Dossier Butte-aux-Cailles - Juin 2011

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UN VILLAGE, DES CONFLITS ÉDUCATION

VOYAGE

LA GALÈRE DES JEUNES ÉTRANGERS

D’UN CHINATOWN À L’AUTRE MONTRÉAL


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BUTTE-AUX-CAILLES UN VILLAGE, DES CONFLITS

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Micro village en plein milieu du 13e, la Butte-aux-Cailles est depuis des années le théâtre de querelles entre une partie des riverains et certains bars autour d’une épineuse question de tapage nocturne. Sur place, chaque camp diabolise l’autre, les on-dit abondent et les caricatures avec. Plongée au cœur d’une guerre de quartier dans ce petit coin de Paris. Par David Even & Jérémie Potée Photographies Mathieu Génon & Cyril Maunier

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ercredi 1er juin, 19 heures. Le soleil tape encore fort sur une rue de la Butte-aux-Cailles presque déserte. On est très loin de la foule qui arpente les lieux habituellement. Où sont passées les dizaines de personnes qui goûtent, presque chaque soir, au charme bucolique de la Butte à l’heure de l’apéro, souvent « attablés » au trottoir un gobelet en plastique à la main ? Le pont de l’Ascension n’y est pas pour grand-chose. Quelques heures plus tôt, la préfecture de police de Paris a tout simplement sifflé la fin de la récré : plus question de consommer de l’alcool dans les rues de la Butte-aux-Cailles entre 16h et 7h du matin et d’en vendre à emporter après 22h30. Cet arrêté préfectoral n’est pas tombé du ciel. Cela faisait des mois que la Butte était, derrière sa façade de quartier tranquille, animée par d’importantes querelles intestines entre certains riverains et une poignée de bars. Les uns se plaignent du tapage nocturne - surtout depuis 2008 et l’interdiction de fumer à l’intérieur -, les autres les accusent en retour de les « empêcher de travailler » et de vouloir « endormir le quartier ». Difficile de trancher entre le souhait - légitime - à plus de tranquillité et le droit à la fête et à la liberté d’entreprise.

PUNIR CEUX QUI NE JOUERAIENT PAS LE JEU Toujours est-il que le dernier round de cette « guerre du bruit » a été remporté par l’association des Riverains de la Butteaux-Cailles, qui demandait depuis des années - à coups de procédures judiciaires si besoin - des mesures fermes contre les bars. « On connaissait la possibilité technique de mettre en place une telle interdiction et on le demandait depuis longtemps », reconnaît Anne Penneau, juriste et présidente de l’association. Si des rumeurs concernant la mise en place d’un arrêté préfectoral circulaient déjà depuis plusieurs semaines, sa sévérité a surpris bon nombre d’interlocuteurs. « Le préfet m’a interrogé et je lui ai seulement dit être favorable à une interdiction de la vente à emporter à partir de 22h30 », dévoile Jérôme Coumet, maire du 13e arrondissement, au final pas si étonné que les autorités soient allées plus loin que ce qu’il préconisait : « Cela fait des mois que certains font des efforts pour limiter le bruit et d’autres non. La préfecture a voulu taper fort pour punir plus facilement les quelques établissements qui ne jouent pas le jeu. » Une punition, la petite dizaine de bars directement visés par l’arrêté n’en veut pas et promet, au contraire, de se mobiliser : « On préfère écouter une minorité de râleurs plutôt que de laisser → 17


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L’ARRÊTÉ PRÉFECTORAL EST-IL VRAIMENT APPLICABLE ?

D les gens bosser et leurs clients profiter d’un quartier animé, agréable et jamais dangereux. On nous fait passer pour des délinquants, c’est scandaleux », lance Cathy Mounié du resto Chez Gladines, rue des Cinq Diamants (voir encadré page 20). Il faut dire que la Butte, ça n’est pas Bastille et encore moins le « coupe-gorge » qu’elle était dans les années 1980. Tous ceux que nous avons pu rencontrer s’accordent au moins là-dessus. PROBLÈME DE REPRÉSENTATIVITÉ ? Parmi eux, les membres de l’association des Amis de la Butte-aux-Cailles qui regroupe depuis 2009 près de 200 riverains et des patrons de bars. « L’ambiance était plombée entre les commerçants et les membres de l’association des Riverains. On a décidé de montrer que tous les habitants n’étaient pas d’accord avec cette opposition, que nous aimons le quartier tel qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire paisible le jour et festif le soir. Comme c’est déjà le cas depuis très longtemps », soutient JeanMarie Defrance, son président, tout en admettant des « débordements » de la part de certains établissements. Christian Barnathan, patron de l’Hôtel du commerce, une petite brasserie de la rue des Cinq Diamants, est lui le président de l’association des Commerçants de la Butte. Son analyse est plus partagée : « La lutte que mènent les bars, je n’en veux plus. Certains font des efforts et d’autres moins. J’ai tout fait pour fédérer les commerçants mais j’ai échoué », constate-t-il un peu amer. Avant de reconnaître qu’il n’y a pas de solution miracle : « À Paris, 50% des gens veulent dormir et 50% veulent faire la fête. C’est difficile de concilier les deux. Même ici alors que le bruit ne concerne → 18

e source policière, le nouveau dispositif préfectoral n’a provoqué aucun branle-bas de combat au commissariat du 13e. Après une semaine d’application, aucun PV n’a été délivré aux bistrots ni à leurs clients. Seule la Brigade d’information et de voie publique (BIVP) a compétence exclusive en matière de sécurité, d’hygiène et de salubrité dans la zone. Or, elle officie de jour et ne fait des extras le soir qu’une à deux fois par mois. Quant aux effectifs de nuit, ils sont, de l’avis général, trop peu nombreux et trop occupés en week-end pour avoir une action effective avant 2 ou 3 heures du matin... à l’heure où

les bars ferment boutique. Des policiers qui ne peuvent donc se permettre d’avoir une présence constante entre 16 heures et 7 heures du matin, à qui il n’a « rien été demandé en particulier » et qui misent sur le dialogue et l’information. L’un d’entre eux nous a confié que l’arrêté aurait sans doute une durée de vie limitée. Un « électrochoc » qui aura probablement des vertus régulatrices mais dont les conséquences répressives seront finalement très légères. Rien à voir avec Rennes, où la préfecture avait dépêché en 2005, contre l’avis de la municipalité, des cars de CRS pour lutter contre les fêtards de la rue de la soif.

QUI SE PAYE LA BUTTE ?

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a Butte-aux-Cailles était jusque dans les années 1980 truffée de « loyers 1948 », des petits appartements aux loyers bloqués - de l’ordre de 200 euros tous les 3 mois - sans commodités. 30 ans plus tard, on retrouve les mêmes petites surfaces dans des immeubles dépourvus d’ascenseur, auxquelles s’ajoutent des appartements « découpés » par leurs propriétaires au gré de l’emballement des prix de l’immobilier. La cible est donc toute trouvée : selon Marcel Rongier, de l’agence Foncia de la Butte, 80% des locations concernent ici des étudiants aux parents aisés. Rien d’étonnant, dès lors, qu’on y fasse la fête le soir venu... Quant aux candidats à l’achat, ils restent nombreux et dotés de gros moyens. Il en faut ici où le mètre carré a atteint un pic à 10 000 euros en 2010. Aujourd’hui, l’accalmie est revenue et, dernière tendance, le coin attire de nombreux Italiens. Autre particularité des lieux, l’interdiction de bâtir du neuf : seule la rénovation est permise. En 2004, le magasin de chaussures Galoches-Lefèvre (photo), réhabilité, était vendu 6 000 euros du mètre carré, un prix alors stupéfiant pour les agents immobiliers de la Butte, largement dépassé depuis.


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que deux rues. Il faudrait peut-être que la Ville décide une fois pour toute de ce qu’elle veut faire de la Butte. » Quelques mois seulement après la tenue des États généraux de la nuit, la question mérite d’être posée. Pour Jérôme Coumet la réponse est claire : « Pas question que ce soient les Fêtes de Bayonne tous les soirs. » Un équilibre entre vie festive et respect des riverains devra donc encore être trouvé.

Mais au fait, de quels riverains parlet-on ? Cela semble être le cœur du problème dans cette affaire. Alors que les Riverains de la Butte affirment être 200, beaucoup en doutent : « Ceux qui se plaignent ne sont en réalité qu’une poignée. Ils ne représentent personne », répètent inlassablement patrons de bar et membres des Amis de la Butte-aux-Cailles. « Peut-on dans ce cas laisser une poignée de gens déci-

DOSSIER der pour tous les autres ? », se demande Jean-Marie Defrance. L’association des Riverains ne nous apportera pas la preuve - à la différence des Amis - du nombre précis de ses adhérents. Sur la place de la Commune en plein cœur du quartier, on peut lire sur une plaque de la Ville : « Ce village sans église s’est peuplé de fermes, d’ateliers et de commerces, dans un esprit de convivialité et de liberté ». À méditer… "

UN SIÈCLE ET DEMI D’ACTIVITÉ COMMERCIALE Par Yannick Furgal - Institut d’urbanisme de Paris

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ien de nouveau, la Butte-aux-Cailles est, depuis toujours, un quartier très commerçant. L’urbanisation du site a débuté vers 1860, à l’époque où le quartier est annexé à Paris. Rapidement, les commerces s’y sont installés et, de fait, au début du 20e siècle, on y trouve un nombre très important d’enseignes, notamment des commerces alimentaires (épiceries, boucheries, charcuteries, crémeries). En 1950, la rue de la Butte-aux-Cailles et la rue des Cinq Diamants accueillaient à elles seules plus de 100 commerces, dont plus de 30 dédiés aux produits alimentaires et, déjà, nombre de troquets. Cette intense activité commerciale va perdurer jusque dans les années 1970. LA FAUTE AU CENTRE ITALIE 2 Le film Le carrefour de la Butte-aux-Cailles permet d’avoir une image de ce à quoi ressemblait le quartier dans les années 1970. Document rare tourné en 1974, il montre une journée de vie de quartier à l’intersection de la rue des Cinq Diamants et de la rue de la Butte-aux-Cailles. On y trouvait un bar-tabac-presse, à la place de l’actuel Village de la Butte, un boucher, un libraire, un coiffeur et une auto-école. C’est l’installation du centre

commercial Italie 2 à proximité de la Butte dans les années 1970 qui va progressivement modifier la structure de l’offre commerciale du quartier. MONO-ACTIVITÉ, VRAIMENT ? Aujourd’hui, les commerces sont moins nombreux qu’à l’époque. Les rues de la Butte-aux-Cailles et des Cinq Diamants comptent tout de même encore une soixantaine d’enseignes dont un tiers sont des cafés, bars ou restaurants. Certains, comme le Merle Moqueur et le Temps des Cerises, datent des années 1970-80. Les autres sont des commerces de proximité classiques : quatre salons de coiffure, deux boulangeries, deux points presse. Pour les commerces de bouche, il suffit d’aller s’approvisionner quelques mètres en contrebas, rue de Tolbiac ou au marché Blanqui tout proche. La Butte recèle également des lieux plus rares dans le Paris d’aujourd’hui : marchand de miel, ébéniste, carreleur, tatoueur, échoppe touristique, galeries d’art, librairie associative, etc. Tous ces commerces réunis en un seul pâté de maisons font du quartier un site à deux visages : village tranquille presque assoupi en journée, rue de la soif et de la fête une fois la nuit venue.

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CHEZ GLADINES, INCOMPRÉHENSION ET ESPRIT DE REVANCHE

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e restaurant Chez Gladines, connu de tous les guides internationaux, est l’épicentre de la « bataille de la Butte ». En mai, l’établissement s’est retrouvé sous la menace d’une fermeture administrative pour tapage nocturne. La lettre recommandée de la préfecture de police devrait leur parvenir sous peu. À la clé, le risque d’une mise au chômage technique de 9 jours pour

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QUAND DES HABITANTS SE PRENNENT POUR LES FLICS les 20 salariés d’un des restaurants les plus prospères de la Butte-aux-Cailles. Les bons soirs, ce sont des dizaines de personnes qui attendent de manger une cuisine basque à des prix imbattables. Quand nous rencontrons Cathy Mounié, gérante de Chez Gladines, elle semble tomber des nues : « Mais que veulent-ils ? Mettre un bonnet de nuit à Paris ou quoi ? » En effet, dit-elle, Gladines sert un verre d’apéro aux clients qui patientent à l’entrée : « Mais où est le problème ? Jusqu’à l’arrêté, on en avait parfaitement le droit ! » Elle insiste sur les efforts consentis par l’établissement, averti une première fois l’année dernière : nettoyage systématique des abords, embauche récente d’un modérateur « qui s’occupait de calmer des gens qui n’étaient même pas nos clients ». La machine s’est emballée quand un riverain a porté plainte après qu’un curieux document (voir encadré) a été déposé dans 300 boîtes aux lettres autour de l’établissement. Elle se dit stupéfaite que la préfecture n’ait pas pris en compte une pétition signée de 1 300 habitants du 13e, dont un cinquième habite la Butte. La solution : contre-attaquer. Depuis le 1er juin et l’arrêté qui les touche tous, il n’est plus question que de cela parmi les commerçants de la Butte.

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in mai, 300 riverains de l’intersection de la rue des Cinq Diamants et de la rue Jonas ont reçu ce document signé de la police. On y incite les habitants à les appeler en cas de nuisance. Il s’agit, de source sûre, d’un faux plutôt grossier. Au commissariat comme à la mairie, la supercherie n’a fait rire personne et des suites sont envisagées pour en retrouver l’auteur.

RIVERAINS : LES RAISONS D’UN RAS-LE-BOL

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est dans un petit bureau de la rue de la Butte-aux-Cailles que nous avons rencontrés quatre membres de l’association des Riverains de la Butte-auxCailles. Pour sa présidente, la situation est on ne peut plus claire : « On en a marre de vivre dans un quartier de merde le soir », lance Anne Penneau, professeure de droit à Paris XIII. « D’autres coins de Paris sont aussi bruyants, notamment à cause de la circulation. La différence, c’est qu’on peut y faire quelque chose », détaille Gilles Marcailhou, arrivé sur la Butte il y a deux ans et qui ne supporte 20

(déjà) plus la situation : « C’est arrivé à un tel point que j’ai honte d’inviter des amis chez moi. » Pour se faire entendre, l’association maîtrise à merveille tous les ressorts de la loi, à tel point qu’on leur reproche souvent - violemment parfois - d’être « trop rigides », « agressifs » et « procéduriers ». Ce refrain reviendra à chaque fois dans la bouche de nos interlocuteurs à la mairie, au commissariat et dans les bars. Illustration : quand on demande à l’association de nous montrer leur fichier d’adhérents, une question qui intrigue tout le monde,

ils se retranchent derrière la loi Informatique et Libertés pour refuser. « Mais comment faire pour mener notre combat autrement ? Si l’on pénètre dans un bar sans argument juridique, on nous rit au nez », justifie Anne Penneau qui affirme ne pas vouloir fermer les bars mais se battre pour un idéal de société : « On pense surtout à la santé des gens. La seule offre « culturelle» proposée aux jeunes, c’est de se bourrer la gueule. C’est triste », lance-t-elle à l’unisson de ses trois compères. Des arguments qui peuvent s’entendre...


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« ON ÉTAIT LÀ POUR FAIRE LA FÊTE ET DE LA POLITIQUE » Dans les années 1980, la Butte était un lieu foisonnant où se mêlaient artistes et militants politiques radicaux. Papy était l’un d’entre eux. Témoignage. Par Ornella Guyet Photographie Cyril Maunier Le 13 du Mois : Vous avez connu la Butte dans les années 1980. Vous étiez dans l’équipe du bar le Merle Moqueur, c’est bien ça ? Papy : Oui, de 1980 à 1985. À l’époque, on appelait ça la Butte-auxCouilles ! J’animais le Merle Moqueur avec Narbé des Cascades (1) et Ramon Finster (2). Il y avait des concerts organisés par l’association de quartier « Culture au quotidien » qui éditait aussi un journal et tenait une boutique dans une ancienne boucherie, juste à côté du tabac. On y vendait des disques de punk. L’association regroupait essentiellement des anars. On organisait la fête de quartier le 20 juin, devenue peu de temps après la Fête de la musique, mais surtout de gros concerts de punk toute l’année. Qui fréquentait la Butte à cette époque ? Toutes sortes de gens habitaient là : des architectes, des peintres, des sculpteurs, des chanteurs comme Vincent Absil ou Jean-Louis Aubert. Au dessus du Temps des Cerises, il y avait des « loyers 1948 », au montant dérisoire. Avec Narbé on a fait venir des tas de gens sur la Butte : les Bérus, Manu Chao, les mecs de Baron Rouge, Les Rats. Tout le monde se côtoyait, c’était un milieu agréable. Avec donc beaucoup d’anars, de trotskistes... Tu avais de tout, certains étaient à l’Organisation communiste du travail, un mélange de maoïstes et de trotskistes. Et il y avait pas mal de gens qui venaient des nombreux squats du 13e. Nous on était là pour faire la fête mais aussi de la politique. La Butte-auxCailles c’était Rive Gauche : anar, libertaire, marxiste. Les mecs d’extrême droite ne mettaient pas les pieds ici. Mais il y avait aussi un bar connu pour accueillir des gangsters, dans lequel des mecs se sont fait plomber. D’autres coins étaient plus peinards comme un bar-restaurant africain où on mangeait du crocodile et chez Yacine qui faisait un très bon couscous. Et puis certains soirs des moines zen venaient se torcher au Merle Moqueur ! Le Temps des Cerises était un bar essentiel : on s’y rencontrait, on jouait aux échecs et au backgammon. Parfois on s’embrouillait, et le lendemain on se réconciliait. Au Merle Moqueur, on passait des cassettes parce qu’on n’avait pas de platines disques. On a fait sa réputation jusque dans le Guide du routard, qui le considérait

comme un « haut lieu alternatif ». Et il y avait des filles aussi, bon on aimait bien les filles. Et les filles aimaient bien les garçons. On ne calculait pas à l’époque. Maintenant tu te prends la tête, t’as le Sida et les IST. Nous on n’était pas habitués à la capote. Comment tout ça a évolué et fini ? Le bar s’est retrouvé en redressement fiscal. On faisait un journal avec de la pub dedans mais on n’a jamais payé la TVA. Ça s’est arrêté d’un seul coup, aussi parce que ça gênait énormément. C’était fait à l’arrach’, on ne calculait pas. Et malheureusement, il n’y a eu aucune relève derrière. Lorsque tu crées un mouvement, il faut qu’il y ait de nouvelles forces. " (1) Figure du mouvement squat des années 1970-1980, militant libertaire. (2) Militant libertaire, figure culturelle de la Butte des années 1980. 21


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UNE

UTOPIE QUI TIENT LE COUP

À

Par Jérémie Potée Photographie Cyril Maunier

Le Temps des Cerises est une Société coopérative ouvrière de production (Scop) établie sur la Butte depuis 1976.

première vue, un restaurant « autogéré », ça a du caractère. En témoigne à l’entrée cette élégante interdiction : « Coupez vos portables, bordel ! » Dans le resto écarlate à la décoration « communarde » - avec Louise Michel en égérie -, on retrouve le même impératif. Rédigé dans toutes les langues par les touristes qui s’amassent ici, il figure sur un chapelet de post-it pendu à une poutre à la façon d’un attrape-mouche.

entreprise classique ! », raconte Guy Courtois. Seule obligation : il faut que le lieu soit ouvert quoi qu’il arrive, toute l’année.

SCOP TOUJOURS L’idée de la Scop ? Faire la nique au système capitaliste avec un principe simple : un homme, une voix. Pas de patron, en somme, et une grille salariale basée sur l’ancienneté. Mais aussi l’interdiction de faire de plus-value sur la vente de l’établissement, lequel cartonne depuis de nombreuses années.

Il faut dire que Guy Courtois en a vu, lui qui travaille ici depuis 1979. Il est devenu co-gérant avec son acolyte franco-vénézuélien Andres Lahmann voilà deux ans. Un peu contre son tempérament, dit-il, mais il en fallait bien un. C’est donc lui, l’ancien, que les autres ont naturellement choisi, ce qui fait de lui « le plus vieux commerçant de la Butte », nous confie-t-il, un brin effaré.

Aujourd’hui, le Temps des Cerises compte 15 associés ou « coopérateurs » qui mettent tous la main à la pâte, des achats à la comptabilité. 20 personnes y travaillent en tout - rien n’oblige en effet tous les salariés à s’associer à la Scop. « Mais, avec le temps, on a fini par demander aux nouveaux associés de travailler à temps plein, ça évite pas mal de problèmes », explique le co-gérant Guy Courtois.

« C’est rare de dire merci pour un contrôle fiscal mais ça nous a rendu adulte »

Le succès et le statut de la Scop aidant, le rythme de travail reste très avantageux : « J’ai bossé ici plus de dix ans avec dix jours de repos par mois et les vacances scolaires. Il y a aussi beaucoup de collègues sénégalais qui retournent au pays six mois tous les deux ans. C’est impossible dans une 22

L’HISTOIRE DE LA COMMUNE LES A RATTRAPÉS Au Temps des Cerises, les polémiques de quartier n’ont plus prise. Le restaurant ne fait pas bar - c’est une autre exigence que l’on retrouve en façade : « Pour boire, il faut manger » - et n’a aucun problème de voisinage.

— Guy Courtois, gérant Il explique comment le restaurant a été bâti grâce aux dons de jeunes militants qui, inspirés par l’ambiance soixante-huitarde, ont remis au goût du jour le principe de la coopérative ouvrière. Et pourquoi la Butte-aux-Cailles ? « Ce local était disponible dans un quartier pas cher car insalubre, voilà tout. » Le folklore autour de l’histoire de la Commune a suivi mais

n’est en rien le moteur du projet, quoi qu’en pensent les touristes. MORT ET RÉSURRECTION En 1988, le Temps des Cerises arrête les spectacles : « On n’avait pas les moyens de payer correctement les artistes. On a beau être solidaires, il faut bien manger et au bout d’un moment on n’avait que des ringards... », continue Guy Courtois. Et puis, la même année, c’est le contrôle fiscal. Un million de francs à rembourser... et le début d’une reprise fulgurante qui conduit au succès d’aujourd’hui : « C’est rare de dire merci pour un contrôle fiscal, mais finalement ça nous a rendu adulte. » Hédris, le chef de cuisine en profite pour passer une tête. Barbe, queue de cheval et la carrure de l’archétype du chef cuistot, il est le dernier père fondateur du Temps des Cerises. On sent chez lui une pointe de lassitude quand il fait le récit des débuts : « Ici, c’était expérimental, puis on s’est cassé la gueule. Il faut dire que la Scop, à l’origine, c’est quand même fait pour des professionnels, mais on ne l’était pas. » Il a donc fallu le devenir, instaurer des règles et lutter contre l’absentéisme. La Scop, à l’entendre, n’est pas faite pour tout le monde - il ne conseille d’ailleurs pas aux jeunes de venir se former chez lui. Hormis les jeunes extras, le renouvellement des troupes est difficile et la société vieillit. En définitive, Hédris comme Guy reconnaissent qu’au Temps des Cerises, il faut bel et bien des chefs, malgré les principes. "


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