Les ruptures fertiles - Design et innovation disruptive

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Presses polytechniques et universitaires romandes

L

es Design et innovation disruptive

Yves Mirande et Nicolas Henchoz

Le design joue un rôle essentiel dans l’appropriation par la société de toute technologie de rupture. Sa pratique peut transformer une performance technologique en innovation et, par conséquent, en usages inscrits dans le quotidien. Cet ouvrage, clair et accessible à tous, propose une vision nouvelle de cette discipline. Augmenté de contributions de personnalités tels le sociologue Michel Maffesoli ou les designers Yves Béhar, Jasper Morrison et Andrea Branzi, ce livre se nourrit des recherches menées à l’EPFL+ ECAL Lab de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne en collaboration avec son partenaire fondateur, l’Ecole Cantonale d’art de Lausanne, ainsi qu’avec le Royal College of Art de Londres, l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle de Paris (ENSCI-Les Ateliers), Parsons à New York. Cellules solaires à colorant, parfois réalisées avec du jus de framboise, archives du Montreux Jazz Festival désormais inscrites au patrimoine de l’UNESCO, nouveaux matériaux comme le bois densifié, réalité augmentée avec le projet Gimme More constituent des exemples concrets des principes abordés dans cet ouvrage pour renouveler le rapport entre innovation et design. Il en résulte des constats surprenants, notamment sur notre rapport actuel au monde numérique et sur les nouveaux enjeux qui s’annoncent.

Les ruptures fertiles

Les ruptures fertiles Design et innovation disruptive

rup tures Yves Mirande et Nicolas Henchoz

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Les ruptures fertiles



Les ruptures fertiles

Design et innovation disruptive

Yves Mirande et Nicolas Henchoz

Presses polytechnique et universitaires romandes


Sommaire


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Avant-propos

Première partie Une histoire, un contexte, une rencontre

Seconde partie Visions et propositions

C’est design !

117 Une nouvelle révolution numérique

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Sunny Memories

124 Andrea Branzi : un monde fait d’exceptions

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Transdisciplinarité : conjuguer les différences

129 Lazy Bytes

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Michel Maffesoli : le sensible et la raison

141 Inédit et supernormal 146 Jasper Morrison : vivre avec l’objet

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Biomimesis

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151 Montreux Jazz Heritage Lab 57 66

Le berceau d’une aventure Pierre Keller : au-delà de la fonction

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Give Me More

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Design et technologie : la rencontre

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Patrick Aebischer : ouvrir de nouveaux champs

183 De l’idée au produit 190 Yves Béhar : réinventer le business du design

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Hidden Carbon

195 Seeds of Colors

161 Vers le premier monde 168 Nadia Bruschweiler-Stern : des adultes désintégrés 173 Under Pressure

103 Londres, Paris, San Francisco

203 Et après ?

107 The Colors of Dignity

Annexes 209 211 213 214

Notes Bibliographies Remerciements Biographies


Avant-propos


Voici un livre de design. Ni plus, ni moins ! Nous souhaitons le préciser d’emblée, pour éviter toute fausse interprétation. Cependant, ce livre de design a l’ambition de formuler un rôle pour cette discipline dans le vaste monde de l’innovation. Et plus particulièrement le monde de l’innovation disruptive. Disruptif signifiant en totale rupture. Autrement dit une innovation susceptible d’apporter des idées radicalement nouvelles. En rupture donc avec les idées convenues. Ce livre se fonde sur l’expérience menée par l’EPFL+ECAL Lab, de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Créé en 2007, avec la complicité de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne), ce laboratoire vise à explorer par le design le potentiel des technologies émergentes. Il propose des perspectives d’usages inédites pour ces technologies, les inscrit dans un contexte culturel et social, formule des principes d’expression pour les transformer en expérience pour l’utilisateur. Il relève aussi les défis posés par la technologie, notamment la relation entre les mondes physique et numérique. Notre propos est illustré par les projets de ce laboratoire. Il évoque également ses origines et ses sources d’inspiration pour mieux permettre au lecteur de cerner cette aventure entre design et ingénierie, qui a eu la chance de pouvoir s’inspirer d’autres initiatives qui l’ont précédé, depuis l’Ecole d’Ulm jusqu’au Design Thinking, en passant par le MIT Media Lab. Ce livre va néanmoins plus loin. Il tente de connecter la démarche de ce laboratoire à un contexte plus large. Il invoque des grands mouvements sociétaux, les principaux courants du design, l’origine de notre perception. Il jette ainsi des ponts inédits, propose des éclairages pour stimuler de nouveaux regards, pour initier de nouveaux enjeux, pour inciter d’autres disciplines (sciences dures ou humaines) à poursuivre le débat. Mais que l’on ne s’y trompe pas, ce livre reste ancré dans le design. Il n’a pas la prétention de jouer un rôle dans le débat sociologique. Il ne cherche surtout pas à s’ériger en arbitre entre les tenants de la postmodernité, comme Michel Maffesoli, largement mis à contribution pour cet ouvrage, et ses détracteurs comme feu Michel Freitag qui estimait que la société actuelle n’est qu’une nouvelle forme cachée de modernité liée au capitalisme. Ou les promoteurs d’un nouveau modèle tel Nicolas Bourriaud et l’altermodernité. Si nous faisons appel à des références comme la postmodernité, c’est pour évoquer les grands basculements conceptuels qui font office de révélateur pour la pratique du designer. Ils mettent en évidence les enjeux liés à l’innovation et incitent à prendre du recul face aux idées reçues dans ce domaine.

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AVANT-PROPOS


Cela commence par un regard critique sur la perpétuelle rengaine d’un monde qui s’accélère sans cesse. Oui, l’information circule à une vitesse sans précédent. Oui, la mondialisation engendre une pression nouvelle sur la productivité en raison de la disparité des revenus et des conditions sociales. Oui, nous n’avons jamais produit et détruit autant. Mais le monde va-t-il réellement plus vite pour autant ? Prenons la vie d’une personne née en 1880 et décédée en 1960, quatrevingts ans par analogie à l’espérance de vie des pays occidentaux les mieux nantis. Qu’a-t-elle connu ? Le développement des transports collectifs (train, métro, avion), l’avènement du transport individuel (moto, voiture), la révolution dans la communication instantanée, avec le téléphone, la radio et la télévision. Un changement radical du rapport à l’énergie avec l’électricité, le réfrigérateur, le congélateur, le chauffage central, la climatisation. Et bien évidemment les révolutions médicales à commencer par les vaccins et les antibiotiques. L’homme commençait également à conquérir l’infiniment grand en quittant la Terre pour l’espace et l’infiniment petit pour comprendre les fondements physiques de la matière. Depuis les années 1960, qu’est ce qui a si fondamentalement changé ? Le numérique et ses déclinaisons mobiles modifient aujourd’hui profondément nos pratiques. Mais le web a déjà plus de vingt ans, l’âge de la majorité. N’oublions pas qu’Internet s’appuie sur des concepts de réseau qui ont plus de soixante ans et existe, comme protocole de communication, depuis 1973. Or, comme l’évoque ce livre, le numérique entretient encore un rapport juvénile avec la société, avec son caractère turbulent, contradictoire, parfois obscur. Dès lors, il nous paraît indispensable d’affirmer que, malgré l’effervescence qui agite nos vies, tout n’évolue pas aussi vite qu’on le pense. Qu’il reste parfaitement censé de consacrer encore du temps pour renouveler la relation entre la technologie, l’innovation et la société. Et que ces efforts peuvent s’avérer particulièrement utiles pour l’individu et rentables pour le monde économique. Nous espérons que les propositions de ce livre susciteront de nouveaux questionnements, ouvreront des perspectives, stimulent d’autres disciplines pour reprendre le débat avec toutes les compétences qui restent à conjuguer pour relever un tel défi. Yves Mirande, Nicolas Henchoz, 31 août 2013

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Première partie Une histoire, un contexte, une rencontre La première partie de cet ouvrage campe le décor de l’aventure. Elle plonge allègrement dans l’histoire du design et dans certains concepts tirés d’autres disciplines comme la sociologie. Elle évoque également les racines de l’EPFL+ECAL Lab. La création de ce laboratoire en 2007 repose fortement sur l’essor unique des deux institutions auxquelles il se réfère : l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, dont il fait partie, et l’Ecole cantonale d’art de Lausanne, son partenaire fondateur. Et de l’engagement de personnalités qui rendent l’aventure possible.



C’est design !


Trop de gadgets maladroitement stylisés semblent aujourd’hui encore se targuer de l’expression « C’est design ! ». Cela ne facilite pas le travail des designers qui considèrent leur contribution au cœur du processus d’innovation et de l’évolution sociale. Sans concurrencer les grands historiens et penseurs du design, il paraît nécessaire de commencer cet ouvrage par un regard sur cette discipline, son rôle et son contexte, avant de plonger dans l’aventure de l’innovation disruptive, cette forme d’innovation en rupture avec l’existant, résolument liée à l’émergence de nouvelles technologies. L’histoire du design s’accorde avec les grands basculements sociétaux des trois derniers siècles. Plus intéressant encore, le design y joue un rôle très concret puisqu’il exprime les désirs sous-jacents d’une société. A l’instar des autres champs de la sphère artistique, il agit comme un capteur, comme un miroir et comme un acteur des mouvements sociétaux. Avec une particularité toutefois : il peut agir sur un public très large par son influence sur la production de masse. Ce chapitre ne vise pas à créer une chronologie ou un catalogue d’objets iconiques, mais bien de contextualiser son émergence, son développement, sa pratique et même son application à travers quelques mouvements choisis depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours. Et de mettre en relation ces mouvements avec les innovations de chaque époque. Cette évocation historique se concentre ainsi sur l’idée que cette discipline est réellement ancrée dans l’innovation. Qu’elle développe des solutions qui répondent à de nouvelles exigences, de nouveaux besoins d’un marché ou envies d’une société, mais qu’elle réussit aussi à les anticiper. Cela légitime son rôle au côté des laboratoires de technologie. Le design est un catalyseur d’innovation depuis son apparition en tant que discipline au milieu du 19e siècle. Cette fonction a évolué tout au long de son histoire. Les chapitres suivants aborderont sa vocation pour les années à venir. Mouvements En 1946, à Londres, l’exposition « Britain can Make it », montrait un bombardier éventré. Ses « organes » étaient reliés par des fils à des objets courants : du tracteur à la casserole. Voilà une illustration parfaite et métaphorique du rôle joué par la guerre dans l’émergence du design industriel de masse. Celui-ci a connu un boum juste après la Seconde Guerre mondiale. Cette période reste gravée dans l’imaginaire collectif comme étant une date clé de l’essor dans la vie quotidienne du design industriel de masse. Après l’horreur,

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C’EST DESIGN !


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elle cristallise en effet des énergies reconstructrices voire réparatrices, notamment grâce à l’aide apportée par les Etats-Unis pour la reconstruction de l’Europe au travers du Plan Marshall ¹. Par un mécanisme très bien conçu ce plan octroyait des crédits aux Etats européens pour leur permettre entre autres des investissements. Certaines entreprises ont alors pu faire appel à des artistes/ architectes/designers pour « rendre belle la casserolle », pour reprendre une expression du sociologue Michel Maffesoli, et redynamiser les ventes de leur produit. Pour autant le design n’est pas né telle une génération spontanée juste après la guerre. Il est enraciné dans l’histoire de nos sociétés occidentales et même orientales (Japon) et des courants de pensée et de mutations. Les théoriciens s’accordent pour dire qu’il est né avec la révolution industrielle ². Alexandra Midal précise dans son ouvrage Design, Introduction à l’histoire d’une discipline : « C’est avec la rationalisation de l’organisation de la cuisine, pensée en 1841 aux Etats-Unis, que le design trouve son origine. » Elle poursuit, franchissant ainsi les océans. « Pourtant c’est l’Exposition universelle de Londres de 1850 qui lance le design en tant que discipline à part entière. Mi-19e siècle, la révolution industrielle européenne pousse les Britanniques à s’interroger sur les conséquences du progrès technique. » L’historien du design Raymond Guidot explique quant à lui dans son ouvrage de référence Histoire du design de 1940 à nos jours : « L’histoire du design est indissociable de celle de la révolution industrielle. Avec la production mécanisée commence une nouvelle histoire de l’environnement humain, écrite par les industriels et non plus uniquement par les artisans et les artistes. Des balbutiements de la machine à vapeur aux premiers gratte-ciel, cette histoire se développe en prenant appui sur l’innovation technologique. » Dans Le Design depuis 1945, Peter Dorner nous éclaire aussi : « Chaque révolution technologique, chaque progrès dans le domaine de la fabrication semblent réserver une place au designer. » La révolution industrielle ³ est ainsi le véritable point de départ de cette discipline. Cette transformation affecte en profondeur et pour longtemps l’agriculture, l’économie, la politique, l’environnement.

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En un mot, la société toute entière. Il est donc évident que le progrès technique et l’innovation constituent l’un des moteurs du design. Avec souvent un accueil très contrasté, selon ses détracteurs et ses afficionados. Ces ressentis ont été captés et traduits par les différents champs artistiques. Et notamment par – ce qu’on nommera dès les années 1960 – le design en France. Des mouvements ont ainsi ponctué l’histoire avec des courants différents. Parfois en s’appropriant les nouvelles technologies, parfois en prenant le contre-pied. Et c’est au cœur de ce rapport et de cette tension qu’ont émergé de nombreuses innovations. Au tout début, il y a le monde industriel naissant. Tout puissant par sa nouveauté et sa primeur, il ne s’embarrasse pas de création esthétique. Comme l’analysent Gilles Lipovetsky et Jean Serroy « face aux dégâts esthétiques provoqués par le règne de la machine moderne, deux grands courants de pensée s’affrontent ». Le mouvement Arts & Crafts ⁴, né en Angleterre dans les années 1860, s’érige contre cette industrialisation galopante. L’un de ses précurseurs, John Ruskin, dénonce dans son livre The Stones of Venice (1853) le progrès moderne et son machinisme à outrance, qui entraînera la société à son déclin. Ruskin stigmatise également le besoin d’individualisation de la production et s’inquiète face aux mutations rapides des sociétés sous l’impulsion de la révolution industrielle qui engendre une nouvelle organisation sociale. Son livre a un impact retentissant notamment à travers l’idée de vouloir relier l’Art, la Nature et… l’Homme. Loin d’être cantonné à l’Angleterre, ce mouvement s’étend à l’international et prend des noms différents selon les pays : Tiffany aux Etats-Unis, Jugendstil en Autriche et en Allemagne, Nieuwe Kunst aux Pays-Bas, Modernismo en Italie et même Style Sapin en Suisse. En France, c’est le terme « Art nouveau » qui s’impose. Il se caractérise principalement par l’ornementation, inspirée des arbres, des fleurs, des insectes, des animaux pour introduire du sensible dans le décor quotidien. Il revalorise également le travail de la main et met en place un univers personnel considéré comme favorable à l’épanouissement de l’homme au début du 20e siècle. En France, ses détracteurs lui

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donnent le nom de Style nouille en raison de ses formes caractéristiques en arabesques ⁵. Ce mouvement apparaît clairement comme un manifeste contre l’évolution, les innovations et le progrès. De façon générale, ce mouvement met en avant et prône la Nature comme un rempart à la Machine envahissante. Elle est donc été utilisée comme un bouclier. Le mouvement Art Déco s’inscrit dans la même veine. Né au cours des années 1910 il atteint son apogée au cours des années 1920 avant de décliner à partir des années 1930. Il s’inspire également de la nature, mais la stylise jusqu’à lui donner un caractère beaucoup plus géométrique. Tout se passe donc comme si la rationalisation du progrès faisait son œuvre et intimait l’ordre au figuratif de s’éloigner. Ce mouvement fut extrêmement vivace en architecture, en mode et bien entendu dans le « design ». A l’opposé de cette fronde anti-progrès, un autre grand courant de pensée prend ses racines dès 1850. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy précisent également qu’il « est inauguré par Henry Cole qui réunit autour de lui un groupe de penseurs et d’artistes réformateurs ». Ici, la grande innovation est précisément de ne pas rejeter le progrès et la machine mais au contraire de l’intégrer à un processus de création pour « inventer un nouveau langage qui soit adapté à la révolution industrielle ». Dans son ouvrage, Cole prône ainsi une « alliance des beaux-arts ou de la beauté avec la production mécanique ». C’est précisément ce courant qui a servi de socle aux conceptions fonctionnalistes qui ont perdurées jusqu’à l’Ecole d’Ulm et bien plus tard encore. « Il porte déjà en germe ce qu’on appellera l’esthétique industrielle ou design et qui va consacrer, dans les années 1920, le Bauhaus. » Après une formation de graveur ciseleur, CharlesEdouard Jeanneret dit Le Corbusier parcourt le monde tel un compagnon à la recherche d’une culture d’architecte. En 1910, il fait un apprentissage dans l’atelier de l’architecte Peter Behrens à Berlin. Il y rencontre Walter Gropius et Mies Van der Rohe (également en apprentissage). Ces rencontres scellent l’intention d’un Mouvement Moderne qui se dessine concrètement dans les années 20. « Le premier salon de l’Union des Artistes Modernes, en 1930 au pavillon de Marsan, répond à la présentation au Grand Palais, dans le salon des artistes décorateurs de la même année, d’une importante section d’un invité de marque, le Deutscher Werkbund, ou les piliers du Bauhaus – Gropius, Breuer, Bayer, Moholy-Nagy – se trouvent une fois encore réunis. Ces deux événements témoignent de la vitalité d’un Mouvement Moderne qui se présente comme seul capable de répondre aux aspirations de la civilisation industrielle. » Parmi les

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acteurs de ce mouvement on retrouve précisément Le Corbusier. Ce mouvement qu’on appelle également moderniste initie donc une approche dépouillée de toute ornementation avec des lignes géométriques pures – véritable mise en avant de la rationalité grâce notamment aux techniques et aux matériaux nouveaux tels que l’acier, le béton et le verre. Après la proclamation de la République de Weimar en novembre 1918, Gropius propose au gouvernement provisoire de réunir l’école des arts décoratifs et l’académie des beaux-arts de Weimar. Le 12 avril 1919, il est nommé directeur de l’école, appelée alors Staatliches Bauhaus zu Weimar. Dans le manifeste du Bauhaus, Gropius décrit la vocation de l’école en ces termes : « Le but de toute activité plastique est la construction ! […] Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n’y a pas d’art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture […]. » Si Gropius a initialement souhaité mettre en place l’idée de revenir au travail artisanal, il opère dès 1922 un virage à 180°, préfigurant la manière dont les arts seront enseignés et pratiqués tout au long du 20e siècle. Ce basculement est important car il marque et date le détachement de l’idée de Nature au profit des idées de Machine et d’Innovation. Finalement l’idée principale du Bauhaus sera de rapprocher l’art de la machine, toujours plus fascinante, et de suivre les préceptes initiés dès 1890 par Louis H. Sullivan qui énonce la célèbre phrase « Form follows function » ⁶. Et d’adopter les préceptes d’Adolf Loos édicté dans Ornement et Crime ⁷.

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Des artistes/designers comme Marianne Brandt, Mies van der Rohe, Hin Bredendick utilisent ainsi des matériaux issus de l’industrie. Il en est de même pour Marcel Breuer avec ses meubles à structure tubulaire en acier dont le plus connu est la chaise Wassily ou chaise modèle B3. En 1933 le Bauhaus est fermé par les nazis, et sa dissolution prononcée par les responsables du Bauhaus qui trouvent refuge alors aux Etats-Unis. Les idées peuvent être brimées, étouffées, mais elles ne meurent pas et peuvent rejaillir à une autre époque. Fondée en 1955, la Hochschule für Gestaltung ou Ecole d’Ulm (Allemagne) reprend et dépasse les aspirations de l’enseignement du Bauhaus dans son ambition d’aller encore plus loin dans le rationalisme associé à la production industrielle et d’utiliser les innovations technologiques. Cette ambition accompagnera le miracle économique allemand d’après-guerre. Un bon exemple d’application de cette école est sans nul aucun doute la collaboration de Hans Gugelot et Dieter Rams ⁸ avec la firme d’électroménager allemande Braun. Les deux designers ont permis une reconnaissance internationale de cette entreprise. Rams expliquait son approche de conception par « weniger, aber besser » qu’on peut traduire par « moins, mais mieux ». Rams et son équipe ont créé des produits mémorables pour la firme Braun comme le célèbre phonographe SK-4 et la série des phonographes de haute qualité « D » (D45, D46). Pour autant, le projet de l’Ecole d’Ulm (projet aussi politique que fonctionnaliste) échoue d’une certaine façon tout comme le fonctionnalisme radical qu’elle prônait. Et cela parce qu’il engendre des objets trop peu reliés à la vie, entraînant un manque d’attractivité envers le public. Des objets trop focalisés sur la fonction dont on a évacué l’esthétique et, par voie de conséquence, le pouvoir d’expression et la charge affective. Début de conjonction Nous venons d’aborder la relation du design avec l’innovation notamment avec le travail de la firme Braun. Au même moment en France,

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Projet

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Qu’est ce qui fait le prix d’un sac à main de luxe ? Il y a bien évidemment la conception du sac, sa matière et sa mise en œuvre qui définissent sa qualité physique. Mais la valeur principale réside dans le rêve que cet objet incarne, l’histoire qu’il raconte, le statut qu’il confère à la personne qui le porte. Cette valeur immatérielle résulte d’une stratégie de communication puissante : événements VIP, campagnes publicitaires avec des stars de cinéma, expositions, publications, etc. Intuitivement, le client associe ce travail d’image avec l’objet qu’il voit dans le magasin. Mais ces images et ces événements restent très distants de lui et du sac. Un objet capable d’exprimer directement son histoire et d’exprimer ses qualités immatérielles en temps réel, dans les mains du client, changerait radicalement notre relation au monde physique. Les techniques de réalité augmentée permettent d’ajouter des contenus virtuels aux objets, aux espaces architecturaux et aux personnes. Sur un écran tout proche, on peut par exemple voir l’objet que l’on tient dans les mains, enrichi d’informations ou d’animations numériques. Dans certains cas, ces animations peuvent même être projetées sur l’objet lui-même. Le principe de base fonctionne grâce à une caméra qui filme l’objet. Un ordinateur analyse l’image, programmée pour reconnaître des motifs particuliers sur cet objet. Dès qu’elle détecte un de ces motifs, elle rajoute dans l’image filmée le contenu virtuel prévu. Reconnaître rapidement et avec fiabilité un motif constitue un véritable défi scientifique. Le Computer Vision Laboratory de l’EPFL dirigé par le professeur Pascal Fua a joué un rôle de pionnier dans ce domaine. Au début des années 2000, Julien Pilet et Vincent Lepetit y ont établi des principes pour réaliser cette opération sans avoir à affubler l’objet de marqueurs, les fameux « QR Codes » si facilement identifiables par leurs assemblages de carrés noirs et blancs. Pour l’utilisateur, les objets restent ainsi intacts. Plus aucun signe artificiel ne vient perturber le lien entre le monde physique et le monde virtuel. Les promesses de la réalité augmentée ont engendré de nombreuses démonstrations et rempli les salles de congrès scientifiques. Avec des résultats qui semblaient tenir du tour de magie, pour les meilleurs. La réalité augmentée a ainsi pu faire son entrée dans le quotidien, que ce soit pour créer un effet ludique des boîtes d’aliment chocolaté ou apporter une dimension supplémentaire dans des consoles de jeu comme la Nintendo 3DS. Une question a cependant été rarement abordée durant cette même période : comment faire passer cette prouesse technique au rang de véritable média. Pris au sens populaire, un média n’existe

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que si sa force narrative, sa capacité à exprimer des propos et des valeurs prennent le pas sur la démonstration technologique. Dès 2007, Camille Scherrer, une étudiante de l’ECAL a pu collaborer avec Julien Pilet pour son projet de diplôme avec le soutien de l’EPFL+ECAL Lab. En 2008, son livre Le Monde des Montagnes remportait le Prix Pierre Bergé du meilleur diplôme européen de design. Grand collectionneur d’art, le compagnon d’Yves Saint Laurent n’est pas un féru d’ordinateur ni de performance numérique. Il était conquis par le propos, par le récit qui prenait le pas sur la performance technique. Camille Scherrer avait tiré parti de ses origines dans les montagnes suisses, et plus particulièrement du Pays-d’Enhaut. Elle avait récolté des photos de familles prises au début du 20e siècle pour créer un livre tout à fait classique. Placé sur une table sobre, équipée naturellement d’une lampe de bureau et d’un ordinateur, les images dévoilaient tout d’un coup un sens caché, révélaient une dimension supplémentaire exprimant l’imaginaire de l’auteure. Elle n’avait pas misé sur des effets spectaculaires en trois dimensions, mais plutôt focalisé son travail sur la qualité de ses évocations et la relation entre les pages du livre et les animations. Ses animations se basaient en effet sur une succession d’images en papier découpé. La relation avec le matériau du livre devenait légitime. Elle y trouvait également une justification culturelle : les découpages en papier font partie des arts traditionnels du Pays-d’Enhaut. L’EPFL+ECAL Lab a engagé Camille Scherrer à la fin de son diplôme pour formaliser la collaboration et explorer de manière plus systématique les principes narratifs de la réalité augmentée, ses formes d’expression et ses langages visuels. De nombreux jeunes designers ont participé à cet effort qui visait également à comprendre différents contextes d’usages, de l’objet à l’espace architectural. Le laboratoire a regroupé les installations expérimentales les plus convaincantes dans une exposition en évolution permanente, baptisée Give Me More. En 2010, cette exposition remportait le prix du Festival international du design de Berlin. Plus intéressant encore, le jury ne comportait aucun spécialiste du design d’interaction. Comme pour le Prix Pierre Bergé, ce sont les histoires, la qualité des interactions et de l’expérience proposée à l’utilisateur qui ont retenu l’attention. La réalité augmentée commençait à jouer son rôle de vrai média. Les travaux de recherche se sont intensifiés avec de nouveaux designers qui ont exploré au sein du laboratoire la relation avec le corps, avec la notion d’identité. L’installation Tattooar incite le visiteur à se faire un tatouage provisoire par transfert sur son bras.

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Face à un miroir numérique, le tatouage commence à évoluer, à s’animer. Le projet questionne non seulement la valeur immatérielle de l’objet mais également sa notion de permanence. Un tatouage comme un bijou ne changent pas au cours du temps. Peut-on les enrichir en les dotant d’une partie évolutive, grâce à l’irruption du virtuel ? Tattooar explore également la notion d’immersion. La plupart des marques souhaitent mettre l’utilisateur au centre de l’expérience. Mais elles associent le pouvoir d’immersion d’une installation numérique à la taille de l’écran. Les travaux de l’EPFL+ECAL Lab montrent que d’autres principes offrent un potentiel immersif tout aussi grand : une animation qui semble sortir de notre chair implique fortement l’utilisateur. Tout comme faire appel à son imagination pour créer une histoire. Avec son projet Last Year, Liron Kroll explore cette dimension. Elle propose un principe de narration non linéaire : plutôt que de créer une image qui engendre une histoire virtuelle complète, elle dispose une série d’objets. Avec l’aide d’une tablette, l’utilisateur survole ces objets dans l’ordre qu’il souhaite. Chacun d’entre eux fait apparaître un indice virtuel sous la forme d’une brève animation. A partir de ces fragments, l’utilisateur imagine naturellement une histoire globale, étroitement liée à sa personnalité, à son vécu. En 2011, Give Me More a donné lieu à une première synthèse lors du International Symposium for Mixed and Augmented Reality. Cette contribution distinguée par le jury de l’événement présente un ensemble de principes qui contribuent à transformer la réalité augmentée en média : principes narratifs, stratégie d’interaction, langage visuel. Aujourd’hui les recherches se poursuivent, avec des applications concrètes, comme l’installation Seeds of Colors pour le groupe brésilien Melissa, décrite dans ce livre. En janvier 2013, la fameuse Galerie Eyebeam, située dans le nouveau quartier des galeries de New York à côté de Gagosian ou de Gladstone, consacrait ses 500 mètres carrés à Give Me More, alors rebaptisé Gimme More pour lui donner une tonalité locale. L’équipe de SoftLab, sous la direction de Michael Szivos, apportait un nouveau regard par une approche scénographique inédite, avec la collaboration de Pentagram. La curatrice et journaliste Laetitia Wolff tirait parti de Gimme More pour créer dans la galerie un grand débat sur « Is Augmented reality the Next Medium ? », avec des personnalités de l’art, du design et de l’innovation. Ces résultats émergent de la rencontre entre les nouvelles technologies de vision par ordinateur issues des laboratoires scientifiques

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et l’exploration par le design des scénarios d’usage, de leur contextualisation et des principes d’expression qui en découlent. Ils dépassent le tour de magie pour apporter les bases d’un nouveau média, capables de valoriser un contenu. Cette rencontre ouvre des enjeux et des perspectives considérables. Pour l’industrie du luxe, par exemple, qui consacre des moyens colossaux à l’élaboration de la valeur immatérielle de ses produits, ou pour les produits qui se différencient par leurs qualités environnementales et sociétales. La réalité augmentée offre une nouvelle voie de communication : associée directement au produit elle permettra de se démarquer des textes et des symboles en abondance sur les emballages. Elle offre aussi des nouveaux champs d’expression artistiques, que ce soit par des livres augmentés, des performances ou des installations. De nombreux essais ont lieu dans les musées pour faire évoluer la relation entre le visiteur et une œuvre. Elle possède enfin un potentiel considérable à plus large échelle, sur notre relation aux espaces de vie et à l’information urbaine. Globalement, cette réalité augmentée modifiera profondément notre relation au monde physique en l’enrichissant d’informations, en lui associant une nouvelle capacité d’expression. Mais il reste à poursuivre l’effort entrepris pour conférer à ce média un langage spécifique qui permette d’exprimer des histoires pertinentes et des pratiques qui lui donnent une légitimité dans notre quotidien. PROJET Nicolas Henchoz, EPFL+ECAL Lab DESIGNERS D’INTERACTION Cem Sever Vincent Jacquier Camille Scherrer Thomas Eberwein Liron Kroll Yuri Suzuki Happy Pets Marc Mussler Thibault Brevet Yuri Suzuki Maria Laura Méndez Martén Angelo Benedetto

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DESIGNERS INDUSTRIELS Susanne Schneider, Nicolas Lemoigne, Béatrice Durandard INGÉNIEURS PROJET Daniel Tamburrino, Olivier Nguyen, Gavrilo Bozovic, Fanny Riedo PARTENAIRE SCIENTIFIQUE Computer Vision Laboratory, EPFL, Prof Pascal Fua CHERCHEURS Julien Pilet, Vincent Lepetit



Entretien avec Andrea Branzi Un monde fait d’exceptions

Son exposition EROS à Milan en avril 2013 dit beaucoup sur ce designer, architecte, penseur, visionnaire. A 75 ans il demeure une référence incontournable pour titiller nos neurones. EROS présentait son travail sur l’érotique. Des objets aux formes suggestives, des attributs sexuels, des scènes expressives inspirées du Kamasutra… A n’en pas douter cette exposition cerne bien la personnalité de l’homme. Non pas un être sexuel, mais parlant d’affect, d’amour et de communion des corps et des âmes. Il ne s’agissait pas de scènes banalement érotiques découpées dans du laiton ou bien d’objets en céramique. Mais bien d’une invitation à se reconnecter au corps. EROS nous parle en fait d’érotique sociale. Branzi formule une fois de plus l’« irrévérence » envers la société moderne qui caractérise son parcours. Car l’homme a marqué l’histoire par son impact révolutionnaire. Il revient ici sur la création d’Archizoom et de ses manifestes pour nourrir le regard porté par ce livre sur l’innovation et la société aujourd’hui. De quoi stimuler la réflexion sur le rôle du design dans le numérique.

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Dès le début d’Archizoom, vous avez utilisé les icônes de la culture populaire pour casser les certitudes du modernisme. D’où venait cette volonté ? A l’origine du mouvement radical, il y avait l’urgence d’un réalisme majeur aussi bien culturel que politique, par rapport aux utopies réformistes du mouvement rationaliste. Dans ce sens la culture pop fut une importante découverte du monde réel, du marché et des communications de masse, en dehors des limites culturelles et politiques des idéologies et de la guerre froide. Comment les représentants du rationalisme, comme Dieter Rahms, ont-ils pris vos propositions ? Comme une ouverture ou une agression ? L’Ecole d’Ulm avait proposé une modernité fondée sur des certitudes scientifiques, et pensait à une production industrielle totalement étrangère aux lois du marché. Le mouvement radical contestait ce type d’utopie. Je crois que Dieter Rahms n’a jamais compris notre attitude car elle ne correspondait pas à ses certitudes absolues. 20 ans après… vous êtes à l’origine du mouvement Memphis, fondé par Ettore Sottsass, qu’est-ce qui vous pousse à remettre sans arrêt l’ouvrage sur le métier ? Est-ce une envie de distanciation comme un garde-fou ? A l’origine de Memphis et d’Alchymia il y avait l’intuition qui s’est avérée prophétique : dès les années 1970, le marché de masse commençait à disparaître au profit des marchés de niche. Cette transformation, dont l’industrie n’avait pas encore pris conscience, requérait de nouveaux produits capables de sélectionner leur propre utilisateur à travers l’énergie expressive de la couleur, du décor et des formes. Donc encore une fois, le Nouveau Design Italien, héritier du mouvement radical, fut le premier à comprendre de manière réaliste la transformation de la société. Le rationalisme et par conséquent le modernisme reviennent toujours à la charge, car il est fondamentalement rassurant pour toute la chaîne de décision dans une entreprise. La révolution de la culture populaire doit-elle être permanente ? Quelle mission a le designer ?

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ENTRETIEN AVEC ANDREA BRANZI


La modernité classique croyait que la logique industrielle, l’organisation de l’usine et de la production symbolisaient le futur de la société toute entière et que la révolution industrielle garantissait un avenir dans l’ordre et la raison. Donc l’usine comme modèle de la société. Le mouvement radical croyait au contraire que la société était le modèle pour l’usine. Ce que vous appelez culture populaire est une réalité complexe, contradictoire et en perpétuelle évolution. Le design n’a pas une mission autonome mais un rôle critique de l’histoire de l’homme et de la société. Le design des interfaces numériques des ordinateurs et d’internet sont résolument modernistes. Comment envisager une révolution dans ce domaine ? Une révolution des technologies informatiques ne concerne pas la technologie seule ou le design mais une phase de l’évolution anthropologique. Une nouvelle évolution humaine où la mémoire est contenue dans le disque dur, l’orientation dans les navigateurs, le renseignement dans Internet. Une nouvelle frontière très fascinante de l’histoire de l’homme. Nous avons interrogé Jasper Morrison sur sa proposition de « Super Normal ». D’un point de vue visuel, c’est très minimaliste, à l’antithèse des propositions d’Archizoom comme les gazebos. Mais sur le fonds, c’est aussi une proposition radicale en relation avec la culture populaire. Quel regard portez-vous sur l’idée du Super Normal ? Aujourd’hui, la normalité n’existe pas. Elle n’a peut-être même jamais existé. Le monde est fait d’exceptions, de variantes, d’imprévus et d’innovations continues. Il n’existe pas de certitude minimale, morale ou politique. Le réformisme n’a plus une direction vers laquelle se diriger. Dès la fin des années 1960, des mouvement de contre-culture ont fortement remis en cause ce qui semblait établi. Que pensez-vous du design d’aujourd’hui ? Je crois que le design contemporain est trop hédoniste, autoréférentiel et héritier du siècle passé. Il est totalement éloigné de la réalité du 21e siècle. Il doit commencer à se confronter avec les grands thèmes culturels comme la vie, la mort, le sacré, l’éros, etc.

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LES RUPTURES FERTILES


Réalités que la modernité classique a tout à fait ignorées. Durant votre parcours, vous avez durablement marqué l’histoire du design. Parmi toutes vos actions et démarches, quelles sont celles qui vous paraissent avoir été les plus pertinentes et qui ont aujourd’hui encore le plus d’impact ? Je crois que Non Stop City représente la première hypothèse du projet dans l’époque de la globalisation. Notamment par sa vision énigmatique et radicale de la ville du futur, sans limites.

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ENTRETIEN AVEC ANDREA BRANZI


Projet

Lazy Bytes

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[2] [3]



Entretien avec Jasper Morrison Vivre avec l’objet

Very british, mais désormais principalement établi au Japon, Jasper Morrison est plutôt un taiseux. Pourtant, lorsque mi-avril 2013, en pleine présentation Hermès lors du salon du meuble de Milan, nous lui parlons de l’EPFL+ECAL Lab et de l’influence de son livre, ses yeux se mettent à pétiller. Super Normal, the Sensation of the Ordinary co-signé par Naoto Fukasawa constitue en effet une importante source de réflexion pour relever le défi de l’innovation disruptive, qui se veut à la fois radicalement nouvelle et en même temps connectée à la société. Leur idée décrit la situation où quelque chose s’est confortablement mixé à nos vies, pour devenir normal. Elle définit le Super Normal en relation avec la manière d’extraire l’essence de cette normalité. Pour saisir plus encore la philosophie de Morrison, il faut regarder la première page de son site internet. On ne peut plus clair ! Un intérieur dont les meubles et objets sont stylisés noirs sur fond blanc, induisant instinctivement la rubrique dans laquelle se trouve le visiteur. Morrison, c’est exactement ça. Simple, efficace, intuitif, instinctif, centré sur l’utilisateur. Non pas une fonction asceptisée, mais une fonction vivante qui fédère les utilisateurs. Cet Anglais diplômé de la Kingston Polytechnic Design School de Londres puis du Royal College of Art de Londres travaille depuis 1986 – date de la création de son studio à Londres – pour des manufacturiers prestigieux : Vitra, Cappellini, Alessi, Canon, Rado, Galerie kreo, Flos, Magis, Muji. En 1995, il a même réalisé le design du tramway de Hanovre. Il a été récompensé en 2001 par le titre de Royal Designer for Industry.

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LES RUPTURES FERTILES


Quelques années après votre exposition et votre livre avec Naoto Fukasawa, quel regard portez-vous sur votre idée de Super Normal ? Je suis ravi que cela suscite quelque attention, car cela me semble encore être la voie permettant de sortir le design de sa vie de « boutique » et de prévenir la façon dont les medias aimeraient qu’il soit : une forme de distraction, une pièce de « conversation » que l’on devrait avoir chez soi. Je continue à apprécier certains objets qui semblent avoir les qualités du Super Normal et j’essaye de designer des objets avec l’intention pérenne de concevoir une bonne atmosphère. Le Super Normal m’aide à rester plus proche des gens en dessinant des objets dans l’idée de rester utiles le plus longtemps possible. L’expression visuelle de Super Normal est à l’opposé de l’objet iconique de la révolution postmoderne, comme le canapé Safari de Archizoom. Mais en même temps, chacun d’entre vous introduit un lien très fort avec la culture populaire. Diriez-vous qu’il y a une contradiction ou des visions partagées ? Cela pourrait être à la fois une contradiction et une continuation des attentes que les designers font périodiquement en ramenant le design à une position populaire. Mais comme toujours cela implique une position élitiste. La différence serait dans le produit final qui, dans le cas de Super Normal, se traduirait par « quelque chose de plus acceptable pour vivre avec ». Si le consommateur peut accepter cela, alors le normal est mieux que le spécial. Même si vous dites dans votre livre que le Super Normal n’est pas une théorie, ni une idéologie, comment cela influence-t-il un processus en design d’objet ? C’est très simple, il suffit d’observer des situations quotidiennes et d’identifier les objets qui surpassent ou dominent les autres, et d’essayer de savoir pourquoi et d’apprendre leurs secrets. Selon vous, l’aspect familier est important. Ne pensez-vous pas qu’il pourrait y avoir un risque à refaire quelques-uns des archétypes tirés de l’imagination collective ?

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ENTRETIEN AVEC JASPER MORRISON


« Familier » ne doit pas signifier identique. Il y a un processus dont on a besoin pour apporter une nouvelle existence à ces « familiarités » et ces objets doivent être meilleurs que leurs « ancêtres ». Super Normal a été une référence constante pour l’EPFL+ECAL Lab, notamment pour explorer les interfaces et les interactions digitales. La plupart des travaux du Lab essaient de promouvoir l’expérience disruptive pour les utilisateurs, mais désirent atteindre une forme de normalité, qui rend le résultat légitime et l’inscrit dans le quotidien. Est-ce que Super Normal peut être un outil dans le design de media et d’interaction ? C’est une question difficile pour moi dans le sens où je ne connais pas grand-chose à propos de vos activités. Pour autant, mon sentiment est que Super Normal peut être une vraie aide dans différentes activités. Plus généralement, est ce que l’idée de Super Normal pourrait être une qualité d’innovation ? Devrait-il prendre part au processus d’innovation ? Je pense que toute chose qui réduit l’emphase et l’importance de la forme en design est positive. Notamment pour développer d’autres qualités à un objet. L’innovation est plus intéressante lorsqu’elle est liée aux autres aspects du design que la seule forme. Ne pas se focaliser sur la nécessité de proposer de nouvelles formes laisse de la place pour révéler d’autres qualités dans le processus de conception. Les objets les plus réussis sont ceux dans lesquels la forme est une considération secondaire ou tout au moins ne limite pas les autres considérations.

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Presses polytechniques et universitaires romandes

L

es Design et innovation disruptive

Yves Mirande et Nicolas Henchoz

Le design joue un rôle essentiel dans l’appropriation par la société de toute technologie de rupture. Sa pratique peut transformer une performance technologique en innovation et, par conséquent, en usages inscrits dans le quotidien. Cet ouvrage, clair et accessible à tous, propose une vision nouvelle de cette discipline. Augmenté de contributions de personnalités tels le sociologue Michel Maffesoli ou les designers Yves Béhar, Jasper Morrison et Andrea Branzi, ce livre se nourrit des recherches menées à l’EPFL+ ECAL Lab de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne en collaboration avec son partenaire fondateur, l’Ecole Cantonale d’art de Lausanne, ainsi qu’avec le Royal College of Art de Londres, l’Ecole Nationale Supérieure de Création Industrielle de Paris (ENSCI-Les Ateliers), Parsons à New York. Cellules solaires à colorant, parfois réalisées avec du jus de framboise, archives du Montreux Jazz Festival désormais inscrites au patrimoine de l’UNESCO, nouveaux matériaux comme le bois densifié, réalité augmentée avec le projet Gimme More constituent des exemples concrets des principes abordés dans cet ouvrage pour renouveler le rapport entre innovation et design. Il en résulte des constats surprenants, notamment sur notre rapport actuel au monde numérique et sur les nouveaux enjeux qui s’annoncent.

Les ruptures fertiles

Les ruptures fertiles Design et innovation disruptive

rup tures Yves Mirande et Nicolas Henchoz

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