J'ai eu plus d'un coup de foudre

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J’ai eu plus d’un coup de foudre

Parcours des artistes du collectif Faux Amis + en résidence-mission sur le territoire de Lens-Liévin



J’ai eu plus d’un coup de foudre Une édition portée et co-dirigée par le service vie culturelle et associative de l’université d’Artois et le collectif Faux Amis + en collaboration avec Marie Bouts

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Sommaire

4 RÊcit en images et en mots 84 Gestes artistiques par thèmes

118 Carte du territoire

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Légende Un texte tissé par Marie Bouts, dessinatrice et récolteuse d’histoires Yann Cussey, chargé de l’animation et du développement du Pays d’art et d’histoire de la Communauté d’Agglomération de Lens-Liévin Service vie culturelle et associative de l’université d’Artois. Laurence Buthod et Émilie Zehnder Collectif Faux Amis + Anne Breton plasticienne, Lucie Pastureau et Lionel Pralus photographes plasticiens Viviane Boutin, professeure agrégée d’EPS et Conseillère pour l’Innovation Pédagogique au Service Universitaire de Pédagogie à l’université d’Artois Mathilde Regnault, ancienne étudiante en Licence Professionnelle Commercialisation des Produits Touristiques à l’IUT de Lens université d’Artois Fanny Vandemeulebroeke, professeure de techniques d’expression et responsable d’action de formation de la Licence Professionnelle Commercialisation des Produits Touristiques à l’IUT de Lens université d’Artois

Marie Bouts s’est appuyée sur les sources suivantes :

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Pascal Ferren : www.polau.org

RF

Robert Filliou, L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art

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Alberto Giacometti, Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant

JR

Jacques Roubaud, La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains se référant à la phrase de Charles Baudelaire « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel » dans Les Fleurs du Mal

AR

Auguste Rodin, Testament

MB

Monsieur B. 6


RĂŠcit en images et en mots Images : Faux Amis + Texte : Marie Bouts et ses interlocuteurs

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Ce que l’œil humain ne voit pas, pourtant arrive. Les continents dérivent, depuis un temps d’avant l’Histoire, un temps qui préparait notre essor technologique. Le monde, alors, ne se ressemblait pas. Presque toutes les terres émergées étaient regroupées en un seul continent – presque toutes les terres. Avant de dériver lentement vers le nord, notre région alors équatoriale était recouverte d’une mer intérieure. Puis, cette mer s’est retirée. La vie ! Fougères, sigillaires, lépidodendrons – les premiers arbres à écorce ligneuse formèrent des mangroves, des forêts luxuriantes. Ce temps d’hier est devenu un espace, solide, enfoui : il est notre sous-sol actuel, plissé. Séquences répétées de calcaire, de grès, de schistes et de charbons. Aujourd’hui ce territoire est densément peuplé, densément urbanisé. Au nord-est s’étirent les plaines agricoles ; au sudouest, les collines boisées. Entre les deux : trente-six communes entrelacées. Les Hommes au fil du temps ont exploité le territoire. Ils ont cultivé les terres à la surface du pays vert. Ils ont extrait le charbon des veines du pays noir. Ils sont venus depuis l’Europe entière, depuis l’Afrique, l’Asie. La guerre au fil du temps a tendu là sa ligne de front. Il y eut des destructions, des ravages. Toute l’histoire compte. C’est un territoire avec des difficultés, avec des décalages, avec des incompréhensions, avec des processus complexes et parfois douloureux. Ici les habitants portent un regard assez indifférent ou assez négatif sur leur environnement. Le public plus extérieur, lui, a accroché au pays un certain nombre d’images : « le pays noir », et cætera. Nous voulions amorcer un changement de regard : montrer les richesses, les qualités, les potentialités – toutes les transformations actuelles du territoire. Il y a cinq ans, nous sommes devenus une destination touristique possible : un endroit où on pouvait se risquer à passer la tête. C’est valable à l’échelle de la France entière, de l’Europe entière et du monde entier. On le ressent aussi avec les arrageois, avec les lillois, qui viennent passer une après-midi dans le Bassin Minier. Ils sont surpris par ce qu’ils découvrent. Ce changement de regard est important dans une perspective économique et touristique mais aussi pour les habitants, qui ont un sentiment d’illégitimité, ou un sentiment de manque d’initiative, ou des difficultés à se projeter et à aller de l’avant. Ici quand on croise des gens, ils disent qu’ils sont fiers. Mais quand on leur demande de quoi ils sont fiers, on en revient toujours aux mêmes images, qui appartiennent au passé, avec une relation qui est parfois assez ambiguë. Ce passé, on le revendique et on le rejette. Beaucoup de jeunes ne se voient pas d’avenir. Ou, quand ils en ont la possibilité, ils quittent le territoire. Pourtant, il y a une dynamique de projets extrêmement intéressante, qu’on retrouve dans peu d’endroits au niveau national, et même à l’échelle européenne. 8


Le territoire est en train de se prendre en main. On parle de résilience. Comment rebondir ? Comment se projeter à nouveau ? Pour un étudiant d’aujourd’hui, c’est quoi, ce territoire ? Il y a autre chose que les figures mémorielles tournées vers le passé. Lens, Lens-Liévin, pays mineur ? Oui !, mais pas que. On nous avait dit : Attention aux clichés ! Oubliez les majorettes, et soyez parcimonieux dans vos évocations de la mine. Mais les clichés, on s’en empare : ils nous nourrissent, on les emmène ailleurs. L’héritage minier n’est pas uniquement mémoriel. Il est aussi paysager, urbain, architectural. C’est cette échelle qu’il faut considérer si l’on veut comprendre la structure, le fonctionnement et l’évolution de notre environnement. L’histoire des mines, c’est aussi l’histoire d’une continuité urbaine : on a tout un réseau de cavaliers qui traverse la ville – les cavaliers, ce sont ces anciennes voies ferrées, qui reliaient la gare aux différentes fosses et les différentes fosses entre elles. Ce modèle innerve la ville. Est-ce que quelqu’un qui n’est pas urbaniste peut appréhender facilement l’agencement de ces villes ? Quand on est au niveau du sol, on a du mal à comprendre les logiques d’aménagement, à comprendre par où on passe. On se perd, dans les cités minières. Alors : - Rendez-vous cité cinq ! Mais parfois y’a deux cités cinq !, parce qu’il y avait deux compagnies différentes !, et elles sont à 300 mètres l’une de l’autre ! Et les noms des rues : rue Basly !, rue Léon Blum !, c’est les mêmes sur toutes les communes ! Enfin, voilà : on se paume beaucoup. Voir le territoire de haut permet de mieux le lire et de mieux le comprendre. Si on monte sur un terril et qu’on regarde ce pays qu’on appelle le pays noir, on a en fait un pays très vert. L’automne est carmin, cinabre, fauve, grenat. Jaune d’or, bronze, lie de vin, orange brûlé, noisette. L’automne est isabelle, châtain, roux, brou de noix. Ici et là quelques restes de verts, passés, tirant sur le marron, verts de gris, lichen, vert céladon. Le ciel est tourterelle, mastic. Au printemps, les jeunes pousses : chartreuse, cobalt, mimosa. Et ça, c’est dû à l’importance des jardins dans les cités minières, c’est dû à l’implantation d’arbres à hautes tiges sur des axes importants, c’est dû aux friches industrielles. Sur le 11/19 on a gardé le carreau de fosse, le terril est une forme de friche, l’emprise du Louvre-Lens était une friche. Dévolus pendant très longtemps à l’activité industrielle, ces espaces délaissés ont longtemps été des repoussoirs, des lieux interdits. On a voulu faire table rase, oublier le passé. On détruisait, on grillageait – au mieux les gamins du quartier escaladaient et venaient casser quelques carreaux. Puis, ces endroits ont été végétalisés : on a planté, on a dépollué, la nature a repris ses droits. On retrouve ces liaisons, cette treille, dans toutes les agglomérations voisines : le système minier s’est déployé partout de la même manière.

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Est-ce que les habitants se réapproprient ces espaces ? Est-ce qu’ils y vivent ? Rien ne se fait de manière immédiate, sur un claquement de doigts. Il faut penser à l’échelle d’une presque génération. On a franchi toute une série d’étapes mais le pari n’est pas encore gagné. Les processus sont émergents, fragiles.

JR

La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains. Pour des raisons d’exploitation, l’urbanisme minier a relié toutes les villes entre elles par des connexions en arborescence. Mais dans un même mouvement, dans le creux de ces connexions, ce même urbanisme minier produisait des îlots, des enclavements, des frontières intérieures, qui ont eu un impact sur le travail, sur la mobilité et sur le fonctionnement même des Hommes. JOUER COLLECTIF, ça paraît tout bête, mais... Les mines faisaient tout ! À leur fermeture, les gens ont dû se prendre en main dans un contexte de crise et de difficultés gigantesques. Le processus de fermeture des mines a été enclenché en 1960, il s’est achevé en 1990. Pendant trente ans – trente ans ! – on sait que les mines vont fermer, la population est jeune, et pourtant on ne la forme pas. Le territoire n’avait pas préparé son avenir. La création de la Faculté des Sciences Jean Perrin et de l’Institut Universitaire Technologique à Lens ont lieu au début des années 90, après la fermeture des derniers sites ! On a parfois du mal à le mesurer... Mais depuis un certain nombre d’années, un changement de culture se met en place. Pour être à la hauteur des enjeux, pour financer les projets, pour proposer des réponses adaptées, c’est à une échelle supra que ça se joue ! On n’est pas une, deux, trois, trente-six villes : on est 650 000 habitants !, ce qui fait de nous la six ou septième agglomération de France. Quand on veut discuter avec l’État, quand on veut discuter avec l’Europe, ça donne du poids et ça garantit la cohérence des projets qui vont être menés. Il y a des mutualisations, des cohérences à trouver : JOUER COLLECTIF. Le territoire se relève, mais il n’y a pas de baguette magique. C’est difficile, c’est douloureux et ça prend du temps. Certaines cités souffrent d’un lien social très très distendu par rapport à ce qu’elles ont connu par le passé, avec en plus un renouvellement de population qui n’a pas la même culture. On demande aux artistes de prendre soin des relations, de réparer le lien social. Est-ce que l’art est ici à sa place ? La culture est parfois un préalable pour aller vers autre chose. Les artistes ont une forte réactivité ; l’art soulève moins de difficultés et de questionnements dans le hard que des problématiques d’aménagement, d’emploi. Nous, les acteurs de la culture et du patrimoine, on est souvent là en poissons pilotes. On essaie d’accompagner ces dynamiques. Les résidences-missions sont fondées sur la rencontre, mais c’est important d’avoir effectivement des aménagements pérennes qui viennent qualifier les espaces publics. La population a besoin de temps pour changer de regard, avant les phases de travaux. Les habitants sont au cœur... Est-ce que tu travailles avec eux à décrypter leur territoire ? 10


Je n’attends pas des gens qu’ils soient tous des passionnés du tambour bi-cylindro-conique de la machine d’extraction ou qu’ils soient tous des maniaques de l’histoire syndicale, mais j’ai pris conscience au fil du temps que je pouvais donner des clés de lecture, des clés de compréhension de l’environnement. Sans ces clés, on est hors-sol. Ça fait partie des choses auxquelles très modestement, à mon niveau et avec mes moyens, j’essaie de contribuer. Certaines formes d’art créent du collectif, donnent du sens au présent, à l’avenir. Nous pouvons tenter d’éviter, s’il en est encore temps et par tous les moyens, certains débordements – le retour des heures sombres. Le territoire est passionnant, attachant, mais il est usant. Véritablement usant. Il a un côté far-west, avec un champ des possibles magnifique et un côté très dur, très âpre, par la somme de travail, par le climat. Mais je me suis installé à Lens, je reste. Je trouve que ça a du sens. Il y a une poésie de la cité minière avec cette notion de motif dans le plan urbain, dans la rythmique des façades, dans la régularité. Mais aussi dans toutes les nuances, à travers les volumétries des toitures, à travers les décors, à travers la diversité des modèles urbains... la cité pavillonnaire, les courbes de la cité-jardin... Dans les couleurs, dans les odeurs, dans les sons – en ce moment avec les feuilles d’automne ou au printemps avec les oiseaux, il y a vraiment des instants de grâce. En trois ou cinq minutes de marche, on peut être hors du monde, hors du temps, sur les terrils, avec le côté noir brut un peu lunaire, le vent, l’altitude... Il y a des scènes de vie, il y a l’humanité des gens. J’ai redécouvert les gamins qui jouaient dans la rue – j’ai connu, même si je suis pas si vieux ça... Des scènes de rue, de cité, les gamins qui ont barré la rue avec leurs vélos, ils sont posés, ils sont tranquilles, ils discutent. Parfois, le camion soit de glaces, soit de bonbons, soit de boulangerie passe en klaxonnant. Quelqu’un arrive la clope au bec en mobylette avec la remorque, il va faire les courses, il traverse le carreau de fosse parce que ça lui fait un raccourci...Et les lumières... il y a parfois des lumières métalliques avec des ciels !, avec un terril en fond, avec un champ... il y a des perspectives paysagères que je trouve très très belles. Toutes ces choses ne se livrent pas au premier regard. Il faut oser s’aventurer dans la cité, oser grimper sur les terrils, prendre le temps de s’arrêter au bord de l’eau. Pour moi, quelque chose a changé ces dernières années. Avant, ici, c’était juste mon lieu de travail. Maintenant, le week-end, quand je viens, c’est sur ma propre initiative. Nous le percevons de façon intime : le territoire bouge. Mais le regard – l’œil – que nous portons sur ce pays, est-il en mouvement ? Nous voulions contribuer à cette dynamique de transformation. Nous le voulions, et nous le voulions sans être individualistes : les gens qui font de la culture (différents de) les gens qui font de l’histoire et du patrimoine (différents de) les gens qui font du sport (différents de) les gens qui font du tourisme (différents de) les autres (différents de) etc. Nous avions une certaine expérience des résidences d’artistes : des durées courtes, des cibles restreintes, des partenariats artisteslabos. Nous n’avions jamais fait de résidence au long cours, jamais fait de résidence qui privilégie l’approche de territoire. Nous avons identifié nos partenaires, des gens avec qui nous travaillions déjà par ailleurs, des gens avec qui nous avions de bonnes relations. La complémentarité des regards importe. 11


Je suis née à Lens et je suis revenue à Lens pour travailler. Aujourd’hui, si je m’y sens bien, c’est vraiment grâce à mon travail : j’ai rencontré beaucoup d’acteurs du territoire. Et puis la ville est investie d’artistes. Je viens aussi parce qu’il y a des super fromagers, boulangers, pâtissiers. J’aime bien qu’il y ait ces mélanges-là : aller au musée goûter un repas en lien avec une thématique et la semaine d’après aller chercher du pain chez cet artisan-là. Je trouve que c’est un territoire qui devient plus joyeux. Nous avons établi un cahier des charges, que nous avons co-écrit. Nous avons partagé le travail que nous faisions d’habitude dans l’invisible : notre façon d’articuler l’art avec la formation, l’art avec la recherche, notre façon de penser comment tout cela est complémentaire. Moi, quand j’ai quitté l’enseignement, ce qui m’intéressait, c’était la rencontre entre les connaissances et l’art, le lien entre éducation et culture. Nous n’avons pas voulu multiplier les réunions – ce genre de projet, tout le monde le fait en plus de son activité. Nous arrivions avec des documents, en ayant déjà beaucoup travaillé. Nous avons écouté les envies de chacun. Nous avons essayé de trouver quelque chose de partagé. Il y a des façons d’animer ce type de réunions, pour que tout le monde ait la parole. Au départ, tu réfléchis tout seul. Chacun tout seul. Tu travailles sur tes propres préconceptions. Tu dis Voilà, on a la possibilité de faire une résidence d’artistes. Vous, pour vos étudiants, qu’est-ce qui vous intéresserait ? Mais est-ce que les artistes viennent uniquement pour les étudiants ? Est-ce qu’ils ne viennent pas aussi pour rencontrer les enseignants, les chercheurs, les personnels ? Nous ne souhaitions pas que les artistes assurent des ateliers de pratique ou des cours d’histoire de l’art. Nous attendions tout autre chose. Nous voulions que les différentes personnes qui travaillent ici se rencontrent – ceux qui ne se rencontrent jamais. Nous voulions interroger le territoire tel qu’il était, le territoire vécu, perçu, ressenti. Il nous fallait déconstruire. Il nous fallait imaginer.

PF

L’art est ici à son endroit. Le lieu qui permet de travailler la créativité, d’approfondir les possibilités, d’inventer utopies et folies. Et ceci pas seulement pour le divertissement, mais pour donner la matière et les moyens à l’évolution des pratiques professionnelles. L’art est un outil efficace pour préfigurer les méthodes de demain, imaginer comment représenter et analyser. C’est un vecteur d’innovation. Nous voulions nous situer du côté du sensible, plutôt que du côté de l’explicatif. Nous voulions vivre une expérience. Nous attendions de l’art qu’il s’enracine dans ce que les gens ressentent, qu’il apporte de la poésie dans le quotidien. Nous voulions des passeurs, des gens à l’écoute. Et l’attrait pour la jeunesse. Il y avait aussi une notion de contact. On est très exigeants vis-à-vis des artistes : on cherche des gens avec une grande capacité à aller vers les autres, à se remettre en question... 12


Tu sais, ici, les artistes ne sont pas toujours attendus comme les messies, avec une culture partagée qui permet de s’entendre ou de discuter tout de suite ! Les Faux Amis + sont venus comme des spécialistes de ce qu’ils font. Ils nous ont surpris, ils nous ont parlé de récoltes. Nous n’avions pas imaginé que ça puisse être ça, et pourtant ça correspondait exactement à ce que nous avions souhaité. Ça a marché !

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Ça a marché ? On a emmené les gens dehors, on a arpenté le territoire. Oh, je ne vais parler que de moi. Parce que je trouve que c’est toujours difficile d’évaluer ce qui est artistique. L’idée, c’était de ressentir autrement et de pratiquer autrement le territoire... alors... j’ai marché sur un terril – j’habite ici depuis vingt ans et je l’avais jamais fait ! – j’ai fait une promenade de récolte de végétaux, j’ai fait un jogging guidé, j’ai fait de la photo dans une maison des mines, et puis on a investi cette maison de l’ingénieur... On a été impliqués dans le processus dès le début. Ça n’est pas quelque chose qui se fait, habituellement. Tu sais, tout ça demande beaucoup de temps et de travail en plus, à tout le monde. De notre part, c’est un accompagnement permanent : H24 ! On ouvre des possibles, mais il y a la réalité du temps, la réalité des publics : ceux qui sont peu disponibles, ceux qui ne le sont pas du tout, ceux qui voudraient être là mais qui ne peuvent pas... Pendant le premier mois d’immersion, les Faux Amis + ont pris le pouls de l’université. Ils ont exploré les lieux, rencontré leurs partenaires, écouté leurs propositions. Nous avons parfois dû refaire le point : les artistes ne sont pas là pour assurer les enseignements, ils ne sont pas là pour faire de la promotion ou du marketing, ils ne sont pas là pour s’intégrer à des programmes déjà tout ficelés. Ils ne sont pas là pour reproduire le cadre tel qu’on le connaît déjà à l’université. Après votre arrivée, vous avez dû faire un travail de synthèse et de réappropriation, pour vous rassembler autour de l’art. Vous avez mangé l’intitulé de la résidence, vous l’avez digéré et vous l’avez recraché sous une autre forme. La notion de « territoire vécu, perçu, ressenti » est devenue une phrase : J’AI EU PLUS D’UN COUP DE FOUDRE. Un coup de foudre, c’est un phénomène physique et psychique, c’est un sentiment d’attachement à une personne, à un souvenir, à un paysage, à un lieu, à un objet ; c’est une romance du quotidien, une fictionnalisation de nos vies ; c’est un regard posé – le regard de l’artiste, qui met en lumière une aspérité, une évidence, une fragilité, une ambiance. Vous vouliez regarder ce qui faisait lien entre deux matériaux, entre deux personnes, entre un être et son territoire. Vous vouliez interroger les espaces, les liens hiérarchiques, faire de la transversalité. Est-ce que votre présence à l’université a bousculé quelque chose ? Auprès des étudiants, je pense que oui. Nous aussi, on a été bousculés ! Certains enseignants sont parfois sortis de leurs classes pour dire aux étudiants qui travaillaient avec nous « Allez, venez, ça suffit... » Ça suffit de jouer aux arts plastiques ! Mais ça n’est pas arrivé souvent. Pour tout le reste, on a été bien accueillis... 20


Pour être artiste, tu sais, il faut parfois une sacrée force de caractère. Les gens se disent C’est des artistes, ils rêvent. Il faut trouver sa légitimité, à chaque fois. À chaque fois ! Chaque fois, se rendre légitime. Au début, on n’a pas de poids... On l’a après, le poids. Quand tout est fini. Mais la plupart des enseignants ont compris qu’on allait nourrir la machine. Avant d’enseigner à l’université, j’ai été prof à Auchel, longtemps, par choix, et j’ai toujours enseigné en pédagogie active. À quoi tiennent tes convictions, ta posture d’enseignant ? Adolescente, je suis tombée par hasard dans un lycée très novateur, tout en pédagogie active. Normalement j’aurais jamais dû passer en seconde ! Je suis tombée dans un bahut exceptionnel. Les profs m’ont redonné le goût. C’est pas évident, de ne pas être bien dans un système et de ne pas comprendre pourquoi. J’ai compris très longtemps après. Finalement, on enseigne comme on a été enseigné. On reprend la façon de faire qui nous a servi à nous. Et prendre du recul sur ça, c’est tout un travail théorique, personnel. J’ai fait des recherches et maintenant j’ai mes propres choix. Mais quand j’ai relu ce que j’avais écrit très jeune sur la pédagogie, je te promets, je n’y aurais pas changé un mot !, je me suis dit : Mais je ne fais rien d’autre ! Je ne fais rien d’autre... Je me suis construite comme ça. J’avais déjà toutes mes idées en tête après le Bac ! Bien sûr, certains enseignants m’ont permis d’apprendre à mettre en œuvre ce que je pensais. Et puis je me suis donnée les moyens, en termes de statut, pour pouvoir travailler comme je l’entendais, pour pouvoir proposer des choses. Pour être prof consciemment. Est-ce que c’est dans ce contexte de convictions et de pratique que tu as été intéressée par les Faux Amis + ? Oui, dans le sens où je pense que la fac ne peut pas rester dans une bulle de verre. Bien sûr qu’elle n’est pas une bulle de verre !, on fait tout le temps venir des personnes extérieures. Mais ce que je regrette c’est qu’on met les étudiants dans une posture : On va tout vous amener. La formation, la construction d’un étudiant passe autant par ce qu’il met en place à côté que par ce qu’il découvre en cours. C’est la concordance entre les deux qui lui permet de se construire de façon originale. Sa construction à lui, qui lui permet le recul, dont il va pouvoir se servir pendant les entretiens d’embauche, qui lui permet de savoir où il veut aller. Tu vois ? Éthiquement, je pense que les étudiants doivent vivre autre chose que les cours. Ça n’est pas plus important, c’est tout aussi important. C’est ça qui fait la richesse d’une formation. Je suis intéressée par ce qui vient de l’extérieur comme par ce qui vient de l’intérieur. Autant ! Mais je pense qu’il est important que des choses viennent de l’extérieur. Les Faux Amis + avaient vraiment envie de s’inclure dans la spécificité du contexte, tout en amenant ce que eux, ils sont. On venait pour le geste, pour la rencontre, pour sentir le territoire. Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant.

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AG


Sur le papier, on avait décrit notre goût pour le travail en immersion, notre désir de demeurer dans une attitude de vigilance : vigilance aux possibles, vigilance aux ouvertures. On ne voulait pas tout prévoir : on voulait pouvoir changer de chemin, se laisser emmener par telle personne, tel lieu, telle idée... Prendre en compte les accidents, les imprévus : dans la cuisson d’un bol, dans une expérimentation photographique, lors d’une rencontre. Il y a quelque chose qui couve ici, comme le charbon quelque chose qui couve et qui peut jaillir, dans cette jeunesse.

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Vous qui êtes étudiante, comment décririez-vous le travail des Faux Amis + ? Je me souviens de notre première rencontre. Ils m’ont donné une carte postale, une image de cascade, que j’ai gardée et que j’ai collée sur mon meuble. La photo n’était pas de très bonne qualité. Derrière, il y avait une phrase. Je crois que, où que j’aille, je reviendrai ici. Je suis allée regarder leurs œuvres. C’était inspirant. Le regard est captivé. Le sens n’est pas révélé au premier regard. Il faut chercher, essayer de comprendre. Toutes les œuvres d’art ne portent pas un message mais la plupart ont un sens, à mon avis. Il y a toujours cette question : Pourquoi est-ce qu’ils ont fait ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Je pense qu’ils se concentrent sur un thème qu’ils essayent ensuite d’exploiter de toutes les manières possibles, à travers des réalisations qui ont un sens, de A à Z. Depuis les matières premières jusqu’au rendu final, tout est pensé en fonction de leur thème, dans la prise en compte des usagers, tout en respectant leur propre touche personnelle. J’aimerais vous raconter pourquoi j’ai eu envie de faire du tourisme. J’ai fait un BTS en commerce international, on devait faire un stage à l’étranger. J’avais la folie des grandeurs, j’avais envie d’aller aux USA. Mes parents m’ont fait redescendre sur terre, ma mère, un peu poule : C’est trop dangereux, c’est trop loin, c’est trop cher. Finalement je suis allée à Malte, j’accueillais les voyageurs dans une auberge de jeunesse. J’y ai rencontré des personnes extraordinaires, farfelues. Des personnes qui voyageaient seules. Ils avaient la trentaine, ils faisaient le tour du monde avec un sac à dos, ils avaient la joie de vivre, ils s’acceptaient tels qu’ils étaient, sans complexes. C’était des gens différents, libres,anticonformistes. J’ai eu envie d’être comme eux. Mon entourage est très sensé, très terre à terre. Je me sens un peu à part. Et puis en y réfléchissant, je me suis dit : Moi, toute seule, une femme, faire le tour du monde ? Du coup, je me suis dit : J’aimerais bien travailler dans le tourisme. Pour les rencontres. Le tourisme me semblait être le chemin le plus court pour arriver à ce genre de fréquentations ! Pff ! J’étais dans une bulle ! Enfin, c’est comme ça que je me suis retrouvée en licence professionnelle à Lens. J’avais entendu des a priori plutôt négatifs, des clichés, sur le Bassin Minier. Je suis venue ni trop enthousiaste, mais pas non plus trop pessimiste. Je suis venue assez neutre et je me suis dit : Je me ferai ma propre idée. Et non ! Franchement ! C’était joli, ça avait un charme. Mon père m’avait toujours recommandé de faire de l’alternance. J’ai cherché une entreprise d’accueil et j’ai pensé au Louvre-Lens. J’avais fait une belle candidature, j’y avais passé beaucoup de temps. Finalement, je n’ai pas été prise, je ne sais pas trop pourquoi, mais peu importe. En début d’année, pour les projets tutorés, j’ai insisté auprès de mes camarades pour faire quelque chose autour du Louvre-Lens. J’avais envie que notre projet ait une dimension culturelle, qu’il soit plus qu’un simple projet de vente. Je préférais une approche... donner sans recevoir, vous voyez ? 30


Un projet sans but lucratif. C’est assez personnel, finalement, comme choix. Je l’ai proposé, ça a plu. J’ai toujours été intéressée par l’art, les musées. Enfin... j’ai quelques connaissances de culture générale, mais je ne suis pas experte. Quand notre prof principale nous a présenté le collectif Faux Amis +, je me suis dit qu’on pouvait faire quelque chose avec eux. On était un groupe de cinq étudiantes. Tous ensemble, on est arrivés petit à petit à l’organisation d’un événement autour de l’anniversaire du Louvre-Lens. Est-ce que vous aviez, avant ce moment-là, une expérience du collectif ? Non, pas de cette envergure. J’avais fait des stages, comme tout le monde... des stages limite photocopieuse, des fois. C’était quelque chose de nouveau, ça faisait même un petit peu peur. Notre équipe a été un bon choix, même si il y a eu des tensions. C’est comme dans tout, il y a les caractères, les aléas du travail collectif, tout le monde ne s’engage pas de la même manière. Parfois on devait se remotiver les unes les autres, pour que tout le monde s’implique au même niveau. Mais j’étais pas la perfection non plus !, faut pas croire. Seulement, comme je n’avais ici ni famille, ni amis, je n’avais pas de distraction extérieure, j’ai été vraiment disponible pour le projet. Le Louvre-Lens accueillait en son sein quelques trésors nationaux. Vous vouliez créer une série de cartes postales qui représenteraient ces trésors. Comment est-ce que vous avez travaillé ? « Je suis un trésor national, je viens d’arriver au Louvre-Lens. Je pose mes valises. J’investis le lieu. » Voilà ce que nous voulions faire : des impressions de voyage, donner la parole aux trésors nationaux. Vous avez de l’humour, Ah oui ! Nous voulions être dans le décalage, avec l’exigence de présenter l’œuvre, sans pour autant produire un discours de médiateur. Initialement, de manière assez simple, on pensait éditer une reproduction, en carte postale, de ces fameux trésors. Mais on s’est cassé les dents sur la question des droits d’auteur pour la reproduction des œuvres. Nous nous sommes finalement retrouvés dans une situation oulipienne : créer sous la contrainte. Comment détourner la chose ? Les Faux Amis + ont eu l’idée de créer cette série de cartes postales à partir de montages d’images qui permettraient d’investir autrement le territoire. Nous nous sommes associés au Pays d’art et d’histoire, qui nous a très gentiment ouvert sa photothèque. Je leur avais donné des visuels, des images d’archives qu’ils ont détournées. Ils ont fait un mineur avec une coupe afro ! Les cinq étudiantes ont constamment travaillé avec les Faux Amis +. Une chose absolument magique a eu lieu : une véritable rencontre intellectuelle, humaine – une rencontre très forte. Les étudiantes qui avaient intégré le projet n’avaient pas forcément une prédisposition au travail plastique. Elles venaient de filières liées à la commercialisation, au tourisme, à l’hôtellerie. Aucune d’entre elles n’avait suivi d’enseignement purement artistique. Elles sont venues avec leurs idées, elles ont rencontré les Faux Amis +, il y a eu beaucoup de dialogues, beaucoup d’échanges.

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Ils ont fonctionné comme un groupe tout à fait cohérent et le résultat était... je ne vais pas dire au-delà de nos espérances, parce qu’on avait ce projet, mais... vraiment... on est très très content du résultat, elles ont beaucoup appris, c’est absolument incroyable. Avec ces images en très grand format dans les escaliers, sur les murs de l’IUT, j’ai vu des gens porter un regard sur notre territoire, se poser des questions, aller discuter avec les artistes. Certains jeunes gens issus de la région ont une méconnaissance de leur cadre de vie. D’autres viennent étudier puis repartent chez eux le week-end, ils n’ont pas de lien avec le territoire. Je manque de confiance en moi. J’ai peur d’aller seule dans des endroits pour explorer. Je me dis Oh là, si on me voit toute seule, ça va faire bizarre. Ou alors : Je vais me perdre ! Je me pose des limites. Je ne suis pas assez aventurière dans l’âme pour partir seule. Même si c’est pas très loin. Mais il y a une vue que j’ai beaucoup aimée. Mon appartement avait une mezzanine, avec un petit velux. De là, je voyais, au loin, mais quand même finalement assez proche, deux terrils – je pense que c’était la Base 11/19. Tous les soirs je m’asseyais et je regardais attentivement cette vue. Le soleil se couchait derrière les terrils. Sans les Faux Amis +, notre projet n’aurait pas eu la même teneur : il n’y aurait pas eu tout ce travail de recherche pour donner un sens à tout ça. Avec nous, ils ont partagé leurs techniques, leurs axes de réflexion. Ils ont été dans la co-construction. Le terme n’est pas très heureux mais c’est vraiment ça. Nous, on dit co-création. On se retrouvait souvent assis autour d’une table à dessiner, écrire : crayons, papiers, ciseaux, post-its, schémas, croquis... On a bu beaucoup de thé (et aussi mangé du chocolat) ! C’est dans un dialogue ouvert que se sont construites les choses : on a brodé, on a tissé ensemble. Les trajets en voiture aussi étaient importants. On débriefait nos journées, et souvent de nouvelles idées naissaient là. Ils me l’ont dit très vite : ils ne voulaient pas être uniquement dans l’opérationnel, ou en soutien technique. Ils voulaient partager leurs processus de création. C’était beaucoup de travail. Pour l’anniversaire du Louvre-Lens, vous avez réalisé des teeshirts, sur lesquels vous avez sérigraphié la silhouette des trésors nationaux. À l’IUT, les étudiants en commerce venaient nous voir en nous disant « Mais c’est super !, Il faut vendre vos tee-shirts ! », Et nous on répondait : « Non non non », Ils se situaient dans le champ économique. On proposait tout autre chose : une circulation symbolique des trésors nationaux hors du territoire français – un territoire qu’ils n’avaient légalement, physiquement, pas le droit de quitter. Les tee-shirts sérigraphiés questionnaient aussi cette idée selon laquelle, après une activité artistique, on repart avec un objet fait main. Effectivement les étudiants recevaient quelque chose, mais ils ne le gardaient pas : le tee-shirt était envoyé à l’étranger, le destinataire portait le tee-shirt dans son environnement, il se prenait en photo et nous renvoyait ensuite cette image. 32


On avait l’impression de faire passer les trésors illégalement. On a beaucoup ri ! Le jeudi, nous avons répété notre visite théâtralisée... on avait la Galerie du Temps pour nous seuls. J’avais toute ma petite bande d’étudiants, on est arrivés et vraiment, c’était un très très chouette moment. On avait une heure douze pour faire notre répétition ! C’est vous dire si c’était du one shot ! Et les étudiants : Ouais !, Ouais !, Madame, ça va aller !, avec leur enthousiasme, évidemment. Est-ce que vous avez pu observer les étudiants, dans cette proximité avec les œuvres ? J’ai vu des attitudes différentes. Il y avait parfois du recueillement. Ils allaient devant une œuvre, ils la regardaient silencieusement... la déambulation permettait une forme de liberté. Certaines œuvres ne leur parlaient peut-être pas, mais je n’ai pas senti de passivité. Je les ai tous vus impliqués. La notion de culture en tant que lien social, c’est une évidence. Ces œuvres d’art leur appartenaient, pour un temps. Le jour J, on a eu pas mal de visiteurs. Nous n’avions pas de public captif ! Nous n’avions pas booké des groupes de quinze ou vingt ! On venait les chercher, on les attirait, on avait mis en place un parcours – ils ne pouvaient pas nous échapper ! On a eu de sacrées jauges : on a fini avec des groupes de trente ! Après la déambulation, on invitait les visiteurs à participer à l’atelier. Les cartes postales qui avaient été réalisées étaient tamponnées par celles et ceux qui avaient participé à la déambulation. Cette construction était vraiment intéressante, autant d’un point de vue pédagogique que créatif : ça n’était pas de l’art total, mais presque. Dans un premier temps on était spectateur, dans un second temps on était acteur. On avait en plus un soleil radieux, l’atmosphère était magique. Et pour les étudiants ? J’ai vu une prise de confiance, vis-à-vis de leurs propositions artistiques. Elles ont également réussi à associer très rapidement leur promotion. D’autres étudiants de licence sont venus leur prêter main forte... Et elles avaient la banane, tout simplement ! Elles ont ouvert en elles un pan : un pan de savoir, un pan de savoir-faire qu’elles ne soupçonnaient pas, à mon avis. Cette rencontre a permis toute une arborescence créative – une alchimie. Elles ont beaucoup aimé être en action : pour la réalisation des tee-shirts, pour la réalisation des cartes postales, pour la mise en place de l’atelier, pour l’écriture des textes. Elles ont été présentes à tous les stades, depuis le moment où on a phosphoré jusqu’à la mise en place du projet. Elles ont dû acquérir un certain nombre de compétences ? Des compétences de logistique pour la préparation de l’événement. Ensuite, des compétences de réalisation, de création, de réflexion, de partage, d’échange. C’est une vraie réussite. On était 22 l’année dernière en licence et on avait 18 étudiants sur le pont ! Aujourd’hui, j’ai arrêté mes études. Je me suis dit qu’avec un Bac +3, je pouvais trouver du travail. Je me suis inscrite à Pôle Emploi. Ça a été compliqué de définir un projet professionnel. C’était clair dans ma tête mais mal adapté à ma région. C’est pas facile. Quand on crée son profil Pôle Emploi, il faut mettre en avant ses compétences. C’est pas facile. Il faut avoir confiance en soi – si je m’écoutais je dirais que je ne sais rien faire. 33


Heureusement, le site internet propose des suggestions automatiques de compétences, en fonction des expériences qu’on a rentrées. Est-ce que les compétences que vous avez acquises avec ce travail d’art et de médiation rentrent dans les cases de Pôle Emploi ? Notre enseignante a mis des mots sur des actes : travail de médiation, management d’équipe, geste artistique, muséographie, scénographie. C’est des mots un peu savants mais j’ai été voir leurs définitions et je me suis dit que ça correspondait à ce qu’on avait fait. Ça n’est pas mentir que de le mentionner sur le CV. J’ai envoyé beaucoup de candidatures dans mon secteur, mais je n’ai pas décroché d’entretiens. Alors j’ai postulé à d’autres offres par dépit et j’ai signé pour un CDD de deux mois dans l’assistance des usagers d’un logiciel. Du téléconseil. Ça ne me plaît pas trop. Mais il faut bien que je commence à travailler un jour... C’est vrai que la vie... c’est un peu philosophique, là... la vie des fois on n’en voit que les mauvais côtés et puis d’autres fois, on a l’impression que tout est génial, qu’elle peut nous surprendre à chaque instant. Je n’ai pas un état d’esprit constant. Mes humeurs sont fluctuantes. Aujourd’hui je me retrouve à ne rien faire. Je suis toute seule chez moi parce que tout le monde travaille, tout le monde est à l’école. À l’IUT j’étais très occupée, je prenais de mon temps libre pour faire ce projet. Mais pourquoi ne pas poursuivre ce que vous avez découvert avec les Faux Amis + ? Le cyanotype, la photo, le modelage, le photomontage ? Pourquoi même ne pas aller voir s’il y a un musée dans votre coin, et faire valoir votre expérience ? Vous avez quand même su mettre en relation l’art et le tourisme. Ah oui c’est vrai !, j’y avais pas pensé. C’est vrai ! La compétition, tu l’as partout. Je ne travaille pas contre la compétition. J’essaie de faire en sorte que mes étudiants aient un maximum de connaissance d’euxmêmes pour gérer ce genre de situations conflictuelles, qui te mettent en opposition avec ce que tu pourrais être vraiment. Comment gérer de façon apaisée ces injonctions contradictoires ? Tu es dans un monde compétitif, il va bien falloir que tu te trouves un poste, et les entretiens d’embauche tu vas les faire contre tes potes. Mais en même temps, on est plus forts à plusieurs. Même pour préparer un concours, tu es meilleur si tu travailles à plusieurs. Il y a une phase pour tout. Un travail préalable, pendant lequel tu prépares la compétition, pendant lequel tu as besoin des autres. Et après... Est-ce que tes étudiants ne travaillent que pour la récompense, pour la note ? Non, pas du tout. C’est même juste l’inverse, vraiment – c’est ce que j’observe dans mes cours. Si j’arrive à les valoriser, les étudiants travaillent sans aucun souci. Je sollicite leur travail personnel, je leur montre que c’est intéressant – il faut bien sûr que ça ait du sens pour eux. Je les encadre sur l’apprentissage, sur la façon de réviser, sur l’appropriation des connaissances. S’ils se posent les bonnes questions, qu’ils trouvent des réponses et que moi, comme prof, avec mon expertise, je fais une restructuration théorique derrière, alors là, je sollicite des adultes, qui apprennent à apprendre, qui s’adaptent. Ils ne trouveront pas un poste qui correspondra exactement à leurs études. Ils devront se développer tout le temps. 34


Chaque fois que j’avais cours, j’amenais mes étudiants voir ce que faisaient les Faux Amis +. Ce qui est génial, c’est de voir l’attitude des étudiants face à ce qu’ils ne connaissent absolument pas. Ils sont étonnés. Je sens chez eux – peut-être que je me trompe – une... une attente... ne pas savoir comment agir, quoi faire... Une certaine retenue ? Est-ce qu’ils franchissent cet écart ? Oui, quand on les y invite. Allez-y ! Allez-y ! La culture, ça fait du bien ! Mais à partir du moment où ils se sont lancés, quand on leur a dit Surtout prenez confiance en vous, dans ce que vous faites – là, ça marche. La pratique des arts plastiques, généralement, s’arrête au collège. Après, c’est fini. Alors j’invitais systématiquement les promos que j’avais en cours à venir rencontrer les artistes : Voilà, je vous laisse dix minutes, vous pouvez poser des questions, on va pas vous mordre, prenez le temps de découvrir. Ça a été une belle sensibilisation, puisque cette année, les étudiants attendaient les Faux Amis +. Ils me disaient « Mais y’a pas un truc, Madame, comme l’année dernière ? » Les Faux Amis + ont rendu les étudiants acteurs. Moi aussi, j’aurais bien voulu qu’ils reviennent ! Maintenant que je vois tout ce qu’ils ont fait ! Tu sais... quand tu es dans ton année, que les maquettes sont faites, et que tu ne sais pas du tout à quoi t’attendre... Finalement, on a plongé ! Tous les participants ont pris conscience de ce que chacun pouvait amener, de ce qui manquait, ils ont échangé à droite, à gauche. S’ils revenaient, effectivement, j’aurais plein d’idées ! Mais il faudrait, en amont de la résidence, un projet pédagogique qui puisse être réutilisé dans les cours – dans certains cours. Ils l’ont fait en danse, mais ça reste assez ponctuel. Et c’est pas de leur faute, ni de la nôtre : c’est qu’on ne sait pas faire. Il faudrait prendre le temps pour que ce que les étudiants vivent avec les artistes soit aussi exploité dans un ou deux cours, pour que ça ne soit pas juste une question de porosité entre l’intérieur et l’extérieur de l’université – mais aussi une question d’apprentissage par différents moyens. Le problème, c’est que ça, ça demande un investissement énorme de la part de tout le monde. Je vais te donner un exemple avec ce qui s’est passé aux STAPS. Ils ont donné une conférence sur leur travail dans les hôpitaux psychiatriques. Le handicap mental, chez nous, concerne quasiment la moitié des étudiants, puisqu’ils vont devenir des profs d’activités physiques adaptées. Ils travailleront en IME, en hôpital, c’est un monde que je connais bien. Les Faux Amis + sont venus faire une conférence qui était vraiment intéressante. J’aurais pu m’en servir dans les cours, mais il aurait fallu qu’on la prépare ensemble, qu’on trouve un dispositif pédagogique qui respecte les spécificités de chacun, qu’on l’anime ensemble, qu’elle s’inscrive dans une démarche d’apprentissage pour les étudiants de la filière, qu’on ne fasse pas que parler, que les étudiants puissent ramener leur propre expérience. Sauf que ça, ça prend beaucoup, beaucoup de temps. Et, moi la première, je n’avais pas le temps de faire ça. Ce que tu appelles la « conférence » me fait penser à une « performance », qui est une forme artistique. On était là pour proposer des incipits. À chacun, ensuite, de s’emparer de ces pistes et de poursuivre ou non l’histoire avec nous. Je pense que la réussite de ces résidences d’artistes tient aussi à l’identification, en amont, des personnes ressources : celles qui seront là sur du fond, de la durée, de l’accueil, de la bienveillance – 35


ce sont généralement des personnes qui s’entendent bien avec les étudiants. Mais pour les repérer, il faut être dans la structure, et respecter la hiérarchie... Et puis tu sais, t’arrives dans un système où tout le monde a déjà ses recherches. Tout le monde travaille beaucoup, c’est indéniable. Alors soit t’as une thématique de recherche qui rentre dans la thématique du labo et qui va amener un vrai plus pour les chercheurs... Mais il ne faut pas que ce soit à sens unique. Il faut que l’artiste aussi en tire quelque chose.

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Les Faux Amis + ont occupé les labos, les salles de cours, les temps d’enseignement, mais ils ont aussi investi les couloirs, les intercours, les temps de pause. Ils ont également été en relation avec d’autres acteurs du territoire : je pense au Jogging guidé, qui a réuni pour la Journée Internationale de l’Architecture le Pays d’art et d’histoire, le service des sports de l’université et les Faux Amis +. Nous avons créé un parcours qui reliait certains éléments emblématiques du patrimoine : le stade Bollaert, le Louvre-Lens, les futures réserves du Louvre à Liévin. Le stade Bollaert a été inauguré en 1933 mais il a fait l’objet de travaux successifs, pour le mettre aux normes, de façon moderne et innovante. Le Louvre-Lens s’inscrit dans un projet conscient des difficultés du territoire, du sentiment d’illégitimité, du « c’est pas pour nous ». On est sur un ancien terril, le site est surplombant : si on avait posé là un Guggenheim, on aurait écrasé le territoire. L’écriture architecturale japonaise, c’est très subtil... le bâtiment est sur un seul niveau, transparent, avec des reflets, La lumière métallique du nord, les éclats argents, blanc lunaire, écru, coquille d’œuf, Gris acier, gris perle, lin, sable, L’arrivée est très douce, le parc s’articule autour de clôtures bois, de contrescarpes, de terres banchées. Dans la Galerie du Temps, on domine les œuvres... tout ça vise à sortir du côté imposant, monumental, à sortir du musée comme lieu de représentation, pour permettre à un maximum de gens de s’y sentir bien, d’y venir, d’y revenir. Enfin, les réserves du Louvre à Liévin ne sont pas des archives de seconde zone : c’est le coffre-fort du Louvre Paris qui arrive, avec 250 000 œuvres ! Et puis sur le chemin, il y avait aussi le projet de la Chaîne des Parcs, les passerelles de Portzamparc... toute une série de grandes signatures. Ces lieux sont fréquentés par les habitants mais ils n’en connaissent pas forcément toutes les liaisons. Pendant le jogging, nous avons relié ces lieux tout à fait autrement qu’en prenant la voiture. Oh, ça n’était pas un jogging gigantesque réservé à des marathoniens expérimentés ! Il nous a fallu trouver une proposition où chacun se retrouvait, respecter des consignes de sécurité, respecter des contraintes de temps. On était une quarantaine ! C’est un temps, c’est une expérience, on croise les regards. Le fait de courir procure une autre vision. La prof de sport a proposé des exercices qui s’appuyaient sur le mobilier urbain, sur les aménagements publics. Elle détournait ou révélait les différents espaces. Moi-même, en tant que guide, j’ai alterné la course et les phases d’explication. J’apportais des clés de lecture patrimoniale et transformation du cadre de vie. Le collectif des Faux Amis + amenait sa poésie : captures vidéos, moments artistiques, récoltes d’empreintes. Tout au long de la résidence, vous n’avez jamais cessé de récolter des empreintes. Vous avez aussi récolté des plantes, des visages, des paysages, des coups de foudre. Et puis des moments, des conversations. Je me suis assise en face d’elle. Elle m’a donné une boule d’argile. Quel est le poids de votre cœur ? À côté, était posé l’enregistreur. Elle ne posait pas de questions. C’était une conversation naturelle, comme entre vous et moi. J’ai naturellement eu envie de lui parler de moi, de ma vie, je lui ai parlé de choses personnelles. 44


Elle est restée très impartiale, toujours sans juger. Je n’ai pas vu passer le temps. J’étais détendue. J’ai fait un bol en forme de cœur, il a été séché et engobé. Qu’est-ce que tu as vécu, dans cette expérience ? J’ai vécu un échange, que j’ai trouvé facilité par le travail de mes mains. Facilité aussi par le fait que je ne regardais pas la personne dans les yeux. Mon attention, mes yeux, se portaient sur le travail de la terre, de mes mains. Je suis très manuelle. Tout au long de la conversation, Anne guidait. Elle disait la technique, la façon de procéder, étape par étape. Je donnais des indications pour qu’ils puissent monter leur pièce. Je les invitais à chercher un acte simple, primitif, sans virtuosité : réaliser un bol de terre crue qui soit le plus simple possible. Fortifiez en vous le sens de la profondeur. L’esprit se familiarise difficilement avec cette notion. Il ne se représente distinctement que des surfaces (…) Lorsque vous modelez, ne pensez jamais en surface, mais en relief (…) Toute vie surgit d’un centre, puis elle germe et s’épanouit du dedans au dehors.

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« Oh la la, je vais pas y arriver ! » « Si ma sœur me voyait, elle elle saurait faire un beau truc !, mais moi... » Mes mains allaient toutes seules. Comme je ne réfléchissais pas, je pouvais parler. Le bol est le média, l’échange est spontané. On a autant parlé l’une que l’autre, autant Anne que moi. C’était une conversation... J’étais dans les sensations, à l’écoute de l’autre – dans une sorte de bulle. Je me suis laissée guider, même si je savais faire un bol. Ça faisait dix ans que je n’avais pas touché de terre. Ça m’a fait drôle. J’ai retrouvé des sensations. Je me parle avec la terre. Il y a des rêves qui ont besoin d’être exprimés, avant d’être dits. Des rêves en-deçà des lèvres. Et puis... Ça n’était pas un bol pour un bol... Ça m’a replongée dans ce que j’avais toujours vécu. Ma grand-mère était sculpteur, c’était son métier. J’ai toujours fait de la sculpture avec elle, c’est une grande partie de moi. Elle avait fait les beaux-arts dans les années trente, à Paris. Elle était venue de Roumanie faire ses études, puis elle était repartie, puis revenue à nouveau. C’est toute une histoire ! Les Roumains sont un peuple latin, des Latins parmi les Slaves, ils sont très proches des Français. À l’époque, tous les enfants de bonne famille venaient faire leurs études en France. Ma grand-mère faisait des corps humains, des bustes de personnes disparues. À l’époque, t’avais pas tant de photo que ça... alors quand t’avais perdu un enfant, une sœur ou un frère, ma grandmère modelait leurs bustes. Tu fais revivre ta grand-mère. Avec un simple Bol conversationnel, on accède à toute une histoire. Tu sais, je les ai parfois rencontrés dans une certaine intimité, avec les bols. Dans ce cas le bol n’était pas seulement un objet de poterie, de décoration. Il était aussi le contenant de la rencontre. Chaque bol porte la trace de ce que chacun m’a dit : ses mots, son histoire. Certaines personnes m’ont raconté des choses qui m’ont bousculée, bouleversée. J’ai enregistré toutes ces conversations, mais je ne les ai jamais diffusées... J’aime l’idée d’avoir laissé s’échapper le contenu de cette intimité. 45

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Tu vois, on travaillait la notion d’empreinte. On la trouve là : chez les gens. Eux aussi, ils ont déposé leurs empreintes en nous. On est plus tout à fait les mêmes. L’empreinte laissée par ces rencontres est de l’ordre de l’émotion, du souvenir... et puis... de nouvelles idées émergent. L’image représente un rond-point, par un jour de ciel clair, mais probablement froid. Si je prends la route de droite, j’irai à Béthune ou à Nœux-les-M. Si je continue tout droit, j’irai à Hersin ou à Bruay-la-B. En prenant la route de gauche, je rejoindrai l’A21-A26, j’irai à Arras, à Lens, à Liévin. Quelle que soit ma destination, il me faudra, pour la rejoindre, suivre un camion gris à l’habitacle rouge. Ensemble, nous tournerons autour du rond-point, où se dresse une tour Eiffel, manifestement illuminée dès la nuit tombée. C’est un Paysage amoureux. Je demandais aux personnes de m’indiquer un lieu qu’elles aimaient. J’ai passé du temps à chercher ces endroits sur les cartes. J’y suis retourné. J’ai pris en photo ce que j’y ai vu – j’ai réinterprété les lieux. Ils devenaient autre chose. Le pays est vivant ! Tu sais, c’est un pays sur lequel on a pas mal d’a priori... on voulait le regarder autrement. J’ai photographié les lieux sans les figer : des lieux en mouvement. Moi, j’ai trouvé les étudiants assez en paix avec ce territoire. Oui, on s’est finalement rendu compte qu’ils nous parlaient d’autres choses ! Ils m’avaient pas l’air particulièrement malheureux, ces jeunes ! Des jeunes, quoi !, qui vivent des choses un peu compliquées, en arrivant à l’âge adulte...

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Ce travail de réinterprétation du territoire, vous ne l’avez jamais perdu de vue. Vous avez regardé les anciennes photographies, celles des femmes qui séparaient le charbon des stériles, à la mine. Elles avaient ce regard droit et grave que l’on retrouve souvent sur les images d’archives. Leurs cheveux étaient protégés de la poussière de charbon par des foulards noués : les cafus. Le cafu, ce tissu de rien, un peu plus grand qu’un mouchoir, que l’on noue et dénoue inlassablement au fil des jours. Un blanc, un bleu qui se superposent pour protéger les cheveux de la poussière noire. La poussière. Elle se dépose là comme une ombre, sur la peau, sur les cheveux pendant qu’elles plongent leurs jeunes mains au milieu des cailloux. Puis, à la maison, la poussière sur le dos du mari, que l’on frotte à son retour. Enfin, la poussière qui se dépose dans la maison un peu partout, et qu’il faut ramasser, épousseter. Comme un petit nuage au-dessus de la tête. Comme un petit nuage noir qui enfle dans les poumons. Vous m’avez dit n’avoir jamais réussi à retrouver de quelle façon ces dames nouaient leurs cafus. Vous avez inventé d’autres façons – vos façons. Vous avez orné les cafus de signes tirés du patrimoine. Les briques. Régulières et rassurantes, multipliées comme à l’infini. Les mains. Les mains agiles, elles trient, elles nouent, elles frottent et parfois s’entrelacent. La lumière. Une fois que l’on a pris du grade, de trieuse on devient lampiste. Et en échange d’un jeton, c’est une lampe que l’on tend à ces hommes qui descendent. Des regards se croisent, parfois des sourires viennent à naître, annonciateurs de quelque histoire d’amour possible. Le cœur. Le cœur et ses battements. L’oreille collée sur le sol noir, peut être entend-on encore les battements des disparus ? Les terrils. Ces excroissances noires que l’on aperçoit, d’un peu partout, quand le regard balaye le paysage. Ils sont changeants, puisque la lumière, puisque la saison. Parfois formes dures, parfois formes douces. Ils sont impurs, déchets qui ont gardé et entouré le charbon en creux. Est-ce que ce sont ces mêmes cailloux que l’on retrouve dans les cercueils remontés à la surface – quand le corps n’a pas été retrouvé, et qu’il faut bien pleurer sur quelque chose ? Les mamelles du Nord, il suffit de les regarder, aplaties, dessinées sur une carte, pour en voir le volume et la circonférence. La fougère. On la retrouve ici et là qui rythme le paysage noir, de ses petites feuilles crénelées. Le pigeon. Quand il devient colombe. Chacun s’est emparé de ces éléments, en les imprimant sur les tissus au moyen des tampons que vous aviez créés. On ne voulait pas oublier, on voulait réinterpréter. Le Cafu d’Albertine était bleu, Les Figures de Lichtenberg étaient bleues, Les Apparitions de Lionel étaient bleues. Les Apparitions sont des cyanotypes réalisés à partir d’images d’archives. Le cyanotype, c’est un produit, du ferricyanure de potassium : il réagit à la lumière. Tout ce qui est touché par la lumière devient bleu. Ces images, je les ai retravaillées, je les ai retouchées, j’ai fait des caches : tout est fait à la main. Elles nous entraînent sur le territoire du rêve – du rêve ou du cauchemar, je ne sais pas. Certaines images deviennent de la science-fiction, d’autres perdent tout ancrage. Pourtant en regardant bien, on peut retrouver leur contexte. Certaines images restent très reconnaissables par les gens de la région. Mais peut-être qu’ailleurs, plus loin d’ici, on se dira 58


« Qu’est-ce que c’est que ces espèces de montagnes bleues ? » Je ne sais pas si ces images racontent quelque chose. Elles ouvrent un espace dans lequel on peut se projeter... elles se sont détachées de la précision historique. Sur ces épaisseurs de papier, le cyanotype produit des images instables, qui continuent à vivre et à évoluer... Ce sont des fantômes ? C’est une matière vivante. Mais on ne sait pas trop si on est dans le passé ou dans un futur non identifié. La résidence semble nourrir vos processus créatifs, Les Herbiers sont pris dans un fil de recherches, autour du portrait et du paysage. Je voulais collectionner les visages, les gestes, les petites gênes, quand le corps se cherche, fixer ces moments sur le papier. « Regarde-moi, tourne le regard, pose tes yeux au loin, pose tes yeux en toi. Ne me regarde pas. D’où viens-tu ? » C’est toujours la même histoire... une rencontre brève, puis une autre, un regard, une mèche de cheveux qui s’envole, une main qui se tient à soi ou une bouche qui s’entrouvre : le visage est comme un paysage. Qu’est ce qu’on récolte, à part des petits bouts de soi ? Des herbes cueillies, pressées, séchées, épinglées – des nostalgies perdues, puis retrouvées... Ces herbes-cheveux, ces visages-paysages, est-ce que tu les classes ? Non. C’est un éclatement, une sorte de recherche – une recherche complètement ésotérique sur l’être humain. Je me prends au jeu. Je n’en tire aucune conclusion scientifique. C’est une collection de moments, Les choses telles qu’elles sont. La plante séchée, c’est une nature morte. Ces images sont les métaphores d’un rapport à la vie, à la mort... J’ai terminé la série avec une image de dinosaures, tu sais, une image comme ils en mettent dans les musées. Je place les images des gens sous une vitrine, je nous regarde de loin. Mais dans les portraits, j’essayais de voir autre chose... Je cherche autre chose... l’essence de chaque individu, son éveil à l’âge adulte... à la sexualité... Avec les jeunes, on a découvert une espèce de souffle. La sève ! La sève, c’est vivant, ça jaillit. Parmi mes photos, un jeune homme porte un tee-shirt orné de pigeons : l’idée d’aller vers le haut, l’idée d’envol était importante pour moi. C’est l’image d’une jeunesse qui se libère de ses carcans, de la mémoire, du territoire qui lui colle à la peau – la mine, l’univers social... Tu sais, je suis très mal à l’aise quand on me prend en photo. Se trouver belle, c’est un sentiment positif mais ça n’est pas naturel. Quand j’ai vu le résultat, j’ai été surprise. Je m’attendais à des portraits un peu clichés. Mais finalement, ces photos, on a l’impression qu’elles ont été prises sans que je m’en rende compte. Certaines photos étaient prises de loin, il y en avait une où je fermais les yeux. Je ne pensais pas qu’un photographe garderait une photo où le modèle ferme les yeux ! Mais Lucie l’a gardée. C’est une approche différente de la photo. 59


Dans la rotonde, au beau milieu de l’IUT, vous avez construit un module hexagonal de bois clair, autour d’une sculpture préexistante. Il perturbait la circulation, il bloquait la vue, il désorientait. Vous y affichiez les productions. Les étudiants guettaient l’apparition de nouvelles images. C’est resté un bout de temps, du mois de décembre au mois d’avril. À la fin de la résidence, alors que tout le monde s’était habitué au module, on l’a ouvert et on l’a isolé au noir. On en a fait un laboratoire de cyanotype, pour réaliser Les Figures de Lichtenberg. Là, on arrivait avec un processus bien clair. On leur disait : On veut que vous soyez par deux et que vous formiez, le temps d’une image, un couple. Se toucher, ça n’est pas forcément évident. Se tenir soi mais aussi l’un et l’autre, l’un à l’autre, La séance durait une minute, ils se livraient un peu, ils se révélaient. Ensuite, pour la collecte de l’herbier, on est allés dans le jardin de l’IUT, tout simplement. Les jonquilles qui vont fleurir, de l’ail des ours, du fusain, du houblon, de l’hellébore, une orchidée sauvage ici, la sauge, le sureau, les cyclamens et le ginko, la monnaie du pape et la luzerne. On a cueilli des végétaux jolis et exploitables. Puis, on a réfléchi à ce qu’on pouvait découper, sur nos portraits, pour créer quelque chose d’harmonieux et de joli. Moi j’ai choisi de retirer cette partie, autour des yeux, comme un masque : un loup. Ils réfléchissaient ensemble : comment découper la forme, comment disposer les herbes. Cueillir des herbes dans un jardin délaissé, danser dans un couloir, improviser dans un hall ou modeler sous une rotonde : vous avez regardé et réinterrogé les espaces-temps que vous aviez sous les yeux. Bouleverser les espaces-temps, c’était bouleverser les habitudes ? Je pense à la recherche qu’on a eue avec les étudiants en danse... c’était un voyage au long cours : on les voyait assez régulièrement, on leur proposait un mot de vocabulaire, on leur amenait un objet avec lequel danser, on allait danser ailleurs. On leur a proposé de danser dans la lumière noire, On est aussi allé à Culture Commune, pour sortir du contexte. Au début, ils ne voyaient pas bien où on voulait en venir. Mais moi, je les comprends ! Imagine, On leur disait Vous allez sortir de votre salle de cours habituelle, on va vous mettre en scène, on va rajouter des lumières. Ça leur a fait quelque chose. Ça changeait leur chorégraphie : dans leur salle, ils ont de la place, mais dans un couloir de deux mètres ? Il faut s’adapter au lieu, parfois il y a un banc, alors on fait quoi ?, on monte sur le banc. On les a fait danser dans la bibliothèque des STAPS, il y avait une table qui gênait. Finalement, tu poses un pied sur la table, tu t’adaptes, et ta danse change. Cette expérience a rendu visible le travail de ces étudiants, qui a habituellement lieu dans des salles consacrées. Quand ils ont dansé dans la bibliothèque, les personnels les ont vus, les autres étudiants les ont vus. Une fois, tous les étudiants de l’atelier théâtre se sont installés dans le hall de la bibliothèque, avec Les Bols 60


conversationnels, avec les coups de foudre, et ils ont improvisé. C’était une vraie performance ! Il fallait passer au milieu de tout ça pour aller à la bibliothèque... c’était drôle ! Imagine ! On était dans ce grand hall, avec un son brouillé comme dans une piscine. Pourtant, malgré la hauteur de l’espace et malgré le brouhaha, des bulles se créaient, des bulles d’intimité. Comme des bras, tu vois, qui se rassemblent, qui contiennent. Vous vouliez faire tomber les murs opaques des salles de cours, mettre en relation ce qui se faisait, ce qui se cherchait derrière les portes habituellement fermées. Ils avaient installé leur matériel au cœur de l’IUT ! Pendant les heures de cours ! Il y avait du passage, ils ont interpellé les élèves et certains de ces élèves ont participé de cette façon-là. Nous, on est allé prévenir nos camarades UN PROJET VA AVOIR LIEU ! Je ne suis pas allée en cours, pour faire ça. J’ai pris l’après-midi. Qu’est-ce que tu as découvert, dans cette expérience ? C’est important de réfléchir à ça. Quand on y est, on vit les choses au jour le jour, on ne réfléchit pas forcément à ce qu’on fait... Je peux divaguer un petit peu ? J’ai des idées un peu farfelues, j’ai une personnalité assez... fanfarolante... J’ai beaucoup d’imagination. Ça me parlait, cette expérience. Et au final elle a du sens. C’est des végétaux que j’ai choisis moi-même, dans un lieu particulier. L’architecture de l’IUT est inspirante. C’est moi qui ai tout fait ! Mettre sa patte, avoir une réalisation unique, c’est quelque chose qui vaut vraiment le coup ! On a une sorte de fierté, quand même. Même si on ne l’a pas fait seul, on sait qu’on a contribué à ce projet : je suis fière de ça. Et puis tout se recoupe : j’ai conseillé un lieu à Lionel, qu’il est allé voir. Il a exposé mon portrait là-bas, après. Moi, j’ai embarqué tous mes étudiants. Je leur ai dit La deuxième heure de cours, vous la travaillerez chez vous. Pour le moment, on va faire des cyanotypes. Est-ce que tu as découvert quelque chose de tes étudiants dans cette expérience, quelque chose que tu ne savais pas d’eux ? Ce que j’ai découvert à cette occasion, c’est qu’ils ne sont pas encore au stade de se dire « Je vais y aller parce que j’ai juste envie d’y aller ». Ils ont besoin d’être encadrés, encore, pour beaucoup. Et puis quand on est revenus, j’ai sollicité un retour analytique. Ça dégage quoi de vous ? Sur les photos, ils étaient parfois à deux, parfois tout seuls, ils avaient des poses particulières, ils pouvaient choisir les endroits où il se faisaient photographier. Qu’est-ce que vous avez eu envie de montrer à travers cette photo ? Une image de soi, ça n’est pas neutre, n’est-ce pas ! Mais... si je n’avais pas sollicité cette analyse réflexive, peut-être qu’ils ne l’auraient pas faite d’eux-mêmes. En cours, ces analyses, je les demande tout le temps. Ils ont l’habitude de les faire. Mais là, quand j’ai posé cette question, j’ai eu zéro réponse.

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Tu ne crois pas que ça peut aussi être dû à la place de l’art dans l’enseignement ? À moins de choisir des études artistiques, l’art est considéré comme quelque chose de peu d’importance. Peut-être. Mais alors ça veut dire qu’ils ne font pas le lien entre ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils peuvent en tirer. Ils vivent ça juste pour vivre ça, c’est tout. Il faut parfois du temps, pour se faire (déjà à soi) un retour réflexif. Cette réflexivité se situe peut-être dans le silence de soi-même. L’art, c’est une façon de fréquenter ce qui est vivant en soi, ce qui ne rentre dans aucun cadre. C’est très intime. L’art, ça sert à quoi, finalement ? Est-ce que ça sert à quelque chose ? Je vais évidemment te dire que l’art est important pour moi. Mais ce qui est plus important, c’est de solliciter une réflexion autre. L’art permet de sortir d’un cadre et de questionner. De te questionner toi par rapport à ce que tu es, à ce que tu vis. Ça me semble complètement fondamental, mais au même titre que d’autres choses. Ce qui m’intéresse surtout, c’est l’ouverture sur le monde, que ce soit par l’art, ou par autre chose. Il me semble important que les étudiants traversent autre chose que ce qu’ils traversent habituellement. On voit bien que dans toutes les sociétés qui vont vers la pensée unique, la place de l’art décroît. Plus on s’enferme dans un mode de pensée, plus on a un gouvernement qui veut maîtriser ce que les gens pensent, moins on fait d’art à l’école. Et moins on a de réflexion artistique à l’école. Mais là... En France... il n’y en en a pas tant que ça, de la place pour l’art. Oui. Pourtant, l’art permet d’ouvrir les esprits. Les choses que j’ai vécues en art m’ont permis d’aller vers les autres. Je peux l’observer parmi mes étudiants, aussi. L’art questionne le groupe, questionne les rapports dans le groupe. Un échange se crée, le groupe s’apaise. On peut toujours vouloir faire plus, vouloir faire autrement... On peut prendre ça comme une goutte d’eau ou comme un élément symbolique... mais je le mesure. Il y a toujours quelques personnes qui s’ouvrent, qui prennent confiance, qui trouvent de l’allant, parce qu’elles ont réalisé ou compris un truc. Elles ont découvert. L’art est tellement lié à ma vie... L’art, c’est la vie.

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L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art, Sans le Beau, c’est pas possible de vivre ! Voilà ! On ne peut pas systématiquement dire Je vais utiliser l’art parce que. Évidemment, cette notion de lien social et d’ouverture sur le monde est importante... mais... simplement les voir heureux ! J’ai vu les étudiants heureux ! Ça fait du bien ! Pour moi l’art c’est la vie. On peut pas vivre sans ça. Ça n’est juste pas possible. On ne peut pas vivre sans lire, sans écouter de musique...

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À la fin de votre résidence, vous avez choisi de faire une exposition, à Porte-Mine. L’exposition n’est généralement pas prévue dans les résidences-mission, fondées sur la rencontre, sur le processus, plus que sur le résultat. L’exposition est importante. C’est là que les gens nous disent « Ah c’est ça, tout ça que vous avez fait ? » On est des praticiens, on est des plasticiens. On a fait des photos avec les gens : ils veulent voir ce que ça donne ! On veut sublimer la rencontre. Certains étudiants ne s’étaient jamais vus comme ça ! Ils étaient fiers. Mais l’expo ! C’était pas une expo ! Enfin si, c’était aussi une expo, mais c’était pas avant tout une expo, c’était : on investit un lieu, un lieu où les gens ont un engagement citoyen, des questions. Ce qui a fait que c’est devenu une expérience incarnée, partagée. Vous vouliez toucher et être touchés. Vous avez avancé par petites touches, à droite, à gauche. Comment exposer, comment montrer tout ça ? On avait réalisé beaucoup de pièces, il fallait trouver comment les montrer, savoir quelle expérience on voulait proposer. Avant d’installer, on fait un plan d’exposition – une maquette. Il nous fallait agencer un puzzle composé à la fois d’éléments intimes et de pans de la grande Histoire. Vous avez superposé les bols, pour créer des totems. Tout restait mystérieux. Est-ce que leur couleur noire vient de la terre des terrils ? Est-ce que ce sont des bols de charbon ? Vous avez longtemps cherché comment présenter les cafus, jusqu’à trouver une façon qui permette au public de les toucher. Vous avez collé sur les murs des portraits agrandis. Sur ces images, vous en avez disposées d’autres, plus petites, dans des cadres. Vous avez invité les danseuses à danser, et les comédiens à jouer. Vous avez fabriqué des Cœurs brisés : ces coups de foudre, que vous aviez glanés, vous les avez écrits sur des tissus, que vous avez enfermés dans de la terre humide. La terre a séché autour des mots. Les gens prenaient une petite boule de terre et ils l’éclataient au sol ! Moi, je l’ai pas éclatée. Je la garde pour un moment spécial. Vous avez mis le feu à cette grande phrase de bois, cette phrase qui vous avait inspirés J’AI EU PLUS D’UN COUP DE FOUDRE Le feu n’a pas bien pris. Même avec de l’essence, ça n’a pas pris ! Mais finalement, c’était bien, comme ça... l’ambiance était douce, comme une soirée à la bougie – plutôt qu’un grand et solennel TU BRÛLES, C’EST FINI ! Et maintenant, comment continuer ? Nous voulons tenir le fil. 72


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Il y a quelque chose qui couve ici, comme le charbon qui chauffe encore sous la terre par endroits. Il y a quelque chose qui couve et qui peut jaillir, dans cette jeunesse, dans la manière dont elle s’empare de ce qu’on lui laisse et dont elle regarde devant (quand c’est nous qui regardons en arrière). Transvaser d’un bol à l’autre, cueillir le paysage, mettre ses mains en coupe pour ne garder que l’essentiel. L’équilibre d’un corps qui se tient, des objets entassés, tout ça comme des paratonnerres à émotion, en attente du surgissement. La terre c’est poreux. Le visage comme paysage, avec ses anfractuosités. Parfois on le porte là comme un masque – le visage –

Se tenir soi mais aussi l’un et l’autre, l’un à l’autre, touchez-vous leur disions-nous, que les corps se rapprochent et ne dansent qu’une seule forme. Ils seront alors habités par les herbes folles trouvées ici. Les sentiments on les convoque, viens on s’en va compter fleurette, des papillons dans le ventre, c’est un peu fleur bleue/bleue fleur, mais attention au nénuphar qui peut te pousser dans le corps ou dans le cœur.

On a fait le tour du jardin à l’abandon, son inventaire à chaque pas, les jonquilles qui vont fleurir, de l’ail des ours, du fusain, du houblon, de l’hellébore, une orchidée sauvage ici, la sauge, le sureau, les cyclamens et le ginko, la monnaie du pape et la luzerne. On a pu se perdre ici. Toutes ces maisons qui se ressemblent encore, cherchez l’erreur, les rues portent aussi des noms de fleurs, rue des orchidées, rue de la glycine. Et ça sent un peu la fin du monde dans cette lumière d’orage. Il ne se passe rien ici tout d’un coup, mais un vieux chien prêt à mordre, des sifflets et des bruits d’enfants, un train de marchandise, une voiture de course lancée sur un parking. Comment imaginez-vous la forme, le poids de votre cœur leur disait Anne, avant de leur donner la terre dans les mains.

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Gestes artistiques par thèmes

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Coup de foudre

• Installation de l’œuvre J’ai eu plus d’un coup de foudre dans le patio des STAPS puis dans les jardins de Porte Mine pour l’exposition finale • Recherches dansées autour de la notion du coup de foudre avec le groupe de spécialité danse de Véronique Obry, au STAPS de Liévin et à Culture Commune • Lecture et réappropriation des coups de foudre récoltés en amont par le collectif et le service culturel, par les étudiants de l’atelier théâtre « Trouver sa voix » animé par Franckie Defonte • Cœurs brisés, boules en terre révélant, en se brisant, une phrase poétique extraite des coups de foudre récoltés



Dans l’intention de fédérer notre présence et toutes les actions que nous avons menées sur le territoire nous avons rapidement décidé de dégager un axe de recherche : le coup de foudre. Cette expression, riche de sens et libre d’interprétation, a été le point d’appui des gestes artistiques en même temps qu’un champ de création à explorer autour des matières, de la lumière et du potentiel narratif de ce phénomène. La collecte de coups de foudre a commencé dès l’installation de l’écriture dans le jardin des STAPS pour continuer tout au long de la résidence et nourrir plusieurs œuvres : les étudiants du groupe théâtre « Trouver sa voix » s’en sont emparés, et les Cœurs brisés en contiennent des fragments. Le groupe de spécialité danse a été amené à réfléchir et improviser sur des notions physiques du coup de foudre, tels que le coup et ses répercussions, la cristallisation et le temps accéléré lors de la décharge, l’éblouissement. La notion d’empreinte et de trace, en tant que traversée d’un élément ou d’un corps par une lumière forte se retrouve également dans plusieurs œuvres, notamment avec la technique du cyanotype (la lumière venant révéler en négatif la trace de l’empreinte sur le tissu ou le papier) ou bien dans le travail des tampons. Le coup de foudre c’était aussi une histoire de combustion, de transformation de matière, presque d’alchimie, notions qui ont traversé les recherches autour du travail de la terre et de la cuisson.


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J’ai eu plus d’un coup de foudre ! Florent lit le cartel « J’ai eu plus d’un coup de foudre ! » Eh ! Ludivine ! Recueil de coup de foudre par les Faux Amis + !! Ludivine ! Viens voir, des coups de foudre !!!!!!! Seb Le coup de foudre se passe dans l’après-midi Il y a à peu près un an et demi Ludivine C’est mon premier coup de foudre depuis toute petite Alex Il y a quelques années Seb Le 15 août 2015 Un jour un matin Chacha Ce moment magique je m’en souviens comme si c’était hier Ghoufran Ce moment est gravé à jamais Alexis Le 29 aout 2015 en fin de soirée quand j’avais 15 ans Seb quand j’avais 5 ans Ludivine j’avais 17 ans Chacha des papillons dans le ventre du réveil au coucher Yassine c’était un été Berni L’été de mon adolescence Flo J’ai eu un coup de foudre pour… Le piano Un de mes chats Pour les palmiers Mais des coups de foudre à tout bout de champ ! Pour des millions de choses en fait ! Alexis mon filleul Ludivine mon chéri Alex Mon mec Seb Mon bébé Kurt d’amour (mon chien). C’est l’amour de ma vie Yassine Ma ville Ludivine Mon fils Chacha Ma bataille, fallait pas qu’elle s’en aille… Ghoufran Je suis tombée amoureuse de la voix d’un homme derrière moi. Ce soir-là, j’ai entendu la voix d’un ange. Seb Sinon la harpe... Chacha L’immobilier avec zéro apport, 100% d’emprunt à la banque. C’est mon coup de foudre niveau liberté financière. Alexis J’ai eu plusieurs chats, et Hélios est le chat que j’ai le certainement le plus aimé de tous. Alex Un quad. J’ai eu un coup de foudre immédiat pour l’engin. Je l’ai emmené plusieurs fois en week-end, avec un plaisir de le conduire sur des longs trajets avec la personne que j’aime. Comme tout coup de foudre éphémère, je l’ai revendu au bout de 2 ans et deux mille kms. Alexis Je savais pas ce que ça faisait d’avoir un lapin. À force de le sortir de sa cage et de le caresser, il commençait à m’aimer. Il me léchait pour me prouver

qu’il m’aimait. C’était super cool et j’avais jamais su qu’avoir un lapin c’était aussi bien. Seb Sinon la harpe... Berni Des yeux verts en amande, un regard un peu perdu, des oreilles pointues, des petites pattes qui s’accrochent à moi, il n’en fallait pas plus pour que je craque. Matthieu Moi aussi, j’ai eu une fois un coup de foudre. Ce moment magique je m’en souviens comme si c’était hier. C’est gravé pour toujours dans ma mémoire. Il s’agit d’une fille que j’ai croisée au milieu d’une route que j’ai aperçue, j’ai été hypnotisé. Les jours passaient, ce coup de foudre dérangeait ma tranquillité, je sentais une sensation de manque, je voulais à tout moment revoir son visage. Alexis Il y a des belles choses qui arrivent dans la vie, il faut juste y croire ! Ludidvine La première mise au sein de ma vie, une sensation que je n’oublierai jamais. Chacha Ça a été un vrai choc pour moi tant elle frôle le sublime à l’intérieur, comme un air de paradis. Yassine Les fleurs dehors... un instant d’émerveillement... des fois même c’est tellement beau que je reste de longs instants scotchée devant... et je photographie... Florent C’était un de ces matins où tout te semble pourri, tu te prépares pour les cours sans avoir trouvé de réelles motivations et tu pars en ne sachant trop quoi penser. Pour compenser, tu mets tes écouteurs, une musique sordide, plus par habitude que par mélomanie. Ce matinlà commençait donc comme les autres. Puis il s’est passé quelque chose, un truc qui avait la couleur d’une révélation. Alors que j’emprunte toujours le même chemin, ce jour-là était différent. Parmi tous les arbres pourris qui bordent le parc de mon parcours quotidien, j’en ai remarqué un. C’est bizarre mais si tu l’avais vu, tu aurais compris mon coup de foudre. Il était rouge, somptueux dans sa nuance pourpre alors que les autres végétaux semblaient déjà tués par l’hiver. Mon arbre rouge était éclairé, isolé, et sa différence faisait sa magnificence. En fait tu as peut être déjà ressenti ça pour une personne ou un objet, mais moi c’est ce détail qui a rendu mon parcours plus beau. Depuis, tous les matins, je suis heureux de partir pour croiser mon coup de foudre, chaque fois plus magnifique que la veille. Alex La biscotte la plus belle du monde, un orgasme gustatif ! Berni C'est le sel de la vie Chacha Ma mère, c'est la seule personne que j'aime le plus au monde et la seule qui par son courage, sa patience, son amour, sa douceur me fascine. Ghoufran Remonter à cheval après plusieurs années, le contact avec la bête, le lien à établir, les paysages, les gens que l'on rencontre. (...)


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Le Cafu d’Albertine

• Visite et rencontre au musée de l’école et de la mine de Harnes • Recherches dans les archives de la CALL • Fabrique ton cafu avec Culture Commune pendant le temps fort « Qu’est-ce qu’on fabrique en famille » • Impression de cafus dans le hall de l’IUT de Lens à l’aide de tampons en gomme et bois • Exposition des cafus à Porte Mine



En nous plongeant dans les archives en début de résidence, nous avons trouvé des portraits de femmes ; les trieuses ; qui séparaient à mains nues les pierres stériles du charbon. Ces femmes, portaient toutes un foulard sur la tête pour se protéger de la poussière. Noué. Leur allure changeait selon les époques, d’une robe longue à un bleu de travail. Mais, invariablement, le cafu restait accroché à leur chevelure. Notre curiosité a grandi pour ce morceau de tissu. Après une visite au musée de l’école et de la mine de Harnes, nous avons découvert l’histoire d’Albertine, petite trieuse de 14 ans qui a dû arrêter l’école pour aller travailler à la mine. Sensibles à son parcours, nous avons eu envie de réinventer et d’imaginer des motifs inspirés par des éléments issus du patrimoine local à l’image des tissus wax africains qui racontent des histoires liées à la vie quotidienne en famille. Les tampons ont été dessinés par Anne puis nous avons proposé aux habitants et étudiants d’imprimer leur propre cafu – en jouant avec le vocabulaire formel que nous avions créé – et de se faire photographier pour garder un souvenir de l’événement.


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Les Figures de Lichtenberg

• Studio/cyanotype/portrait installé à l’IUT et à la Faculté des Sciences Jean Perrin • Prélèvement de paysages avec des récoltes de végétaux • Exposition en affiche sur les murs extérieurs de Porte Mine



Projet inspiré des traces que laisse la foudre sur la peau ou sur d’autres matériaux lorsqu’elle les frappe. Ces traces sont comme des rhizomes et se rapprochent de formes végétales. Les étudiants ou personnels rencontrés ont eu pour consigne générale de poser à deux devant l’objectif et de rentrer en contact l’un avec l’autre, en se prenant la main par exemple ou en adoptant une posture particulière, afin que le cyanotype vienne, comme une métaphore du lien qui les relie, contaminer les deux corps. Ils ont ensuite pu découper leur image et disposer dans les trouées des végétaux récoltés sur les lieux – ou bien amenés par les artistes – sur un papier enduit de cyanotype. Enfin, après avoir exposé ce dernier à la lumière noire dans la cabine construite à cet effet (dans le hall de l’IUT), ils ont pu repartir avec leur figure de Lichtenberg. Mode d’emploi : 1/ passer devant l’objectif, 2/ imprimer son portrait, 3/ évider le portrait pour la zone à cyanotyper, 4/ récolter des herbes sur les lieux, 5/ les disposer sur le papier photosensible sous la lumière noire, 6/ rincer le cyanotype, 7/ assembler le tout !


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Les Bols conversationnels

• Rencontres/fabrication de bols à l’IUT de Lens et au STAPS de Liévin • Performance dans le hall de la Faculté des Sciences Jean Perrin avec les étudiants de l’atelier théâtre « Trouver sa voix » animé par Franckie Defonte • Exposition des Bols conversationnels à Porte Mine



Création de bols en terre avec les étudiants et le personnel de l’université. Chaque bol, chaque rencontre contenant sa propre histoire. Moments privilégiés et poétiques, les bols deviennent objets symboliques, contenant de la rencontre, métaphore du geste, réceptacle à émotion, matière à combustion. Nous sommes invités au pied des terrils. La terre noire, des temps d’échanges, de partage. Comment provoquer une rencontre ? Un bol sort de terre, entre nos mains. Nous modelons, nous bavardons. « Quel est le poids de votre cœur ? » Ce temps contenu dans un ensemble de gestes répétitifs jusqu’à la fin de la conversation, jusqu’aux lèvres du bol. Nous étions assis face à face. Anne expliquait les gestes et nous discutions. Nous avons enregistré les conversations. Nous n’avons fait aucun usage de ces traces vidéos et sonores. Le bol suffisait à contenir chaque rencontre. Les bols ont ensuite été redistribués à chacun. Mais avant cela, nous les avons installés, empilés, superposés. Ils sont devenus des objets symboliques et poétiques, des paratonnerres à émotion.


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Paysage

• Arpenter le territoire et les terrils jumeaux avec l’association « La chaîne des terrils » • Jogging guidé encadré par Carine Vinet, du stade Bollaert au parc du Louvre-Lens. Empreinte de visages sur textile et installation in situ • Balade récolte En chemin sur les terrils jumeaux de la Base 11/19, les habitants de la Cité des Provinces de Lens et la Maison des Artistes et des Citoyens de Culture Commune (cf. Les Récoltes p. 107) • Série photographique Paysages amoureux de Lionel



Aborder un territoire, c’est rencontrer des habitants, des structures ; mais aussi l’éprouver en se déplaçant et en l’arpentant. Et à nous ensuite, en tant qu’artistes, de nous approprier ce paysage que nous parcourons et de proposer une vision personnelle et poétique de celui-ci. Nous avons imaginé des façons originales de le traverser au cours d’un Jogging guidé proche de la performance artistique ou encore avec le projet Paysages amoureux de Lionel. Dans ce dernier, les étudiants ont été invités à géolocaliser et à livrer quelques mots sur un lieu que Lionel a rephotographié. Le paysage est également présent en filigrane grâce aux végétaux ramassés et prélevés (cf. p. 105 Les Récoltes) qui ont servi de matériau plastique. Il devient aussi le théâtre des différentes séries photographiques.


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Les Récoltes

• Récoltes de végétaux sur de multiples lieux traversés • Balade récolte En chemin sur les terrils jumeaux de la Base 11/19, les habitants de la Cité des Provinces de Lens et la Maison des Artistes et des Citoyens de Culture Commune • Tissus cyanotypés Les Récoltes • Récolte de témoignages de coups de foudre (cf. p. 86) • Récolte de portraits Les Herbiers • Exposition des récoltes à Porte Mine



La récolte est pour nous essentielle. C’est un processus, une façon d’extraire des échantillons d’un territoire : prélever le paysage, récolter des mots, et même des visages. Pour venir ensuite s’imprégner et brasser toute cette matière plastique et émotionnelle et en faire autre chose. Lors du temps partagé En chemin sur les terrils jumeaux de la Base 11/19, des végétaux ont été ramassés avec les habitants de la Cité des Provinces de Lens, des mots échangés, des photographies prises. Sur une invitation de Culture Commune de venir investir la Maison des Artistes et des Citoyens, nous avons proposé de réaliser des cyanotypes et des furoshikis. Des mouchoirs récoltés en amont, petits morceaux de tissu racontant leur propre histoire, ont été noués à la manière des furoshikis, emballages textiles japonais. Ces morceaux de nature, on les retrouve dans Les Récoltes, deux grands tissus cyanotypés comme des relevés de paysages que nous avons traversés, notamment le jardin botanique de l’université Jean Perrin et le puits de mine de Bénifontaine. Lucie envisage quant à elle ses prises de vues comme une collection de visages, de gestes, qu’elle vient épingler là sur le papier dans sa série Les Herbiers.


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Images d’archives

• 27ème heure artistique en début de résidence (présentation des artistes et de leur démarche, participation du public à un geste artistique : tampon sur photographie d’archive) • Échange avec la CALL pour récolter des images d’archives du territoire • Travail de photomontage à partir des archives de la CALL pour Les Trésors en voyage, et création de tampons en gomme pour les cartes postales Tee-shirts sérigraphiés à l’effigie des trésors nationaux – avec un groupe d’étudiantes de la Licence Professionnelle Commercialisation des Produits Touristiques de l’IUT de Lens • Les Apparitions de Lionel, images d’archives découpées puis cyanotypées



Nous nous sommes imprégnés de la mémoire de ce territoire en allant chercher des détails historiques et des inspirations dans les images d’archives de la CALL. L’image d’archive est un matériau que nous aimons manipuler, elle contient une mémoire de ce qui a été et peut également servir de véritable matériau. Ainsi, de la création de cartes postales faites à partir de photomontages Les Trésors en voyage ou bien découpées et apparaissant en filigrane dans Les Apparitions de Lionel, les photographies d’archives sont là comme un matériau plastique qui vient nourrir notre recherche. Et comme une sorte d’anachronisme absurde s’invitant dans notre présent : une maison des années trente qui a atterri au milieu du stade Bollaert, un mineur à la coupe afro, les rouages d’une machine venant contaminer le corsage d’une ouvrière... Ces cartes postales ont ensuite été tamponnées avec des formes représentant les trésors nationaux accueillis au Louvre-Lens et qui ne pouvaient de fait quitter le territoire. S’emparant de cette idée, nous avons sérigraphié deux tee-shirts à l’effigie de trésors nationaux, et proposé à des personnes vivant à l’étranger de se photographier devant un élément emblématique de leur pays, en portant ce vêtement. De l’Afrique à la Corée du Sud, les tee-shirts ont voyagé dans le monde entier! Enfin, dans Les Apparitions, des images d’archives du Bassin Minier se révèlent partiellement. Des formes fantomatiques, surgies du passé, viennent parcourir ces espaces de la mémoire.





ÂŤ Carte des lieux, des chemins, et de ce qui vibre Âť par Marie Bouts

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Remerciements à toutes celles et ceux que nous avons rencontrés à toutes celles et ceux qui nous ont épaulés, guidés, accueillis, suivis à toutes celles et ceux avec lesquels nous avons échangé, expérimenté, récolté, cyanotypé, tamponné, cherché et parfois trouvé Une édition co-dirigée par le service vie culturelle et associative de l’université d’Artois et le collectif Faux Amis +. Cette édition rend compte d’une résidence imaginée par les structures culturelles et touristiques du territoire de Lens et Liévin qui ont œuvré en synergie à l’écriture du projet et continuent à en suivre les traces aujourd’hui.

Crédits Photographies : Collectif Faux Amis + pour l’ensemble des photographies P. 110 - Image d’archive recadrée (descente-remontée Estevelle) ©Coll. J. Minot avec le concours du Pays d’art et d’histoire de la Communauté d’Agglomération de Lens-Liévin P. 7, 17, 24, 38, 63, 69, 73, 111, 112, 115 et couverture - Images d’archives ©Coll. J. Minot ayant servi de matériau pour photomontages et cyanotypes P. 91 - Paul Tahon P. 105 - Yann Ambourouet Illustrations : P. 118-119 - Marie Bouts Textes : P. 8-72 Marie Bouts P. 79-113 Lucie Pastureau (avec la collaboration ponctuelle d’Anne Breton) Rabat première de couverture - Pascal Déprez, vice-président en charge de la Vie Étudiante de l’université d’Artois Conception graphique : Lucie Pastureau et Léonie Young fauxamisplus.tumblr.com www.instagram.com/fauxamisplus/

Tiré à 300 exemplaires en avril 2019 Impression : HPC - ADLIS - 59175 TEMPLEMARS sur un papier Olin extra blanc 150 gr ISBN : 979-10-699-34 7 4-0 Dépôt légal : avril 2019



En résidence d’artistes pendant six mois lors de l’année universitaire 2017-2018, nous avons tenté, à plusieurs reprises, d’entremêler nos pratiques, de faire se rencontrer la matière, l’image et le texte : les recherches photographiques, textuelles, formelles venant comme par transvasement, se contaminer mutuellement. Tout comme, nous avons tenté de faire se rencontrer les différentes entités du territoire : les lieux culturels, les étudiants, les habitants, les paysages traversés. Nous avons, à hauteur du sol, ramassé chaque petit élément naturel qui nous appelait, par sa forme, sa texture, ou sa fragilité. Nous avons récolté les visages qui venaient à notre rencontre. Ainsi que les mots, murmurés, gribouillés, envoyés. Il y a quelque chose qui couve ici, comme le charbon sous la terre qui chauffe encore par endroits. Il y a quelque chose qui couve et qui peut jaillir, dans cette jeunesse, dans la manière dont elle s’empare de ce qu’on lui laisse et dont elle regarde devant. Collectif Faux Amis + Lionel Pralus, Lucie Pastureau et Anne Breton


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