JAROUSSEAU G., 2004, « L’abbaye Saint-Aubin d’Angers, lieu d’une tradition royale de l’investiture de l’épiscopat», dans HOAREAU-DODINAU J. et T EXIER P. (textes réunis par), Foi chrétienne et églises dans la société politique de l’occident du haut Moyen Âge (IVe-XIIe siècle), Cahiers de l’Institut d’Anthropologie juridique, n°11, Presses universitaires de Limoges, Limoges, p. 105-132.

DESCHAMPS P., 1929, Étude sur la paléographie des inscriptions lapidaires de la fin de l’époque mérovingienne aux dernières années du XII e siècle (extrait du Bulletin monumental), Société générale d’imprimerie et d’édition, Paris. FANNING S., 1988, A Bishop and his World before the Gregorian Reform : Hubert of Angers, 1006-1047, The American Philosophical Society, Philadelphie. FARCY L. DE, s. d., «Les tombeaux et les autres monuments funèbres », s. l., 6 p. 1869, «Le caveau de la cathédrale d’Angers», Répertoire historique et archéologique de l’Anjou, p. 242-246. 1877, Notices archéologiques sur les tombeaux des évêques d’Angers, Lachèse, Belleuvre et Dolbeau, Angers. 1903, Les fouilles de la cathédrale du 18 août au 12 septembre 1902 (extrait des Mémoires de la Société nationale d’agriculture et arts d’Angers), Germain et Grassin, Angers. 1905 et 1910, Monographie de la cathédrale d’Angers, t. I : Les immeubles ; t. II : Les immeubles par destination, chez l’auteur, Angers. 1906, Les sépultures princières à la cathédrale d’Angers (extrait des Mémoires de la Société nationale d’agriculture, Sciences et Arts d’Angers), Germain et Grassin, Angers.

Publications du CRAHM, 2004

KEATS-ROHAN K.S.B., 1996, « Politique et parentèle : les comtes, vicomtes et évêques du Maine c. 940-1050», Francia, 23/1 (Moyen Âge), p. 12-30. LEMESLE B., 1999, La société aristocratique dans le HautMaine (XIe-XIIe siècles), Presses universitaires de Rennes, Rennes. MASSON X., 1992, « Entre chronique et mémoires, le journal de Guillaume Oudin, chanoine d’Angers à la fin du XVe siècle», Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 99/2, p. 131-154. MATZ J.-M., COMTE F., 2003, Diocèse d’Angers. Répertoire prosopographique des évêques, dignitaires et chanoines de France de 1200 à 1500, Fasti Ecclesiae Gallicanae, 7, Brepols, Turnhout. MOLÉON DE [Le Brun-Desmarettes J.-B], 1718, Voyages liturgiques de France, ou recherches faites en diverses villes du royaume…, Delaulne, Paris. PORT C., 1874-1878, Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maineet-Loire, Dumoulin, Lachèse et Dolbeau, Paris-Angers, 3 vol.


92

FRANÇOIS COMTE

ROBIN F., 1985, La cour d’Anjou-Provence. La vie artistique sous le règne de René, Picard, Paris. URSEAU C., 1926, La tombe de l’évêque Ulger à la cathédrale d’Angers (extrait des Monuments et Mémoires. Fondation Eugène Piot), Leroux, Paris.

1930, L’obituaire de la cathédrale d’Angers, Documents historiques sur l’Anjou, 7, Éditions de l’Ouest, Angers. VAIVRE J.-B. DE, 1988, « Les dessins de tombeaux levés pour Gaignières dans les provinces de l’ouest à la fin du XVIIe siècle », 303. Arts, recherches et créations, XVIII, p. 57-75.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 69-92


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE

DE LA CATHÉDRALE DE

ROUEN (Xe-XIVe

SIÈCLE)

Jacques LE MAHO et Cécile NIEL *

Résumé : Le groupe épiscopal de Rouen s’ordonnait primitivement autour de deux églises principales et parallèles : au sud, la cathédrale, sous le vocable de Notre-Dame au moins depuis le VIIe siècle, au nord, une basilique Saint-Étienne construite vers la fin du IVe siècle et affectée aux chanoines du chapitre lors de la constitution de la mense canoniale à la fin du VIIIe siècle. Restaurée après les invasions normandes et devenue, semble-t-il, le siège de la paroisse de la cathédrale, la collégiale Saint-Étienne demeura en service jusqu’à la fin du XIe siècle, date à laquelle l’édifice fut démoli pour dégager la zone du cloître. Entre temps, le siège de la paroisse avait été transféré dans le transept et le collatéral sud de la nouvelle église Notre-Dame, achevée par l’archevêque Maurille en 1063. La topographie funéraire des zones cémétériales du groupe épiscopal est le reflet de cette histoire particulièrement complexe dont seuls quelques problèmes sont ici évoqués. Une première série d’observations porte sur les sépultures installées dans l’église Notre-Dame, avec un point sur la question des tombes de Rollon († v. 932) et de Guillaume Longue-Épée († 942), premiers ducs de Normandie, et des autres membres de la dynastie inhumés dans la cathédrale. Le cas des sépultures des archevêques est examiné à travers quelques exemples : sépultures de Maurille († 1067), Jean d’Avranches († 1079), Guillaume Bonne-Âme († 1110) et Hugues d’Amiens († 1164). Enfin, l’évocation des débuts du cimetière paroissial Saint-Étienne au côté sud de l’église fait le lien avec la seconde partie consacrée aux différents cimetières du groupe épiscopal rouennais et aux modes d’inhumations qui y ont été observés. Plusieurs campagnes de fouilles effectuées sous le parvis et aux alentours immédiats de l’église Notre-Dame, dans le cadre de recherches sur l’environnement stratigraphique et structural de la cathédrale de Rouen depuis le Bas-Empire, ont en effet permis la mise au jour de plusieurs zones cémétériales

* Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Médiévales

Inhumations et édifices religieux, p. 93-119, Publications du CRAHM, 2004


94

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

importantes, utilisées de manière plus ou moins continue du Xe au XVIe siècle. La Cour d’Albane, située au nord de la cathédrale, connaît une longue période d’inhumation à partir du Xe siècle, interrompue par d’importants travaux liés à l’agrandissement de la cathédrale à la fin du XIe et au XIIe siècle avec des sépultures majoritairement en pleine terre. À partir du début du XIe siècle, une grande partie des fonctions funéraires est transférée vers le cimetière paroissial de la Cour des Maçons, au sud de l’église Notre-Dame. Il restera utilisé jusqu’à la fin du XVIe siècle. Si les premières inhumations sont elles aussi pratiquées en pleine terre, une évolution apparaît à partir du milieu du XIe siècle avec un aménagement des tombes à parement de pierres calcaires puis avec l’apparition progressive de caissons de dalles calcaires, ce mode d’inhumation prédominant ensuite jusqu’à la fin du XIIe siècle. À partir du XIIIe siècle, l’inhumation en cercueil de bois tend à se généraliser dans l’ensemble des cimetières du groupe épiscopal. La Cour d’Albane ne retrouve une fonction funéraire qu’à partir de la fin du XIIIe siècle avec la mise en place d’un cimetière canonial. Un dernier secteur d’inhumation reconnu par les fouilles se localise sous le parvis de la cathédrale et se rattache aux XIIIe-XIVe siècles. Mots clés : Rouen, cathédrale, topographie funéraire, sépultures privilégiées,

zones d’inhumations particulières, gestion des espaces sépulcraux.

Église-mère de la Normandie, mais aussi grand sanctuaire urbain, la cathédrale de Rouen accueillit d’innombrables sépultures au cours de la période considérée. Leur répartition spatiale est le reflet d’une histoire architecturale particulièrement riche et complexe.

1. DU GROUPE ÉPISCOPAL À L’ÉGLISE CATHÉDRALE Située au cœur de la cité, Notre-Dame de Rouen a pour origine un groupe épiscopal paléochrétien dont le noyau était formé par deux basiliques parallèles, édifiées de part et d’autre d’un atrium (fig. 1). La basilique sud s’élevait sans doute à l’emplacement de la nef gothique de Notre-Dame. On n’en connaît que quelques éléments identifiables - fragments de chapiteau et de colonnes en marbre - recueillis au côté sud de la cathédrale, dans un remblai de démolition d’époque carolingienne (fouilles de la Cour des Maçons, 1992). De la basilique nord, construite vers l’extrême fin du IVe ou le début du Ve siècle, les fouilles de 1987-1990 ont permis de dégager la partie occidentale de la nef sous le préau du cloître du chapitre, dans la partie sud de la Cour d’Albane. Quant au baptistère, divers indices suggèrent qu’il se situait à l’est de l’ensemble, dans l’axe de l’atrium 1.

1. LE MAHO 1994 a, p. 4-12.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

Fig. 1 : Le groupe épiscopal de Rouen du

CATHÉDRALE

IVe

au

XIe

DE

ROUEN

95

siècle, plan synoptique.

La période mérovingienne est fort peu documentée. Une des rares certitudes est que la basilique sud était alors placée sous le vocable de Notre-Dame, titre qui figure sur des deniers de l’église de Rouen (seconde moitié du VIIe siècle). C’est par élimination que l’on peut attribuer à l’église nord le vocable de Saint-Étienne conservé par la paroisse, l’église elle-même n’apparaissant nulle part dans les textes 2. 2. Ibid., p. 13-14.

Publications du CRAHM, 2004


96

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

À partir de l’époque carolingienne, on voit se constituer autour de l’église Saint-Étienne un complexe de bâtiments d’abord assez cloisonnés, puis abritant des locaux de plus en plus vastes 3. L’apparition de ces derniers est vraisemblablement à mettre en relation avec l’institution de la vie commune au sein du chapitre, cette réforme intervenant à Rouen sous l’épiscopat de Remedius (755-770). Sans doute affectée aux chanoines lors de la constitution de la mense canoniale, l’église Saint-Étienne est l’objet de diverses transformations qui se traduisent notamment par la construction d’une grande rotonde au milieu de la nef et d’un porche encadré de deux tourelles au niveau de l’entrée occidentale. L’église Notre-Dame (aula sancte Marie, v. 875) est la cathédrale en titre. Il semble qu’elle ait fait l’objet, elle aussi, d’une importante campagne de travaux avant le milieu du IXe siècle. Au niveau de son abside, située à la hauteur de la dernière travée de la nef gothique, un sondage effectué par G. Lanfry en 1954 a fait découvrir les restes d’une structure à colonnettes que l’on s’accorde aujourd’hui à dater de l’époque carolingienne. Divers indices nous incitent à penser qu’il pourrait s’agir d’une « confession » située sous le maître autel, à l’intérieur d’une petite crypte installée dans le creux de l’abside 4. Au côté sud de l’église Notre-Dame est érigé dans le même temps un vaste complexe de bâtiments résidentiels, identifié comme le palais archiépiscopal (fouilles de la Cour des Maçons, 1991-1993 5). À la suite d’un incendie qui ravage l’ensemble des bâtiments vers le milieu du IXe siècle, une grande partie du site reste pendant quelque temps à l’abandon. À la fin du IXe siècle, la transformation de la cité de Rouen en villerefuge se traduit par l’apparition de deux îlots d’habitations, l’un à l’emplacement des anciens locaux capitulaires au côté nord de Saint-Étienne (Cour d’Albane), l’autre sur le site du palais archiépiscopal au sud de NotreDame (Cour des Maçons). Dans le courant du Xe siècle, la nef de l’église Saint-Étienne est remise hors d’eau et une maison est construite à son côté nord, sans doute pour le logement d’un membre du chapitre. Outre sa fonction d’église canoniale, il semble que Saint-Étienne assure celle de siège de la paroisse de la cathédrale. À Notre-Dame, la principale transformation du Xe siècle réside dans la construction d’un grand massif occidental, correspondant probablement à l’augmentum monumental dont Dudon de Saint-Quentin attribue l’édification au duc Richard Ier (945-996) 6. À la fin des années 1020, l’archevêque Robert entreprend d’agrandir l’église Notre-Dame en jetant les fondations d’une nouvelle croisée de transept et d’un chœur sur cryptes à l’est de l’abside carolingienne (fig. 2). Les travaux, qui entraînent probablement la destruction de la chapelle du baptistère à l’emplacement du bras nord du nouveau transept, sont interrompus à la mort de Robert en 1037. Ils ne reprennent qu’en 1055, à l’initiative de l’archevêque

3. 4. 5. 6.

LE MAHO 1994 b, p. 333-337. ID., 1997 a, p. 297-299. ID., 2001 a, p. 193-210. ID., 2002, p. 285-290.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

97

Fig. 2 : Les secteurs d’inhumation de la cathédrale de Rouen (Xe-XIVe siècle) (1) sépulture de l’archevêque Maurille († 1067) ; (2) sépulture de Jean d’Avranches († 1079) ; (3) sépulture de Guillaume Bonne-Âme († 1110) ; (4) sépultures d’Hugues d’Amiens († 1164), de Rotrou († 1183) et de Gautier de Coutances († 1207) ; (5) sépultures de Guillaume Longue-Épée († 1164) et d’Henri le Jeune († 1183).

Maurille († 1067) qui termine la construction des cryptes et élève une nouvelle nef à l’emplacement de l’église carolingienne 7. La cérémonie de dédicace marquant le terme des travaux est célébrée en 1063. À partir de ce moment, l’église Notre-Dame réunit l’ensemble des fonctions liturgiques précédemment réparties entre les différentes églises du groupe épiscopal : la chapelle 7. LE MAHO 2001 b, p. 11-14.

Publications du CRAHM, 2004


98

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

du croisillon nord du transept abrite désormais le baptistère, le siège de la paroisse Saint-Étienne a été transféré dans le croisillon sud et le bas-côté correspondant. Désormais inutile, l’église Saint-Étienne est abattue pour dégager le préau du cloître canonial. À la place du chœur, on construit une salle capitulaire, travaux en grande partie financés par l’archevêque Guillaume Bonne-Âme (1079-1110), lui-même ancien chanoine et archidiacre au temps de Maurille. On reconstruit dans le même temps la domus communis du chapitre, puis l’on commence, dans les années 1140, la construction de la Tour Saint-Romain destinée à accueillir divers offices capitulaires, dont le prétoire. Après le transfert du baptistère et de la paroisse dans l’église Notre-Dame, ces derniers travaux marquent l’aboutissement d’un grand programme de restructuration qui, dans la ligne de la réforme grégorienne introduite par l’archevêque Maurille (1055-1067), vise à redonner une signification concrète à la « clôture » canoniale. L’histoire architecturale de la cathédrale ne s’arrête pas, bien évidemment, au XIIe siècle. Cependant, les reconstructions postérieures ne vont pas tarder à fixer définitivement la répartition des espaces funéraires (fig. 2). À la fin du XIIIe siècle, ces derniers sont au nombre de six : l’église Notre-Dame et ses chapelles, le cimetière paroissial de l’aître Saint-Étienne au sud de la cathédrale (actuelle « Cour des Maçons »), la place du parvis devant la façade occidentale, les parvis secondaires devant les portails latéraux (« place de la Calende » au sud, « passage des Libraires » au nord), le clos du chapitre au nord de Notre-Dame (actuelle « Cour d’Albane »). Il ne peut être question de retracer ici l’histoire de tous ces cimetières. En effet, les analyses archéologiques et anthropologiques ne sont pas encore achevées. De plus, la documentation est fort inégale. Si la Cour d’Albane et la Cour des Maçons ont pu faire l’objet de fouilles pratiquement exhaustives de 1985 à 1993, en revanche les niveaux médiévaux de la place du parvis n’ont donné lieu qu’à des observations ponctuelles, à l’occasion d’un sondage stratigraphique effectué en 1975. Pour les trois autres secteurs, les textes, les documents épigraphiques et, à un moindre degré, l’art funéraire restent les principales sources d’informations. Tout essai de synthèse apparaissant donc prématuré, nous nous limiterons ici à l’évocation de quelques problèmes se situant dans la thématique de cette table ronde.

2. LES SÉPULTURES DE L’ÉGLISE NOTRE-DAME AU TEMPS DES DUCS (Xe-XIIe SIÈCLE) On s’interroge beaucoup aujourd’hui sur la date de « l’entrée des morts dans les villes ». Pour fournir notre contribution à ce débat, commençons par recenser les plus anciennes sépultures attestées à Notre-Dame. La documentation relative aux inhumations des évêques et des archevêques s’avère, de ce point de vue, fort décevante. Passons sur le témoignage de l’auteur de la Vita de saint Évode, évêque du Ve ou du VIe siècle, au sujet du Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

99

transfert de son corps dans la cathédrale de Rouen après sa mort à Andely (comm. Les Andelys, Eure). La Vita n’étant pas antérieure au XIe siècle, elle a été écrite à une époque où il paraissait normal que l’archevêque fût inhumé dans la cathédrale 8, mais l’anachronisme est évident, les évêques étant encore enterrés dans le suburbium au temps de saint Ouen († 684). De même, il est préférable de laisser de côté le témoignage tardif de l’historien François Farin (XVIIe siècle) au sujet de la sépulture de l’évêque Riculphe († v. 875) à NotreDame 9. Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la période de reconstruction qui s’ouvrit en 911 n’est guère mieux documentée : aucun lieu de sépulture archiépiscopale n’est connu pour l’ensemble du Xe siècle. Notons seulement pour mémoire que l’évêque de Coutances Gilbert († vers 990) fut enterré dans la cité de Rouen, en l’église Saint-Lô, dépendance de l’évêché de Coutances. Par un pur hasard documentaire, ce prélat non rouennais est ainsi le premier évêque connu pour avoir reçu sa sépulture dans la zone intramuros 10. Nous sommes un peu mieux renseignés sur les sépultures des deux premiers ducs de Normandie. Au dire d’Orderic Vital, un chroniqueur normand du début du XIIe siècle, Rollon († v. 932) fut enterré en la cathédrale Notre-Dame de Rouen. Il n’est pas de témoignage plus ancien, mais l’auteur est généralement fiable, et il est clair qu’il n’a pas inventé les précisions qu’il nous donne sur la localisation de la tombe ducale – après son déplacement dans l’église en 1063 – et sur le texte de son épitaphe. Pour le second duc, Guillaume Longue-Épée, mort assassiné à Picquigny (Somme) en décembre 942, nous disposons non seulement du témoignage du même Orderic Vital, mais aussi de celui du poète et chroniqueur Dudon de Saint-Quentin, qui vécut aux alentours de l’an Mil et connaissait bien lui aussi la cathédrale de Rouen, notamment pour avoir été souvent l’hôte de l’archevêque Robert (9891037) : tous deux attestent que le fils et successeur de Rollon fut inhumé en l’église cathédrale Notre-Dame 11. Dans une étude publiée en 1985, Lucien Musset a attiré l’attention sur la particularité de ces deux sépultures princières : elles sont parmi les toutes premières, sur le continent, à avoir été installées dans une cathédrale plutôt que dans une abbatiale 12. Il y voit une possible influence du monde anglo-saxon où la dynastie des comtes de Rouen avait pris ses modèles politiques. Le parallèle s’impose notamment avec la cité d’York où, conformément aux traditions funéraires royales des îles Britanniques, le premier chef scandinave converti à la foi chrétienne, Guthred fils de Hartacnut, mort en 895, reçut sa sépulture dans la cathédrale. Cela étant, on ignore la première localisation des deux tombes ducales de Notre-Dame

8. De sancto Evodio…, p. 247. 9. «…sepultus est in eadem ecclesia Beatae Mariae… » (FARIN 1659, p. 147, d’après un « manuscrit de la cathédrale »). 10. Gallia christiana, t. XI, col. 868. 11. MUSSET 1985, p. 21. 12. Ibid.

Publications du CRAHM, 2004


100

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

de Rouen. Est-ce en mémoire de leur disposition primitive qu’on les transféra près des portes latérales – Rollon au sud, Guillaume Longue-Épée au nord – lors de la dédicace de la nouvelle église en 1063 ? Orderic ne donne aucune indication à ce sujet. Encore faudrait-il savoir, d’ailleurs, où se situaient les deux portes en question : s’ouvraient-elles au niveau des bras du transept – préfigurant ainsi les deux portails latéraux du XIIIe siècle – ou bien à la hauteur de la nef ? Il est difficile de se prononcer, d’autant que ces deux sépultures furent de nouveau déplacées à plusieurs reprises après la translation de 1063. La question du transfert des sépultures de Rollon et de Guillaume LongueÉpée nous amène à nous interroger sur la répartition spatiale des tombes à l’intérieur de l’église des XIe et XIIe siècles. Obéit-elle à des règles précises, estelle sujette à certaines évolutions ? Achevons d’abord le décompte des sépultures princières. On sait que Sibylle de Conversano, épouse de Robert Courteheuse, morte en 1103, est enterrée dans la nef ; que Guillaume Longue-Épée († 1164), frère d’Henri II, est inhumé à gauche du maître autel, ainsi qu’Henri le Jeune († 1183), fils d’Henri II ; enfin, que la châsse d’orfèvrerie contenant le cœur de Richard Cœur de Lion († 1199) est placée à proximité du même autel 13. Il semble donc que se manifeste dans la seconde moitié du XIIe siècle, alors même qu’Henri II fait transférer les restes des ducs Richard auprès du maître autel de l’abbatiale de Fécamp (1162) 14, une tendance au regroupement des sépultures princières dans le chœur. Elle va se confirmer au cours des siècles suivants, au point que cette partie de l’église finira par être considérée comme un secteur strictement réservé aux tombes de la dynastie régnante. Ces constatations sont d’autant plus intéressantes que l’histoire des sépultures archiépiscopales nous met en présence d’une évolution exactement parallèle. Dans un premier temps, les tombes se dispersent en divers points de la cathédrale. Maurille († 1067) choisit de se faire enterrer au haut de la nef, ce qui est aisément explicable quand on sait qu’il a fait reconstruire cette partie de l’église et que le maître autel se trouvait auparavant à cet endroit. Jean d’Avranches († 1079) est inhumé dans la chapelle de son saint patron – autrement dit la chapelle Saint-Jean du baptistère – au côté nord de l’autel. Quant à Guillaume Bonne-Âme († 1110), il choisit de se faire inhumer au chevet de la salle capitulaire, une salle qu’il a entièrement reconstruite et qui occupe sans doute l’emplacement du chœur de l’ancienne église canoniale Saint-Étienne 15. Par la suite, on assiste à un retour dans la cathédrale avec l’inhumation d’Hugues d’Amiens († 1164) dans la chapelle nord du déambulatoire, sous le vocable des saints Pierre et Paul ; son corps trouve place près de l’autel, dans un monument funéraire qui nous a été conservé grâce à son remontage dans le déambulatoire gothique au XIIIe siècle 16. Le choix de cette 13. DEVILLE 1881, p. 31-39, 137-138, 169-170. 14. MUSSET 1985, p. 32-33. 15. DEVILLE 1881, p. 165-169, 186-187, 187-189 ; sur la sépulture de Jean d’Avranches et la redécouverte de son tombeau en 1886, voir également l’Abbé SAUVAGE 1889, p. 22. 16. LE MAHO 1997 b, p. 131-132.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

101

chapelle dédiée aux saints patrons romains pourrait s’expliquer par la fonction de légat apostolique qu’Hugues avait assumée pendant de longues années, au point de se voir reprocher par les Normands de délaisser son siège épiscopal pour sa charge à Rome. Il est également possible, comme nous en avons déjà suggéré l’hypothèse 17, qu’Hugues ait refait ou transformé cette chapelle, ce qui justifierait la présence d’un chapiteau du milieu du XIIe siècle parmi les matériaux utilisés pour combler la crypte lors de la construction du chœur gothique. Enfin, la chapelle des Saints-Pierre-et-Paul est toute proche des bâtiments du palais archiépiscopal, et il se peut qu’elle communique avec ces locaux résidentiels. Quoi qu’il en soit, elle va désormais jouer pour quelque temps le rôle de chapelle funéraire des archevêques. À l’inhumation d’Hugues d’Amiens succèdent en effet celles de Rotrou († 1183) et de Gautier de Coutances († 1207), l’inhumation de ce dernier étant, notons-le au passage, postérieure de plusieurs années au grand incendie qui ravage la cathédrale en 1200, et dont le monument funéraire d’Hugues d’Amiens a conservé des traces 18. Il faut sans doute en déduire qu’en dépit des dommages provoqués par l’incendie, la chapelle a été provisoirement conservée pour permettre la célébration du culte. Après l’achèvement des travaux de reconstruction du chœur et du déambulatoire, la nécropole des archevêques se reporte dans la nouvelle chapelle axiale dédiée à Notre-Dame 19, ce qui confirme l’évolution amorcée dans la seconde moitié du XIIe siècle, vers une sectorisation des espaces funéraires. Pour les autres catégories de sépultures – celles des chanoines, des simples clercs et des paroissiens – sûrement fort nombreuses mais jamais citées dans les textes des XIe et XIIe siècles, il est impossible de se prononcer. A priori, on pourrait s’attendre à les voir se regrouper au côté sud dès la seconde moitié du XIe siècle, puisque c’est à ce moment que le siège de la paroisse est transféré dans cette partie de l’église. Toutefois, ce n’est pas avant les environs de 1160 que nous disposons d’un témoignage formel en ce sens. C’est celui du poète et chroniqueur Wace, lorsqu’il évoque la forte concentration de tombes et d’épitaphes de «clercs et de laïcs» en l’église Notre-Dame de Rouen, «du côté du midi 20 ». En l’occurrence, on peut penser qu’il s’agit surtout de sépultures de chanoines et de notables de la ville, comme cet officier de la monnaie du nom de Raoul dont l’épitaphe a été retrouvée en réemploi dans une chapelle gothique (XIe siècle) 21. Pour les paroissiens de rang plus humble, les inhumations doivent généralement être effectuées à l’extérieur, soit dans l’enceinte du parvis, soit plutôt dans le cimetière de l’aître Saint-Étienne au sud de l’église. 17. LE MAHO 2002, p. 288, n. 34. 18. DEVILLE 1881, p. 192-195. 19. Cette chapelle accueille les sépultures d’Eudes Clément († 1247), Eudes Rigaud († 1275), Guillaume de Flavacourt († 1306), Aimery Genaut († 1343) et Raoul Roussel († 1452). 20. « En mostier Nostre-Dame, el costé verz midi / ont li cler é li lai li cors ensepulcri ; / E la sépulture i é l’épitaphani, / Ki racunte sis fez é comment il veski » (Wace, Roman de Rou, v. 2058). 21. FAVREAU, MICHAUD 2002, p. 285-286, n° 191.

Publications du CRAHM, 2004


102

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

3. LES CIMETIÈRES PAROISSIAUX DU GROUPE ÉPISCOPAL DE ROUEN Grâce aux investigations archéologiques menées de 1989 à 1994 dans les environs immédiats de la cathédrale, plusieurs zones funéraires existant dès la fin du Xe siècle au sein du groupe épiscopal ont pu être identifiées : un nombre important de sépultures ont été retrouvées au nord de la cathédrale dans la Cour d’Albane et au sud dans la Cour des Maçons (fig. 2). Enfin, quelques-unes ont aussi été observées sous le parvis Notre-Dame. Les analyses anthropologiques menées sur les inhumés des XIe-XIIe siècles de la Cour d’Albane et de la Cour des Maçons ont montré que, selon les périodes, il existait des sectorisations particulières liées au sexe, à l’âge ou au statut social des individus. Néanmoins, la population inhumée dans ces deux cimetières correspond globalement à l’image classique d’une population de type paroissial. Pour les périodes postérieures au XIIe siècle, la fonction cémétériale se différencie clairement entre la Cour d’Albane, qui devient un cimetière canonial, tandis que la Cour des Maçons reste à vocation paroissiale. En considérant l’ensemble des périodes d’utilisation de ces nécropoles, on constate qu’il existe une nette prédominance des inhumations en pleine terre. Elles représentent plus ou moins la moitié des sépultures exhumées (54 % dans la Cour d’Albane, 47 % dans la Cour des Maçons). Des différences et des évolutions typo-chronologiques des modes funéraires apparaissent également selon les secteurs et les périodes d’inhumations (fig. 3 et 4). En effet, si plus de 75 % des inhumations en cercueil sont situées dans la Cour d’Albane, 87 % des inhumations en caisson se trouvent dans la Cour des Maçons. La représentation des sépultures en pleine terre est à peu près équivalente dans les deux cimetières : 53,5 % pour la Cour d’Albane et 46,5 % pour la Cour des Maçons. Les inhumations comportant un aménagement de pierres calcaires sur les pourtours de la fosse se rencontrent aussi essentiellement parmi la population de la Cour des Maçons et concernent plus particulièrement les sujets immatures. Les ossuaires et les ossements erratiques sont observés exclusivement dans la Cour d’Albane. À l’inverse, les réductions de sépultures sont beaucoup plus fréquentes dans la Cour des Maçons (57,4 % des cas) 22. Au sein de chacun des deux sites, d’autres évolutions apparaissent nettement selon les périodes d’inhumation. Ainsi, comme l’on peut s’y attendre en établissant une comparaison avec d’autres sites contemporains, on remarque une très nette augmentation de la proportion des cercueils au XIIIeXIVe siècle dans la Cour d’Albane (21 % des sépultures) contre une 22. Contrairement à la Cour d’Albane, où des travaux de réfection et les remaniements de sépultures effectués au XIIe siècle avaient engendré d’importants bouleversements au sein de l’église Saint-Étienne et l’ensevelissement des inhumations détruites dans de grandes fosses ossuaires, dans la Cour des Maçons aucun événement majeur autre que le creusement d’un égout au XVIe siècle n’est venu perturber les inhumations antérieures au XIIIe siècle, les sols ayant au contraire été remblayés et rehaussés à plusieurs reprises. Par contre, l’absence d’ossements erratiques dans la Cour des Maçons pourrait davantage être imputable aux oublis de fouille ou au fait que les unités stratigraphiques leur correspondant n’ont pas été incluses ici plutôt qu’à leur inexistence qui serait assez surprenante pour un cimetière urbain.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

103

Fig. 3 : Comparaison en pourcentage des types d’inhumations présents dans la Cour d’Albane et la Cour des Maçons, toutes périodes confondues.

Fig. 4 : Typologie des modes d’inhumations au sein des cimetières de la Cour d’Albane et de la Cour des Maçons par périodes chronologiques.

représentation d’à peine plus de 6 % pour la plupart des périodes antérieures. Cette hausse du nombre de cercueils est également observée à partir du XIIIe siècle dans la Cour des Maçons et est à mettre en relation avec l’apparition de pots à encens, parfois glaçurés, placés dans les tombes, sur les côtés ou sur le couvercle du cercueil. 3.1. Cour d’Albane Dans la Cour d’Albane (fig. 5), deux cent quarante-deux sépultures ont été mises au jour pour trois cent trente-et-un individus identifiés (cent soixanteseize adultes et cent cinquante-cinq enfants). Des sectorisations préférentielles liées à l’âge et au sexe ont pu être mises en évidence dans une partie de la nécropole. Sans compter quatre sépultures installées à la fin du IXe ou au début du e X siècle 23, la première phase d’inhumation réellement importante ne commence qu’au début du XIe siècle. Les premières tombes apparaissent dans 23. Ces sépultures étaient installées « le long de la galerie du cloître carolingien, sous le mur de façade nord d’une maison de pierre datée du Xe siècle » et sont datées de la fin du IXe-début du Xe siècle (LE MAHO 1992, p. 36 ; 1994 a, p. 31).

Publications du CRAHM, 2004


104

JACQUES LE MAHO

Fig. 5 : Phases d’inhumation de la Cour d’Albane (fin

IXe-fin XIe

ET

CÉCILE NIEL

siècle).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

105

la partie méridionale du site entre l’église Saint-Étienne et la cathédrale, audessus d’une salle du IXe siècle 24. Elles se répartissent sur trois à quatre niveaux d’ensevelissement en ensembles plus ou moins réguliers et denses et suivent une progression du sud vers le nord et de l’est vers l’ouest (fig. 6). La majorité de ces inhumations sont en pleine terre et quelques-unes seulement, les plus récentes, sont en cercueil. Certaines, principalement des sépultures de périnataux et d’enfants de moins de dix ans, s’alignent le long du mur sud de l’église Saint-Étienne, sous les gouttières. D’autres sépultures se répartissent également dans la nef, sous le parvis et dans le porche de l’église Saint-Étienne 25. Au cours de cette première phase, la partie la plus septentrionale de la Cour d’Albane, occupée par des cours privées, n’a pas encore de vocation funéraire, mais ce secteur est ensuite rapidement recouvert d’une trentaine d’inhumations en pleine terre et sans mobilier qui se répartissent sur un seul niveau du sud vers le nord 26. La grande campagne de travaux entreprise aux alentours de la cathédrale au début du XIe siècle 27 est reconnue par d’importantes traces archéologiques. La zone sud de la Cour d’Albane semble alors avoir été désaffectée pour laisser la place à une voie d’accès au chantier de la cathédrale depuis le parvis Notre-Dame 28. Dans la seconde moitié du XIe siècle 29, une nouvelle période d’inhumation se concrétise avec l’installation d’une trentaine de sépultures (fig. 7). Quelquesunes sont mises en place dans la nef de l’église Saint-Étienne et se superposent directement aux tombes antérieures. Les fosses les plus récentes se situent dans la zone la plus au nord-est de la nécropole et recouvrent des espaces antérieurement occupés par des latrines et des maisons particulières. La plupart sont en pleine terre ou en coffrages de pierres calcaires et de mortier réalisés à partir de matériaux issus du chantier voisin. Toutes sont sans mobilier. Les espaces funéraires de la Cour d’Albane se réduisent ensuite, puisqu’à la fin du XIe siècle divers aménagements sont entrepris autour de la cathédrale. L’archevêque Guillaume Bonne-Âme (1079-1110) fait presque entièrement démolir l’église Saint-Étienne. Seuls le mur sud, sur lequel s’appuie une maison, et la façade ouest sont momentanément préservés 30. Plusieurs des inhumations installées dans la nef – principalement des sépultures d’enfants – sont détruites au cours de cet épisode. Les ossements de leurs occupants sont déplacés et regroupés dans de grandes fosses ossuaires contre les murs sud et ouest ou dans les terres de comblement des grandes excavations

24. LE MAHO 1994 a, p. 37. 25. ID. 1992, p. 38 ; 1994 a, p. 37. 26. Ibid. 1992, p. 39 ; 1994 a, p. 37-41. 27. GUIZOT 1826, p. 356 ; CHIBNALL 1972, p. 84-85 ; DUDON DE SAINT-QUENTIN, 1858, p. 289-290 ; CHRISTIANSEN 1998 ; WACE, 1827, p. 296-297. 28. LE MAHO 1992, p. 39 ; 1994 a, p. 42. 29. ID. 1994 a, p. 40-41. 30. Ibid., p. 42.

Publications du CRAHM, 2004


106

JACQUES LE MAHO

ET

Fig. 6 : Modes d’inhumation de la Cour d’Albane, première moitié du

CÉCILE NIEL

XIe

siècle.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

Fig. 7 : Modes d’inhumations de la Cour d’Albane, deuxième moitié du Publications du CRAHM, 2004

107

XIe

siècle.


108

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

correspondant au démontage des colonnades qui existaient auparavant dans la nef de l’église Saint-Étienne 31. La Cour d’Albane sert par la suite d’aire de chantier pour la construction de la tour Saint-Romain (c. 1140-1170) et pour la fonte de plusieurs cloches. Aucune sépulture n’y est plus creusée avant la fin du XIIIe-début du XIVe siècle 32. Le relais de la fonction funéraire au sein du groupe épiscopal est alors uniquement assuré par le cimetière de la Cour des Maçons, situé au sud de la cathédrale Notre-Dame. 3.2. La Cour des Maçons Pour les périodes antérieures au XIIIe siècle, un peu plus de deux cent quatrevingts sépultures ont été exhumées dans ce cimetière et trois cent quarante sujets comptabilisés (deux cent trente-huit adultes dont quatre-vingt-seize hommes, soixante-quatre femmes, soixante-dix-huit adultes de sexe indéterminable et cent deux enfants). La première utilisation funéraire de la Cour des Maçons ne commence qu’au cours de la première moitié du XIe siècle, comme dans le cimetière de la Cour d’Albane. Les toutes premières tombes se localisent dans la partie la plus méridionale du site 33, au-dessus de ce qui était auparavant un quartier d’habitations avec des cours privées (fig. 8). Elles traversent un niveau de chantier lié à la construction du transept de l’église romane et lui sont donc postérieures 34. Ce sont essentiellement des sépultures en pleine terre ou montrant un aménagement de pierres calcaires sur les pourtours de la fosse. Leur disposition est discontinue et s’infléchit progressivement de l’ouest vers le sud-est. Parmi la cinquantaine de tombes que compte ce groupe, certaines s’alignent à l’ouest et au sud le long de palissades dégagées au cours de la fouille, délimitant l’espace du cimetière 35. Plusieurs limites ont ainsi été reconnues et la taille de l’enclos funéraire a été estimée à un rectangle d’environ quarante mètres de long sur vingt mètres de large. Une seconde phase d’inhumation, déterminée par la stratigraphie relative des tombes 36, comprend une trentaine de sépultures en pleine terre se localisant principalement dans la partie centrale et nord de la nécropole. 31. LE MAHO 1994 a, p. 42. 32. Ibid., p. 37 et 45. 33. Dans le secteur de la Cour des Maçons, l’étude de l’organisation géographique des sépultures et des diagrammes de couches a été primordiale pour définir la répartition spatiale des inhumations en fonction de chaque période. Les rapports stratigraphiques établis pour ce secteur par l’archéologue permettent une restitution partielle de la topo-chronologie des inhumations et de leur implantation progressive du sud vers le nord-ouest du cimetière. 34. LE MAHO 1994 a, p. 37. 35. Ces sépultures pourraient « marquer les abords de la clôture du cimetière, la chronologie relative suggère que ce groupe sud est le plus ancien » (LE MAHO 1992, p. 77). Cette interprétation se verra peut-être nuancée à l’avenir lorsque la concordance chronologique des différents secteurs de fouille de la Cour des Maçons et leur comparaison seront achevées. 36. Cécile NIEL, Les cimetières du groupe épiscopal de Rouen, Xe-XIIIe siècles. Analyse paléoanthropologique et historique, thèse de doctorat en Histoire, Université de Caen Basse-Normandie (en cours).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


Fig. 8 : Répartition des sépultures de la Cour des Maçons dans la première moitié du

XIe

siècle.

OBSERVATIONS SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

Publications du CRAHM, 2004

CATHÉDRALE DE

ROUEN 109


110

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

Elles suivent une même progression chronologique d’ouest en est. Cette série de sépultures s’intercale entre deux couches de remblais marneux dus aux travaux d’agrandissement de la cathédrale. La première couche coïncide avec l’interruption des travaux en 1037 après le décès de l’archevêque Robert. La seconde, épaisse de plus d’un mètre et datée des environs de 1055 37, se situe au niveau de l’assise définitive de la nef et correspond à la reprise des travaux après l’épiscopat de Mauger (1037-1055) et les troubles de la minorité de Guillaume. Elle marque une césure nette dans la stratigraphie de la Cour des Maçons en recouvrant toute la surface du cimetière et l’ensemble des sépultures de la première moitié du XIe siècle. Dans la seconde moitié du XIe siècle 38, de nouvelles inhumations sont mises en place dans la partie occidentale de la Cour des Maçons et recouvrent progressivement le terrain en se concentrant préférentiellement dans la zone nord du cimetière, le long de la cathédrale Notre-Dame (fig. 9). Il s’agit essentiellement de coffrages de pierres, de forme trapézoïdale ou rectangulaire, quelques-uns étant très légèrement naviformes. La plupart comportent des logettes céphaliques et une couverture de dalles en pierres calcaires 39. La palissade ouest de la Cour des Maçons et les maisons situées entre le parvis de la cathédrale et le cimetière sont ensuite détruites par un incendie, sans doute celui que connut Rouen vers 1136 40. L’espace funéraire est ensuite agrandi vers l’ouest et un niveau continu d’inhumations en coffrage y est installé jusqu’à la fin du XIIe siècle 41, toujours en suivant une progression topographique d’est en ouest, avant d’être lui-même totalement recouvert par un niveau de circulation. Une concentration de sépultures en coffrages de pierres calcaires est observée à cette période dans la partie sud-est de la nécropole. Cette dernière semble respecter les limites marquées par un réseau d’ornières de direction sud-est, nord-ouest 42. L’utilisation funéraire de la Cour des Maçons connaît une interruption temporaire après l’incendie qui a ravagé l’église Notre-Dame en 1200 43. Il ne s’y pratiqua plus d’inhumation avant la fin du XIIIe siècle, celle-ci devenant comme la Cour d’Albane une aire de chantier pour la reconstruction et les aménagements ultérieurs de la cathédrale. Les très nombreuses inhumations

37. LE MAHO 1994 a, p. 39. 38. Ibid., p. 40. 39. ID. 1992, p. 39 et 1994 a, p. 40. Toute la zone sud-ouest du cimetière a été fortement remaniée par l’installation d’un égout au XVIe siècle, il est fort probable que plusieurs sépultures du XIe et du XIIe siècle aient été partiellement ou totalement détruites. 40. CHÉRUEL 1843, p. CVIII. 41. LE MAHO 1994 a, p. 42. 42. Ibid., p. 42. 43. Des traces archéologiques correspondant sans doute à cet épisode tragique, rapporté par la plupart des historiens de la cathédrale de Rouen, ont pu être mises en évidence lors de la fouille de la Cour des Maçons où des décombres carbonisés ont été retrouvés sur des sols de la fin du XIIe siècle (LE MAHO 1994 a, p. 42). F. Farin en décrit ainsi le déroulement : « L’an 1200, veille de Pâques une heure après minuit l’église cathédrale fut entièrement brûlée, les cloches fondues, les reliques et ornements réduits en cendres avec une partie de la ville » (FARIN 1738, p. 169).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


Fig. 9 : Répartition des sépultures de la Cour des Maçons dans la seconde moitié du

XIe

siècle et du début à la fin du

XIIe

siècle.

OBSERVATIONS SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

Publications du CRAHM, 2004

CATHÉDRALE DE

ROUEN 111


112

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

postérieures à ces travaux sont essentiellement pratiquées en cercueils de bois cloués et souvent accompagnées de vases à encens 44. La nécropole restera encore en usage jusqu’au XVIe siècle avant d’être désaffectée, les ultimes inhumations étant en pleine terre, sans mobilier. 3.3. Le cimetière canonial (XIIIe-XIVe siècles) Postérieurement aux importants travaux entrepris à partir de 1280 par l’archevêque Guillaume de Flavacourt pour embellir la cathédrale 45, la Cour d’Albane retrouve sa fonction funéraire (fig. 10). Une soixantaine de sépultures sont installées sous le préau du cloître 46, devant la salle capitulaire et dans la cour. Elles se répartissent sur un seul niveau dans la zone sud-est de la nécropole, au-dessus d’une couche de remblais marneux liés à la construction des chapelles du collatéral de l’église de la fin du XIIIe siècle. Deux rangées principales de tombes et l’ébauche de trois autres dans le secteur le plus à l’ouest ont ainsi été mises en évidence par la fouille. Ces inhumations sont pour les deux tiers en cercueil de bois et plus d’un quart comportent un ou plusieurs vases à encens 47. L’espace libre laissé entre les différentes rangées permet de supposer qu’il s’y trouvait des allées ou des chemins d’accès aux tombes et que leurs emplacements pouvaient être connus ou matérialisés, aucun chevauchement de tombe n’étant observé pour cette période d’inhumation. Étant donné qu’il s’agit d’un petit nombre de tombes, on peut supposer qu’il était facile de conserver le souvenir de leur position, d’autant que l’espace dévolu aux inhumations était large et que rien n’empêchait leur répartition spatiale dans tout l’espace claustral. La population inhumée dans ces sépultures est constituée principalement de sujets adultes et presque exclusivement d’hommes. En effet, sur les vingtdeux squelettes pour qui la diagnose sexuelle a pu être établie par le bassin, vingt et un sont masculins. La seule femme identifiée correspond à un squelette retrouvé en réduction d’une sépulture masculine, appartenant probablement à une période antérieure d’inhumation. Parmi les sujets dont la médiocre conservation osseuse du bassin ne permet pas une détermination sexuelle suffisamment discriminante, on pourrait admettre que certains sont des femmes, mais leurs caractéristiques morphométriques et morphologiques, 44. LE MAHO 1994 a, p. 44-45. 45. Deux grandes portes sont en effet édifiées de chaque côté de la croisée de la nef NotreDame - le portail de la Cour des Libraires au nord et le portail de la Calende au sud - sur des terrains cédés par Guillaume de Flavacourt qui désirait « embellir la maison de Dieu » (SCHLICHT 1997, p. 559 ; LOTH 1879, p. 37). Dans la Cour d’Albane, ces aménagements se traduisent par le transfert de la salle du chapitre dans l’aile orientale du cloître. D’autres édifices canoniaux comme l’École de la Grammaire ou le Collège d’Albane, fondé en 1245, y sont également installés (LAFOND 1910, p. 124). 46. Ce dernier a probablement servi d’aire de chantier tout au long du XIIIe siècle, puisque plusieurs fours à cloches ont été mis au jour dans les couches appartenant à cette période (LE MAHO 1994 a, p. 44). 47. ID. 1992, p. 40.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

* ** * * * * Fig. 10 : Répartition des inhumations de la Cour d’Albane de la fin du XIIIe au XIVe siècle.

Publications du CRAHM, 2004

113


114

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

lorsqu’elles sont observables, concordent davantage avec les moyennes masculines de la population 48. L’hypothèse selon laquelle la Cour d’Albane deviendrait un cimetière canonial – les tombes appartenant aux chanoines ou à leurs familiers (officiers du chapitre, domestiques…) – paraît d’autant plus plausible que l’utilisation funéraire de la Cour des Maçons se maintient au cours de cette période, cette dernière semblant davantage dévolue aux simples fidèles. Les sépultures de la Cour d’Albane rattachées aux XIIIe-XIVe siècles pourraient donc correspondre à celles de chanoines et de serviteurs du chapitre, comme le laisse entendre la description de Charles de Beaurepaire : « Comme tous les cloîtres, celui de la cathédrale de Rouen fut un lieu de sépulture qui finit, lorsqu’on disposa plus librement de l’enceinte de l’église, par être réservé aux domestiques des chanoines 49 ». Cette théorie se révèle assez conforme à divers autres cas relevés notamment dans le sud de la France où il arrive qu’au sein des cathédrales comprenant des paroisses, celles qui sont « le siège des paroisses ‘personnelles’, dont les dépendances sont limitées à un tout petit territoire qui n’abrite que des édifices religieux […], ont un nombre très limité de paroissiens, les habitants du cloître au sens large du terme, c’est-à-dire les chanoines, les officiers du chapitre, leurs serviteurs et leur famille 50 ». Certains auteurs insistent même sur le fait que « la cathédrale est avant tout l’église de l’évêque et de son chapitre ; si une paroisse est installée soit dans la cathédrale même, soit dans le deuxième sanctuaire de ce qui est alors un groupe cathédral, elle s’adresse à la familia du chapitre 51 ». La présence de vases à encens dans plusieurs de ces tombes, le fait que la plupart sont en cercueil et que les individus en place sont de sexe masculin corroboreraient aussi cette hypothèse. 3.4. Le cimetière du parvis Notre-Dame La dernière zone sépulcrale observée au sein du groupe épiscopal est également rattachée à la période des XIIIe-XIVe siècles et se situe sous le parvis de la cathédrale Notre-Dame. Des sondages 52 effectués dans ce secteur ont permis le dégagement de pierres de libage (mises en place aux IIe et IIIe siècles), de niveaux médiévaux de circulation et d’un cimetière des XIIIe-

48. Pour la population de la période fin XIIIe-début XIVe siècle, en ne tenant compte que des sujets sexués, la différence avec une distribution normale est hautement significative (Chi2 à 1 ddl de 18,16 avec p<0,001). En admettant que tous les sujets indéterminés soient assimilés aux femmes, le sex-ratio deviendrait plus équilibré et équivaudrait à une distribution plus « naturelle ». Le calcul du Chi2 n’est alors plus significatif (Chi2 à 1 ddl de 1,88). Cependant cette hypothèse absurde ne peut absolument pas convenir à la population inhumée dans cette partie du cimetière, car, d’une part, on ne peut pas considérer les sujets dont la diagnose sexuelle par le bassin n’a pu être établie comme étant systématiquement féminins, et d’autre part, les mesures effectuées sur les ossements de ces individus correspondent davantage aux mensurations masculines de la population. 49. BEAUREPAIRE 1886, p. 35. 50. RYCKEBUSCH 1995, p. 298. 51. ESQUIEU 1995, p. 17-29. 52. GUILLOIT 1976, p. 1-10.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

115

siècles. La partie cémétériale s’étendait sur environ 12 m2. Trente-cinq sépultures en pleine terre, orientées est-nord-est 53, y furent exhumées sur trois niveaux d’ensevelissement. Parmi les trente-neuf inhumés décomptés, il y avait quatorze adultes, dix-sept adolescents et cinq enfants. Les ossements en connexion étaient en mauvais état de conservation. À l’exception de deux coquilles Saint-Jacques, retrouvées de part et d’autre de la tête d’un adulte et interprétées comme le témoignage d’un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle 54, aucun mobilier funéraire associé aux sépultures n’a été recueilli. L’existence de ce cimetière sous le parvis n’est pas surprenante puisqu’il est fréquemment évoqué par divers auteurs, notamment François Farin, comme un lieu privilégié d’inhumation pour des personnes de haut rang 55. Ce secteur, autrefois appelé « aître de Notre-Dame », relevait du pouvoir du chapitre et bénéficiait de ce fait d’avantages importants (droit d’asile pour les voleurs 56 ou franchise de tous droits et taxes autres que ceux prélevés pour les chanoines). Il fut graduellement loti par des maisons capitulaires. Certaines furent ensuite converties en boutiques, l’exemption dont bénéficiaient les propriétés de l’ensemble épiscopal attirant les marchands. En effet, les activités commerciales étaient courantes autour de la cathédrale et particulièrement sur le parvis où un marché à la volaille et aux herbes s’est tenu jusqu’en 1429 57. De plus, les chanoines avaient entouré « leur aître d’une muraille crénelée 58 qui donnait à la basilique l’apparence d’une forteresse 59 ». Il fut même pavé en 1537 60. XIVe

53. Le rapport de fouilles signale que deux sépultures sont orientées est-sud-est, dans les niveaux les plus bas. 54. GUILLOIT 1976, p. 1-10 ; voir aussi ALEXANDRE-BIDON, PÉRICARD-MÉA 1993, p. 167-179. 55. FARIN 1738, 3e partie, p. 23. 56. Le droit d’asile de l’Église était important et particulièrement respecté en Normandie. Les malfaiteurs pouvaient trouver refuge dans les églises et dans toutes propriétés rattachées au domaine ecclésiastique (cimetière, maisons capitulaires, parvis…) pour lesquels le droit de protection était étendu. Ils étaient alors soumis aux statuts des lois épiscopales, rappelées lors du concile de Lillebonne en 1080. À Rouen, ce privilège a souvent été l’objet de graves démêlés avec la Commune, qui contestait l’exclusivité du droit de juridiction du chapitre sur ses serviteurs. Ces différends ont eu quelquefois de sérieuses conséquences : par exemple, en 1207, le Chapitre jeta l’interdit sur la ville, après l’emprisonnement d’un de ses serviteurs arrêté lors d’une bagarre, ce qui portait atteinte à son pouvoir de juridiction (CHÉRUEL 1843, p. 107-111). 57. Ce marché fut transféré à cette époque au Marché Neuf du clos aux Juifs à la suite des plaintes des chanoines qui dénonçaient les désordres publics et esthétiques qu’occasionnait la foule massée devant l’église, entravant l’entrée des fidèles, et la gêne que provoquait la présence des vendeurs, perçue comme une grave offense envers un lieu sacré (LESGUILLEZ 1826 ; HERVAL 1947 ; LARDIN cité par MANNEVILLE 1997, p. 425-437). 58. Comme l’ont montré plusieurs études iconographiques, les cimetières étaient souvent délimités par des bornes, des croix ou une muraille matérialisant ainsi l’immunité offerte aux communautés religieuses pour cet espace (TREFFORT 1996 ; LAUWERS 1997, p. 206-255 ; ALEXANDREBIDON 1996, p. 79-94 ; 1998 ; ALEXANDRE-BIDON, TREFFORT 1993, p. 253-273). 59. CHÉRUEL 1843, p. 9 et 40-56. 60. POMMERAYE 1686, p. 37 ; FARIN 1738, p. 6 ; LESGUILLEZ 1826, p. 75.

Publications du CRAHM, 2004


116

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

CONCLUSION Les évolutions architecturales de la cathédrale de Rouen, l’histoire de ses cimetières, la répartition spatiale des sépultures dans les différents secteurs d’inhumation sont complexes et ont varié à nombreuses reprises d’une période à l’autre. Diverses autres structures ont été reconnues par les fouilles tant dans le secteur de la Cour d’Albane que dans celui de la Cour des Maçons : ajout d’un système d’adduction d’eau, présence de moules à cloches 61 destinées à la tour Saint-Romain, établissement de loges pour des maçons ou d’abris pour les tailleurs de pierre, identification de la prison du chapitre au pied de la tour Saint-Romain, fondations de la tour de la Trésorerie (dans l’angle sud-est de la Cour d’Albane), de la Maîtrise (immeuble en bois du XVIIIe siècle, Cour d’Albane), constructions d’une galerie souterraine entre la fontaine Notre-Dame et l’Hôtel-Dieu avant 1485 (Cour des Maçons), d’un lotissement de maisons construites par le chapitre en 1590 (Cour des Maçons), ou encore installation d’égouts au XVIe siècle (Cour des Maçons)… De même, les aménagements modernes du XIXe et du XXe siècle ont fait l’objet de relevés, mais leur description outrepasse les limites chronologiques et le sujet fixés pour cette communication 62.

61. Ces cloches avaient été offertes, à ses frais, par le cardinal Guillaume d’Estouteville à la cathédrale. 62. Pour plus de détails, se référer à LE MAHO 1992, p. 40-41 ; 1994 a, p. 49.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

117

SOURCES De sancto Evodio… De sancto Evodio episcopo confessore, Acta Sanctorum, Oct. IV, p. 246-248. DUDON DE SAINT-QUENTIN, De moribus et actis primorun Normannicae Ducum, publié par LAIR J., 1858, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 3e série, 3e vol., t. XXIII, 2e partie, Caen; CHRISTIANSEN E., 1998, History of the Normans. Dudo of Saint-Quentin, translation into English, The Boydell Press, Woodbridge.

ORDERIC VITAL, Histoire de Normandie, publiée par G UIZOT F., 1826, t. III, Mancel, Caen ; Historia ecclesiastica VVI, CHIBNALL M. (edited and translated by), 1972, The Ecclesiastical History of Ordericus Vitalis, 3, Oxford medieval texts, Clarendon Press, Oxford. WACE , Roman de Rou, publié par HOLDEN A. J., 1970-1973, Picard, Paris, 3 vol. ; WACE, Le roman de Rou et des Ducs de Normandie, t. 1, 1827, Éditions Frère, Rouen, 2 vol.

BIBLIOGRAPHIE ALEXANDRE-BIDON D., 1996, « Images du cimetière chrétien au Moyen Âge », dans GALINIÉ H., ZADORARIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 79-94. 1998, La mort au Moyen Âge, XIIIe-XVIe siècle, Collection La vie quotidienne, Hachette Littératures, Saint-Amand-Montrond. ALEXANDRE-BIDON D., PÉRICARD-MÉA D., 1993, « Saint-Jacques, intercesseur des morts ? », dans A LEXANDRE -B IDON D., TREFFORT C. (dir.), À réveiller les morts, la mort au quotidien dans l’occident médiéval, Presses universitaires de Lyon, Lyon, p. 167-179. ALEXANDRE-BIDON D., TREFFORT C., 1993, «Un quartier pour les morts : images du cimetière médiéval», dans ALEXANDREBIDON D., TREFFORT C. (dir.), À réveiller les morts, La mort au quotidien dans l’Occident médiéval, Presses universitaires de Lyon, Lyon, p. 253-273.

Publications du CRAHM, 2004

BEAUREPAIRE C. DE, 1886, « Notice sur la Cour d’Albane », dans ALLAIS H., BEAUREPAIRE C. de, DUBOSC J. et al., Rouen pittoresque, E. Augé, Rouen, p. 33-35. CHÉRUEL A., 1843, Histoire de Rouen pendant l’époque communale - 1150-1382, t. 1, 2e partie, Nicétas Périaux, Rouen. DEVILLE A., 1881, Tombeaux de la cathédrale de Rouen, 3e édition par F. BOUQUET, A. Lévy, Paris. ESQUIEU Y., 1995, « La cathédrale et son quartier : problème de topographie dans les cités méridionales», La cathédrale (XIIe-XIVe s.), Cahiers de Fanjeaux, Histoire religieuse du Languedoc aux XIIIe et XIVe siècles, n° 30, Toulouse, p. 17-29. FARIN F., 1659, La Normandie chrestienne ou l’histoire des archevesques de Rouen, du Mesnil, Rouen.


118

JACQUES LE MAHO

ET

CÉCILE NIEL

LAFOND J., 1910, La cathédrale de Rouen par l’abbé Armand Loisel. Étude sur les vitraux par J. Lafond, Petites monographies des grands édifices de la France, Laurens H., Paris.

1997 b, «Cathédrale Notre-Dame de Rouen. Vœu pour la restitution d’une épitaphe sur la sépulture de l’archevêque de Rouen Maurice († 1235) », Bulletin de la Commission Départementale des Antiquités de la Seine-Maritime, t. XLIV, p. 131-132. 2001 a, « Die erzbischöfliche Pfalz von Rouen (Frankreich) zu Beginn des 9. Jahrunderts», Deutsche Königspfalzen, Veröffentlichungen des Max-PlanckInstituts fur Geschichte 11/5, Göttingen, p. 193-210. 2001 b, « La crypte de la cathédrale de Rouen», Annuaire des cinq départements de la Normandie, Congrès de Rouen 2000, Caen, p. 11-14. 2002, « Tours et entrées occidentales des églises de la basse vallée de la Seine (IXe-XIIe siècle) », dans SAPIN C. (dir.), Avant-nefs et espaces d’accueil dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Éditions du CTHS, Paris, p. 281-296.

LAUWERS M., 1997, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles), Théologie historique, 103, Beauchesne, Paris.

LESGUILLEZ A., 1826, Lettres sur la ville de Rouen ou Précis de son histoire topographique, civile et politique depuis son origine jusqu’en 1826, Éditions Frère, Rouen.

1738, Histoire de la ville de Rouen, B. Le Brun, Rouen, 2 vol. FAVREAU R., MICHAUD J. (dir.), 2002, Corpus des inscriptions de la France médiévale : Calvados, Eure, Manche, Orne, Seine-Maritime, t. 22, CNRS Éditions, Paris. GUILLOIT R., 1976, « Sondage archéologique de la Place de la Cathédrale », Rapport de fouilles, juin-décembre 1975, SRA - Ministère de la Culture, Rouen, 10 p. HERVAL R., 1947, Histoire de Rouen, des origines à la fin du XVe siècle, Maugard, Rouen.

LE MAHO J., 1992, « Rouen, cathédrale Notre-Dame, Cour des Maçons, Cour d’Albane», Bilan scientifique de Haute-Normandie, SRA de Haute-Normandie, p. 77. 1994 a, « Les fouilles de la cathédrale de Rouen de 1985 à 1993 - Esquisse d’un premier bilan », Archéologie Médiévale, XXIV, p. 1-49. 1994 b, « Rouen », dans PICARD J.-C. (dir.), Les chanoines dans la ville - Recherches sur la topographie des quartiers canoniaux en France, De Boccard, Paris, p. 329341. 1997 a, « Nouvelles hypothèses sur l’église Notre-Dame de Rouen au Xe siècle », dans LEMAGNEN S. et MANNEVILLE P. (textes recueillis par), «Chapitres et cathédrales en Normandie», Annales de Normandie, Série des congrès des sociétés historiques et archéologiques de Normandie, 2, p. 295-306.

LOTH J., 1879, La Cathédrale de Rouen, son histoire, sa description, depuis les origines jusqu’à nos jours, Fleury, Rouen. MANNEVILLE P., 1997, « L’ »isolement » de la cathédrale de Rouen», dans LEMAGNEN S. et MANNEVILLE P. (textes recueillis par), « Chapitres et cathédrales en Normandie », Annales de Normandie, Série des congrès des sociétés historiques et archéologiques de Normandie, 2, p. 425-438. MUSSET L., 1985, « Les sépultures des souverains normands : un aspect de l’idéologie du pouvoir », dans MUSSET L. et al., « Autour du pouvoir ducal normand – X e XII e siècles », Cahier des Annales de Normandie, n° 17, p. 19-44.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 93-119


OBSERVATIONS

SUR LA TOPOGRAPHIE FUNÉRAIRE DE LA

POMMERAYE J.-F. (Dom), 1686, Histoire de l’église cathédrale de Rouen, métropolitaine et primatiale de Normandie, s.l., s.n., Rouen. RYCKEBUSCH F., 1995, «La fonction paroissiale des cathédrales du Midi à la fin du Moyen Âge », La cathédrale (XIIe-XIVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, Histoire religieuse du Languedoc aux XIIIe et XIVe siècles, n° 30, Privat, Toulouse, p. 295-336. SAUVAGE (Abbé), 1889, Les souterrains de la cathédrale de Rouen, E. Marguery, Rouen, p. 22.

Publications du CRAHM, 2004

CATHÉDRALE

DE

ROUEN

119

SCHLICHT M., 1997, « Afin de relever le statut de notre église-mère : les façades du transept de la cathédrale de Rouen », Annales de Normandie, 47e année, 5, Caen, p. 537574. TREFFORT C., 1996, L’église carolingienne et la mort, Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 3, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 216 p.



ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE DEPUIS LE HAUT

MOYEN ÂGE

Annie BARDEL * et Ronan PERENNEC **

Résumé : Les conditions de conservation particulières du site abbatial de Landévennec ont souvent permis la survie de matériaux organiques. Il a ainsi été possible d’observer l’architecture de bois de certaines tombes dans les mêmes conditions que les aménagements faisant appel à la pierre. La typologie qui en résulte, malgré l’importance des fosses en pleine terre, présente une incontestable diversité. De plus, elle évolue au fil du temps : on voit se dessiner, du VIe au XVIIIe siècle, des changements d’attitude face à la sépulture, qui ont des répercussions sur le choix de celle-ci, mais aussi sur son emplacement. Cela permet de retracer l’évolution des zones cémétériales, religieuses ou laïques, pour autant qu’on puisse différencier ces deux catégories. Mots-clés : Bretagne, abbaye, haut Moyen Âge, Moyen Âge, Époque moderne, sépultures, bois.

Les fouilles programmées sur le site de l’ancienne abbaye de Landévennec (Finistère) ont provoqué la mise au jour, depuis 1978, de deux cent quarantesept sépultures, dont la datation s’échelonne entre la fin du Ve et le XVIIIe siècle. Le début des inhumations correspond en principe à la fondation du monastère, que l’hagiographie attribue à saint Guénolé, fils d’immigrants gallois 1. Malgré la rareté des sources textuelles, surtout sensible pour les périodes préromanes, on peut situer cet événement vers la fin du Ve ou le début du * UMR 6566, Université de Rennes 2 ** Service départemental d’archéologie du Finistère 1. DE SMEDT (Abbé Gurdisten) 1888.

Inhumations et édifices religieux, p. 121-158, Publications du CRAHM, 2004


122

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

siècle, comme l’attestent à la fois les recherches historiques, archéologiques et leur recoupement avec une datation radiocarbone 2. Les tombes mises au jour, toutes époques confondues, se caractérisent par une absence quasi-systématique de mobilier. L’inventaire exclut même totalement les monnaies ou céramiques, pourtant relativement traditionnelles dans d’autres régions. Une telle carence en mobilier n’est pas inhabituelle en Bretagne, où elle apparaîtrait plutôt comme un fait de civilisation. Il faut aussi considérer, sans aucune certitude, qu’elle peut être accentuée ici par l’état de dégradation d’une grande partie des tombes. Qu’il s’agisse des fosses elles-mêmes, recouvertes ou recoupées par diverses structures, ou de leurs occupants, écrasés, dispersés ou disparus par érosion naturelle, l’état de conservation en est assez médiocre, restreignant fortement les possibilités d’études taphonomiques. Les fosses sont dans l’ensemble très peu profondes (un ou deux pieds), même lorsque le terrain permettait des enfouissements moins superficiels. Dans certaines zones, l’affleurement du substrat schisteux réduit la profondeur disponible et multiplie de ce fait les recoupements, tout en accélérant la dégradation naturelle du matériel osseux, à cause de l’acidité du milieu. L’omniprésence d’une nappe phréatique devait constituer un facteur aggravant de l’érosion des ossements, comme on a pu le constater à plusieurs reprises dans les niveaux où les battements de l’eau avaient le plus d’amplitude 3. Mais dans les creux du terrain ou dans les couches profondes, là où des ruissellements constants étaient associés à des remblais argileux ou tourbeux assurant un colmatage étanche, la conjonction de ces deux éléments a entraîné au contraire, partout où ils étaient réunis, des conditions idéales de conservation de toutes les matières organiques, et du bois en particulier. Cette caractéristique du site permet d’établir un éventail typologique relativement large de l’utilisation du bois dans les sépultures. Les conditions d’études ne sont toutefois pas exhaustives, puisqu’elles favorisent les niveaux profonds. Il en résultera donc une certaine inégalité de traitement, qu’il est nécessaire de prendre en compte pour une évaluation statistique. VIe

1. TYPOLOGIE DES SÉPULTURES (fig. 1) Sur les deux cent quarante-sept sépultures mises au jour sur le site, en position primaire ou secondaire, deux cent neuf ont été retenues pour étude. Quelques tombes ont fourni les éléments, bois ou ossements, permettant leur

2. SIMON 1985, p. 21-55 ; BARDEL, PÉRENNEC 2004, p. 125-126. Centre de datation par le Radiocarbone, Université Cl. Bernard Lyon 1 (Ly-5783). Prélèvement ostéologique provenant d’une tombe évaluée stratigraphiquement comme l’une des plus anciennes du cimetière du chevet. Dates les plus probables : 470-535, 590. 3. La conservation aléatoire des squelettes a limité les études anthropologiques, menées depuis 1978 (GIOT 1984 à 1997).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

123

Fig. 1 : Schémas indiquant les pourcentages des types de sépultures : typologie détaillée et typologie globale.

datation absolue, mais la chronologie d’ensemble est obtenue essentiellement par recoupements stratigraphiques. 1.1. Fosses en pleine terre Il faut noter, en remarque préliminaire, que la moitié des tombes repérées est constituée de simples fosses creusées dans le substrat argileux ou dans le schiste naturel délité, sans aucune trace d’aménagement ou de couverture. Mais leur nombre et leur répartition ne sont pas vraiment représentatifs : certaines d’entre elles ayant été partiellement – ou presque totalement – détruites avant leur découverte, leur attribution typologique est indéterminable. D’autres, mieux conservées en apparence, ont pu être plus élaborées à l’origine sans garder de traces visibles. Publications du CRAHM, 2004


124

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

Même si l’on ne tient compte que des moins contestables, ces fosses restent majoritaires et représentent 43 % du lot étudié, mais elles sont disséminées sur l’ensemble du monastère, dans toutes les zones concernées par les enfouissements et à toutes les périodes historiques. Leur typologie n’est donc pas caractéristique. Vingt-cinq fosses en pleine terre se distinguent de cette première série ; elles sont aménagées simplement, avec un calage intérieur très variable. Des pierres, généralement posées sur chant, encadrent presque systématiquement la tête. Les autres calages, s’ils existent, sont répartis le long du corps, de part et d’autre des pieds le plus souvent, ou bien des jambes ou du bassin 4. Ce type de sépulture est aussi présent à toutes les époques et dans pratiquement toutes les zones fouillées. Certaines tombes possèdent encore les restes d’une couverture, en dalles de schiste ou en bois, associée ou non à un calage de pierres interne. Les couvercles de dalles ne sont d’ailleurs pas caractéristiques d’une période ou d’un lieu. Leur proportion est très faible, mais cette lacune apparente peut être due à une récupération systématique des pierres de couverture lors des enfouissements postérieurs. Quant aux couvercles de bois, étant donné les difficultés de conservation de ce matériau, il est certain qu’ils ont disparu en partie. S’ils dominent très largement au XIe siècle, ils ont été utilisés sur le site dès le VIIe siècle, et leur usage s’est prolongé jusque dans l’Époque moderne. 1.2. Les aménagements de bois 1.2.1. Couvertures On a pu constater lors des fouilles que 1es couvercles étaient souvent faits de matériaux de récupération : deux planches contiguës d’épaisseur et de longueur différentes ou bien une seule planche plus ou moins épaisse, pas toujours en rapport avec les dimensions de la fosse. Quelques-unes cependant sont épaisses et bien ajustées, adaptées à la tombe qu’elles recouvrent et pour laquelle elles ont manifestement été travaillées. Les essences de bois varient moins que les types d’assemblages : le chêne, qui représente 98 % des bois d’œuvre recensés sur le site, apparaît sur ces tombes dans la même proportion, à côté de l’orme, du frêne et de l’aulne 5. 1.2.2. Claies souples Dans onze fosses à couvercles de bois, avec ou sans calage de pierres interne, le squelette était entouré de baguettes formant une sorte de claie ou de panier 4. Ces pierres servent à maintenir le corps et ne sont pas des calages pour des planches de bois. 5. HUNOT, MARGUERIE 1992 à 1999. La vie de saint Ulrich par Gérard d’Augsbourg, à la fin du Xe siècle, fournit un exemple de fosse à couvercle de bois, si nombreux à Landévennec pendant la construction de l’abbatiale romane. Le choix d’Ulrich est celui d’une tombe très modeste : « En effet, lui-même avait demandé, alors qu’il vivait encore, qu’on ne place pas de planche de bois sous son corps, mais qu’on le dépose dans la terre pure et qu’on le recouvre d’un couvercle de bois » (GÉRARD, Vie de saint Ulrich (983-993), dans TREFFORT 1996 a, p. 75).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

125

Fig. 2 : Types de sépultures aménagées en bois : a- cercueil chevillé ; b- cercueil à claire-voie ; c- sarcophage monoxyle ; d- claie et couvercle de bois.

à structure très lâche. Deux cannes longitudinales, de la longueur de la fosse, servent de support à deux ou trois « cercles » transversaux, entourant le corps au niveau des épaules, du bassin et des jambes (fig. 2-d). Les bois utilisés ont pu être identifiés comme des branchettes de noisetier ou de sureau 6, d’un diamètre moyen de 1,5 cm. Elles sont quelquefois torsadées. Ces baguettes 6. HUNOT, MARGUERIE, 1992 à 1999.

Publications du CRAHM, 2004


126

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

ne peuvent être confondues avec des végétaux déposés en lits, en gerbes, ou en « oreillers » : leur agencement est bien caractérisé et les branchettes utilisées sont parfaitement émondées, comme des tiges d’osier. Cette claie servait-elle à maintenir le linceul, qui semble bien attesté dans ce type de tombe par les indications taphonomiques, ou à soutenir les planches de couverture ? À première vue, sa fragilité ne permet guère de supposer qu’elle était utilisée pour la descente du corps dans la fosse. Pourtant, une des caractéristiques de ces sépultures est l’état de perturbation du squelette, résultant d’une torsion plus ou moins accentuée du corps, parfois même déposé latéralement. Ce phénomène n’apparaît pas de façon systématique, mais il est assez fréquent pour être noté. Il va de pair avec une profondeur inhabituelle des fosses (de l’ordre de 0,60 m environ) et l’on peut imaginer un dépôt assez maladroit par l’intermédiaire de cet appareillage. Les torsades observées dans certains cas peuvent être destinées à renforcer la solidité des rameaux, pour en faire l’équivalent de cordages 7. Ce mode de sépulture est assez bien daté et se concentre apparemment dans la fin du Xe et la première moitié du XIe siècle. La conservation de baguettes de bois étant toutefois assez aléatoire, on peut supposer qu’une partie au moins des tombes couvertes en planches, très largement dominantes au XIe siècle, renfermait à l’origine ce genre de claie. 1.2.3. Planches de fond À l’inverse, il a été mis au jour trois sépultures où le corps reposait sur une planche, sans autre aménagement repérable. Le pourcentage insignifiant que représente ce genre de tombe est encore amoindri par l’incertitude où l’on se trouve pour les identifier réellement. En effet, les quelques exemplaires concernés ont tous été arasés et leur occupant conservé de façon plus ou moins résiduelle. Il est probable que ces restes étaient associés à l’origine avec un couvercle disparu, formant une amorce de « cercueil » extrêmement simplifié : on en possède un exemple, en bon état de conservation, où le corps est posé sur une planche de récupération, trop courte et perforée sur toute sa longueur, et recouvert par deux planches contiguës. Il est d’autant plus logique d’associer ces quelques cas qu’ils sont contemporains, datables approximativement de la fin du Xe et du début du XIe siècle. 1.2.4. Coffrages non assemblés De fabrication assez variable, ils sont constitués dans le meilleur des cas d’un fond, de quatre côtés et d’un couvercle : les planches sont disposées dans une fosse plus large, puis calées par l’extérieur avec de l’argile compacte ou du cailloutis de schiste argileux provenant du substrat. Les parois sont posées sur 7. Ces dispositifs sont à rapprocher des échelles ou des brancards servant au transport du corps (GUIGON 1994, p. 29), qui pouvaient être construits « avec des cordes entrelacées entre deux montants de bois, ou même des rameaux et des bâtons » (TREFFORT 1993, p. 213) ; ainsi que des linges « en forme de hamac » utilisés pour les ensevelissements (ALEXANDRE-BIDON 1993, p. 199).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

127

le fond et les deux extrémités, placées à l’intérieur, maintiennent l’écartement des flancs 8. Les éléments de bois utilisés pour ce genre de tombe proviennent parfois de récupérations et les caissons ne sont pas toujours complets. Il peut manquer les parois des deux extrémités, ou même le fond. D’autres cas, au contraire, se révèlent très homogènes, fabriqués avec des planches taillées pour l’occasion. On peut citer l’exemple d’un coffrage complet, fait pour un très jeune enfant, et dont les planches provenaient toutes du même arbre. Il ne peut s’agir ici de récupération 9. Ce type de sépulture est répertorié sur le site au haut Moyen Âge, de la fin du VIIe au IXe siècle. Un exemplaire particulier, datable du XVIIe siècle, a cependant été mis au jour dans la nef, où trois individus ont été installés dans la même fosse. Le fond en a été rempli de végétaux, entre deux traverses de bois soutenant un coffrage avec des parois assez hautes pour enfermer trois corps superposés, chacun étant posé sur une planche. Un couvercle de bois, disparu, devait fermer l’ensemble, qui est en mauvais état de conservation, surtout en ce qui concerne les ossements. 1.2.5. Cercueils chevillés Deux coffrages apparemment similaires s’en distinguent par leur fabrication, puisque les pièces qui les constituent sont chevillées entre elles. Dans l’un des cas, le fond et les deux extrémités sont même assemblés par un système de tenons, mortaises et rainures. Les parois latérales sont posées sur le fond et fixées verticalement à partir du dessous. Dans l’autre, la paroi droite est assemblée de cette façon, alors que la gauche est appliquée contre le fond et chevillée dans la tranche de celui-ci 10 (fig. 2-a). Comme les coffrages non assemblés, ces sépultures utilisent en partie des bois de récupération, et l’assemblage peut être assez aléatoire, avec un côté plus long que l’autre et une extrémité faite de morceaux de bois dépareillés et non alignés. L’un des deux squelettes n’existait plus qu’à l’état résiduel, l’autre, en decubitus latéral partiel, était très perturbé. On peut se demander si cette position particulière, déjà signalée plus haut, était volontaire ou si elle résulte d’un basculement provoqué par la descente du cercueil dans la fosse. Dans ce cas précis, la hauteur intérieure de la caisse (25 cm) ne permet pas le dépôt volontaire du corps sur le côté. Il n’est pas impossible toutefois que celui-ci n’ait été à demi retourné, en cas de basculement. L’assemblage préliminaire implique en effet un mode funéraire foncièrement différent, dans la mesure 8. Exemples similaires dans HENRION, HUNOT 1996, p. 198. 9. Analyse dendrochronologique réalisée par V. Bernard (UMR CNRS 6566), rapport 2002, qui a pu mettre en évidence l’homogénéité de fabrication de ce coffrage, dont les planches ont été datées de la fin du VIIIe ou du tout début du IXe siècle. 10. Deux planches provenant de ce coffre ont été datées par dendrochronologie (BERNARD, id., rapport 1999-2000). Celles-ci font apparaître un écart de datation impressionnant, l’une d’elles étant postérieure à 647, l’autre à 803. Il n’est pas exclu que cet écart soit lié à la position des planches dans le tronc d’où elles ont été extraites, plutôt qu’à une distorsion chronologique, mais cette hypothèse n’a pas été privilégiée par V. Bernard. La datation retenue actuellement, après recoupements stratigraphiques, est le début du IXe siècle.

Publications du CRAHM, 2004


128

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

où il faut descendre dans la fosse le cercueil et son occupant, au lieu de déposer le corps dans une tombe toute prête, déjà parementée. Il n’a été découvert en tout que deux cercueils chevillés, mais il est possible que parmi les coffrages apparemment non assemblés, certains, partiellement détruits, aient été de ce type. Cela ne changerait pas, de toutes façons, leur datation qui se concentre dans le début du IXe siècle. 1.2.6. Cercueils à claire-voie Un autre type de cercueil se différencie nettement. Les deux faces latérales ne sont pas rattachées à un fond mais reliées entre elles par une succession de baguettes constituant une claire-voie sur laquelle est directement posé le corps. Elles sont assez fines (1 cm de diamètre en moyenne) et sont espacées d’environ 13-15 cm, sauf sous les épaules et la tête où elles se resserrent à 78 cm. Deux planches verticales, maintenues entre deux baguettes, forment les extrémités, et la tombe est fermée par un couvercle de bois (fig. 2-b). Ce type de cercueil est datable du IXe siècle. Sur les trois exemplaires mis au jour, deux ont pu être fouillés. Le corps y était désordonné, en torsion latérale plus ou moins accentuée, ce qui coïncide avec la profondeur relative de ces sépultures : le cercueil était probablement descendu dans la fosse avec son occupant. L’espace compris entre les parois et les bords de l’excavation était colmaté à l’argile. La question essentielle reste la raison de cet assemblage à claire-voie. On a pu trouver mention de « pourrissoirs » où le défunt est déposé sur des barres, en suspension au-dessus du fond, afin de libérer plus rapidement la place pour une nouvelle inhumation. Cela ne peut être le cas à Landévennec, où les barres reposent directement sur un fond aplani de substrat argileux, compact et imperméable, sans aucune évacuation possible, mais au milieu de ruissellements continuels. Les fosses concernées par ces inhumations étant systématiquement remplies d’eau à cause de l’affleurement de la nappe phréatique, peut-on imaginer tout simplement que les coffres de bois flottaient et que malgré leur absence d’étanchéité, les aléas de leur submersion nuisaient à la solennité de la cérémonie d’inhumation ? À moins que ce système n’ait facilité l’évacuation des liquides de décomposition, emportés par les eaux de ruissellement 11. La question reste ouverte dans l’état actuel des recherches. On peut revenir à ce sujet sur une sépulture mentionnée plus haut, faite d’une planche de fond et d’un couvercle. Le fond était perforé d’une double rangée de trous circulaires, d’un diamètre de 3-4 cm, qui l’ont fait interpréter comme une récupération. Ces perforations ne seraient-elles pas au contraire destinées à l’inhumation, formant en quelque sorte l’équivalent d’un fond à claire-voie ?

11. On peut rapprocher ces caractéristiques de certains sarcophages de pierres percés au fond (HENRION 2000, p. 345).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

129

1.2.7. Cercueils cloués Leur datation est systématiquement tardive (XVIIe-XVIIIe siècle), et le bois n’en est pas conservé ou très mal, les conditions habituelles de préservation n’étant pas réunies dans les niveaux les plus superficiels. Bien qu’ils soient aisément repérables, grâce à la présence des clous, on doit cependant signaler qu’ils étaient exceptionnellement peu nombreux sur le site, où quatre spécimens seulement ont été relevés. 1.2.8. Sarcophages Pour en revenir aux sépultures de bois du haut Moyen Âge, un dernier type est assez bien représenté, celui des sarcophages monoxyles (fig. 2-c). On en a mis au jour onze exemplaires, dont un seul était parfaitement conservé, les autres ayant été détruits ou arasés par des enfouissements ou des excavations postérieures. Ils sont cependant facilement identifiables puisqu’il s’agit de troncs d’arbres plus ou moins grossièrement équarris, taillés et évidés à la hache et à l’herminette, qui se distinguent aisément des planches refendues. Leurs dimensions externes sont aussi exceptionnelles, à cause de la masse que représentent leurs parois et surtout les deux extrémités du sarcophage. En effet, alors que les coffres et coffrages de bois s’échelonnent en longueur entre 1,85 m et 1,95 m, pour une largeur de 40 à 45 cm, parfois rétrécie au pied à 25-30 cm, les sarcophages mesurent au moins 2,30 m, et jusqu’à 2,56 m pour le mieux conservé. Leur largeur varie entre 50 et 65 cm et s’amenuise au pied à 40-45 cm. Leurs formes sont plus systématiquement trapézoïdales que celles des coffrages, dont certains sont même rectangulaires. Les dimensions internes sont assez proches en largeur des autres contenants, tout en restant dans l’ensemble plus spacieuses. La cuve du sarcophage resté intact est profonde de 0,44 m avec une longueur interne de 2,15 m, pour un occupant dont la taille a été évaluée à 1,72 m 12. Le fond est bien aplani suivant la forme trapézoïdale de l’ensemble, mais remonte au pied pour former un replat de 25 cm de long, qui n’était pas occupé par le défunt. Était-il destiné à porter un objet ? Le pillage de la tombe au XIIe siècle a fait disparaître tout ce qu’elle pouvait contenir, hormis les ossements et deux chausses en cuir souple, prélevées puis rejetées dans la caisse. Son couvercle, également monoxyle, est très bombé sur le dessus avec, en guise de faîtière, une crête longitudinale de section quadrangulaire. Il s’adaptait au coffre par un système de rainures emboîtant les tranches supérieures des parois. La hauteur totale de l’ensemble, bourrelet de faîtage compris, est de 0,76 m. Il ne porte aucun décor ni inscription. Deux cuves de sarcophages du même type, bien que très arasées, gardaient encore des restes de couvercles plus simples, manifestement constitués de planches. On ne peut savoir si elles étaient disposées en bâtière ou à plat.

12. GIOT 1986.

Publications du CRAHM, 2004


130

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

Une datation a pu être proposée pour l’un d’eux, entre la fin du VIIe siècle et le milieu du VIIIe siècle 13. Mais il semblerait que ces sarcophages monoxyles aient perduré sur une assez longue période, à moins que leur utilisation ne soit répartie sur deux phases distinctes, puisque trois d’entre eux ont été datés de la seconde moitié du IXe siècle 14. Le degré de dégradation des cuves mises au jour ne permet pas, à première vue, la moindre comparaison typologique. On peut toutefois observer une différence entre les deux seuls fonds dont l’extrémité côté tête est suffisamment préservée. Celui du IXe siècle est évidé en carré, alors que le plus ancien est arrondi, formant une grossière alvéole céphalique, semi-elliptique. On ne peut malheureusement établir une étude statistique sur deux individus. 1.2.9. Réutilisations Contrairement aux fosses couvertes en dalles, les sépultures de bois, quel que soit leur type, ne se prêtent guère aux réoccupations, à cause de l’affaissement des parois et de l’imbrication du couvercle avec le squelette sous-jacent. Lorsqu’elles existent, les réutilisations se font sur le couvercle, qui sert alors de fond pour l’inhumation suivante. Un second couvercle de bois ferme la tombe. On a pu observer seulement trois réoccupations de ce type, datables de la deuxième moitié du Xe siècle, sur deux cercueils à claire-voie et sur un sarcophage. 1.3. Les tombes empierrées Outre cet ensemble diversifié de sépultures de bois, il existe sur le site des tombes aménagées en pierres, qui ne représentent qu’un pourcentage de 13 %. On a déjà mentionné des couvercles de dalles sur des fosses en pleine terre, plus ou moins aménagées avec des calages internes de pierres plantées sur chant. 1.3.1. Encadrements Dans certains cas, ces calages se développent jusqu’à former un entourage complet, lié à la terre ou même au mortier, sur une seule assise, posée au bord de la fosse. Avec quatre exemples, ce type ne représente qu’un pourcentage insignifiant, mais semble caractéristique des XIIe-XIIIe siècles. Le mode de couverture n’a pu être mis en évidence. Les formes sont assez vaguement anthropomorphes, un peu renflées sur les côtés, et la tête est calée par un logement succinct constitué de deux ou trois pierres. 1.3.2. Coffrages de pierres Un type intermédiaire, plus élaboré, est représenté par une sépulture anthropomorphe, installée en travers d’un mur arasé. Le creux ménagé dans le mur,

13. Analyse 14C (Ly-5782) sur un prélèvement de bois. Dates les plus probables : 671, 750. 14. Deux analyses dendrochronologiques : BERNARD 1999 (US 3081 : 870-885) et 2002 (US 23480 : 832 + 30-40 ans d’aubier), et une analyse 14C (Ly-4970), sur bois. Dates les plus probables : 790, 830, 889, 940.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

131

légèrement ovalisé, est parementé avec des pierres maçonnées sur chant ; de part et d’autre du mur, les deux extrémités sont faites de grosses pierres plantées, formant autour de la tête une logette assez fruste. La sépulture était encore en partie recouverte de dalles massives, collées au mortier sur les parois. Elle est datable du XIIe siècle et précède des coffres maçonnés plus classiques. En effet, une série de onze inhumations se caractérise aisément par son mode de construction. Les parois d’environ 0,35 m de haut sont faites de plusieurs assises de pierres, parementées à l’intérieur et liées au mortier. Elles sont anthropomorphes, toujours un peu élargies et ovalisées, et possèdent toutes un logement pour la tête. Dans les plus anciennes, cette logette est plus succincte, marquée par deux pierres décalées vers l’intérieur, ou bien délimitée par trois dalles plantées. Les plus récentes apparaissent mieux aménagées, avec trois grosses pierres quadrangulaires délimitant un carré bien défini. Les couvertures se sont conservées pour la plupart, au moins partiellement : elles sont faites de dalles de schiste scellées au mortier sur les parois. Dans quelques cas où la tombe a été réoccupée, les dalles sont surélevées au niveau du sol de la dernière réouverture. Les fonds sont simplement constitués par le substrat, sauf pour une sépulture, située au milieu de la salle du chapitre, où les parois sont posées sur un fond dallé. Ce coffre, particulièrement bien construit, a été reparementé à l’intérieur avec des dalles plaquées verticalement contre les parois maçonnées. L’aménagement côté tête a disparu, suite à un rallongement ultérieur destiné à former une deuxième tombe alignée, avec parois maçonnées et logette céphalique en trois grosses pierres 15. Ces sépultures sont toutes datées des XIIe-XIIIe siècles, et si elles suivent une évolution typologique au cours de cette période, les indices que nous possédons, certifiés par des recoupements stratigraphiques, ne sont pas assez nombreux pour être considérés comme définitivement probants. 1.3.3. Coffres maçonnés carolingiens Un genre de caveau maçonné, relativement similaire, s’en distingue tout de même assez nettement. Deux exemples seulement en ont été mis au jour sur le site ; ils sont datés de la deuxième moitié du IXe siècle. Les parois, construites sur plusieurs assises, font 0,60 m de hauteur. La forme est plutôt rectangulaire que trapézoïdale, sans le moindre aménagement pour caler la tête. Il a été retrouvé une dalle sous une boîte crânienne, mais il s’agissait d’une réoccupation au Xe siècle et cet « oreiller » peut donc être postérieur au tombeau. Les parois internes ont été enduites – il en reste encore une bonne part in situ – mais on ne sait rien du mode de couverture. Une dalle de schiste emprisonnée sous les fondations romanes semble dater, là encore, d’une des

15. Ce type de réutilisation est fréquent à la même époque dans le cimetière de Cruas, en Ardèche, où il est vraisemblablement lié à des regroupements familiaux (TARDIEU 1993, p. 233235).

Publications du CRAHM, 2004


132

ANNIE BARDEL

réoccupations postérieures, fin Xe-début simplement à la reconstruction romane.

XIe

ET

RONAN PERENNEC

siècle, ou correspondre tout

1.3.4. Tombeaux Pour achever cet inventaire typologique, il reste à mentionner les tombeaux exceptionnels, qui accueillaient des défunts particulièrement privilégiés, ou les plus conscients de leurs privilèges. Dans le mur gouttereau nord de l’église romane, un enfeu a été construit en même temps que l’édifice, au milieu du XIe siècle. Il est de facture très sobre, avec une arcade en plein-cintre sans décor. La partie basse comprenant la tombe a été détruite et ce qu’il en reste aujourd’hui est une reconstruction récente. Dans la première moitié du XIIe siècle, deux chapelles orientées, couvertes en voûte d’arêtes, ont été accolées au transept sud. La plus petite, située contre le chœur, abritait une sépulture anthropomorphe, trapézoïdale à logette céphalique, entièrement enduite. Ce tombeau a été vidé après l’abandon de l’abbaye, à la fin du XVIIIe siècle ou au début du XIXe siècle. Une tombe apparemment modeste, dans la nef de l’église, avec un couvercle de bois et un large entourage de pierres maçonnées mais non parementées, ne se rattache à aucun des types de sépultures recensés. Il semblerait qu’elle corresponde à la base d’un sépulcre édifié pour un abbé en 1426, déplacé puis perdu par la suite 16. Un gisant en pierre de kersanton, identifiable par ses armoiries, est le seul témoin subsistant du tombeau d’un autre abbé, décédé en 1522. Les ossements, s’ils sont restés à leur place, sont évidemment devenus anonymes. Enfin, un caveau voûté a été creusé et aménagé dans le soubassement de l’abside centrale. On y accédait par des marches situées dans le déambulatoire. Un cercueil y était déposé sur des traverses en kersanton. Ce tombeau, dont on ne connaît pas la datation, mais qui selon toute vraisemblance est postérieur aux chroniques de Noël Mars (1648), a été vidé après l’abandon du monastère, et son accès est maintenant condamné. 1.4. Les réductions de sépultures À l’issue de ce recensement, il peut être instructif d’ouvrir une parenthèse sur les réductions. On laissera de côté les recoupements « accidentels », liés aux travaux de construction, mais d’autres sont indéniablement des réutilisations volontaires. Les ossements du précédent occupant sont réduits et disposés au pied, ou plus ou moins dispersés sur son successeur, mais à l’intérieur de la fosse. Ceci ne concerne que les tombes à couvercle de dalles et se concentre pour l’essentiel dans la salle du chapitre où l’on a relevé cinq cas sur les sept recensés. Les deux autres ont été observés au chevet de l’église, à l’intérieur du caveau du IXe siècle, réutilisé à deux reprises, et dans un des trois coffrages maçonnés du cimetière monastique, où deux réoccupations se sont succédé. 16. MARS 1648, ch. 4, section 3.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

133

Dans cette sépulture, les ossements ont été reposés à l’intérieur, puis sur les dalles de couverture. Pour le reste du cimetière implanté au chevet, le mode de réutilisation s’avère quelque peu différent. Certaines superpositions sont patentes et recouvrent exactement l’emplacement d’une, voire plusieurs fosses antérieures, mais les recoupements apparaissent souvent plus ou moins volontaires. Les ossements les plus voyants sont recueillis et posés au bord de la nouvelle tombe. On retrouve le même genre de recoupements dans le cimetière situé devant le parvis de l’église, où le type de fosses et le terrain sont comparables. Les réductions sont aussi posées sur le bord des tombes, sauf un cas, où les ossements dérangés sont replacés sur un couvercle dallé. Ils ne sont toutefois pas introduits à l’intérieur de la sépulture. Qu’en est-il des autres secteurs réservés aux inhumations ? L’intérieur de l’église et des chapelles annexes, le secteur situé au sud du mur gouttereau et la galerie orientale du cloître ne sont guère concernés par les réductions. Bien qu’ils soient occupés dans une grande proportion par des cercueils ou coffrages de bois, peu propices aux réutilisations, cela ne suffit pas à expliquer cette carence, puisqu’il y a d’autres types de tombes, à d’autres époques, sur toute la surface considérée. On peut ainsi supposer des règlements, ou des habitudes, qui s’appliqueraient différemment selon les zones d’inhumation. Il est donc important de déterminer s’il existe une évolution différentielle à travers les secteurs et les époques d’enfouissement. Il faut d’ores et déjà souligner les limites de cette recherche, dans la mesure où certains espaces, qui apparaissent sur les plans dénués de sépultures, ne peuvent être considérés comme représentatifs. On doit en effet prendre en compte les fouilles de la fin du XIXe siècle et des années cinquante, qui ont vidé entre autres, jusqu’au substrat rocheux, le bras sud du transept et les chapelles attenantes. Cet emplacement correspondant au parvis et à la nef occidentale de la première église, les indications perdues sont essentielles. Sur les autres secteurs les plus touchés, on ne citera que le transept nord et son chevet, où nous avons, pour ces raisons, restreint la fouille à deux sondages. D’un autre côté, l’espace situé au nord de l’abbatiale n’a pas été fouillé ; on ne dispose donc d’aucune indication sur la présence ou l’absence d’inhumations dans ce secteur.

2. RÉPARTITION SPATIALE ET ÉVOLUTION Les théories exposées ici, ainsi que les descriptions restituant l’évolution des bâtiments abbatiaux, sont les résultantes des analyses stratigraphiques et archéologiques 17, recoupées avec les quelques données historiques et hagiographiques disponibles18.

17. BARDEL, PÉRENNEC 1983 à 1998, DFS. 18. Il faut rappeler l’extrême rareté des sources textuelles qui ne fournissent que quelques repères, utilisables a posteriori.

Publications du CRAHM, 2004


134

ANNIE BARDEL

Fig. 3 : Phase du

VIe

au début du

VIIIe

ET

RONAN PERENNEC

siècle : répartition des sépultures.

Il a souvent été nécessaire, dans le cadre de cet article, de restreindre les justificatifs des hypothèses avancées. 2.1. Époque mérovingienne Cette occupation du site comporte deux phases distinctes, mais les incertitudes de datation à l’intérieur de ces niveaux anciens ne permettant pas l’attribution chronologique de la plupart des sépultures à l’une ou l’autre de ces deux phases, elles ne seront pas dissociées en plan (fig. 3) La première couvre approximativement le VIe siècle. Les fouilles, exhaustives sur tout le secteur, bien au-delà des structures concernées, ont mis partiellement au jour un seul édifice, en liaison avec un cimetière et lui-même occupé par des sépultures. Aucune trace d’habitat n’a été mise en évidence pour cette période. Au début du VIIe siècle, l’occupation monastique se développe vers le sud. Des niveaux et structures d’habitat s’implantent de ce côté, probablement Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

135

accolés à l’édifice primitif. La zone cémétériale s’agrandit tout en se répartissant en deux aires distinctes, de part et d’autre du bâtiment originel. La position centrale qu’occupe alors cette structure par rapport à l’ensemble du cimetière, ainsi que l’importance accordée par la suite à cet emplacement où se sont succédé cinq reconstructions de chapelles annexes, permettent de considérer qu’il s’agit là de l’oratoire primitif 19. Au nord-est, le cimetière reste concentré sur son emplacement d’origine, malgré l’extension de l’emprise funéraire, et n’atteint pas le chevet de l’édifice, où se situait l’entrée du monastère 20. Les sépultures sont de simples fosses, qui ne se distinguent pas de celles de l’oratoire. Sur les dix-neuf recensées dans cette zone, une seule était couverte en bois. Le prolongement des inhumations vers le sud-ouest paraît contemporain, dans la mesure où elles s’agencent devant la structure d’habitat implantée au début du VIIe siècle. Il semblerait pourtant, dans l’état actuel des recherches, qu’elles soient survenues dans un second temps. Quatre sépultures seulement sont à cet endroit aménagées en pleine terre, dont une avec pierres de calage. Pour les autres, l’emploi du bois est général : on compte quatre sarcophages monoxyles et sept coffrages 21. Le secteur situé à l’ouest du bâtiment principal a été décaissé lors des « fouilles » de la fin XIXe-début XXe siècle. Les restes d’un sarcophage de bois constituent le seul témoignage sur la présence d’inhumations dans cet espace. Il se rattache stratigraphiquement à l’ensemble de la zone sud-ouest. Celle-ci se développe en parallèle avec le cimetière nord-est où les tombes en terre libre s’alignent devant une clôture orientale, implantée plus tardivement lors de la seconde phase. Comment interpréter dans ce cas les ossements mis au jour hors de cette clôture ? Il ne s’agit en vérité ici que d’une seule réduction, mais antérieure à toutes les structures environnantes. La destruction de ce secteur par une douve associée aux fortifications postérieures empêche de vérifier la réalité d’un cimetière, qui semble pourtant probable. Bien qu’on ne puisse écarter totalement l’hypothèse d’enfouissements laïcs hors les murs, près de la porte de l’abbaye, les données stratigraphiques incitent plutôt à considérer l’existence d’un cimetière originellement plus vaste, raccourci à la fin du VIIe ou au début du VIIIe siècle par l’implantation ou le resserrement de la clôture. Une distinction très nette peut donc être établie entre ce cimetière et celui de la zone occidentale. Bien que la fouille n’ait pas permis de repérer de démarcation entre ces deux espaces, ils semblent posséder un statut différent. Il n’est pas impossible que dès les origines un cimetière laïc se soit agrégé à celui de la communauté, l’un et l’autre étant attirés par les reliques de saint Guénolé 22. Ainsi, dans l’intervalle VIe-VIIIe siècles se dessine une bipolarisation 19. On ne peut exposer ici en détail tous les recoupements archéologiques et historiques qui étayent cette hypothèse et qui se sont renforcés depuis 1991. 20. BARDEL 1991, p. 53. 21. Une datation 14C a été obtenue pour un des sarcophages, 671, 750 (cf. note 13 : Ly-5782) 22. SIMON 1985.

Publications du CRAHM, 2004


136

ANNIE BARDEL

Fig. 4 : Première phase carolingienne, fin VIIIe - début répartition des sépultures.

ET

IXe

RONAN PERENNEC

siècle :

de l’emprise funéraire qui perdurera dans les siècles suivants : ces lieux resteront privilégiés, en dépit des déplacements et transformations des églises successives. 2.2. La première phase carolingienne Au début de l’ère carolingienne, l’abbaye se structure : l’oratoire est reconstruit à la fin du VIIIe siècle et les deux ailes situées à l’est et au sud sont refaites en dur. Une « grande église » est ensuite édifiée au nord de l’oratoire, et la clôture se transforme en fortification 23. Comme pour les phases précédentes, les incertitudes de datation des tombes ne permettent pas une différenciation chronologique suffisante à l’intérieur des VIIIe et IXe siècles. De ce fait, le plan ne rend pas vraiment compte de toutes les sépultures attribuables à cette première phase carolingienne (fig. 4). 23. BARDEL, PÉRENNEC 2004, p. 131.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

137

La muraille orientale, construite en deçà de la clôture antérieure, a recouvert en partie le cimetière du chevet et de nombreuses sépultures ont été éventrées. Lorsque le haut des tombes est recoupé, les crânes sont reposés sur les pieds, après réouverture du reste de la fosse 24. Lorsqu’elles sont complètement détruites, ou pour celles dont les têtes sont restées alignées à l’extérieur de la muraille, côté ouest, quelques restes ont été rassemblés dans un ossuaire aménagé à proximité, dans l’ancien mur de clôture dépierré. Le choix de cet emplacement, hors clôture et à l’extérieur du cimetière, est surprenant mais probablement symbolique : il est creusé dans le seuil même de l’ancienne clôture, juste en face du chevet de l’oratoire. Les nouvelles constructions – oratoire, muraille et grande église – restreignent l’espace disponible pour le cimetière du chevet dont les limites sont alors parfaitement définies, entre les chœurs des deux églises. La structuration du cimetière monastique, balbutiante, n’en fait pas pour autant le seul lieu d’inhumation du monastère. La zone occidentale, pardevant l’oratoire reconstruit et le bâtiment accolé, est toujours en usage. Deux cercueils de bois sont attribués à cette phase : l’un est chevillé, l’autre, non assemblé, est exceptionnellement orienté nord-sud. Devant la façade occidentale de l’oratoire, et dans la continuité du sarcophage détruit de la phase précédente, deux tombes, l’une en pleine terre, l’autre en coffrage de bois, amorcent alors un prolongement vers l’ouest, le long du mur gouttereau sud de l’église. Parallèlement, le parvis accueille deux sépultures, placées devant la porte de l’abbatiale ou à proximité immédiate. Il s’agit d’un adulte et d’un très jeune enfant, ensevelis dans deux coffres de bois : celui de l’adulte était chevillé, l’autre, bien que non assemblé, a été cité plus haut pour son homogénéité de fabrication 25. Un jeu de billes confectionné à partir de douze petits galets de couleurs différentes – cinq noirs, cinq blancs et deux rouges – accompagnait l’enfant. Les deux cimetières préalablement existants restent donc simultanément en fonction, celui des moines et celui de la zone occidentale. Pour ce dernier, très élargi, on ne peut préciser le statut des inhumés : s’agit-il de religieux ou de laïcs ? Recouvre-t-il deux secteurs distincts ? Le mode d’ensevelissement en cercueils, que l’on retrouve également pour les défunts alignés devant la façade de la grande église ou le long de son gouttereau sud, trahit en apparence un statut privilégié. Contrairement à la phase précédente, des démarcations apparaissent entre les différentes zones. Alors qu’au VIe siècle, l’habitat monastique semble dissocié du cimetière, il s’en rapproche à partir du VIIe siècle, mais n’apparaît pas alors rigoureusement organisé. Il en va tout autrement au début du IXe siècle, où le claustrum est déjà marqué par l’organisation des bâtiments et par un mur séparant l’espace laïc (accès à la grande église) de l’espace 24. Sur le soin apporté aux crânes, qui sacralisent une sépulture, cf. TARDIEU 1993, p. 233. 25. Cf. note 9.

Publications du CRAHM, 2004


138

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

religieux (cour intérieure du monastère). Or les sépultures « privilégiées » se répartissent entre ces deux espaces. Il est remarquable pour cette période que les canons conciliaires interdisant d’inhumer dans les églises soient parfaitement respectés, même dans la chapelle secondaire 26. Cet état de fait est pourtant antérieur à l’adoption de la règle bénédictine par les moines en 818 27. En effet, dès le VIIIe siècle, on assiste à la disparition des sépultures de l’église : les trois tombes de l’oratoire sont stratigraphiquement antérieures à la transformation de cet édifice. On a donc ici une illustration de la conformité du mode de vie des moines aux usages prônés par les conciles. La coupure entre église scotique et église romaine ne semble pas flagrante, dans le cas de Landévennec, du moins à cette époque de transition. D’ailleurs, la variété des règles conservées dans la bibliothèque de l’abbaye au IXe siècle permet d’envisager sérieusement un glissement vers les usages bénédictins, avant même l’adoption officielle de la règle de saint Benoît 28. 2.3. La seconde phase carolingienne Dans la seconde moitié du IXe siècle, le monastère a pris, dans bien des aspects, une forme qu’il ne quittera plus. Cela vaut pour la muraille, les ailes est et sud, les colonnades et même les latrines, mais aussi pour la galerie de jonction entre grande et petite église, qui conditionnera l’emprise du bras sud du transept roman (fig. 5). Les restes de saint Guénolé sont transférés dans le chœur de la grande église 29. Les fouilles ont permis de constater qu’il s’agit là du seul tombeau admis dans l’abbatiale : il en reste un caveau maçonné, avec des traces d’enduit interne. Cette proximité a donné lieu à la construction d’un mausolée attenant au chevet et à la chapelle latérale sud, mais inclus dans l’espace du cimetière monastique. Un tombeau maçonné de même facture que celui du chœur y est aménagé, mais sous le niveau du sol cette fois, puisqu’il était destiné à accueillir un corps, et non des ossements. Sur les six autres sépultures du cimetière monastique, trois ont été détruites ou réutilisées ultérieurement ; deux gardent des traces de bois, probablement des coffrages, la dernière conserve les restes d’un sarcophage monoxyle. Ce type de sépulture n’avait pas été observé jusqu’à présent dans le cimetière du chevet. Les tombes font leur réapparition dans l’église secondaire, bien qu’aucune inhumation n’ait été mise en évidence au chevet du bâtiment, trop proche de

26. C’était pourtant loin d’être le cas à l’époque. À Landévennec, l’interdiction d’inhumer dans l’église est appliquée de façon très restrictive, sans tenir compte de l’autorisation qui est accordée par le concile de Mayence de 813 (canon 52) pour les « évêques, prêtres et laïcs de mérite » (SAPIN 1996, p. 69-70). 27. Suite à une ordonnance de Louis le Pieux. Cf. DE SMEDT 1888. 28. Sur la diversité des règles, manuels et vitae de l’armarium de Landévennec au IXe siècle, cf. DEUFFIC 1985, p. 260-262. 29. DE SMEDT 1888.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

139

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

Fig. 5 : Seconde phase carolingienne, seconde moitié du répartition des sépultures.

IXe

siècle :

la muraille, ni dans la nef occidentale, vidée au XIXe siècle. Une sépulture détruite, une fosse à calage de pierres et un sarcophage monoxyle y ont été découverts, alignés face à la porte septentrionale de l’édifice, ouverte sur le cimetière. L’entorse à l’interdiction d’inhumer dans l’église, parfaitement respectée pour l’abbatiale, ne s’applique donc pas à la chapelle. Depuis les reconstructions du IXe siècle, l’ancien lieu de culte de la communauté est devenu le seul accès au cimetière monastique et on peut lui supposer une fonction funéraire. Il est impossible de savoir si la galerie d’accès à l’église secondaire était occupée, mais son prolongement sud, utilisé depuis le VIIe siècle, reçoit cinq sépultures. Elles sont maintenant concentrées dans une galerie à colonnade Publications du CRAHM, 2004


140

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

qui dessert les bâtiments utilisés par la communauté, dont la salle du chapitre, attestée dès le IXe siècle 30. Bien que l’existence de sépultures n’ait pu y être vérifiée de manière exhaustive, il faut semble-t-il exclure l’hypothèse d’ensevelissements carolingiens au chapitre 31. En revanche, l’une des sépultures de la galerie orientale est enfouie face à la porte, sous le seuil de la colonnade. Les quatre autres, bien que situées dans le passage entre église et chapitre, ne semblent fixées ni par l’une, ni par l’autre. Elles sont alignées le long d’une salle intermédiaire, interprétée comme la sacristie, qui a pu remplir aussi le rôle de salle des archives ou de trésor de l’abbaye, et à ce titre abriter les reliques d’autres saints étroitement liés à Landévennec : Ethbin, Ediunet, Guenhaël, Conogan, Guethenoc 32… Les tombes de la galerie orientale, privilégiées par leur emplacement, le sont aussi dans leur mode de construction. Sur quatre sépultures documentées, l’une est un coffrage de bois, les trois autres des cercueils à claire-voie, d’un type inédit jusqu’alors. Deux autres zones d’inhumation sont en service à la même époque, au sud et à l’entrée de l’abbatiale. La dernière transformation qu’ait subi celle-ci est l’adjonction d’un porche, comprenant un vestibule central ouvrant sur le sanctuaire et sur deux salles latérales. Celle du nord abritait trois sarcophages de bois 33. Deux d’entre eux ont été en totalité ou en partie détruits par l’implantation d’un pilier roman, mais le troisième était intact 34. Lors de la fouille, il est apparu que son occupant avait été perturbé. Les déplacements d’ossements qui ont été repérés pouvaient correspondre à la récupération d’un collier, de bagues, d’une ceinture, de boucles de chaussures. Des chausses de cuir fin étaient conservées, ainsi que des traces de pigment rouge : reste de manteau ? Bien que le pillage nous ait privé de nombre de renseignements, il n’en demeure pas moins que l’on a affaire à des personnages particulièrement importants,

30. BARDEL 1991, p. 62-63. La première mention d’une telle salle est celle de l’édifice (conventus, curia, bouleuterion) que fit bâtir l’abbé Anségise vers 822-833 à Saint-Wandrille (HEITZ 1987, p. 166). 31. La vie de Raban Maur laisse pourtant penser que cette pratique pouvait déjà avoir cours (TREFFORT 1996 a, p. 85), et l’abbé Anségise se fit inhumer dans son nouveau chapitre (HEITZ 1987, p. 166). 32. Bien que les reliques soient souvent placées sous l’autel, ce n’est pas toujours le cas. 33. La fonction funéraire des porches d’église, où l’on peut « être dans l’édifice sans y être réellement » (SAPIN 1996, p. 68) est bien attestée. Le cartulaire de Redon garde la trace de l’élection de sépulture du machtiern Deurhoiarn (intitulé comte dans un acte de 856) et de son épouse Roiantken, à Maxent en 875. En échange de dons au monastère, l’abbé leur montre l’emplacement de leurs futures tombes « in vestibulo Sancti Maccenti » (COURSON 1863, p. 184-185). Les inhumés du porche abbatial de Landévennec appartiendraient logiquement à la famille des bienfaiteurs de l’abbaye, celle des seigneurs de Châteaulin, devenus comtes de Cornouaille (SIMON 1985, p. 80-82). Famille prestigieuse, puisque dans le dernier tiers du IXe siècle le comte Rivelen n’est autre que le frère du roi Salomon de Bretagne (CASSARD 1990, p. 225). 34. Description supra, § 1.2.8.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

141

probablement inhumés dans une chapelle familiale. Le porche n’abrite pas d’autres sépultures 35. Il ne semble pas d’autre part, que le cimetière se poursuive à l’extérieur, sur le parvis de l’église, mais les fouilles n’y ont pas été exhaustives. Deux sépultures en sarcophage ont été aménagées au sud de l’abbatiale, à la suite de celles des phases précédentes, le long du gouttereau de l’église. Cependant, les tombes n’empiètent plus sur la cour du monastère, mais sont regroupées dans un espace clos accolé à l’église 36. Les galeries de circulation du « cloître » du IXe siècle ne desservent pas cet espace, qui est par ailleurs accessible depuis l’église. La seconde moitié du IXe siècle marque une évolution nette dans la pratique funéraire, que ce soit dans les lieux ou dans les modes d’inhumation. L’humilité monastique accordée à la sépulture est battue en brèche. Les sarcophages monoxyles, qui sont la règle dans le porche comme au sud de l’abbatiale, font leur apparition dans le cimetière du chevet et l’église funéraire. L’unique tombeau maçonné est en quelque sorte copié sur celui du saint et installé dans un mausolée construit dans le cimetière, mais accolé au chevet de l’abbatiale. On pense évidemment à la sépulture d’un abbé, mais aucune source écrite ne peut confirmer cette hypothèse. L’abandon des sépultures humbles au profit de tombes relativement élaborées s’effectue à un moment où l’opulence et l’influence de l’abbaye sont plus que jamais tangibles et vont de pair avec le développement d’un scriptorium actif, suffisamment renommé pour honorer des commandes extérieures. On peut se demander, dans ce contexte « d’amélioration » des sépultures si les cercueils à claire-voie ne constituent pas une sorte de compromis entre l’inhumation en coffre et celle en pleine terre. Le défunt y bénéficie en effet d’un contenant de bois élaboré, traduisant la qualité de sa naissance ou de sa dignité, tout en reposant à même la terre… La stabilité des lieux d’inhumation est patente : on ne fait que prolonger l’utilisation d’espaces funéraires, comme le cimetière monastique où l’évolution se manifeste par un retour des inhumations dans l’église secondaire. En ce qui concerne le sud et le parvis de l’abbatiale, dont la fonction s’est amorcée au début du siècle, la seule différence, notable il est vrai, réside dans l’ajout

35. Toutes proportions gardées, la genèse du massif occidental de Landévennec, même s’il est plus tardif que celui de Saint-Denis, procède des mêmes causes. Ici deux sépultures ad portam, là-bas celle de Pépin le Bref, précèdent la construction d’un édifice jouant le rôle de memoria d’une famille : Cornouaille dans un cas, Carolingiens dans l’autre (JACOBSEN, WYSS 2002, p. 85-86). 36. On a ici une illustration de la transformation mentionnée par C. Treffort, de l’espace privilégié situé sous la gouttière (sub stillicido) à partir de la fin du VIIIe siècle, en « unité topographique à part entière (in stillicidum) » (TREFFORT 1996 a, p. 147-148). Les substructions mises au jour peuvent appartenir à un bâtiment ou à un mur de clôture délimitant une zone d’inhumation.

Publications du CRAHM, 2004


142

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

de bâtiments, là où les enterrements se faisaient en extérieur ou sous appentis de bois 37. Le faible nombre de sépultures attribuées à des laïcs ne manque pas d’attirer l’attention, surtout s’il est rapporté au prestige de l’abbaye durant le haut Moyen Âge. Il n’est donc pas exclu que seuls les personnages les plus puissants aient bénéficié d’un tombeau à proximité immédiate de l’église et qu’il ait existé un cimetière, intra ou extra muros, dont la fouille n’a pu rendre compte. Dans la galerie orientale, les ensevelissements peuvent paraître liés à la création d’une salle de chapitre. On ne perdra pas de vue cependant qu’ils pérennisent le cimetière implanté là depuis le VIIe siècle. 2.4. Le

Xe

siècle, destructions et réaménagements

En 913, l’abbaye est pillée et détruite « a Normannis 38 ». Le point de départ de l’incendie est l’espace situé entre le mausolée abbatial et la petite église. Les pillards y ont en effet entassé des squelettes, qu’ils ont incinérés sur place 39. Des pierres des murs ont ensuite été empilées sur l’emplacement du brûlot, de manière à constituer un tumulus. Crémation et tumulus correspondent aux coutumes funéraires scandinaves : après avoir vidé des tombes, que ce soit par dérision ou à la recherche de butin, ils ont ensuite appliqué aux moines leurs propres rites. Il est possible que le moteur de cette action, pour le moins inhabituelle, ait été une crainte superstitieuse des esprits des morts qu’ils avaient dérangés. Les moines, quant à eux, avaient fui en emportant leurs reliques. Fixés à Montreuil-sur-mer, ils ne reviennent à Landévennec que dans les années 940. Les réaménagements que connaît alors le monastère jusqu’au début du XIe siècle sont très restreints : le bâti carolingien reste en place (fig. 6). Le cimetière monastique, encadré par la poterne et la muraille, avait été particulièrement touché par les déprédations des Normands. Son espace est redéfini et limité au sud par un mur de clôture qui l’isole du chevet de la chapelle annexe. On y recense neuf sépultures pour cette phase. L’une a été détruite, les huit autres sont des fosses en pleine terre, avec dans deux cas des pierres de calage, associées, dans une des tombes, à un couvercle de dalles. Une de ces sépultures est implantée devant la porte de l’édicule abbatial, dont le tombeau maçonné est réutilisé. Il est accompagné d’une autre sépulture à l’intérieur du mausolée, près de la porte (fosse en pleine terre à calage de pierres). Ces inhumations ont leur pendant à l’intérieur de l’église, dans les chapelles situées entre petite église et avant-chœur du sanctuaire principal. Trois tombes 37. On ne sait en effet si un porche de bois a pu préexister au porche maçonné de la fin du siècle. Deux poteaux ont été mis au jour lors de la fouille du sarcophage subsistant, mais dans le reste du porche, le cloisonnement induit par les structures postérieures au premier état carolingien n’a pas permis de vérifier l’existence d’autres poteaux porteurs. 38. Mention inscrite en marge d’un calendrier de l’abbaye de Landévennec, 908-955, Bibliothèque royale de Copenhague, Fonds Thott 239, In- fol. 39. BARDEL, PÉRENNEC 2002, p. 56-57.

IXe

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

143

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

Fig. 6 : Phase de restauration, du milieu du Xe au début du répartition des sépultures.

XIe

siècle :

en terre libre y ont été mises au jour. Leur présence est inhabituelle dans l’abbatiale, où les enterrements ont toujours été prohibés. Toutefois cette phase est marquée par la restauration de l’église et il n’est pas impossible que ces trois sépultures aient été installées pendant les travaux. Cette pratique aurait ainsi permis de contourner l’interdit d’inhumer en église, en utilisant un bâtiment désaffecté, mais destiné à redevenir une abbatiale. On peut aussi y voir, toujours dans le même contexte de travaux, un prolongement provisoire du cimetière monastique. En effet, entre ces inhumations et celles du cimetière, l’espace vide figurant sur le plan est loin d’être assuré : il correspond à une zone non fouillée, à cause de la densité des constructions postérieures encore en élévation. Deux tombes seulement ont été installées dans la galerie est. Toutes deux réutilisent des coffres antérieurs, dont le couvercle leur a servi de planche de fond. Publications du CRAHM, 2004


144

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

Dans le porche occidental, une seule fosse est aménagée dans la pièce centrale, en travers du seuil. Le défunt reposait sur une planche. Au sud de l’abbatiale, le squelette d’un enfant d’une dizaine d’années a été mis au jour face à la porte de la galerie reliant les deux églises. Il occupe le couvercle d’un sarcophage. Deux autres fosses amorcent l’extension de cette zone cémétériale vers l’ouest. Trois autres sépultures ont par ailleurs été retrouvées au chevet de l’abbatiale, nettement à l’écart du cimetière monastique. Le seul aménagement de ces trois fosses en pleine terre est un calage de pierres pour l’une d’entre elles. Elles sont disposées intra-muros, mais devant la seconde porte du système défensif, celle qui donne réellement accès au monastère : l’une est située dans la poterne, les deux autres contre la porte, mais à l’intérieur du domaine abbatial. Leur emplacement particulier relance l’hypothèse évoquée précédemment de l’existence d’un cimetière laïc non fouillé, qui aurait été situé près de la porte du monastère. Cette hypothèse est renforcée par le fait que les inhumations identifiées à Landévennec, hormis trois cas dont la détermination reste incertaine, ne concernent que des hommes 40, seuls admis, semble-t-il, dans l’enceinte. Les femmes devaient donc être inhumées, comme les nobles de rang inférieur, dans un cimetière spécifique. Au cours de cette période, fin Xe-début XIe siècle, le cimetière situé au chevet des églises et le tombeau abbatial qui lui est annexé restent en utilisation. La galerie orientale du « cloître » conserve au moins une partie de l’attractivité qu’elle exerçait à l’époque carolingienne. Au-delà des réutilisations de tombes, le mode d’ensevelissement, avec planche de fond et couvercle de bois, est comparable à celui qui a été relevé au sud et à l’ouest de l’abbatiale. Ces deux zones privilégiées, porche et côté sud de l’abbatiale, perdurent, mais elles n’accueillent toujours qu’un nombre très limité d’individus. En revanche, un nouveau cimetière, lui aussi restreint, apparaît à la porte du monastère. Contrairement à ce que l’on pouvait observer dans la seconde moitié du IXe siècle, on note une certaine sobriété dans le mode d’ensevelissement. En effet, sur vingt-trois tombes prises en compte, dix-huit sont en pleine terre, dont cinq avec pierres de calage et une seule avec une couverture de schiste. Pour le reste, les réutilisations dominent : dans le tombeau maçonné du mausolée abbatial, et dans la galerie orientale où les quatre squelettes reposaient sur une planche de bois, obtenue dans trois cas, en réutilisant le couvercle d’une tombe antérieure. Doit-on voir dans ces réoccupations l’indice d’un lien de parenté entre les défunts 41 ? 40. GIOT 1997 ; FERNANDEZ 1997. 41. Il peut s’agir d’une application du droit accordé à chacun de « reposer dans le sépulcre de ses ancêtres » : Décrétale de Léon III (816), reprise dans les Décrétales de Grégoire IX (cité par TREFFORT 1996 b, p. 59). Seule la découverte de caractères discrets pourrait éventuellement trancher la question, mais les indices recueillis par les études anthropologiques restent jusqu’à présent assez minces.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

Fig. 7 : Phase de reconstruction de l’église, milieu du répartition des sépultures.

2.5. Le milieu du

XIe

145

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

XIe

siècle :

siècle : phase de transition

Les énormes travaux liés à la construction de l’abbatiale romane ont eu beaucoup d’incidences sur l’évolution des lieux de sépultures. L’implantation des murs gouttereaux et de la façade occidentale a nécessité d’importants terrassements : l’édifice projeté étant deux fois plus long que l’abbatiale carolingienne encore en service, il a fallu entailler le substrat qui remonte fortement vers l’ouest. Les déblais issus de ce recreusement ont été rejetés à l’est, devant le porche carolingien arasé et à l’intérieur de celui-ci, pour niveler le terrain. À ce stade des travaux, les piliers romans ne sont pas encore construits (fig. 7). Dans les deux principaux secteurs d’inhumation relevés jusqu’à présent – côté sud et façade de l’abbatiale carolingienne – une importante série d’ensevelissements a lieu pendant les travaux 42. Cinq sépultures ont été fouillées dans la nouvelle nef, mais leur nombre est très faible par rapport à celles qui

42. Les inhumations pendant les phases de travaux sont courantes. Cf. par exemple LE MAHO 1994, p. 40, et PILET 1996, p. 253.

Publications du CRAHM, 2004


146

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

s’installent dans ou devant l’ancien porche, où les fosses sont creusées dans les remblais rapportés. Les vingt-trois tombes qui y ont été reconnues sont susceptibles d’avoir été plus nombreuses, certaines ayant été détruites par un ossuaire à l’époque contemporaine. Fait remarquable, la chapelle septentrionale du porche carolingien, qui abritait les trois sarcophages monoxyles, n’a pas été réoccupée et semble avoir été conservée en élévation pendant les travaux. Le respect dont bénéficient ces sépultures, plus d’un siècle et demi après leur enfouissement, confirme l’hypothèse d’une chapelle seigneuriale. D’autre part, l’absence d’inhumations dans l’abbatiale carolingienne atteste son maintien en activité pendant la reconstruction. On ne peut dissocier les dix-huit sépultures fouillées au sud de l’abbatiale de la vague d’ensevelissements dans la nef romane. Comme à l’intérieur, la zone d’inhumation connaît peu de changements, mais les enterrements s’intensifient le long du gouttereau sud de l’édifice en construction. L’extension du cimetière vers l’ouest qui en résulte semble conditionnée par la création d’une porte d’accès à la nouvelle église, au milieu du mur sud. Cette zone d’enfouissement s’étend aussi vers l’est, dans la continuité du secteur sud-ouest des deux premières phases d’occupation, et rejoint la galerie orientale où seules trois sépultures avec couvercle de bois se rattachent stratigraphiquement à cette période de travaux. Dans l’une d’elles, des baguettes entouraient le corps. Au chevet, la muraille et la poterne ont été rasées et permettent d’alimenter en pierres le chantier de l’abbatiale. L’absidiole sud du chevet roman et une partie du déambulatoire s’implantent sur la moitié occidentale du cimetière, déjà rétréci lors de la phase précédente. Aucune tombe n’a pu être rattachée précisément à cette courte période, hormis une nouvelle réutilisation du caveau maçonné carolingien, cette fois sans réduction du précédent occupant. Ce tombeau n’est plus individualisé, mais inclus dans le déambulatoire. De l’autre côté du chevet, deux tombes sont aménagées dans le mur nord dépierré de l’ancienne entrée. Ce choix s’explique facilement : le creusement de la fosse dans une maçonnerie produit de facto un entourage de pierres créant ainsi l’effet d’un tombeau maçonné. Ces deux sépultures s’implantent au milieu de trois autres, installées là au cours de la phase précédente. S’agitil ici d’un regroupement familial ? La prolifération de sépultures à l’intérieur même de l’église semble annuler l’intérêt de cet emplacement extérieur et plaide en faveur de cette hypothèse. La tendance à l’humilité des sépultures, après le faste de l’époque carolingienne, se confirme. Sur les quarante-neuf tombes qui ont pu être identifiées, une seule était équipée d’une planche de fond et d’un couvercle, et trois exemplaires de coffrages de bois restent incomplets et très douteux. Dans leur majorité, les inhumations sont en terre libre, avec ou sans calage, et vingt-sept portent une couverture. À l’exception d’une tombe utilisant des dalles de schiste, tous les couvercles sont en bois. Dans au moins onze cas, des baguettes de bois ont été retrouvées à l’intérieur. Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

147

Ce type de sépulture modeste, à simple couvercle de bois, est mentionné dans le collectaire de saint Thierry (Xe-XIe siècles), ainsi que dans la vie de saint Ulrich 43. Devant cet afflux d’inhumations, concentrées en une si courte période, on se trouve naturellement confronté à l’hypothèse d’une occupation laïque, probablement privilégiée. En l’absence de sources textuelles, les études anthropologiques apportent quelques éléments intéressants 44. Dans l’ensemble, les hommes enfouis dans ce secteur sont plus grands, d’ossature plus robuste, et sont morts plus jeunes que ceux du cimetière du chevet. Les trois identifications possibles de squelettes féminins répertoriés sur le site proviennent de cet emplacement, où une tombe d’enfant a aussi été mise au jour. Plusieurs cas de traumatismes, associés à des pathologies dégénératives caractéristiques, ont été interprétés comme marqueurs de la présence de cavaliers. Ces particularités concernent aussi quelques squelettes de la zone sud, bien que celle-ci soit située à l’intérieur du claustrum. Cela peut s’expliquer par les bouleversements liés aux travaux. Mais en ce qui concerne le porche carolingien, l’examen anthropologique des inhumés antérieurs a livré quelques indices du même type, ce qui laisse supposer que ce secteur était réservé, depuis la fin du VIIIe ou le tout début du IXe siècle, à des laïcs privilégiés. En revanche, le nombre de sépultures datables de cette période tranche avec les coutumes de l’époque carolingienne. Ce phénomène n’est pas propre à la région, puisque dès le Xe siècle les donations pro sepultura augmentent considérablement 45. À Landévennec, le changement avait peut-être été induit, au sortir des invasions normandes, par les importants besoins financiers que nécessitaient alors les restaurations. De probables donateurs, autres que les puissants protecteurs de l’abbaye, ont-ils commencé à s’y faire inhumer, sans bénéficier pour autant des mêmes emplacements ? Au XIe siècle, le chantier roman reproduit le même schéma. Les moines ont pu encourager les donateurs en assouplissant les modalités d’inhumation à l’intérieur de l’abbaye, et en leur facilitant l’accès aux secteurs autrefois les plus privilégiés – emplacement du porche, gouttière de l’abbatiale. 2.6. La période romane La seconde moitié du XIe et le début du XIIe siècle voient l’achèvement du chantier de l’église (fig. 8). On assiste alors à une très nette diminution du nombre des inhumations. Le côté sud de l’église n’en accueille plus que trois, deux fosses à couvercles de bois et une réutilisation. La réalisation d’une aile

43. TREFFORT 1996 a, p. 74-75. À Landévennec, on ne peut considérer qu’il s’agisse là du type de tombe le plus simple : les fosses en pleine terre, sans couvercle, sont encore bien attestées, et surtout elles étaient quasi générales pour la période précédente, fin Xe - début XIe siècle. L’introduction de couvercles constitue en soit une amélioration du « standing » de la sépulture. On ne peut donc considérer la modestie de ces tombes que par opposition aux coffrages de bois et parce que le principe d’une inhumation en terre libre est conservé. 44. GIOT 1997 ; FERNANDEZ 1997. 45. TREFFORT 1996 a, p. 177.

Publications du CRAHM, 2004


148

ANNIE BARDEL

Fig. 8 : Phase romane, du milieu du XIe au milieu du répartition des sépultures.

ET

XIIe

RONAN PERENNEC

siècle :

occidentale parachevant le cloître n’est sans doute pas étrangère à la régression des sépultures dans ce secteur. Deux sont encore installées près du bras du transept sud, dont l’une devant la porte de communication entre église et cloître. Leur emplacement semble moins lié au cloître, puisque les autres galeries sont inoccupées, qu’au souvenir du cimetière implanté en cet endroit depuis les origines de l’abbaye : un des défunts a été inhumé sur le couvercle d’une tombe antérieure, ce qui constitue la troisième utilisation de la fosse, toujours sans porter atteinte aux ossements du précédent occupant. Dans la nef se perpétue la tradition des ensevelissements devant la façade carolingienne, mais au-delà de l’ancien porche. Neuf fosses en pleine terre, dont deux avec pierres de calage, se répartissent jusqu’à l’entrée occidentale de la nouvelle église. Un enfeu 46 est aménagé dans le gouttereau nord, à proximité immédiate de la chapelle funéraire carolingienne, dont il prend en quelque sorte le relais.

46. Description supra, § 1.3.4.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

149

De nouvelles sépultures apparaissent aux alentours du chœur, où l’on n’avait mentionné jusqu’à présent que le caveau maçonné carolingien et ses réutilisations. Dans l’absidiole nord, deux tombes en terre libre ont été mises au jour. De l’autre côté, un tombeau maçonné et voûté est édifié à l’angle du transept sud et du déambulatoire, adossé à l’ancienne « petite église », transformée alors en sacristie. Ce tombeau est traditionnellement appelé «du roi Gradlon 47 ». Plusieurs personnages portant ce patronyme sont mentionnés dans le Cartulaire de Landévennec, mais deux abbés l’ont aussi porté, dont l’un précisément à l’époque de construction de l’édicule 48. Il est logique que cet abbé, qui serait d’ailleurs issu de la famille comtale de Cornouaille, se soit aménagé un tombeau près du chœur. Cette construction, qui constitue avec la sacristie la dernière tranche de travaux sur l’abbatiale, semble s’inscrire dans la continuité de l’ancien mausolée carolingien, très proche, mais intégré maintenant sous le déambulatoire. Il semble qu’à cette époque les moines commencent à délaisser la galerie orientale comme espace d’inhumation privilégié, au profit du chapitre, où cinq sépultures ont été mises au jour : quatre en pleine terre, la cinquième, située en face de la porte, dans un coffre maçonné anthropomorphe. Dans le cimetière, huit tombes sont en pleine terre dont cinq avec des calages, proportionnellement plus nombreux qu’aux époques antérieures. Une fosse à entourage de pierres coexiste avec une tombe maçonnée anthropomorphe. On assiste à l’émergence d’un type de sépulture appelé à se développer. 2.7. Les inhumations de la phase gothique Dans la seconde moitié du XIIe, puis au XIIIe siècle, le cloître prend sa forme définitive et le monastère achève sa reconstruction, fortifications comprises (fig. 9). On a de plus en plus recours à des sépultures plus élaborées, même dans le cimetière des moines. Sur les quinze tombes qui y ont été fouillées, cinq seulement sont en pleine terre, dont une avec calage ; une autre est encadrée sur tout son pourtour avec des pierres liées au mortier et les huit autres sont des tombes maçonnées anthropomorphes. L’une d’elles a été réutilisée à deux reprises. La galerie orientale ne semble plus très attractive : un seul caveau maçonné à couverture dallée y a été installé, à la porte de l’église. Les inhumations privilégiées se font en effet dans la salle du chapitre, à la suite de l’occupation romane. Sur les six tombes datées de cette période par recoupements stratigraphiques, trois réutilisent une fosse déjà existante, après réduction du prédécesseur. La sixième est une tombe maçonnée anthropomorphe, qui s’installe face à la porte, dans le prolongement de celle qui s’y trouvait déjà 49. L’attribution à des abbés d’une partie au moins de ces 47. MARS 1648, ch. 2, section 9 et ch.5, section 10. 48. SIMON 1985, p. 85. 49. Description supra, § 1.3.2 et note 15.

Publications du CRAHM, 2004


150

ANNIE BARDEL

Fig. 9 : Phase gothique et postérieure, du milieu du répartition des sépultures.

XIIe

au

ET

RONAN PERENNEC

XIVe

siècle :

sépultures maçonnées, installées au centre du chapitre, est ici confirmée par la découverte d’un tau abbatial resté en place à l’intérieur d’une tombe. La partie sommitale est réalisée en os avec une armature de fer. La canne en bois, longue de 1,18 m, se termine par une pointe de bronze. Une seule autre sépulture, à entourage de pierres, échappe à ces lieux habituels d’inhumation, pour préférer l’absidiole nord, où deux individus ont déjà été attribués à la phase précédente. S’agit-il de laïcs, ou de religieux se plaçant sous un patronage spécifique ? Hormis ce cas particulier, il n’existe pas d’autres inhumations dans l’église. On peut voir plusieurs raisons à cette désaffection : – la très sérieuse perte de prestige du monastère. La grande fondation cornouaillaise, privée de ses reliques depuis le Xe siècle et délaissée par ses puisInhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

151

sants soutiens au profit de Sainte-Croix de Quimperlé, devient une abbaye comme une autre, petite et campagnarde de surcroît. Ses possessions dans l’évêché de Léon sont d’ailleurs confisquées et démembrées au profit d’abbayes léonardes 50. – l’interdiction d’inhumer dans l’église, toujours répétée, et l’affirmation du rôle de la paroisse. Même si les enterrements de certains laïcs sont autorisés sous réserve 51, l’application qui est faite de cette législation canonique à Landévennec est très restrictive, depuis l’époque carolingienne, et cela contrairement à ce que l’on peut observer sur d’autres sites ou au travers des textes. D’autre part, depuis la construction de l’église romane et de l’aile occidentale, l’entrée du monastère ne s’effectue plus par l’est comme à l’époque carolingienne, mais par le nord-ouest. C’est là que sera fixé ou transféré le siège de la paroisse, avec son cimetière à une date encore indéterminée 52 (fig. 10). Il y restera jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Vu ces circonstances, les inhumations qui ont été fouillées devant la façade de l’abbatiale correspondent-elles à la possible mise en service d’un cimetière laïc dès le XIIIe siècle ? Du fait des difficultés de datation dans ce secteur, elles ont été reportées sous réserve sur les plans des fig. 9 et 11. Il s’agit de quatorze fosses en pleine terre, dont deux disposaient d’une couverture en dalles, avec trois réductions et un petit ossuaire, relevés dans un sondage restreint. Pouvait-il exister deux cimetières distincts 53 ? En effet, les inhumations fouillées se seraient trouvées dans l’enceinte défensive du monastère, à l’abri des murailles. Ce n’est pas le cas du cimetière paroissial, même si celui-ci semble implanté dans une partie close du domaine monastique 54. Dans le courant du XIVe siècle, le cimetière monastique du chevet est désaffecté : une seule sépulture réutilisant pour la troisième fois une tombe anthropomorphe est attribuée à cette époque. On sait d’autre part que l’abbé Jean de Langoueznou se fait enterrer dans le bras nord du transept, dès les années 1360-1380 55. Le cas est loin de rester isolé, et la chapelle nord du transept va peu à peu devenir l’un des lieux privilégiés d’inhumation des dignitaires ecclésiastiques. Une tombe détruite, à entourage de pierres, pourrait se rapporter à cette phase. Il n’est pas impossible que le cimetière monastique, situé depuis l’origine au sud-est du chevet roman, se soit déplacé vers le nord pour se rapprocher de la chapelle de transept dans laquelle se faisaient inhumer les abbés. Nous ne disposons cependant pas de données archéologiques permettant actuellement de confirmer cette hypothèse.

50. SIMON 1985, p. 84-85. 51. Le décret de Gratien qui fixe le droit canon vers 1140-1146 reprend des dispositions antérieures, comme le canon 52 du concile de Mayence de 813 (SAPIN 1996, p. 70). 52. ADF 100 J, sous-série 2H. Procès-verbal du 13 juillet 1603. 53. Le cimetière de la paroisse Notre-Dame d’une part, et un cimetière de laïcs privilégiés sur le parvis de l’abbatiale d’autre part. 54. On retrouve la trace de cette clôture sur le cadastre comme sur le terrain. 55. MARS 1648, ch. 4, section 3.

Publications du CRAHM, 2004


152

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

Fig. 10 : Plan cadastral des environs du monastère. Abbaye et ancien cimetière paroissial, dont le dernier état est figé par les parcelles 1170 et 1171.

2.8. Les

XVe

et

XVIe

siècles

Pour l’ensemble de cette période, les fouilles n’ont livré que peu de sépultures (fig. 11). En effet, la vogue d’inhumations à l’intérieur des églises, qui touche la Bretagne à l’Époque moderne, n’a pas laissé de traces à Landévennec. Les raisons en sont multiples. On ne peut pas exclure, même si cela paraît peu probable, que le rehaussement du niveau de sol, entrepris par les moines dans la nef au milieu du XVIIe siècle, se soit accompagné d’un curage systématique des sépultures les plus superficielles pour mise en ossuaire 56. Il faut aussi tenir compte des fouilles anciennes. Quoi qu’il en soit, il est sûr que parmi les tombeaux attestés entre autres par Noël Mars, certains ont intégralement disparu. 56. Quelques ossements épars dans le remblai de maërl rendent plausible cette supposition, même si l’on peut exclure un lotissement funéraire important dans une église qui n’est ni paroissiale, ni urbaine. Dans l’église paroissiale de la Martyre (Finistère), des traces indubitables de curage, associées à une fosse ossuaire, puis à un ossuaire bâti, ont été mises en évidence (PÉRENNEC 1993, DFS non publié, p. 4-6).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

153

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

Fig. 11 : Phases de reconstructions successives des répartition des sépultures.

XVe

et

XVIIe

siècles :

Une seule sépulture a été conservée dans la nef. Sa large maçonnerie de pierres sèches, unique sur le site, évoque les fondations d’un tombeau monumental et sa localisation correspond à celui de l’Abbé Yves de Poulmic, mort en 1426, dont on sait qu’il fut enterré sous un « sépulchre de pierre eslevé 57 ». Dans le bras nord du transept, les inhumations se poursuivent 58. Trois sépultures ont été attribuées à cette période chronologique grâce à des recoupements stratigraphiques. Ce sont des fosses en pleine terre pour deux d’entre elles ; une troisième a été détruite par une tombe postérieure. Même si la fouille n’a pas été menée exhaustivement sur cette chapelle, on est quasiment 57. MARS 1648, ch. 4, section 3. Description supra, § 1.3.4. 58. Ibid., ch. 4, section 3, à propos de la tombe de Jean du Vieux-Châtel, dernier abbé régulier, décédé en 1522.

Publications du CRAHM, 2004


154

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

certain de son fort lotissement funéraire : en 1895, le comte de Chalus, alors propriétaire des lieux, y signale la mise au jour des ossements de dix-huit individus 59. En contrepartie, les fouilles confirment pour cette période l’arrêt des inhumations dans l’ancien cimetière du chevet. La salle du chapitre conserve son rôle funéraire. Cependant la fouille ne peut rendre compte que de l’inhumation de cinq individus, soit en fosse, soit dans des tombes antérieures réutilisées. Ce nombre est faible eu égard aux deux siècles de la période concernée. Il est vraisemblable que ces inhumations datent surtout du XVe siècle, et que la chapelle Sainte-Barbe, dans le bras nord du transept, a progressivement supplanté le chapitre en tant que lieu privilégié d’inhumation des dignitaires religieux. On ne peut exclure qu’à l’origine son utilisation funéraire ait été seulement anecdotique, en liaison avec une dévotion particulière, et n’ait réellement pris de l’ampleur qu’au début du XVIe siècle, lorsque l’Abbé Jean du Vieux Chastel se fait inhumer dans cette chapelle qu’il a lui-même réaménagée. Pour ses successeurs, le choix pourrait s’expliquer très prosaïquement par la croyance émergeant aussi à cette époque que c’est là le lieu où reposait saint Guénolé. Les moines y ont même construit un «sépulchre à l’antique», évoqué par Noël Mars 60. Le cimetière laïc signalé à la porte de l’abbatiale est par ailleurs toujours en activité. 2.9. Les inhumations modernes Les XVIIe et XVIIIe siècles ne sont, pour les raisons déjà évoquées, qu’imparfaitement documentés. La plupart des niveaux d’occupation de la dernière période ont purement et simplement disparu. Les inhumations datées de cette phase n’ont été rencontrées que dans l’église, la salle du chapitre perdant définitivement toute attractivité 61. Elles se concentrent dans le bras de transept nord, où seulement quatre sépultures ont été mises au jour, et à proximité immédiate, dans le bas-côté nord. Les défunts ont tous été enterrés tête à l’est. Cette orientation particulière, inconnue à Landévennec jusqu’alors, est codifiée et se généralise à partir du début du XVIIe siècle. Elle concerne alors les prêtres, tournés vers l’assemblée des fidèles 62. La proportion de mobilier funéraire y est supérieure à la

59. Lettre du comte de Chalus au supérieur de Kerbénéat, Bibliothèque de l’abbaye de Landévennec. 60. MARS 1648, ch. 2, section 12. 61. Ailleurs, le désintérêt pour le chapitre est souvent plus accentué à la fin de l’Époque moderne. Celui de Landévennec reste tout de même en fonction, ce qui n’est pas le cas dans les abbayes cisterciennes du Relec et de Saint-Maurice de Carnoët (Finistère), toutes deux fondées au XIIe siècle. Leurs chapitres sont respectivement transformés en « magasin de menuiserie » et en remise à outils (PÉRENNEC 2001, DFS non publiés). 62. Cf. les nombreux exemples similaires découverts en Anjou, notamment à Fontevraud (PRIGENT, HUNOT 1996, p. 79).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

155

moyenne : une croix, une médaille, une boucle de ceinture et deux épingles. Ce sont d’ailleurs les seules épingles retrouvées en contexte funéraire, les autres étant localisées dans le monde des vivants. Une partie de ce mobilier a fourni des repères chronologiques confirmant l’attribution à cette période. Les inhumations ont été effectuées soit en pleine terre, soit en fosse avec couvercle de bois, soit en cercueils cloués, pour trois d’entre elles. La qualité de fabrication du caisson n’était peut-être pas optimale, puisqu’on a éprouvé le besoin de caler les côtés d’un des cercueils avec des pierres. Une autre tombe a été mise au jour à l’entrée de l’absidiole sud. Orienté tête à l’est comme ses contemporains, le défunt a été placé dans une tombe antérieure, en laissant en place son prédécesseur. Le dernier exemple de sépulture aménagée à proximité du chœur est fourni par un caveau voûté, sous l’abside centrale 63. Les fouilles qui y ont été menées à la fin du XIXe siècle, puis dans les années 1950, ont fait disparaître tous les éléments d’identification. Les inhumations mises au jour dans la nef sont limitées à quatre, réparties dans un cercueil cloué et dans un coffrage de bois présentant des caractéristiques inhabituelles 64. On a pu constater la rareté des inhumations de laïcs dans l’église abbatiale, même aux XVIIe-XVIIIe siècles, et cela malgré le succès que rencontre ce lieu d’ensevelissement à cette époque en Bretagne. Or dans ce cas précis, on connaît la raison qui a prévalu à l’exception consentie par les moines : le 25 août 1653, trois ouvriers sont morts lors du naufrage d’une barge de pierres, en provenance de la carrière de Logonna, située de l’autre côté de la rade, et destinée aux reconstructions du cloître abbatial. Ce sont eux, dont le mémorial de Landévennec a conservé les noms, qui « furent ensevelis dans la même fosse, dans la nef de l’église près du monument en pierre érigé en elle du côté du cloître, le 26 août 65 ». La permanence de cette triple sépulture tendrait à prouver que l’absence généralisée d’inhumations dans l’église n’est peut-être pas due à des travaux, comme on avait pu le supposer, mais bien plutôt à une volonté délibérée.

CONCLUSION Cet exposé ne représente que l’amorce d’une synthèse des sépultures à Landévennec. Au vu des données dont nous disposons, il reste un certain nombre de pistes à explorer, qu’il n’est pas possible de traiter ou d’approfondir dans ce cadre. Parmi les questions les plus immédiates, se pose le problème des sépultures privilégiées. À part quelques cas exceptionnels mentionnés plus haut,

63. Description supra, § 1.3.4. 64. Idem, § 1.2.4. 65. Mémorial de Landévennec, BnF, ms lat. 12703 (traduction Père Marie Maymard OSB).

Publications du CRAHM, 2004


156

ANNIE BARDEL

ET

RONAN PERENNEC

comment les reconnaître ? À côté des fosses ordinaires, les autres tombes apparaissent dans leur ensemble comme privilégiées, avec toutefois une gradation importante dans ce que peut recouvrir ce terme. La différenciation entre deux zones de sépultures bien typées, comme on l’a observé dans la phase VIe-VIIe siècle, permet d’avancer l’hypothèse d’un cimetière de notables. Mais quel était son statut réel ? Religieux ou laïc ? Les sources textuelles ne fournissent que très sporadiquement des indications utilisables sur le type et l’emplacement des sépultures. Les critères anthropologiques ou paléopathologiques ont été pris en compte : ils ont fourni, dans des cas particuliers comme l’emplacement de l’ancien porche au XIe siècle, des distinctions intéressantes, mais leur apport reste limité. Plus que l’agencement des sépultures, on a vu que les emplacements pouvaient être révélateurs, à condition de tenir compte de leurs variations dans le temps. En fait, le recoupement entre tombe élaborée et emplacement privilégié apparaît évidemment comme le meilleur critère de différenciation : l’absence d’inhumation dans l’église carolingienne fait ressortir le caractère exceptionnel des sarcophages et caveaux inclus dans les annexes du sanctuaire ou à proximité immédiate, ainsi que la gradation honorifique attachée aux différents secteurs. Une autre différenciation problématique est celle des zones d’enfouissement laïques ou religieuses. La présence d’enfants ne peut pas être prise en compte, à cause des oblats, mais celle de femmes est plus significative. Cet indice est quasiment inutilisable en l’occurrence puisque les études anthropologiques n’en ont identifié que trois ou quatre cas, qui restent toutefois ambigus. On a d’ailleurs pu constater sur d’autres sites, mieux renseignés par les textes, que la distinction par secteurs n’était pas systématique. Mais il semblerait que cela apparaisse plutôt à l’Époque moderne ou au bas Moyen Âge, la « réglementation » étant apparemment plus stricte dans les périodes anciennes. Le marquage des tombes qui pourrait répondre, au moins partiellement, à cette question, pose un autre problème dans la mesure où il est quasiment inexistant. Ce qui en subsiste n’apporte rien quant à l’identification des sépultures. À part quelques pierres plantées ou affleurant au niveau du sol, avec ou sans inscription, les marqueurs étaient probablement séparés de la tombe, posés sur un mur limitrophe par exemple. De simples tertres devaient servir de signalisation, surtout dans le cimetière monastique, où les recoupements sont nombreux et aléatoires. Trois emplacements, cependant, même dans ce secteur, sont réutilisés sur une période allant jusqu’à quatre siècles, en parfaite superposition. Le rôle funéraire de la chapelle secondaire constitue une problématique différente, dans la mesure où il est à la fois évident et indémontrable : la plupart des indices qui pouvaient le confirmer, et surtout marquer son évolution, ont disparu avec les fouilles anciennes. Les quelques éléments retrouvés dans le secteur oriental sont insuffisants pour répondre avec précision à des questions telles que l’installation des reliques, la «cohabitation» d’autres inhumés avec le saint fondateur, les implications du transfert vers la grande église… Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


ABBAYE

DE

LANDÉVENNEC :

ÉVOLUTION DU CONTEXTE FUNÉRAIRE

157

BIBLIOGRAPHIE

ALEXANDRE-BIDON D., 1993, «Le corps et son linceul», dans ALEXANDREBIDON D. et TREFFORT C. (dir.), À réveiller les morts. La mort au quotidien dans l’occident médiéval, Presses universitaires de Lyon, Lyon, p. 183-206.

HEITZ C., 1987, La France pré-romane, Éditions Errance, Paris.

BARDEL A., 1991, « L’Abbaye Saint-Gwénolé de Landévennec », Archéologie Médiévale, XXI, p. 51-101.

HENRION F., 2000, « Typologie et typochronologie des sépultures », dans S APIN C. (dir.), Archéologie et architecture d’un site monastique. 10 ans de recherches à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre, Éditions du CTHS, Paris, p. 340-363.

BARDEL A., PÉRENNEC R., 2002, «Les Vikings à Landévennec», Dossiers d’archéologie, n° 277, p. 50-59. 2004, « Landévennec, une abbaye de la mer», dans RACINET P. et SCHWERDROFFER J. (dir.), Les religieux et la mer, Actes du colloque 2001, Histoire médiévale et archéologie, 16, CAHMER, Amiens, p. 125-148.

HENRION F., HUNOT J.-Y., 1996, « Archéologie et technologie du cercueil et du coffrage de bois », dans GALINIÉ H. et ZADORA-RIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 197-204.

CASSARD J.-C., 1990, Les Bretons de Nominoë, Éditions Beltan, Brasparts.

JACOBSEN W., WYSS M., 2002, « Saint-Denis : essai sur la genèse du massif occidental », dans SAPIN C. (dir.), Avant-nefs et espaces d’accueils dans l’église entre le IVe et le XIIe siècle, Éditions du CTHS, Paris, p. 76-87.

COURSON A. (de), 1863, Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Collection de documents inédits sur l’histoire de France, Impériale, Paris. DE SMEDT C. (éd.), 1888, « Abbé Gurdisten, Vita Amplior Winwalloei », Analecta Bollandiana, t. VII, p. 166-264. DEUFFIC J.-L., 1985, « Les manuscrits de Landévennec » dans SIMON M., L’Abbaye de Landévennec de Saint Guénolé à nos jours, éd. Ouest-France, Éditions Ouest-France, p. 259-279. GUIGON P., 1994, Les sépultures du Haut Moyen Âge en Bretagne, Patrimoine archéologique de Bretagne, Institut culturel de Bretagne, Rennes.

Publications du CRAHM, 2004

LE MAHO J., 1994, « Les fouilles de la cathédrale de Rouen de 1985 à 1993. Esquisse d’un premier bilan », Archéologie Médiévale, XXIV, p. 1-49. MARS N. (dom), 1648, Histoire du Royal Monastère de S. Guennolé de Landévennec, ordre de S. Benoît, publié dans Pax, n° 22 à 48, avril 1955 à octobre 1961. PILET C., 1996, « Chronotypologie des tombes de Normandie», dans GALINIÉ H. et ZADORARIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 251-255.


158

ANNIE BARDEL

PRIGENT D., HUNOT J.-Y. (dir.), 1996, La mort : voyage au pays des vivants. Pratiques funéraires en Anjou, Association culturelle du département de Maine-etLoire, Angers. SAPIN C., 1996, « Dans l’église ou hors l’église, quel choix pour l’inhumé ? », dans GALINIÉ H. et ZADORA-RIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 65-78. SIMON M., 1985, L’abbaye de Landévennec de saint Guénolé à nos jours, Éditions OuestFrance, Rennes. TARDIEU J., 1993, «La dernière demeure : archéologie du cimetière et des modes d’inhumation», dans ALEXANDRE-BIDON D. et TREFFORT C. (dir.), À réveiller les morts. La mort au

ET

RONAN PERENNEC

quotidien dans l’occident médiéval, Presses universitaires de Lyon, Lyon, p. 223-244. TREFFORT C., 1993, «Les meubles de la mort : lit funéraire, cercueil et natte de paille », dans ALEXANDRE-BIDON D. et TREFFORT C. (dir.), À réveiller les morts. La mort au quotidien dans l’occident médiéval, Presses universitaires de Lyon, Lyon, p. 207221. 1996 a, L’église carolingienne et la mort, Collection d’histoire et d’archéologie médiévales, 3, Presses universitaires de Lyon, Lyon. 1996 b, « Du cimiterium christianorum au cimetière paroissial : évolution des espaces funéraires en Gaule du VIe au Xe siècle », dans GALINIÉ H. et ZADORARIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 55-63.

ÉTUDES NON PUBLIÉES BARDEL A., PÉRENNEC R., 1983-1998, « Landévennec », Rapports de fouilles programmées.

GIOT P.-R., 1984-1986, 1997, « Rapports d’études anthropologiques ».

BERNARD V., 1999 à 2002, « Rapports d’études dendrochronologiques : Landévennec, Abbaye Saint-Guénolé ».

HUNOT J.-Y., MARGUERIE D., 1992, 1994, 1999, «L’abbaye de Landévennec (Landévennec, Finistère). Étude des bois archéologiques, rapports dactylographiés ».

FERNANDEZ T., 1997, « Étude paléopathologique de la population de Landévennec, synthèse».

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 121-158


L’INHUMATION EN MILIEU MONASTIQUE : L’EXEMPLE DE L’ANJOU Daniel PRIGENT *

Résumé : L’étude archéologique menée sur le site de Fontevraud (Maine-et-

Loire) a permis d’étudier plusieurs espaces funéraires, et aussi parfois d’engager la comparaison avec d’autres monastères angevins. L’église abbatiale est un lieu d’inhumation privilégié où se différencient plusieurs espaces. La salle du chapitre a également une vocation funéraire, mais la densité des sépultures varie, comme le montre la comparaison entre plusieurs sites, dont l’abbaye Saint-Aubin d’Angers ou la celle grandmontaine de la Haye-aux-Bonshommes à Avrillé. Le cloître du prieuré Saint-Lazare de Fontevraud, intégralement fouillé, n’a livré aucune sépulture. Les interventions ponctuelles pratiquées dans le préau et les galeries du Grand-Moûtier confirment une faible prédilection pour l’inhumation dans le carré claustral, ce qui ne semble pas être le cas dans d’autres monastères. D’autres lieux d’inhumation ont été reconnus à l’intérieur de la clôture fontevriste : chapelle de l’infirmerie, parvis et secteur s’étendant le long des murs de l’église, cimetière monastique… On peut ainsi distinguer au XIIe siècle le cimetière de la communauté, au nord-est de l’église, de celui des laïcs, au sud du chevet, mais qui occupe également, hors clôture, le nord de l’église abbatiale. Mots-clés : abbaye, archéologie funéraire, cimetière, monachisme, Moyen Âge,

sépulture.

* Service archéologique départemental de Maine-et-Loire.

Inhumations et édifices religieux, p. 159-179, Publications du CRAHM, 2004


160

DANIEL PRIGENT

L’activité archéologique angevine s’est illustrée depuis le XIXe siècle par son intérêt pour les édifices religieux. Néanmoins, les rares résultats de fouilles anciennes, souvent limitées, offrent peu d’informations précises. Les interventions récentes ont eu pour résultat une meilleure connaissance des pratiques funéraires médiévales en milieu monastique, mais bien des interrogations subsistent et concernent notamment la datation des sépultures rencontrées ou l’identité des personnages mis au jour 1.

1. FONTEVRAUD L’étude menée sur le site de Fontevraud, abbaye-mère de l’ordre fontevriste, où s’élevaient quatre monastères (fig. 1), a permis d’étudier plusieurs espaces funéraires, qui serviront de trame à cette réflexion. Les éléments fournis peuvent être comparés à ceux provenant d’interventions plus ponctuelles et accompagner ainsi la discussion d’observations plus anciennes, ou engager la comparaison avec d’autres abbayes ou prieurés angevins. En 1101, le prédicateur itinérant Robert d’Arbrissel installe la troupe de femmes et d’hommes qui le suit sur le site de Fontevraud (diocèse de Poitiers). Il institue en 1115 une abbesse, dirigeant la communauté de frères et de moniales 2. Au cours du XIIe siècle, cet ordre double connaît un essor remarquable, qui contraste avec la stagnation marquant les trois siècles suivants, avant le renouveau de l’Époque moderne 3. Autour du Grand-Moûtier (fig. 2), où résident les religieuses de chœur, et sur lequel se greffent les infirmeries, trois prieurés se développent dès le début du XIIe siècle : Saint-Jean de l’Habit, monastère des frères, Saint-Lazare, où demeure la communauté s’occupant des lépreux, et Sainte-Marie-Madeleine, réservé aux sœurs converses. En l’absence d’éléments objectifs d’appréciation (textes, relations stratigraphiques précises, présence de mobilier caractéristique), la datation des sépultures mises au jour reste fréquemment imprécise. L’inhumation en pleine terre persiste jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, quel que soit le rang du défunt. Les coffrages anthropomorphes en tuffeau caractérisent en Anjou-Touraine la période du XIe au XIIIe siècle 4 ; quelques sarcophages peuvent également être attribués à cette période. Les cercueils en bois sont généralement mal datés 5, mais semblent surtout modernes. Les premiers exemples peuvent être attribués au bas Moyen Âge; c’est le cas de quelques inhumations mises au jour dans le chœur des religieuses et accompagnées de poteries funéraires. Les cercueils les plus fréquemment rencontrés sont

1. La réflexion proposée ici prend essentiellement en compte la période comprise entre le XIe et le début du XVIe siècle, la documentation relative aux monastères du haut Moyen Âge restant trop incertaine à l’heure actuelle. 2. BIENVENU 1980 ; PRIGENT 2004. 3. JAMES, PRIGENT 1990 ; MELOT 1997. 4. BOISSAVIT-CAMUS et al. 1996, p. 257-269 ; PRIGENT, HUNOT 1996, p. 72-73. 5. Sur les cercueils voir HUNOT 1995, p. 149-180.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

161

Fig. 1 : Fontevraud : emplacement des différents monastères médiévaux. 1 : GrandMoûtier ; 2 : Saint-Jean de l’Habit ; 3 : Sainte-Marie-Madeleine ; 4 : Saint-Lazare.

de plan trapézoïdal; mentionnons toutefois, dans la chapelle orientée sud du transept, la présence d’un cercueil de forme renflée en son milieu.

2. ÉGLISE ABBATIALE L’église abbatiale, lieu d’inhumation privilégié, a été intégralement fouillée. Son organisation un peu particulière résulte de la spécificité de Fontevraud, ordre double où la communauté de religieuses est considérable et où la séparation entre frères et moniales, et plus encore entre moniales et laïcs, est clairement marquée (fig. 3). Le nombre d’inhumations médiévales pratiquées à l’intérieur de l’église abbatiale est faible, même si l’on tient compte d’une déperdition d’informations due au creusement du caveau des abbesses, en 1639, et aux travaux contemporains de restauration du sol. La répartition des sépultures y apparaît très irrégulière, et il est nécessaire de différencier plusieurs espaces funéraires. Les tombes qui peuvent être rattachées aux XIIe et XIIIe siècles sont peu nombreuses (dix coffrages et six sarcophages) : toutes ont été perturbées. Dans la nef, quelques tombes profondes sont assurément médiévales6 ; la distinction est moins évidente pour le déambulatoire et surtout pour le transept.

6. L’abbesse Renée de Bourbon (1491-1534) fait en effet relever le sol de la nef de quatre pieds en 1504.

Publications du CRAHM, 2004


162

DANIEL PRIGENT

Fig. 2 : Fontevraud : plan général du Grand-Moûtier. 1 : église abbatiale ; 2 : salle du chapitre ; 3 : galeries du cloître ; 4 : chapelle Saint-Benoit accolée à l’aile orientale.

2.1. Sanctuaire Le sanctuaire n’a livré que quatre emplacements de sépultures, toutes médiévales. Il y a là le fondateur, mais également deux évêques de Poitiers, ainsi qu’un abbé ou évêque dont on ignore l’identité. L’examen des documents relatifs aux tombeaux de Pierre II, évêque de Poitiers († 1115), et du fondateur, Robert d’Arbrissel († 1116), permet de les situer respectivement au nord et au sud du maître-autel, mais en avant de celui-ci 7. Le grand sarcophage quadrangulaire en calcaire dur inséré entre les deux colonnes sud-ouest du rond-point correspond vraisemblablement au «sarcueil de pierre» commandé par l’archevêque Léger pour Robert d’Arbrissel 8. 7. PRIGENT 1993. 8. Cité par DALARUN 1985, p. 292.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

163

N

L’INHUMATION

0

20 m

Fig. 3 : Fontevraud : emplacement des sépultures à l’intérieur et autour de l’abbatiale. Les fosses traitées en gris foncé (coffrages, sarcophages ou simple fosses, essentiellement au nord-est du chevet) appartiennent aux XIIe et XIIIe siècles (gris clair : maçonneries de différentes périodes).

À proximité immédiate se trouvait le sarcophage de l’évêque Guillaume Ier († 1123), successeur de Pierre II. Une petite fosse, ménagée dans la maçonnerie au nord de l’autel édifié par Louise de Bourbon-Lavedan en 1623, contenait les ossements d’un individu masculin. La fouille a permis de mettre ces vestiges en relation avec une crosse limousine du premier tiers du XIIIe siècle 9, découverte en 1809 ; nous ignorons qui fut inhumé en ce lieu privilégié. 9. CHANCEL 1992, p. 25-26.

Publications du CRAHM, 2004


164

DANIEL PRIGENT

2.2. Déambulatoire et chapelles rayonnantes Le déambulatoire a livré quinze sépultures en place, qui percent le lit de pose le plus récent et semblent essentiellement modernes 10. Les inhumations ont été pratiquées en cercueil, à l’exception de deux d’entre elles, en pleine terre, et d’un coffrage anthropomorphe. Les sépultures épousaient la courbure des murs, tête à l’est ou à l’ouest ; une seule, proche de la chapelle axiale, leur était perpendiculaire (fig. 3). À l’entrée de la chapelle axiale, un coffrage anthropomorphe était partiellement détruit par l’installation d’un escalier contemporain. Deux sépultures secondaires ont été pratiquées dans de petits coffres rectangulaires en tuffeau à l’extrémité des chapelles rayonnantes nord et sud. Elles étaient accompagnées d’une plaque épigraphe en plomb déclinant l’identité des inhumés 11. Giraud de Brie est un religieux de Fontevraud ; il est cité à quatre reprises dans le cartulaire entre 1109 (ou 1112-1113) et 1118. Le second personnage, Rainier, qui appartient à l’entourage proche de l’évêque de Poitiers Pierre II, est inhumé près de son maître. Dans la chapelle rayonnante nord, deux autres inhumations ont été pratiquées, tête au nord, l’une en cercueil, l’autre en pleine terre ; toutes deux sont modernes. De même, dans la chapelle sud, seule la plus ancienne des trois tombes semble se rattacher à la période médiévale. Ainsi, tant dans le sanctuaire que dans le déambulatoire et les chapelles rayonnantes, le nombre d’inhumés est réduit. Dans cet espace privilégié, il n’y a que six sépultures datées avec certitude des XIIe-XIIIe siècles et seules deux autres inhumations pourraient être médiévales ; de plus, ce lieu semble essentiellement, sinon exclusivement, réservé aux clercs 12. 2.3. Transept Les tombes, à l’exception de deux d’entre elles, sont réparties dans le bras nord et la croisée du transept. Dans le bras sud, seules deux sépultures ont été mises au jour, dans la chapelle orientée ; l’une d’elles est vraisemblablement celle de l’abbesse de Sainte-Croix de Poitiers, Marie Berland, décédée à Fontevraud en 1533 et enterrée devant l’autel de sainte Radegonde 13. Au milieu du XVIIIe siècle, un

10. Outre les observations stratigraphiques et quelques mentions dans les sources écrites (plus fréquentes à l’Époque moderne), des éléments concordants nous sont fournis par le vêtement (notamment les chaussures étudiées par V. Montembault), la position tête à l’ouest des prêtres, le mobilier associé… 11. FAVREAU, PRIGENT 1995. 12. Le prieur de Saint-Lazare, Jean Boucheron († 1489) est enterré entre les degrés du maîtreautel et la porte du chœur, vraisemblablement dans la partie nord du déambulatoire. A contrario, Gaignières mentionne, dans le chœur de l’église cistercienne de Chaloché (commune de Marcé, Maine-et-Loire) des gisants d’enfants de Thibault de Mareuil (XIIIe siècle) « du costé de l’Evangile proche le Grand Autel dans le sanctuaire ». Plusieurs autres gisants sont aussi situés dans le chœur de cette abbatiale. 13. La seconde date du bas Moyen Âge ou de l’Époque moderne.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

165

plan détaillé de l’abbaye 14 indique que le bras sud, réservé aux moniales, est isolé du chœur liturgique par une grille ; il en était déjà ainsi avant les aménagements du début du XVIe siècle qui ont fixé l’organisation de l’espace jusqu’à la Révolution. Les sépultures en coffrages du bras nord et de la croisée du transept sont peu nombreuses. Un seul coffrage anthropomorphe a été mis au jour dans la croisée, et quatre dans le bras nord. Dans la première travée du bras, un coffrage profané présentait une taille exceptionnelle pour ce type de tombe (2,18 m de longueur interne). Dans l’angle nord-est du bras du transept, un autre caisson couvert par trois dalles en bâtière, découvert en 1699 15, renfermait « un homme revêtu d’une coste de mailles ». Les niveaux de sol ayant ici pour l’essentiel disparu et les fosses étant creusées à des profondeurs voisines, il est difficile, en l’absence générale de mobilier, de préciser la datation de la plus grande partie des sépultures en pleine terre ou en cercueil. On peut néanmoins estimer que plus de la moitié des tombes sont post-médiévales. Nous connaissons l’identité de certains défunts 16. D’après l’abbé Édouard, citant un manuscrit qui n’a pu être retrouvé, plusieurs personnages auraient été inhumés dans « l’abside de la grande église 17 ». Le « monument funèbre en cuivre » de Gaucher de Saint-Marthe († 1551), seigneur de Villedan et du Chapeau, « fut élevé en face de la grande grille » par l’abbesse Louise de Bourbon. Jeanne Baptiste de Bourbon « fit enlever sa tombe ainsi que celle de Gautier de Montsoreau, dont elle laissa au même lieu la magnifique statue de bronze ». La tombe de Jean de Moncigny († 1467), seigneur de Chantelou et frère de Marie de Bretagne, était située « en face le crucifix de la chaire » ; Jeanne, sa mère, religieuse à Fontevraud, fut inhumée trois ans plus tard «près du tombeau de son fils». Pierre de Chemillé, fils de Pétronille, la première abbesse de Fontevraud, se trouvait « un peu plus près du maître-autel ». On observe ainsi pour le bras nord et la croisée du transept un recrutement moins restreint que celui caractérisant le sanctuaire, le déambulatoire ou la nef 18. 2.4. Nef Il est nécessaire de distinguer les différentes travées de la nef, et notamment les deux dernières, constituant le chœur des religieuses, isolé par une clôture des deux travées occidentales, avant 1504 (fig. 3). À l’intérieur de cet espace, une aire centrale s’étendait entre les rangs de stalles au nord et au sud et, vraisemblablement, à l’ouest du trône de l’abbesse.

14. Conservé à la billetterie de l’abbaye. 15. Arch. dép. Maine-et-Loire, série E, GG. 16. Les mentions sont certes plus nombreuses pour l’Époque moderne, notamment grâce aux registres paroissiaux (Arch. dép. Maine-et-Loire, série E, GG), à partir de 1639. 17. ÉDOUARD 1874, t. 2, p. 24-25. 18. À l’Époque moderne, les registres paroissiaux mentionnent la présence d’un chirurgien, de sénéchaux de l’abbaye, du secrétaire de l’abbesse, de l’intendant de l’abbaye… Des prêtres (environ vingt) ont également été inhumés.

Publications du CRAHM, 2004


166

DANIEL PRIGENT

Il est significatif d’observer qu’aucune inhumation n’a été pratiquée dans les deux premières travées de la nef à l’époque médiévale ; plusieurs tombes modernes ont en revanche été mises au jour dans ce secteur. Dans la troisième travée, six sépultures ont été pratiquées avant le remblaiement de 1504. Elles étaient disposées sur une étroite bande placée dans l’axe de la nef ; une seule tombe était située en dehors. Malgré le faible nombre d’inhumations, certaines fosses sont réutilisées. À l’ouest, un sarcophage en tuffeau présentait divers graffiti sur les parois internes. Vers le chœur liturgique, la fosse suivante a livré de haut en bas : une bière vide, un autre cercueil renfermant un squelette, et sur le fond, des os épars témoignant d’une inhumation antérieure. Une sépulture en cercueil, en avant de celle-ci, était assez bien conservée. Comme pour la fosse précédente, des poteries funéraires (XVe siècle) de fabrication locale avaient été jetées lors de la cérémonie des funérailles. Le cercueil surmontait une inhumation en pleine terre. Au sud se trouvait une unique sépulture, également en pleine terre. La quatrième travée est en grande partie occupée par le « caveau des dames abbesses » creusé en 1639 par Jeanne-Baptiste de Bourbon. Il subsiste néanmoins deux fosses recoupées et surtout trois inhumations en coffrage ou sarcophage, proches de la pile nord-ouest de la croisée, ainsi qu’un coffrage placé contre la face sud de la même pile, qui peut être attribué au comte Raymond VII de Toulouse. La détermination de cette sépulture a permis, grâce aux sources documentaires, de localiser l’emplacement des sépultures des Plantagenêts (le « tombeau des rois ») dans la quatrième travée de la nef 19. Il est intéressant de mettre ces observations en relation avec les mentions relatives au lieu d’inhumation des abbesses. On sait ainsi qu’Audeburge de Hautes-Bruyères († 1180) fut enterrée à côté du bénitier; le corps de l’abbesse Marie de Champagne († 1208) « fut inhumé dans le chœur des religieuses dessoubs le JUBE DOMNA 20 ». Adèle de Bretagne (†1244) est également déposée dans le chœur 21, de même qu’Isabeau d’Avoir († 1284), Marie de Montmorency († 1457) et Anne d’Orléans († 1491). Isabeau de Valois († 1349) reposait devant la chaire de l’abbesse et Adélaïde de Ventadour († 1375) près de la chaire du prêcheur 22. Mais l’abbatiale de Fontevraud est surtout célèbre pour avoir abrité les dépouilles d’Henri II Plantagenêt, Aliénor d’Aquitaine et Richard Ier Cœur de Lion. En juillet 1189, Henri II décède à Chinon, à proximité de l’abbaye qu’il avait comblée de dons; il y est transporté le lendemain. Sa veuve, Aliénor d’Aquitaine, s’établit dans l’abbaye après 1194. C’est là qu’elle fera enterrer en 1199 sa fille Jeanne d’Angleterre, comtesse de Toulouse, et son fils Richard Ier, Cœur de Lion. Plus tard, en 1250, le comte de Toulouse Raymond VII († 1249) rejoint ses aïeux. Isabelle d’Angoulême († 1146), femme de Jean sans Terre, après avoir reposé dans la salle du chapitre, est transportée dans l’abbatiale huit années plus tard, à la demande de 19. Voir JAMES et PRIGENT 1990, p. 76-78 ; sur les tombeaux des Plantagenêts, voir aussi ERLANDEBRANDENBURG 1988. 20. LARDIER 1650, p. 410. 21. Lardier (1650, p. 454) précise « au cimetière des rois d’Angleterre ». 22. BnF ms. n. acq. lat. 1079, fol. 80, 81 et 82 r (cité par MELOT 1967, p. 190-191).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

0

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

167

5m

Fig. 4 : Saint-Florent de Saumur : chœur de l’église abbatiale.

son fils Henri III. D’autres mentions ont été relevées à la fin du XVIIe siècle par Gaignières, qui fournit, pour le tombeau des rois, une liste de treize noms 23. L’organisation qui peut être proposée permet de situer préférentiellement dans la quatrième et dernière travée de la nef, où se situait le tombeau des rois, les sépultures de Plantagenêts et de la descendance capétienne d’Aliénor. Dans la troisième, les quelques sépultures mises au jour correspondraient plutôt aux tombes d’abbesses fontevristes. Le chœur des religieuses apparaît, quoi qu’il en soit, un lieu particulièrement signifiant pour l’abbesse, qui repose ainsi au milieu de sa communauté et face à l’autel. 2.5. Comparaisons À l’intérieur de l’église de Saint-Lazare de Fontevraud, le décaissement réalisé lors des transformations entreprises au début des années 1960 a perturbé ou détruit l’essentiel des tombes. Seules quelques sépultures étaient encore en place. En revanche, les ossements épars entassés dans des fosses pendant les travaux laissent penser que plusieurs dizaines d’inhumations avaient été pratiquées dans cette église. Nous ignorons l’importance relative des sépultures médiévales. Le déambulatoire de l’église abbatiale de Saint-Florent de Saumur n’a livré que cinq sépultures certaines (fig. 4). Une tombe rupestre a été coupée par

23. Outre Henri II, Aliénor d’Aquitaine, Richard Ier, Jeanne d’Angleterre, Raymond VII de Toulouse, Isabelle d’Angoulême, on trouve mentionnés le cœur de Béatrix, fille du roi d’Angleterre Henri III, Marguerite de Blois, Ala de Nevers, Mathilde de Bourbon, Sybille de Constantinople, Agathe, nièce de Thibaud de Champagne. Cette liste est aussi mentionnée précédemment par le Père Honorat Nicquet (1642, p. 528-530) ou Bruneau de Tartifume dans son Philandinopolis (1626).

Publications du CRAHM, 2004


168

DANIEL PRIGENT

0

15 m

Fig. 5 : Asnières : emplacement des sépultures mises au jour.

l’implantation du mur externe du déambulatoire, vers la fin du XIe siècle ou au début du siècle suivant ; deux autres inhumations sont également certainement médiévales. Il est plus difficile de se prononcer sur les autres sépultures (trois fosses étaient vides). Dans la chapelle rayonnante sud, trois des quatre sépultures mises au jour pourraient être médiévales ; les deux autres chapelles rayonnantes n’ont pas livré de fosses individuelles. La crypte n’a pas montré d’emplacement de sépulture. Lors de l’agrandissement gothique de la fin du Moyen Âge, un caveau de 3,5 m sur 3,1 m fut creusé dans la nouvelle chapelle axiale ; il était partiellement comblé par des ossements en désordre, représentant plusieurs dizaines d’individus. Malgré la fouille incomplète du déambulatoire et les perturbations observées dans la crypte, il est certain que les inhumations dans le chœur furent l’exception. Le chœur gothique de l’église abbatiale d’Asnières 24 (congrégation de Tiron), a été partiellement fouillé au début du XXe siècle 25 (fig. 5). Quatre 24. Commune de Cizay-la-Madeleine (Maine-et-Loire). 25. BRIÈRE, CHAPPÉE 1904, p. 3-31.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

0

: L’EXEMPLE

5

10 15

DE L’ANJOU

20

25

169

50 m

Fig. 6 : Saint-Aubin d’Angers : plan général de l’abbaye ; seuls les emplacements des fosses médiévales récemment fouillées dans la salle du chapitre ont été représentés.

tombes médiévales de religieux, dont trois d’abbés, étaient recouvertes par des gisants ou des plates-tombes. L’organisation des bandes de carreaux glaçurés (datés du XIIIe siècle) conservés in situ permet d’estimer que peu d’inhumations ont été pratiquées dans le chœur. À l’entrée du bras nord du transept, deux plates-tombes d’abbés ont également été mentionnées ; on ignore ici la densité des sépultures. Dans la croisée, deux sépultures ont été attribuées au seigneur Giraud Berlay († 1155) et son épouse, et bien que la détermination des emplacements reste hypothétique, des épitaphes mentionnaient à proximité les noms de laïcs : Aimery de Montreuil, Guy de la Haye, seigneur de Pocé, Jacob de Harcourt, Agnès de Montreuil. À Saint-Aubin d’Angers, où l’abbatiale bénédictine a été détruite au début du XIXe siècle, il est néanmoins possible 26 de situer assez précisément quelques sépultures (fig. 6). On trouve surtout mention de tombes d’abbés, dans le chœur (Luc Bernard († 1460), Élie de Tinteniac († 1535) et Jean de Tinteniac 26. Les relevés de la collection Gaignières et la description de Bruneau de Tartifume (Bibl. Mun. Angers, ms. 995 (871)) ont permis une première approche.

Publications du CRAHM, 2004


170

DANIEL PRIGENT

(† 1525 ?), mais également dans la nef (par exemple Jean de Mozé, † 1308). Le tombeau de saint Gérard († 1123), religieux de l’abbaye, est aussi disposé dans la nef. On peut encore relever que Pierre de Laval, archevêque de Reims, est inhumé à droite du sanctuaire, mais à gauche était placé le gisant d’Adèle de Vermandois († 975), épouse du comte d’Anjou Geoffroi Grisegonelle.

3. BÂTIMENTS CONVENTUELS 3.1. Galeries et préau Si dans certains monastères, le préau et les galeries du cloître sont réputés lieux privilégiés d’inhumation, ce ne fut pas le cas à Fontevraud. Le cloître du prieuré Saint-Lazare, intégralement fouillé, n’a livré aucune sépulture. Les interventions archéologiques ponctuelles pratiquées dans le préau et les galeries du GrandMoûtier suggèrent également une faible prédilection pour l’inhumation dans le carré claustral, malgré la présence assurée de quelques sépultures d’abbesses. Ainsi, la tombe de Mabile de Blois († c. 1265) est mentionnée dans le cloître 27 ; Berthe († 1228) est dite inhumée « à l’huis de Saincte-Radegonde 28 » et Jeanne de Dreux († 1276) repose en face de la salle du chapitre 29. À Saint-Aubin d’Angers (fig. 6), le suivi des creusements de tranchées a permis la mise au jour d’une seule sépulture, dans la galerie occidentale du cloître. Dans le préau, une fosse a livré une série d’ossements en désordre, mais nous en ignorons l’ampleur et la date de creusement. 3.2. Salle du chapitre La salle du chapitre a également une vocation funéraire, mais la densité des sépultures apparaît très variable, comme le montre la comparaison entre le prieuré Saint-Lazare de Fontevraud, l’abbaye Saint-Aubin d’Angers ou la celle grandmontaine de la Haye-aux-Bonshommes 30. Nous ignorons l’ampleur des inhumations à l’intérieur de la vaste salle du chapitre du Grand-Moûtier 31, lieu privilégié d’élection de sépulture. L’abbesse Aliénor de Bretagne (†1342) est dite déposée dans « l’arceau de l’Ascension, chapitre du Grand Moustier » par Jean Lardier 32. Son corps était dans « une pierre de tuffe creusée en façon de sépulchre, couverte d’une table de bois,

27. Bn. ms. n. acq. lat. 1079, fol. 80, 81 et 82 r (cité par MELOT, 1967, p. 190). 28. LARDIER 1650, p. 442. 29. MELOT 1967, p. 290 ; Gaignières a représenté le tombeau, dit « sous les piliers du cloistre vis à vis le chapitre ». 30. Commune d’Avrillé (Maine-et-Loire). 31. Lors de la reconstruction de l’aile vers 1540, ses dimensions (19,5 m x 11 m) reprennent strictement celles de la salle médiévale. 32. LARDIER 1650, p. 429, qui semble confondre deux abbesses ; BnF ms. n. acq. lat. 1079, fol. 80, 81 et 82 r (cité par MELOT 1967, p. 190).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

171

Fig. 7 : Saint-Aubin d’Angers : emplacement des sépultures en coffrages anthropomorphes dans la salle du chapitre.

attachée avec des crampons de fer à ladite pierre, où nous trouvasmes un corps tout entier et désséché (sans vêtements qui estoient corrompuz), tenant en sa main une crosse de bois doré 33 ». Elle avait été précédée par Marguerite de Pocey († 1304). Des laïcs ont également été inhumés, comme Isabelle d’Angoulême († 1246), avant son transfert à l’intérieur du chœur des religieuses de l’église abbatiale. À Saint-Lazare, la densité est très forte ; ce sont en effet plus de trente sépultures qui ont été mises au jour à l’intérieur de la petite salle. Toutefois, là encore, les inhumations apparaissent essentiellement modernes. Nous manquons d’informations relatives à Saint-Jean de l’Habit 34. Seule la salle mauriste de Saint-Aubin a été fouillée (fig. 7), et celle-ci ne correspond qu’à une partie de la salle romane. L’importance des réutilisations

33. LARDIER 1650, p. 429 ; il pourrait s’agir de la baie sud du chapitre, sous la représentation peinte de l’Ascension. 34. La collection Gaignières contient une représentation d’une dalle funéraire en pierre représentant un prêtre, au milieu du chapitre.

Publications du CRAHM, 2004


172

DANIEL PRIGENT

Fig. 8 : La Haye-aux-Bonshommes : sépultures mises au jour dans la salle du chapitre.

modernes des fosses ne permet pas de déterminer le nombre des inhumations médiévales. On est néanmoins certain de l’existence de coffrages anthropomorphes dont la distribution suggère la présence d’une vingtaine de sépultures datant des XIe-XIIIe siècles 35. On sait aussi par René Courault de Pressiat, abbé d’Asnières vers la fin du XVIIe siècle, que des crosses ont été mises au jour lors des travaux d’aménagement modernes 36. La salle du chapitre de la Haye-aux-Bonshommes 37 renfermait sept individus, dont six en position primaire (fig.8). La nature des sépultures (cinq inhumations ont été réalisées en cercueil trapézoïdal en bois), la présence de carreaux à décor à fleur de lys sur pointe dans le remblaiement de trois fosses, le type de poterie funéraire accompagnant les défunts, tout milite pour des inhumations du bas Moyen Âge, voire 35. L’aile est sans doute achevée dans le second quart du XIIe siècle. 36. Repons de Mr. L. De P. d’A aux questions que je luy avois faites sur plusieurs points concernant l’Histoire Ecclesiastique D’Anjou et autres matieres, Bibl. Mun. Angers, ms. 1734. 37. BRIAND et al. 1992.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

173

modernes 38. On sait également que le prieur Anthoine de la Forie († 1447) est inhumé dans la salle du chapitre. Ces observations peuvent être rapprochées de celles réalisées dans un autre monastère grandmontain, Notre-Dame de Pinel, où la salle du chapitre n’a livré aucune sépulture 39. Une fouille partielle avait été menée au début du XXe siècle dans la salle du chapitre de l’abbaye d’Asnières (fig. 5). J. Chappée avait mis au jour six sépultures, dont quatre en coffres anthropomorphes 40. La régularité de leur distribution et l’absence apparente de réutilisation permet d’estimer à douze le nombre maximal d’inhumations.

4. AUTOUR DU CLOÎTRE 4.1. Infirmeries La chapelle des infirmeries, Saint-Benoît, flanque l’aile orientale du Grand-Moûtier. Là encore, les transformations contemporaines ont effacé les traces d’inhumation. On y voyait en effet, entre autres, l’épitaphe de la grande prieure Blanche de Craon († 1440). L’abbé Édouard ajoute qu’en «plusieurs endroits la muraille est tapissée de pierres mortuaires où se lisent les noms de plusieurs religieuses 41 ». 4.2. Cimetières Les planches du Monasticon gallicanum nous offrent des indications complémentaires, tardives il est vrai, sur quelques cimetières monastiques angevins. À Saint-Nicolas d’Angers, le Cœmeterium domest[iorum], distinct du Cœmeterium parrochiæ, se développe au nord-est de l’abbatiale. Il borde le sud de l’église Saint-Jean-Baptiste de Château-Gontier (Mayenne), mais le cloître s’étend au nord de l’abbatiale, de même qu’à Saint-Maurde-Glanfeuil 42, où le cimetière se développe au sud des bâtiments claustraux. Différents lieux d’inhumation ont été révélés par la fouille en dehors du quadrilatère claustral fontevriste : parvis et secteur s’étendant le long des murs de l’abbatiale, cimetière monastique… Au XIIe siècle, on peut ainsi distinguer le cimetière de la communauté, au nord-est de l’église, de celui des

38. On peut noter la présence d’une suture métopique sur trois des quatre frontaux dont l’état permettait l’examen, suggérant un lien familial possible entre les inhumés. 39. FALCO et al. 1987 ; FALCO, LILE 1990. Le « passage des morts » n’a livré aucune sépulture individuelle à la Haye-aux-Bonshommes, contre deux au prieuré du Pinel (Villariès, Haute-Garonne), mais les deux passages renfermaient un petit caveau. 40. BRIÈRE, CHAPPÉE 1904. 41. ÉDOUARD 1874, t. 2, p. 188-189. 42. Commune du Thoureil (Maine-et-Loire).

Publications du CRAHM, 2004


174

DANIEL PRIGENT

laïcs, situé au sud du chevet, mais également, hors clôture, au nord de la nef de l’abbatiale et le long du mur occidental du bras du transept 43 (fig. 3). Des laïcs demandent très tôt à être inhumés dans le cimetière de l’abbaye. Dans son privilège du 5 avril 1112, le pape Pascal II accorde l’inhumation de ceux qui le désirent, à l’exception des excommuniés; cette autorisation sera renouvelée par ses successeurs 44. On peut toutefois s’interroger sur l’emplacement et le recrutement de l’espace funéraire. En effet, le 30 août 1119, Calixte II dédicace le cimetière 45. Un acte datable de 1124-1129 mentionne un cimiterium novum 46, qui pourrait constituer une extension du premier lieu d’inhumation de la communauté, où Robert d’Arbrissel souhaita reposer près de la grande prieure Hersende de Champagne. Ce premier cimetière semble alors rassembler tous les membres de la communauté : moniales, frères, malades, lépreux 47… Il est vraisemblable que cette mixité n’a persisté que peu de temps après le décès du fondateur. Nous ne disposons cependant que d’une information lacunaire quant à l’identité des défunts accueillis dans cet espace privilégié. Les cimetières de l’ordre pouvaient accueillir les confrates et les servientes; l’épouse de Pierre de Marnes († c. 11171129) de même que Renaud de Saumoussay († avant 1151) sont inhumés in cimiterio Fontis Ebrauldi 48. Lors d’un différend survenu entre l’abbesse et les chanoines de Candes 49 à la suite de l’inhumation d’une femme dans le cimetière de ces derniers, les religieuses obtiennent l’exhumation du corps et le portent dans leur cimetière 50. Il est possible qu’une multiplication des demandes ait entraîné la réticence du clergé des paroisses dont relevaient les fidèles souhaitant reposer à Fontevraud. La réserve des droits de ce dernier apparaît en effet dans un privilège de Lucius III; mais on l’observe déjà en 1164 et 1175 51. La fouille archéologique menée tout autour de l’église suggère une partition nette des espaces funéraires. Un premier ensemble de cinquante sépultures a été mis au jour, entre le chevet de l’abbatiale et la chapelle Saint-Benoît. Les inhumés sont des adultes, hommes ou femmes, mais également des enfants, dont le plus jeune peut avoir quatre ans. La densité est faible, à l’exception d’une étroite bande proche du chevet. Des inhumations, peu nombreuses et parmi les plus anciennes, sont pratiquées en pleine terre. La plupart des sépultures sont en coffrages, constitués de pierres de tuffeau, présentant un élargissement à l’emplacement des épaules et un aménagement céphalique. La fouille a 43. On peut rappeler ici la mention explicite de la séparation des deux cimetières, l’un pour les laïcs et l’autre réservé aux frères, à Cluny II (IOGNA-PRAT 1998, p. 222-223). 44. BIENVENU 1980, p. 458. 45. MAINFERME, Clypeus, t. II, p. 29 : « qui ecclesiam Fontis Ebraldi et cœmeterium dedicavit. » 46. Grand Cartulaire, n° 312 (BIENVENU et al. 2000). 47. « Non rogo te ut sepelias me in monasterio, vel in claustro ; sed tantum inter fraterculos meos in Fontis Evraldi luto. Ibi etiam sunt presbyteri mei, atque clerici : ibi etiam sunt sanctæ virgines, viduæ, et continentes […] ibi sunt mei dilectissimi infirmi, atque infirmæ : ibi sunt charissimi mei leprosi, atque leprosæ meæ […] Ibi jacet Hersendis monacha, bona coadjutrix mea » ; Patrologie latine, 162, 33, col. 1073-1074. 48. Grand Cartulaire, n° 283 (BIENVENU et al. 2000) ; BIENVENU 1980, t. 1, p. 458 et note 342. 49. Candes-Saint-Martin, Indre-et-Loire. 50. LARDIER 1650, p. 351. Sur les conflits de sépultures en Anjou, PRIGENT, HUNOT 1996, p. 110-112. 51. BIENVENU 1980, p. 458.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

175

également mis au jour deux sarcophages. Les objets associés aux défunts sont peu nombreux : deux boucles de ceinture, un fond de vase, deux récipients en verre extrêmement fragmentés. Compte tenu de la faible densité des tombes et du type homogène d’inhumation, on peut raisonnablement supposer une brève durée d’utilisation de ce cimetière, qui aurait pu être abandonné dès la fin du XIIe siècle, lors de la création de la paroisse de Fontevraud, voire plus tôt 52. Au-delà d’une large bande vierge, le secteur au nord-est du chevet n’a pas livré de coffrages. Les emplacements des sépultures mises au jour, simples fosses creusées dans le sable argileux, sont marqués de pierres de tuffeau placées à la tête et au pied de chaque tombe. L’organisation de cette partie du cimetière est particulièrement remarquable : les tombes sont disposées en rangées serrées, uniformément orientées ouest-est. Un seul recoupement de fosse a été mis en évidence sur la partie dégagée 53. La volonté évidente d’une organisation structurée contraste avec la disposition beaucoup plus lâche et irrégulière du secteur précédent. Il est tentant d’assimiler ce lieu de sépulture au cimetière de la communauté, béni par Calixte II. Le cimetière des religieuses est d’ailleurs mentionné à peine plus à l’ouest au XVIIIe siècle 54, mais suite à un fort remblaiement, il se trouve désormais à plus de deux mètres sous le sol actuel. La date des sépultures reste incertaine. Toutefois, le fait que la première voie médiévale recouvre la rangée la plus occidentale suggère une datation précoce, sans doute de la première moitié du XIIe siècle. Il est en effet logique, compte tenu de l’organisation observée, que les premières sépultures aient été disposées le plus près possible de l’église. La nature des pierres de signalisation, comportant un layage identique à celui observé sur les parements appartenant à la première campagne de construction de Fontevraud, pourrait aussi être interprétée en ce sens. De plus, cet emplacement au nord-est de l’église abbatiale est naturel pour les cimetières de communautés monastiques 55. On pouvait raisonnablement s’attendre à mettre également au jour un ensemble conséquent de sépultures au nord de l’église abbatiale, en dehors de la clôture. Il n’en fut rien. Certes, le terrain a subi diverses transformations, notamment à l’époque contemporaine, mais ce fait n’est pas suffisant pour expliquer la rareté des inhumations. De même, une seule sépulture a été mise au jour en avant de la façade occidentale, mais il est vraisemblable que d’autres fosses ont disparu, le secteur ayant été vigoureusement décaissé lors de l’aménagement de la Centrale de détention au début du XIXe siècle. En revanche, dans la galerie flanquant au Moyen Âge le bras nord du transept,

52. En 1177, la chapelle du cimetière, Saint-Michel, est érigée par l’évêque Jean III de Poitiers en église paroissiale. La cure est à la présentation de l’abbesse ; elle y place un prêtre de SaintJean de l’Habit. La mention d’un cimetière autour de la chapelle suggère un déplacement de celui-ci. 53. L’intervention s’est limitée au dégagement de la surface du cimetière ; seules les fosses menacées par le passage de canalisations ont été fouillées. 54. Plan de l’abbaye (c. 1750) conservé à la billetterie de l’abbaye. 55. Outre les vues du Monasticon, voir par exemple BUSSON 1994, pour la Normandie.

Publications du CRAHM, 2004


176

DANIEL PRIGENT

plusieurs coffrages anthropomorphes, dont deux ont été réutilisés au cours du XVe siècle, étaient manifestement groupés intentionnellement (fig. 3). À Saint-Lazare, nous n’avons pas retrouvé de traces de sépultures dans les secteurs fouillés, à l’est et au nord du prieuré. En revanche, lors de travaux réalisés en 1828 56, une fosse avait livré des ossements. L’intervention archéologique accompagnant l’installation d’un dispositif de drainage au nord de l’abbaye d’Asnières suggère une faible densité d’inhumations à proximité du mur gouttereau de la nef ; par contre, une tranchée effectuée à une quinzaine de mètres du bras nord du transept a livré un ensemble de sépultures qui pourrait correspondre à l’emplacement du cimetière monastique (fig. 5). À proximité immédiate du chevet de l’abbatiale de Saint-Florent de Saumur, les tombes étaient rares et dispersées 57 (fig. 4). En dehors de l’Anjou, mais à proximité, la fouille réalisée contre le chevet du prieuré de L’Île-Bouchard (Indre-et-Loire) 58 a aussi mis au jour une série de coffrages 59. Bien d’autres inventions de sépultures ont été mentionnées à différentes reprises à proximité d’édifices, à l’extérieur des bâtiments conventuels. Toutefois ces découvertes, réalisées sur des superficies réduites, souvent mal documentées, ne peuvent apporter de données réellement satisfaisantes.

5. CONCLUSION Les quelques exemples cités supra et les sondages réalisés au sein de sources documentaires évoquent plus volontiers (malgré la hiérarchie des lieux de sépultures) l’existence d’une certaine diversité dans la topographie funéraire que l’adoption de normes strictes et uniformes. Les sépultures s’ordonnent ainsi en divers espaces dont l’importance varie selon les monastères 60. Certes, le corpus reste limité, mais l’impression demeure ; les églises abbatiales semblent avoir été des lieux d’inhumations privilégiées et somme toute ont été préservées des envahissements de sépultures, du moins jusqu’à la fin du Moyen Âge. Le sanctuaire apparaît, sauf exception, réservé à quelques rares sépultures de dignitaires ecclésiastiques ; le déambulatoire ne semble pas non 56. Sans doute au sud-est du prieuré, compte tenu du programme des aménagements réalisés sur le site dans le premier tiers du XIXe siècle. 57. Il faut néanmoins tempérer cette observation en raison de la faible superficie fouillée. 58. BLANCHARD, SALÉ 1997. 59. Pour s’en tenir aux observations récentes, c’est aussi le cas au chevet de l’église priorale de Saint-Macé (Chênehutte-Trèves-Cunault, Maine-et-Loire), où des coffrages ont été mis au jour. 60. Pour des observations plus générales, voir par exemple SAPIN 1996, et sur le problème des monastères féminins, GILCHRIST 1994, p. 56-61.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

DE L’ANJOU

177

plus voir été habituellement recherché. Le transept est plus accessible. La salle du chapitre peut accueillir, outre le supérieur ou la supérieure de la communauté, des donateurs laïcs ; le nombre d’inhumés y est particulièrement fluctuant 61. La densité d’inhumation dans le cloître semble également très variable 62. Le choix de l’emplacement peut aussi varier dans le temps, mais les données sont actuellement trop éparses pour tenter la moindre synthèse. Notons cependant que les indications concernant les sépultures des abbesses de Fontevraud ne semblent pas traduire d’évolution significative de choix entre l’abbatiale, la salle du chapitre ou le cloître.

61. Pour s’en tenir à l’Ouest de la France, les fouilles menées à Landévennec ont mis au jour cinq tombes post-carolingiennes dont trois utilisées à plusieurs reprises (BARDEL 1991, p. 83), et seulement trois à Daoulas (Archéologie Médiévale, XXIII, 1993, Chronique des fouilles médiévales, p. 366). En Normandie (BUSSON 1994), Le Bec-Hellouin a pu accueillir une vingtaine de sépultures, contre une dizaine à Saint-Wandrille, Jumièges, Saint-Ouen de Rouen, et huit à Saint-Georges de Boscherville (LE MAHO 1980). 62. É. DABROWSKA (1994, p. 119-120) indique une certaine prédilection des religieuses pour le cloître, y compris pour les abbesses. À l’Époque moderne, certaines galeries sont occupées par les tombes des supérieures, comme au couvent des Filles du Calvaire à Angers.

Publications du CRAHM, 2004


178

DANIEL PRIGENT

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

BARDEL A., 1991, « L’abbaye Saint-Gwénolé de Landévennec », Archéologie Médiévale, XXI, p. 51-101. BIENVENU J.-M., 1980, « Les premiers temps de Fontevraud (1101-1189) – Naissance et évolution d’un ordre religieux », Thèse de doctorat d’État, Paris-Sorbonne. 2000, Grand cartulaire de Fontevraud, t. 1, reconstitué et publié avec la collaboration de FAVREAU R. et PON G., Archives historiques du Poitou, 63, Société des Antiquaires de l’Ouest, Poitiers. BLANCHARD P., SALÉ P., 1997, « L’Ile-Bouchard (Indre-et-Loire). Prieuré Saint-Léonard », DFS de sondage, Orléans. BOISSAVIT-CAMUS B., GALINIÉ H., LORANS É., PRIGENT D., ZADORA-RIO É., 1996, « Chrono-typologie des tombes en A n j o u - P o i t o u - To u r a i n e » , d a n s GALINIÉ H. et ZADORA-RIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 251-269. BRIAND J., HUNOT J.-Y., PRIGENT D., 1992, « La celle de la Haye-aux-Bonshommes d’Avrillé : fouille de l’aile orientale », dans DURAND G. et NOUGARET J. (textes recueillis par), L’ordre de Grandmont : art et histoire, Actes des Journées d’Études de Montpellier, 7 et 8 octobre 1989, Centre d’Archéologie Médiévale du Languedoc, Carcassonne, p. 133-151. BRIÈRE de la, CHAPPÉE J., 1904, « L’église et la chapelle abbatiale de l’abbaye d’Asnières », Revue de l’Anjou, p. 3-31.

BUSSON C., 1994, « Recherches sur la topographie funéraire des monastères normands au Moyen Âge : l’exemple du diocèse de Rouen », Mémoire de DEA, Université de Caen Basse-Normandie. CHANCEL B. de, 1992, «Saint Michel combattant le dragon», dans Souvenir de musée, Musée des Beaux-Arts, Angers, p. 25-26. DABROWSKA É., 1994, « La crosse de l’abbesse Florence et la sépulture des abbesses du XIe au XIIIe siècle », dans BOUTER N. (textes rassemblés par), Les religieuses dans le cloître et dans le monde, Actes du 2e colloque international du CERCOR, Travaux et recherches – CERCOR, 4, Publications de l’université de SaintÉtienne, p. 111-124. DALARUN J., 1985, L’impossible sainteté. La vie retrouvée de Robert d’Arbrissel (v. 1045-1116), fondateur de Fontevraud, Histoire, 13, Éditions du Cerf, Paris. ÉDOUARD (abbé), 1873-1874, Fontevraud et ses monuments ou Histoire de cette royale abbaye depuis sa fondation jusqu’à sa suppression (1100-1793), Aubry, Paris, 2 vol. ERLANDE-BRANDENBURG A., 1988, « Les gisants de Fontevrault », 303. Arts, recherches et créations, n° XVIII, p. 20-33. FALCO J. et al., 1987, « Prieuré de Notre-Dame de Pinel (XIIe-XVIIIe siècle) », rapport de fouille dactylographié. FALCO J., LILE P., 1990, « Différents modes de sépultures au prieuré de Pinel (Villariès, Haute-

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 159-179


L’INHUMATION

EN MILIEU MONASTIQUE

: L’EXEMPLE

Garonne) », Archéologie et vie quotidienne aux XIIIe-XIVe siècles en Midi-Pyrénées, Catalogue de l’exposition, Musée des Augustins, Toulouse, p. 230-231. FAVREAU R., PRIGENT D., 1995, « Deux épitaphes sur plomb du XIIe siècle à Fontevraud », Fontevraud : histoire-archéologie, n° 3, p. 19-26. GILCHRIST R., 1994, Gender and Material Culture. The Archaeology of Religious Women, Routledge, Londres. HUNOT J.-Y., 1995, « Le bois à travers les pratiques funéraires », Mémoire de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 2 vol. IOGNA-PRAT D., 1998, Ordonner et exclure, Aubier, Paris. JAMES F.-C., PRIGENT D., 1990, « Fontevraud, neuf siècles de construction », 303. Arts, recherches et créations, n° XXVI, p. 68-81. LARDIER J., 1650, La Sainte Famille de Font-Evraud, contenant l’histoire généalogique des personnes illustres, tant religieuses que fondatrices et bienfaitrices, dont les noms sont inscrits au martyrologue de Fontevraud, v. 3, ms. B.M. ChâteauGontier. LE MAHO J., 1980, « Fouille de la salle capitulaire de Saint-Martin de Boscherville (SeineMaritime) », Archéologie Médiévale, X, p. 351-364. MAINFERME J. de la, 1684-1692, Clypeus nascentis Fontevradensis ordinis contra priscos et novos ejus calumniatores, Paris-Saumur, 3 vol.

Publications du CRAHM, 2004

DE L’ANJOU

179

MELOT M., 1967, « L’Abbaye de Fontevrault de sa réforme à nos jours. Étude archéologique », dans Positions des thèses de l’École des chartes. 1997, L’abbaye de Fontevrault, Petite monographie des grands édifices de la France, Jacques Lanore, Paris. NICQUET H., 1642, Histoire de l’Ordre de Font-Evraud contenant la vie et les merveilles de la sainteté de Robert d’Arbrissel et l’histoire chronologique des abbesses, Paris. PRIGENT D., 1993, « Les sépultures du sanctuaire de l’abbatiale de Fontevraud », Fontevraud : histoire-archéologie, n° 2, p. 43-53. 2004, « Fontevraud au début du XIIe siècle : les premiers temps d’une communauté monastique », dans DALARUN J. (édités par), Robert d’Arbrissel et la vie religieuse dans l’Ouest de la France, Actes du colloque de Fontevraud, 2001, Brepols, Turnhout, p. 255-279. PRIGENT D., HUNOT J.-Y. (dir.), 1996, La mort : voyage au pays des vivants. Pratiques funéraires en Anjou, Association culturelle du département de Maine-et-Loire, Angers. SAPIN C., 1996, « Dans l’église ou hors l’église, quel choix pour l’inhumé ? », dans GALINIÉ H. et ZADORA-RIO É. (textes réunis par), Archéologie du cimetière chrétien, Actes du 2e colloque ARCHEA, Supplément à la Revue Archéologique du Centre de la France, n° 11, FERACF, Tours, p. 65-78.



LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE

: LE CHŒUR DE L’ABBATIALE SAINT-PIERRE-SUR-DIVES

BÉNÉDICTIN NORMAND DE

Armelle ALDUC-LE BAGOUSSE *, Joël BLONDIAUX **, Jean DESLOGES ***, Christophe MANEUVRIER *

Résumé : Le projet de repose du célèbre pavement de l’église abbatiale de SaintPierre-sur-Dives, en 1997, a entraîné l’une des rares fouilles de chœur monastique dans l’Ouest de la France. Vingt sépultures ont été reconnues. L’ensemble est remarquablement homogène et peut être daté de la seconde moitié du XIIIe siècle et du début du XIVe siècle. À plusieurs endroits les tombes ont perturbé l’ordonnance primitive des carreaux ; leur distribution s’organise autour de deux pôles constitués l’un, par le tombeau de la fondatrice, l’autre, par une sépulture placée exactement au centre du pavement occupé par une grande rosace. L’étude anthropologique et paléopathologique de la population inhumée a pour principal objectif l’identification sociale des personnages ayant obtenu droit de sépulture dans l’espace sacré. Elle confirme un recrutement funéraire très sélectif, avec seulement deux sépultures féminines appartenant incontestablement à des laïques, et une nette prédominance de grands vieillards. Les pathologies majeures rencontrées sont d’ailleurs fortement corrélées à la sénescence et à un mode de vie privilégié. Pour une majorité d’entre eux, l’association de lésions osseuses liées à la pratique cavalière et à une sollicitation musculaire intensive, ainsi que la multiplicité des traumatismes imputables aux risques guerriers, excluent l’hypothèse monastique. Cette évidence est confortée par la forte probabilité d’apparentement biologique entre plusieurs sujets inhumés dans des tombes voisines. Toutefois, si la coloration sociale de ce groupe humain ne fait aucun doute, la reconnaissance identitaire des individus eux-mêmes reste problématique en l’absence de sources écrites. Mots-clés : sépultures privilégiées, chœur monastique, pavement céramique, céramique funéraire, pathologie, pratique cavalière, apparentement.

* Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Médiévales ** Centre d’Études Paléopathologiques du Nord *** DRAC de Basse-Normandie - Service Régional d’Archéologie

Inhumations et édifices religieux, p. 181-206, Publications du CRAHM, 2004


182

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

La ville de Saint-Pierre-sur-Dives, située à une trentaine de kilomètres au sudest de Caen, possède l’un des grands établissements monastiques fondés au XIe siècle par l’aristocratie normande. Dans son état actuel, l’église abbatiale n’offre pas de grande originalité architecturale. En revanche, l’ancien pavement du chœur, qui comprenait plus de sept cents carreaux de terre vernissée disposés dans un réseau de dalles calcaires, faisait autrefois la renommée de l’édifice 1. En 1921, l’état de dégradation du pavement décida l’architecte diocésain, Gabriel Ruprich-Robert, à déposer l’intégralité des carreaux. L’élément central de la composition, une rosace de trois mètres de diamètre, fut scellé dans une forme en métal et exposé dans la salle capitulaire. Seules les dalles furent conservées en place jusqu’aux travaux récents. Soixante-seize ans plus tard, l’architecte en chef des Monuments historiques proposa de réinstaller le pavement à son emplacement d’origine. Les travaux préparatoires amenèrent la découverte d’un groupe de sépultures jusqu’alors insoupçonné. L’intervention archéologique de sauvetage a concerné les deux travées du chœur situées en avant de l’autel, soit un carré d’environ 8 mètres de côté (fig. 1). Cette partie du sanctuaire est appelée chorum dans l’Ordinaire de 1275 par opposition au gradum 2, partie surélevée sur laquelle se trouve l’autel. Dans notre approche, nous laisserons de côté les aspects architecturaux révélés par la fouille pour chercher à comprendre l’organisation funéraire du chœur et tenter d’identifier par divers moyens les individus inhumés dans cet espace très privilégié.

1. ORGANISATION FUNÉRAIRE La fouille a mis en évidence dix-neuf sépultures installées dans dix-huit fosses en pleine terre et un caveau en pierre (16). À cela s’ajoute la sépulture secondaire de la fondatrice Lesceline, un petit caveau maçonné placé entre les piles nord du chœur (15). Toutes les fosses ont été creusées dans le limon en place (fig. 2). 1.1. Typologie des tombes Les fosses ont toutes une forme trapézoïdale ou sub-rectangulaire, avec des parois très verticales et une longueur moyenne d’environ deux mètres. En règle générale, le fond est situé autour de 0,80 m sous le niveau du pavement. Quelques-unes sont toutefois plus profondes : c’est le cas du caveau de pierre (16) et surtout des sépultures (7) et (12). Celles-ci n’ont pas été perturbées par l’installation d’une nouvelle inhumation au même emplacement, preuve que ces superpositions étaient sans doute prévues à l’avance. Au contraire, le creusement des fosses (2), (8) et (19) a fortement perturbé les tombes antérieures (17), (9) et (5). 1. Arcisse de Caumont affirmait que « le magnifique pavement en briques émaillées qui occupe le sanctuaire est peut-être ce que l’église de St-Pierre offre à présent de plus intéressant », CAUMONT 1867, p. 543. 2. BLIN 1887, p. 65.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

183

Fig. 1 : Vue générale de la fouille du chœur (cliché J. Desloges).

Le comblement est très hétérogène. On ne retrouve pas le limon brun des horizons superficiels. Les tombes ont été condamnées à l’aide de terre sableuse, de déchets de mortier, de fragments de pierres de taille. Le comblement des fosses (2), (11) et (12) a même livré des fragments de colonnettes de module comparable à celles de l’ancien cloître 3. Ce type de remplissage signifie que les déblais avaient été évacués avant les funérailles, d’où l’emploi par la suite de gravats provenant d’un chantier qu’on imagine situé dans l’abbaye même. Parmi le matériel détritique, on compte également des

3. Le cloître, détruit vers 1720 mais connu par plusieurs gravures et par les bases des colonnes redécouvertes en 1980, est très proche de celui du Mont-Saint-Michel. Il peut être daté des années 1240/1250.

Publications du CRAHM, 2004


184

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 2 : Distribution des tombes et leurs relations avec le pavement (dessin J. Desloges, mise au net J.-C. Fossey).

fragments de tuiles, des morceaux de vitraux aux bords mâchurés en association avec des tessons de céramique des XIIIe-XIVe siècles (tombes 2, 5, 6, 8, 11 et 13). Les défunts ont tous été ensevelis dans des cercueils en bois dont la trace était perceptible sous la forme de traînées brunes pulvérulentes. Les planches étaient assemblées à l’aide de clous de fer dont le nombre est extrêmement variable (de 8 à 41). Dans quelques cas, le fond était renforcé à l’aide de Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

185

traverses. On a pu voir dans le remplissage des fosses (4) et (13) la trace en négatif de l’extrémité du cercueil avec la forme du couvercle en bâtière. La hauteur des cercueils a ainsi pu être évaluée à moins de quarante centimètres. Tous les corps ont été déposés tête à l’ouest, regardant vers l’autel. Les avant-bras étaient croisés, mains ramenées sur la poitrine ou sur le pubis. Un seul individu avait la tête redressée en appui sur l’extrémité du cercueil (3), mais cette posture singulière est sans aucun doute consécutive à un déséquilibre du cercueil lors de sa descente dans la fosse. Deux sépultures ont livré des restes de vêtements. La réduction de la tombe (16) ne contenait que de petits fragments de tissus non identifiables. En revanche, la sépulture (1) a livré trois textiles différents. Des fragments d’un sergé de laine de couleur bleu-vert se trouvaient au niveau des jambes et du crâne, sous lequel il constituait une sorte de capiton. Un second sergé, de couleur brune, présentait des arrondis avec des ourlets très soignés ; il était probablement assemblé avec le premier pour constituer un seul vêtement. Une toile de lin blanche ou écrue en plusieurs épaisseurs isolait la tête du sergé de laine 4. Enfin, des restes de chaussures ou de chaussons mortuaires en cuir ont été relevés dans les tombes (3) et (17). Les conditions de conservation des restes organiques n’ont pas permis de vérifier si tous les individus étaient habillés ou au contraire si certains étaient mis en terre dénudés et dans un linceul. Une seule épingle en argent a été découverte sur le corps de l’individu (8). Il s’agit probablement d’un élément d’assemblage d’une pièce de vêtement. Aucun des textiles identifiés ne semble correspondre à des vêtements sacerdotaux. Trois tombes présentent toutefois des éléments de différenciation. C’est le cas du grand caveau constitué de pierres de taille assemblées bord à bord, lequel était recouvert, jusqu’en 1686, d’une dalle tumulaire anépigraphe (16), et bien sûr du petit caveau de pierre (15), qui contenait les restes de la fondatrice du monastère. Enfin, la fosse centrale (12) dessine à l’ouest une sorte d’abside trilobée. La présence d’un cercueil de bois interdit toutefois de considérer cet aménagement comme étant une logette céphalique. 1.2. Distribution spatiale des sépultures L’ensemble des sépultures semble s’organiser autour de la tombe centrale et sa fosse anthropomorphe (12). La tête de l’individu était située très exactement au centre des deux travées et par conséquent au centre de la rosace (fig. 3). Deux sépultures (13 et 14) sont placées à ses côtés, légèrement en retrait. Les autres tombes évitent le carré central, à l’exception de la fosse (11). On peut supposer que la sépulture centrale fut l’une des toutes premières installées dans le chœur. La pose du pavement a sans aucun doute précédé la phase funéraire comme le laisse supposer la présence de pavés brisés dans le comblement de plusieurs fosses.

4. DELIENS BOUILLOT 1997.

Publications du CRAHM, 2004


186

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 3 : Sépultures (11) et (12) en cours de fouilles (cliché J. Desloges).

1.3. Relations des tombes avec le pavement de céramique Il est possible de restituer l’organisation du pavement à l’aide de plusieurs dessins 5 ou gravures et de quelques clichés photographiques de la deuxième moitié du XIXe siècle 6. Il apparaît que l’ornement de sol est structuré par un réseau orthogonal de dalles calcaires reproduisant en quelque sorte l’image d’une croix de Jérusalem (fig. 4). La partie médiane est occupée par une grande croix formée par des bandes larges de 0,55 m. Les quatre compartiments ainsi délimités sont à leur tour subdivisés par des croix plus petites. C’est à l’intérieur de ces seize petits

5. CAUMONT 1850 et 1867 ; RAMÉ, 1852. 6. Photographies MH 3 945 et MH 12 786 conservées au Centre des Monuments Nationaux.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

187

Fig. 4 : Photographie du pavement avant sa dépose (anonyme fin XIXe s.) © Copyright Centre des Monuments Nationaux, Paris. MH 32 745.

compartiments que les pavés de terre cuite ont été disposés. Les quatre carrés du centre contiennent chacun un quartier de la rosace. Celle-ci est formée de neuf cercles de carreaux estampés alternant des rinceaux, de fleurs de lys et des représentations de léogryphes, de griffons et d’aigles héraldiques. La portée symbolique de la rosace ne sera pas discutée ici, on notera simplement que le programme iconographique n’est pas sans évoquer les grandes compositions circulaires d’esprit cosmographique associées depuis l’Antiquité au décor des sols 7. Les clichés du XIXe siècle montrent clairement, dans la partie nord-est de la rosace, un petit groupe de pavés qui rompt l’harmonie de la composition. On distingue également un gros joint de mortier entre deux dalles calcaires, preuve que l’une d’entre elles au moins a été déplacée et repositionnée maladroitement (fig. 5). La superposition du plan du pavement et du plan de fouille montre qu’une tombe a été installée à cet endroit précis et que la fosse a été creusée aux dépens de la rosace. Cette sépulture (13) étant datée par la présence d’une série de vases funéraires du milieu ou de la seconde moitié du XIIIe siècle, on peut affirmer que le sol présentait dès cette époque la configuration que nous avons décrite. On ne s’explique pas autrement la localisation des tombes (11) et (12), situées précisément sous l’axe est-ouest de la croix, la sépulture (11) ayant perturbé à la fois la fosse (12) et la rosace, puisqu’un carreau fut découvert dans son comblement (fig. 3). On constate par ailleurs que presque toutes les tombes ont été alignées sur les bords du pavement (fig. 2). Les certitudes manquent pour les sépultures 7. BARRAL I ALTET 1985 ; BALTRUSAITIS 1981. On peut trouver également quelque raison de rapprocher cette figure des labyrinthes circulaires.

Publications du CRAHM, 2004


188

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 5 : Détail du pavement avant sa dépose (anonyme fin XIXe s.) © Copyright Centre des Monuments Nationaux, Paris. MH 3945.

les plus proches de l’autel, qui semblent avoir été ordonnées sur le bord d’un gradin (gradum), dont l’existence est attestée par l’Ordinaire de 1275. Le plus vraisemblable est cependant de considérer qu’elles sont postérieures au pavement. Le cas du caveau secondaire de Lesceline (15), installé dans l’entrecolonnement, est rendu plus problématique par l’absence de relations stratigraphiques. Il est cependant antérieur à 1275 puisque son existence est attestée par l’Ordinaire 8. En montrant que l’emplacement des sépultures était conditionné par la croix et les bordures de pierre, la fouille de 1997 a permis de trancher un point très

8. BLIN 1887, p. 65.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

189

discuté depuis 1850. La rosace, telle qu’elle apparaissait encore en 1921, était bien en place dans sa situation originelle. C’était pourtant sur la conviction selon laquelle celle-ci n’était pas à sa place que la plupart des antiquaires normands, suivant l’opinion d’Arcisse de Caumont, demandèrent qu’elle soit démontée 9. Quant à l’affirmation récente de Christopher Norton selon laquelle la disposition en quartier ne pouvant résulter d’une intention originelle, elle repose essentiellement sur une mauvaise lecture du Livre des choses notables de l’abbaye 10. La fouille n’a pas permis de dater précisément le pavement. On sait qu’il fut perturbé par la sépulture (13) laquelle contenait une série de vases funéraires du milieu ou de la seconde moitié du XIIIe siècle (fig. 6). Cet élément n’est pas en contradiction avec la datation avancée par Christopher Norton à partir de critères stylistiques (deuxième quart du XIIIe siècle) 11. 1.4. Datation des inhumations Aucun texte ne précisant l’identité ni la date d’inhumation des individus enterrés dans le chœur, la chronologie relative des tombes ne repose que sur leurs relations avec le pavement et le mobilier qu’elles contenaient. Celui-ci consiste principalement en une série de pots à encens provenant de cinq tombes. Dans les tombes (2), (4) et (10), les vases étaient intacts : ils avaient été placés dans le fond de la fosse, contre les parois, après la descente du cercueil. Au contraire, les pots découverts dans les tombes (2) et (13) furent certainement jetés dans la fosse et se brisèrent sur le cercueil. D’autres pots remplis de charbons de bois, dont on ignore la nature, furent trouvés en 1686 dans ou autour de la sépulture (16) 12. Le lot céramique mis au jour dans les tombes (2), (4), (10) et (13) montre tout d’abord que ces sépultures sont à peu près contemporaines les unes des autres (fig. 6). Les vases sont complets, les évents ont été percés après cuisson. Il s’agit de types céramiques présents dans le vaisselier des habitats de la région, qui peuvent être datées du XIIIe ou du début du XIVe siècle.

9. Ainsi, en 1919, Jean Lesquier et René-Norbert Sauvage affirmaient que « cette rosace, divisée artificiellement en quatre parties par deux dalles en pierre, n’occupe assurément pas son emplacement actuel. La Société historique [de Lisieux] émet donc le vœu que la rosace en pavés émaillés du chœur de Saint-Pierre-sur-Dives (Calvados) soit relevée et reposée dans la salle capitulaire nouvellement restaurée où, entourée d’une balustrade, elle sera enfin à l’abri de toute dégradation ». Procès-verbal de la séance du 21 octobre 1919, Bull. de la Société historique de Lisieux, n° 24, p. 34-39. 10. NORTON 1986, p. 273 et note 42. L’argument décisif se trouverait, selon C. Norton, dans un extrait du Livre des choses notables de l’abbaye dans lequel il est écrit qu’en 1686 « on fit baisser et repaver le chœur de l’église… Ce fut aussi dans ce même temps qu’on fit paver la nef de l’église de briques, avec des bandes de pierre d’espace en espace ». En fait ce passage ne concerne pas l’espace de la rosace : la partie du chœur qui fut baissée et repavée est celle sur laquelle se trouve l’autel et où on accède à l’aide des quatre marches construites pour l’occasion. La preuve est que l’on y voit encore un superbe pavage de la fin du XVIIe siècle effectué à l’aide de pavés vernissés et faïencés du Pré-d’Auge. Quant à la deuxième phrase, elle concerne évidemment la nef et non le chœur. SAUVAGE 1916, p. 402-403. 11. NORTON 1986, p. 275. 12. SAUVAGE 1926.

Publications du CRAHM, 2004


190

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 6 a : Céramiques trouvées dans les tombes (dessins D. Thiron, CRAHM).

Ainsi les coquemars des tombes (4) et (10) sont proches de ceux découverts dans l’habitat de Vieux-Fumé (Calvados) dans des niveaux antérieurs au milieu du XIVe siècle 13. Des pichets similaires à ceux de ces mêmes tombes ont été observés à Caen, dans des ensembles datés de la deuxième moitié du XIIIe ou du début du XIVe siècle 14, ainsi qu’à Vieux-Fumé, dans des lots de la seconde moitié du XIIIe siècle. Des productions très proches ont également été identifiées à Buré dans l’Orne, dans un ensemble céramique daté par une monnaie dont la circulation couvre la première moitié et le

13. HINCKER et al. 1999, p. 12. 14. LEENHARDT 1987.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

191

Fig. 6 b : Céramiques trouvées dans les tombes (dessins D. Thiron, CRAHM).

début de la seconde moitié du XIIIe siècle 15. Les deux coquemars percés après cuisson de la tombe (2) s’apparentent quant à eux à des vases provenant d’autres sites de la région, dans des niveaux du XIVe siècle. Deux petits pots à fond plat percés à cru ont été trouvés dans la tombe (8) 16 : il ne s’agit donc pas de productions domestiques détournées pour un usage funéraire, mais bel et bien de productions spécifiques. La datation de ces vases, absents des contextes d’habitat, est plus difficile à établir. Plusieurs

15. CARPENTIER et al. 2001. 16. La superposition des tombes (8) et (9) laisse toutefois planer un doute sur l’attribution de ces pots.

Publications du CRAHM, 2004


192

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

exemplaires assez proches ont cependant été découverts dans trois sépultures de l’église Notre-Dame de Guibray, à Falaise, où ils ont été datés du XIVe siècle 17. Finalement, les vases funéraires permettent de proposer quelques datations. Les sépultures (4), (10) et (13) peuvent être datées de la seconde moitié du XIIIe siècle ; la tombe (8) doit remonter à la fin du XIIIe ou, plus probablement, au XIVe siècle. En conséquence, le grand caveau (16) peut être également attribué à cette période, puisque sa fosse d’implantation recoupe nettement la précédente.

2. LA POPULATION INHUMÉE Malgré une conservation osseuse assez variable, toutes les sépultures ont pu faire l’objet d’une étude anthropologique et paléopathologique approfondie, dont l’objectif principal était l’identification sociale des personnages ayant obtenu droit de sépulture dans l’espace sacré du sanctuaire. 2.1. Recrutement funéraire Tous les sujets identifiés, en place ou en réduction, sont des adultes. Aucun indice archéologique ou anthropologique ne permet d’ailleurs de supposer la présence, même résiduelle, d’inhumations d’enfants. Les sujets masculins sont très fortement majoritaires : dix-sept hommes pour seulement deux femmes. La présence de ces dernières peut surprendre au regard de la méfiance affichée à leur endroit par l’Église tout au long du Moyen Âge et de plusieurs textes liturgiques qui rappellent l’interdiction faite aux femmes d’approcher l’autel. Mais malgré leur caractère exceptionnel, ces deux sépultures ne paraissent ni « reléguées » ni négligées pour autant : le choix de leur emplacement semble au contraire correspondre à des critères très précis. Ainsi celle de la femme dite « à la natte » (4) 18, située dans la rangée centrale, a fait l’objet d’égards marqués lors de son installation : trois paires de pots à encens ont été disposés de part et d’autre du cercueil. De même, l’autre tombe féminine (20), superposée à celle d’un homme très âgé (7) dont elle respecte l’intégralité, atteste de la connaissance de l’emplacement de la sépulture antérieure au moment de son installation et sans doute de la volonté de rapprocher les deux défunts. Enfin, il ne faut pas oublier la sépulture de Lesceline, fondatrice de l’abbaye, dont la fouille a permis de retrouver l’emplacement précis au côté nord du chœur, devant le maître-autel (15). L’analyse des âges au décès, estimés par la confrontation des différents indicateurs osseux classiques 19, révèle une longévité assez exceptionnelle. 17. COUANON 1986. 18. La fouille a livré une chevelure complète terminée par une courte tresse. 19. Suivant l’état de conservation osseuse, les principaux indicateurs utilisés pour estimer l’âge au décès sont : synostose exocrânienne (MASSET 1982), symphyse pubienne (ACSADI, NEMESKERI 1970), morphologie costale (FULLY, DEHOUVE 1965).

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

193

Fig. 7 : Histogramme des âges aux décès estimés d’après le comptage des anneaux cémentaires.

À l’exception d’une femme (20) – celle de la tombe superposée – décédée à un âge précoce peut-être des suites d’une tumeur maligne localisée sur le rachis lombaire, tous les individus inhumés dans le sanctuaire sont morts âgés ou très âgés, en tout cas au-delà de la soixantaine. Les coupes histologiques réalisées sur les racines des canines supérieures ou inférieures de dix-sept d’entre eux ont permis le comptage microscopique des anneaux cémentaires 20. La méthode confirme la prédominance des grands vieillards : la fourchette des âges moyens estimés, comprise entre 45 et 96 ans, montre que la moitié d’entre eux au moins, dont la femme « à la natte », étaient septuagénaires, octogénaires, ou même nonagénaires (fig. 7). L’aspect très ascendant de cette courbe de mortalité est caricatural des populations dites « démographiquement favorisées » 21 et témoigne incontestablement d’un recrutement funéraire privilégié. 2.2. État sanitaire L’aspect sélectif de ce groupe humain, sa taille réduite et son hétérogénéité ne permettent pas de tirer d’informations définitives sur la physionomie, l’épidémiologie ou le mode de vie général de la ou des communautés d’origine. En revanche, la recherche des pathologies ou des caractères morphoscopiques spécifiques apporte des informations essentielles sur la coloration sociale, l’appartenance familiale, le statut et l’état de santé des individus inhumés. L’état sanitaire bucco-dentaire est globalement médiocre. L’importance des dépôts de tartre, les parodontolyses, les caries et des édentations multiples sont en rapport direct avec la moyenne d’âge élevée du groupe et ne caractérisent pas vraiment l’état sanitaire de cet échantillon. L’abrasion occlusale est souvent sévère (atteinte de la chambre pulpaire chez un quart des individus) et est partagée par la plupart des populations médiévales. 20. KAGERER, GRUPE 2001 ; WITTVER-BACKOFEN et al. 2003. 21. MASSET 1982, p. 211.

Publications du CRAHM, 2004


194

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 8 : Coupe histologique de la canine inférieure droite montrant les anneaux du cément (20) : épaississement net des anneaux entre 15 et 20 ans, régularisation après les grossesses et épaississements en fin de vie en rapport avec la pathologie tumorale (?).

Cinq sujets masculins (3, 6, 9, 12 et 19) et la plus jeune des deux femmes (20) sont porteurs de stigmates osseux (cribra orbitalia) ou d’hypoplasies dentaires, témoins d’affections carentielles anciennes, comme la malnutrition ou les anémies ferriprives subies dans l’enfance, au cours de la croissance du squelette. Il s’agit donc ici d’événements très antérieurs à leur décès. Chez la femme, ces états de carences précoces, révélées par une hypoplasie linéaire affectant l’ensemble du bloc incisivo-canin, semblent avoir eu un impact prolongé sur son état de santé dans la petite enfance. Celui-ci a pu s’aggraver ultérieurement au moment des grossesses précoces et multiples suggérées par l’observation des stries larges et luminescentes du cément (fig. 8) 22. Deux hommes sexagénaires (12 et 18) présentaient des appositions périostées endothoraciques remodelées sur la face viscérale des côtes et du sternum. Elles correspondent à une irritation pleurale ancienne. Elles sont compatibles avec des tuberculoses pulmonaires probablement guéries 22. À l’appui de cette hypothèse, le comptage des anneaux cémentaires a permis en effet de mettre en évidence, uniquement pour les deux sujets féminins, des bandes épaissies correspondant probablement aux périodes présumées de grossesses, intervenues vers 16, 18 et 22 ans pour cette femme, et vers 14, 15 et 21 ans pour la femme âgée.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

195

Fig. 9 : Pathologies tumorales (clichés J. Blondiaux) : a : méningiome sur face endocrânienne du frontal (10) ; b : lésion lytique siégeant sur les bords supérieur et antérieur de la quatrième lombaire (20); c et d : ostéosarcome périosté sur l’ulna gauche (7) ; et coupe microscopique (x 200) de la diaphyse.

spontanément. Cette pathologie d’origine infectieuse, rencontrée à l’état endémique depuis l’Antiquité, n’a ici rien d’original. En revanche, ce qui donne sa coloration particulière, et presque moderne, à ce groupe d’individus âgés, c’est l’observation d’affections rarement rencontrées dans les séries ostéo-archéologiques. Il s’agit des manifestations tumorales qui touchent deux grands vieillards (10 et 7) et la femme (20). La première est un méningiome, tumeur crânienne à évolution lente considérée comme bénigne et peut-être sans conséquence sur l’état général et la qualité de vie du sujet atteint ; la seconde est un ostéosarcome périosté, tumeur maligne primitive de l’os, siégeant sur l’avant-bras, parfaitement identifiée par microscopie, la dernière est une lésion lytique vertébrale (fig. 9). Dans le même ordre d’idées, la maladie de Paget a été diagnostiquée sur le squelette présumé d’un abbé, en réduction dans la tombe (16). Cette maladie à évolution lente, caractérisée par un remodelage osseux anarchique Publications du CRAHM, 2004


196

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 10 : Pathologies dégénératives (clichés J. Blondiaux) : a et b : maladie de Paget (16), coupe longitudinale de l’extrémité supérieure ; du fémur gauche, hypertrophiée, montrant l’épaississement cortical, et coupe microscopique de la diaphyse (x 200) ; c : maladie hyperostosante (11), blocs vertébraux thoraciques avec coulées osseuses latérales.

et excessif 23, touche surtout les sujets âgés, ce qui est le cas ici de ce vénérable ecclésiastique, presque octogénaire (fig. 10 a et b). Une autre forme d’affection dégénérative du squelette, la maladie hyperostosante (DISH) a également été reconnue chez deux sujets masculins (5 et 11). Cette maladie, souvent familiale, affecte elle aussi préférentiellement les gens âgés, et est généralement corrélée à l’obésité et à la suralimentation (fig. 10 c). Dans la catégorie des pathologies familiales liées à l’âge et aux excès alimentaires, il convient de citer également le cas de la femme « à la natte » (4), octogénaire, dont les os des pieds étaient affectés de lésions érosives caractéristiques de la goutte. Sans exclure une prédisposition génétique, la survenue de cette maladie, rare avant 50 ans, est parfois aggravée par une alimentation hypercalorique, notamment une consommation excessive de viande, de charcuterie, de gibier ou de salaisons. 23. ROCHES et al. 1999.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

197

Fig. 11 : Distribution spatiale des hypertrophies enthésiales et des lésions post-traumatiques (mise au net J.-C. Fossey – CRAHM).

2.3. Mode de vie Interprétées en fonction du contexte archéologique, les enthésopathies mécaniques, qui sont les traces imprimées sur les sites d’insertion teno-musculaires par la répétition de micro-traumatismes engendrés par une sollicitation excessive de la musculature, peuvent constituer de bons marqueurs d’activités. Certaines de ces altérations sont particulièrement caractéristiques. Selon leur localisation, leur morphologie, leur développement et leur distribution sur le squelette, il est parfois possible de cerner le type d’activité pratiquée au quotidien, et au-delà d’identifier certains comportements professionnels ou sociaux de l’individu. Neuf hommes et la femme âgée, soit plus de la moitié de l’effectif inhumé, présentent des enthèses compatibles avec une pratique cavalière intensive et prolongée (fig. 11). Au membre supérieur, c’est l’insertion en creux du grand pectoral sur l’humérus, témoin d’activité intensive du bras en adduction et rotaPublications du CRAHM, 2004


198

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

tion interne, et au membre inférieur, l’hypertrophie des insertions des extenseurs et rotateurs externes de la cuisse sur le fémur, avec une forte corrélation entre les deux observations 24. D’autres types d’hypertrophies enthésiales, également révélateurs d’une grande activité des muscles sollicités, en particulier au niveau des avant-bras ou des jambes, ont été relevés chez plusieurs autres individus. Toutefois leur absence de spécificité reconnue et leur coexistence avec des pathologies de sénescence rendent leur interprétation plus délicate. Parallèlement la fréquence élevée de fractures et de lésions post-traumatiques confirme le caractère actif et l’exposition à certains risques de la majorité d’entre eux. Onze hommes sur les dix-sept inhumés (fig. 11) présentent en effet des séquelles d’un ou plusieurs traumatismes sous forme de fractures, d’ossifications ligamentaires ou de nécrose osseuse. Elles touchent principalement les extrémités des membres, mais aussi le gril costal, pour un quart d’entre eux, ou le rachis cervical. Aucune de ces lésions consolidées ne peut être considérée comme sévère ou mortelle, et chacune isolée pourrait être le reflet des risques mineurs de la vie quotidienne. Toutefois, leur grand nombre dans ce petit échantillon, leur association et leur reconnaissance au seul sexe masculin parlent en faveur de risques majorés chez les hommes, et leur attribution aux métiers des armes ne peut être exclue. Ainsi, l’homme « aux huit vases funéraires » inhumé dans l’une des trois tombes au centre de la rosace (13) associe plusieurs fractures des côtes, de l’avant-bras, de la main et du pied à une grande robustesse musculaire. Il répond tout à fait à la définition du combattant selon les critères donnés par Herzkovicz 25. D’autres traumatismes touchent les extrémités du membre inférieur, sous forme d’entorses, de diverses fractures des os des pieds, de nécroses des phalanges ou d’ulcérations des jambes. Ils sont de loin les plus nombreux. Leur présence, parfois constatée simultanément chez les mêmes individus (7, 12, 13), nous ramène aux aléas de la pratique équestre. Certains sont évocateurs de blessures par ruade ou écrasement par le sabot du cheval. Ainsi, ce tableau clinique, qui associe chez plusieurs individus la pratique cavalière, les activités physiques, la violence et les risques traumatiques, paraît plus lié à un mode de vie séculier, peut-être celui du chevalier – lutteur, soldat et cavalier à la fois – qu’à celui du religieux voué à la prière. Il n’est donc pas surprenant que le seul homme identifié avec une quasi-certitude comme un ecclésiastique (16) ne présente aucune de ces lésions traumatiques. 2.4. Les liens de parenté Cette prédominance des laïcs est confortée par une forte probabilité d’apparentement biologique entre plusieurs individus inhumés dans des tombes voisines, sans que l’on puisse toutefois définir s’ils sont collatéraux, ascendants ou descendants. 24. BLONDIAUX 1994 ; MILLER 1992 ; PALFI 1997. 25. HERZKOVICZ et al. 1996.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

199

Pour trois d’entre eux (7, 13, 20), cette parenté est une quasi-certitude. En effet, cette femme et ces deux grands vieillards sont porteurs sur l’humérus d’un processus supra-condylien (petite apophyse osseuse située sur l’extrémité distale de l’os). La rareté de ce caractère, à fort déterminisme héréditaire, suffit à démontrer que l’étroite proximité topographique de ces trois inhumations – il s’agit des deux fosses superposées près de la croisée du transept et de la tombe du vieux guerrier installée immédiatement devant – ne doit rien au hasard. De même, la ressemblance morphologique observée entre ces trois personnages et deux autres sujets masculins (6 et 18), par la possession commune de plusieurs caractères discrets crâniens peu fréquents (agénésie des troisièmes molaires, os suturaux lambdoïdes, os ptérique, osselet de l’incisure pariétale, sutura mendosa, foramen pariétal bilatéral…) ne semble pas non plus fortuite. En effet, si l’une de ces tombes, en réduction, située à l’extrême droite de la rangée médiane, parait relativement éloignée (ce qui ne représente en fait qu’une distance de quatre mètres), l’autre est voisine immédiate des tombes superposées et parfaitement alignée avec elles, suggérant un possible regroupement familial. Pour tous les autres individus, compte tenu de la petitesse de l’échantillon et des aléas de la conservation osseuse, aucune liaison réellement significative n’a pu être formellement mise en évidence, ce qui n’implique pas pour autant l’absence de tout autre apparentement biologique, et surtout n’exclut pas la possibilité de parenté familiale non biologique, en particulier un lien matrimonial. Ainsi, la femme» à la natte » (4) ne présente aucune ressemblance apparente avec l’un ou l’autre des inhumés, mais les égards particuliers qui ont accompagné son inhumation et la place privilégiée qu’elle occupe dans la rangée centrale ne sont pas sans rappeler la situation des sépultures contemporaines d’Agnès (décédée vers 1228) et Marguerite d’Esneval (décédée en 1304), épouses de bienfaiteurs laïcs de l’abbaye Sainte-Catherine-du-Mont, identifiées par leurs épitaphes 26.

3. ESSAI D’IDENTIFICATION DE QUELQUES SÉPULTURES Quelques rares sources écrites évoquent des inhumations dans l’église abbatiale du XIe au XIVe siècle. Ainsi, en 1348, une femme dénommée Droulin, issue d’une famille de notables de Saint-Pierre-sur-Dives, fut inhumée dans l’abbatiale dans un emplacement qui n’est pas précisé 27. Malheureusement, les disparitions du nécrologe, de l’obituaire et du cartulaire de l’abbaye, encore présents dans le chartrier au XVIIIe siècle, nous privent à jamais d’informations sûres concernant l’identité des individus inhumés dans le chœur. L’Ordinaire de l’abbaye, rédigé vers 1275, ne mentionne quant à lui que deux tombeaux, celui du premier abbé du monastère, Ainard, mort en 1078, et celui de Lesceline, la fondatrice décédée en 1057 28. 26. BUSSON 1997, p. 61. 27. Arch. dép. Calvados, H 7135, f° 8 v°. Inventaire des titres de 1525. 28. BLIN 1887, p. 60 et 65.

Publications du CRAHM, 2004


200

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Un procès-verbal de visite dressé le 4 mai 1549 ne signale plus, outre les sépultures d’Ainard et de Lesceline, que « deulx autres tombes gravées et escriptes » dans la nef et « troiz autres places dépavées comme si on y voulloit appozer tombes », dont plusieurs personnes témoignèrent qu’il s’agissait de sépultures récentes. Ce texte n’indique aucune sépulture dans le chœur, comme si le souvenir des tombes découvertes en 1997 était totalement perdu, probablement à la suite de l’importante campagne de travaux du début du XVIe siècle, au cours de laquelle les sols furent presque entièrement repavés 29. 3.1 La sépulture secondaire de Lesceline La fouille a mis en évidence les restes de la tombe secondaire de Lesceline, fondatrice de l’abbaye. Il s’agit des vestiges d’un coffre de pierre maçonné vide de tout fragment osseux. L’histoire de cette sépulture peut être brièvement résumée ainsi : une première translation a conduit les ossements de la fondatrice depuis un lieu inconnu jusqu’à cet emplacement situé entre les deux piles nord du chœur. Ce déplacement n’est pas daté avec précision, mais il est antérieur à 1275 puisque l’Ordinaire situe la tombe de Lesceline près de l’autel majeur, et à coup sûr postérieur à l’achèvement de la reconstruction du chœur, datée du XIIIe siècle. D’autre part, on sait par un texte du XVIIe siècle que cette tombe était recouverte d’une dalle sur laquelle était « représentée une dame sur le sépulchre sous une arche, au haut de laquelle il y a un écusson, où est pourtraict de trois fleurs de lis et trois besans d’or 30 ». Cette description évoque bien une dalle funéraire du XIIIe ou du XIVe siècle, époque qui serait aussi celle de la rédaction de l’épitaphe 31. L’hypothèse la plus vraisemblable est que la translation de la sépulture de Lesceline ait été réalisée peu de temps après l’achèvement du chœur et qu’elle soit à peu près contemporaine du pavement. Sa localisation peut être comparée à celle de la tombe de Robert d’Arbrissel, implantée au XIIe siècle entre les deux piliers sud du sanctuaire de l’abbatiale de Fontevrault 32, ou aussi au tombeau dit « des Fondateurs » de Boscherville, transféré au XIIIe siècle dans l’entrecolonnement à gauche du chœur 33. En 1686, les moines mauristes firent élever un mausolée sur la tombe de Lesceline, qui fut alors ouverte, mais « on ne trouva dans le caveau de pierre que les morceaux d’un petit coffre de bois très pourri, avec quatre os des bras et des jambes, le derrière de la tête avec de la cervelle démêlée avec du sang, et quantité d’autres petits ossements. D’où on a inféré qu’il fallait que le reste du corps eût été diverti, et que par conséquent, il avait déjà été levé de terre 34 ». Les ossements furent replacés dans une urne de plomb déposée dans le mausolée. Relevés à nouveau en 1906, ils furent réinhumés dans la 29. 30. 31. 32. 33. 34.

SAUVAGE 1926. ID. 1917. FAVREAU, MICHAUD 2002, p. 91-92. PRIGENT 1993, p. 49. LE MAHO, WASYLYSZYN 1998. 8e livre des choses notables ; Arch. dép. Calvados, H 7030. SAUVAGE 1926.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

201

chapelle de la Vierge après avoir été, durant une vingtaine d’années, installés dans un reliquaire exposé dans la salle capitulaire. 3.2. Une ou plusieurs sépultures ecclésiastiques L’une des sépultures au moins était celle d’un ecclésiastique, probablement celle d’un abbé de Saint-Pierre-sur-Dives du XIIIe siècle. Le Livre des choses notables rapporte qu’en 1686, lors de la construction du mausolée de Lesceline, les religieux découvrirent « un coffre de pierre dans lequel il y avait plusieurs ossements qu’on a remis au même lieu dans un grand pot de grès, avec une boite de fer blanc, dans lequel on a mis un écrit sur vélin qui marque ce changement. Autour du cercueil de pierre il y avait de petits réchaud de terre pleins de charbons, et sur le sépulcre il y avait une grande pierre sur laquelle il y avait la figure d’un évêque ou abbé en mitre sur la tête, sans aucune inscription 35 ». Signalons au passage que c’est lors de ces mêmes travaux que fut ouverte pour la première fois la sépulture (8). Le récit des Mauristes insiste sur la surprise que suscitèrent les dimensions exceptionnelles des ossements rencontrés 36, ce qui correspond bien au personnage inhumé dans cette fosse, dont la stature est estimée entre 1,96 m et 1,98 m 37. Son fémur gauche fut d’ailleurs mal remis en place puisque, lors de sa redécouverte en 1997, il était disposé à l’envers de sa position anatomique (fig. 12). Le coffre en pierre mis au jour en 1686 fut redécouvert en 1997 (16). Vide d’ossements, il contenait, exactement comme l’indique le récit du Livre des choses notables, un pot à beurre en grès de Ger dans lequel se trouvait une sépulture masculine en réduction, accompagnée d’une petite boite en fer dans laquelle subsistaient quelques restes organiques, derniers vestiges du vélin placé là par les Mauristes. Son orientation, les similitudes observées avec le coffre de Lesceline, ainsi que la présence d’une dalle funéraire et de pots à encens permettent d’identifier cette sépulture comme pouvant être celle d’un abbé du XIIIe siècle. Il est cependant important de souligner que d’autres sépultures d’abbés du XIIIe ou du début du XIVe siècle ont été repérées en dehors du sanctuaire, dans la chapelle de la Vierge en 1693 puis en 1925, vraisemblablement dans le bras sud du transept 38. 3.3. La sépulture « centrale » : un autre ecclésiastique ? On a déjà souligné certaines des particularités de cette tombe « centrale ». L’étude anthropologique a montré qu’il s’agissait de celle d’un homme relativement âgé, de haute stature. Il est tentant d’y voir la tombe d’un abbé ayant joué un rôle particulièrement important dans l’histoire de cette abbaye, comme par exemple à Stavelot (Belgique) où la tombe de l’abbé Wibald, 35. SAUVAGE 1926. 36. Ibid. 37. Le calcul de la stature moyenne, à partir des longueurs fémorales et tibiales, s’échelonne entre 196,3 cm (DUPERTUIS, HADDEN 1951), 197,2 cm +/- 3,2 (OLIVIER, DEMOULIN 1984, p. 69-70) et 198,3 cm +/- 3,74 (TROTTER, GLESER 1958). 38. DELACAMPAGNE, MANEUVRIER 2002, p. 123 et p. 120-121.

Publications du CRAHM, 2004


202

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

Fig. 12 : Sépultures (8) « visitée » en 1686, (9) en réduction et (16) coffre en pierre (cliché J. Desloges).

mort en 1158, fut découverte en 1994 dans une situation tout à fait identique 39. En Normandie, cet emplacement semble avoir été réservé à celui qui apparaissait comme le fondateur du lieu. C’est le cas de la tombe de Hugues d’Eu, fils de Lesceline, découverte par François Cottin au centre du sanctuaire de la première abbatiale de Notre-Dame-du-Pré, à Saint-Désir-de-Lisieux 40. Aucune identification ne peut malheureusement être proposée puisque l’on ignore jusqu’au nom de l’abbé qui acheva la reconstruction du chœur au XIIIe siècle.

39. LAMBOTTE, NEURAY 1997. 40. COTTIN 1961.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

203

CONCLUSION Cette fouille, rappelons-le, est d’abord l’une des rares conduites en Normandie sur un chœur monastique. Les premières sépultures sont certainement installées peu après l’achèvement de la reconstruction du chœur et la pose du pavement, lequel fut perturbé à plusieurs reprises par le creusement des fosses. L’apparition du funéraire se fit de manière progressive à partir de l’installation d’une sépulture très privilégiée implantée au centre du sanctuaire, devant l’autel. Il est possible que ce phénomène ait été préparé en amont par l’installation, sur le côté nord du sanctuaire, entre les piliers du chœur, de la tombe secondaire de la fondatrice Lesceline. La question de la relation exacte entre le pavement et les sépultures, et tout particulièrement la sépulture centrale, reste à approfondir. Ce pavement a-t-il seulement une fonction décorative ou peut-il avoir eu aussi un rôle symbolique plus fort, qui ne serait pas sans rappeler le mandala gothique cher à Baltrusaitis 41 ? N’a-t-il pas été spécialement installé dans le but d’exalter la mémoire du personnage central ? Jusqu’à la reconstruction du XIIIe siècle, le chœur est resté vide de toute sépulture. Les vingt tombes ont ensuite été introduites dans un temps relativement court. Ce n’est pas le manque de place qui peut expliquer l’abandon définitif de cet espace comme lieu d’inhumation. On ne peut malheureusement pas dater ce moment avec précision. Laïcs, favorisés, actifs, cavaliers, guerriers : tous ces éléments concourent pour imposer l’imagerie classique de la classe aristocratique. Certains des sujets inhumés dans le sanctuaire pourraient avoir été choisis parmi les protecteurs ou les bienfaiteurs de l’abbaye, et sans doute, parmi ceux qui participèrent activement au financement de la reconstruction du chœur. Bien plus qu’un moyen d’assurer leur salut, l’élection de sépulture au sein du secteur le plus en vue de l’édifice devait surtout permettre d’affirmer, aux yeux des vivants, leur prestige personnel ou celui de leur lignage.

41. BALTRUSAITIS 1981.

Publications du CRAHM, 2004


204

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

ET AL.

BIBLIOGRAPHIE ACSADI G., NÉMESKÉRI J., 1970, History of Human Life Span and Mortality, Academiai Kiado, Budapest. BALTRUSAITIS J., 1981, Le Moyen Âge fantastique, Flammarion, Paris. BARRAL I ALTET X., 1985, Les Mosaïques de pavement médiévales de Venise, Murano, Torcello, Bibliothèque des Cahiers archéologiques, Picard, Paris. BLIN J.-B.-N., 1887, Ordinal de l’abbaye de Saint-Pierresur-Dives, précédé d’une notice historique sur la bienheureuse Lesceline, comtesse d’Exmes et sur le vénérable Ainard, premier abbé de Saint-Pierre, Librairie internationale de l’œuvre de saint Paul, Paris. BLONDIAUX J., 1994, «À propos de la dame d’Hochfelden et de la pratique cavalière : discussion autour des sites fonctionnels fémoraux», dans BUCHET L. (dir.), La femme pendant le Moyen Âge et l’Époque moderne, Dossier de Documentation Archéologique, n° 17, Éditions du CNRS, Paris, p. 97-109. BUSSON C., 1997, «La question des lieux d’inhumation dans une abbaye du diocèse de Rouen : l’exemple de Sainte-Catherine-duMont du XIe au XVe siècle », Annales de Normandie, 47e année, 1, p. 51-67. CARPENTIER V., HINCKER V., GHESQUIÈRE E., 2001, « Un lot de céramiques du XIIIe siècle à Buré « La Harache » (Orne) », Revue archéologique de l’Ouest, 18, p. 187200. CAUMONT A. de, 1850, « Notes provisoires sur quelques produits céramiques du Moyen Âge », Bulletin monumental, t. 16, p. 377-395.

1867, Statistique Monumentale du Calvados. V. Arrondissement de Lisieux, Le Blanc-Hardel, Caen, réimpression 1978, vol. 3, J. Floch, Mayenne. COTTIN F., 1961, « Sépulture de Hugues d’Eu, évêque de Lisieux et fondateur de l’abbaye Notre-Dame-du-Pré à Saint-Désir-deLisieux », Bulletin de la Société historique de Lisieux, années 1959-1960, p. 17-21. COUANON P., 1986, « Notre-Dame de Guibray. Fouilles de sauvetage dans le chœur de l’église», rapport dactylographié, Service régional de l’Archéologie de Basse-Normandie, Caen. DELACAMPAGNE F., MANEUVRIER C., 2002, « Nouveaux éléments sur la platetombe médiévale de Saint-Pierresur-Dives (fin XIIIe-début XIVe) », Bulletin de la Société Historique et Archéologique de l’Orne, t. CXXI, fasc.1-2, p. 119-125. DELIENS-BOUILLOT J., 1997, «Rapport de prélèvement de textiles archéologiques », avril, 4 p. (dacty lographié). DUPERTUIS C. W., HADDEN J. A., 1951, « On the reconstruction of stature from long bones », American Journal of Physical Anthropology, 9, n.s., p. 1523. FAVREAU R., MICHAUD J. (dir.), 2002, Corpus des inscriptions de la France médiévale : Calvados, Eure, Manche, Orne, Seine-Maritime, t. 22, CNRS Éditions, Paris. FULLY G., DEHOUVE A., 1965, « Renseignements apportés dans la détermination de l’âge par l’étude anatomique et radiologique du sternum et des côtes », Annales de Médecine Légale, 45, p. 469-474.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LES

SÉPULTURES D’UN SANCTUAIRE BÉNÉDICTIN NORMAND

HERZKOVICZ I., BEDFORD L., JELLAMA, L., LATIMER B., 1996, « Injuries to the Skeleton due to Prolongated Activity in Hand-to-Hand Combat », International Journal of Osteoarchaelogy, 6, 2, p. 167-178. HINCKER V., THIRON D., MANEUVRIER C., 1999, « Déviation de Vieux-Fumé, R.D.40 », Document final de synthèse, Rapport n° 2, SDAC, Caen. KAGERER P., GRUPE G., 2001, « On the validity of individual ageat-death diagnosis by incremental line counts in human dental cementum. Technical considerations », Anthro pologischer Anzeiger, 59, 4, p. 331-342. LAMBOTTE B., NEURAY B., 1997, « Abbatiale de Stavelot. Données archéologiques », Stavelot Wellin Logne. Une abbaye et ses domaines, Musée de la Famenne, Marche-en-Famenne, p. 6579. LEENHARDT M., 1987, « Contribution à l’étude de l’habitat en Basse-Normandie : recherches sur la typologie et la chronologie des céramiques utilisées du XI e au XV e siècle », dans CHAPELOT J., GALINIÉ H., PILET-LEMIÈRE J. (dir.), La céramique (V-XIXe). Fabrication, commercialisation, utilisation, Actes du premier congrès international d’archéologie médiévale, Société d’archéologie médiévale, Caen, p. 59-70. LE MAHO J., WASYLYSZYN N., 1998, Saint-Georges-de-Boscherville, 2000 ans d’histoire, GRAPC/ATAR, Rouen. MASSET C., 1982, « Estimation de l’âge au décès par les sutures crâniennes », Thèse d’État en Sciences naturelles, Université de Paris VII. MILLER E., 1992, « Effects of horseback riding on the human skeleton », Papers on Paleo pathology presented at the Nineteenth Annual Meeting of the Paleopathology Association, Las Vegas, p.8-9.

Publications du CRAHM, 2004

205

NORTON C., 1986, « The origins of two-coulour tiles in France and in England», dans DEROEUX D. (textes réunis par), Terres cuites architecturales au Moyen Âge, Mémoire de la Commission départementale d’histoire et d’archéologie du Pas-deCalais, XXII, 2, Arras, p. 256-293. OLIVIER G., DEMOULIN F., 1984, Pratique anthropologique à l’usage des étudiants. 1 Ostéologie, Université Paris 7, Paris. PALFI G., 1997, « Maladies dans l’Antiquité et au Moyen-Âge. Paléopathologie comparée des anciens Gallo-Romains et Hongrois», Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, n.s., tome 9, 1-2, p. 1-206. PRIGENT D., 1993, « Les sépultures du sanctuaire de l’abbatiale de Fontevraud», Fontevraud : Histoire-Archéologie, n° 2, p. 43-53. RAMÉ A., 1852, « Études sur les carrelages émaillés. Saint-Pierre-sur-Dives », Annales archéologiques, XII, p. 282-293. R OCHES E., B LONDIAUX J., C OTTEN A., CHASTANET P., FLIPO R.-M., 2002, « Microscopic evidence for Paget’s disease in two osteoarchaelogical samples from early northern France», International Journal of Osteoarchaeology, 12, p. 229234. SAUVAGE R.-N., 1916, « Procès-verbal d’une visite faite le 4 mai 1549 des tombeaux de l’église de l’abbaye de Saint-Pierre-sur-Dives », Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXXI, p. 399-408. 1926, « L’abbaye de Saint-Pierre-sur-Dives sous la règle de Saint-Maur », Bulletin de la Société historique de Lisieux, n° 26, années 1924-1925, p. 99-116.


206

ARMELLE ALDUC-LE BAGOUSSE

TROTTER M., GLESER G. C., 1958, « A re-evaluation of estimation of stature based on measurements of stature taken during life and of long bones after death», American Journal of Physical Anthropology, 16, n.s., p.79-124.

ET AL.

WITTWER-BACKOFEN U., GAMPE J., VAUPEL J. W., 2003, «Tooth cementum annulation for age estimation : results from a large knownage validation study», American Journal of Physical Anthropology, 123, p. 119129.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 181-206


LA

PLACE DES MORTS À L’INTÉRIEUR ET AUTOUR DE L’ÉGLISE ABBATIALE CISTERCIENNE DE

NOTRE-DAME-DE-BONDEVILLE (XIIIe-XVIIIe

SIÈCLES)

:

NOTE PRÉLIMINAIRE

Jean-Yves LANGLOIS

ET

Véronique GALLIEN *

Résumé : Dans l’enceinte de l’abbaye cistercienne féminine de Notre-Dame-de-

Bondeville, une opération archéologique s’est déroulée dans le chœur de l’église abbatiale et dans une partie du cimetière. De la petite église primitive, entièrement reconstruite au XIIIe siècle, à l’édifice modifié et réparé du XVIIe siècle, l’étude retrace l’évolution architecturale et funéraire de l’édifice religieux tout au long du Moyen Âge et de l’Époque moderne. L’occupation funéraire des espaces intérieurs et extérieurs varie dans le temps et dans la topographie. La diversité du recrutement funéraire (hommes, femmes, enfants) semble traduire une certaine ouverture de l’ordre vers le monde extérieur. Mots clés : cistercien, abbaye féminine, cimetière monastique, église, population.

Des travaux d’extension, décidés à l’intérieur du complexe pharmaceutique Sanofi-Synthélabo à Notre-Dame-de-Bondeville (Seine-Maritime), ont donné l’occasion d’engager une opération archéologique sur un couvent cistercien féminin abandonné depuis la Révolution française et dont le souvenir n’était conservé que par les textes. La fouille concerne le chœur de l’église, le cimetière jouxtant l’édifice religieux ainsi que l’extérieur de l’abside de la salle du chapitre. L’étude – archéologique et archivistique – du site a permis de reconstituer le développement et l’évolution de l’église et du cimetière qui lui est associé. L’étude anthropologique n’est actuellement qu’ébauchée, mais déjà, à partir de la détermination du sexe 1 des adultes et de l’estimation de l’âge 2

* Institut National de Recherches Archéologiques Préventives / UMR 6130. 1. Détermination effectuée en priorité à partir des caractères métriques et non-métriques du bassin (BRUZEK 1991). 2. UBELAKER 1978 ; SUNDICK 1978 ; JOHNSTON 1962.

Inhumations et édifices religieux, p. 207-217, Publications du CRAHM, 2004


208

JEAN-YVES LANGLOIS

ET

VÉRONIQUE GALLIEN

des enfants, la nature du recrutement funéraire et sa répartition dans les différents espaces peuvent être évoquées. Les questions se portent, en particulier, sur la place des morts, entre le bas Moyen Âge et l’Époque moderne, au sein d’une organisation monastique. L’origine du monastère cistercien de Notre-Dame de Bondeville 3 tient dans la fondation d’un prieuré féminin 4. Installé sur la paroisse Saint-Denis de Bondeville, il dépend de l’abbaye de Bival dans le pays de Bray et appartient à la congrégation bénédictine de Savigny (Manche), qui s’agrège en 1147 à l’ordre de Cîteaux 5. L’établissement religieux est mentionné pour la première fois en 1149 dans un acte de donation de l’impératrice Mathilde 6. Au XVIIe siècle, le monastère devient abbaye royale. Vendu comme Bien national après la Révolution française, il est progressivement détruit jusqu’au milieu du XXe siècle et transformé en site industriel – textile puis pharmaceutique.

1. L’ÉGLISE ABBATIALE La fouille a permis d’accéder au chœur de l’église conventuelle. La documentation archéologique est de bonne qualité dans les secteurs préservés de l’édifice. Elle facilite la lecture chronologique de l’évolution du bâtiment (fig. 1). La première occupation, en rapport avec l’abbaye, apparaît sous la forme de murs dont une partie est reprise par les fondations de l’église gothique. Les vestiges de constructions semblent ceux d’une église antérieure au XIIIe siècle. Il pourrait s’agir de l’église primitive si l’on accepte l’hypothèse de la reconstruction de l’église gothique directement sur l’édifice antérieur. Cette première église pourrait alors se terminer par un chevet plat. Des tombes sont, sans doute, associées à ce premier bâtiment. Ainsi, la sépulture de Marie de Bondeville, prieure décédée en 1200, est mentionnée à l’intérieur de l’église 7. Cependant, d’un point de vue archéologique, aucune inhumation n’a été catégoriquement mise en relation avec cet état de construction. 1.2 L’édifice gothique L’édifice religieux est reconstruit au cours du XIIIe siècle. La conservation des murs, des sols et des sépultures est souvent satisfaisante. L’église, en forme de croix latine et à nef unique, occupe le flanc nord du cloître. La largeur de la nef et du chœur est de 10 m. Les bras du transept font 8 m de profondeur. À partir des données archéologiques et de l’étude des plans anciens, la

3. ALEXANDRE 1983 ; De l’Ouraille 1993 ; Églises et abbaye 2000. 4. Au sujet des abbayes féminines cisterciennes : BARRIÈRE, HENNEAU 2001 ; Histoire de femmes 1998. 5. Dans le contexte cistercien : CHAUVIN 1982-1987 ; KINDER 1998 ; PRESSOUYRE, KINDER 1990. 6. Arch. dép. Seine-Maritime, 52 HP 5, Cartulaire, 1 Mi, 479, n°43. L’appartenance du prieuré à la congrégation de Savigny implique que sa date de fondation se situe entre celle de Bival (1128) et le transfert de la congrégation dans l’ordre cistercien en 1147. 7. Registre des décès : Arch. dép. Seine-Maritime, 52 HP 1.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 207-217


LA

PLACE DES MORTS À L’INTÉRIEUR ET AUTOUR DE

NOTRE-DAME-DE-BONDEVILLE

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

209

. ... . . . . . . . . . . . . . .......... . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . .... .. .. .. .. ........................................................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . . ...... . . . . ............ . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ... . . . . . . . . . . . . ......................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . .............. . . . . . ...... . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ............ . . . . .. . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ....... .. .. . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . . .... . . . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . . . . . . .. .. .. .. .. . . . . . . ... . . . . . . . . . . . ...... . . . . .....

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ............................................................................................ ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... . ............................................................................................

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ... . . . . . . . . . . . . . .......... . . . . . . .... . . . . . . . . . . . . .... .. .. .. .. .......................................................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . . ...... . . . . ............ . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ... . . . . . . . . . . . . ......................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . .............. . . . . . ...... . . . . . . . . .. .. . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ............ . . . . .. . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... .. .. . . . . .............. . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .... . . . . . .............. . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . . . . . ............ . . . . . ... . . . . . . . . . . . ...... . . . . .....

. ............................................................................................ . ............................................................................................ ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................

. ... . . . . . . . . . . . . . .......... . . . . . . .... . . . . . . . . . . . . .... .. .. .. .. .......................................................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . . ...... . . . . ............ . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ... . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . ................. .. ....... . . . . . ............ . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ............ . . . . . ......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . .. .. ... .. .. .. .. .. .. . . . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. . . . . . .... . . . . . . .. .. .. .. .. .. . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . . . . . . .. .. .. .. .. . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . .. .. . .........

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ..........................................................................................................................................

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

. ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ..........................................................................................................................................

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . ...

Fig. 1 – Évolution de l’église abbatiale de son origine au

Publications du CRAHM, 2004

. ............................................................................................ . ............................................................................................ ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ............................................................................................ . ..........................................................................................................................................

XVIIe

siècle.


210

JEAN-YVES LANGLOIS

ET

VÉRONIQUE GALLIEN

longueur de l’église peut être estimée à environ 45 m. La présence de bases de colonnes et de colonnettes polylobées indique l’existence de voûtes d’ogives. Le défaut de fondations reliant entre eux les supports de la croisée du transept témoigne de l’absence d’une tour-clocher massive. Il n’exclut pas, cependant, comme il apparaît sur une gravure de la fin du XVIIe siècle, l’existence d’un frêle clocher. L’organisation interne fait immédiatement apparaître, au niveau du transept, deux espaces partagés par un mur de clôture. Ce dernier est interprété comme la séparation du chœur liturgique et du chœur des religieuses. Cette limite constitue une véritable barrière entre le chœur avec son autel majeur, le bras nord du transept avec son autel secondaire et la moitié de la croisée rattachée au transept sud. Elle rappelle la nécessité de séparer les hommes des femmes, les prêtres des religieuses. Un escalier, dont les bases ont été retrouvées, permettait aux moniales d’accéder, pour mâtines, directement de leur dortoir au chœur des religieuses. Une porte, s’ouvrant au droit du transept sud, communiquait, pour le reste de la journée, avec les galeries orientale et septentrionale du cloître. Les rares traces de décor – murs blancs, vitraux à décors végétaux ou géométriques – repérées dans le bâtiment montrent un respect de l’idéal cistercien. Au cours du XIIIe ou du XIVe siècle, des réfections de sols sont observées. Des carrelages 8 sont posés dans le chœur des religieuses, les transepts et le chœur – en dehors de l’abside qui demeure dallée. Le carrelage, en glaçure jaune et verte, se décompose en plusieurs panneaux de modules différents séparés par des bandes de carreaux. L’axe de l’autel majeur est marqué par la présence de carreaux historiés – fleurs de lys, lions, griffons – servant sans doute à matérialiser l’allée menant à la table de sacrifice. Entre les XIVe et XVIe siècles, peu de modifications laissent de traces dans le chœur et le transept. Elles consistent en un simple aménagement des lieux avec l’installation de bancs, maçonnés et enduits de plâtre, et le revêtement des autels selon la même technique. Des tombes – peu nombreuses – sont installées à l’intérieur de l’église. Deux cercueils sont placés à l’entrée du chœur. Quatre sépultures occupent le transept nord. D’autres ont été repérées dans le transept sud. Par contre, l’espace situé à la croisée du transept, dans le chœur des religieuses, est exempt de tombes. Les deux sépultures du chœur sont occupées par un homme et une femme. Les cercueils sont accompagnés chacun d’un lot de coquemars funéraires (XIVe-XVe siècle) 9. En dehors de ces dépôts, les pratiques funéraires sont dépouillées. Les sépultures du transept renferment deux hommes et un enfant âgé de cinq ou six ans. Bien que l’identité des défunts et le lien qui les unit au monastère ne soient pas établis, la présence d’hommes et d’enfants, dans cette partie de l’église, pourrait indiquer une certaine ouverture de l’abbaye 8. Étude des carrelages à partir de NORTON 1986. 9. L’étude du mobilier par E. Lecler (INRAP) est en cours.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 207-217


LA

PLACE DES MORTS À L’INTÉRIEUR ET AUTOUR DE

NOTRE-DAME-DE-BONDEVILLE

211

aux personnes extérieures à la communauté. 2.2 L’église moderne Au cours du XVIIe siècle, le prieuré est converti en abbaye royale. Cette évolution de statut est sans doute à l’origine des nombreuses transformations architecturales et des réparations, en partie décrites par les sources textuelles 10, en partie observées lors de la fouille. Les travaux se portent, en particulier, sur l’autel majeur et entraînent une modification de l’organisation interne du chœur. Les verrières sont restaurées, le toit est réparé. Bien qu’aucune trace du déplacement de l’autel majeur, effectué pour l’installation d’un retable, n’ait été repérée lors de la fouille, un rehaussement du sol, supposé en rapport avec ces travaux, est bien observé. Il est matérialisé par un remblai de limon d’environ 0,60 m d’épaisseur, supportant un carrelage. Par ailleurs, l’organisation intérieure du chœur a subi de légères modifications. Une portion du mur de clôture séparant le chœur de l’église de celui des religieuses a été déplacée de manière à diviser en deux parties égales le transept nord. La restauration des verrières (remplacement des plombs et des verres abîmés) et la réfection du toit trouvent leur écho dans les remblais de destruction contenant des vestiges de plombs, des morceaux de vitrail et des fragments d’ardoises. À cette époque, l’occupation funéraire est devenue importante. En un peu plus d’un siècle, pas moins de trente-six sépultures occupent la partie conservée du chœur et le transept nord. Une seule inhumation est observée dans le transept sud. Le nombre des recoupements entre les tombes et le nombre des ossuaires recensés dans les remblais des sépultures témoignent de l’engouement pour l’intérieur de l’église. Il est réservé, comme l’indique le registre des décès 11, aux tombes de prêtres et de membres des familles influentes. Les sépultures renferment en majorité des adultes – trente et un, dont treize hommes pour huit femmes – accompagnés de cinq enfants, âgés de moins de dix ans, et d’un adolescent (fig. 2). Des cercueils ont été identifiés grâce aux clous découverts le long des parois des fosses, parfois accompagnés de traces ligneuses. Ce mode d’aménagement concerne six des quinze tombes fouillées. Seule l’observation taphonomique – déconnexion des talus, basculement des fémurs par rapport au coxal, ouverture du bassin, etc. – permet de supposer que les autres inhumations ont bénéficié, au minimum, d’une couverture. Une fosse aménagée d’une banquette dans ses parois (pour retenir un couvercle ?) et conservant des pierres de calage se distingue des autres sépultures. 10. Notamment : Arch. dép. Seine-Maritime, 52 HP 1 : «Registre concernant toutes les personnes pour qui on est obligé de prier Dieu, une liste des tombes enlevées dans l’église et portées dans le cloistre, une liste des abbesses de Bondeville, actes, mémoires »). Obituaire du XVIIe – XVIIIe siècle dans lequel est incluse la description des travaux commandés de 1636 à 1649 par l’abbesse Marie de Saint-Julien. 11. Arch. dép. Seine-Maritime, 52 HP 1 (« Registre concernant toutes les personnes pour qui on est obligé de prier Dieu,… »).

Publications du CRAHM, 2004


212

JEAN-YVES LANGLOIS

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

ET

VÉRONIQUE GALLIEN

........ . ..................................... . . . . . . . . . . . ................................................................................................. . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . ...... . . . . . . . ...... . . . . . .......... . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . ... . . . . . . ........ . . . . . . ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . ...... . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

............................................... . .......................................................................................................................................... . ............................................................................................ ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ..........................................................................................................................................

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

. ............................................................................................ . ............................................................................................ ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... . ............................................................................................

Fig. 2 – Répartition des individus (hommes, femmes, enfants) à l’intérieur de l’église au cours du XVIIe siècle.

Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 207-217


LA

PLACE DES MORTS À L’INTÉRIEUR ET AUTOUR DE

NOTRE-DAME-DE-BONDEVILLE

213

Aucun dépôt d’objet n’a été relevé. Seuls quelques éléments vestimentaires ont été observés. Ce sont, pour l’essentiel, de fines épingles en alliage cuivreux, vraisemblablement des épingles de linceul ou de suaires, lorsqu’elles sont découvertes au niveau du crâne. Dans le chœur, à l’avant de l’autel majeur, deux corps ont livré des fragments de textile et des restes de cheveux. Le premier est celui d’un enfant – certainement une petite fille – âgé d’environ 10 ans, paré d’une natte de cheveux. Le second est celui d’un homme inhumé tête à l’est (un prêtre?). Il conserve des cheveux qui laissent deviner sa tonsure. Son corps est recouvert, des épaules aux genoux, de textile d’une couleur verte évoquant une oxydation de cuivre. Le tissu repose sur une couche brunâtre indiquant, sans doute, une matière de cuir (un linceul ?) 12 qui pourrait être à l’origine de la conservation du textile. Trois épaisseurs de tissus – caractérisés par une trame sergé – ont été dénombrées. Au moins deux couches de textile se superposent sur le bassin et les jambes. Au niveau du bassin, un galon agrémenté de franges torsadées indique l’extrémité d’une pièce vestimentaire (étole ?). Un troisième tissu, de texture très fine et de couleur claire (blanche ou écrue ?), a été repéré sous le bassin (restes d’un sous-vêtement ?). Enfin, un bouton de petit diamètre a été recueilli au niveau du bassin. La documentation écrite conservée pour cette période est importante. Le registre des décès du monastère 13 et les registres de professions de foi et de sépultures 14 permettent de préciser l’emplacement de certaines tombes. Le chapitre apparaît réservé aux officières de la maison : abbesses, prieures, sousprieures. Les galeries du cloître reçoivent les religieuses. Les religieuses de chœur sont préférentiellement inhumées dans les galeries jouxtant l’église, le chapitre et le réfectoire. Les sœurs converses occupent essentiellement celles du cellier. Tous ces espaces étant en dehors de l’emprise de la fouille, l’essentiel des membres de la communauté religieuse n’a pu être directement étudié. L’église accueille des personnages importants tels que l’abbesse Françoise Martel de Bacqueville, décédée en 1604 et enterrée «au milieu» de l’édifice 15, Jacques Samson, directeur de cette maison, et François Marescal, prêtre et confesseur. Les autres personnes mentionnées dans les registres des décès sont extérieures à la communauté. Tous les hommes cités par les archives sont des ecclésiastiques. Le caractère familial d’une partie des défunts installés dans l’église se manifeste par la présence de membres d’une même maison, comme celle de Le Normand de Beaumont. L’installation d’enfants, au milieu des adultes, peut également être considérée comme un autre témoignage du rapprochement fami-

12. La fouille de la place Laennec à Quimper a montré, notamment à travers l’étude de deux sépultures d’enfants datées du dernier quart du XIIIe siècle, que le linceul en cuir pourrait être fréquemment employé dans les inhumations (LE BIHAN, VILLARD, en préparation). 13. Arch. dép. Seine-Maritime, 52 HP 1, obituaire du XVIIe – XVIIIe siècle (« Registre concernant toutes les personnes pour qui on est obligé de prier Dieu,… »). 14. Arch. dép. Seine-Maritime, 4 E 2221. 15. Arch. dép. Seine-Maritime, 52 HP 1 (« Registre concernant toutes les personnes pour qui on est obligé de prier Dieu,… »).

Publications du CRAHM, 2004


214

JEAN-YVES LANGLOIS

ET

VÉRONIQUE GALLIEN

lial. Globalement, les textes ne font apparaître aucune topographie particulière à l’intérieur de l’église : religieux et laïcs occupent aussi bien le chœur que la nef.

2. LE CIMETIÈRE EXTÉRIEUR Comparé à la densité des niveaux archéologiques de l’église qui favorise l’interprétation chronologique, l’occupation extensive du cimetière complique l’étude de son développement en rapport avec l’édifice religieux. Pour le moment, seule une datation relative de l’occupation funéraire est possible, en attendant l’achèvement de l’étude du mobilier archéologique. Le cimetière extérieur se développe au nord et au nord-est de l’église, contre le chevet et le transept. Dans cet espace, cent trente-deux sépultures ont été dégagées. Elles renferment aussi bien des corps d’hommes, de femmes que d’enfants. L’évolution du cimetière se décompose en quatre périodes. Elles ont été établies à partir de la stratigraphie, des orientations des fosses et des niveaux de profondeur des tombes. Leur attribution chronologique sera vraisemblablement fixée avec l’étude du mobilier céramique. Il semblerait que le cimetière entre en service au moins dès la construction de l’église gothique. Au départ du cimetière extérieur, un petit groupe de huit sépultures est déposé au nord-est de l’église. L’orientation générale des fosses d’inhumation ne semble pas calée sur l’église abbatiale, mais il est impossible de préciser quel événement conditionne le sens de leur installation, qu’il s’agisse d’une construction, d’un chemin ou de tout autre aménagement. Cette première période d’occupation funéraire est constituée uniquement de sépultures d’adultes avec cinq hommes et trois femmes. Dans un second temps, l’espace sépulcral se développe vers le nord. Quarantehuit tombes occupent 400 à 500 m2 de terrain. La zone funéraire a pris son essor avec l’installation d’une vingtaine de sépultures. Dans le même temps, deux nouveaux pôles d’inhumation se développent. Le premier est situé près du bras du transept. Le second apparaît contre le mur septentrional du chevet entre les contreforts. Dans les trois secteurs, l’orientation des tombes est homogène. Elle semble d’abord fixée sur celle de l’édifice religieux. Le niveau de profondeur de creusement des fosses varie en fonction de la situation géographique de la tombe par rapport à l’église. Plus on s’éloigne de l’édifice, plus les sépultures sont installées profondément. Ceci semble traduire l’existence d’une pente. Il doit s’agir, plus précisément, d’une butte aménagée dans le terrain marécageux et au sommet de laquelle l’église a été édifiée. Au cours de cette période, quelques tombes d’enfants ont été observées, mais les sépultures sont d’abord réservées aux adultes. Quarante-trois adultes et cinq enfants, âgés entre cinq et dix ans, sont recensés. Parmi les adultes, dix-neuf hommes et treize femmes sont identifiés. La troisième période d’occupation funéraire est marquée par un déplacement du cimetière qui se concentre autour de l’église (fig. 3). L’espace sépulcral est rétréci du côté nord et un quatrième secteur d’inhumation est créé à l’est, contre Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 207-217


LA

PLACE DES MORTS À L’INTÉRIEUR ET AUTOUR DE

NOTRE-DAME-DE-BONDEVILLE

215

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . .. ................................. . . . . . . . . . . . . . . . .. . ...... . . . . . . . . .... . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . .... . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . ...... . ..

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . .. .. . . . . . . . . . . .. . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .....

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

. ............................................................................................ ............................................... . .......................................................................................................................................... . ............................................................................................

. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ...... . . . . . ......

. ............................................................................................ . ............................................................................................ ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . ............................................................................................ . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... ............................................... . .......................................................................................................................................... . ............................................................................................

Fig. 3 – Répartition des individus (hommes, femmes, enfants) dans le cimetière au cours de la troisième « période » de son utilisation.

le chœur de l’abbatiale. Un mur de clôture, construit dans le prolongement d’un contrefort du chevet, sépare les tombes septentrionales des inhumations déposées à l’est du chœur. Une porte aménagée dans ce mur s’ouvre sur un chemin, de direction est-ouest, qui traverse le cimetière. Dans son état conservé, le chemin appartient à la période suivante. Cependant, les tombes, qui tendent à fixer leur orientation sur cet axe de circulation, semblent déjà indiquer son existence. Comme dans les périodes précédentes, la population inhumée est composée d’une forte majorité d’adultes avec quarante-trois sujets pour seulement deux enfants, d’âge estimé entre neuf et douze ans, et un adolescent. Treize hommes et dix-neuf femmes sont recensés. L’importance du nombre des femmes s’explique par la nature du recrutement de l’espace funéraire nouvellement créé à l’est. Là, neuf femmes et seulement un homme ont été identifiés parmi les dix-sept adultes présents. Il est tentant d’interpréter cet 16. Arch. dép. Seine-Maritime, 4 E 2221.

Publications du CRAHM, 2004


216

JEAN-YVES LANGLOIS

ET

VÉRONIQUE GALLIEN

espace funéraire comme l’un des cimetières des moniales. Il pourrait notamment s’agir du cimetière mentionné dans les registres des professions de foi et des sépultures de la fin du XVIIIe siècle 16, mais pour lequel nous ne possédons aucune précision topographique. Dans son dernier état, le cimetière est considérablement réduit. Le secteur d’inhumation, au nord du transept, est abandonné. Les tombes sont installées avec une orientation nord-ouest/sud-est calée sur celle du chemin. L’installation de tombes d’enfants, contre le mur nord du chevet, est précédée d’un remblaiement important qui semble contemporain du chemin. Contrairement aux périodes précédentes, les tombes d’immatures (douze sujets) sont aussi nombreuses que les tombes d’adultes (également douze sujets). Elles renferment dix enfants, âgés de moins de dix ans, et deux adolescents. Le groupe des adultes est composé de cinq hommes, deux femmes et cinq sujets non identifiés. L’espace funéraire oriental, pouvant être antérieurement attribué aux religieuses, semble avoir perdu sa possible vocation première en abritant trois hommes, deux femmes, cinq adultes non identifiés et un enfant. Tout au long de l’utilisation du cimetière, les pratiques funéraires apparaissent d’autant plus sobres que les sépultures ont été difficiles à identifier en raison de la présence d’une nappe phréatique. La typologie de plus de la moitié des tombes n’a pu être définie. Les matériaux organiques, tel que le bois, ont généralement disparu sous l’effet des fluctuations de la nappe. La typologie des tombes a été essentiellement établie à partir de l’observation de l’évolution des corps dans la sépulture. Ainsi, une partie des squelettes présente des indices de décomposition en espace vide, avec bascule du crâne, déplacement des clavicules, déconnexion des articulations du coude, affaissement des fémurs, effondrement des pieds. Ces observations permettent de supposer, dans quarante-huit sépultures (soit 36,3 % du total des tombes), la présence d’au moins un couvercle ou un contenant – de type coffre ou coffrage ? – en matériau périssable. Dans un seul cas, la présence de bois est attestée. La découverte de petits lots de clous, près des corps ou en remblai, a été faite dans dix tombes (7,6 %). Elle laisse imaginer l’existence de quelques constructions clouées, qui n’ont cependant pas la qualité des cercueils observés à l’intérieur de l’église. Aucun dépôt funéraire, aucun bijou, aucun élément vestimentaire, en dehors de quelques épingles en alliage cuivreux, n’a été observé.

CONCLUSION Dans l’église, comme dans le cimetière extérieur, la présence d’hommes, de femmes et d’enfants dans les différentes zones funéraires fouillées fait ressortir une grande «perméabilité» entre l’intérieur de l’enceinte monastique et l’extérieur de la communauté. Le chœur de l’édifice a tout de même été relativement respecté pendant près de quatre cents ans. Les sépultures sont rares entre le XIIIe et le XVIIe siècle. Par contre, à la suite des transformations de l’église abbatiale au Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, p. 207-217


LA

PLACE DES MORTS À L’INTÉRIEUR ET AUTOUR DE

NOTRE-DAME-DE-BONDEVILLE

217

XVIIe siècle, les règles d’inhumations changent radicalement. Les nombreuses super-

positions de tombes, installées entre le XVIIe et le XVIIIe siècles, traduisent le fort engouement de la sépulture in ecclesiam. En revanche, s’il est difficile de relier chronologiquement les niveaux funéraires extérieurs à l’église avec ceux du chœur et du transept, le nombre de tombes dégagées et l’évolution dans le temps de leur installation autour de l’édifice religieux témoignent de ce même enthousiasme des personnes extérieures – laïcs, pour la plupart, ou religieux – pour la communauté religieuse. Enfin, des différents espaces funéraires strictement réservés aux

moniales, seul un petit cimetière, identifié à l’est du chevet de l’église et séparé des autres tombes par une clôture, pourrait avoir été effleuré par la fouille.

BIBLIOGRAPHIE ALEXANDRE A., 1983, Du prieuré de Notre-Dame-deBondeville au laboratoire Choay. Généalogie d’un site de la Vallée du Cailly, Notre-Dame-de-Bondeville. BARRIÈRE B., HENNEAU M.-E. (dir.) ; BONIS A., DECHAVANNE S., WABON M. (textes réunis par), 2001, Cîteaux et les femmes, Rencontres à Royaumont, Éditions Créaphis, Cachan. BRUZEK J., 1991, « Fiabilité des procédés de détermination du sexe à partir de l’os coxal. Implication à l’étude du dimorphisme sexuel de l’homme fossile», Thèse de Doctorat, Muséum national d’histoire naturelle, Institut de paléontologie humaine, Paris. CHAUVIN B. (présentés par), 1982-1987, Mélanges à la mémoire du père Anselme Dimier, Benoît Chauvin, Pupillin, Arbois, 6 vol. De l’Ouraille… 1993, De l’Ouraille à Silveison : à la découverte du canton de Notre-Damede-Bondeville, Association Sylveison, Notre-Dame-de-Bondeville.

Publications du CRAHM, 2004

Églises et abbaye… 2000, Églises et abbaye du haut Moyen Âge à la Révolution à Notre-Dame-deBondeville, Catalogue d’exposition, Mairie de Notre-Dame-de-Bondeville. Histoire de femmes… 1998, Histoire de femmes, les très riches heures de Maubuisson, Catalogue d’exposition, Abbaye de Maubuisson, Conseil Général du Val d’Oise. JOHNSTON F., 1962, «Growth of the Long Bones of Infants and Young Children at Indian Knoll », American Journal of Physical Anthropology, 20, p. 249-254. KINDER T. N., 1998, L’Europe cistercienne, Les formes de la nuit, 10, Zodiaque, Saint-LégerVauban. LE BIHAN J.-P., VILLARD J.-F., En préparation, De la chute de l’Empire romain à la fin du Moyen Âge, LE BIHAN (dir.), Archéologie de Quimper. Matériaux pour servir l’Histoire, t. 1. NORTON C., 1986, « Early Cistercian tile pavements », dans NORTON C. et PARK D., Cistercian art and architecture in the British Isles, Cambridge university press, Cambridge, p. 228-255. PRESSOUYRE L., KINDER T. N. (dir), 1990, Saint-Bernard et le monde cistercien, CNMSH, Sand, Paris. SUNDICK R. I., 1978, « Human Skeletal Growth and Age



TABLE

DES MATIÈRES

Armelle ALDUC-LE BAGOUSSE Avant-propos ............................................................................................................1 Christian SAPIN et Cécile TREFFORT Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge. Bilan d’une rencontre et pistes de réflexion....................................................................................................3 Véronique GAZEAU La mort des moines : sources textuelles et méthodologie (XIe-XIIe siècles) .......13 Vincent DEBIAIS Inscriptions funéraires et édifices religieux : formes et fonctions des épitaphes des abbés et abbesses (nord-ouest de la France, Xe-XIVe siècles).......................23 Jacques LE MAHO Aux origines du paysage ecclésial de la Haute-Normandie : la réutilisation funéraire des édifices antiques à l’époque mérovingienne ................................47 Florence DELACAMPAGNE et Vincent HINCKER Réutilisation d’édifices antiques. Problématique d’une recherche sur la Basse-Normandie.........................................................................................63 François COMTE Les lieux de sépultures de la cathédrale Saint-Maurice d’Angers (XIe-XVe siècles) .......................................................................................69 Jacques LE MAHO et Cécile NIEL Observations sur la topographie funéraire de la cathédrale de Rouen (Xe-XIVe siècle) .......................................................................................93 Annie BARDEL et Ronan PERENNEC Abbaye de Landévennec : évolution du contexte funéraire depuis le haut Moyen Âge...................................................................................................121 Daniel PRIGENT L’inhumation en milieu monastique : l’exemple de l’Anjou .............................159 Armelle ALDUC-LE BAGOUSSE, Joël BLONDIAUX, Jean DESLOGES, Christophe MANEUVRIER Les sépultures d’un sanctuaire bénédictin normand : le chœur de l’abbatiale de Saint-Pierre-sur-Dives .....................................................................................181 Jean-Yves LANGLOIS et Véronique GALLIEN La place des morts à l’intérieur et autour de l’église abbatiale cistercienne de Notre-Dame-de-Bondeville (XIIIe-XVIIIe siècles) : note préliminaire...................207




Conception-réalisation :

Publications du CRAHM – Caen Tél. 02 31 56 56 09 Fax 02 31 56 54 95 crahm.publications@unicaen.fr http://www.unicaen.fr/crahm/publications


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.