Un été avec Machiavel. Patrick Boucheron

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PAYS :France

DIFFUSION :225362

PAGE(S) :32-33 SURFACE :98 % PERIODICITE :Hebdomadaire

7 mai 2017 - N°3669

Patrick Boucheron

« Machiavel est un penseur pour gros temps » INTERVIEW Le spécialiste de la Renaissance et professeur au Collège de France, directeur de « L'Histoire mondiale de la France » (Seuil), phénoménal succès en librairies, revient avec un récit alerte sur Machiavel*. Son portrait inédit de l'auteur du «Prince » passionne par sesrésonances avec l'actualité POLITIQUE

Êtes-vous

un historien

engagé?

Il existe un pacte implicite entre l'auteur et le lecteur : l'auteur doit expliciter saposition en répondant à cette vieille question de 1968 : d'où tu parles? C'est une affaire de point de vue - donc une question machiavélienne. Il y a des sujets où je parle en spécialiste de l'Italie de la fin du Moyen Age et d'autresoù je fais appel plus généralement à mon métier d'historien comme,par exemple, avec L'Histoire mondiale de la France. Je suis donc un historien engagédansle sensoù je suis engagédansun travail intellectuel. En ce cas,un historien engagéestbien le contraire d'un historien militant: il travaille à penser conte lui-même. En tant qu'historien qui travaille sur l'Italie de la Renais-

sance,Machiavel est au centre de ce quej'espère savoir ; mais si j'y trouve des ressources d'intelligibilité pour penser le présent, c'est aussi parce qu'il est un maître en inconfort. Machiavel

excède

dans lesVies parallèles de Plutarque. Le passélui est donc un secours. Car lorsqu'aujourd'hui diffère d'hier, on peut prendre appui sur avanthier pour comprendre ce qui va se passer demain.

donc son époque?

e

Dès le XVI siècle, on a voulu se débarrasser de Machiavel en inventant le machiavélisme. On cherchait alors àl'enfermer dans son temps, rendant impossible l'actualisation de sa pensée. Machiavel a voulu décrire son époque avec beaucoup de précision, de lucidité, et même de méchanceté puisqu'il le fait de manière désenchantée. Mais c'est bien paire qu'il aposéun diagnostic sur l'aujourd'hui que Machiavel peut toujours selire au présent. Ce paradoxe estjustement au cœur de l'engagement du métier d'historien : on décrit une situation ancienne mais, si on le fait avec probité, elle peut créer des effets de vérité etproduire des contemporanéités. Dans Léonard et Machiavel (Verdier, 2008), je racontais cemoment où Machiavel se retrouve, vers 1S02-1S04,à la cour de César Borgia. Machiavel est alors un homme politique qui n'arrive pas à saisir la nouveauté de la situation : Borgia lui échappe. Son réflexe immédiat est de se plonger

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Les hommes d'aujourd'hui

politiques français ont-ils une telle culture

historique?

Je n'en suis pas certain. Le temps est passé de ceux qui, comme François Mitterrand, avaient, pour le meilleur et pour le pire, une conscience politique vertébrée par leur culture historique. La seule chose qu'on puisse dire aujourd'hui, c'est que ceux qui aspirent à des mandats nationaux pensent que la France est un pays où un homme politique ne peut pas encore afficher son indifférence à l'histoire:. Depuis la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, en 2007, s'est développé un usage consumériste de la discipline historique. Elle est devenue un magasin de curiosités, où les hommes politiques puisent ce dont ils ont besoin, à un moment donné, sans grand sérieux. Les hommes

politiques

devraient-ils

lire Machiavel?

Machiavel retrouve son actualité

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«La conquête du pouvoir demande un peu de talent, pas mal de culot et surtout beaucoup deechanc d chancee» » danslesmoments d'oragespolitiques, et voici pourquoi je dis qu'il est un penseur pour gros temps. Ce fut le cas lors des guerres de religion, au temps des Lumières et de la Révolution ou dans les années 1930 avec lamontée du fascisme. Il arrive dans l'Histoire que les spectres que l'on craignait le plus prennent corps. On étaitprévenu, alerté,on aurait pu voir et pourtant on nevoit rienvenir. Mais il arrive aussi que l'on précipite des catastrophes en tentant de prévenir les dangers qui s'annoncent. Nous vivons aujourd'hui, en France, un moment machiavélien. C'est-à-dire un moment d'indétermination politique et de fatigue démocratique. Machiavel nous aide àle penser, car il fut républicain et raconte l'effondrement des républiques sur ellesmêmes. Il constate que les républiques sont fortes mais oublient le plus souvent de se défendre. Elles faillissent par négligence. Par excès de confiance ou parhaine de soi, elles baissent les armes. La hantise de Machiavel consiste àne passedésarmer moralement et militairement. En lecteur de Machiavel, que vous inspire le second tour entre Emmanuel

Macron

et Marine

Vous présentez un philosophe pour temps

Machiavel

comme

de la nécessité incertain.

Soit par provocation, soit par conviction, Machiavel décroche l'agir politique de la morale commune..Ill mune I peu peutt don donccsee s risque risquerr à de dess formules subversives sur l'exercice du pouvoir. Mais il n'a jamais dit que la fin justifiait les moyens car il sait que lorsqu'on se décide à agir, on ne connaît pas la fin. On décide dans l'ignorance des conséquences de son acte. Il faut sans cesse s'ajuster aux conjonctures, ce qui ne veut pas dire qu'on agit sans règles ni principes. Machiavel estun auteur subversif, c'est-à-dire qu'il utilise toutes les armes de la subversion, comme la dérision ou la plaisanterie graveleuse. Il est d'ailleurs pour cela difficile de le prendre au sérieux. Le Prince peut selire, en partie, comme un texte parodique. C'est un livre qui montre aux républicains jusqu'où les puissants peuvent aller dans le cynisme, mais ce n'est en aucun cas un manuel de la tyrannie délivrant les hommes de pouvoir de la morale. Être tyran ne s'apprend pas. Il suffit de se laisser aller, de suivre sa pente naturelle, car tout pouvoir mène à son propre abus. Merleau-Ponty de Machiavel

parle de la philosophie comme d'un

«humanisme sérieux», et sans idéalisme.

sans cynisme

Le sérieux n'empêche pas de vivre. Machiavel est un auteur énergique et joyeux qui aime la vie dans ses excès,sesdébordements. Mais pour lui, toutn'estpas possible, toutn'est pas pensable. La fin du Prince en appelle àlaresponsabilité collective contre la désinvolture.

Le Pen ?

Machiavel n'est pas un philosophe de la conquête du pouvoir, mais de saconservation. Il apprend à ne pas selaisser griser par les coups hardis des créateurs d'États. La conquête du pouvoir n'estrien. Elle demande un peu de talent, pas mal de culot et surtout beaucoup de chance. Mais conserver l'État en revanche - c'està- dire semaintenir enl'état et garantir la grandeur de l'État - voilà le grand ait politique. Il est en partie conditionné par les conditions de la victoire. Rares sont les princes qui ne se laissent pas griser par leurs succès. Machiavel adécrit leur aveuglement: il fut constamment déçu par eux, et c'est tant mieux, car un intellectuel qui admire les puissants est perdu pour l'intelligence.

La vérité

est la grande

de l'époque

perdante

actuelle.

Les problèmes les plus profonds que nous ayons à affronter politiquement, collectivement, sont des problèmes de langue. Machiavel recherche la vérité effective de la chose. Il est un lecteur de Lucrèce, c'est donc un matérialiste. Pour lui, la vérité estdans la choseet non simplement un effet de beaux discours. Il ne faut pas selaisser éblouir par la splendeur desmots mais aller droit à la vérité de lachose. Or le danger est grand quand les hommes de pouvoir emploient des mots qui ne renvoient plus aux choses.Machiavel n'est pas un porte-parole, il n'apas une vision de surplomb. Il ne parle ni au nom du peuple ni au nom du Prince. Il pense que lesdominés peuvent avoir

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la conscience de leur domination : le peuple sait ce qui l'opprime mieux que les puissants. Voici pourquoi il s'agitpour Machiavel de décrire avec exactitude les choses qui arrivent et de laisser à ceux qui le désirent le soin d'en tirer les règles d'action. Machiavel mélange une expérience des choses modernes et une lecture continuelle

des antiques.

Sa vie est coupée en deux par une défaite. Il s'est engagé politiquement dans l'action pour la République florentine mais, à partir de 1512et du coup d'État des Médicis, il est exilé et privé de l'exercice de l'État. C'est alors qu'il prend sa revanche dans l'écriture. Les livres et l'écriture ont été, tout au long de sa vie, non pas un dérivatif, mais une halte pour retrouver des forces. Machiavel est le nom d'une intelligence collective : il rassemble les savoirs de son temps. Or seule la description est révolutionnaire. En créant avec elle des fictions, Machiavel accumule ainsi desexpériences. La description de la réalité peut servir aujourd'hui, demain, après-demain. Vous veillez Machiavel Sa lecture

à ne pas enfermer dans le politique. est une école de vie.

Il faut rappeler qu'on entre dans les livres non pas pour déserter sa propre existence, mais afin de retrouver des forces pour vivre. Les livres sont comme une pierre à aiguiser notre attention au monde. On en sort plus vif, pour tout regarder. La lettre d'exil de Machiavel en 1513montre que la lecture des antiques ne le distrait pas de la compagnie de ses contemporains : par la lecture, il reprend pied, il n'est pas seul, il est pleinement dans la cité. Voici pourquoi il faut ramener Machiavel dans le rang des écrivains .Le Prince n'estpas seulement un traité politique. C'est un texte qui cavale, qui essaye de prendre de vitesse nos propres scrupules. Machiavel a écrit du théâtre et de la poésie non par mais parce que lorsqu'il s'agit de travailler salangue, tout estbon. Ce qu'il avait de plus politique à faire dans sa vie était aussi irréductiblement poétique : trouver les mots justes qui renvoient à la vérité de la chose. On ne trouvera pas salangue si l'on court dehors toute la journée à rencontrer des gens et on ne la trouvera pas davantage si l'on reste enfermé dans sa bibliothèque. On l'œil

désœuvrement

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trouve salangue dansun va-et-vient permanent entre la solitude et la société. Vous écrivez :« Et peu importent alors les défaites car nous savons depuis longtemps l'impossibilité d'être vainqueurs. » Nous ne sommes donc jamais

vainqueurs?

Jamais totalement. Mais en le sachant par avance, on peuts'épargner de grands désastres. Celui qui n'a jamais connu d'échecs doit apprendre àredoubler de vigilance avec lui-même, car c'est à la capacité d'affronter la déception, le désenchantement et la mésentente que sereconnaissent les grandes intelligences politiques. Machiavel est un expert en déniaisement, mais ne l'imaginez pas envieux grognon: il est toujours du côté de la vitesse, de la jeunesse, de la hardiesse car il se fait de toutes choses une leçon d'énergie. Voici comment il peut nous aider à organiser notre pessimisme, en évitant de se complaire dans les facilités d'un cynisme qui est le confort des nantis. • MARIE-LAURE

Pour l'historien Patrick Boucheron (ici chez lui fin 2015), l'humaniste italien Machiavel « retrouve son actualité dans les moments d'orages politiques».

DELORME

* « Un été avec Machiavel », reprise d'une série d'émissions diffusées sur France Inter en juillet août 2016,

Ci-contre : peinture anonyme du XVI'siècle, représentant Machiavel (à droite, en rouge) à la cour de César Borgia. ERICGARAULT/ PASCO;ELECTA/ LEEMAGE

UN ÉTÉ AVEC

MACHIAVEL,

PATRICK BOUCHERON,

ÉQUATEURS/FRANCE 150

P.,13 €(EN

INTER,

LIBRAIRIES

JEUDI).

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