Revue L'autre Vol. 13 n°1

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Cliniques, Cultures et soCiétés

2012, Vol. 13, N°1

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Revue tRanscultuRelle

Éditorial

Condo s’en est allé… Dominique ROLLAND

Entretien

Petite fille Entretien avec Roshane SAIDNATTAR Par Geneviève WELSH

Dossier Le religieux : du sacré au social Dossier coordonné par Yoram Mouchenik et Taïeb Ferradji

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Le pardon, acte spirituel, acte psychique Claire MESTRE

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De l’exil à la Terre promise : des Juifs noirs en Israël, du melting pot culturel à l’ethnicité judéo-noire Jonas ZIANGA

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« J’ai mal aux os ». Rituels, imaginaire partagé et changement social Michèle FIELOUX, Jacques LOMBARD

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En Argentine, des saints au bord des chemins : Difunta Correa, Gauchito Gil et San La Muerte Dominique ROLLAND

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Articles originaux

Penser/panser les plaies des enfants soldats : quelles perspectives pour une approche psychodynamique Régis MARION-VEYRON

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Le banian identitaire antillais : formation et analyse de l’identité créole Marie-Andrée CIPRUT

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SARAJEVO 2014… ? Débat transculturel avec Einstein, Freud et d’autres sur la violence humaine Alfredo Guillermo Martin GENTINI


L’AUTRE MAGAZINE

Illustration de couverture créée par Anna et Elena Balbusso

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PORTRAIT

Tout cheminement est un rêve à satisfaire : Gabriel Mwéné Okoundji, l’ami poète de Bègles Claire MESTRE

DÉBAT

Frantz Fanon et la rencontre avec l'autre : pour une psychologie transculturelle de la libération Alain GOUSSOT Quelle prise en charge pour l’autisme en Palestine ? Souha MANSOUR-SHEHADEH

ACTUALITÉ

Michael Jackson ou la métamorphose négative de l’adolescence Silke SCHAUDER

IMAGES

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Au-delà du film L’ordre et la morale de Mathieu Kassovitz Yoram MOUCHENIK

REVUE DE PRESSE

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Visibles et/ou invisibles François GIRAUD

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LIVRES

Directeur de la publication : Allan GEOFFROY Directrice scientifique : Marie Rose MORO Rédacteurs en Chef : Thierry BAUBET, Taïeb FERRADJI, François GIRAUD, Claire MESTRE Comité de rédaction : Tahar ABBAL, Hélène ASENSI, Julie AZOULAY, Malika BENNABI, Stéphane BOUSSAT, Daniel DERIVOIS, Najib DJAZIRI, Elisabeth DO, Patrick FERMI, Taïeb FERRADJI, Michèle FIÉLOUX, Marion GÉRY, Vanessa GIRARD, Myriam HARLEAUX, Felicia HEIDENREICH, Raphaël JEANNIN, Lucette LABACHE, Christian LACHAL, Myriam LARGUECHE, Jacques LOMBARD, Jean-Baptiste LOUBEYRE, Héloïse MARICHEZ, Yoram MOUCHENIK, Lisa OUSS-RYNGAERT, Danièle PIERRE, Benoit QUIROT, Alejandro ROJAS-URREGO, Dominique ROLLAND, JeanneFlore ROUCHON, Sophia SELOD, Leticia SOLIS, Olivier TAIEB, Saskia von OVERBECK OTTINO Comité scientifique : Jean-François ALLILAIRE, Thérèse AGOSSOU, Marc AUGÉ, Lionel BAILLY, Armando BARRIGUETE, Patrick BAUDRY, Esther BENBASSA, Alban BENSA, Alain BENTOLILA, Gilles BIBEAU, Alain BLANCHET, Doris BONNET, Michel BOTBOL, Abdelwahab BOUHDIBA, Michel BOUSSAT, Salvador CELIA, René COLLIGNON, Ellen CORIN, Boris CYRULNIK, Alberto EIGUER, Marcelle GEBER, Maurice GODELIER, Bernard GOLSE, Antoine GUEDENEY, Momar GUEYE, Françoise HÉRITIER, Baba KOUMARÉ, Suzanne LALLEMAND, Jon LANGE, François LAPLANTINE, Serge LEBOVICI, Michel LEMAY, Marsha LEVY WARREN, Jean MALAURIE, Martin Jesus MALDONADO-DURÁN, Jacqueline RABAIN-JAMIN, Jean-Jacques RASSIAL, Cécile ROUSSEAU, Carolyn SARGENT, Jérôme VALLUY, Andras ZEMPLÉNI Comité de lecture : figure à la fin du dernier numéro de l'année. Traducteurs : Wilmer HERNANDEZ-ARIZA, Gema ZURITAGOMEZ, Marie MORO (espagnol), Anne-Charlotte CHAPUT, Felicia HEIDENREICH (anglais), François GIRAUD (anglais, espagnol) Secrétaire de rédaction : Thierry BAUBET Communication : Héloïse MARICHEZ Revue L’autre, Service de Psychopathologie, Hôpital Avicenne, 125 rue de Stalingrad, F93009 Bobigny cedex. Tél. : (33) 01 48 95 54 71/75, Fax : (33) 01 48 95 59 70 E-mail : revue.lautre@laposte.net Assistantes de rédaction : Stéphanie BRUNEAU, Sophie WERY Illustration de couverture créée par Anna et Elena Balbusso Mise en pages : Jean CORRÉARD Indexation : Les articles publiés dans L'autre sont indexés dans les bases suivantes : Anthropological Index Online (Royal Anthropological Institute, British Museum, Royaume-Uni) ; Base SantéPsy (Réseau ascodocpsy, France) ; Bibliothèque Sigmund Freud (Société Psychanalytique de Paris, France) ; FRANCIS (INIST/CNRS, France) ; IBSS : International Bibliography of Social Sciences (The London School of Economics and Political Science, Royaume-Uni) ; PASCAL (INIST/CNRS, France). Abonnements : vous trouverez le bulletin d’abonnement à la fin de ce numéro Éditeur : LA PENSÉE SAUVAGE, BP 141, 12 Place Notre Dame, F-38002 Grenoble cedex. Tél. (33) 04 76 42 09 37 - Fax : (33) 04 76 42 09 32 E-mail : lapenseesauvage@free.fr Numéro publié avec le soutien du l’ACSÉ et de l’AIEP. © 2012, Eds La pensée sauvage. Tous droits réservés ISSN 1626-5378 - ISBN 978 2 859192808


ÉDITORIAL

Dominique ROLLAND

Condo s’en est allé…

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out le monde l’appelait Condo. Sauf, parfois, dans les situations formelles, thèses et colloques, on disait le Professeur Condominas. Et encore. À nous, ses étudiants, quand nous partions aux quatre coins du monde nous exercer à l’ethnologie, il faisait cette mise en garde, avec un clin d’œil de malice : « Si quelqu’un vous dit un jour qu’il a connu Georges, ou qu’il est ami avec Georges, vous pouvez être sûr que vous avez affaire à un sacré menteur ! » C’est pour ça que Un invraisemblable quand j’ai été le chapeau de brousse voir à l’hôpital, et que des générations de que j’ai demandé à moussons successives la dame de l’acavaient déformé, bosselé, cueil où était la délavé, tant et si bien chambre de Monqu’il n’était plus qu’un sieur Condominas souvenir de couvre-chef – je n’ai pas dit : « Excusez-moi, vous pouvez me dire où il est Condo ? » – j’ai senti que quelque chose n’allait pas. Monsieur Condominas, en presque quarante ans, je n’avais jamais prononcé un truc pareil. Presque quarante ans. Et même, ça remonte à plus loin, puisque mes parents avaient connu celui qu’on appelait déjà Condo à la fac, à Hanoï quand ils faisaient partie du même petit groupe d’étudiants nés en Indochine, mais qui soutenaient l’appel à l’indépendance. Condo était aux Beaux-Arts, mes parents en médecine. Presque vingt ans plus tard, mon bac passé, alors que j’hésitais sur mon orientation, mon père m’avait dit : « Tu devrais faire comme Condo ». Comme Condo, qui, après avoir renoncé au droit et

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aux Beaux-Arts, avait fini par embrasser cette carrière bizarre et séduisante de l’ethnologie. Ce choix avait beaucoup marqué mon père : ce métier lui paraissait combiner agréablement vie aventureuse et expérience intellectuelle. C’est à la suite de cette suggestion que j’ai rencontré Condo à Paris, impressionnée par le fait qu’il portait sur ses épaules, – à une époque où les sacs à dos n’existaient pas –, une hotte en vannerie, ramenée de chez les Mnong Gar, qui lui servait de cartable, et qu’il avait conservé du terrain une habitude, agaçante aux yeux de sa femme de ménage parisienne : il s’obstinait à faire son café dans une chaussette, prétextant qu’il était ainsi bien meilleur ainsi, contrairement à ce que laisserait supposer l’expression courante de « jus de chaussette ». Du terrain, il avait également conservé jusqu’à très récemment un invraisemblable chapeau de brousse que des générations de moussons successives avaient déformé, bosselé, délavé, tant et si bien qu’il n’était plus qu’un souvenir de couvre-chef, mais auquel il était viscéralement attaché, et avec lequel nous l’avons toujours vu arriver, le mardi matin, pour son séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, boulevard Raspail. Il y a peu, ses proches lui avaient offert un chapeau beige flambant neuf, dont on voyait bien qu’il le portait pour leur faire plaisir, mais sans conviction, et avec sans doute la certitude d’être infidèle à l’ancien galurin. Jusqu’à ces dernières années, il avait gardé la même allure de grand type


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charpenté, pas du tout la silhouette fine des annamites ses ancêtres. L’âge ne laissait Les métis n’avaient pas de guère de traces place dans une société où sur son visage l’on était nécessairement d’Asiate et ses citoyen ou indigène et où cheveux reful’entre-deux n’existait pas saient de blanchir. Privilège des Eurasiens, disait-il en souriant. Eurasien. C’était une origine qu’avec lui je partageais. Souvent, il m’appelait sa « payse », à cause de cela. Et c’est grâce à Condo assurément, que j’ai moi-même compris quelque chose aux origines métisses de ma famille, et aux conflits intérieurs qu’elles avaient engendrés, avec la difficulté à se vivre à la fois colonisateur et colonisé, dominant et dominé, possédant et dépossédé, dans un monde colonial où la concilia-

tion des deux était impossible, et où vous étiez suspect aux yeux des uns comme des autres, Français comme Vietnamiens. Pris dans le double bind colonial, les métis n’avaient pas de place dans une société où l’on était nécessairement citoyen ou indigène et où l’entre-deux n’existait pas. Les Français disaient que les métis héritaient de toutes les tares, des deux côtés, cette étrange génétique était lourde à porter. Les Vietnamiens les appelaient « tête de poulet, cul de canard » : ça ne valait guère mieux. À l’époque de l’université, qui était aussi celle de la guerre du Vietnam et des engagements politiques, je saisissais d’emblée pourquoi Condo avait fait ce choix de l’ethnographie : c’était une belle manière d’affirmer que tout peuple, si petit qu’il soit, si démuni qu’il soit, a

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Cet entretien est en ligne sur le site du Quai Branly

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quelque chose d’important à apporter à l’humanité tout entière, et que l’Occident n’a rien dont il puisse spécialement se prévaloir. À l’époque où je voulais traverser mon propre miroir, passer du côté obscur de mes origines, sur le terrain retrouver ma part indigène, son exemple m’ouvrait le chemin. Le musée du quai Branly, pour son inauguration, a consacré une expo à Condo, qui fut interrogé en public pour l’occasion1. On aurait pu s’attendre à ce qu’il parle d’emblée de sa spécialité, les minorités ethniques des pays de l’ex-Indochine, mais il commença par parler du métissage et de la colonisation avec cette phrase : « Vous savez, l’humiliation, c’est une chose terrible : ceux qui ne l’ont jamais subie ne peuvent pas comprendre à quel point elle peut vous pétrifier ». L’humiliation, c’est le venin. Le venin, oui, le venin, l’âpre morsure du venin au milieu du corps, brûlante, et qui irradie. Brûlure qui envahit et ne parvient même pas à se transformer en colère ou en revendication. Elle bâillonne toute pensée, verrouille toute réflexion. Elle détruit, lacère, au plus profond de l’estime de soi : n’être plus rien dans le regard de l’autre, c’est n’être plus rien du tout. C’était la force de la colonisation : pétrifier les âmes par la honte de soi. C’est ce qu’il avait vu dans l’Indochine de son enfance et de son adolescence Condo pourtant était un métis chanceux. Il avait eu un père formidable, pas un de ces pères irresponsables et indifférents qui abandonnaient à leur sort les enfants qu’ils avaient eu de leurs congaies, non. Louis Condominas était officier de la garde indigène, autodidacte passionné de Montaigne et de Stendhal, mais aussi grand chasseur, et excellent connaisseur de la

forêt ; mélange inusité parmi les coloniaux. Il avait épousé une métisse vietnamo-portugaise, Adeline Vieira-Ribeiro, la mère du futur Condo, issue d’une famille tout à fait fantasque. À l’origine, trois frères portugais de Macao étaient venus au Tonkin chasser l’aigrette, dans l’espoir de faire fortune en vendant les plumes qui ornaient alors les chapeaux des élégantes parisiennes et se vendaient fort cher. Ils épousèrent des Vietnamiennes, dont ils eurent beaucoup d’enfants, dix-neuf à eux trois. Puis deux des frères moururent et le survivant, qu’on appelait Lipiou, recueillit toute cette descendance sous son toit, sans distinction entre frères et cousins. La mère de Condo était une des filles. Son premier ouvrage, magistral, L’Exotique est quotidien, commence par une longue réflexion autobiographique sur cette origine problématique. C’est en France singulièrement qu’il fait l’expérience difficile de la différence, lorsqu’à onze ans, il est interne au lycée Lakanal, loin de l’Indochine, loin de ses parents. Une différence sans repères possibles, qu’il interprète comme une effroyable laideur. « Je ne ressemblais à aucun de mes camarades, écrit-il, même les plus laids avaient sur moi l’avantage de se trouver avec d’autres des points communs ». Curieusement, c’est en France, sans qu’il ne fasse pour autant l’objet d’une quelconque discrimination, qu’il fait cette expérience de la différence. Sans doute parce qu’il est en proie à un sentiment d’abandon et d’isolement dans un monde inconnu, alors qu’en Indochine, tout lui était familier… Ce sentiment était-il exacerbé, se demande-t-il, par le fait qu’il se trouvait confronté au pays du père ? Un père admiré pour son autorité naturelle (sur la famille, sur


C’est le souvenir de cette scène inaugurale qui le poussera à revenir en Indochine, non pas pour étudier les Vietnamiens, mais ces populations qu’aujourd’hui on nomme minorités ethniques, austronésiens et austro-asiatiques du centre Vietnam, nomades chasseurs collecteurs et agriculteurs sur brûlis. Ses deux ouvrages majeurs, aujourd’hui considérés comme des classiques, Nous avons mangé la forêt et L’Exotique est quotidien nous livrent le résultat d’un travail de terrain scrupuleux et profondément humain. Le métissage, il n’en fera pas un objet d’étude, bien qu’il ait toujours rappelé que cette forme d’expérience de l’altérité avait beaucoup à nous apprendre, et qu’il y avait là un champ à défricher déterminant pour l’avenir. La colonisation sans doute était trop proche, le sujet trop sensible et trop douloureux lorsqu’il l’évoquait, et il avait toujours pensé que c’était aux générations suivantes de s’en emparer. Une façon de nous passer la main. Cette passion de l’humain que Condo engageait sur le terrain s’attachait également à la défense des peuples opprimés, notamment pendant la période des guerres de décolonisation : Algérie, Indochine, puis guerre américaine au Vietnam. Avec le Vietnam, les liens ne se sont jamais rompus. J’en ai éprouvé la fidélité, quand, attachée de coopération à Ho Chi Minh Ville, j’ai instruit un projet de valorisation du patrimoine muséographique vietnamien. Le nom de Condo était un sésame dans la recherche scientifique, les universités et les milieux de la culture au Vietnam : il me suffisait de dire que j’étais son élève pour que les portes s’ouvrent. Cela aussi faisait sa singularité. Son séminaire à l’École des Hautes Étu-

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ses subalternes, sur les indigènes), pour son habileté (aux armes, au sport, au bricolage), pour sa curiosité intellectuelle, C’est en France singulièrement pour son érudiqu’il fait l’expérience difficile tion… Le jeune Condo, qui s’apde la différence pelle encore Georges, réfugie sa solitude dans la lecture, dans la fréquentation des musées, où il s’enthousiasme pour la peinture, la statuaire grecque, tout ce qui lui permet d’échapper à ces tristes jours d’internat. De retour à Hanoï, son bac en poche, il s’inscrira en droit et aux BeauxArts, mais c’est de retour en France qu’il découvrira l’ethnographie, grâce à la rencontre avec A. Leroi Gouran et M. Griaule. Il reviendra en Indochine pour partir sur le terrain entre 1948 et 1950, partager le quotidien des Mnong Gar, montagnards des hauts plateaux du Vietnam. Il raconte, dans L’Exotique est quotidien, la fascination qu’avait exercée sur lui la première rencontre avec ceux que Vietnamiens et Français appelaient alors indistinctement les Moï, les sauvages. Alors qu’enfant, il était chez son père en brousse, un de ces « sauvages » était arrivé un matin, vêtu d’un seul pagne, tenant une jarre d’alcool dans laquelle il but au chalumeau, avant de la passer au maître de maison. Vision surprenante que cet homme sorti d’une forêt alors difficile d’accès et redoutée, peuplée de tigres et de fantômes. « Sale, nu et fier », se souvient Condo. Le plus frappant, racontet-il, c’était son air désinvolte : ni salut militaire, ni prosternation dans ce contexte colonial où la révérence aux Blancs est partout de rigueur. Ce fut la révélation d’une humanité différente, libre et digne, à la fois démunie et souveraine.


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des a fonctionné une bonne trentaine d’années. Tous les spécialistes de l’Asie du Sud-Est, dans toutes les disciplines, anthropologie, sociologie, histoire, géographie, archéologie, préhistoire, paléontologie, botanique, histoire de l’art, muséographie, sciences des religions, tous, issus du monde entier, ont fréquenté le séminaire de Condo. On se connaît tous, Français, Vietnamiens, Cambodgiens, Laotiens, Américains, Anglais, Australiens, Malgaches, Japonais, Chinois. Son séminaire portait sur l’Asie du Sud-Est et le monde insulindien, un vaste espace d’échanges très anciens et féconds, que grâce aux rencontres de ce séminaire, nous connaissons aujourd’hui assez bien. Je veux signaler également un fait assez rare et remarquable. Nous y avons fréquenté les plus grands noms de l’anthropologie internationale, sans que jamais ne s’installent de relations mandarinales, comme il en existait ailleurs dans l’université, sans que le statut académique soit même mentionné parce que personne n’aurait eu l’idée de s’en prévaloir. Nous avons toujours parlé d’égal à égal, dans une entraide mutuelle constante. Tous ceux qui étaient là se souviennent des déjeuners qui suivaient le séminaire, des tablées et des rituels de partage des plats, des gens qui revenaient de six mois dans une université américaine ou d’un an de terrain, et qui débarquaient sans prévenir reprenant le fil du dicours où il l’avait laissé… Deux à trois générations se sont ainsi succédées, et parmi celle qui m’a précédée, il y eut des chercheurs d’une valeur exceptionnelle, presque tous aujourd’hui disparus : L. Bernot, A.G. Haudricourt, Jacques Barrau, Jacques

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Dournes, Paul Ottino, Gérard Althabe, pour ne citer qu’eux, et à qui je dois beaucoup. Cette formation que j’ai reçue, à l’ancienne, pourraiton dire, à travers ces échanges qui n’avaient rien de docte ni de magistral, m’a appris que ce métier était d’abord fait de modestie et de rigueur. Condo aimait à se dire ethnographe avant tout. C’est-à-dire observateur scrupuleux du détail. Modestie et rigueur, oui. Parce qu’il nous a appris à prendre du temps, beaucoup de temps. À nous asseoir au milieu des gens et à regarder. À être précis avec les objets les plus insignifiants, les gestes les plus fugaces, les plantes les plus menues. Attentifs et sensibles avec les hommes et les femmes les plus démunis. À être curieux de tout et, comme disait Césaire, « poreux à tous les souffles du monde ». À être patients, à savoir que la compréhension de l’autre, ça prend du temps, et même ça ne s’achève jamais. À collectionner, les mots, à savourer le verbe, à franchir les barrières des langues. Nous avons presque tous fait des terrains longs, sans doute initiatiques, dont nous gardons le souvenir vivace et qui nous ont appris à comprendre quelque chose de nous, quelque chose d’autrui. Condo, au bout de trente ans, on ne peut pas dire que c’était un ami, ni un camarade, ni un prof, ni un père. C’était un maître. C’est un mot qui peut sembler suranné, mais pourtant c’est le seul qui lui convienne. Et je crois bien qu’il se pensait ainsi, comme un maître-compagnon qui transmet son savoir d’artisan, sans cours magistraux, ni langage d’érudit. Il aurait pu s’appeler, s’il avait fait les routes de France, Condo cœur-fidèle. Oui, Condo, c’était un maître.


ENTRETIEN

Petite fille Entretien avec Roshane SAIDNATTAR Par Geneviève WELSH

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éalisatrice de films, L’important, c’est de rester vivant est son premier long-métrage, dans lequel elle témoigne de la terreur khmère rouge qui a dévasté le Cambodge entre 1975 et 1979. Sorti en France depuis le 26 août 2009, il a déjà reçu trois Prix, dont le Prix du meilleur film documentaire au Festival des Films du Monde à Montréal en 2009, le Prix du Jury Officiel et le Prix du Jury des Jeunes Journalistes au festival des films d’histoire 2009 à Pessac. J’ai rencontré Roshane Saidnattar au moment où elle allait partir tourner ce film. Je lui ai parlé de mon travail depuis les années 1980, auprès de réfugiés Cambodgiens. J’ai maintenant eu envie de faire ce portrait, tissé entre son enfance et son film, pour la revue L’autre, car il montre de nombreux aspects de l’altérité : d’abord la petite enfance de Roshane, vécue dans un métissage heureux. Ensuite, l’altérité feinte qui permet de survivre mais au risque d’oublier qui l’on est. Celle des Khmers rouges, génocidaires qui tuent ceux qu’ils ont désignés comme « autres » qui ne méritent pas de vivre. Enfin, Kieu Samphan, qui fut président du « Kampuchea démocratique » des Khmers rouges, interviewé par Roshane, il se montre tout autre que celui qu’il a été. Ce portrait montre aussi l’importance du cinéma dans l’enfance de Roshane et l’utilisation qu’elle en fait pour survivre et tenter de donner la paix aux esprits des morts de la période khmère rouge. Le film utilise un ensemble complexe de matériaux qui se tissent et se croisent : les documents cinématographiques de propagande des Khmers rouges, la reconstitution sous forme d’images des souvenirs de Roshane (ce qu’on pourrait appeler « l’envers » de ce décor de façade), des extraits d’une longue interview de Khieu Samphan. Enfin, le retour, trente ans plus tard, de Roshane avec sa mère et sa fille de sept ans, vers le village des Khmers rouges, toujours présents...

Une enfance métissée L’autre : Roshane, d’où venezvous ? Roshane Saidnattar (RS) : Je viens du Cambodge. Je suis née d’une mère sino-cambodgienne, Kim-Heng Mao, et de Mustapha Ali Saidnattar, mon père,

dont la mère est sino-cambodgienne et le père indien de Pondichéry. Donc un métissage. Je me sens plus cambodgienne malgré le mélange, parce que dans ma famille, il y a des artistes qui représentent la culture khmère, notamment un oncle

maternel, chorégraphe de danse traditionnelle à l’école des Beaux-Arts, à Phnom Penh. L’autre : Comment se traduisait ce métissage dans votre vie d’enfant ? RS : Ce mélange a été enrichissant pour moi. J’ai appris à m’a-

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dapter très tôt aux trois coutu- respectait aussi la tradition chimes différentes de ma famille : noise : elle venait d’une famille cambodgienne, indienne et chi- de Mandarins de la région de noise. Et aussi à l’animisme. Canton. Un monde où il n’y a Dans les gestes quotidiens, par qu’un seul dieu… et un autre où exemple, nous devons mettre le il y en a beaucoup ! Mais les pabâton d’encens au réveil et au rents sont les vrais dieux pour coucher à l’autel pour le génie de les bouddhistes ! la maison. À l’autel des ancêtres, L’autre : Et à l’école ? on leur parle et on leur donne à RS : J’étais tournée vers la culmanger, on leur demande de ture française à l’école privée où nous prévenir des dangers en les enseignements se faisaient rêve, et quand on va dans un en français et en khmer. C’est nouveau lieu, on demande à grâce à mon père, originaire de l’esprit du lieu de nous accepter Pondichéry, que j’ai reçu un enet de tolérer nos gestes et langa- seignement en français. À Noël, ges maladroits, etc. Nous fêtons on attendait des cadeaux ! Par aussi dans notre famille les qua- rapport aux cousins purement tre fêtes de Nouvel an : cambod- cambodgiens ou musulmans, gien, chinois, indien et celui de c’était la belle vie ! 1er janvier. En fait, tous ces gestes ont baigné ma vie d’enfant Tous ces gestes ont baigné sans que je puisse rattacher cha- ma vie d’enfant sans que je puisse rattacher chacun cun à telle ou telle culture. à telle ou telle culture L’autre : Enfant, vous en aviez conscience de ces différences ? RS : Oui ! Quand j’allais dans la L’autre : En quelles langues famille paternelle, je n’avais pas avez-vous parlé, écrit ? le droit de manger du porc ; mon RS : Au Cambodge, les enfants grand-père paternel Indien, qui pouvaient débuter l’école pufaisait cinq fois la prière par jour, blique seulement à l’âge de six me mettait le Coran sur le vi- ans. Occidentalisée par l’école sage, et je devais apprendre des franco-cambodgienne privée, j’y sourates avec lui. Chez lui, mon suis allée plus tôt, vers quatre père ne mangeait pas de porc. ans. J’ai donc appris à lire et à Mais en sortant de sa maison, écrire très tôt. Donc j’ai eu du on mangeait de la soupe de mal à faire semblant de ne pas sanouilles au porc chinoise car voir, pendant la période khmère mon père était devenu athée ! En rouge. J’ai été baignée dans la lanallant chez son père, il se com- gue cambodgienne et la langue portait comme un musulman et française. J’entendais ma mère ma mère y allait avec la tête cou- parler aussi teo chew, vietnamien, verte. Dans ma famille mater- thaïlandais, les langues dans lesnelle, je devais prier le Bouddha, quelles on fait le commerce. J’ai les bonzes et les génies. Il fallait appris à écrire en cambodgien et se prosterner devant les parents en français simultanément, mais comme devant des dieux. Chez le cambodgien avait la première les bouddhistes, les vrais dieux, place à la maison comme à l’école. ce sont les parents, les person- L’autre : Puis-je me permettre de nes qui nous ont donné la vie. vous demander d’où vient votre Ma grand-mère maternelle nom ?

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RS : Roshane, ça vient de mon

grand-père paternel. À ma naissance, il n’y avait pas d’échographie, ils attendaient un fils, avec un nom très musulman. Mon grand-père a dit : « Roshane », nom hindou qui existe aussi en sanscrit. En cambodgien, on peut le rapprocher de « Reah » qui veut dire « la lumière de l’aube » et en anglais, ça a donné : « To rise ». Saidnattar, ce serait persan, selon un professeur de persan. Mes ancêtres (paternels) seraient donc d’origine persane avant indienne. L’autre : Alors, la Perse, la Chine, l’Inde avec Pondichéry, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, l’animisme, il y a eu beaucoup de cultures et de religions différentes dans votre vie d’enfant… RS : Il y a eu aussi le catholicisme ! Quand j’étais au camp de réfugiés, on avait droit aux rations alimentaires du Secours Catholique si on se convertissait. Alors je me suis convertie, avec le sentiment d’être une bonne bouddhiste qui doit s’habituer à la religion et à la culture du pays qui va l’accueillir. Islam et bouddhisme oui, mais surtout bouddhisme, car j’ai vécu beaucoup avec ma grand-mère maternelle. Elle a eu une très grande importance : elle avait une présence très forte. Quand j’allais dormir, ma grand-mère ne me racontait que des histoires de Bouddha. Il a eu 500 vies. Chaque soir, elle me racontait… et parfois elle s’endormait, et je la réveillais pour écouter la suite de l’histoire ! Bouddha doit faire abstraction de tout désir, il doit accepter tout ce qu’on lui offre, donner tout ce qu’on lui demande, et sans regret ! Par exemple, il y a l’histoire dans l’avant-


pétait toujours : « Voilà, les gens sans religion, ce sont les Khmers rouges », elle les appelait « thmeul at sasna », « démons sans religion ». Elle ne les a jamais nommés « Khmers rouges ».

Ce sont les histoires de ma grand-mère qui m’ont servi pendant la période Pol Pot L’autre : Votre mère s’occupait de cinéma ? RS : Avant 1975, ma mère s’occupait de la production de films. Elle avait un frère acteur et pratiquait le kung fu. C’est lui qui est mort sous les Khmers rouges, à cause d’avoir aimé une femme, ce qui était interdit. Sa petite sœur, danseuse du Ballet Royal, avait épousé un acteur très connu qui jouait le rôle principal dans des drames à l’asiatique. Il y a dans ces films, toujours, des chansons qui correspondent à la joie. Très bollywoodiens. Ces films ont disparu sous le régime khmer rouge, il ne reste que les chansons. L’autre : J’ai eu, comme vous, l’expérience d’aller au cinéma dès l’âge de quatre-cinq ans et j’ai pu constater que les images des premiers films sont particulièrement marquants : alliezvous souvent au cinéma ? RS : Oui beaucoup ! Une moyenne de deux fois par semaine. En dehors du cinéma khmer, nous regardions aussi Charlie Chaplin en noir et blanc, muet, Laurel et Hardy, beaucoup de films indiens et chinois. Mais j’ai été très marquée par les films de Chaplin et Polanski, Le Bal des vampires surtout !

L’autre : Avant l’arrivée des Khmers rouges, il y a eu la guerre : l’année de votre naissance, en 1970, Lon Nol a pris le pouvoir et les Khmers rouges vont commencer à encercler et bombarder Phnom Penh dès 1973… RS : Oui, il y avait beaucoup de bombardements. Le matin, quand je me réveillais, presqu’en permanence, j’entendais des explosions de loin ou de près, peut-être sur notre toit. Parfois, en pleine journée dans la classe à l’école, il fallait mère, père ou mon oncle pour m’emmener ou me chercher à l’école. Je voyais toujours une maison qui brûle à côté… L’autre : Qu’est-ce que vous compreniez ? RS : À cette époque-là, il fallait s’adapter sans savoir d’où venaient les bombes. Je vivais dans une famille moderne, chacun soignait son look avec des jeunes qui se faisaient beaux, c’était l’ambiance hippie et en même temps il y avait les bombes ! J’avais une cousine d’un an plus âgée avec qui je jouais. On faisait nos sketches avec des poupées, notre théâtre à nous et des jeux. J’ai beaucoup appris à l’école française : à chanter Frère jacques, Planter des choux…, ça m’a poursuivie quand je plantais des choux et du riz pour les Khmers rouges. Déjà, on me mettait en garde contre les communistes. On me disait que les communistes vietnamiens du nord et Cambodgiens ensemble allaient nous couper la gorge s’ils arrivaient. Mon premier cauchemar, c’est que Phnom

1 Entre 1969 et 1973, les B52 ont déversé 100 000 tonnes de bombes sur les « sanctuaires » vietcongs établis au Cambodge (NDLR).

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ENTRETIEN

dernière vie de Bouddha, Preah Vessandor. Un mendiant lui demande de lui offrir ses deux enfants pour en faire ses serviteurs. Le mendiant les prend et puis il les fouette en les faisant travailler. Le père voit cela, et le premier réflexe est de prendre l’arc (dans l’intention de tirer sur celui qui a fouetté ses enfants), mais il le repose. Le simple geste de prendre l’arc signifie le regret du don et lui impose une nouvelle vie pour réparer. Il aurait dû renoncer à l’intention de faire du mal. Comme il ne l’a pas fait, il devra se réincarner pour qu’à la prochaine vie, il donne sans regret ! Donc ma grand-mère ne racontait jamais des contes de fées. Jamais des histoires de princesses sur ce qu’on rêve de devenir, mais plutôt comment atteindre le nirvana, ne pas accumuler de mauvais karma, comment faire dans la vie. Ça a eu beaucoup de conséquences pour moi pendant la période khmère rouge… L’autre : D’où votre grand-mère tenait-elle ces histoires, par transmission orale, par des lectures ? RS : Elle passait son temps à lire, à haute voix, une lecture chantée, de livres cambodgiens, à sa façon, un peu comme celle des bardes, selon les rimes. Il y avait des contes de fées dans des livres à l’école, mais ce sont les histoires de ma grand-mère qui m’ont servi pendant la période Pol Pot. L’autre : Y a-t-il eu des conflits dans la famille au sujet de l’aspect religieux de votre éducation ? RS : Non, ma grand-mère maternelle ne comprenait pas trop l’athéisme de mon père, comment on peut vivre sans religion ? Pour elle, un être humain doit avoir une religion. Elle ré-



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