Un été avec Jankélévitch, Cynthia Fleury / France Inter - Equateurs

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JDD Magazine

1 juin 2023 - N°7

PAYS :France

PAGE(S) :14-17

SURFACE :344 %

PERIODICITE :Mensuel

JOURNALISTE :Lomig Guillo

CYNTHIA FLEURY Ladamedufaire

Laphilosophenousinvite àpasser Un étéavecJankélévitch*, ouvrageadaptédela série diffusée l’étédernier surFrance Inter. Celle qui estaussi psychanalyste, professeuretitulaire humanitéset santéauConservatoire desarts etmétiers etmembreducomité de gouvernancede la conventioncitoyennesur la fin deviesepassionnedepuistoujourspour la philosophiedeVladimirJankélévitch,qu’elle qualifiedepenseurdu«je-ne-sais-quoi ». « Ce “je-ne-sais-quoi”, c’est quelque chosequi peutprendre différents noms: le charme, le presque rien, l’apparition disparaissante, unematinée deprintemps... nousdit-elleen préambule.C’estunefaçon d’exprimer cequi nouséchappe,cequ’on n’arrive pasàdire, àdécrire. Tout[son] travail, c’estessayerde dire ce qu'estlapensée.Maisplus il cherche, plus il s’approche,plus lapensées’éloigneet luiéchappe.» LapenséedeCynthiaFleuiy est, elle, claire,affûtée, précise. Rencontre,chez elleàParis,parunebellejournéedeprintemps.

VousditesdansUnétéavecJankélévitch :

« Dansce mondeoù tout sertàquelque

Rangez-vouslaphilosophie danscette chose,il yadesinutilités essentielles. »

delaDisonschaireque c’est unepirouette classique, catégoriedesinutilités essentielles?

pour nationallesphilosophes, de répondre ainsi carilssontsouvent sommésdeprouverle caractèreutile ouutilitariste delaphilosophie. Or,sila philosophie peut être fonc tionnelle, cen’estpassavaleur ajoutéela plusimportante. La philosophie interroge lalégitimité dece qui adusens,decequi estutile. Elle estprécisément cerapport critique auxchosesetaux valeurs.

Pour vous,Jankélévitch, c’estle philosophe dufaireplutôt que du dire... Pourtant, la philosophie, c’estsurtout dire les choses,non ?

Non,la philosophie avant d’être un discours estunactede penser, autrement dit uneaction réflexive. Hélas,l’opinion établitunescission imaginaire,fantasma-

tique, entre ceux qui «agissent» et ceux qui « pensent », réduisantla penséeauseul « dire »,etl’agiràde l’exécutionsommaire. Or l’être humain estprécisément cette espècevivante quiagitparce qu’ellepense etpensepour agir. Dèsque l’on scinde les deux,l’individutombe malade,perdl’accès àla signification desavie. Ledire dissocié del’action relèvedela sophistique etnon delaphilosophie. Etl’agir sansréflexion relèvedel’automatisme.À l’inverse,laphilosophie sesitue auxconfins delapensée etde l’engagementdansle monde. C’est toutela force deJankélévitchdethéoriser cela: il détestaitd’ai I leursceuxqui «conjuguaient »le verbe s’engager :jem’engageà m’engager,tut’engagesàt’engager,autrement dit lesbeaux parleurs.

Est-cequ’encemomentonneseraitpas dansunepériodeoùle dire etla parole sonttotalement démonétisés?

L’accélération technique desmoyens de communication, la viralité desréseaux>

LE LIVRE
“La philosophie,cen’estpas seulementpenser,c’estaussiagir”
Proposrecueillis parLomig Guillo Photos StéphaneRuchaud
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> sociaux, le court-termismepolitique et économique n’ont pasaidé à remonétariser laparole. Bien aucontraire, laparole estutilisée principalement connueoutil communicationnel, novlangue, pour faire croire - par le dire - que l’on fait telle ou telle chose alors même que l’on fait l’inverse. Ce qui apourconséquence de faire naîtreune glandedéfiance enversla parole, etdonc deréduire sonpouvoir de canalisation delaviolence. Surlesréseaux sociaux, c’est la rhétorique de l’insulte qui prendle passur l’usage raisonnable de la parole ; on assisteàune forme de « misologie », dehaine dulogos. Dès que voustentezd’expliquer plus subtilement leschoses, le « tempo» desmédias, au senslarge, vousbalaie.Pourla démocratie, cen’estjamais opérationnel carelle est indissociable d’une culture délibérative digne de cenom.

Comment passe-t-ondu dire aufaire, alors?

Tout dépend du contexte inaugural, mais prenonsun exemple : en tant que clinicienne, je peux rencontrerdespatients découragés, présentantune forme d’effondrement de la volonté, et qui n’ar-

rivent plus à «faire » alors mêmequ’ils le désirent. Et là, cequi peutlesaider, ce n’est pasd’assénerqu’ils doivent récupérer leur « volonté ». Souvent,il faucha simplement, humblement, enpasserpar quelque chose de plus physiologique et non pasintellectuel remettrele corps enmouvement, par exemple ; marcher. Et parunesortededynamo intime, lavitalité d’un désir pourrarevenir. Ce qui est certain, c’est quele rapport aux idées n’est pasqu’intellectuel : penser, c’est avoir un certainrapport aucorps.

Macron baptisantsonpartipolitique

« En marche » pourpasserdu dire au faire, c’était plutôt une bonne idée, donc?

Defait, c’était astucieux, ettout àfait judicieux. C’estsansdoute pourcelaquetant lui estreproché, caril sait parfaitement

utiliser la force rhétorique du langage.

La « marche», c’est aussila basede l’activité sociale démocratique.

Vous écrivez « Nous sommes face à la mort dans un étatd’impréparation totale,alors même que c’est la chose la plus attendueaumonde.C’est ainsi: on peut être surpris par quelquechose que l’on sait advenir nécessairement. »

Qu’est-ceque celadit dudébatsurlafin de vie ?Vousavezfait partie du comité national d’éthique et de la convention citoyenne surle sujet.

Le termed’« impréparation totale» est celui deJankélévitch. Il définit la « mort » comme l’objet par excellence dela philosophie, etenmêmetemps nousexplique querien nepourraêtreréellement anticipable. Il faut bien évidemment défendre une approche opposable des«directives

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COGITO, LEGO SUM Dansson bureau,chezelle àParis, le 19 avril. Où l’on apprendquelaphilosopheest unevraie fandeLego, qu’elleutilise enpsychothérapie.

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anticipées »,maiscen’estpasparcequ’on défendcelaquelaréflexion surla findevie estplus simple: jusqu’àlafin, l’individupeut changerd’avis.Lorsqu’il estlucide, celane posepasdeproblème ; maisquandil s’agit deseréféreràla personne de confiance, la réflexion esttoujours plus complexe pour elle : comment être sûr'derespecter la volonté d’un patientinconscient, même s’il a écrit desdirectives anticipées?

Ces sujets, quipeuventjustement sembler théoriques,s’invitent parfois de façon très concrète dans l’actualité. Comme dans l’affaire Palmade: une femme enceinteaperdusonenfant dans l’accident etil afallu savoirsi le bébé avait respiréou non pour déterminer s’il s’agissaitd’un homicide...

À partir de quand commence la vie ? On nesaitpasnécessairementoùplacercette frontière. Tout comme on ne sait pasà partir de quand commence la reconnaissance sociale de ce sujet.Tout celan’est pas au même endroit. On ales mêmes débats autour dela question de l’avortement, d’ailleurs. Pour pouvoir y répondre, il faut parvenir àun consensus,qui sefait d’abord àpartirdesconnaissancesscientifiques, puis desnormes socioculturelles.

Commentpeut-on construire unconsensus sur des sujets qui, justement, font débat ?

L’important n’est pasnécessairement de fabriquerunconsensus, mais d’élaborer une culture dela conflictualité, légitime et efficace.Le consensus n’a pasle monopole deladécisionpolitique. En revanche, onvoit bien queles dissensusont besoin de protocoles « justes », inclusifs, qui prennentuncertain temps, etc.

Sur les retraites,sujet qui déchire la société encemoment,on auraitpuparvenir à un consensus?

Ce qui estcertain,c’est qu’utiliser la démocratie procéduralepour court-circuiter la délibération publique et sociale, c’est fabriquer une victoire àla Pyrrhus, qui va provoquer le même traumatisme que le référendumde 2005. Laréforme des retraitesestunequestion essentielle qui mérite unevraie temporalité. Il auraitété plus légitime d’y passerun mandat, de démultiplier lesformats etlesdispositifs - une convention citoyenne surlaréforme desretraitesauraitétépertinente.

JOURNALISTE :Lomig Guillo

En 2005, dansvotre livre Les Pathologies de la démocratie,parmi les « remèdes » que vousproposiez figure la démocratiecontinue.C’est totalement d’actualité, non ?

Dominique Rousseauavait appelécela la « démocratie continue »,d’autresontparlé de démocratieparticipative oudedémocratie délibérative. Quellequesoit ladénomination choisie,larénovation desprotocoles démocratiquesestrésolumentl’enjeudece siècle carbeaucoupdechosesontchangé depuisl’avènementdelaVe République: la mondialisation, les risques systémiques - environnement, climat, déplacement des populations, pandémie, etc.-, les controverses autourdelareprésentativité etde la représentation politiques, la montéeen expertise dela société civile, etc.

Certains voudraient une sortede référendum continu, c’estune bonnechose? Basculer dans le référendum permanent n’est ni possible ni souhaitable. En revanche,rendre« robustes» une variété d’outils délibératifs etdécisionnaires est important, etceux-ci vont secompléteret se pondérerlesmisparrapport aux autres: ici un peuplus de proportionnelle, là un tirage ausortetuneconvention citoyenne, bien sûr le travail parlementaire, mais l’on pourrait tout àfait, souscondition, ouvrir laphase dudépôtdesamendementsà la sociétécivile... Il y aplein dechosesàfaire etsurlesquellesonpeutréfléchir.Jemilite pour la créationde « tempscitoyens », autrement dit des « temps» financés par les superstructures- administrations, entreprises, etc.- permettant aux citoyens de seformer auxaffaires publiques, et d’y participer avec impact. La citoyenneté capacitaire n’existeraqu’àcettecondition.

On enrevientausujetde l’engagement... Oui, l’activation dupouvoir d’agirprotège contre leressentimentdémocratique.

Vous dites quela colèrepeutdéboucher surquelquechosedepositif, maispasla fixation delacolère, cequ’on appellele

ressentiment.Mais nesommes-nouspas aujourd’hui àunmomentoùla situation s’enkyste etoù la colère sefixe ?

Traverser despassionstristes, c’est normal, ça s’appelle la vie. Le ressentiment estplus dangereux caril ressembleàun enkystementqui atteint notre capacité d’agir. Ceux qui pensent que le ressentiment estlevéritable moteur del’Histoire, ausenspositif duterme, setrompent grandement. C’estungl andmoteur, oui, mais hélasen matièrede réaction,d’involution, deviolence et de danger. Donc l’éviter resteunvrai enjeu démocratique.

On entendsouvent dire qu’on aperdu l’apprentissagedelafrustration.Est-ce quecelanecontribue pasaudéveloppement duressentiment?

Sansmelancer dansunplaidoyer conservateur etréactionnaire, c’estvrai quenous gagnerions àredécouvrirle pouvoir de la frustration. La frustration n’est pasle renoncement mais l’un despiliers de la sublimation, qui se définit commeunplaisir différé. Accepter la frustration, c’est comprendre que le tempsetl’effort sont desalliés pourconquérir desbiens plus fondamentaux.

Quelregardportez-voussurlewokisme?

Tout dépend dela définition que vouslui donnez.Sic’est unecaricature qui confine àlacancel culture, portantatteinteà la liberté d’expressiondeteloutelprofesseur d’université, je le déplore. Si celarenvoie aux thèsesde l’intersectionnalité, des subalternstudies, despost-colonial studies, c’estune énième- mais nécessaireformulation sur les inégalités et le fait que les discriminations croisées renforcent lesvulnérabilités. Donc, tantque le « wokisme » applique à lui-même son regardcritique etnedevient passeulement l’aiguillon critique detouteslesautresdisciplines sauflui-même,çameva. a

Un étéavec Jankélévitch,CynthiaFleury, éditions desEquateurs - France Inter,256 pages,22,80euros.
wTraverserdespassionstristes, c’estnormal,ças’appellelavie.
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Le ressentiment,lui, estdangereux95
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