L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola (extrait)

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Charles Beaud



L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola


Collection Thèses/mémoires À paraître : Trajectoires balzaciennes dans le cinéma de Jacques Rivette par Francesca Dosi

ISBN 978-2-919070-85-5 Dépôt légal août 2013 Imprimé en France Éditions LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com


Charles Beaud

L’Histoire de l’Italie à travers l’œuvre d’Ettore Scola Sous la direction de Marc Cerisuelo

Mémoire Master 2 cinéma-audiovisuel option recherche

Année universitaire 2012/2013 Université Aix-Marseille



Introduction

Ettore Scola est né en 1931 à Trevico dans le sud de l’Italie. Arrivé très jeune à Rome, c’est dans cette ville qu’il fait des études de médecine puis de droit. En parallèle de ces deux formations qu’il va très vite abandonner, il dessine des caricatures et écrit pour l’hebdomadaire satirique Marc’Aurelio. C’est par le biais de cette expérience que le jeune Ettore Scola développe son regard critique et humoristique, dresse le portrait de l’actualité politique et sociale de son pays. En côtoyant des réalisateurs majeurs du septième art transalpin — passés eux aussi par la caricature et le journalisme — il développe un réseau de relations qui lui permettra par la suite de travailler à l’élaboration de gags pour les films de Totò mais aussi à l’écriture de scénarios pour Dino Risi ou Pietrangeli. Lors de l’année 1964, il réalise son premier film : Se permette, parliamo di donne (Parlons femmes) produit par Cecchi Gori et interprété par Vittorio Gassman qui participe à l’ensemble des sketches.

Formé à l’école du scénario, il n’est pas étonnant que le développement narratif de ses films soit d’une grande richesse et d’un grand intérêt. Ettore Scola ne

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délaisse pas le style. La forme n’est jamais gratuite mais n’est pas le point de départ de l’intention de l’artiste. Son attention se porte davantage sur le développement de l’histoire et sur le jeu de ses personnages. Outre la dimension politique et sociale de sa filmographie riche en diversité, la sentimentalité et la romance trouvent aussi leur place. Ce qu’il confie à Aldo Tassone va dans le sens d’une technique mise au service de la primauté de l’idée et de l’intention discursive : « Les trouvailles “techniques” de mes films ne sont pas nées par amour de la technique proprement dite, mais surtout pour faciliter la représentation d’une idée un peu plus complexe […]. Quand je tourne une scène, j’ai pour unique but et préoccupation majeure de réussir à faire naître de l’ensemble des divers éléments mis à ma disposition (acteurs, ambiances, mouvements de caméra) telle ou telle émotion, telle ou telle atmosphère qui réponde à ce que j’avais imaginé en écrivant le scénario »1. L’intérêt de ses longs-métrages réside également dans le talent des grands interprètes italiens (Mastroianni, Sordi, Manfredi, Gassman…), mais aussi français (Blier, Trintignant, Depardieu et Fanny Ardant). Fidèle à ses acteurs, il l’est aussi vis-à-vis de ses techniciens comme Trovajoli à la musique, Ricceri aux décors et Crociani au montage. Ces équipes qu’il retrouve participent à l’élaboration d’un cinéma qui séduit sans conteste le public transalpin, mais aussi français, qui apprécie ses films depuis Dramma della 1. Aldo Tassone, Le cinéma italien parle, Edilig, 1982, p. 233.

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gelosia (Drame de la jalousie, 1970). Ce film est le point de départ de la « maturité artistique » du cinéaste, mais aussi le début d’une décennie marquée par de nombreux succès internationaux (populaires et critiques) comme C’eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés, 1974), Brutti, sporchi e cattivi (Affreux, sales et méchants, 1975) et Una giornata particolare (Une journée particulière, 1977). Ses films plus tardifs expriment une attention particulière pour l’histoire du cinéma national et pour son évolution. On retrouve l’expression d’une inquiétude face à l’avenir qui se manifeste à travers des personnages appartenant au monde du cinéma. Ettore Scola se revendique d’un cinéma populaire comme il le confie souvent lors des entretiens : « Je crois de manière absolue au film populaire, populaire dans le sens qu’il concerne directement le public, qu’il en interprète les idées et qu’il en poursuive le discours et les idées à l’intérieur du récit ; populaire non dans le sens de faire de grosses recettes – ce qui n’intéresse pas directement l’auteur, mais plutôt le producteur –, mais dans le sens que le film soit vu par le plus grand nombre de gens ».2 Auteur de grands classiques comme C’eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés en 1974) ou Una gionata particolare (Une journée particulière en 1977), Ettore Scola est l’artisan d’un cinéma populaire de qualité, porté par des thématiques essentielles.

2. Jean Gili, Ettore Scola, une pensée graphique, Isthme éditions, 2008, p. 83.

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L’Italien est aussi et surtout un cinéaste de la comédie. Genre fondamental de la production cinématographique italienne, le film comique est — pour sa qualité de miroir de la société — très apprécié par le public transalpin. Souvent malmenée par une partie de la critique, la comédie est, à partir de la fin des années 1950, un genre qui – au-delà d’une certaine légèreté de traitement et par le moyen de l’humour, de l’ironie et de la dérision — délivre d’importants messages idéologiques. Très proche de la société, de l’actualité et de l’Histoire du pays, le cinéma comique des années 1960 et 1970 est le produit d’une très grande génération de producteurs (Alfredo Bini, Dino de Laurentiis, Franco Cristaldi, etc.), de cinéastes (Monicelli, Comencini, Dino Risi, etc.), de scénaristes (Age, Scarpelli, Maccari, Amidei, etc.) et d’acteurs (Sordi, Manfredi, Gassman, Mastroianni, Tognazzi, etc.). Par l’écriture de scénarios et par le biais de la réalisation, Ettore Scola a participé (tant au niveau de la quantité que de la qualité) au développement et au renouvellement d’un genre qui – de la fin des années 1950 à la fin des années 1970 – a pleinement contribué à la grandeur du cinéma italien. Si Scola est un créateur original et imaginatif, il est aussi et surtout un héritier de la tradition néoréaliste. Son œuvre montre qu’il est le produit d’une génération qui a décidé de prendre en considération à la fois l’homme et les réalités d’un pays à l’histoire bouleversée. L’Italie est un pays à forte division géographique, mais à la forte unité artistique à l’image de son cinéma qui a su être le reflet des grandes articulations historiques du pays.

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L’Italie a pour héritage une histoire assez mouvementée et atypique au cours du XXe siècle. En s’appuyant sur la « victoire mutilée », Benito Mussolini prend le pouvoir au cours de la marche sur Rome en 1922. Durant vingt ans, le Duce régnera sur le pays et imposera la dictature du parti fasciste. Le renversement de Mussolini, accéléré par la défaite lors de la Seconde Guerre mondiale, entraînera le pays dans une situation de guerre civile entre fascistes et antifascistes. Le roi Victor Emmanuel III est considéré comme le responsable de l’ascension et du maintien du Duce. Ainsi, après la mort du tyran, un référendum propose au peuple de choisir entre la monarchie et la république. Le roi sera désavoué par le vote populaire de 1946. La Démocratie Chrétienne sera élue. C’est le début d’une hégémonie politique de plus de quarante ans pour ce parti. Appuyée par l’aide américaine, l’économie italienne se reconstruit à grande vitesse : de 1950 à 1970, le pays connaîtra une embellie qualifiée de « miracle économique ». Vers la fin des années 1960, cet accès à la consommation ne suffira pas à apaiser l’agitation sociale qui règne dans le pays. La société descend dans la rue et manifeste pour les droits de la femme et pour des conditions de travail moins difficiles. Les extrémismes (de gauche et de droite) se développent à cette occasion, marquant le début des « années de plomb ». Pourtant, les années 1980 se distinguent par un fort dynamisme économique : en 1985, l’Italie est la cinquième puissance économique du monde. Mais le pays

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compte 12 % de chômage en 1988 ce qui constitue le problème majeur de l’économie transalpine. En 1992, l’Italie va subir une vaste opération judiciaire qui expose au grand jour la corruption des hommes politiques. La Démocratie Chrétienne est au cœur de cette tourmente. Le parti va se diviser entre Parti Populaire et CDU (Chrétiens Démocrates Unis). À partir de 1994, Berlusconi, grand entrepreneur et patron du club de football du Milan AC, fait son entrée sur la scène politique. Il crée une coalition pour ne pas laisser le pouvoir aux communistes. Il obtient la victoire électorale, mais sera finalement éclipsé. Son retour définitif se fera en 2001. L’œuvre d’Ettore Scola traite des charnières historiques de son pays : le fascisme, la résistance, l’instauration d’une république, la victoire de la Démocratie Chrétienne et le miracle économique. L’attention aux réalités et aux évolutions politiques, économiques et sociales est fondamentale pour se saisir et comprendre autant le cinéma de Scola que le cinéma italien en général. De manière récurrente, le cinéaste nourrit son cinéma de certaines de ces questions historiques. Il fait donc partie des réalisateurs qui ont le mieux abordé l’Histoire de l’Italie. Scola met en scène des questions historiques et sociales très pertinentes, sans séparer le passé de l’actualité et en représentant la société comme un ensemble cohérent. En effet, sa filmographie se compose de films qui s’inscrivent dans la contemporanéité, mais aussi d’œuvres qui se situent dans un passé envisagé comme un moyen d’interprétation du

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présent. Parmi les trois types d’histoires que Jacques Rancière définit dans un article intitulé « L’historicité du cinéma », on peut dire que le cinéaste adhère à une vision de l’Histoire dont le moteur est la « puissance du destin commun » c’est-à-dire la construction par les hommes de leur devenir.3 L’objectif de cette étude est de s’interroger sur la façon dont l’œuvre d’Ettore Scola met en scène les évolutions politiques, sociales et culturelles de l’Italie du fascisme à la fin des années 1980. Nous commencerons par montrer comment le cinéaste dénonce le carcan imposé par le régime fasciste qui se manifeste par une puissante perversion de la pensée du citoyen et par des stratégies d’exclusion qui reposent sur l’instauration d’une norme écrasante et totalisante. Ensuite, il sera question de la perspective critique du cinéaste qui ne se limite pas au fascisme, mais se poursuit avec le miracle économique (1950-1970). Cette période faste est remise en question par la comédie italienne qui met en lumière les limites d’un point de vue social de cette embellie économique. Dans un troisième et dernier temps, il s’agira d’étudier le regard que porte le cinéaste sur l’histoire du cinéma italien par le biais d’un aller-retour entre grandeur passée (l’admiration non dissimulée pour le néoréalisme) et décadence actuelle. 3. Jacques Rancière, « L’historicité du cinéma », dans Antoine De Baecque, De l’Histoire au cinéma, Éditions Complexe, 2008, p. 47.

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I. Fascisme et société La représentation du personnage face à la dictature fasciste



L’inscription historique, à savoir le fascisme, est ce qui permet le rapprochement entre Une journée particulière et Concurrence déloyale. Pourtant, les deux œuvres sont mises en scène de manière très différente. Une journée particulière se distingue de Concurrence déloyale par son aspect dramatique, son image en noir et blanc et son unité de temps, de lieu et d’action qui confèrent au film une atmosphère étouffante. Le kammerspiel (ambiance intimiste) convient parfaitement à la démarche du cinéaste. Si Une journée particulière est un drame composé de quelques détentes humoristiques, Concurrence déloyale peut être considéré comme un film comique. Pourtant, certains moments de drame replacent le long-métrage dans son sombre contexte historique. Traitant de la même période, les deux scénarios sont donc diamétralement opposés. Si les deux films choisis sont assez inégaux en termes de qualité, ils se révèlent être très complémentaires sur le plan thématique : la représentation de l’exclusion durant le fascisme. Une journée particulière est considéré comme le meilleur film du cinéaste qui quitte son registre comique habituel et met en scène un film essentiellement

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dramatique. Ce changement de ton est un choix « payant » puisqu’avec La marcia su Roma (La marche sur Rome) de Dino Risi et Anni ruggenti (Les années rugissantes) de Luigi Zampa, tous deux sortis en 1962, Une journée particulière constitue l’un des meilleurs portraits sur le fascisme que le cinéma ait produits. Scola et Maccari ont été les scénaristes des trois films cités ce qui prouve une fois de plus la très forte cohérence de ces œuvres. Enfin, les trois réalisations ont pour point commun de mêler l’archive à la fiction, d’appeler le spectateur à la réflexion, de proposer une analyse très intéressante sur l’histoire et sur la période fasciste. Une journée particulière peut donc être considéré comme le résultat d’une maturation artistique qui est le fruit d’une série de collaborations à des scénarios de films majeurs sur la thématique du fascisme. D’ailleurs, lors de sa sortie à Cannes, le film d’Ettore Scola est considéré par la presse et les spectateurs comme le candidat idéal à la Palme d’Or. Rossellini, le président du jury, décernera finalement le prix à Padre Padrone des frères Taviani. L’impact du film et sa popularité indéniable sont tellement forts que certains observateurs vont monter au créneau. Au contraire d’Une journée particulière, Concurrence déloyale est un film qui est passé inaperçu lors de sa sortie et qui a été plutôt critiqué par la presse. Pourtant, Jean Gili a choisi dans son livre consacré au cinéaste de prendre la défense du film : « Hors de l’exploitation commerciale, dans toutes les manifestations où Concurrence déloyale a été projeté, l’accueil a été enthousiaste. »4 4. Jean Gili, Ettore Scola, une pensée graphique, Isthme éditions, 2008, p. 57.

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Une journée particulière se déroule le 8 mai 1938, jour de la visite d’Hitler dans la ville éternelle. À cette occasion, les Romains se préparent pour le grand défilé en l’honneur du Führer. Antonietta, femme fasciste « de base », reste à la maison pour accomplir les tâches ménagères qui font partie de son quotidien. Oubliant de refermer la cage de son oiseau, elle s’aperçoit qu’il s’est envolé et posé sur la fenêtre d’en face. Elle sonne donc à la porte du voisin, un chroniqueur radio licencié pour son orientation sexuelle jugée déviante. Elle restera avec Gabriele jusqu’au retour de sa famille. Ce retour la ramène à une triste fatalité : sa condition de femme au foyer dans un régime totalitaire. Sorti en 2001, Concurrence déloyale compte au casting Gérard Depardieu, jouant un second rôle : celui du professeur d’histoire et frère du couturier romain en conflit avec le tailleur juif. Les deux commerçants vont finalement être tristement départagés par le régime fasciste qui fait voter des lois anti-juives. Le choix est judicieux et intéressant de la part de Scola d’inscrire son film dans le milieu de la confection de vêtements, profession noble qui a fait la fierté de la nation et de la ville de Rome. Pour aborder cette question, si vaste et si significative du rapport entre le fascisme et la société, le régime et l’individu, nous proposons de commencer par montrer comment la narration, à l’image de la société, se met au diapason du régime de Mussolini. Puis nous étudierons la mise en scène des stratégies d’exclusion du fascisme pour voir enfin comment le cinéaste met en place une puissante critique du régime totalitaire.

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