Hideo Gosha (tome 2, extrait)

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SA VIE SES FILMS


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Hitokiri Une coproduction Katsu Productions-Fuji Télévision pour Daiei Réalisation : Hideo Gosha Production : Shichiro Murakami, Takashi Norimoto Producteur exécutif : Masanori Sanada Scénario : Shinobu Hashimoto, d’après la nouvelle de Ryotaro Shiba Directeur de la photographie: Fujio Morita Directeur artistique: Yoshinobu Nishioka Musique : Masaru Sato Montage : Kanji Suganuma (et Toshio Taniguchi, non crédité) Chorégraphie des combats et cascades : Kentarô Yuasa. Interprètes : Shintaro Katsu (Izo Okada), Tatsuya Nakadai (Takechi Hanpeita), Yukio Mishima (Shinbei Tanaka), Mitsuko Baisho (La prostituée Omino), Takumi Shinjo (la princesse Aya Anenokoji), Ryutaro Tatsumi (Toyo Yoshida), Yujiro Ishihara (Ryoma Sakamoto). 140 minutes. Sortie au Japon : le 9 août 1969.

Résumé 1862. Province de Tosa, village de Tanizato. Endetté jusqu’au cou, Izo Okada se voit contraint de vendre ses terres et son titre de samouraï. Il est alors engagé comme « hitokiri » (tueur) par le samouraï de haut rang Takechi Hanpeita ; partisan de la faction « sonno jôi undô » (« Révérons l’empereur et chassons les barbares ») et soutien du prince Anenokoji, le plus activiste des nobles, Hanpeita projette, à l’instar des clans Satsuma et Choshu, de renverser le shogunat Tokugawa pour réinstaurer les pouvoirs de l’Empereur. Cette ambition passe notamment par l’assassinat de plusieurs figures réformistes de la politique nippone d’alors, comme Toyo Yoshida, partisan de l’ouverture du Japon à l’étranger. Dans un premier temps, Hanpei demande à Izo d’observer le meurtre de Yoshida pour apprendre à tuer en criant « Tenchu ! » (« Châtiment divin ! ») Puis il envoie Okada tuer Seiichiro Honma, un « loyaliste » soupçonné d’être un espion à la solde du shogunat.

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Le suzerain du fief de Tosa dépêche un enquêteur pour élucider le meurtre de Yoshida, qui bénéficiait des faveurs de l’Empereur. Hanpeita décide alors d’exclure Okada d’une mission consistant à assassiner plusieurs magistrats dans l’auberge d’Ishibe. En vain. Se joignant in extremis à l’embuscade, Okada parvient à occire les deux magistrats. Furieux, Hanpeita lui somme de se tenir à l’écart des activités du clan. Izo est alors démarché par Sakamoto Ryoma, qui lui demande de protéger Kaishu Katsu, « chien de garde » du shogunat, car il pense que cela rendrait service à Hanpeita. Ce faisant, Izo tue sans le savoir plusieurs samouraïs du clan Choshu. Après avoir été durement sermonné par Hanpeita, Izo décide de couper tout lien avec ce dernier et de proposer ses services à d’autres clans, qui le rejettent à tour de rôle… La déchéance d’Izo Okada ne fait alors que commencer, d’autant qu’il voit aussi s’éloigner de lui la femme qu’il aime, la prostituée Omino…

Commentaire Maître-chien Sans doute conscient qu’il retravaillait à l’excès les motifs de son « maître à filmer », Hideo Gosha n’avait pas su dépasser avec Goyôkin le stade du film un peu trop générique, référentiel et déférent, aussi bien vis-à-vis d’Akira Kurosawa que de Masaki Kobayashi. Il n’en poursuivait pas moins sa propre ascension artistique, au point d’aboutir à la première véritable apothéose de son cinéma « hybride et hérétique », au sein d’un temple du « jidai geki » déclinant, le grand studio kyotoïte de la Daiei. Antithèse et complément de Goyôkin, Hitokiri présente un samouraï d’en bas, de basse caste et donc « impur » (car d’origine paysanne, à l’instar du « samouraï patate » des Trois Samouraïs hors la loi), ne rechignant pas à tuer pour gravir les échelons de la société féodale, à l’inverse du personnage de Goyôkin qui, défait de ses illusions, abandonnait son rang et cette même société pour ne plus avoir à tuer. Les deux personnages sont semblablement pris au piège d’une société en mutation, en proie à de violents conflits politiques et économiques. Dès les premières images, la proximité de la mer (rappelant la présence de l’eau dans Le Sang du damné) tend à suggérer que les personnages seront confrontés aux flots impétueux de leur destin, au risque de terminer fossilisés dans les sables ou emportés par les vagues… Gosha reprendrait l’esthétique des premières séquences

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d’Hitokiri avec un véritable décuplement mélancolique dans Shusshô iwai. Comme le dit très justement le journaliste Stephen Hunter, « en prenant de l’âge, Hideo Gosha a mûri. Comme pour tout artiste, ses premiers films sont plus simples et directs, tandis que Goyôkin est plus élaboré, et Hitokiri plus radical, comme pour mieux enfoncer le clou. » Hitokiri constitue à cet égard un profond et radical état des lieux esthétique et émotionnel du « chambara » de Gosha, entre un cinéma de type « mûdo-ha », fondé en grande partie sur le mouvement et le montage, un cinéma cinétique, et une veine plus proche du classicisme, et formaliste de type « konte-ha », fondée sur un découpage plus posé épousant au plus près les sentiments de ses personnages, avec une gestion plus mûre de la temporalité recueillant les influences de Masaki Kobayashi et Kenji Mizoguchi – sans toutefois chercher à instaurer le lyrisme de ce dernier. Hitokiri relie par ailleurs, plus nettement encore, l’univers des samouraïs à celui, non moins significatif, car inscrit dans la vie même du cinéaste, du « bas peuple » nippon, des bas-fonds sociaux : les prostituées, les proxénètes « zegen », les joueurs et joueuses de cartes, les geishas de bas rang, les prostituées, et les paysans pauvres, Izo Okada étant de la classe des « goshi », des paysans-samouraïs souvent issus de clans déchus… Ce qui apparaissait dans Goyôkin comme un motif (trop) secondaire et picaresque acquiert dès lors une force et une authenticité nouvelles, à travers la relation charnelle entre ce même samouraï-paysan et une prostituée, dépeinte avec une intensité charnelle digne du cinéma de Shohei Imamura, dépassant aisément toute la filmographie du « pinku eiga », excepté peut-être quelques titres de Tatsumi Kumashiro… Izo Okada est à cet égard, sans doute, le tout premier samouraï ouvertement sexué et sexuel du cinéma d’Hideo Gosha, l’esprit du Bushidô basculant (enfin) vers la chair et l’art d’en jouir… Hitokiri est aussi l’éducation morale et amoureuse d’un homme. En achetant Omino, Izo a acheté un corps, comme il se plaît à le répéter, mais il ne réalisera que trop tard que l’amour et les sentiments, inversement, ne se monnaient pas. Cette prise de conscience n’interviendra qu’une fois ses faiblesses d’homme mises à nu. Plus que ses adversaires ou son seigneur (son « maître »), c’est Omino, geisha de basse extraction, qui terrassera la virilité d’Izo, en dévoilant ses faiblesses d’homme fébrile et confus, et peu

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adepte de l’exploitation de son intellect (ce que la critique nippone reprochait aussi au cinéaste Gosha). Un élément du scénario présageant des films réalisés par Gosha dans les années quatre-vingt, comme La Proie de l’homme, et la vie même du cinéaste, parangon de virilité littéralement anéanti par la « révolte » de sa propre épouse, rejoignant en cela la brillante analyse de Gilles Boulenger sur l’homo japonicus « incapable de se rendre compte, si ce n’est en agissant cruellement, de l’amour que lui porte la femme. » Hitokiri est donc un « chambara » bien différent de Goyôkin, en cela qu’il expose un peu plus les failles dans la virilité d’un personnage plus proche de Gosha que ne l’était Magobei, incarnation plus romantique et idéalisée du noble et digne samouraï. Hideo Gosha n’hésiterait d’ailleurs pas à confier que le personnage d’Izo Okada était très proche de lui-même et qu’il y avait projeté ses propres faiblesses, lovées derrière une force « trop » apparente (à l’inverse d’un personnage comme Magobei, dépositaire des dernières lueurs de son idéalisme). Cet aveu très « bovarien »

Comme un temporaire passage de relais… Hanpeita (Tatsuya Nakadai) et son chien fou, Izo Okada (Shintaro Katsu), samouraï d’extraction paysanne. C’est aussi la rencontre de deux styles de jeu opposés.


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autorise de fait une comparaison intime entre les deux hommes, entre la fiction de l’un et la vie privée de l’autre… et inversement ! Souvent perçu comme un parangon de virilité, un yakuza, un homme « peu raffiné », peu dégrossi, Gosha semblait conjuguer tous les défauts de l’Izo dépeint au début du film, être physique, d’apparence un peu fruste, issu de la marge, pas nécessairement attaché aux idéologies dominantes, en quête d’estime, d’amourpropre, de dignité, solitaire dans l’âme ou par la force des choses, et doté d’une énergie et d’une fougue à même de le propulser vers un but avoué. Un être très hédoniste aussi, chez qui Thanatos décuple Eros. « Tu es excité quand tu as tué », lui dit Omino. Une situation pouvant rappeler chez Gosha l’homme ivre de sabre autant que de femmes, évoqué à travers moult témoignages de sa fille et de ses collaborateurs. Semblablement, le caractère rebelle et « chien fou » d’Izo ne peut que rappeler la nature profonde de Gosha, réputé pour son individualisme, son indomptabilité, son désir d’être son propre maître et n’en faire qu’à sa tête, en dépit de ses tourments intimes (la culture d’une masculinité traditionnelle affaiblie par un monde en rapide mutation désolidarisant les êtres et fragmentant les classes sociales, la recherche d’une « famille » de substitution dans le cinéma, à travers le Haiyuza ou Eizo Kyoto…). Il est à cet égard révélateur de constater qu’Izo est finalement le seul personnage du cinéma de Gosha à oser formuler et affirmer sa propre libération, sa propre liberté (après avoir enduré nombre d’humiliations de la part de son maître Hanpeita, dont un empoisonnement fatal pour l’un de ses compagnons), jusqu’au point de dire : « J’ai décidé de me libérer du type qui m’enchaînait. » Izo devient en quelque sorte le premier personnage révolutionnaire du cinéma de Gosha, le seul à formuler en toute conscience une téméraire volonté d’affranchissement vis-à-vis de l’inféodation. Mais Gosha sait trop bien que l’homme qu’il dépeint est avant tout ignorant, pathétique, et qu’il a déjà trop tué pour mériter d’échapper au châtiment qui sera le sien, son propre « Tenchu », une crucifixion qui n’en constituera pas moins l’aboutissement logique d’une libération vis-à-vis des turpitudes de la société humaine… Incarnation du sentiment justicier (« seigikan ») de Gosha, le personnage de Magobei n’est plus qu’un lointain fantôme. Gosha s’autorise à faire voler en éclats tout idéalisme moral et physique à travers un personnage grotesque, dont la condition de samouraï

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Izo Okada ne crache jamais sur une bonne lame.

et d’homme fort et impétueux se délite au gré du film. L’Izo « herculéen » des premiers temps dévoile ainsi un visage de plus en plus faible, fragile et effusif; une scène formidable d’émotivité nous montre Izo pleurant comme un enfant sur l’épaule de Shinbei Tanaka ; Gosha reprendra ce motif de l’homme émotif dans The Wolves, entre Iwahashi et Matsuzo, mais aussi dans Portrait d’un criminel entre les personnages de Ken Ogata et Natoto Takenaka. Faisant écho aux « samouraïs chiens » de ses premières œuvres qui s’arrêtaient en plein combat pour s’avouer – savourer ? – leur admiration et attirance mutuelle, cette dimension d’amitié masculine, ici décuplée par l’alcool, semble chère au cœur de Gosha. Cet Izo plus « enfantin » nous est ensuite montré pleurant dans le giron d’Omino. Enfin, l’Izo déchu, mélancolique, esseulé, empli de regrets, allongé dans les hautes herbes, incarnant bien l’idée que Gosha se fera des êtres dans ses films des années quatre-vingt, finit par épier la même Omino dont il a perdu l’amour, faute d’en saisir à temps toute la valeur, comparé à ses rêves d’ascension sociale… L’Izo dépeint par Gosha devient dès lors un être plus nuancé, plus adouci (plus émoussé?), plus sentimental et plus triste qu’il n’y paraissait. « Mon père a parfaitement su dépeindre la mélancolie de cet homme », remarque très justement la fille du

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cinéaste. Semblablement, la virile carapace de Gosha lui servait à masquer ses faiblesses et dissimuler une nature plus sensible, artistique et littéraire – plus enfantine aussi ; la force aliénante du petit samouraï ou du petit yakuza finirait par succomber, chez Gosha, à cette nature tout aussi introspective et mélancolique, propice à ruminer la profonde solitude des êtres. Les scènes les plus émouvantes d’Hitokiri proposent donc, en quelque sorte, les prémices d’un Gosha en devenir, qui s’exprimera non plus à travers la puissance du sabre mais à travers des drames passionnels (familiaux et conjugaux) et la force de la femme, reléguée encore à ce stade au second plan de son cinéma. Eut-il dû refaire Hitokiri, le Gosha de la « seconde époque » aurait mis Omino et Izo sur un plan d’égalité. Semblablement eut-il, dans Goyôkin, davantage étoffé le personnage de l’épouse de Magobei… Au bout du compte, Hitokiri permet à Gosha de dévoiler son âme non pas à travers un personnage de samouraï-rônin idéalisé, plus conceptuel que charnel, mais à travers la figure d’un aspirant samouraï pulsionnel, cachant son insécurité et ses faiblesses, nées de ses origines et des puissances aliénantes de la société et de l’Histoire, derrière sa force physique et la trompeuse certitude de ses désirs. Okada est donc un personnage beaucoup plus fidèle à la « double » nature d’Hideo Gosha, à la fois hédoniste et nihiliste, que n’avaient pu l’être ses précédents samouraïs, plus en phase avec ses propres fractures intérieures nées du sentiment de ne plus appartenir à aucun monde, d’être un survivant seul et à la dérive, un homme dont l’ego tangue entre la farce et la tragédie, même si le questionnement vis-à-vis du pouvoir, et de la valeur intrinsèque de la rébellion contre ce même pouvoir, vaut aussi bien pour Izo que pour Gennosuke ou Magobei. Le cinéaste pose ainsi la question de la survivance d’êtres « pathétiquement purs », destinés à être broyés par les rouages (politiques, économiques) d’une société tournée vers l’exploitation humaine, le profit et l’industrie de la mort (et en définitive de sa propre mort). Si ces êtres sont finalement condamnés à disparaître, et avec eux l’esprit d’une forme de vivre antique, atavique, tournée vers la jouissance de l’existence et non celle du pouvoir, vers les désirs et les plaisirs, ce ne sera pas sans se débattre avec vigueur et affirmer une dernière fois leur fragile fierté d’hommes esseulés mais libres…

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L’hyperbolique destin d’Izo, en dépit de sa fin tragique, correspond donc bien à la vie de Gosha, jalonnée d’excès, de fanfaronnades et de velléités libertaires. Et toute son énergie de « cinéaste samouraï », adepte de l’engagement physique total, semble bien être concentrée dans la folle course d’Izo, véritable tour de force du film, à la fois drôle et émouvant, tant l’énergie de cet homme, à l’instar de celle de Gosha, semble inépuisable… Enfin, tout comme Izo doit apprendre la rigueur du sabre au lieu de simplement se battre comme un animal sauvage, Gosha semble avoir appris au contact de la Daiei la rigueur de cette forme de cinéma plus ample et raffinée qu’il avait déjà recherchée (et approchée) dans Goyôkin, l’amenant à contenir dans un cadre plus « travaillé » sa sauvage puissance, son propre « néoréalisme » toujours aussi inimitable. Si le cinéma de Kyoto était pensé en opposition à Tokyo, l’ennemi intime, alors Hitokiri constitue une fascinante hybridation de ces deux frères ennemis, un bâtard ô combien turbulent et attachant, à l’image d’Izo. La métaphore animale, toujours présente dans le cinéma de Gosha, fait dire à une voix off du film que « le dragon (Takechi Hanpei) a enfanté “un loup” (Izo Okada) ». Au bout du compte, cette métaphore animale nous autorise à dire qu’Hitokiri permit à Gosha, le « réalisateur sans maître », d’enfanter enfin sa vraie première œuvre maîtresse…

Hitokiri raconté par Hideo Gosha Je souhaitais depuis longtemps dépeindre la force, la faiblesse et la tristesse des hommes. Avec Hitokiri, je disposais enfin du scénario parfait pour cela. Très honnêtement, la réalisation de ce film fut une lourde tâche. Mais dussé-je avoir échoué dans mon entreprise, j’ai donné le meilleur de moi-même. La Restauration de Meiji s’est produite voici plus d’un siècle. Mais l’histoire d’Izo, de cet homme exploité par le mouvement anti-shogunal, conserve un tour très actuel. Bien sûr, j’espère aussi avoir réussi à faire un film très dynamique – car Hitokiri est avant tout du grand spectacle ! [Propos extraits du dossier de presse japonais d’époque et traduits par Yuki Emi]

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Pour les besoins d’Hitokiri, j’ai travaillé avec un scénariste hautement réputé, Shinobu Hashimoto. Avant cela, j’avais toujours participé à l’écriture des scénarios de mes propres films et séries télévisées, car j’ai besoin de prendre part au processus d’écriture d’un film pour pouvoir le réaliser. Mais au moment d’entreprendre Hitokiri, je sentais que ma nature même de créateur m’avait mené dans une impasse, que j’avais atteint mes limites de metteur en scène. C’est pour cette raison que j’ai essayé, avec Hitokiri, de me consacrer avant tout à la mise en scène et de laisser l’écriture du scénario à Shinobu Hashimoto, d’autant que sa réputation de scénariste n’était plus à faire. C’était en tout cas ce que je pensais au début, mais au bout du compte, je ne peux concevoir de travailler en niant ma propre nature. Je dois aimer totalement ce que je filme. Pourquoi dis-je cela ? Parce que j’étais en désaccord avec Hashimoto-san sur l’idée de véhiculer une notion de liberté à travers le personnage d’Izo Okada. Nous avons donc eu une discussion plutôt tendue sur ce point, et nous nous sommes accordés sur le fait qu’Izo était un personnage manipulé, au sein de luttes pour le pouvoir politique, et qu’il était avant tout un assassin, un homme très violent. Mais d’un autre côté, je voulais aussi décrire le caractère pathétique de cet homme en partant de sa nature et du contexte dans lequel il était plongé. J’ai donc dit à Hashimoto que je ne pouvais accentuer le thème de la liberté tel qu’il le concevait à travers Izo Okada. Mais pour être tout à fait honnête, c’est avant tout ma propre nature que je voulais dépeindre à travers Izo ; autrement dit, faire de ce personnage un double de moi-même. Notamment pour ce qui concerne mes facettes honteuses de quadragénaire très conscient de sa propre personne, intérieurement déchiré et porteur de nombreuses blessures intimes. C’est avec ces idées que j’ai réalisé Hitokiri, afin d’y synthétiser mes sentiments d’homme à ce stade de ma propre existence, et tenter de m’en défaire à travers le processus de réalisation du film. [Propos extraits du magazine Kinejumpô n°507, 1969, et traduits avec l’aide de Masaya Yamashita]

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Hitokiri raconté par Fujio Morita, chef opérateur À l’évidence, le nom de la Daiei demeure associé à celui de Kazuo Miyagawa, grand chef opérateur de Kenji Mizoguchi sur des chefs-d’œuvre comme Contes de la lune vague après la pluie ou L’Intendant Sansho… Mais l’arbre Miyagawa ne doit pas cacher un petit bois d’excellents opérateurs au rang desquels figurent Chikashi Makiura et Fujio Morita. Né en 1927 et mort en 2014 à Kyoto, ce dernier sort diplômé de la Kyoto Daiichi Kôgyô Gakkô et entre à la Daiei en 1947. Il est d’abord, entre autres affectations, opérateur de la mise au point du Héros sacrilège de Kenji Mizoguchi, puis assistant auprès des chefs opérateurs Kohei Sugiyama et Sôichi Aisaka. Il prend du galon en 1962 sur le film Yama otoko no uta, dont il signe la photographie. Dès lors, il est appelé à travailler pour les meilleurs artisans du studio, dont Kenji Misumi. Il remporte en 1965 le prix Miura Shô pour Daimajin. C’est l’acteur Shintaro Katsu (Zatoichi) qui insiste pour qu’il prenne en charge la photographie d’Hitokiri, en 1969. À partir

Fujio Morita.


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de 1971, après la faillite de la Daiei, il officie au sein de l’association Eizo Kyoto, qui regroupe des artisans, techniciens et réalisateurs du studio. Il réalise même des épisodes de la série Zatoichi, avec Shintaro Katsu, dont le très apprécié Shinju Aiyabushi avec l’actrice Ruriko Asaoka. La collaboration entre Morita et Gosha, reprise en 1982, débouchera sur la réalisation de treize longs-métrages, jusqu’à la mort du cinéaste en 1992. Seiichi Ichiko, assistant de Shintaro Katsu sur la série télévisée Zatoichi, déclara quelque temps avant sa disparition: « La Daiei possédait trois grands chefs opérateurs: Kazuo Miyagawa, Fujio Morita, et Chikashi Makiura. Morita était très fort pour les plans en longue focale, les zooms et contre-zooms, et pour l’harmonisation des couleurs dans un plan. On peut définir les trois en disant que Miyagawa était classique, Morita très visuel, et Makiura très artistique. » [L’entretien qui suit fut réalisé entre 2004 et 2006 à Kyoto dans le cadre de la réalisation des programmes de complément de la collection DVD Hideo Gosha éditée par Wild Side.] Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Hideo Gosha, et sachant que ce dernier était souvent mal perçu par les techniciens des studios de cinéma en raison de ses origines télévisuelles, quel regard portiez-vous sur lui ? Au début, Gosha n’était à mes yeux que le réalisateur de la série Trois Samouraïs hors la loi, car c’était tout ce que je connaissais vraiment de lui. Je ne dirais pas qu’il m’intéressait peu, mais il n’avait pas encore de grand film à son actif. C’était avant de voir Goyôkin, dont le chef opérateur, très connu dans la profession, était Kôzô Okazaki. Avant d’évoquer mes souvenirs d’Hitokiri, il me faut donc parler de Goyôkin. En 2005, pour le treizième anniversaire de la mort de Gosha, une projection spéciale a été organisée au siège de Fuji TV, à Tokyo, dans le quartier d’Odaiba. Il s’agissait d’une double séance comprenant Goyôkin et Hitokiri. La nouvelle vision de Goyôkin a renforcé mon admiration pour Gosha. Au début du film, on voit des corbeaux flotter dans le ciel et venir becqueter des cadavres. Un plan très désagréable montre des corbeaux déchiqueter de la chair humaine. Ce genre de plan frappe l’imagination des spectateurs tout en posant sans ambages le ton du film. Par ailleurs, il me semble que Gosha pensait à Sept Samouraïs en faisant

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ce film, notamment pour la scène de bataille au sabre sous la pluie et l’utilisation du feu. Avant de rencontrer Gosha pour Hitokiri, j’étais donc confus à la pensée de travailler avec le réalisateur d’une œuvre aussi forte. Certes, il n’avait pas le même statut que les cadres du studio… Mais j’étais quand même intimidé. Dans ce cas, comment votre première rencontre avec Gosha s’est-elle déroulée ? Ce que je peux dire, c’est ce que ce n’était finalement pas plus mal de manquer d’informations sur lui avant de le rencontrer. Quand on possède trop de renseignements sur une personne, on se fait trop d’idées préconçues sur sa personnalité. La rumeur faisait de Gosha un homme effrayant ; mais ce qui le définissait avant tout, c’était son dandysme. Il allait partout revêtu d’une garde-robe entièrement blanche : costume, chapeau, chaussures… Il n’hésitait pas à s’allonger sur le sol, sans se soucier de salir son beau costume. J’en vins à me dire à son sujet : « Quel poseur ! » Mais comme avec Shintaro Katsu, je me suis bien entendu et amusé avec Gosha, car il était d’une vraie drôlerie… Comment avez-vous été choisi pour devenir le chef opérateur d’Hitokiri ? C’est Shintaro Katsu qui a voulu que je sois le chef opérateur de ce film. Finalement, j’étais rassuré par le fait de me dire que l’équipe serait composée de techniciens de la Daiei avec lesquels j’avais l’habitude de travailler… Vous souvenez-vous des circonstances dans lesquelles le projet d’Hitokiri est né ? Et à votre avis, quels étaient les sentiments de Gosha en venant travailler au sein du studio Daiei, réputé pour son art cinématographique ? Hitokiri avait été commandé à la Daiei par Fuji TV, par l’intermédiaire de la Katsu Pro. La Katsu Pro. était une société qui avait grandi à Kyoto. Ses membres connaissaient bien les bons et mauvais côtés de la ville. Katsu savait que les techniciens de Kyoto étaient excellents, y compris dans le domaine des beaux-arts. Naturellement, Gosha connaissait leur travail à travers certains films. Je conçois qu’il ait fatalement été attiré par cet univers artistique… Le chef décorateur Yoshinobu Nishioka souligne que les décors réalisés par Daiei surprirent beaucoup Gosha…

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Oui, c’est vrai. C’étaient réellement de très beaux décors. Pas comme ceux de son film précédent, Goyôkin, qui étaient vraiment de mauvaise qualité, dénués de raffinement. La photographie mise à part, le style de construction n’était tout simplement pas le même. En outre, n’oublions pas que le décorateur de la Daiei était justement Yoshinobu Nishioka… Au début de l’histoire d’Hitokiri se déroule, sous les yeux d’Izo, une scène d’assassinat, celui de Toyo Yoshida, sous une très forte averse. On s’était dit que cette scène serait plus photogénique si elle se passait sur un chemin en pente, entièrement couvert de vrais pavés, sur lesquels l’eau de la pluie rebondirait… Aujourd’hui, quand on revoit le film en vidéo, on a un peu de mal à discerner tous les détails de cette scène… Mais sur grand écran, on perçoit tout cela très clairement. L’approche visuelle et formelle d’Hitokiri n’a rien à voir avec celle de Goyôkin. Autant Kôzô Okazaki se plaisait à exploiter le zoom, autant l’approche d’Hitokiri repose en quelque sorte sur un certain classicisme formel. On pourrait dire que Gosha a trouvé avec Hitokiri « le classicisme esthétique de la Daiei », dont vous étiez en quelque sorte le garant. Était-ce une recherche consciente de sa part ? Et avez-vous eu une véritable influence dans l’établissement du style formel d’Hitokiri ? Pour répondre à votre question, il convient d’évoquer la technique. À cette époque, seules les caméras Panavision possédaient des téléobjectifs. Les caméras Arriflex, utilisées majoritairement depuis longtemps par le cinéma japonais, n’en possédaient pas encore. C’est justement à cette époque qu’on a commencé à utiliser le zoom, en sus du Cinémascope. Mais ce format rendait très difficile l’utilisation du téléobjectif. Ce qui n’était pas le cas avec des lentilles non anamorphiques, comme les Vista Size (ou Vistavision). Comme vous le savez, Gosha venait de la télévision. La différence entre le travail pour le média télévisuel et le cinéma avait principalement à voir avec la taille de l’écran. Dans le passé, l’image télévisée n’avait pas la même qualité que celle d’aujourd’hui. Il y avait donc beaucoup de plans au zoom. Quand les objets étaient filmés de trop loin, on ne discernait pas grand-chose, car la définition était trop mauvaise. Donc, en général, la télévision employait fréquemment le téléobjectif. Par comparaison, le Cinémascope induisait un style sans heurts. Sur Goyôkin, le chef opérateur Kôzô Okazaki avait utilisé

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