Mondes du cinéma 9 (dossier cinéma : des salles aux galeries), extrait

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TIME PIECE STEPHEN SARRAZIN

ors d’une conférence donnée suite à la sortie de son très beau livre La Querelle des dispositifs (P.O.L 2012), Raymond Bellour donnait une réponse émouvante à une question pertinente, il va de soi, posée par Georges Didi-Huberman, qui s’interrogeait sur la nécessité des binômes que Bellour mettait en place dans son ouvrage, dans lequel il distingue nettement le cinéma, en tant qu’expérience, des images en mouvement diffusées dans des installations en galeries et musées. Rappelant que de nombreux critiques d’art, commissaires et conservateurs, ainsi que théoriciens du cinéma sont disposés à nommer toutes ces images « cinéma », Bellour insiste sur la spécificité temporelle de l’expérience cinématographique, à laquelle il oppose une pratique de l’espace dans l’art contemporain. Didi-Huberman souligne, dans sa question, que cela lui rappelle la démarche de Michael Fried, théâtralité et absorption, ou encore le temps et mouvement (de Deleuze qu’il ne nomme pas) dont il avoue n’y rien comprendre. Il précise

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Faith, Apichatpong Weerasethakul.

que les expériences du spectateur ne sont plus légiférées par un contexte, qu’elles peuvent se construire dans leur propre singularité. Et Bellour offre l’exemple de Chantal Akerman, D’Est, œuvre montrée au Jeu de Paume (1995). Il explique que la réalisatrice avait « reconstruit » ce qui lui semblait être une salle de cinéma à l’intérieur d’un musée, et que cette œuvre nocturne, d’une durée de plus de deux heures, « demandait une attention de cinéma », que n’a pas le spectateur d’art contemporain, ou que le lieu ne s’y prête pas. Ceux qui auront vu l’exposition de Chantal Akerman NOW à l’espace Ambika en Angleterre auront mesuré le trajet accompli en vingt ans par cette cinéaste qui a mieux cerné d’une œuvre à l’autre les possibilités des dispositifs, qui fit d’elle une plasticienne de l’image en mouvement, ce qui n’est déjà plus tout à fait la même chose qu’une cinéaste. Voilà ce dont il est question dans ce dossier : fissures, mutations, enjeux et oublis, et les nouvelles questions qui les accompagnent. Trajets croisés entre cinéma, vidéo, media art : des artistes s’appuyant sur des dispositifs cinématogra-

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phiques, des artistes qui deviennent également des cinéastes, des cinéastes aux velléités d’artistes qui arrivent à convaincre le milieu de l’art, plus intransigeant que celui du cinéma, plus sectaire. Les exemples abondent : Steve McQueen, Apichatpong Weerasethakul, Michael Snow, Eija-Liisa Ahtila, Douglas Gordon, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Dorothée Smith, Doug Aitken, Omer Fast, Shelly Silver, Rodney Graham, Stan Douglas, Christian Marclay, Klaus vom Bruch, Hans Op de Beeck, Kent Monkman, Jesper Just, Isaac Julien, Chantal Akerman, David Lynch, Agnès Varda… et tant d’autres. Certains d’entre eux figurent dans ce numéro. Et puis Jean-Luc Godard qui aura toujours été l’incarnation la plus juste, souvent malgré lui, du cinéaste en tant qu’artiste. De l’artiste qui n’est pas un cinéaste expérimental, ou qui l’était dans une autre discipline avant de se mettre au cinéma, le modèle Cocteau-Duras. Godard, dans son art du contrat et de la négociation, anticipe Koons, Hirst, Barney… Il est aussi le premier grand cinéaste moderne, comme le rappelle l’extrait que nous traduisons de l’indispensable essai de Michael Witt, à quitter la grande ville, Paris, pour s’installer en région pour y trouver un atelier et créer un studio, Sonimage. Il est l’artiste qui refuse de jouer le jeu de l’exposition pour mieux se prêter à celui de la rétrospective muséologique. Il est l’artiste qui se rend au MoMa et boude les Oscars. La Querelle des dispositifs n’a pas encore laissé place à de vraies réconciliations. Pour le public du XXIe siècle, composé d’étudiants de cinéma, d’art, d’une autre génération aux rênes des festivals et biennales, il n’y aura eu que glissements, qui font de nous les maîtres du temps. I Tokyo, avril 2016

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CINÉMA: DES SALLES AUX GALERIES PARTIE DIRIGÉE PAR STEPHEN SARRAZIN



CINÉMA : DES SALLES AUX GALERIES

ON AND UNDER COMMUNICATION MICHAEL WITT

Vidéo à où la théorie de l’information offrait à Godard et Miéville un cadre conceptuel à partir duquel ils pouvaient analyser les divers processus de communication, la technologie vidéo leur permettait de poursuivre leurs expériences avec un nouvel outil. Godard, on le sait, avait manifesté un vif intérêt pour la vidéo depuis la fin des années soixante : en 1967, il songea à se servir d’un des premiers packs caméra/enregistreur de Philips en tant qu’instrument d’analyse politique auto-critique dans La Chinoise (1967), et l’année suivante il utilisa du matériel vidéo de Sony, 1/2“ noir & blanc lorsqu’il participa à la création de quelques vidéos brutes qui furent distribuées via la librairie de François Maspero. En 1970, il soutenait ouvertement la pratique de la vidéo par les groupes militants, et cette même année Gorin et lui se servirent de la vidéo pour la première fois dans un de leurs films, Vladimir et

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Rosa, dans lequel on retrouve une scène emblématique d’une dispute au sujet de la vidéo, dans laquelle un groupe de révolutionnaires tentaient de résister à l’appropriation de la vidéo par la télévision de masse. Un aspect de ce qui pouvait rendre la vidéo attirante pour Godard et Miéville tenait au fait qu’être propriétaire de la technologie leur permettait de contrôler l’ensemble de la production, d’un projet à ses débuts, puis dans son développement, son tournage, montage et postproduction : « L’idée se résumait à rassembler toutes les étapes du processus de réalisation d’un film. Mais c’est difficile : on ne peut pas avoir de laboratoire à la maison, c’est trop pointu. La vidéo m’intéressait parce qu’elle permet d’aborder l’ensemble avec peu de moyens. De la caméra au moniteur, il n’y a qu’un câble. C’est plus simple que pour le cinéma. Du moins on n’y arrive pas de la même façon au cinéma. » La vidéo leur donna ainsi une plus grande autonomie économique et créative, leur permettant, comme le disait Godard, d’être à la fois employé et patron, et de poursuivre leur travail dans l’atelier-laboratoire Sonimage avec une sorte de flexibilité et de liberté qu’on retrouve chez les peintres et les écrivains. D’autre part, Godard accueillait avec enthousiasme la manière avec laquelle ce nouvel outil rendait le processus de réalisation plus démocratique, facilitait le dialogue, et aidait à dissoudre les divisions et les hiérarchies entre les différents rôles techniques dans la production de films grand public ainsi que pour la télévision : « La vidéo est intéressante, pourrait être intéressante, parce qu’on voit l’image immédiatement. Les relations techniques

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et la hiérarchie ne sont plus les mêmes, ou n’auraient plus à l’être puisque l’opérateur peut voir, ou se dire qu’être deux crée une relation intéressante, et que la vidéo vous permet d’être à deux sur une image, d’être plusieurs, de devoir être plusieurs car on voit l’image sur le champ. » L’image vidéo est non seulement vue par toute l’équipe pendant qu’elle est enregistrée, elle peut être revue sur le champ et soumise à une discussion collective. Godard proposa de tels changements pendant le tournage de Numéro deux, rendant les relations de travail nettement plus souples et distinctes. De plus, la longueur et le coût relativement modeste de la vidéo permettaient de scruter plus longuement les gens et les objets. Comme Godard le remarquait en 1975, cette nouvelle technologie leur donnait la possibilité d’intégrer plusieurs sortes d’images, des tableaux, des photos tirées des magazines, de les combiner et de réfléchir sur cet assemblage à travers de multiples techniques de postproduction peu onéreuses : « Le principal intérêt de la vidéo est qu’elle me permet de réinjecter toutes les images que je veux, et de procéder à toutes sortes de transpositions et manipulations. Elle permet en premier lieu de penser en termes d’images et non de texte. »

Sous la télévision Le travail de Sonimage est fondé sur une reconnaissance malaisée du fait que la plus profonde transformation qu’a connue la société française entre 1968 et 1973 avait moins à voir avec l’activisme politique qu’avec la montée des médias en général et de la télévision en particulier. C’est l’un des sens de la phrase « sous la communication » :

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les pays industriels furent colonisés par les médias de masse, leurs citoyens soumis à un flot ininterrompu de représentations conventionnelles. Pour Godard et Miéville, cette situation impliquait des points importants. Tout d’abord, ils percevaient cette quantité d’images en circulation comme un épais brouillard au travers duquel il était difficile de voir. Deuxièmement, toutes ces reproductions ne servaient pas à préciser ou communiquer mais plutôt à désorienter et manipuler. Ainsi, dans Comment ça va, le personnage de Marot parle d’un mur d’images qui obscurcit la réalité plutôt que de l’intérroger ou de la révéler : « On dit “le mur du son” mais il y a aussi le mur d’images, qui se transforme en mur du silence, en bruit du silence, du silence avant la tempête, de la tempête durant la nuit… la nuit fasciste… » Cet aspect de leur pensée annonçait l’argument de Jean Baudrillard, dans son texte célèbre de 1977, selon lequel les sociétés capitalistes se caractérisaient par la prolifération de l’information et de la réduction du sens, et plutôt que de faciliter la communication, l’information s’épuisait à mettre en scène la communication. Troisièmement, comme Godard le dit clairement dans Ici et ailleurs, lui et Miéville perçoivent une relation directe entre les images des médias et la formation de l’identité : « Comment trouve-t-on sa propre image dans l’ordre ou le désordre des autres, avec l’accord ou le désaccord des autres, et pour y arriver, comment arrive-t-on à créer sa propre image ? Une image de marque, c’est-à-dire une image qui marque, qui laisse une marque. » Quatrièmement, comme le remarque Marot dans Comment ça va, on retrouve au cœur du film dans le film

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cette suggestion clairvoyante que les médias modernes avaient un immense impact négatif de contamination sur la perception humaine : « Finalement, que voulait dire Odette avec cette petite vidéo ? Que la presse et la télévision étaient pourries. Et puisque nous la lisions et la regardions, notre regard était aussi pourri, comme l’étaient nos bouches et nos mains. En somme, nous avions un cancer, nous d’abord, mais nous ne l’avons pas dit. » Enfin, ils étaient pleinement conscients que cette quantité croissante d’images en circulation dans les médias allait avoir un impact sur leur propre travail et la façon dont il allait être reçu et compris. Dans Ici et ailleurs ils parlent d’un système vague et compliqué qui régit désormais la circulation et la réception des images et des sons dans lesquels le sens d’une nouvelle tentative de communiquer est détournée et infléchie par les chaînes de connotations préexistantes déjà liées au sujet traité. La première étape dans la quête de Godard et Miéville de scruter le fonctionnement et les effets de la télévision fut de se retirer de l’épicentre français, Paris. Godard souligna que leur déplacement vers Grenoble tenait avant tout à s’éloigner de Paris : « Ce n’est pas Grenoble, ce sont les provinces, et avant toute chose ce n’est pas Paris. » La décision de s’établir à Grenoble devenait un geste délibéré de résistance face au système français de centralisation de la production et distribution du cinéma et de la télévision. Cela aussi permettait un pas vers la Suisse, où Miéville, citoyenne suisse, souhaitait retourner, et permettait aussi la possibilité de collaborer avec Jean-Pierre Beauviala, où

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se trouvait également sa société de caméras Aaton. De plus, cela leur apportait une perspective d’étranger aux structures et pratiques de la télévision et de sa diffusion, leur permettant d’explorer la possibilité de faire une autre sorte de télévision locale et régionale. Cette stratégie de décentralisation tenait en partie à une prise de conscience tardive d’un des plus importants objectifs formulés en 1968 par les cinéastes et techniciens radicalisés par les événements de mai, qui avaient débattu des structures et de l’organisation des industries du cinéma et de la télévision lors des États généraux du cinéma français. Le résultat de ces discussions fut la proposition de 19 « projets » qui devaient aboutir à une restructuration en profondeur de l’industrie. Parmi les plus controversés se trouvait le Projet 4, soutenant la confrontation avec la dimension centraliste de la production culturelle dans la France gaulliste à travers une série d’initiatives dont la réorganisation complète de l’industrie cinématographique autour d’un réseau de bureaux régionaux soutenant la formation, la production et la diffusion. Ce fut en grande partie l’ampleur des propositions du Projet 4 qui mena à l’échec des États généraux à s’entendre sur une déclaration d’ensemble. Les idées soulevées dans le Projet 4 cependant peuvent être perçues comme une fondation à l’acte de Godard et Miéville de partir vers Grenoble, et d’être à l’origine de certains propos de Godard dans des entretiens donnés au milieu des années soixante-dix sur l’importance de la production régionale : « L’idéal dans l’avenir, dans une France socialiste décentralisée, serait que les films soient conçus et coproduits par les conseils municipaux ou des groupes locaux. » Comme René Prédal l’a suggéré, en mettant cette idée de régionali-

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sation en pratique, le passage de Sonimage vers Grenoble devançait de dix ans l’action du gouvernement dans ce domaine à travers la création de huit centres régionaux de production cinématographique. Il importe de souligner que Godard et Miéville n’étaient pas les seuls à explorer les nouvelles possibilités de la vidéo au début des années soixante-dix à Grenoble, où « la ville nouvelle » était sujette aux expériences avec la télévision câblée. Bien que Godard fût tout à fait au courant de ces autres tentatives, il cherchait en général à s’en éloigner : « Nous n’avons pas choisi Grenoble pour la vidéo ou la télévision câblée. Je ne l’ai pas regardée. Nous n’avions pas de produits à leur proposer. Maintenant oui, nous sommes capables d’aller les voir et voir si quelque chose peut se faire, ce dont je doute pour l’instant puisqu’elle est conçue en premier lieu en tant qu’activité culturelle. Ce sont des gens qui distribuent avant de produire. Ce qu’ils produisent est si formaté par les moyens de distribution qu’ils font le même type de programme que Chauvel sur TF1. » La position de Godard est la même que celle qu’il adopta à l’égard de la production qui doit venir avant la distribution au moment des États généraux du cinéma français. Plutôt que de mettre en avant de nouveaux réseaux de distribution et de supposer qu’il y aurait suffisamment de contenu intéressant à fournir, il proposa que le point de départ fût toujours le désir de communiquer sur un sujet donné, suivi d’une pratique distillée de ce désir en une forme précise, qui à son tour déterminerait comment elle serait distribuée. Dans des entretiens du début des années soixante-dix Godard faisait allusion à de

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vifs désaccords à ce sujet qui existaient entre d’autres cinéastes et Gorin et lui. Le même principe se trouve derrière ses doutes au sujet des expériences de télévision câblée à Grenoble : de son point de vue, elles plaçaient la charette (la distribution) avant le cheval (la production), reproduisant au niveau local – et avec des moyens très limités – un modèle de communication indésirable inspiré des grandes chaînes de télévision. La pensée de Godard, Gorin et Miéville sur ce sujet, et sur la structure des chaînes de télévision en général, rejoignait de près d’autres critiques de gauche écrivant sur les médias dans les années soixante-dix tels que Raymond Williams et Hans Magnus Enzensberger. Dans son importante étude de la télévision parue en 1974, Williams situe la spécificité de la radio et de la télévision – dans le fait qu’au contraire des technologies de communication précédentes – « elles avaient conçu la transmission et la réception en tant que processus abstraits, sans véritablement définir le contenu qui devait précéder cette étape ». Ainsi, les moyens de communication, comme il l’exprimait, précédaient la demande. Écrivant en 1970, Enzenberger rédigea un manifeste pour un usage émancipé des médias, prévoyant le projet de Godard et Miéville de bien des façons, notamment en insistant sur le contrôle collectif du processus de production, d’une programmation décentralisée, d’un retour actif du public. Ce dernier enjeu – celui de la place et de la fonction du spectateur – joue un rôle clé chez Williams et Enzensberger ; il en est de même pour Godard et Miéville, qui reviennent toujours à ce qu’ils considèrent être la structure monologique des chaînes de télévision, à cet

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enjeu de la position prédéterminée du public, et à ce défi de comment penser, s’adresser, s’impliquer auprès de ce public en tant qu’un groupe d’individus plutôt qu’une masse uniformisée. I Traduit de l’anglais par Stephen Sarrazin Michael Witt, On and Under Communication Extraits tirés de A Companion to Jean-Luc Godard in Tom Conley & T. Jefferson Kline eds © 2014 John Wiley and Sons, Inc.

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