La raccommodée

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Collection POURPANSER

La raccommodée

Un secret qui fait peur, qui fait noir.

Qui fait honte. Qui donne la mort à l'intérieur.

Et pourtant, il faut dire. Parfois, raconter, c’est sauver. Même bien plus tard, même après.

Depuis l’enfance, je n’ai pas trouvé de meilleure parade pour échapper aux chagrins que de plonger en eux. Je suis de celles qui pensent que ce qui nous fait mal, il faut le traverser. Y marcher comme dans une forêt à la nuit tombée, et partout, dans les moindres recoins, chasser l’ombre, projeter de la lumière, déposer un peu de sens là où il semblait avoir déserté.

À la souffrance, je ne peux qu’opposer la conscience et la compréhension. Elles constituent de solides remparts à la violence, la bêtise, la cruauté ; et plus encore, elles sont les garantes de nos humanités.

Quand Aline m’a invitée à m’emparer par l’écriture d’un chagrin très brutal, j’ai été sidérée. Et puis, il y a eu le dégel, et l’impulsion. Voici donc La Raccommodée, des mots cousus entre eux qui sonnent, je l’espère, comme un réveil doux, réparateur. Comme un petit poème délicatement mais très sûrement vainqueur.

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Elle est.

Petite.

C'est une petite fille.

Elle n'a pas de prénom.

Ou bien, tous les prénoms de la Terre.

Parce que son histoire ne lui appartient pas ; nombreuses et nombreux sont ceux qui l'ont traversée.

C'est une histoire secrète.

De celle que l'on devine mais qui ne se dit pas.

Tu as déjà sans doute remarqué : les adultes quand ils baissent leur regard, leur voix qui s'éteint ou leur gorge raclée, leurs mains qui s'agitent comme des oiseaux inquiets.

Tout cela, c'est le poids du secret, de tout ce que l'on tait.

Et pourtant, il faut dire.

Parfois, raconter, c'est sauver.

Même bien plus tard, même après.

Ce sera toujours le temps de dire ; tu peux en être assuré.

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Elle – la petite fille – n'est pas légère comme ces ballons jolis qu'on tient à la main par un fil.

Elle pèse lourd, elle ignore qu'on peut sauter gaiement dans les flaques d'eau.

Quelque chose la cloue au sol.

Quelque chose cloue son cœur, et sa bouche.

C'est un secret agrafé.

Un secret qui fait peur, qui fait noir.

Qui fait honte.

Qui donne la mort à l'intérieur.

C'est un secret qui fait nuit.

Oui, c'est toujours la nuit.

C'est toujours la nuit qu'elle vient.

L'ombre rouge.

Une grande ombre qui se tient à la porte de sa chambre.

Les pas qu'elle fait quand elle vient, elle les connaît par cœur.

Ils lui rappellent d'ailleurs les battements de son cœur, à elle, qui a peur.

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L'ombre vient.

Souvent, elle ne parle pas.

Elle fait.

Elle commet.

Tu connais ce mot ?

C'est faire ce qu'il ne faut pas faire.

C'est faire ce que l'on n'a pas le droit de faire.

L'ombre rôde, flaire ; sa respiration fait peur.

Elle fait mal au corps, au ventre, au sexe.

Et elle pèse lourd quand elle se couche sur le corps de la petite fille.

C'est un poids qui écrase, qui étouffe, qui fait mal, qui dit "tu vas mourir".

Alors la petite fille meurt.

Elle sait faire ; elle a très bien appris.

Pas pour de vrai.

Pour de faux, pour la survie ; pour pouvoir continuer à vivre.

À l'intérieur, ça meurt.

Elle éteint toutes les lampes de son cœur, elle met du bleu partout, elle souffle le vent et la glace.

C'est la nuit, la nuit polaire, qui s'enroule partout – pensées et os –

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Et puis, surtout, elle éclate.

Comme un vase tombé par terre.

Imagine : les petits morceaux éparpillés.

Elle, elle se fait puzzle.

Elle se fait lambeaux.

Il le faut.

Sinon, comment vivre ?

Comment regarder l'ombre rouge qui, le jour, a un autre visage ?

Un visage très connu.

Comment déjeuner, rire, se promener avec elle, sinon ?

Et il y a le grand travail.

Son grand travail d'enfant, à elle.

Vite, et sans cesse, dans son esprit, il faut découper les souvenirs et les ranger dans des tiroirs très éloignés pour ne pas avoir à y penser.

Il faut les disloquer pour ne pas les laisser la peupler.

Ainsi, oui, la vie est envisageable.

Soutenable.

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Coupée en deux, comme avec un couteau, tout en morceaux, la petite fille a dû grandir.

Elle n'est pas parvenue à dire. Elle avait peur de mourir (pour de vrai cette fois-ci).

Et puis, l'ombre rouge, la nuit, c'était comme un cauchemar très brutal.

Au réveil, quand elle entendait le chant de la tourterelle, elle se demandait si tout cela avait vraiment existé.

Alors, elle s'est mise à douter. D'elle, et du secret.

Cela l'arrangeait, que cela puisse ne pas être vrai.

Mais elle avait beau faire, tenter de ne plus y penser, comme un serpent, le secret filait sur sa peau.

Elle se sentait tellement sale, toujours couverte d'une boue noire.

Même après s'être lavée, Sur ses bras, sur ses jambes, partout sur son corps sont apparues des taches rouges. Comme l'ombre qui venait.

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Quand elle se regardait dans un miroir, ce n'était plus son visage.

Mais un autre, monstrueux.

Le secret mangeait ses yeux, faisait des bulles, et des vagues, sous sa peau.

Elle, elle se sentait coupable, coupable du mal qu'on lui avait fait.

Comme si c'était sa faute.

Elle a fini par penser qu'elle ne méritait pas de vivre.

Sais-tu pourquoi ?

Parce qu'il y a quelque chose que l'ombre rouge avait tenté de lui voler.

Quelque chose sans laquelle on ne peut pas vivre. C'est impossible.

C'est aussi important que l'air qu'on respire.

Cela s'appelle la dignité.

Connais-tu ce mot ?

C'est ce qui te donne l'envie de te tenir droit, d'accomplir de belles choses.

De prendre soin de toi, et des autres.

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C'est ce qui parfait ton humanité, qui vient parfois se poser sur ton épaule comme un papillon doré et te murmurer : "C'est bien, ce que tu es. "

La petite-fille-grandie, la femme-devenue, a compris que si elle ne la retrouvait pas, sa dignité, elle ne pourrait pas vivre.

Vivre pleinement, absolument.

Dans son cœur, la glace perdurait. C'était difficile de s'aimer, et d'aimer.

Pourtant, elle, elle aimait la vie, l'amour. Elle trouvait cela si beau.

Elle entendait l'appel.

Elle ne voulait pas passer à côté de son désir d' aimer. De donner.

De rire, se réjouir et danser.

Alors sais-tu ce qu'elle a fait ?

Elle est partie, la femme-adulte, à la recherche de ses souvenirs.

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À l'intérieur d'elle-même, dans son désert gelé, elle est allée les déterrer.

Avec ses mains, avec ses ongles, avec ses pieds.

Elle a creusé.

Tout déposé sur le sol, tout observé.

Et puis, avec un fil et une aiguille imaginaires, elle s'est mise à tout repriser.

À tout raccommoder.

En elle, sur ses jointures, partout, des coutures.

Cette chose rapiécée, c'est son histoire. Son secret, en entier, rafistolé.

Pour pouvoir le raconter, il fallait tout rassembler.

Avec ses yeux de grande, ses yeux de courageuse, elle a regardé, bien tout considéré.

Ce n'est pas toujours facile d'accepter.

D'avoir été foulée aux pieds.

D'avoir été traitée parfois comme un objet.

Mais rassembler, c'est bien.

C'est la première étape vers la paix.

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C'est par là qu'il faudrait commencer pour que cela cesse de hurler.

À l'intérieur, sous la peau gondolée.

Et puis, après, il faut dire. Ou l'écrire.

Trouver la belle oreille qui saura recueillir le secret.

Elles existent, ces belles oreilles. Promis.

Si toi aussi, tu as un secret qui pèse lourd, cherches-en une.

Si tu ne sais pas vers qui te tourner, regarde le regard.

S'il est doux, s'il brille, va sans crainte et parle. Dis, crie ; exprime.

Sinon, comme moi, tu peux l'écrire.

L'écrire ici.

Là. Tu ne crains rien ; vas-y.

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La petite fille et moi, la-devenue-grande, qui que tu sois, quoi que tu ais vécu, nous te serrons sur notre cœur recousu.

Et nous te souhaitons la vie, la vraie, la belle, qui est l'accueil de ce qui est.

Prends soin de toi, de ta dignité.

Elle est la clef, la chose dorée. La lanterne qui rendra possible toutes les traversées.

Même celle des plus sombres forêts.

Je te le promets.

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Collection POURPANSER

Nous recevons certains textes que nous aimons et qui nous semblent importants, mais pour lesquels il n’est pas aisé de trouver un équilibre économique.

Plutôt que de les laisser dans les tiroirs

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ISBN : 978-2-37176-217-6

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