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L E S C E N T R E S D ’ E X P R E S S I O N E T D E C R E AT I V I T E , MOTEURS D’EXPRESSION CITOYENNE ? T H I E R RY R O B R E C H T S , U N A R T I S T E D A N S L’ U R G E N C E D E D I R E . . . Publication de la Fédération des Centres d’Expression et de Créativité - Septembre 2014


SOMMAIRE EDITO 2 Edito. 3

Les Centres d’Expression et de Créativité, moteurs d’expression citoyenne ?

12 Rencontre : Thierry Robrechts, un artiste dans l’urgence de dire... 20

Christian Cession : Ce que j’ai vu dans les CEC.

Par Isabelle Gillard Il y a parfois des écrits laborieux. Non pas par leurs sujets sensibles ou douloureux, comme l’actualité peut en témoigner pour le moment. Plutôt parce qu’ils se rebiffent telle une mèche rebelle plaquée mainte et mainte fois sur le front, inexorablement, celle-ci pointe à nouveau… Ils sont un combat, intérieur souvent, partagé parfois avec l’un ou l’autre collègue ou ami. La multiplicité des questions qui s’y rattachent amène régulièrement l’auteur à des rebondissements aux accents de questionnements existentiels. Il se perd, s’englue dans divers raisonnements, renâcle à trouver la colonne vertébrale de son propos. Il y a de ces écrits laborieux dont on en ressort fatigué, blessé, frustré à la fois par la richesse et par la densité que le sujet représente et la difficulté d’en circonscrire une facette pour en creuser brillamment les fondements. Aucun auteur n’y échappe. Cela fait partie de la réalité de travail de tous ceux qui de près ou de loin, doivent de leur plume contribuer à informer, questionner, nuancer, transmettre des idées et des savoirfaire. Certains articles de ce numéro sont teintés de cette lutte. Mais restons enthousiastes ! Les rencontres, interviews et portraits des artistes et animateurs des CEC restent des moments précieux par leur fraîcheur, pertinence et richesse. Enfin, un dernier clin d’œil à Christian Cession, parti fin février à la pension : le témoin est bien en main ! L’équipe est confiante sur le cap à suivre ! Bonne route à toi, à nous...

Editeur responsable : Isabelle Gillard, Rue Godefroid 20 à 5000 Namur Ont collaboré à cette publication : Isabelle Gillard, Maïté Marcos, Jean-François Flamey Illustration de couverture : Projet «Tronche-Toi-Même» Photos intérieures : Laurence «Lorka» Vankerkove, Xavier Willot, Olivier Calicis, Jean-François Flamey Mise en page : Jean-François Flamey La Fédération Pluraliste des Centres d’Expression et de Créativité (FPCEC) reçoit le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles

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LES CENTRES D’EXPRESSION ET DE CREATIVITE, MOTEURS D’EXPRESSION CITOYENNE ? Exemple à travers deux projets Texte : Jean-François Flamey Le concept d’expression trouve sa place dans les registres esthétique et anthropologique alors que le concept de citoyenneté se situe davantage dans le registre politique. Voilà en quels termes le Belge Jean-Louis Génard, sociologue et enseignant s’intéressant aux politiques culturelles et publiques introduisait son intervention lors de la journée « Les CEC s’expliquent » dédiée à l’expression citoyenne fin 2012. A l’époque, tout le secteur de la créativité préparait son entrée dans le nouveau décret régissant l’octroi des subsides aux Centres d’Expression et de Créativité et aux associations dédiées aux pratiques artistiques en amateurs. Aujourd’hui, les demandes de recon- «Murs-Murs» - Photo : Xavier Willot naissance en tant que CEC arrivent dans la boîte aux lettres de l’administration de la Fédération concept et non d’une définition partagée - se cache Wallonie-Bruxelles. une multitude de références moins faciles à formaliser comme celle de territoire, synonyme d’un espace Il est donc question pour les CEC aspirant à un défini d’expression. Dans l’imagination collective, le subside de bien appréhender le contenu du dé- terme territoire fait, à juste titre, souvent référence à cret dont l’obligation d’introduire tout un volet une notion géographique et a fortiori à l’espace pud’expression citoyenne au sein de leurs projets blic. Cependant, le terme « territoire » est pluriel et lié proposés aux participants d’ateliers et/ou de à l’action : le culturel, le social ou encore le numérique stages créatifs. sont autant de territoires fertiles à l’expression. Nous vous renvoyons d’ailleurs à notre « Public A©tion » Le décor est planté, et si a priori la définition de l’ex- de septembre 2013 dans lequel nous avions choisi pression citoyenne donnée par Jean-Louis Génard les réseaux sociaux comme exemple de territoire peut paraître simple à comprendre, ne nous y trom- d’expression. Nous y abordions la réappropriation pons pas, derrière le concept - car il s’agit bien d’un par le quidam du langage photographique comme FPCEC _ 3


vecteur de la narration, tantôt d’un acte refusé ou Et ils ont pourtant des choses à dire ces jeunes ! mal vécu (un des points de départ de l’expression Voilà une belle source de motivation pour mettre sur citoyenne), tantôt du culte du « je ». pieds aux Ateliers du Léz’Arts des stages pendant les congés scolaires avec, en tête, d’offrir la possibilité LE POUVOIR DIRE ET LA CAPACITATION à ces jeunes de s’exprimer à travers le langage artistique. Les interventions dans l’espace public ont ce pouvoir d’interroger le rapport que chacun entretient avec la A quelques kilomètres de là, du côté de L’Atelier cité tant elles peuvent fleurir sans prévenir, en moins Sorcier, un autre projet suit son cours : « Tronche de temps qu’il ne faut pour le dire, là où on ne les Toi-même ». Il est mené avec un groupe de femmes attend parfois pas. Non non, nous ne parlons pas issues du CPAS de Chastre qui manifestent clairede celles issues d’une part galopante et par ailleurs ment leur volonté de s’exprimer de manière créative. inquiétante de la marchandisation de surfaces par les publicitaires mais bien de celles qui relèvent d’un caractère esthétique plus ou moins abouti, d’une dimension politique plus ou moins engagée, voire la plus intéressante, à savoir une articulation entre les deux. Arrêtons-nous sur deux projets menés en Centre d’Expression et de Créativité. Laurence « Lorka » Vankerhove, artiste animatrice au CEC « L’Atelier Sorcier » de Lonzée (Gembloux) a travaillé sur le projet « Tronche Toi-même ». Cécile Voglaire, également artiste, est la coordinatrice du CEC « Les Ateliers du Léz’Arts » à Genappe. Elle est la porteuse du projet « Murs-Murs ». Nous nous sommes entretenus avec elles deux, ainsi qu’avec «Tronche Toi-même» - Photo : Lorka Isabelle Gillard, à l’époque coordinatrice de la cel- Isabelle Gillard : C’est parti d’une petite idée, d’une lule Article 27 / Brabant wallon, afin de nourrir notre envie de « faire » quelque chose avec ses mains pluréflexion. tôt que d’aller encore regarder une exposition comme c’était souvent le cas dans les activités proposées à Au départ de « Murs-Murs », un double constat ces femmes. Deux ans de visionnements culturels nous explique Cécile Voglaire : celui de voir un quar- éclectiques et le déménagement du magasin de tier se ternir suite à des fermetures à répétition de seconde main « Le Grenier » du CPAS de Chastre, commerces, et en parallèle, d’entendre les jeunes amènent ce groupe de femmes à vouloir créer à leur déplorer qu’il ne se passe rien pour eux à Genappe. tour. FPCEC _ 4


«Tronche Toi-même» - Photo : Lorka

Article 27 / Brabant wallon prend la balle au bond ! La cellule propose un projet d’initiation aux langages plastiques au CPAS en partenariat avec le Centre culturel du Brabant wallon et le CEC L’Atelier Sorcier en tant qu’exécutant. Une aventure de trois ans débute… Et Lorka d’ajouter : Plusieurs années auront été nécessaires pour faire remonter le côté « on veut créer nous aussi ». La prise de conscience peut s’avérer un processus qui prend du temps. Rien n’a été anticipé, à aucun moment nous n’imaginions au CEC que la troisième saison avec ces femmes allaient prendre une tournure liée à une forme d’expression dans l’espace public. C’est vraiment venu d’elles. Pour « Murs-Murs » comme pour « Tronche Toimême », des publics sont dans l’émotion d’un ressenti qui va motiver les CEC a mettre en place des ateliers créatifs lors desquels les artistes animateurs accompagneront les participants. Cet accompagnement est double. La première étape est de générer

l’éveil chez les participants qu’ils possèdent un pouvoir d’agir dans leur cadre de vie. Pour en arriver là, tout un contexte favorable au recueil des émotions et des questions des individus est mis en place entre partenaires sociaux et culturels. La deuxième tient dans le langage utilisé. Il sera en effet question ici de développer des aptitudes artistiques qui permettront de joindre la parole à l’acte pour arriver au «montrer à voir». Les CEC deviennent théâtre de la transformation de ces émotions en une parole commune. Ils jouent un rôle de catalyseur tandis que les participants se retrouvent tout d’un coup outillés pour communiquer, sous une forme artistique, dans l’espace public. Si l’impact sur les participants est mesurable à travers les échanges tout au long du processus, il s’avère par contre difficile de mesurer l’impact sur le public confronté aux oeuvres dans l’espace public et à la démarche instituée en amont. Mais soyons optimistes, des moments d’échanges avec les passants surgissent. Ils sont dans un premier temps générés

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par la curiosité et peuvent potentiellement aller plus public, d’apprécier la force communicante des loin lorsqu’un débat s’instaure à même le trottoir, oeuvres visuelles. permettant par là même aux participants, comme au

«Murs-Murs» - Photo : Xavier Willot

LE TRAVAIL EN AMONT : PARTENARIATS ET METHODE Développer l’expression citoyenne nécessite de travailler en amont, entre partenaires, en fonction de leurs champs d’actions : artistique, social et décisionnel lorsqu’il s’agira de passer à l’action dans l’espace public. Et puis, ne le cachons pas, il y a également une logique économique qui s’impose : tout projet a un coût et le trop peu de moyens financiers disponibles dans le secteur socio-artistique a au moins comme effet de pousser les opérateurs à aller les uns vers les autres afin d’assurer la faisabilité des projets. Chacun veillant à garder ses spécificités, même si à travers toute une série de nouveaux décrets,

on observe une mutation de l’ADN des structures, ce qui pose par ailleurs des questions sur la légitimité et les terrains d’actions de chacun. Pour « Murs-Murs », Cécile Voglaire des Ateliers du Léz’Arts a répondu à une commande du Centre culturel de Genappe, partenaire du parcours « Résonances » mis sur pieds par plusieurs opérateurs culturels du Brabant wallon. Pour toucher les jeunes, elle a entrepris de passer par le service d’aide à la jeunesse local agréé, en l’occurrence l’AMO (Aide en Milieu Ouvert) qui a joué pleinement son rôle d’intermédiaire entre les jeunes et l’opérateur culturel qu’est Les Ateliers du Léz’Arts.

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«Murs-Murs» - Photo : Xavier Willot

Pour « Tronche Toi-même », le CPAS de Chastre, Article 27 / Brabant wallon et et le CCBW (Centre culturel du Brabant wallon) ont joint leurs forces pour passer commande à l’Atelier Sorcier.

La proposition était de recouvrir toute une série de façades avec des portraits photos imprimés en grand format mais aussi de réaliser des pochoirs. La finalité de cette démarche étant de rendre une image positive du quartier tout en apportant une valorisaDans tout ce travail en amont, il en existe un tout tion de soi des participants mais aussi des habitants aussi important que celui de la mise en commun des ou encore d’ouvriers de l’ancienne sucrerie fermée ressources, c’est bien entendu la méthode, syno- dans la douleur 10 ans plus tôt. nyme de la matérialisation de la parole des participants. Elle comprend notamment le support utilisé Pour animer ce projet, Les Ateliers du Léz’Arts ont engagé deux artistes intervenants, Xavier Willot en fonction du territoire d’expression choisi. Ainsi, à travers « Murs-Murs », Les Ateliers du (photo journaliste de profession) et Maxime Lambert Léz’Arts ont offert à 7 jeunes la possibilité de s’ins- (licencié en histoire de l’art), tous deux issus du colcrire à un stage couvrant la période des congés de lectif « Drash ». Carnaval et ceux de Pâques. FPCEC _ 7


«Tronche Toi-même» - Photo : Lorka

A l’Atelier Sorcier, pour le projet « Tronche Toimême », le CEC peut quant à lui compter sur une de ses animatrices attitrées, l’artiste Laurence « Lorka » Vankerhove. Cela représente un certain confort car Lorka connait la maison et tous les enjeux d’un Centre d’Expression et de Créativité, cela la rend apte à mettre les arts plastiques au service de la volonté des participants d’ateliers, en déployant un travail de transmission de savoir-faire et un travail de médiation, qualités fondamentales des artistes animateurs en CEC. Dans ce projet « Tronche Toi-même », l’idée était d’accompagner ce groupe de femmes à gagner du terrain sur leur émancipation sociale en passant par la prise de parole à travers les démarches créatives dès lors empreintes de sens pour elles. Dans cet atelier gratuit – puisque destiné à des bénéficiaires du CPAS – ces femmes ont décidé de

s’exprimer sur deux territoires : l’espace public par le collage de portraits dans les rues de Gembloux et les non moins négligeables territoires numériques par la tenue d’un blog et d’une page Facebook relatant le processus de leur projet, illustrés par les traces des actes artistiques posés dans l’espace public. LA CONFRONTATION AUX AUTRES, DANS LE GROUPE ET DANS L’ESPACE PUBLIC Avant de se confronter aux regards des passants dans l’espace public, un projet d’expression citoyenne ne peut aboutir que s’il résulte d’une affirmation d’une parole commune au sein même du groupe de participants aux ateliers. Pour arriver à cette parole commune, on sera passé par toute une réflexion construite de manière collective, dans le dialogue modéré par l’artiste animateur et/ou une personne extérieure au groupe, d’où l’importance de travailler

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en partenariat comme évoqué plus haut. Plus grande sera la capacité de l’artiste animateur à se saisir des questions soulevées par les participants, plus grande sera sa capacité à transformer cette parole commune en un objet de travail artistique. Le rôle de l’artiste animateur est donc prépondérant, encore faut-il qu’il soit préparé à travailler avec des publics spécifiques sur des thématiques qui le sont tout autant. Au même titre que les futurs travailleurs sociaux reçoivent une part de formation culturelle, il est rassurant de voir que des spécialisations pédagogiques sont intégrées dans les cursus artistiques des écoles supérieures d’art et des académies, préparant les futurs diplômés à enseigner ou à animer des ateliers. Car au final, combien d’étudiants en matières artistiques pourront prétendre à faire de leur seul art un gagne-pain ? Au passage, signalons que «Tronche Toi-même», le blog. de plus en plus de structures hors circuit académique, dont notre fédération, proposent des forma- Isabelle Gillard : Les participantes sont parties d’un patchwork d’autoportraits « en éclats de rire » et l’ont tions mêlant pédagogie adaptée et créativité. travaillé par couches successives de couleurs et de lavis. Elles y ont intensifié les contrastes par un traIsabelle Gillard : De leurs aspirations personnelles, les vail graphique noir et blanc : lien symbolique avec dames inscrites dans l’atelier « Tronche Toi-même » leur dénonciation de la joie et de la solidarité possible ont dégagé une parole commune, forte et vraie pour malgré la « merditute » que la vie nous réserve parchacune d’entre elles : malgré les embûches, les fois ! difficultés que la vie réserve parfois, nous pouvons Elles ont ensuite décidé d’envahir Gembloux de leur sourire, rire, chanter, aimer, partager et être, un peu message et ont permis aux passants d’y réagir. Le ou beaucoup, heureux ! La grisaille est là mais nous concept est ficelé : une intervention urbaine (envoi pouvons aussi y voir des éclaircies. du message) et la création d’un blog (réception des Leur volonté était d’envoyer ce message d’espoir au réactions). reste du monde. Une espèce de bouteille à la mer pleine de joie ! Incarnée dans des réalisations, cette parole commune, pourra ensuite être montrée à voir au grand public. Une étape supplémentaire sera de recueillir les réactions des passants et de les remettre en débat.

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«Murs-Murs» - Photo : Xavier Willot

A travers ces deux exemples de projets en Centre d’Expression et de Créativité, on constate qu’une parole commune aux participants des ateliers a été rendue visible grâce au langage artistique transmis par les artistes animateurs. Les participants auront gagné sur le terrain de leur émancipation face à leur propre prise de parole. Leur sens critique aura quant à lui gagné en puissance. Qui plus est, le résultat esthétique est réellement probant car ne l’oublions pas, ces formes artistiques proviennent d’amateurs. Nous sommes là au coeur de l’expression citoyenne... FPCEC _ 10


«Murs-Murs» - Photo : Xavier Willot

« Murs-Murs » Ateliers du Léz’arts, Genappe cecgenappe@gmail.com http://www.lesateliersdulezarts.be

« Tronche Toi-même » http://tronchetoimeme.wordpress.com Atelier Sorcier, Lonzée / Gembloux ateliersorcier@gmail.com http://www.ateliersorcier.be FPCEC _ 11


RENCONTRE : THIERRY ROBRECHTS Un artiste dans l’urgence de dire... Par : Jean-François Flamey

Avant de peindre sur toiles dans son atelier de la Rue du Collège ou sur les murs et les palissades des chantiers de construction dans Namur, il y a d’autres lieux que Thierry Robrechts aura fréquenté: les théâtres. De son passage par le Cours Florent, des mots adressés par sa professeur d’art dramatique Antonia Malinova font encore échos dans sa tête aujourd’hui : « deviens ce que tu dois devenir... ». De son parcours de comédien, une série de constats auront participé à sa démarche artistique actuelle qui passe également par l’écriture et la sculpture. Rencontre avec Thierry Robrechts.

Photo : Olivier Calicis

Quand on lui parle de son parcours artistique entamé dans le théâtre, d’entrée de jeu, Thierry Robrechts nous confie : En théâtre, pour être appelé à jouer, il faut tout d’abord être aimé, il y a là un asservissement lié au bon vouloir des autres. FPCEC _ 12


Cette dépendance, je n’en veux plus, pas plus que de connaître l’attente de recevoir l’autorisation de faire car je suis dans une urgence personnelle, l’urgence de dire. Le ton est donné ! S’il passe une partie importante de son temps en atelier, Thierry Robrechts agit également souvent à ciel ouvert. Il a en effet trouvé dans la rue un nouveau théâtre où s’exprimer en toute liberté. Tout qui vit ou qui est passé par Namur sera très certainement déjà tombé nezà-nez, au détour d’une rue, sur le visage d’un personnage récurrent, peint à même le mur ou dessiné sur un bout de papier trop simplement scotché que pour ne pas avoir envie de le décoller et l’emporter sans une certaine montée d’adrénaline tel un enfant volant un bonbon acidulé chez l’épicier du coin. Entrer dans cet acte d’insolence ne serait après tout que renvoyer à l’artiste celle qui semble à première vue être la sienne... Devenu familier, ce visage semble vous observer, vous appeler même. Il n’est pas rare qu’il fasse l’objet d’une série prenant place sur une longueur de mur conséquente. Là, il s’accompagne de dessins bruts d’animaux, de mots épars ou

Photo : Jean-François Flamey

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de phrases dans lesquelles des ratures sont plus qu’assumées. Ce visage à l’expression tantôt hallucinée, tantôt brutale, tantôt triste, ne laisse jamais indifférent celui qui lève les yeux vers lui. C’est clair, Thierry Robrechts est passé dans le coin, à la manière d’un streetartist. « A la manière » car ne lui donnez pas ce statut de street-artist, il ne s’y reconnait pas : Le street-art est devenu dans beaucoup d’endroits un art subventionné, la transgression n’existe plus, c’est un autre sport, une vague sur laquelle les villes surfent car elles y trouvent un vecteur touristique et économique. Une bonne chose en soit s’il n’y avait pas cet espèce de mensonge sur l’objet, si l’on s’accordait à appeler un chat par un chat, mais voilà, ce n’est pas vraiment le cas. Ok, Thierry Robrechts a en effet des choses à dire et cela tombe bien, nous sommes là pour les entendre. Par contre, nos questions préalablement réfléchies resteront de côté car il vient de créer en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, un espace de discussion qui va dépasser très largement le cadre, là où les mots prennent tout leurs sens. Avec Thierry Robrechts, la seule évocation du terme « artiste » est indissociable du regard qu’il pose sur les institutions culturelles : Les artistes étiquetés comme reconnus, et donc exposés, sont considérés par les institu-

Photo : Jean-François Flamey

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tions comme des hasards, des coups de chance, et non en tant que somme de travail. Pour être exposé en Belgique, il faut ni plus ni moins être repris dans un catalogue de la Fédération Wallonie-Bruxelles. On ne peut éviter de lui demander quel comportement serait le sien, si demain, une institution culturelle lui passait une commande financièrement suffisante que pour lui assurer par exemple l’amélioration de son confort de travail. En d’autres mots, quelle serait sa position face à une opportunité ? Difficile à dire... Le problème en Wallonie est que l’on vient trouver les artistes en leur demandant de proposer un projet, ce qui les contraint à changer de métier en élaborant un dossier. Or si les institutions s’intéressaient un temps soit peu à la somme de travail fournie par les artistes – comme évoqué il y a quelques instants - elles n’auraient pas besoin de leur demander de monter un dossier. Il y a là quelque chose qui relève du manque de confiance. Les artistes ont besoin de leur temps pour créer. Ils n’en n’ont pas vraiment à investir dans des propositions à formuler aux institutions, d’autant que ces propositions seront biaisées : l’artiste ne sera plus 100% lui-même car même involontairement, il mettra une part de séduction dans son dossier pour arriver à être exposé. L’art subventionné passe inévitablement par un filtre, du simple fait qu’il y a un rapport à l’argent. C’est comme cela que certains artistes se retrouvent à devoir proposer, par exemple, des oeuvres de street-art de taille monumentale. Comme je préfère rester dans la taille humaine que d’entrer dans une affirmation grandiloquente, et que j’ai besoin de mon temps pour travailler, finalement cela m’arrange de ne pas être contacté par les institutions, au risque de me retrouver à peindre sur des murs que j’aurai quelque part moi-même dressés.

Photo : Jean-François Flamey

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Photo : Jean-Franรงois Flamey

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Thierry Robrechts affiche clairement son appartenance à l’école Basquiat pour le côté spontané dans la « nécessité de faire ». Tel l’artiste New-Yorkais, Thierry s’inscrit complètement dans une affirmation de liberté, liberté qu’il espère par ailleurs transmettre à ceux et celles qui sont confrontés à ses oeuvres, notamment en rue. Mais ce n’est jamais gagné d’avance car la création en rue, gratuite, passe pour quelque chose de suspect allant jusqu’à la brimade. Du coup, afin de contrer cet état d’esprit, Thierry Robrechts entre perpétuellement en dialogue avec les passants, comme dernièrement auprès d’une famille passant devant une palissade sur laquelle il était occupé : Il y avait les parents, les grand-parents et deux fillettes. J’ai tout de suite senti un regard négatif des adultes, genre ‘qu’est-ce qu’il fait là, ce voyou!’. Il a suffi que je les salue pour que la question sorte : ‘pourquoi faites-vous cela ?’. Moi de répondre : ‘pourquoi pas ?’ et de tendre des marqueurs aux fillettes qui se sont mises à dessiner avec moi. Les adultes alors tout étonnés parce que les fillettes ne dessinent pas à la maison lorsqu’on leur donne marqueurs et feuilles de papier, nous sommes partis dans une discussion d’une quarantaine de minutes d’une grande richesse. Après avoir pris des photos d’elles prenant du plaisir à dessiner, ces personnes sont reparties souriantes en ayant dépassé leurs craintes face à celui qui fronde l’autorité.

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Dialogue, encore et toujours, après qu’une dame, le jour avant notre entrevue, témoignait sur sa page Facebook s’être arrêtée devant son atelier pour y observer par la fenêtre une sculpture d’un visage qu’elle trouvait « beau mais triste » : Le définir n’est-ce pas déjà limiter ce que l’on regarde à ce que l’on ressent ?’ Autrement dit, peut-être que c’est nous qui sommes tristes... Thierry Robrechts considère que lorsqu’on arrive devant une oeuvre, s’opère une rencontre entre toute l’ambiguité qui est la nôtre face à celle de l’artiste. Ramener une création à une émotion, c’est en somme la réduire. Si tu vois un cheval dans une prairie, la première chose que tu fais, c’est de chercher la clôture au lieu de laisser simplement place à l’émerveillement... Thierry Robrechts place indéniablement l’humain au centre. Cela s’est fait ressentir tout au long de trois heures de discussion en terrasse, au coeur du vieux Namur, là où il salue les personnes en les appelant par leurs prénoms, là où il prend des nouvelles de l’avocat du coin comme du sans domicile fixe, là où il nous parle de l’engagement qui est le sien à travers ses différents langages artistiques, là où il explique qu’en galerie, il tient à prendre le temps de travailler lui-même sa scénographie, se garantissant ainsi de respecter au mieux le public qui prendra la peine de venir découvrir son travail. Entre deux saluts venant couper ses élans de paroles, Thierry Robrechts reprend comme si Photo : Jean-François Flamey

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rien n’était venu perturber le fil de ses idées sur l’humain : Lorsque tu demandes ‘qui es-tu ?’ à un inconnu que tu croises, il te répondra quasi à coup sûr en te donnant sa fonction et non par l’affirmation de ce qu’il est. Or si tu te définis par ta fonction, il y a un tas de choses que tu éludes. Personnellement, j’ai besoin de considérer l’humain avant de considérer sa fonction. Pour arriver à l’os, il faut passer par la chair !

On le voit, Thierry Robrechts s’inscrit dans une nécessité constante de produire tout en attachant une importance majeur au processus, avec en son coeur, l’humain ou encore la liberté «de faire».

S’il ne s’est jamais fait interpeller par les forces de l’ordre, les questions liées à la liberté d’expression dans l’espace public se posent néanmoins. Jusqu’où peut-on aller ? En répondant à quelle esthétique ? Avec quel discours ? Et puis, comment les Et lorsqu’on lui demande de mettre cette ré- oeuvres sont-elles reçues par ceux qui y sont flexion en perspective avec son travail : confrontés ? Cette affirmation de soi, je l’inscris avec énergie dans mon travail, y avouant mes Chose certaine, l’exemple des fillettes qui se peurs ou y évoquant les trahisons qui me joignent à Thierry Robrechts pour dessiner sont insupportables. Après, je sais qu’il y a sur des palissades, ou encore les échanges un côté insoutenable chez certains qui y sont de paroles engendrés avec les passants, confrontés chaque jour dans la ville. La pro- tout cela démontre le potentiel de sociabilité position est trop claire pour eux, à la longue - voire de conscientisation - provoqué par les ils pensent me connaître, ils se limitent à ce langages artistiques de manière général... qu’ils veulent bien voir. Il est plus simple de découvrir un artiste de passage que celui qui fait partie de son quotidien...

Blog : http://thierryrobrechts.blogspot.be Soundcloud : https://soundcloud.com/thierry-robrechts Vimeo : http://vimeo.com/user27006735 Facebook : https://www.facebook.com/pages/Thierry-Robrechts/514096471970981 Twitter : https://twitter.com/RobrechtsT FPCEC _ 19


CE QUE J’AI VU ET ENTENDU DANS LES CEC Texte : Christian Cession

Après avoir coordonné la Fédération des Centres d’Expression et de Créativité durant 9 ans, Christian Cession a laissé sa place à Isabelle Gillard pour partir vers la retraite. Mais ne vous y trompez pas, il n’est pas question de fin ici ! En effet, Christian restera sur le terrain des CEC puisqu’il débute une jeune carrière d’animateur en atelier d’écriture. En guise de regard dans le rétroviseur, Christian partage dans les lignes qui suivent, son regard sur le secteur des Centres d’Expression et de Créativité...

« Pendant presque 9 ans, comme coordinateur de la Fédération des CEC, j’ai pu voir et écouter leurs animateurs et leurs coordinateurs, observer leur travail, lors de mes visites, lors des formations, d’interviews pour Papiers Pliés ou pour des vidéo-magazines et lors de réunions et d’échanges d’expériences. Partant à la retraite, je veux partager cette expérience une dernière fois avec les CEC.

Photo : Jean-François Flamey

L’animatrice d’un atelier de théâtre pour les enfants traduit bien le travail des CEC : avec les enfants, expliquait-elle en substance, nous allons chaque fois un peu plus loin dans l’expression et dans la créativité et, la fois d’après, encore un peu plus loin ; parfois, il s’agit juste de monter sur la scène ; parfois, c’est un geste ou un mot que nous retravaillons. Avec les adultes et les adolescents, avec les personnes hanFPCEC _ 2o


dicapées ou avec les personnes de milieux fragilisés, c’est tout aussi vrai, renchérissent de nombreux autres animateurs en théâtre, en dessin, en musique ou en cirque. Tout un programme à la fois sans prétention et réellement ambitieux, car il s’agit de dépasser les blocages et les conformismes pour susciter une expression inattendue tant pour les participants que pour les animateurs. Y fait écho la question d’animatrices de danse, dans un CEC qui les réunissait pour travailler sur la créativité : les participants ont l’habitude de voir à la télévision des danseurs dont ils voudraient reproduire les performances; comment les amener à autre chose ? Quelque chose qui soit leur propre langage artistique, la propre danse de leur groupe ! Comment ″faire quelque chose″ de ces spectacles télévisés ? Progressivement, les animatrices ont construit leur propre réponse qui vaut son pesant d’or : partir de la reproduction de ces performances dansées et en jouer, y introduire des variations, des perturbations, des accentuations, des accélérations, des ralentissements et des caprices, suspendre un mouvement, l’amplifier, le déformer, le caricaturer ; bref interposer des questions – des moments critiques – pour déconstruire le spectacle et susciter un processus créatif. En théâtre, par exemple, des animateurs revisitent, avec les participants, des textes classiques et vont à l’essentiel, au noyau de ce qu’expriment les personnages et de ce que signifient les situations, pour que les participants y retrouvent leur propre expérience, en perçoivent la dimension universelle, se la réapproprient et la retraduisent dans leurs mots et avec leurs gestes. Ce qui est en jeu dans tous ces

cas, c’est de prendre un «texte» (les chorégraphies de Michael Jackson ou Shakespeare) pour prétexte. En peinture, ce peut aussi être de prendre la prose de la ville pour prétexte de compositions originales, par exemple, en représentant de grands personnages puis en s’interrogeant sur la ville où ils se meuvent, sur les couleurs, les masses, le mouvement de la foule, pour les décomposer, les recomposer et induire un autre regard. Ces décalages sont les déclencheurs de créativité qu’utilisent de nombreux animateurs dans leur pratique quotidienne. Et ce leur est une aubaine que des participants jouent avec une consigne, la réinterprètent et la détournent jusqu’à la subvertir. Car la créativité des CEC se joue à deux niveaux : la créativité des animateurs – pour inventer des processus de découverte, d’exploration, d’expérimentation – et celle qu’ils suscitent dans les productions des participants. Ces processus sont le trésor des CEC et la source de leur légitimité. C’est à se demander si les CEC ne devraient pas être rebaptisés ″atelier-laboratoire d’expression et de créativité″ ? A condition de ne pas se laisser embarquer dans la confusion, trop fréquente, entre création et innovation. La première appartient au champ artistique ; au départ d’une page blanche, la créativité suppose un imaginaire et un langage propre. Tandis que l’innovation appartient au monde de l’industrie et n’est qu’une recombinaison des éléments constitutifs d’une production (généralement à des fins de marketing et de rentabilité); la page blanche et l’imaginaire sont hors de son champ. La créativité de leurs animateurs et participants, c’est la contribution des CEC à la vie culturelle de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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Les CEC, au croisement des axes de créativité et de participation citoyenne, à égale distance des académies et des associations de pratiques en amateur, constituent un dispositif que nous envient nos collègues du réseau européen ART 4 ALL (écoles d’art et associations hors du cursus scolaire). Ce que j’ai vu, c’est que le travail des animateurs est fait d’une grande attention aux perceptions et aux expressions des participants, d’un respect et d’une recherche partagée; fait aussi d’un engagement qui est le plus souvent vécu comme une conviction et une expérience chevillées au corps des animateurs, expérience et conviction que les participants aux ateliers ont un appétit et des capacités pour utiliser les langages artistiques et en faire quelque chose qui leur est propre, individuellement et collectivement. Avec les participants, les animateurs sont des porteurs d’émancipation sociale et culturelle, d’expression citoyenne et de projets socioartistiques. Le métier des CEC et de leurs animateurs/trices n’est pas de faire de chaque participant un créateur reconnu pour l’éternité mais de faire reconnaître chaque création où et quand elle se manifeste, chaque fois qu’une création a changé quelque chose dans la vie des individus et des groupes. L’engagement des animateurs/trices, leur expérience, leur savoir-faire, leur présence forte dans l’atelier, leur imagination, leur capacité à reconnaître et à mettre en valeur les expressions et la créativité des participants, enfin leur cordialité constituent le seul capital des CEC ; il doit soutenir ces qualités et les mettre en valeur sans romantisme mais aussi sans conces-

sion à l’idéologie gestionnaire. Le travail des animateurs/trices est donc précieux mais parfois fragile. Je pense à une histoire qui aurait pu mal finir mais a débouché sur la relance d’un CEC. La direction de ce CEC n’était plus capable d’apporter aux animateurs et aux participants le soutien nécessaire à leurs processus créatifs ; quelque chose s’était perdu de la reconnaissance due aux animateurs, aux participants et à la richesse de leurs apports ; des aléas institutionnels ont conduit le CEC à se séparer de plusieurs animateurs/trices qui étaient les porteurs et la mémoire du savoir-faire propre à ce CEC. Les parents ont réagi avec les animateurs/trices et, avec le soutien avisé d’un intervenant extérieur, ont reconstitué une AG et un CA. Ce CEC est maintenant reparti vers de nouvelles aventures mais cet exemple, nullement théorique, doit nous faire réfléchir sur ce qui conditionne le travail des animateurs/trices : non seulement des conditions matérielles et financières mais surtout un engagement, un soutien et un accompagnement des directions aux côtés de leurs animateurs et animatrices. Pendant 9 ans, j’ai travaillé avec des collègues, des administrateurs et une administration qui sont pétris de l’histoire du secteur des CEC (depuis Michel PION et Patrick KINET). Tous travaillent à faire connaître et reconnaître le travail des CEC. Ils méritent la confiance des CEC et leur vigilance.»

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«Permettez-moi maintenant de m’adresser directement à vous, les animateurs et animatrices dont le travail et l’engagement m’ont si souvent remué. A quoi bon décrire ce que vous connaissez mieux que moi ? C’est la petite merveille que vous m’avez donnée pendant bientôt neuf ans et je voulais vous la restituer, avec la joie et la fierté que vous avez manifestées et aussi quelques inévitables moments de découragement; cependant je n’ai vu personne d’entre vous abandonner. Pendant presque neuf années, l’un des meilleurs moments de mon parcours professionnel, j’ai eu l’impression de travailler à quelque chose d’infiniment précieux. Pour terminer, je vous dois un secret. Si je me suis senti tant d’empathie pour le travail des CEC et de leurs animateurs/trices, c’est en grande partie à celle dont je partage l’existence, que je le dois. Françoise DAL m’a fait partager sa profonde expérience des projets socioartistiques, ses réflexions et sa propre empathie pour les participants, les animateurs et pour leur travail qu’elle aussi pratique en CEC depuis plus de 25 ans.» Christian Cession

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LA CARTOGRAPHIE DES CENTRES D’EXPRESSION ET DE CREATIVITE DISPONIBLE SUR WWW.FPCEC.BE Une publication de la Fédération Pluraliste des Centres d’Expression et de Créativité Rue Godefroid 20, 5000 Namur - 081/ 65 79 99 - info@fpcec.be - www.fpcec.be Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Service de la créativité et des pratiques artistiques)


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