Folies ordinaires (extrait)

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ISBN 978-2-3796-001-4 Dépôt légal octobre 2015 Imprimé dans l’Union européenne Maquette : www.lettmotif-graphisme.com

Éditions Simple Curiosité LettMotif 105, rue de Turenne 59110 La Madeleine – France Tél. 33 (0)3 66 97 46 78 Télécopie 33 (0)3 59 35 00 79 E-mail : contact@lettmotif.com www.edition-lettmotif.com


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ÉDITORIAL Ce que vous avez pris pour un simple mal de tête vous a suivi longtemps comme un bon chien. Trottant derrière vous, qu’il pleuve ou qu’il vente, haletant au soleil, s’arrêtant à l’ombre, dans vos jambes, le temps de reprendre souffle. Vous vous y êtes presque habitué, vous l’avez même attendu avant de changer de trottoir. Les années n’y ont rien fait. Mais un jour que vous vous penchiez vers lui pour le flatter (hypocrite), il a grondé, vous avez vu ses dents, il vous a sauté à la gorge. Dans ses yeux humides, quelque chose a flotté, qui vous ressemble. - C’est pas vrai, dîtes-vous faiblement. J’ai juste un peu d’insomnie. Des angoisses aussi. Je travaille trop, c’est tout. Ça va passer. Quoi ? C’est tout ce que ça vous fait ? Et ce que vous avez vu dans le miroir, après ce bain brûlant qui vous a fait l’effet d’un broyeur ? Chimère ? Ces cris dans vos oreilles ? Vous vous êtes cogné partout, même aux gens prudents. La rue vous a paru infranchissable. Ce chien a toussé à vos pieds, vous avez tremblé de longues minutes dans un angle, sans le faire voir. Ça vous a demandé un effort gigantesque. Tous ces visages, vous ne les avez pas reconnus. Jamais vous n’avez eu autant de haine. Ne dîtes pas le contraire.

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Quand j’appuie sur votre ego, ça ne vous fait pas mal ? Et là, votre âme ne s’est-elle pas un peu durcie ? Parlez-moi de cette douleur dans la région de la compassion. Mais si, on dirait un ulcère à votre humanité. Et cette grosseur sur votre orgueil ? Depuis quand cet hématome sur votre mémoire ? Cet abcès, quelle horreur, sur votre honnêteté ! Ne l’avez-vous jamais crevé ? - C’est rien, je vous dis, je manque de sommeil… - Vous ne dormez pas ? Que faites-vous de vos nuits blanches ? Tendez-vous l’oreille ? Cherchez-vous de la main un garde-fou ? Sucez-vous le coin d’un mouchoir en ânonnant ? N’entendez-vous jamais rien ? Ah… Si vous faisiez silence… Écoutez. Écoutez mieux ! Vers deux ou trois heures du matin, vous êtes ce paquebot ballant contre la vague géante. Écoutez l’absence qui habite chez vous. Écoutez les creux, les vides, les heures entre les heures. Écoutez-les dormir ceux que vous croyez tranquilles. Quand vous dérangeront-ils assez pour que vous lâchiez le chien ? Écoutez les bruits licites des téléviseurs et ceux, imperceptibles, des âmes libres lâchées dans l’éther. Écoutez les fous ordinaires s’agiter dans leur sommeil. Pourquoi seulement dans leur sommeil ? - Ils se couchent probablement vers vingt-trois heures… - Vous voyez, vous avez fait attention. - Tous ensemble. Car leurs fenêtres s’éteignent d’un coup. Ils s’étirent, ajustent leur pyjama, mais, pris d’un doute, rallument dans la cuisine. Vont-ils mettre les bols pour le déjeuner sur la table ou vérifier s’ils ont

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bien fermé le gaz ? Vont-ils pleurer aux toilettes discrètement ? Vont-ils faire leur valise et partir sans un mot ? Non. Tout va bien. Ils vont bien. La cuisine s’éteint. Ils se cognent au buffet depuis dix ans. Leur gros orteil en est tout meurtri. Une callosité est apparue à l’endroit du coup. Ils jurent en passant la porte de la chambre, tâtent leurs fesses et, au chevet, retirent leurs pantoufles, les poussent un peu dans l’ombre d’un pied craintif, sous le lit où attend le chien. Ils rabattent la couverture, tapotent les oreillers. Dans les craquements conjoints du sommier et de leurs vertèbres, s’effondrent enfin. Le temps que leur corps creuse sa place comme dans un sable mou, qu’un raclement de gorge les libère de quelques mucosités inconfortables, le temps d’un pet, d’une exhalaison mentholée au ras des draps fleuris, repassés du matin à grands coups de reins par une épouse inconsolable et appliquée, le temps d’un battement de cils, le sommeil les emporte. Ils oublieront tout, du monde perdu et des saloperies. Le matin les recrachera, presque intacts. Ils sont des pastilles dures. Il restera peut-être une écharde dans leur tête. Mais plus le soleil mangera la terrasse, plus ils oublieront la guerre qu’ils font la nuit. Alors ils pourront se lever.

- Vous voyez, vous savez. - Oui, ma souffrance est patiente. Regardez ce chien, il n’aboie jamais ; il est beau, il est terrible, un cerbère immobile. Il est partout : sur le divan des psychiatres,

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dans les boudoirs veloutés des solitaires, dans les rues longues, dans les chambres d’enfant, les corridors où l’on se cogne dès que l’on est deux. Dans la difficulté d’être et dans celle, incommensurable, d’aimer. Dans ces milliards d’appels au secours inaudibles qui devraient nous arracher au sommeil mais nous tétanisent, au beau milieu de l’abandon, dans ces bateaux amarrés que sont ces lits, par ces voies non navigables que sont nos vies croisées. Dans les pots, les vieux, qui font les meilleures soupes, dans les écoles où rêvent à contrecœur quelques enfants encore, dans les familles closes. Dans chaque regard aussi clair et certain soit-il de son inaltérabilité. Dans l’œil des armes, dans les étoiles jaunes… Ma souffrance est patiente, appuyée au garde-fou. Ma fêlure. Et la vôtre. Et celle, stridente, des hommes ensemble, penchés sur elle comme sur un charnier qui ne les regarde pas. Je suis fatigué de vous parler… Et vous, que faites-vous après minuit ? - Moi, j’ôte mon armure, je regarde le cube noir qui remplit ma maison de jour comme de nuit. Je le regarde en face et j’entre dedans. Annick Delacroix

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Quand j’appuie sur votre ego, ça ne vous fait pas mal ? Et là, votre âme ne s’est-elle pas un peu durcie ? Parlez-moi de cette douleur dans la région de la compassion. Mais si, on dirait un ulcère à votre humanité. Et cette grosseur sur votre orgueil ? Depuis quand cet hématome sur votre mémoire ? Cet abcès, quelle horreur, sur votre honnêteté ! Ne l’avez-vous jamais crevé ?

Robert Inard d’Argence Fou ? Ouf ! 7 Bernard Cosson Lettre ouverte à celui ou celle dont la raison résonne 11 Odon Abbal Le XXe siècle ou l’épanouissement de la folie ordinaire 15 Paul Carbone Folies ordinaires 23 Michel Butel Une passante 27 Michel Leydier Monsieur le Juge 29 Michel Perdrial Je suis 39 Marie-Claire Moore Les mouches 41 Jean-Paul Gavard-Perret Le froid 47 Pascal Hérault Les naufragés 59 Annick Delacroix Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair 75 Pascal Gasquet Ma chute vers le ciel 79 Christiane Stoll Le papillon grave 87 Hélène Prince Secret 99 Bernard Mazo La vie calcinée 105 Chrystel Guène White-spirit 107 Leslie Scybère 109 113 Annick Delacroix Quelque chose que le garçon a dit 127 Guy de Maupassant Du 6 au 14 août 131


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