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De grands impératifs pour l’action internationale en faveur du développement

par Guy Feuer Professeur honoraire des Universités

Introduction Lors de leur accession à l’indépendance, les nouveaux Etats d’Asie, d’Afrique et du monde arabe ont pris conscience qu’ils ne disposaient pas des moyens leur permettant d’assurer seuls et souverainement le développement auquel ils aspiraient. Ils se sont donc tournés vers les pays développés et les organisations internationales pour leur demander de contribuer à leur entreprise de modernisation et de progrès économique et social. C’est ainsi qu’est née ce que l’on appelait à l’époque « l’aide aux pays sous-développés ». A l’origine, cette aide comportait essentiellement des prestations d’assistance technique et des apports de capitaux, à quoi s’ajouta rapidement l’octroi d’avantages commerciaux. Ce processus s’est engagé, d’une part sur le plan de l’action nationale, d’autre part et en même temps sur celui de l’action internationale. Les deux plans étaient naturellement interdépendants. Cette configuration initiale a perduré jusqu’à nos jours. Dès l’origine également, les pays demandeurs d’aide, c’est-à-dire la quasi-totalité des pays qualifiés de « sous-développés » se sont donc trouvés dans une situation paradoxale. D’un côté, en tant qu’Etats souverains, le plus souvent membres de l’ONU, ils bénéficiaient de l’égalité juridique que le droit international et la Charte des Nations Unies reconnaissent comme un principe fondamental. Mais de l’autre, leur pauvreté et l’infériorité dans laquelle ils se trouvaient sur les plans économique, financier, technologique, administratif, éducationnel etc….les plaçait dans une situation d’inégalité et de dépendance par rapport aux pays riches et développés dont provenait, par voie bilatérale comme par voie multilatérale, toute l’aide extérieure dont ils ne pouvaient se passer. D’une certaine manière, ces pays subissaient donc une sorte de dialectique des contraires, de laquelle nombre d’entre eux, pour ne pas dire la majorité, ne sont toujours pas sortis, même si sur bien des points, des progrès effectifs, parfois considérables, ont été accomplis. On doit mettre à part, évidemment, le cas des pays émergents, qui ne relèvent plus du cadre traditionnel des rapports Nord-Sud. Cette dialectique et ce paradoxe sont à la base de presque toutes les difficultés qui affectent ces rapports. La contradiction qui gît en leur cœur même n’a certes pas empêché la mise en œuvre d’une coopération


2 pour le développement entre le monde développé et le monde sousdéveloppé. Mais, au-delà même des insuffisances, des défauts et parfois de l’inadaptation de cette coopération, il est sûr que la plupart des gouvernants et une part grandissante de la population n’ont jamais accepté de gaité de cœur la subordination de fait dans laquelle ils se sont trouvés par rapport à des pouvoirs et des intérêts extérieurs. Seule une petite élite, dans le milieu gouvernemental et celui des affaires, trouvait son compte à une telle coopération. Pendant un demi-siècle, on a vu proliférer des analyses de toute nature sur les relations entre le monde développé et le monde en développement. Qu’elles fussent d’orientation libérale, tiers-mondiste ou marxiste, ces analyses se sont en général focalisées sur les aspects économiques, politico-stratégiques et idéologiques de ces relations. Les considérations éthiques n’en ont certainement pas été absentes, mais elles sont souvent apparues comme secondaires ou dérivées par rapport aux précédentes. Ce sur quoi on a surtout omis d’insister, ce sont les paramètres psychologiques qui permettent d’expliquer la résonance des situations dans les consciences et qui, par conséquent, au fond, commandent l’action. Or, à mon avis, c’est d’abord dans des phénomènes de conscience que l’on doit chercher la source profonde des difficultés qui n’ont jamais cessé de peser sur les rapports Nord-Sud. Et, par « phénomènes de conscience », on entendra ces réactions d’ensemble où se rencontrent jugements de réalité et jugements de valeur, tant au plan individuel qu’au plan collectif : la conscience pense, la conscience ressent, la conscience juge…. Or s’il y a un champ qui permet d’observer de manière privilégiée le jeu combiné de ces différentes composantes de la conscience, c’est bien celui de la dimension internationale des rapports Nord-Sud. En effet, il me semble que depuis l’origine, ces rapports sont chargés d’une certaine ambivalence, en ce sens qu’ils comportent à la fois et en même temps des données positives et des données négatives, tant au plan matériel qu’au plan moral. Ce n’est évidemment pas en quelques pages que l’on peut épuiser pareil sujet. Il est cependant possible d’en prendre une vue simplifiée encore que précise, en considérant ce qui constitue en quelque sorte le centre, le foyer, de l’ambivalence. En ce qui concerne la coopération, il est difficile d’en nier la nécessité, aussi longtemps que perdureront la pauvreté et le sous-développement. Mais, telle qu’elle a été conçue dans le passé et telle qu’elle est mise en œuvre dans le présent, et malgré certains aspects exemplaires qu’on ne saurait en aucun cas ignorer, elle souffre de deux déficiences par rapport aux fins qu’elle est censée poursuivre : au niveau immédiat, celui de la pratique, elle est souvent mal adaptée ; au niveau plus profond, celui des principes, elle est souvent mal orientée. Depuis cinquante ans, on ne cesse de dire partout qu’elle devrait être repensée. De nos jours, le problème de la révision des critères continue de se poser, dans le contexte de la globalisation et de la crise mondiale. Quelles que soient leurs options philosophiques ou techniques,


3 ceux qui s’intéressent au problème sont à peu près d’accord sur les deux grandes options auxquelles il faudrait penser, et c’est autour de ces deux options que j’orienterai les quelques réflexions générales qui suivent : D’une part il conviendrait d’adapter la dynamique de la coopération en répondant à l’impératif d’efficacité (I) D’autre part il conviendrait d’en rectifier l’orientation en la soumettant à l’impératif de justice (II).

I Adapter la dynamique de la coopération : l’impératif d’efficacité. En dehors de telle ou telle affirmation idéologique présentant l’aide et la coopération comme un instrument de l’impérialisme, la nécessité de contributions extérieures au développement des pays pauvres n’a guère été mise en doute. Ce n’est donc pas sur ce point central qu’ont porté les critiques et controverses qui n’ont cessé de s’élever à son sujet. Mais de nombreuses voies se sont fait entendre pour mettre en question la pertinence des idées et des instruments de mise en pratique de ces contributions. Le commun dénominateur de l’ensemble de ces observations se trouve dans l’idée que, telle qu’elle est conçue, l’aide est loin de répondre à l’exigence primordiale pour laquelle elle est établie. On doit donc réfléchir aux prescriptions qu’appelle l’impératif d’efficacité. Sans pouvoir en dresser ici un catalogue détaillé, et en ne retenant que les arguments majeurs le plus souvent avancés, on évoquera successivement les questions qui concernent le volume de l’aide (point de vue quantitatif) , puis celles, plus subtiles, qui touchent à ses modalités (point de vue qualitatif). A.

Au plan quantitatif : le volume de l’aide. Combattre la pauvreté et le sous-développement de la majeure partie du monde exige une quantité immense, pour ne pas dire abyssale, de ressources matérielles et humaines. Au départ, il s’agissait en effet des trois quarts au moins de l’humanité ! De nos jours, le développement des pays émergents leur permet de couvrir une partie importante de leurs besoins et de fournir une aide parfois substantielle aux pays encore chargés de handicaps. Mais chacun sait que les problèmes généraux ne sont pas pour autant résolus. Tout d’abord, au niveau national, des pans entiers du territoire et de la population des pays qui progressent souffrent


4 toujours de la pauvreté et du sous-développement, et les résultats parfois stupéfiants obtenus sur le plan économique et technologique ne s’étendent pas encore à tous les secteurs d’activité du pays. Ensuite, au niveau international, l’aide qu’ils apportent au monde en développement n’est pas en mesure de compenser l’insuffisance des aides occidentales et de combler les besoins quasiment illimités des pays plus défavorisés. C’est dire que la question du volume de l’aide, posée aux Nations Unies dès le début des années soixante, garde aujourd’hui toute son actualité. La chose est d’autant plus frappante qu’en dépit d’augmentations certaines des sommes allouées à l’aide par les pays et les organismes donneurs, les organismes internationaux sont obligés de rappeler constamment les normes auxquelles ont pourtant adhéré les Etats donneurs, mais auxquelles ils ne souscrivent que très partiellement. Il y a donc là un problème qui est loin d’être résolu. On rappellera donc l’existence de ce que l’on appelle souvent la règle du 1% :.en vertu de cette règle, les pays développés devraient transférer aux pays en développement 1% de leur produit national brut, dont, 0,7d’aide publique. Cette règle, proclamée par la CNUCED, l’OCDE et l’ONU, n’avait évidemment que la valeur d’une recommandation, c’est-àdire une valeur morale et politique, à l’exclusion de toute force juridique. Mais, constamment rappelée par les organisations internationales, elle n’a jamais été mise en question dans son principe, et ce fait lui a donné une autorité certaine. On peut incontestablement l’inclure dans la soft law, dont on sait la place qu’elle tient dans les sources et techniques du droit international du développement. Or, pour importante que soit cette règle –importance que personne n’a jamais niée – elle s’est heurtée à deux obstacles de taille, obstacles qui n’ont cessé et qui ne cessent toujours de mettre en cause son adaptation aux réalités de l’action internationale pour le développement. 1° Le premier de ces obstacles a trait à l’inadaptation du chiffre choisi, plus exactement, le chiffre de 0,7% d’aide publique. Ce chiffre a fait luimême l’objet de deux séries de critiques. Tout d’abord, il est apparu comme dérisoire par rapport aux besoins qu’il est censé couvrir. En second lieu, il représente une fraction elle aussi dérisoire des ressources dont disposent les pays donneurs. 2° Le second obstacle est plus directement d’ordre pratique. Il vient de ce que cette proportion d’aide publique n’a jamais été atteinte par les pays donneurs, à l’exception de quelques pays du Nord de l’Europe (Luxembourg, Pays-Bas, Suède, Norvège, Danemark). On mesure la gravité de la défaillance des autres donneurs, alors que la nécessité de leur aide est toujours apparue comme un impératif quasi-absolu. La question qui se pose alors est évidemment de savoir pour quelle raison les pays en question ne remplissent pas une obligation dont ils ne contestent pourtant pas le bien-fondé. Cette question est d’autant plus gênante que ces pays consacrent des sommes énormes à leurs dépenses d’armement. (Rappelons qu’en 1981, dans le cadre des débats de l ’ONU sur le Nouvel ordre économique international, la Charte des droits et devoirs


5 économiques des Etats (Rés. 3281) demandait l’affectation au développement de tout ou partie des sommes aspirées par le désarmement). Comme « excuses », les pays visés invoquent évidemment la priorité de leur sécurité dans un monde chargé de menaces.… Et ils donnent à l’opinion l’impression que, quand ils parviennent à augmenter si peu que ce soit le montant de leur aide, ils accomplissent une véritable performance philanthropique ! A ne considérer l’aide que sur ce plan quantitatif, on a déjà l’impression d’une singulière inadaptation. Cette impression se renforce encore plus nettement si l’on se penche un instant sur les aspects qualitatifs de la coopération

B. Au plan qualitatif : les modalités de l’aide. La question des modalités de l’aide et de la coopération est des plus complexes car elle recouvre un ensemble de problèmes disparates, hétérogènes les uns par apport aux autres, mais tous caractéristiques de cette inadaptation dont on vient de parler. Certaines des critiques émises visent le cadre institutionnel et les instruments juridiques qui président à la détermination et à la fourniture des aides. D’autres viennent de ce que la nature et le contenu de ces aides ne répondent pas toujours convenablement aux besoins réels de ceux qui les reçoivent. 1° Les modalités institutionnelles et juridiques selon lesquelles les aides sont conçues, organisées et fournies sont peut-être celles qui prêtent le moins à des critiques fondamentales. Elles appellent cependant des observations correctrices. Dès 1948, une grande résolution des Nations Unies énonçait les principes fondamentaux sur lesquels devait reposer l’assistance technique de l’Organisation (rés. 200 (III) du 4 décembre 1948). Depuis lors, tous les textes internationaux reprennent ces principes et les étendent à tous les domaines de la coopération. Sans doute ne s’agit-il ici que de l’aide multilatérale. L’aide bilatérale résulte d’un rapport direct entre l’Etat demandeur et l’Etat fournisseur, elle fait le plus souvent l’objet d’accords formels entre les deux Parties, et celles-ci ne sont pas tenues de la soumettre aux standards internationaux. Ils n’en reste pas moins que ces standards sont fréquemment invoqués ou évoqués comme des modèles qui devraient en quelque sorte éclairer le comportement des acteurs bilatéraux. Il importe donc d’en résumer les idées directrices. C’est là sans doute que réside le secteur le plus « évolué » de l’action internationale pour le développement, tant politiquement que juridiquement et moralement. Mais on va voir que cette maturité n’est cependant pas sans souffrir elle aussi de manques et d’imperfections. Ce qu’il faut retenir essentiellement des principes qui gouvernent l’aide internationale, c’est l’idée que celle-ci ne doit en aucun cas être imposée aux pays qui en ont besoin. Autrement dit, la fourniture


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d’une aide implique le plein respect de la souveraineté de l’Etat bénéficiaire : c’est lui qui est juridiquement l’auteur de sa demande, c’est lui qui en choisit le moment et le contenu (même si dans la préparation de sa demande il est aidé par des experts étrangers) ; de plus la fourniture de l’aide ne doit être soumise à aucune condition politique et cette aide doit correspondre aux besoins du pays demandeur. Tel est le code de bonne conduite proposé par l’ONU et les autres organismes internationaux (Banque mondiale, FMI, PNUD etc). Que ce code ne soit pas systématiquement observé lui enlève certes une partie de sa pertinence en pratique, mais n’en altère nullement l’exemplarité de principe. Ce sont, du reste, des principes du même ordre que la communauté internationale a proclamés lors des débats sur le Nouvel ordre économique international et lorsqu’elle a substitué à la notion et à la pratique de l’aide celles de partenariat. Par contre, ce qui laisse encore à désirer, c’est la structure et le fonctionnement du cadre institutionnel au sein duquel sont déterminées et accordées les aides. Pour être bref, je ne soulèverai ici qu’un seul problème, mais il est tout à fait fondamental : c’est celui de la coordination des aides. La coopération pour le développement, c’est peu de le dire, ne fait pas l’objet pour l’instant d’un schéma de gouvernance mondiale, comme cela devrait être le cas, idéalement…..Chaque Etat, chaque organisation internationale dispose d’une compétence discrétionnaire pour déterminer lui-même les organes, les procédures, les principes, la nature et le contenu des aides qu’il accorde. Tout au plus peut-on relever qu’en créant le PNUD (et à un moindre degré l’ONUDI), les Nations Unies ont tenté de remédier, au moins partiellement, à une dispersion que dénonçait avec vigueur, dès 1969. le fameux Rapport Jackson. On peut aussi marquer, sur le plan des principes de base, l’homogénéité relative des aides consenties par l’Union européenne, notamment en ce qui concerne les Etats ACP et les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Il n’en reste pas moins que les graves insuffisances de coordination dont souffre l’aide internationale, notamment en ce qui concerne la coordination des aides bilatérales, nuisent considérablement à son adaptation aux besoins des bénéficiaires, et donc à son efficacité. 2° D’autres aspects de l’aide révèlent, tout autant, des formes d’inadaptation qui mettent en question son efficacité. On vise ici un problème qui a fait couler beaucoup d’encre : l’inadaptation de l’aide aux fins et aux domaines pour lesquels elle est demandée. C’est surtout l’assistance technique et le transfert de technologie qui ont été mis en cause ici. Les pays en développement ont souvent reproché aux Etats et aux organismes donneurs de fournir des aides qui ne correspondaient pas aux besoins réels exprimés dans les demandes. L’inadaptation pouvait se produire à plusieurs niveaux : Tout d’abord, on a observé que les experts, ou surtout les jeunes coopérants envoyés en mission d’assistance technique, ne possédaient pas toujours les compétences adaptées aux fonctions qu’ils devaient remplir. Parfois ils étaient trop savants et n’avaient ni les aptitudes


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pédagogiques ni la préparation culturelle nécessaires pour communiquer leur savoir à des personnes de niveau scientifique inférieur et de culture différente. Parfois au contraire, le pays donneur envoyait de jeunes volontaires insuffisamment formés, qui maîtrisaient mal les techniques qu’ils avaient pour mission de transmettre, ou qui parfois avaient tendance à confondre leur temps de mission avec une période de vacances. Il arrivait aussi que les matériels fournis au titre de l’aide ne répondent pas aux besoins concrets des collectivités appelées à en faire usage. Rappelons pour mémoire la fameuse plaisanterie sur les chasse-neige livrés par l’URSS à la Guinée de Sékou Touré, qui avait préféré l’alliance russe à la coopération française…… Quant au transfert de technologie, il a donné lieu à d’innombrables controverses, non seulement importantes et graves, mais illustratives de l’insuffisante adaptation des idées comme des pratiques. L’étude des problèmes qui se sont posés à un moment donné remplirait des volumes. A titre d’exemples, je rappellerai simplement les controverses qui se sont élevées à propos des types de contrat (contrats clés en mains, produits en mains, marchés en mains), des modes de financement et de facturation (paiements en devises convertibles, surfacturations plus ou moins admissibles), prix de la technologie transférée (refus d’admettre la gratuité du transfert ou les remises de prix pour cause de pauvreté de l’acquéreur), de l’insertion dans les contrats de clauses consacrant des pratiques commerciales restrictives (par exemple interdiction faite à l’acquéreur d’un brevet d’exporter hors du territoire de l ’Etat dont il relève les produits fabriqués sur la base de ce brevet). Etc.

L’impératif d’efficacité est évidemment fondamental pour la réussite de l’aide, d’où qu’elle émane et quelque forme qu’elle prenne. Mais là il ne s’agit encore que des aspects pratiques du problème. Or, dans leur essence la plus profonde, les rapports Nord-Sud, rapports entre le monde riche et le monde pauvre, mettent en question un immense problème éthique. Or on sait bien que ce problème, sans être nié, a été négligé. D’où l’importance d’une révision des critères à la lumière de l’impératif de justice.

Rectifier l’orientation l’impératif de justice.

de

II la

coopération :

On touche ici à l’aspect le plus profond, et à mon sens le plus essentiel, du problème général de la coopération pour le développement.


8 Dans les pays développés comme dans les pays en développement, aux Nations Unies et à la CNUCED comme dans nombre d’écrits privés, chez les chrétiens comme dans les opinions dites « de gauche », des protestations n’ont cessé de s’élever pour dénoncer ce qui aux yeux de tous les observateurs critiques constitue la faille la plus grave de bien des politiques internationales de développement. Ce que beaucoup leur reprochent le plus énergiquement, c’est de manquer aux exigences de justice et d’équité, alors que précisément la coopération et le droit qui l’encadre ont pour but essentiel et ultime de corriger l’un des déséquilibres les plus graves et les plus injustes de l’histoire humaine. La réflexion doit porter essentiellement, semble-t-il, sur les fins que l’on entend choisir pour orienter convenablement l’action internationale pour le développement. Il faut voir comment il est possible de répondre, sur ce point crucial, aux prescriptions de l’impératif de justice. La justice étant d’abord une donnée d’ordre moral, il est nécessaire, d’abord, de préciser le fondement philosophique sur lequel on devrait s’appuyer, pour envisager ensuite les ambiguïtés qui ne cessent de s’élever sur le plan juridique. Il va sans dijre qu’on ne peut émettre ici que quelques observations générales et fragmentaires. A.

Le débat philosophique Dans toutes les civilisations, le droit positif, ou ce qui en tient lieu, se fonde sur un système de valeurs dans lequel s’expriment les croyances et aspirations profondes de la société que ce droit a pour objet de régir. En gros, tout système juridique repose sur un système philosophique. En ce qui concerne le droit du développement, le questionnement philosophique ne porte à vrai dire ni sur les origines ni sur les finalités de l’action. Relativement à l’origine des règles, tout le monde est d’accord sur le fait que les sujets de ce droit sont les différents acteurs de la société internationale moderne, Etats, organisations internationales, entreprises privées, organismes de la société civile etc. De même, pour ce qui a trait à la source des règles et actes juridiques, on admet que ce sont celles auxquelles on a normalement recours dans les activités ordinaires : lois, traités, contrats, actes unilatéraux. De même encore peut-on parler d’un consensus général sur les fins que la communauté internationale assigne à l’action pour le développement : sans entrer dans des controverses de détail, on peut dire qu’en gros l’ensemble du monde pense que les règles juridiques ayant pour objet le développement des pays pauvres visent avant tout le bien-être matériel et la dignité morale des populations que l’on entend aider. Dès lors, ce qui importe, c’est de savoir quel contenu et quelle autorité doivent être attribués aux règles, selon la conception que l’on se fait de l’individu, de la société, du bien matériel et de la dignité de l’homme. Or c’est sur ces divers points que se font jour les différences les plus marquées, aussi bien entre ceux qui pensent qu’entre ceux qui agissent, et aussi entre les deux catégories d’intéressés. Deux grands


9 débats me paraissent résumer l’ensemble des problèmes. L’un porte sur le contenu même de la notion de développement, l’autre sur la prise en compte des critères éthiques dans la conception et la mise en œuvre de l’action pour le développement. 1° Examinons d’abord le premier débat : qu’est-ce que le développement, et en quoi doit-il consister ? a) Le développement étant intuitivement conçu comme une marche vers le progrès, il convient d’abord de s’entendre sur la signification de cette première notion. La notion de progrès est une notion essentiellement occidentale, venue des profondeurs de l’Antiquité judéochrétienne et gréco-latine, qui se sont rejointes pour faire admettre que l’histoire humaine a un sens, et que malgré les tragédies nées du péché, elle dirige l’humanité vers son salut. Sous l’influence du rationalisme et des découvertes scientifiques, l’idée de salut s’est alors laïcisée, et sous l’influence des Lumières elle s’est incarnée dans l’idée de progrès, qui n’est autre qu’une expression purement terrestre, encore que morale autant que matérielle, du salut de l’humanité. L’expansion européenne a entraîné la diffusion de cette idée sur l’ensemble de la planète, y compris au sein de civilisations jusqu’alors gouvernées par des religions ou des philosophies fatalistes, fixistes, ou considérant les réalités terrestres comme des illusions. Bien que l’idée de progrès soit gravement mise en doute du fait de toutes les tragédies qui ne cessent d’ensanglanter la vie des hommes, elle reste retenue, au moins de manière subliminale, en tant que raison d’être de l’action pour le développement. b) Mais de quel progrès doit-il s’agir ? Autrement dit, sur quoi doit porter le développement et en quoi doit-il consister ? S’agissant des pays pauvres et attardés, tel qu’on les voyait d’Occident à l’aube de la décolonisation, la notion de développement a commencé par être conçue comme essentiellement économique. Cette orientation est due au fait qu’elle avait pour origine la pensée et la politique américaines. L’ONU, les institutions de Bretton Woods et les autres organisations internationales étaient alors dominées par les Etats-Unis. Elles se sont donc imprégnées pendant des années de la conception américaine selon laquelle le développement se confondait avec la croissance et se présentait comme une notion quantitative, mesurée surtout par l’augmentation du PIB. Plus tard, sous l’influence conjuguée de l ’idéologie tiers-mondiste,, de la doctrine chrétienne actualisée et de la pensée économique européenne, notamment française, on s’est avisé de ce que le développement avait avant tout pour fin le bien-être matériel et moral de l’homme, l’accroissement de la richesse matérielle n’étant plus qu’un moyen de parvenir à cette fin. Plus tard encore, au moment où la mondialisation néolibérale commençait de se profiler à l’horizon, apparurent alors les deux grandes conceptions qui devaient transformer fondamentalement la vision que l’on avait jusqu’alors du développement des pays pauvres : je veux parler du développement durable, mis en avant surtout par les Nations Unies, et du développement humain auquel le PNUD a donné une


10 consécration devenue éclatante, sinon encore dans les faits, au moins dans la pensée. On ne saurait trop recommander ici la consultation des livraisons annuelles du Rapport mondial sur le développement humain. Ces deux notions nouvelles ont transformé non seulement le contenu de la notion de développement, mais son orientation profonde. Elles ont véritablement tenté de la moraliser. En ce sens, elles ont contribué à affermir la référence à l’impératif de justice et d’équité. 2° La dialectique du droit et de la justice est aussi vieille que la civilisation occidentale dont elle tire son origine. Elle a trouvé une jeunesse nouvelle, tout en se heurtant à des difficultés nouvelles, lorsque l’on a commencé de s’y référer à propos du droit international du développement. Cette notion est née au départ de la revendication tiers-mondiste selon laquelle l’inégalité et l’infériorité économiques des pays en développement devaient être combattues, en plus de l’action nationale, par une aide internationale consacrant un principe tout à fait nouveau dans la conception occidentale-libérale qui dominait le monde : le principe dit de « l’inégalité compensatrice ». Alors qu’en matière économique le droit international commun se fondait tout entier sur le principe général d’égalité de traitement (principe de non-discrimination), les pays en développement demandaient l’établissement à leur bénéfice d’un droit tout à fait spécifique, leur permettant de bénéficier d’un traitement de faveur dans leurs rapports commerciaux et financiers avec les pays développés et entre eux. Pour certains, il convenait ainsi d’admettre l’existence d’une dualité de normes, selon qu’il s’agissait de rapports NordNord ou de rapports Nord-Sud ( et Sud-Sud). Pour d’autres, on était en présence d’une simple dérogation au droit commun. Cette dérogation devait n’avoir qu’un caractère purement temporaire et prendre fin lorsqu’un pays en développement parvenait à passer dans la catégorie des pays développés. C’est ainsi que s’est affirmé le principe de base du droit international du développement, à savoir le principe du traitement différencié et plus favorable. Ce principe n’a cessé d’être invoqué depuis la première session de la CNUCED en 1964. Dans la pratique, son application a donné lieu à bien des ambigüités, et c’est à partir de cette ambiguïté que surgissent de grandes interrogations juridiques. Or ces ambiguïtés se trouvent aggravées depuis les années quatre-vingt-dix par les retombées de la mondialisation. B.

Les ambiguïtés juridiques 1° Considérons d’abord le droit international du développement dans la version qui a couru au long des décennies 1960 et 1970. Ce droit a été perçu comme présentant deux caractéristiques originales : on a vu en lui, d’une part un droit de finalité, d’autre part un droit d’exception. C’est d’abord sur ces deux points qu’a porté la contestation.


11 a) La notion de droit de finalité repose sur l’idée que le système juridique ainsi qualifié n’a pas pour unique mission de réguler les rapports sociaux tels qu’ils existent à un moment donné dans une société donnée. On lui assigne ainsi comme fin d’introduire dans la société en question des règles destinées à la transformer. C’est donc un droit dynamique, évolutif, orienté, ordonné à des visées téléologiques. Cette conception n’a évidemment pas recueilli l’assentiment de tous les milieux politiques ou de tous les juristes. Du côté occidental, certains lui ont reproché avant tout d’être un droit imprégné d’idéologie,- d’une idéologie particulière -, et donc d’être un droit politisé, alors que dans les conceptions libérales qui prévalent en Occident le droit est considéré comme autonome par apport aux réalités politiques, économiques, ou autres. Ce qu’ont vivement contesté les marxistes. Plus précisément, certains juristes du Tiers Monde, et parmi les meilleurs, ont rejeté la conception du droit du développement présentée par les Occidentaux, au motif que cette conception, outre un insupportable caractère paternaliste, maintenait les pays en développement dans un ghetto qui les infériorisait et dont seuls parvenaient à s’extraire quelques-uns de ces pays, parmi les plus avancés. Pour des raisons différentes et parfois opposées, on estimait donc que ce droit n’était pas conforme aux exigences de la justice, laquelle, dans le cas qui nous occupe, prescrit d’une part l’objectivité ou la neutralité idéologiques, d’autre part et à l’inverse, un total engagement en faveur des faibles et des défavorisés. En fait, bien que comportant comme toutes les critiques une part de vérité, celles que nous évoquons ici péchaient par excès de radicalité. Des idées comme celles d’inégalité compensatrice ou de droit de finalité représentaient à mon sens une première tentative pour prendre en compte la situation spécifique des pays en développement et leur accorder une protection correspondant à cette situation et leur permettant, sinon de mener à bien, du moins d’amorcer leur processus de développement. b) L’autre critique visait le caractère de droit d’exception du droit international du développement. Cette critique, moins politique et plus technique, venait surtout des juristes occidentaux les plus attachés aux visions classiques de ce qu’est le droit. Dans le monde anglo-saxon, mais aussi en France quoique d’une autre manière, on estimait que les questions de développement devaient être traitées selon les règles du droit international commun. Or, par sa spécificité et par le caractère de droit d’exception qu’on entendait lui reconnaître, surtout dans la version extrême que constituait la dualité des normes, cela revenait à briser l’unité du droit international, tout entier fondé sur le principe de l ’égalité juridique de tous les Etats. A cette critique, les esprits attachés à l’idée d’un droit spécifique pour le développement, rétorquaient que précisément c’était un principe évident de justice que de ne pas traiter de manière égale des choses inégales. Rappelons à ce propos la fameuse déclaration lancée au GATT en 1959 par le délégué indien et qui a traversé les années : « L’égalité n’est équitable qu’entre égaux ». L’idée reste pleinement valable aujourd’hui. A l’époque, l’équité la plus élémentaire


12 exigeait une différenciation des règles en fonction de la situation de leurs destinataires. : à pays faibles des règles protectrices ! On y ajoutait l’allusion devenue classique, selon laquelle l’égalité de traitement revenait à favoriser les plus puissants, Etats riches, entreprises multinationales, au détriment de ceux qui ne pouvaient résister à leur emprise : d’où la célèbre parabole du « renard dans le poulailler ». La querelle avait trouvé un début d’apaisement lorsque lors des négociations du Tokyo Round (1973-1979) dans le cadre du GATT. Il avait été admis en effet, par une décision qui a fait date dans l’histoire du droit du développement, que les pays en développement étaient éligibles à un traitement différencié et plus favorable, (clause dite « d’habilitation ») mais que les avantages qui leur étaient concédés , avantages exceptionnels par rapport au droit commun, devaient diminuer et disparaître lorsque ces pays atteindraient un degré de développement suffisant pour être placés sous l’empire des règles ordinaires. (clause dite « évolutive » ou du « retour graduel ».) Avec cette Décision du 28 novembre 1979, le droit du développement semblait avoir acquis droit de cité et trouvé son équilibre à l’intérieur du droit international économique. Son autorité s’est trouvée accentuée avec l’adoption en 1986 par l’Assemblée générale des Nations unies d’un concept tout nouveau qui venait consolider celui de droit du développement et que les pays concernés n’ont plus cessé d’invoquer : celui de droit au développement, présenté comme un droit inaliénable de l’homme individuel et collectif. (Rés. 41/128 du 4 décembre 1986). 2° Mais, dans les années et les décennies qui ont suivi, s’est produite une évolution consécutive à l’avènement de l’idéologie néo-libérale portée par la mondialisation. On a assisté alors à une certaine remise en question subreptice et assez sournoise de l’acquis auquel on était laborieusement parvenu, notamment à travers les débats à la CNUCED et ceux qui eurent pour objet l’instauration d’un Nouvel ordre économique international. Pour bien comprendre la situation qui s’est instaurée et dont on n’est pas encore réellement sorti, il faut se rappeler que le néo-libéralisme est hostile par principe à toute régulation étatique de l’activité économique et, plus sourdement mais non moins effectivement, à toute intrusion de la morale dans cette activité, qui doit être laissée libre de se dérouler selon sa mécanique propre, commandée par le marché et par lui seul. Devenus « hyperpuissante », les Etats-Unis tentèrent d’imposer au reste du monde leur vision de l’économie et du droit économique. L’échec du Nouvel ordre économique international entraîna pendant un temps l’effacement de l’ONU et de sa majorité à tendance tiers-mondiste. Le libéralisme triompha au sein des institutions de Bretton Woods, et la crise de la dette du Tiers Monde fit les beaux jours du fameux « Consensus de Washington », tout entier voué à une consécration radicalisée des idées néo-libérales, notamment à travers le recours à l’ajustement structurel, qui se solda parfois par des catastrophes dans certains des pays auxquels il avait été imposé. (on pense notamment aux « émeutes de la faim » survenues aussi bien en Amérique latine qu’en Asie et en Afrique….). Enfin on ne peut évoquer ici qu’en passant la très grande ambiguïté qui a entouré la création de l’OMC et qui colore sa politique : d’une part elle admet encore certaines dérogations en faveur des pays en développement, tout en


13 atténuant le principe du traitement différencié et plus favorable ; d’autre part, elle poursuit une sorte de course vers le libre-échange et elle entend assurer la protection et la défense de régimes libéraux tels, par exemple, que celui des services ou celui de la propriété intellectuelle. Le résultat est que le fameux « cycle de Doha » s’est trouvé bloqué depuis la Conférence ministérielle de Cancun de 2003 par les pays en développement, refusant notamment que les pays développés, Etats-Unis et Union européenne avant tout, ne continuent à subventionner leur agriculture et ne créent ainsi un déséquilibre fatal à des productions vitales pour le monde en développement (en particulier le coton). De même l’Union européenne devenue libérale par un quasi-renversement de ses idées traditionnelles, a cru devoir substituer à ses politiques de développement antérieures, fondées sur une logique d’aide, de nouvelles politiques, dites de « partenariat », visant avant tout l’établissement de zones de libreéchange conformes aux règles de l’OMC et établies par de nouveaux accords qui sont loin de faire l ’unanimité, en Afrique comme dans les pays sud- et est-méditerranéens. On se trouve donc pour l’instant en pleine incertitude, et les crises qui secouent le monde entier ne sont pas faites pour nous rapprocher de solutions plausibles.

Conclusion Je pense personnellement que cette évolution n’est pas bonne pour les pays en développement, dans la mesure où les pays développés ont tendance à tenir de moins en moins compte de leurs difficultés et de leurs intérêts spécifiques. Nous nous retrouvons tous placés devant la vieille querelle de l’équité, qui ressurgit quasiment sous sa forme ancienne, et qui continuera de troubler les relations Nord-Sud aussi longtemps que ne seront pas prises en compte les exigences élémentaires que le monde entier devrait remplir à l’égard des populations pauvres de la planète. L’entrée en scène des pays émergents pourrait changer une partie de la donne, mais à condition qu’ils ne se conduisent pas à leur tour comme des puissances auxquelles les pays plus pauvres pourraient un jour faire les mêmes reproches qu’aux anciens pays développés. De plus, la crise qui dévaste l’économie mondiale depuis 2008, et qui entraîne l’affaiblissement très inquiétant – pour ne pas dire plus – des Etats-Unis et de l’Europe, sans parler de ses conséquences en Chine, au Japon et ailleurs, sans parler non plus des crises en Afrique et dans le monde arabe, cette crise généralisée entraîne une perte générale d’intérêt pour la condition des populations souffrant cruellement de la pauvreté. Tout au plus peut-on noter telle ou telle réaction humanitaire face à de grandes épidémies ou à de dramatiques famines….Mais ces rustines, pour utiles qu’elles soient, ne suffisent pas et ne suffiront jamais à obtenir des victoires sur le front de la lutte contre la pauvreté, dans la perspective ouverte par l’adoption des Objectifs du Millénaire fixés par des Nations Unies un temps revivifiées…. A vrai dire, c’est l’ensemble des relations économiques, sociales et culturelles internationales qui devraient être repensées et reconstruites


14 selon des schémas innovants qui, sans rejeter les acquis du passé, prendraient enfin en considération les besoins profonds des hommes de notre temps, en particulier celles des milliards de personnes humaines encore condamnées à des conditions de vie indignes d’un monde qui se dit civilisé…..Nous sommes encore bien loin de cet aboutissement, à supposer que l’on y parvienne jamais. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras. Quelques grands documents comme les encycliques économiques et sociales des papes Paul VI, Jean Paul II et Benoît XVI, adressées à « tous les hommes de bonne volonté » indépendamment de leurs appartenances religieuses, politiques ou culturelles, peuvent offrir de très utiles points de repères. Car, pour paraphraser l’affirmation solennelle d’un grand écrivain français, la révolution du développement et de son droit « sera morale ou ne sera pas ». Septembre 2011


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