Revue Mondes du cinéma 6 (extrait)

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JEAN-PAUL

FARGIER TRAMES ET TRAJETS: L’ÉCRIT/L’IMAGE/LA PAROLE PARTIE DIRIGÉE PAR STEPHEN SARRAZIN



JEAN-PAUL FARGIER PARCOURS

THINGS HAVE GOT TO CHANGE STEPHEN SARRAZIN

La vidéo ne se trouvait pas à l’étage, mais au sous-sol du Studio 43, influente petite salle d’art et d’essai à Paris, que dirigeait Dominique Paini. Le choc d’y découvrir de la vidéo dans une salle de « cinéma » en France et y croiser le nom de Jean-Paul Fargier pour la première fois. Puis une seconde, déterminante, via une invitation de la revue Art Press pour assister à la projection de Godard/Sollers : l’entretien 1/. Et la rencontre dans le quartier d’enfance de François Truffaut,

1. À cette époque, encore étudiant, je commençais à écrire pour des revues d’art contemporain, de Parachute à Flash Art. Le lien avec Art Press existait déjà, une revue à laquelle j’allais collaborer durant les années quatre-vingt-dix, à l’invitation de Jean-Paul Fargier. J’avais pu découvrir son Paradis vidéo, qui m’avait ébloui. Mais l’expérience du Godard-Sollers : l’entretien, cette captation de la pensée, ce jeu de tennis d’un cadre à l’autre, sur un seul moniteur, fut l’une de ces œuvres majeures qui me permirent de penser autrement le mouvement d’une image, au-delà des repères du cinéma et de la télévision. Plus tard, notre première rencontre se fit dans le cadre d’un entretien pour un numéro thématique de la revue Parachute, que j’allais coordonner, autour de cinéma et postmodernité (la fin des années quatre-vingt…). Les propos de Jean-Paul Fargier rendirent caduque cette appellation. Plus tard je dirai à mes étudiants pour bien mesurer ce que devait le cinéma à la vidéo : pas de Cameron sans Paik.

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qui fut longtemps son fief, et les premiers échanges qui devaient sceller une amitié, complicité affective et respectueuse. Sa voix assurée qui soutenait cette proposition qu’une fois entouré de fondements et repères (culturels/ esthétiques/théoriques), on pouvait se permettre d’être curieux de tout le reste. Dans son enseignement, ses essais, ses réalisations, Jean-Paul Fargier a suivi cette ligne de conduite, en compagnie de Jean-Daniel Pollet, Jean-Luc Godard, Nam June Paik et Philippe Sollers, ne s’interdisant aucun détour, de l’église à la masturbation. Affubler son œuvre protéiforme d’un titre référentiel à l’une des nombreuses figures de la culture qui l’ont accompagné depuis quarante ans allait s’imposer pour lancer le jeu. Ici, plutôt que cette bande des quatre, et tant d’autres qui traverseront ce dossier qui lui est consacré, nous retenons celui de cet album de 1971 d’Archie Shepp, Things Have Got to Change, car ce qui anime depuis toujours le projet de Jean-Paul Fargier tient à ouvrir l’image à d’autres champs de création, d’autres paroles, d’autres terrains de diffusion. Il fut un des piliers de cette première génération composée de chercheurs venus du cinéma, de la littérature, des beauxarts, à produire un discours sur la vidéo. En France, il marque un pas d’avance en déplaçant finement une réflexion sur le cinéma militant vers celle d’une spécificité de l’image vidéo. Très vite, les œuvres de Nam June Paik et plus tard celles de Bill Viola, auxquels il a consacré des ouvrages 2/, l’incitent à élargir son propos sur l’image. Ce parcours sera

2. Nam June Paik, Art Press, 1989 ; The Reflecting Pool, Yellow Now, 2005, et Bill Viola, au fil du temps, De l’incidence éditeur, 2014.

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souligné à travers les textes de ce dossier qui lui est consacré, de la création, avec Gérard Leblanc, de la revue cinéma d’extrême gauche, Cinéthique (où Godard passait le balai) à ses chroniques vidéo dans les Cahiers du Cinéma, Art Press et Le Monde, de ses cours d’analyse et d’histoire de la vidéo à Paris 8 au passage à l’acte, à la création, la réalisation de travaux vidéos. Il faut souligner le rôle qu’il allait jouer, aux côtés de réalisateurs tels que Stefaan Decostere, Ken Kobland ou Scott Rankin, dans l’avènement du documentaire de création. Ce genre appartient à l’histoire de la vidéo, et depuis la télévision s’en est emparée. Relevant davantage de l’essai, le documentaire de création privilégiait le point de vue subjectif du réalisateur sur son sujet. Un regard assumé exigeait une pensée : que dire et comment le montrer. La postproduction intervient de façon affichée, les trucages abondent. Mais avant le tournage, avant les effets d’images, il y a l’écriture d’un projet, une histoire à raconter, une hypothèse à proposer. Et c’est ce qui distingue une fois de plus l’œuvre de Jean-Paul Fargier. Chaque projet devient une aventure de la narration, un jeu de récits, du suspense au cœur de l’enquête pour remonter aux propriétaires de L’Origine du Monde de Courbet, au journal de bord en remontant les courants d’eau avec la Korrigane. L’aventure d’une forme à venir commence là, dans la rédaction des scénarios, qui seront ultérieurement narrés par des voix singulières, dont celles de remarquables comédiens français qui lui sont toujours fidèles. Et pour JeanPaul Fargier, le lien est noué avec Marcel Moussy, figure

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historique de la télévision française à ses débuts et présent au générique des 400 Coups de François Truffaut. Une véritable histoire de territoire. Aujourd’hui le moment est à l’archive, à la conservation d’une histoire de cette période en France où se croisaient ce nouveau médium, militantismes divers et outils théoriques. À la restitution des enjeux soulevés par des figures que JPF côtoya de près, de Carole Roussopoulos au collectif vidéo Grand Canal. Une histoire dont il fut le chroniqueur principal et qui voit, plus tard, l’arrivée des deux autres penseurs influents, chacun muni de son fondateur d’une histoire de la vidéo : Anne-Marie Duguet, avec Jean-Christophe Averty, et Raymond Bellour, qui repense l’œuvre de Chris Marker. Une histoire qui dut attendre l’essoufflement d’un pouvoir muséologique en place et l’arrivée de nouveaux chercheurs qui devaient, comme c’est désormais le cas dans cette ère post-Foucault, démonter les grilles chancelantes de ces mécanismes dominants afin d’investir un territoire devenu méconnu. Jean-Paul Fargier s’engagea de pied ferme dans la constitution d’un corpus français, en soutenant puis en programmant dans les festivals vidéos les œuvres de ses contemporains. Un seul artiste vidéo français reçut les éloges de ce courant défendu par JPF et celui muré de Beaubourg : Thierry Kuntzel. Mais pour JPF, cela ne suffisait pas. Il en fera un combat, déterminé à voir une pratique vidéo française entrer dans les galeries et les musées. Et lorsque les portes se sont enfin ouvertes, ce fut pour en accueillir une autre, une pratique contemporaine (incarnée

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par des artistes tels que Douglas Gordon, Pierre Huyghe ou Matthew Barney) qui avait renouée des liens avec le cinéma, qui reçut peu d’éloges de sa part. Cette spécificité vidéo qu’il défendait, celle de Paik, de la simultanéité et du temps réel, de la matérialité du signal et de la postproduction, trouva refuge dans les années 80 et 90 sur les chaînes télévisuelles, de France Télévisions à Canal +, de la Sept à Arte, avant d’investir les chaînes câblées. Cet engagement auprès de la vidéo française, son action dans les festivals le distinguent et l’isolent des musées parisiens qui n’ont toujours pas laissé entrer ces productions, y compris à titre rétrospectif. De cette génération, qui comptait également Michel Jaffrennou et Alain Longuet, seul le remarquable Robert Cahen, l’Art Garfunkel de la vidéo, fut désigné en tant qu’incarnation d’une époque. Et pourtant, pendant des années, Jean-Paul Fargier sera également un compagnon de route des musées : le Centre Pompidou, le Louvre, le Musée d’Orsay sont ses coproducteurs. Nous en venons à la véritable différence : tout en poursuivant une pratique d’enseignant et de critique, JeanPaul Fargier s’empara des outils (comme le firent ses maîtres de la Nouvelle Vague, issus des Cahiers) et se mit tout d’abord à créer des vidéos militantes et expérimentales, les célèbres Notes d’un Magnétoscopeur, des mises en images de textes de Philippe Sollers, en collaboration avec l’auteur, des interprétations des poèmes d’Armand Robin avec le chorégraphe Jean-Claude Gallotta, avant de devenir réalisateur de documentaires culturels, ayant signé à ce jour plus d’une centaine de films.

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Au cours des années quatre-vingt, il enchaîne les projets de créations, les collaborations, son Paradis vidéo avec Philippe Sollers est présenté au Centre Pompidou, il crée des installations, intervient également en tant que commissaire… Une décennie qui se clôt sur une courte vidéo de quatre minutes, une commande de la chaîne espagnole TVE pour leur série El Arte del Video, une commande passée également à Bill Viola, les Vasulka, Stefaan Decostere. Trinité, tournée dans l’église du même nom (où Olivier Messiaen fut organiste), compose un vitrail vidéo fait d’images d’une messe, une croix assemblée d’instants émouvants comme ceux d’Éric Rohmer dans Ma nuit chez Maud, lorsque Trintignant y croise Barrault 3/. Jean-Paul Fargier opère cette synthèse du sacré et de la postproduction, de Godard et de Paik, et s’annonce comme orfèvre, virtuose du dispositif de l’image. Ses Notes du Magnétoscopeur avaient été diffusées à la télévision, mais ce sont les années quatre-vingt-dix qui font de lui un réalisateur. Une décennie qui s’ouvre dès 1990 sur un portrait désormais incontournable de Nam June Paik, coproduit par Canal + et Beaubourg, Play it Again Nam. Et c’est parti pour une succession de portraits de peintres, d’écrivains, d’explorations culturelles, mais aussi scientifiques, gastronomiques, anthropologiques, érotiques, qui produiront des chefs-d’œuvre sur Courbet, Man Ray, Cocteau, une collaboration scintillante avec Jacques Derrida (ses Mémoires d’aveugles, au Louvre). Il n’abandonnera

3. Son œuvre est ponctuée de rencontres avec le religieux. Une réalisation récente, composée de trois films pour France Télévisions, mettait en image d’anciens poèmes protestants, récités par les comédiens Charles Berling, Denis Podalydès, Christian Rist, Diane Nidermann, et la cantatrice Anne Azéma.

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Trinité : midi pile.

jamais, en tant que créateur, la technique, fermant les yeux tout en n’étant jamais dupe, devant les nouvelles esthétiques vidéo qui vont investir le champ de l’art contemporain, du low tech à l’arrivée des dispositifs cinématographiques. Son art de l’image en mouvement provient d’un parcours auquel il reste fidèle, conscient, lucide que ces effets, ces manipulations, ces trucages, feront un jour une fois de plus l’objet de nombreuses thèses historiques. Près de vingt-cinq ans après le portrait de Paik, JPF tourna celui de l’autre artiste vidéo indispensable à sa vision du médium, Bill Viola. Son Expérience de l’infini, réalisé dans le cadre de l’exposition au Grand Palais à Paris, se fit dans des conditions plus modestes que celui du Paik. La même chaleur, le même enthousiasme et un regard incisif,

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maîtrisé, à l’écoute de Viola, y sont présents, mais captant sur le vif ce qu’il lui faut pour que le spectateur entende bien ce « vu par Fargier » : dépasser cette cosmogonie de l’artiste pour atteindre le dispositif. Petites ironies de l’histoire : 1990 fut également l’année de la grande exposition Passages de l’image, au Centre Georges Pompidou, sous l’égide de Raymond Bellour et Christine Van Asche, dans laquelle Bill Viola occupait déjà une place de choix. Une manifestation éblouissante qui allait confirmer les acquis et les exclus de la vidéo et du media art vu par la France. Et vingt-cinq ans plus tard, à l’auditorium du Grand Palais, enfin, Jean-Paul Fargier avec Raymond Bellour et Anne-Marie Duguet étaient rassemblés pour parler de Viola. Changement infime, mais déjà une différence. Au cours de plus de quarante ans d’activité de création et de réflexion, Jean-Paul Fargier aura répété ceci avec douceur, hargne, en rigolant, en réfutant, mais surtout en donnant : things have got to change. ////////////

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FLASH-BACK SUR « L’AGE CINETIQUE » DE JEAN-PAUL

FARGIER D AV I D FA R O U LT

Jean-Paul Fargier a pris part à la revue et au collectif Cinéthique 1/ de 1969 à 1974.

1. Cinéthique fut le nom d’une revue de cinéma militante (entre 1969 et 1985) et d’un groupe constitué autour d’elle qui prit en charge bien vite des activités de diffusion de films et d’animations autour des projections, puis à partir de 1973, étendit ses activités à la réalisation de films militants. Je reprends ici l’usage pratiqué dans ma thèse partiellement consacrée à ce groupe (David Faroult, Avant-garde politique et avant-garde esthétique. Cinéthique et le « groupe » Dziga Vertov, sous la direction de Gérard Leblanc, soutenue le 11 décembre 2002, Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle). Quand il est question strictement de la revue, j’écris le titre Cinéthique en italiques, et sans italiques quand il est question du groupe. « La théorie à l’âge Cinéthique » est le titre de la deuxième partie de l’ouvrage cité ci-après.

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1994 Mon premier jour à l’université est un cours avec JeanPaul Fargier : impression d’emblée qu’il s’agit d’un repas amical auquel nous sommes conviés. Nous sommes dans la cuisine de notre hôte, chacun doit apporter quelques ingrédients et contribuer à préparer le dîner qui sera l’œuvre de tous, et le moment de convivialité, sans chichis, tient dans une continuité de la préparation et de la dégustation. De séance en séance, ceux qui n’aspirent qu’à être gavés de la parole d’un maître désertent, nous laissant entre nous, ceux qui découvrent joyeusement leurs capacités propres en jouant le jeu de suivre dans sa cuisine ce chercheur qui tâtonne et officie en veillant à ce que chacun nourrisse tout le monde. Nous regardons les films ensemble et en parlons. Chacun peut soumettre au groupe ses propositions et elles sont accueillies, mais c’est toujours Jean-Paul Fargier qui tient le menu.

2010 Au moment d’introduire son recueil Ciné et TV vont en vidéo (Avis de tempête), Jean-Paul Fargier a des mots durs pour caractériser sa période au sein du groupe et de la revue Cinéthique entre 1969 et 1974. Il y évoque 2/ : « Cinéthique et son style rigide, dogmatique, impersonnel, […]. De Mao à “moa” : je ne suis pas le seul à m’être sauvé de l’enfer d’une pensée grégaire par le refus de l’anonymat. Ce fut un trait de l’époque. Un parcours obligé pour qui désirait continuer à être après avoir touché le fond d’un certain discours théorique. Dire

2. Cf. Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en vidéo (Avis de tempête), De l’incidence éditeur, Paris, 2010, pp. 7-8.

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“je” après l’expérience d’une écriture péremptoire, bardée de certitudes objectives, débitées en forme de “thèses de base” à coup de syllogismes irréfutables, devenait une nécessité thérapeutique… pour l’écriture même. »

Plus loin il s’interroge : « Comment ai-je pu écrire ceci ? » et évoque le « style sévère » de ses « années Mao ».

1976 « Pour le dépérissement du cinéma militant » de JeanPaul Fargier 3/ est un texte vigoureux, polémique, et conformément à ce choix de ton, il s’autorise des formulations qui admettraient bien sûr des contre-exemples. Il témoigne d’abord d’une exaspération du cinéma militant de la part de quelqu’un qui l’a théorisé et pratiqué assidûment pendant les huit années précédentes et, dans son contexte, de l’émancipation de son auteur. Dans un style qui est devenu le sien, Jean-Paul Fargier trouve des formules frappantes pour désigner ce qui cloche dans l’abondance des films militants qui fleurissent depuis 1968. La métonymie qui y est pratiquée, c’est « le parti pour le tout », écrit-il. Mais le plus frappant, dans ce texte, c’est que le rejet du cinéma militant qu’il y déclare participe du même mouvement qui rejette comme obsolète la forme politique du parti léniniste, face à la floraison des mouvements qui sont apparus depuis mai 68. La phrase est éloquente: « Ainsi, depuis Mai 1968 à travers Lip, le Larzac, Cerisay, à travers les luttes des immigrés, les luttes des femmes, les luttes des jeunes,

3. Jean-Paul Fargier, « Pour le dépérissement du cinéma militant » in Cinéma d’aujourd’hui, n°5-6 : Cinéma militant. Histoire. Structures. Méthodes. Idéologie et esthétique (dossier établi sous la direction de Guy Hennebelle), mars-avril 1976, pp. 162-167.

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soldats ou chômeurs, les luttes des psychiatrisés et des gardefous, la lutte anti-nucléaire, les luttes des consommateurs-consommés, des urbanisateurs et des urbanisés, des transportés, des amusés, des scolarisés, sans oublier les “minorités” nationales, à travers la floraison des groupes d’information sur, des mouvements pour la liberté de, des fronts de libération de, des comités d’action, des associations pour la sauvegarde de, on assiste à l’explosion de la lutte des classes, à sa dissémination et à la revitalisation des formes de lutte et d’organisation communautaires et populaires que le jacobinisme léniniste ou social-démocrate (c’est à peu près la même chose) avait toujours tenu en lisière, ravalées au rôle de courroies de transmission ; on assiste et on participe à l’entrée en lutte, en toute autonomie, de gens et de couches sociales que l’économie léniniste et sociale-démocrate avait condamnés et condamne encore à attendre de meilleurs jours pour voir leurs conditions de vie se transformer, des gens que l’ouvriérisme léniniste traitait en forces d’appoint, des ouvriers qui veulent tout, tout de suite. »

À l’élan de cette lecture « débolchévisée » de l’évolution frappante des luttes après 1968, il faut apporter néanmoins un bémol : elle est précédé d’un diagnostic dont le moins qu’on puisse en dire, c’est que l’histoire l’a malheureusement démenti : « Si Mao a raison, si l’impérialisme va actuellement sur son déclin – et ce que j’observe autour de moi me permet de penser qu’il en est bien ainsi… »

L’impérialisme n’a certes pas décliné, loin s’en faut. Pour autant, l’exaspération d’un didactisme qui prévalait dans le cinéma militant, de son lien avec la hiérarchisation et la centralisation léniniste en matière d’organisation avait déjà conduit Jean-Paul Fargier pendant qu’il conduisait encore son travail à Cinéthique à mener une expérience « double » : « Car, comme j’aimais la vie, la vie et le cinéma, le cinéma et les gens, je m’étais mis – en douce et en vidéo – à faire autre chose,

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exactement le contraire des recettes théoriques imprimées avec superbe dans la revue qui se sous-titrait avec une fausse modestie : “contribution” à une politique culturelle marxiste-léniniste (feinte d’une doctrine qui ne veut avouer qu’il n’existe, pour elle, qu’un seul chemin pour relier deux points – la ligne droite). »

Jean-Paul Fargier compte en effet tôt parmi la poignée de pionniers qui, à la suite de Jean-Luc Godard ou de Carole et Paul Roussopoulos, se sont saisis des outils vidéo, disponibles depuis peu, pour en inventer les usages militants. Un autre pionnier de la vidéo (côté « art vidéo »), Bill Viola, avouait il y a peu devant la caméra de Jean-Paul Fargier que son attirance pour cette technique venait de ce que le son et l’image y sont indissociables. Aux antipodes de ce cinéma militant où « 99 fois sur 100, on monte sur le son, on monte sur la parole. L’image accompagne le son, suit comme elle peut, fait de la figuration. »

À peu près au même moment que Jean-Luc Godard, Jean-Paul Fargier s’éloigne du marxisme-léninisme par une voie anti-autoritaire, soucieuse de l’égalité, non pas comme inaccessible horizon, mais comme façon de vivre ici et maintenant. Il y a lieu bien sûr, de resituer ce texte dans son contexte: un certain « terrorisme » intellectuel du militantisme, dans lequel tout doute, questionnement, tâtonnement, pouvait être vécu par certains comme relevant aussitôt d’une trahison, d’une renégation, d’un abandon. On conçoit alors que celui qui ne perd pas de vue le but de tout cela, s’impatiente du carcan qui n’est plus attentif qu’à une fidélité rituelle aux médiations et aux formes, pourtant nécessairement historiquement situées, prises par l’engagement dans le cinéma militant.

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1973 (ou « mars 1974 4/ » ?) Je ne sais plus si la lettre de rupture de Jean-Paul Fargier avec Cinéthique, que j’ai pu apercevoir un instant chez son dépositaire il y a une dizaine d’années, est datée de 1973 ou 1974. En tout cas, lorsque je le questionnais à ce propos à la fin des années 1990, Jean-Paul Fargier me décrivait comme un moment déclencheur de cette rupture une certaine réunion du groupe Cinéthique de septembre 1973. Au lendemain de l’assassinat d’Allende et du coup d’État de Pinochet au Chili, un des principaux animateurs-théoriciens marxistes-léninistes de la revue déclarait sans ciller que les sociaux-démocrates n’avaient là « que ce qu’ils méritaient » : sous-entendu, bien sûr, que s’ils avaient été des marxistes-léninistes conséquents, ils se seraient autrement préparés – militairement, s’entend – à un assaut violent contre l’Unité Populaire. En me le racontant, Jean-Paul Fargier concentrait dans ce moment tout ce qui ne pouvait pas, ou plus, lui convenir sensiblement, donc politiquement dans cet anti-humanisme théorique (qui était haut revendiqué par Althusser et ses disciples). Son interlocuteur ne voyait le Chili que comme un lieu d’exercice supplémentaire de la valeur théorique du marxisme-léninisme, contre l’invalidité des stratégies sociales-démocrates. Jean-Paul Fargier partageait alors à peu près toutes les critiques de gauche qu’on pouvait adresser à Allende, et qui du reste lui étaient adressées de l’intérieur du Chili par plusieurs courants d’extrême-gauche. Mais la politique n’est pas réductible à des équations théoriques, et l’on peut songer à Brecht évoquant Karl Korsch comme « un homme désabusé » : 4. Cf. Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en vidéo (Avis de tempête), Op. cit., p. 8 : « […] Cinéthique (que je quitte en mars 74) […] ».

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« Les choses auxquelles il a eu part n’ont pas pris le cours qu’il avait imaginé. Il n’en impute pas la faute à ses imaginations, mais aux choses qui ont pris un cours différent 5/. »

Contrairement à son interlocuteur, Jean-Paul Fargier avait eu une activité de militant autour de 1968 (au sein de l’aile gauche du PSU) : est-ce pour cela qu’à ses yeux la question d’une préparation militaire n’était pas une question théorique, mais bel et bien celle de l’état où se trouvaient les militants chiliens, et notamment l’irruption pour chacun d’eux de la question terrible de tenir des armes soi-même, et le cas échéant d’en user pour tuer ? Il était alors occupé avec Gérard Leblanc à finir le premier film de Cinéthique, Quand on aime la vie, on va au cinéma, dont le titre parodiait le slogan d’une campagne promotionnelle du CNC, ce film pour lequel Truffaut avait pris en charge les frais de coûteux trucages en laboratoire 6/. Ces mêmes trucages que la vidéo devait rendre dorénavant possibles sans autre dépense que l’équipement. Dans la maturation de son départ de Cinéthique après ce film, « monstre » qu’il a bien vite rejeté 7/, Jean-Paul Fargier laisse sans suite ce qui était annoncé comme la première livraison d’une série d’articles consacrée à Dziga

5. Cf. Bertolt Brecht, « Mon professeur » in Écrits sur la politique et la société, L’Arche, Paris, 1970, pp. 56-57. On y lit notamment dans les lignes suivantes : « Il m’arrive de penser que si cette foi était moins grande [dans le prolétariat], il se sentirait obligé d’en faire davantage. » « Mon professeur sert la cause de la liberté. Il s’est, quant à lui, assez largement libéré de toutes sortes de tâches désagréables. C’est pourquoi il m’arrive de croire que, s’il attachait moins de prix à sa propre liberté, il pourrait faire davantage pour la cause de la liberté. » 6. Cf. Jean-Paul Fargier, Ciné et TV vont en vidéo (Avis de tempête), Op. cit., pp. 105-106.) À la lettre qu’ils adressèrent à François Truffaut pour solliciter son aide, celui-ci répondit que c’était la première fois qu’il comprenait un texte de Cinéthique…

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