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© Illustration de couverture : Bernard Billot Toute utilisation, reproduction, représentation, adaptation totale ou partielle par quelque procédé que ce soit, faite sans le consentement écrit des auteurs, constituerait, pour tout pays, un délit sanctionné par la loi sur la protection de la propriété littéraire.

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God bless Vanuatu,

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Préambule Il faisait chaud et humide. Une perturbation tropicale venait de prendre naissance à l’est des îles Salomon. Celle-ci évoluait en cyclone tropical dans la journée du mardi 10 mars 2015. Les services météorologiques de l’ancien condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides, devenu Vanuatu en 1980, suivirent dès lors avec attention sa trajectoire en direction du Pacifique Sud. Trois jours plus tard, les prévisionnistes estimaient que le phénomène passerait dans la soirée du vendredi 13 mars à environ cent kilomètres au large de Port-Vila. Or, les événements se précipitèrent. L’alerte rouge fut déclenchée. La pluie augmenta d’intensité, avant de se transformer en véritable déluge tandis que la mer, généralement si paisible, devenait houleuse et menaçante. En début de nuit, les habitants de l’île d’Éfaté, sur laquelle est bâtie la capitale du Vanuatu, constataient avec inquiétude qu’il était difficile, voire dangereux, de s’aventurer au-dehors. Poussée par les vents furieux, une pluie vigoureuse cinglait les habitations de tôle ondulée qui commençaient à trembler sur leurs bases. Les murs de pierre vibraient sous les coups de boutoir des rafales impétueuses. Tard dans la soirée, un cyclone de force cinq, dénommé Pam, imposait dès lors sa présence menaçante. Ce fut aux alentours de minuit que d’autres rafales d’une extrême violence, probablement plus de trois cent vingt kilomètres à l’heure, vinrent frapper la majeure partie de cet archipel aux quatre-vingt-une îles. À la hâte, certains habitants réussirent à mettre en sécurité quelques réserves d’eau et un peu de nourriture. Les autres, ceux des quartiers populaires, des villages mélanésiens traditionnels, stoïquement s’attendaient au pire. Sous les bourrasques, les lignes à haute tension s’entrechoquaient, provoquant d’énormes gerbes d’étincelles puis des courts-circuits généralisés. Très vite l’électricité fut coupée. Dans cette nuit d’un noir d’encre, les éléments naturels se déchaînèrent. Ceux qui s’abritaient dans des maisons en dur craignaient pour leurs toitures, devenues terriblement branlantes. Ils s’entassaient alors dans des pièces étroites, réputées plus solides, telles que les salles de bain, les couloirs, voire les toilettes ou les placards. Certains, recroquevillés, trempés, anxieux, ayant placé des matelas au-dessus de leurs têtes, ne comptaient que sur la providence ou sur le réconfort de la prière ! En ces moments d’angoisse, ils avaient l’impression que d’énormes quadriréacteurs tentaient d’atterrir sur 5

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leurs frêles toitures de tôles ondulées, lesquelles, arrachées avec fracas, se transformeraient en rasoirs volants. D’autres témoins, des anciens ayant connu la virulence des éléments depuis de longues années, reconnaissaient que tout ce qui survenait dans ces moments-là dépassait l’imagination. Impuissants et la rage au ventre, ils vivaient donc fébrilement cette apocalypse qui leur sembla durer une éternité. Or, elle ne dépassa pas trente minutes. Mais de terreur absolue ! Puis le cyclone Pam diminua d’intensité et poursuivit sa trajectoire lentement en direction de Tanna puis de la Nouvelle-Calédonie. Aux toutes premières lueurs de l’aube, quelques rares courageux quittèrent prudemment leurs abris afin de constater les dégâts causés par ce qui deviendrait sans aucun doute l’inoubliable et terrifiant souvenir de Pam. Mais ce fut seulement au moment de l’apparition timide des premiers rayons du soleil qu’une population trempée, abasourdie, s’aventura enfin à l’extérieur des refuges pour contempler les dégâts occasionnés par le monstre… Tous avaient à cet instant le sentiment d’avoir échappé de justesse aux fureurs de l’enfer. Tandis qu’une étrange quiétude semblait planer soudain sur PortVila, les regards découvrirent, hélas très vite, le spectacle d’une dévastation totale. Les habitations, pour la plupart de construction légère, avaient été pulvérisées ou dégradées, les façades détériorées, les tôles ondulées arrachées des toitures se répandaient aux quatre coins des rues, les routes et ruelles étaient devenues impraticables, les larges baies vitrées des hôtels, brisées, avaient été arrachées de leurs rails. Tous les arbres avaient perdu leurs feuilles. Un certain nombre, comme les gigantesques banians centenaires, déracinés, brisés par la force des vents en folie, jonchaient maintenant le sol, inutiles cadavres. D’immenses cocotiers avaient été littéralement arrachés de terre, en même temps que leurs énormes touffes de racines torsadées. Dans le lointain là-bas, sur les plantations, les palmiers géants ressemblaient à des cotons-tiges. La baie de Port-Vila, si paisible en temps normal, avait eu à subir les hautes vagues d’une mer déchaînée. D’immenses masses liquides de plusieurs mètres de haut avaient déferlé sur le rivage, emportant sur leur passage nombre de petits bateaux, de voiliers et même quelques yachts de plaisance, pour les projeter avec fracas sur la terre ferme. Port-Vila, la sinistrée ! Impressionnant spectacle de désolation à la périphérie de la capitale. Les habitants, transis et trempés, sortant de leurs habitations précaires, découvrirent avec effarement une dévastation généralisée. La puissance des vents ayant arraché les feuillages, les fourrés éclaircis ne montraient plus que des branches nues, souvent dépouillées de leur écorce. Un peu plus loin, on pouvait également apercevoir les villages aux maisons traditionnelles totalement démantelées. Au milieu de ces ruines gisaient de 6

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grands arbres fruitiers foudroyés, aux abords, les cultures vivrières et les potagers étaient intégralement détruits. Ce paradis ressemblait désormais à un champ de ruines. Errant au hasard sur les chemins détrempés de ces villages anéantis, tout comme dans les secteurs inondés de la ville aux chaussées boueuses et glissantes, les habitants cherchaient de l’aide ou proposaient spontanément leurs services à ceux et celles qui en avaient besoin. Nos populations de Nouvelle-Calédonie se sont immédiatement senties concernées. De toute part, les gens se sont mobilisés afin de venir en aide aux habitants de l’archipel sinistré. La générosité fut telle que les organismes caritatifs croulaient bientôt sous des montagnes de dons en nourriture, vêtements et matériaux de construction qui prenaient aussitôt la direction du Vanuatu. Aide franche et spontanée, compassion pour nos cousins de la Mélanésie qui, hélas ! avaient reçu sous leur ciel et de plein fouet le titanesque cyclone. Notre Caillou a pour sa part eu beaucoup plus de chance. À quelques degrés de navigation près, la trajectoire de Pam touchait la Grande-Terre ou les îles Loyauté, rappelant à chacun qu’il faudrait s’attendre à d’autres intempéries majeures. Phénomènes que les scientifiques, depuis un certain temps déjà, affirment avec insistance en raison du réchauffement climatique mondial. Nous devons, nous tous, sensibiliser les responsables des grandes puissances qui se réuniront lors de la prochaine conférence sur le climat à Paris, vers la fin de cette année 2015, afin qu’ils prennent en considération les risques qu’encourt la zone Pacifique. Car outre les cyclones à venir, plus dévastateurs, la vie quotidienne des populations de certains de nos petits pays insulaires du Pacifique est menacée par la montée des eaux. Une politique drastique en économie d’énergies et en protection réelle de l’environnement devient donc absolument indispensable afin de laisser en héritage aux générations futures une terre saine, propre et belle. Jean Vanmai past president de l’Association des écrivains de Nouvelle-Calédonie

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Inquiétudes Bernard Billot

Péril en la nature Marc Bouan

Orage, eaux, des espoirs… Samir Bouhadjadj

God Bess Vanuatu Luc Enoka Camoui

Dommage collatéral Tristan Derycke

La vie reprend ses tours Hamid Mokaddem

Dame Enfant marcheur Douce Sieste Imasango

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Erromango Claudine Jacques

À celui qui… Nicolas Kurtovitch

La Peur des temps anciens Tendre la main Catherine Laurent

Les Champignons Firmin Mussard

Port-Vila Frédéric Ohlen

À la petite fille de Tanna Nicole Perrier

Au-dessus du volcan Roland Rossero

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Inquiétudes Alexandre agite ses orteils dans les vaguelettes qui se succèdent. La marée monte très doucement et Alexandre adore ce moment où, le cul bien au sec sur l’herbe, il peut tremper ses pieds douloureux. Il apprécie particulièrement d’être assis comme sur un banc. Il n’est plus tout jeune et, bien qu’il ait l’habitude depuis sa plus tendre enfance de s’asseoir sur la natte, il aime être assis comme à l’église, c’est tellement plus facile de se relever. La plage n’offre cet avantage que depuis peu de temps. À chaque marée – à croire qu’elles sont de plus en plus hautes –, les vagues grignotent la plage, creusent à la limite des herbes. Il s’est formé cette sorte de talus qu’affectionne le vieil homme. La plage est lisse. Pourtant la mer apporte comme avant les légères pierres ponces qu’on dit venir du Vanuatu, ces petites pierres rejetées par les volcans de là-bas et qui, depuis toujours, après avoir longtemps flotté, après s’être laissé rouler par la houle, se déposent sur le sable de l’îlot. Depuis quelque temps, lorsque la marée est au plus haut, le ressac les jette plus loin, au-delà de la limite herbue, ce qui laisse le sable lisse et propre. Ce changement ne dérangerait pas trop Alexandre s’il ne s’accompagnait de la chute de cocotiers. Il y en a de plus en plus, de plus en plus fréquemment, qui se couchent sur la plage, palmes et fruits dans l’eau, alors qu’il n’y a eu ni coup de vent ni tempête. Ils se couchent, car leurs racines ne tiennent plus dans le sol qui se liquéfie. Pour Alexandre, ces troncs de cocotiers perturbent ses déplacements lorsqu’il va pêcher à l’épervier. Il n’a plus sa souplesse d’antan, ce qu’hier il sautait, aujourd’hui il l’enjambe et ses muscles gardent la trace de ses exploits sous la forme de sourdes douleurs. Le bonhomme s’est tracé des chemins à travers l’île au lieu de suivre le rivage comme avant. La fille d’Alexandre, enfin la seule fille d’Alexandre qui ne soit pas installée en ville, celle qui est revenue sur l’îlot pour s’occuper du vieux, Léopoldine, apprécie les changements qu’ont provoqués les marées des derniers mois : la plage est plus propre, les débris sont rejetés plus haut, plus loin, et il est plus facile de les ramasser. La bande de sable lui paraît plus étroite que celle du pays d’antan, plus blanche, plus proche de l’habitation, certes, mais elle plaît beaucoup plus aux rares plaisanciers qui 13

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viennent mouiller le week-end. Léopoldine a créé son petit commerce : des coquillages que récolte Alexandre, quelques tressages de chapeaux et de paniers, œuvres d’elle-même et de ses sœurs, et – elle sait bien que ce n’est pas vraiment légal – quelques canettes et bouteilles qui complètent ses courses sur la Grande-Terre. Lorsque l’annexe dépose quatre ou cinq adultes sur sa plage, Léopoldine arrive à se faire quelques pièces. Ce n’est pas négligeable, d’autant que son jardin donne de moins en moins. Elle soupçonne que c’est parce qu’elle a choisi de l’installer dans la zone la plus basse de l’île, une sorte de cuvette où la terre fertile s’est accumulée, qu’il y a un problème. Dans les moments de forte houle, et cela depuis peu, les embruns mouillent les plantations, quelques rares vagues, parfois, inondent le terrain. Les légumes n’aimeraient-ils pas l’eau salée ? Léopoldine note que depuis son enfance, pas si lointaine pourtant, les marées ont changé : plus hautes, de plus en plus hautes. Les coups de vent, les fortes houles se multiplient. Elle a plus de quarante ans, elle est restée un long moment sur la Grande-Terre, loin des plages, et il lui arrive de douter de ses souvenirs. Tout était-il aussi parfait ? Quand l’île était habitée, cousins et cousines rendaient la vie bien joyeuse, le décor semblait idyllique. Une enfance rêvée. Au temps du collège, c’étaient les retrouvailles, les vacances, deux mois de bonheur. Il est possible qu’elle repeigne cette époque de couleurs plus gaies, qu’elle améliore le décor à sa souvenance, qu’elle y remette les rires d’enfants, les réunions autour du feu, et que tous ces changements qu’elle déplore ne soient dus qu’à ses regrets. Pourtant, elle se souvient d’émissions entrevues à la télé lorsqu’elle vivait en ville. De doctes experts distribuaient le chaud et le froid au gré de leurs options. Tous reconnaissaient que l’amplitude des marées avait changé, que banquises et glaciers fondaient plus qu’à l’ordinaire, que cyclones, tornades et trombes étaient plus nombreux et plus puissants, mais pour les uns ces phénomènes étaient passagers, pour d’autres ils n’allaient que s’amplifier. Pour certains les hommes pouvaient, en réagissant, mettre fin au processus, pour beaucoup seul un ralentissement était possible, mais le réchauffement et ses conséquences étaient inéluctables. Elle l’avoue sans honte, elle ne comprenait pas tous les mots savants utilisés, mais les images, elles, ne laissaient pas de doute. Léopoldine n’a pas oublié ces gens si proches d’elle, ce décor si semblable au sien. Plantes, arbres, maisons, façons de s’habiller, de manger, tout était pareil, mais, sur cette île-là, la mer dévorait inexorablement le sol 14

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malgré les murets que les habitants montaient le long du rivage et autour des habitations. Elle se souvenait des regards des enfants où se mêlaient inquiétude et incompréhension. La voix, derrière, disait que les hommes, leurs usines, leurs moteurs, leurs voitures, leurs avions étaient la cause du désastre. En ville, Léopoldine a vu les fumées toutes droites, bien visibles sur le ciel, elle a connu les centaines de voitures, les odeurs des échappements, mais le ciel, la plupart du temps, restait bleu et pur. Pas comme dans ces villes lointaines noyées dans un constant brouillard qu’on voyait sur l’écran. Le moteur de sa plate, celui du 4x4 de sa fille qui vient la chercher au débarcadère, seraient-ils responsables, eux aussi ? Autant ? Pendant que la soupe du soir finit de cuire, Léopoldine rejoint son père, s’assoit à ses côtés. Le vieux l’accueille en tournant légèrement la tête. Ses yeux se fixent de nouveau sur l’horizon. Le ciel est encore clair, sauf là-bas où s’installe une ligne sombre qui s’épaissit d’instant en instant. De courtes mais fortes rafales se font sentir. De toute sa vie, Alexandre n’a connu que deux cyclones, des vrais, dévastateurs. Ce qu’il observe ce soir ne lui dit rien qui vaille. L’océan moutonne du récif jusqu’à l’horizon. Léopoldine a tiré sa plate sur la terre et l’a amarrée solidement au santal. Ce soir, elle regrette de n’avoir aucun moyen de joindre sa fille, de ne disposer que de quelques informations. Ils ne se diront rien, mais c’est inquiets qu’Alexandre et sa fille iront se coucher. © Bernard Billot, 2015

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Péril en la nature « Bille de verre, la plus belle qui se puisse imaginer. Ce bel objet chaud et vivant était si délicat, si fragile, que si on l’avait effleuré du doigt, il se serait brisé et répandu en miettes » Ainsi, regardant notre terre depuis l’espace, s’émerveillait l’astronaute américain James Irwin. Mais à propos de ce bel objet, on n’annonce plus que des mauvaises nouvelles. L’enfer sur terre tombe du ciel. Des déluges, aux tempêtes jamais vues, en passant par des incendies gigantesques se produisent sans cesse, et l’Asie est finalement la plus touchée par les catastrophes naturelles. Tout d’abord, une soif immense étreint de plus en plus certaines parties du monde. Chaque année, avilie par les activités humaines, notre eau, ressource vitale, est de moins en moins bonne.

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Le temps se mêle de battre des records de chaleur, entraînant des pics de pollution par l’ozone. Les vieillards et les asthmatiques souffrent. Les glaciers des pôles à l’Afrique sont en débâcle. Des icebergs font la belle. On se rend au pôle Nord en bateau et non en traîneau, et les ours polaires perdent le nord et la vie. On ne chantera bientôt plus les neiges éternelles du Kilimandjaro. Les ponchos blancs des statues des dieux des montagnes de la cordillère du Pérou, sont maintenant peints avec des traînées brunâtres. Les atolls du Pacifique, oasis fragiles de vie, semblables à des nuages sur l’étendue bleue, s’engloutissent peu à peu dans le monde du silence, et la voix de leurs habitants en quête d’asile, résonne chaque jour davantage. D’autres îles enchanteresses mieux connues subiront le même sort. 18

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Souillées par les engrais et par les pesticides, épuisées par le surpâturage, irriguées par les eaux salées, les terres cultivables se dégradent, la désertification s’étend. « Les forêts précèdent les peuples, les déserts les suivent », disait déjà avec raison Chateaubriand. Que d’événements funestes jusqu’ici ! Fuites chimiques, marées noires à répétition, explosion même de réacteur nucléaire ! Énorme nuage gris de pollution au-dessus de l’Asie. Les catastrophes s’accumulent, mais ne sont pas suivies d’actions. © Marc Bouan – Nouvelle-Calédonie, 2004 – Planète inquiète

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Orage, eaux, des espoirs… Certains chassent, cultivent, dansent ou dessinent, mais nul ne se soucie du ciel. Du moins, pour le moment. Le vent est calme, pour le moment. Sous les palmes, l’activité humaine est normale. La journée est lumineuse, le vent pousse les nuages, la Nature prend son temps. Dans le port de la capitale, les humains s’activent au gré des marées. Les alizés changent de sens, le front de mer se couvre. La lumière est spéciale, plus contrastée, les zones nuageuses sont noires et les taches de lumière éblouissantes. Le vent commence à forcir, les oiseaux se taisent. Les palmes cessent de danser pour se mettre à gifler l’air. Les dessins, les danses, les chasses cessent. Il est l’heure d’appeler les enfants. L’intensité augmente, la Nature fait monter le son et les vagues se fracassent maintenant contre les roches noires du bout de la Terre. Tel un frêle esquif au milieu de l’océan, l’archipel se dresse, terminaison terrestre des agapes sous-marines de la ceinture de feu. Entre vent et eau, l’alchimie opère, et c’est un opéra wagnérien. Le vacarme est total, les arbres ploient sous les coups de boutoir de géants invisibles. Les palmes se libèrent violemment et prennent leur envol. Le ciel est dangereusement vivant, il est peuplé d’objets non identifiés. 21

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Au summum du tumulte, un grand silence. Étal. Mais personne n’est dupe sur ces terres, les White Men disent qu’il s’agit de son œil, ce n’est pas faux : l’ogre cherche ses victimes, les égarés qui ne savent pas que juste après la machine à laver passe en mode essorage. Le sens du vent s’inverse doucement, puis très rapidement reprend avec la même intensité qu’au plus fort de la tempête. Tout ce qui était sur le point de céder est arraché, démembré. Lorsque le vent retombe, un soleil impertinent vient éclairer les scènes dévastées. Les arcs-en-ciel fleurissent, tout est détrempé. Les forêts sont jonchées de palmes, branches et plaques de tôles. Les plages ont changé. Certaines anses ne sont plus, d’autres sont nées. Les rivières sont gonflées et charrient des objets hétéroclites. Des semaines de ramassage et de tri sont garanties. La vie reprend ses droits, doucement. Certains chassent, cultivent, dansent ou dessinent, mais nul ne se soucie du ciel. Du moins, pour le moment. © Samir Bouhadjadj, 2015

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God Bless Vanuatu ! La montagne de Tanna N’a pas dévoilé Son crachat volcanique cette nuit-là Mais L’arbre de Pentecôte fut secoué par Pam Signe ostentatoire Caprices du temps Forme rédhibitoire Vices éphémérides Phénomène climatique Réchauffement planétaire L’heure est au décompte des dégâts Humains et matériels Sinistre force 5 God bless Vanuatu ! Lorsque L’ogre des mers du sud se réveilla Le marché de Port-Vila fut déserté Rafales cycloniques Arrachant les tôles à les vriller Sur le port embruns océaniques, sentiment d’impuissance Où sont les croyances Ancestrales ?

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Le pouvoir de la magie noire n’exauce plus nos vœux métaphysiques God bless Vanuatu ! Vanuatu, sois grand De près de loin Des aides s’organisent dans l’urgence Kanaky Nouvelle–Calédonie N’est ni aveugle ni sourde Ni indifférente ni insensible Elle vient à ton secours Par les liens de sang qui nous unissent Pieds et mains liés Pour autant Nul doute Ton âme ne s’est pas envolée avec Pam Pays aux laves noires Sois fort God bless you ! © Luc Enoka Camoui – Hyabe Pweevo NC, 17 mars 2015 Expression de solidarité pour les sinistrés du Vanuatu

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Dommage collatéral — Ce ne sera pas faute de vous avoir prévenus et pourtant, du haut de votre infinie arrogance, vous n’avez nulle conscience de votre fin imminente. Les dinosaures, soixante millions d’années plus tôt, eux non plus ne s’attendaient pas à la grosse météorite qui, en moins de temps qu’il ne m’en faut pour déclencher un cyclone, les a rayés de la surface de la Terre. Je ne les supportais plus. Ils étaient patauds et stupides. Nul ne les regrette aujourd’hui, pas moi en tout cas. Leur disparition effective, j’ai décidé d’introduire un peu d’intelligence dans votre monde. Il me suffisait de laisser prospérer le genre mammifère, résumé à la fin du crétacé à une poignée de mulots apeurés, armés de leur seul instinct de survie. Ils ont proliféré, peu à peu évolué, et, de brassages génétiques en adaptations successives, une branche vigoureuse dans le domaine de la performance s’est détachée, celle des primates, dont vous êtes issus. En plus d’un cerveau efficient, je vous ai fait cadeau d’une main avec pouce opposable, vous rendant ainsi aptes à la fabrication d’outils. Dans votre savane primitive, vous avez acquis la bipédie, en même temps que vous avez appris à déambuler, prérequis indispensable à votre essaimage planétaire. Dans les premiers temps de l’existence de votre espèce, encore proches de la nature vous étiez, soleil, lune et voûte céleste saviez encore contempler. À cette époque, pas si lointaine – que sont quelques millions d’années à l’échelle de l’univers ? –, vous aviez conscience de votre incomplétude, de vos dramatiques insuffisances, en même temps que vous ressentiez confusément la présence d’une entité tutélaire qui tout à la fois vous surplombait et vous enrobait dans chacun de vos actes, chacune de vos pensées. Au fil du temps, vous l’avez dénommée de différentes manières : Anu, Ashur, Amon-rê, Zeus, Brahma, Huitzilopochtli, Yahvé, Allah. Puis, peu à peu, vous l’avez oubliée, vous m’avez oublié, ou alors, ce qui est encore plus impardonnable, vous m’avez terriblement mal aimé, allant jusqu’à m’invoquer à chacune de vos exactions, à chacun de vos massacres individuels et collectifs. Car ainsi vous êtes, homo sapiens, homo demens, capables de tout, du meilleur comme du pire, surtout du pire. Je vous le dis tout net, vous me dégoûtez. 25

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Des avertissements et des signaux, depuis quelques milliers d’années, je vous envoie. Séismes, tornades, éruptions et déluges, j’ai tout décliné. Rien à faire, vous demeurez obstinément sourds à tous mes appels, vous réfugiant derrière cette si commode fatalité qui n’existe que dans votre imaginaire mortifère. Souvenez-vous pourtant : Santorin et Sparte, Éphèse, Pompéi, Antioche, Constantinople et Shaanxi, autant de tremblements de terre qui auraient dû vous terrasser d’effroi et susciter une salutaire remise en question introspective de votre espèce. Le dernier surtout, un pur chefd’œuvre, plus de huit cent mille morts, record absolu que, jusqu’à présent, j’ai décidé de ne point égaler. Mais non, un bref instant de stupeur, de sidération, et voilà de nouveau le déferlement de votre folie suicidaire. Je vous ai également administré quelques épidémies, dont l’inoubliable peste noire lors de ce que vous appelez le Moyen Âge. Des millions de morts pour rien puisque vous avez poussé le cynisme jusqu’à utiliser le bacille telle une arme lors du siège de Caffa, en propulsant vos cadavres infectés au-dessus des remparts de la forteresse génoise. J’ai persévéré dans mes coups de semonce, Unzen, Krakatoa, MontagnePelée, Messine, sans que ceux-ci ne vous dessillent. En réponse à ce que vous avez coutume d’appeler, non sans emphase, la Grande Guerre, je vous ai envoyé la grippe espagnole, histoire de vous montrer que moi aussi, d’un coup d’un seul, et sans explosif, j’étais en mesure d’occire plus de vingt millions d’individus. En avez-vous retiré un enseignement quelconque ? Que nenni, incorrigibles vous êtes, dans votre quête millénaire de l’autoanéantissement. Pire encore, vous mettez en danger l’équilibre de votre propre planète. Je vous ai laissé les clés d’une partie de mon royaume et vous n’avez de cesse de le détruire. Et là, je le jure devant moi-même, je ne vous laisserai pas faire. Que dites-vous ? Pourquoi s’acharner sur des populations innocentes ? Pourquoi le Népal ? Pourquoi un cyclone sur le Vanuatu ? Réponse : sans doute parce que mes voies sont impénétrables et que j’en ai décidé ainsi. Une conséquence de ce que vous appelez l’effet papillon, sorte d’explication mathématique de l’inexplicable. Un dommage collatéral de mon Grand Dessein. — C’est qui le nouveau qui parle tout seul dans sa chambre ? demande l’infirmier. Moue désabusée de son collègue : 26

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— On l’a hospitalisé hier. Il a perdu tous les siens lors du passage du cyclone sur Tanna. Ça l’a rendu fou de douleur. © Tristan Derycke, 2015

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La vie reprend ses tours Il est difficile. Oui, il est difficile de ne pas penser au Vanuatu. Sans être embarrassé. On ne sait plus trop quoi dire. Au mois d’octobre 2014, je me trouvais dans le Nakamal Chief de Port-Vila à colloquer avec les amis ni-vanuatu. La dernière fois que j’avais mis les pieds dans l’archipel remonte à mai 1989. Mai 89. J’avais pu apprécier, quoi qu’on en dise, la liberté d’un peuple indépendant. Moins aisé matériellement que la Nouvelle-Calédonie. Plus à l’aise moralement. On parle librement, on échange et on ne ressent aucune pression de la course à la vie. Je me souviens de tous ces visages, regards, voix, rires et plaisanteries qui jaillissaient comme des coups de vie. Je me souviens de Santo et des parties de football avec les jeunes qu’entraînait Johnny Coulon. Je me souviens du goût puissant et amer du kava de Tanna et de celui plus doux du nakamal de Malekula en compagnie de Daniel Tamat. Plus récemment, les conversations à Port-Vila avec Patrick Rory me procurent encore des moments de joie. Patrick Rory, auteur d’un magnifique essai, L’art de l’éphémère. Esquisse du patrimoine culturel intangible du Vanuatu. Je lis sa dédicace : « Buk la émi blong, Mokaddem, Bonne lecture ! » Professeur de français au lycée Bougainville, Patrick Rory, comme beaucoup d’intellectuels du pays, s’investit dans la recherche et s’implique dans l’éducation. Je me souviens de ce colloque magnifique dépouillé des rituels universitaires. Avec les compagnons Marc Tabani, Serge Tzerkézoff et de tous ces coutumiers et intellectuels soucieux de la transmission du patrimoine immatériel. Amis, que ce désordre mal « pâmé » ne soit qu’un mauvais moment et puissiez-vous, camarades, sœurs et frères des îles proches, recouvrer très vite sérénité et joie de vivre !

© Hamid Mokaddem, 2015

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Geste, marche, et cueillette présence en cette île nature greffée aux pas du sabre souriant Le monde tient à un arbre à un chemin à l’évidence du quotidien inscrit dans l’acte et l’essence de l’être s’élevant parallèle à l’herbe Le souffle du temps n’a pas d’âge aujourd’hui et demain se rassemblent en suivant le soleil et la saison des pluies © Imasango, 2015 31

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Il est cet enfant, passager du temps qui ne s’arrête pas à l’inutile. Quand il va, il avance, il respire : il construit son chemin. C’est simple. Au bout, il y a la maison, ou l’école, ou les arbres chargés de fruits. Parfois, il y a aussi la mer ou la rivière pour laver tout ce qui reste sur sa peau. Il est cet enfant, passager du temps qui ne s’arrête pas à l’inutile. La terre est comme le vent : souffle vital. Et ce qui n’a pas de sens ne peut pas pousser ici. C’est simple. L’enfant marche pieds nus, c’est sa façon d’aller et venir. Les chaussures, à la rigueur, sont utiles à celle de l’école, où il doit rester sagement assis, sans bouger. Avec les chaussures, il n’a pas envie de marcher. C’est simple. Demain, on verra ce qu’il fera de ces leçons-là. Celles de l’école. Pour lui, la vie est une leçon de chaque jour qui ne s’arrête pas à l’inutile. 32

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C’est sa façon de comprendre son île, ses paysages, ses gens, les amis, les voisins, la famille. Le groupe. Il n’est pas seul, même quand il marche sur le chemin. Ils sont toujours là. À côté de lui, avec lui. Il est cet enfant passager du temps qui ne s’arrête pas à l’inutile. J’ai croisé son chemin, son regard, sa route. Il s’est arrêté un long moment puis il est reparti. Il m’a donné l’éclat de ses yeux, et la beauté de sa simplicité. © Imasango, 2015

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Je regardais l’enfant dormir, sans oser m’approcher. La moustiquaire parfaitement immobile était le dernier voile qui me séparait d’elle Depuis l’adolescence, j’avais su que mon ventre ne me donnerait jamais d’enfant. J’avais eu un mauvais rêve, comme d’autres ont une révélation : une vieille dame venait me rendre visite pour me prédire un ventre stérile. Ce cauchemar était revenu souvent hanter mes nuits, mais je n’y prêtais pas attention. À l’âge adulte, la prédiction devint réalité sur un cliché radiographique. Ce jour-là, je devins fataliste pour ne pas sombrer. Heureusement, les femmes de la famille enfantaient beaucoup : je pus approcher la beauté des naissances et l’abandon magique de porter un bébé tout contre moi, avec chaque nouveau-né de passage dans ma vie. Je ne laissais rien échapper du bonheur ressenti contre ces petites peaux douces, ces têtes posées au creux de mon épaule, ces chevelures naissantes frisottant à la base de la nuque, quand il faisait très chaud. Je savourais ces vrais instants de plénitude, où la vie prenait une autre dimension quand j’entendais battre leur cœur. Alors, je parvenais à oublier la réalité de mon ventre, sans autre vitalité que celle de l’hirondelle qui y nichait durant les belles histoires d’amour. Ces instants précieux n’avaient jamais remplacé l’appel du ventrenid de la femme-mère, resté sans écho. 34

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Aujourd’hui, je me tiens devant cet enfant que je suis venue chercher. Petit être abandonné, famille décimée. La nature donne, reprend et distribue autrement : ses bontés sont aussi douces que ses revers sont violents. Un cyclone meurtrier faisait basculer ma vie en rendant possible une adoption envisagée depuis de longues années sans aboutir. Les rayons fugaces du soleil des étreintes, dispensant la chaleur d’une petite main posée sur ma paume, allaient enfin s’installer. Par deux fois cette année, la vieille dame du cauchemar était revenue dans mes rêves, me prédisant que ma maison serait déplacée. Je n’avais guère prêté attention à ses paroles, pas plus qu’à celles d’un ami guérisseur qui m’avait dit qu’il voyait ma fille à côté de moi, et que sa belle peau noire lui venait sûrement de son père. Je me disais alors qu’il divaguait. Aujourd’hui, à Ambrym, je regarde dormir l’enfant qui m’était destinée. J’ose à peine respirer. Bientôt je poserai sa petite tête au creux de mon épaule, et chaque jour de ma vie bouleversée, j’accueillerai le soleil faisant battre nos cœurs. © Imasango, 2015

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Erromango À Thierry, Enfant Pierre Benoit Me conduisit à Erromango Au creux des mots — J’irai sur l’île Ai-je dit Tumoro Il y eut Efate Tanna, Santo, Ambrym, Pentecôte, Ureparapara Jamais Erromango Il y eut Le Yasur et sa bouche ardente Le blue hole et son lamantin Les danses rituelles Le cochon estourbi à la masse Le son profond des tambours Le tuluk qui suivit Le saut des hommes Bras croisés dans le vide Cette hutte aux perruches Où je rentrai un jour Invitée au dring ti Ce soutien-gorge convoité Que j’offris En échange de ce bonheur-là

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Il y eut Manuro Papayes vertes au piment Nos pieds dans le sable blanc Plus loin Sous les étoiles Nos baignades nues Dans les trous d’eau Ourlés d’écume Ma vie a toujours sur sa peau Le parfum du nandingori Elle suit le chemin de coquillages Qui la rapproche d’Erromango Le temps s’étire Aller toujours plus près Klosap Tout vivre

Janvier 2015 Ma promenade continue Inlassable Je suis à Port-Vila Si proche d’Erromango Mes yeux d’aborigène S’écarquillent Pour voir au-delà Mi drim Être là-bas Être ici Malgré moi 38

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Malgré Les routes cahoteuses Le tourisme de masse Dégueulant des bateaux Les plages et les îles condamnées Vendues à bail En dollar en yuan L’argent sale achète Ce qui ne doit pas être vendu Enrichit un temps Celui qui ne sait pas Qu’il possède un trésor Y rester Malgré Port-Vila qui s’étiole S’écaille Gémit ou braille S’appauvrit S’immobilise S’encanaille Me réfugier au Musée Poudré d’ennui Décrépi où Une femme et un homme assis Surveillent d’un œil Les tapas fanés qui sommeillent En plein soleil Sur l’herbe mal tondue Immenses voiles inertes Aux dessins d’ocre pâle Qu’il faut sauver des termites Et de la moisissure 39

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I hothot Janvier torride et moite Des jeunes déambulent L’oisiveté est gratuite Les maisons se grillagent Comme autant de cages À oiseaux Le marché vend ses papayes 10 vatus 30 vatus pour un ananas Le panier d’ignames Ne paye pas la sueur De l’agriculteur Sur les nattes Les femmes se détournent Fatiguées des flashs Et des sourires forcés Un bébé pleure sous la table Un autre rit Seul Pilioko L’homme jaune Sait peindre leurs grands yeux Mi stap long place ia La ville est miniature La mer est tout autour Bleue et transparente à l’or d’Efira Noire dans la baie profonde Des orages grondent Le ciel Coupé en deux S’interroge

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L’averse drue Inonde les rues Moment de fraîcheur Inespéré Si bref Malapoa En face Dans la rade Le lycée où travaille Joseph Il vient des îles Shepherd Pour dessiner sa vie ici Il me parle d’Erromango Qu’il connaît Répète Ce que j’aime entendre Le lieu et ses légendes Il me rapproche Et me reproche Erromango Inquiet je crois — Yu wantem wanem ? Finit-il par me dire Je lui réponds — Noting Il hoche la tête Résigné Il connaît les tabous Quelle serait ma vie Amputée du rêve D’Erromango

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Comment m’endormirais-je Sans ce que je suppose Des sortilèges D’Erromango Il n’est pas l’heure Je ne suis pas prête Un jour Mi go long we De crique en crique Jusqu’au cap Pilbarra Poser mon pied nu Sur le sable humide Semé de cabochons D’agate D’hyacinthe De sardonyx Alors J’entrerai Dans l’utopie Intense et rudimentaire de l’Île Avec toi Wetem yu © Claudine Jacques, 2015

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À celui qui… À celui qui m’a souhaité « bonne nuit, mon ami », un soir à Port-Vila.

La route est en terre, étroite bande de terre battue/ creusée par les intempéries et les grosses pierres/ excavée aux passages des véhicules/ poussière et caillasse/ cailloux et feuilles mortes/ entourent pieds mollets roues de vélo/ bâtons cannes bois où s’appuient/ hommes femmes déjà bien âgés/ bande de terre battue étroite et large tout à la fois/ inondée de lumière/ recouverte de nuit/ habitée de mille pas mille voix mille élans/ C’est une route que j’emprunte sur un court kilomètre, en montée. L’océan à l’ouest lui confère la grande dimension à laquelle aspirent toutes les îles. La montagne à l’opposé la restreint à l’extrême tout en lui offrant l’altitude. Là se déroule l’histoire ; alors que, déambulant, je vais à la nuit tombée, sans but réel, par cette route sans nom, un petit groupe de trois ou quatre inconnus, le pas souple offrant aux heures qui s’annoncent une insouciance sans égale, avance à ma rencontre. L’un d’entre eux détache sa voix, une voix haute et précise pour me lancer, tout en passant, « good night, friend », puis disparaître, à peine me donnant le temps d’un retour, dans la nuit. Pose ta main sur le sable gris avant qu’il ne soit balayé par ta colère aveugle rien ne t’arrête pas même cette route de terre Un pas puis l’autre s’arracher aux poignes de fer penser à poursuivre un pas puis l’autre 43

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Tout semble limpide là le ciel sans nuage l’horizon tranquille demain comme si une main d’un coup balayait l’horizon en gigantesques vagues Ça commence un jour/ un jour sans point d’appui/ ces jours sans saint à célébrer/ ces heures passées allongé avec sable ou herbe/ lit que le ciel parfois donne sans retenue/ comme miracles/ une pluie fine merveilleuses/ magnifiques gouttelettes sur mon visage/ souffle venu du large/ sel mêlé aux larmes/ un espoir une pensée puis le doute/ retour/ puissance décuplée/ rage/ folie/ sans être encore dite ni envisagée/ de l’eau simplement/ belle pluie/ réminiscence d’amour/ une nuit lointaine/ alors que tout du dehors/ resté dehors/ seul au chant de cette eau/ était l’amour. Je suis heureux de cette fraîcheur venue de je ne sais où sans que je ne l’espère ni la quémande aux dieux. Elle est comme réaffirmation du lien avec la nature, une célébration du bien-être ou du souvenir heureux. Bientôt le vent s’en mêle, les nuages épais lourds gris d’eau ou de boue de celles qui sauront cacher le soleil vont bientôt m’abandonner à la nuit. L’averse sera torrent, furie d’où rien ne pourra être distingué sinon la puissance de l’orage, la violence des vents venus en nombre toujours plus important se ruer contre les murs et les persiennes de la maison où nous nous abritons. La nuit ou le jour, qui peut isoler un temps d’un autre, qui peut nommer ceci « jour » et nommer cela « nuit » quand c’est du moment de la destruction de l’univers dont il s’agit ? Ce qui caractérise le moment est l’imprécision à quoi succède l’indécision. Le sombre qui s’étend sur une ville, sur une multitude d’îles, est-il le résultat de la Terre cessant sa rotation autour de ce qui fut soleil ? Ou bien est-ce le contour d’un gouffre incommensurable au cœur duquel nous avons été balancés et devenu notre horizon ? L’imprécision du moment, de moment il n’y en a plus de distinct, tout se réduit à un moment unique, celui de la frayeur succédant à la fin de l’Espérance. Trois mots trois oiseaux chantent le soleil au-dessus des arbres est-ce en mémoire du parc longtemps après être parti rues et ponts se succèdent 44

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Où sont les vivants après le cyclone sous les décombres et les pleurs rien n’a pu l’arrêter aucun mur le cyclone est passé là à droite à gauche où sont les pierres à leur côté se protéger rien ne résiste s’il survient avec cette force nos enfants mourront Ce n’est rien de penser à la douleur ceux qui la vivent souffrent ces corps des ombres rien que ça le vent les renverse foyer chaleureux rires cris et baisers c’est terminé Il n’y a pas de silence le tonnerre du ciel sur le tympan des pauvres Ne demeurent identiques ni les passants ni les regards sur nous de ceux qui s’attardent les uns de quelques pas rapides se sont éloignés à jamais ces bruits là dehors sur la tôle la tôle qui n’est plus au-dessus de nos têtes J’entends l’impossible silence de cette rue je vois l’inattendue et invisible peinture au mur je frôle les corps fuyants bousculés par paquets et j’imagine ces futurs tant espérés la vie les amours inexprimées Ces voix mises à nues ces âmes abandonnées reflétant la peur du monde au point de se dissimuler d’un masque transparent laissent une peau si fine que s’y reflète mon visage.

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débris au soir du corps et de l’âme débris au matin du corps et de l’âme débris au milieu du jour de fer et de bois débris débris débris © Nicolas Kurtovitch, mars avril 2015

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La peur des temps anciens Au petit matin suivant le cyclone on est juste un humain debout à l’orée du jour Si la vie est encore là on est juste heureux au petit matin suivant le cyclone au milieu des gravats impuissant cherchant les siens de l’eau fraîche du riz des draps non souillés pour dormir apaisé la nuit suivant le cyclone Si plus rien n’est là maisons à terre corps blessés alors survient l’inhumain la peur des temps anciens. © Catherine C. Laurent

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Tendre la main Nous n’y pouvons rien Vraiment Nous n’y pouvons rien Démunis Figés face aux images Anéantis La colère de la Terre Partout Les éléments puissants qui se déchaînent Les eaux amies porteuses de vie Désormais Devenues mortellement ennemies Nous pouvons juste regarder avec le cœur Ouvert Entendre battre la pulsation de l’empathie Tendre la main En retour des mains tendues Donner quand demandé est là. © Catherine C. Laurent

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Les Champignons Ce matin ils sont venus chercher mon grand-père. Mes frères étaient au fond. Ma mère et moi, on n’a rien pu faire. C’est à cause de la dernière tornade de pierres. À chaque fois ils font comme ça, il leur faut un vieux pour payer. Je me demande ce qu’ils feront quand il n’y en aura plus… Mon père serait encore là, il aurait défendu le sien, il aurait parlementé. Peut-être aurait-il osé affronter Horfratz, le chef de la Milice du Clan. Pourtant, c’est un homme terrifiant, avec sa haute stature, sa barbe qui a viré au vert sous l’effet du polonium, ses cicatrices de brûlures dues à une nuée ardente, et sa pommette gauche enfoncée par un grêlon, assortie d’un œil fixe alors que l’autre est resté mobile. Mon père est mort dans un des derniers affrontements avec le Clan des Pleurotes, qui sont nos plus proches voisins. Nous, on nous appelle les Parisiens, parce que nous cultivons des champignons de Paris. GrandPère m’a expliqué que c’était le nom d’une ville, il y a bien longtemps, où il avait même vécu. Mais c’était bien avant les Grandes Invasions, et longtemps aussi avant la Fièvre bleue, à une époque où, m’a-t-il expliqué, les hommes étaient devenus tellement nombreux – des centaines de milliers de fois plus qu’actuellement ! – qu’ayant épuisé la planète, ils s’apprêtaient à s’en disputer les derniers restes dans un déluge de feu, de radiations et de virus mortifères. Grand-Père avait des mots si précis qu’il est parvenu à me transmettre des images d’immeubles, qui étaient des habitations en hauteur munies de fenêtres, laissant passer la lumière du jour, de rues où l’on pouvait circuler sans crainte des vasières, et même déambuler durant des heures, sous un ciel gris certes, mais qui laissait au pire échapper une pluie fine qui se contentait de mouiller et de refroidir un peu. Rien à voir, m’expliquait-il avec les orages dépressionnaires que nous connaissons, capables de plaquer au sol et de noyer dans la boue en quelques minutes l’imprudent qui s’est laissé surprendre loin d’un abri sans combinaison ni masque de survie. Grand-Père aussi m’a décrit les champs, qui étaient de vastes étendues de terres cultivables à la surface de la terre, où l’on faisait pousser des céréales et des légumes. Il s’agissait, m’a-t-il précisé, de végétaux qui 51

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tiraient leur énergie de la lumière du soleil, et qui apportaient beaucoup plus de calories, sans parler d’un goût bien meilleur et tellement plus varié d’une espèce à l’autre, que les champignons que nous cultivons à présent dans des labyrinthes de galeries, serpentant bien à l’abri à plusieurs mètres sous terre. À l’époque, personne n’attrapait la maladie des spores, qui a asphyxié tant de myciculteurs avant que ne se généralise l’usage des filtres respiratoires à cartouches biologiques. Et les cultivateurs, exposés au soleil, arboraient une couleur de peau fort éloignée de la teinte blafarde qui est la nôtre, semblable à celle des champignons dont nous tirons notre subsistance. Grand-Père m’a dit que nous avions de la chance de vivre sous un dôme, qu’il a fabriqué lui-même avant qu’il ne reste plus de béton et qu’il faille commencer à creuser des galeries semblables à celles des champignonnières pour loger les gens. Il regrette juste un peu d’avoir conçu le sas d’entrée, qui en est l’unique ouverture, à hauteur d’homme ; c’est qu’à ce moment-là il n’imaginait pas qu’il faudrait si souvent l’obturer avec des sacs de sable, calés entre les deux panneaux d’acier. En ce moment, ils doivent être en train de l’interroger, afin de préparer avec lui les termes de sa confession publique. Il sera, comme tous les autres vieux avant lui, ceux qui ont connu le vingt et unième siècle et concouru à dilapider la ressource, sommé de réciter la litanie de ses crimes : avoir conduit un engin personnel producteur de gaz à effet de serre, utilisé de l’eau pour se laver, consommé la chair des mammifères, accepté de servir l’industrie et le Capital, participé aux guerres, etc. Ensuite, il sera exposé encore vingt-quatre heures, puis il disparaîtra. En principe, la Confession conduit à la Rédemption. Mais les rédemptés ne réapparaissent jamais. On dit qu’ils sont jetés, avant l’aube censée clore leur exposition, dans la grande fosse aux eaux mortes, mais c’est invérifiable. En attendant, il sera enfermé dès ce soir dans le puits aux cafards. Enfermé n’est peut-être pas le mot exact, car l’acier de la grille, exposé aux pluies acides, ne devrait pas résister à quelques coups de barre à mine. Reste qu’il se trouve au fond d’une cavité aux parois lisses de trois mètres de haut. Quant aux cafards, je tiens de Grand-Père qu’ils sont devenus les animaux les plus dangereux pour l’homme, avec les vers de galerie évidemment. À ses dires, leur taille a plus que décuplé en une génération humaine. Difficile d’imaginer que ces bestioles, qu’un ou deux carreaux d’arbalète parviennent à grand-peine à occire, aient pu représenter de 52

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petits êtres fragiles qu’il était possible d’écraser rien qu’en leur marchant dessus. Toujours selon sa théorie, c’est la disparition des rats pendant la Fièvre bleue qui a favorisé leur prolifération, tout comme celle des grillons et des courtilières que nous accommodons avec nos champignons. Grand-Père m’a dessiné des rats, et toutes sortes d’animaux plus proches de nous que ne le sont les insectes, mais qui ont disparu, principalement sous l’effet des radiations. Et, pour en revenir au puits, il m’a affirmé que, si leurs morsures s’avèrent redoutables lorsqu’ils attaquent en nombre, les cafards demeurent aujourd’hui presque aussi timorés que leurs ancêtres, et qu’ils ne s’en prennent jamais aux humains que durant leur sommeil. Heureusement, Grand-Père dort très peu – il saura leur tenir tête. Et puis j’ai prévu d’arriver assez tôt dans la nuit, vers deux heures, avec plusieurs mètres de corde annelée que j’irai auparavant subtiliser dans une champignonnière. Les gardes, comme d’habitude, seront défoncés aux amanites, ce qui, passé une phase d’agressivité qu’il vaut mieux éviter, devrait les plonger dans un sommeil profond coloré de rêves psychédéliques. Et après ? J’apporterai à Grand-Père sa combinaison et son masque, une réserve d’eau et quelques rations de grillons séchés. Il a déjà survécu à tellement d’événements que je ne doute pas qu’une fois libre, il réussisse à s’en tirer une fois de plus. En attendant, je vais prendre un peu de repos… Je suis debout bien avant l’heure prévue, après un petit somme, mais je ne sais plus quoi faire. Une nouvelle tornade de pierres est en train de s’abattre sur notre clan. J’entends les projectiles s’écraser en rafales sur le béton de notre dôme, d’où sourd une poussière grisâtre qui saupoudre le sol par endroits. Ma mère et mes frères sont tassés, terrorisés, de part et d’autre du sas dont je devine qu’il a été bourré de sacs de sable. Comment faire pour sortir d’ici ? De quelle manière me prémunir des effets de la tempête ? Et Grand-Père ? Ses gardes ont dû détaler dès les premiers gravillons, l’abandonnant au fond du puits à ciel ouvert sans la moindre protection ! Si la tornade atteint son réduit, comment échappera-t-il à la grêle de pierres brûlantes dont on dit qu’elles déchiquettent un homme avant même qu’il ne les ait entendues tomber ? Je sais que je n’ai pas les réponses que j’aimerais pouvoir trouver, et tout d’un coup je cède à la panique, je martèle de mes poings l’acier du lourd panneau intérieur du sas que je sens vibrer sous l’effet de la pression, et je hurle, je hurle comme si cela pouvait changer quelque chose au destin : 53

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– Grand-Père ! Non ! Non ! Non ! Grand-Père ! La lumière s’allume dans ma chambre, et la haute silhouette de GrandPère s’encadre dans la porte. — Eh bien, Dominique, que t’arrive-t-il ? Encore un cauchemar, on dirait ? — Oh ! Grand-Père, il était horrible, celui-là ! Il s’assied au bord de mon lit, passe sa main à l’indéfinissable parfum de vieillard sur ma joue, dépose un baiser sur mon front, et reprend : — Ce sont sûrement les champignons du dîner, ceux que tu ne voulais pas manger, qui te sont restés sur l’estomac… — Non, Grand-Père, c’est l’orage… Il prend un air sombre pour me répondre : — L’orage ? L’orage, ici, ce n’est rien, vraiment presque rien. Nous sommes juste en bordure du cyclone qui, en ce moment même, se dirige droit sur le Vanuatu… © Firmin Mussard

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Port-Vila À mes chers compagnons de silence

Ville sans tags Assez petite pour La serrer en soi La faire sienne Pareille à l’oiseau Malmené du musée Au moinillon perdu Sous les tapas qui sèchent Passés Pressés Sans voir Aux marches noires Ce vieillard assis Derrière l’âcre Odeur du tissu De l’imprimé Des marmites

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S’asseoir ici Douceur Se pencher Écouter Sur son dos fatigué Ce qui parle entre les rafales Pas Les enfers toujours promis Ici Le marché ne ferme pas Ici ou ailleurs Vila Bagdad Yarmouk qu’importe Il y a Toujours de la lumière Quelque part Sans fin Du soir Au matin Sous chaque table À chaque angle Au ras du monde Une famille

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Mais nous de vivre À la périphérie De l’ineffable Tempête Dix millions pour un mur De pelote basque Une chaîne pour les chiens Chaos La plupart cèdent Aux diktats De la musique Plus rien ne choque Dans le sac Du réel Carrefour Sous son dais rouge Digicel La vendeuse attend Ainsi va la ville Ainsi va-t-elle S’oubliant Do more Dit l’annonce

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Ciel Pendant l’averse Gris ses muscles Empoignent Rivarec Building Et Bougainville Street Pour Iririki Sur Kumul Highway Le bac est payant Promenade interdite Flâneurs s’abstenir Palace Le sashimi aux trois poissons Réduit à un qui sent L’ozone Un Néo-Zélandais lui aussi semble Décongelé Passé à la salamandre Infecté de soleil Partout Même âme Même sang

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Alors que dire Du rêve Qu’on décapite Et du fleuve éternel Dont nous étions Les barques Sans honte Que dire À l’œil Qui s’extasie Et trinque Sur le Net À la cruauté sans nom De l’espèce

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Dans la viscosité de l’après Avant tout Eau Tentes Et semences Exit Ce qui s’incante Et qui n’a pas de poids Quel don secret Pour ce quintal en kit Pour cet ego chantant S’effacer Jusqu’à naître S’incliner devant

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Ici mes amis cherchent Une terre Une colline où construire Toi tu n’as que ton chant La justice D’un mot Que ce jour t’offre Sans souci de durée Promesse L’humus n’y Habiter jamais

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N’aimer que l’arbre au bord Cette nursery de racines Qui survit à la vague Et à l’eau salée En tout lieu Rien sinon Le palais d’air du cœur Toit sans toit Oscillant cette Onde Passant de main en main Malgré le vent plus Forte Que l’ombre Ou l’abîme

© Frédéric Ohlen

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À la petite fille de Tanna C’était en juin Il y avait le goût acidulé des framboises cueillies au pied d’une cascade à Mélé le soleil dans la forêt mon pied pris dans une liane cette douleur lancinante au genou le somptueux repas sous le faré en planches chez M. Anaty ses formidables talents de conteur les couleurs du marché à Port-Vila le clin d’œil complice des marchandes lorsque sans sourciller je payai le prix fort pour un paréo fabriqué en Chine Il y avait l’éclat de l’océan la fraîcheur des piscines naturelles au creux des rochers le goût terreux du kava les danses guerrières pour touristes les yachts de luxe dans la baie

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Il y avait le ronflement inquiétant de cette antiquité volante dédiée au service entre les îles la virée nocturne jusqu’au Yasur la poussière les cahots sur la piste l’éblouissement au bord du cratère les enfants traînant sur la route armés d’un tamioc pour le travail aux champs la cour de cette modeste école de brousse les fillettes émerveillées de tant de cadeaux livres cahiers crayons de couleur Il y avait toi Clara ton sourire radieux quand tes petites mains m’offrirent le plus beau des dessins

© Nicole Perrier, 2015

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Au-dessus du volcan Tous les matins, en ouvrant ses oreilles au chant du muezzin puis les yeux à la réalité, Selim ne voyait que lui. Le dôme du volcan, point culminant de l’île. Sa masse imposante se découpant sur le ciel, ses flancs verdoyants et son calme apparent l’avaient toujours fasciné. L’île formait un triangle presque équilatéral et le volcan trônait en son milieu à l’intersection de trois lignes de crêtes escarpées partant chacune des trois angles. Dès qu’il avait été en âge de poser des questions, Selim avait tout voulu savoir de ce géant endormi qui veillait sur eux. Pour tous les habitants de la petite cité, coincée dans une crique sableuse entre les vagues de l’océan Indien et les premières pentes menant au sommet, le pic montagneux avait toujours existé. Il faisait partie du paysage, silencieux et immuable à tel point que plus personne n’en faisait cas. Même en remontant plusieurs générations, aucun îlien ne l’avait vu en colère. Et pour cause, il était éteint depuis des dizaines de milliers d’années, voire des centaines de milliers. Tous ses versants étaient de fait recouverts d’une végétation dense. Les cocotiers avaient poussé d’une façon anarchique avant de s’arrêter aux deux tiers de la pente, d’autres arbres moins fragiles en altitude avaient pris le relais pratiquement jusqu’en haut. Ne restait que le sommet chauve et herbeux qui donnait l’impression d’une coiffe verte ridicule en rapport de la masse en dessous. À force de l’observer chaque jour, Selim avait remarqué que l’extrémité du dôme était légèrement aplatie. À cette heure indue, son grand-père, déjà en position sur le tapis de prière, avait noté, jour après jour, l’intérêt grandissant du jeune garçon pour la montagne. Et dès les premières questions de Selim, il avait essayé d’y répondre, une semblable curiosité l’ayant dévoré au même âge. Le vieux musulman, féru de géologie, de géographie et de plantes, avait expliqué à son petit-fils que leur île était née d’une éruption, il y avait une éternité de cela. La surface de l’océan avait bouillonné, une bouche de feu crachant des volutes énormes de vapeur avait émergé, s’élevant toujours plus haut. Une terre incandescente était apparue. Le tout jeune volcan avait laissé éclater sa fureur pendant des milliers d’années, même sûrement plus, 65

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car l’homme n’existait pas en ces temps-là, les dinosaures et les amibes non plus. Puis il s’était calmé avec des soubresauts fulminants et espacés dans le temps. Des graines apportées par des oiseaux avaient germé sur la lave refroidie et fertile. Assagi, le cratère s’était comblé, le dôme s’était arrondi, le vert avait remplacé le rouge et le brun. L’océan avait creusé des criques abritées, amené du sable et un Éden d’animaux grouillait lorsque la première pirogue avait touché le rivage. Avec ces premiers ancêtres, ces voyageurs audacieux, les légendes étaient nées, le mythe fondateur aussi. Demeure de dieux protecteurs et généreux, le volcan avait été baptisé d’un nom qui signifiait « montagne muette ». Tout poussait sur cette île bénie et tous les habitants vivaient heureux dans cette abondance naturelle. À l’âge de quinze ans, Selim l’avait gravi pour la première et unique fois. Son grand-père lui avait montré le départ du sentier que lui-même avait arpenté cinquante ans auparavant. L’ascension s’était avérée difficile, plus personne n’empruntant cette voie désormais à l’abandon. Les cocos abondants n’étaient récoltés que dans un périmètre choisi autour de la ville. Pourquoi aller chercher plus loin ce qui était amplement suffisant très près ? La frondaison des cocotiers inexploités aux palmes serrées bouchait le ciel et Selim avait rapidement opté pour une montée très raide en ligne droite afin de rencontrer une ligne de crête et de la suivre. Trempé de sueur, il avait atteint la limite de pousse de la palmeraie. La forêt d’arbustes qui suivait lui avait permis d’enfin voir le soleil à son zénith. Une heure plus tard, il était parvenu, exténué, sur le dôme herbeux. Telle une cicatrice en creux, l’ancien cratère n’était plus qu’une légère dépression sommitale. Selim s’était allongé au centre de la cupule naturelle, les yeux au ciel et le dos en un contact tellurique étroit. Malgré sa fatigue extrême, son corps avait ressenti des vibrations, la perception ténue d’un grondement lointain. Il avait alors deviné que la montagne n’était pas si muette, qu’une chaleur gigantesque était tapie dans ses entrailles profondes. Après s’être assoupi un long moment, Selim avait entrepris de redescendre, mais avant, il avait contemplé la minuscule agglomération très loin en dessous. Il avait perçu la faiblesse des constructions humaines en regard de la puissance absolue enfouie à l’intérieur du volcan. Il avait su qu’une vie humaine ne comptait pas, n’était rien. C’était là assurément la leçon que son aïeul avait voulu lui transmettre, lui faire appréhender physiquement. 66

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Selim est aujourd’hui très âgé, ses cheveux sont de neige et son corps maigre s’affaiblit toujours plus. Courbé à l’aube sur son tapis de prière, il entend comme chaque matin l’éveil de son petit-fils et il sourit en le voyant guetter la Montagne muette avec des yeux curieux. Ce dernier, sur ses conseils avisés, escaladera bientôt les pentes du volcan. Il ressentira, à son tour, les frémissements internes que chaque décennie fait enfler. À la fin de son existence, Selim est inquiet, il sait qu’un jour les forces telluriques balaieront tout : arbres, hommes, dieux et pourquoi pas l’île entière qui pourrait se volatiliser aussi vite qu’elle est apparue. Malgré la transmission, le respect et la prière, la nature fantasque commandera éternellement. Les poussières cosmiques s’agglomèrent en astres, les planètes tournent autour pour des temps incommensurables, mais s’arrêteront inéluctablement… Les étoiles semblent briller pour toujours, hélas ! elles imploseront soudainement en gerbes de feu. Des univers entiers s’évanouissent à chaque instant… Selim a mis toute une vie pour comprendre que personne n’est audessus du volcan. © Roland Rossero, avril 2015

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Remerciements Aux auteurs, qui firent abandon de leurs droits pour rendre possible l’édition de cet ouvrage. À Claudine Jacques, qui dirigea le projet. À Frédéric Ohlen, Claudine Jacques et Claude Maillaud, pour leur relecture attentive. À Bernard Billot, qui offrit l’illustration de couverture. À Roland Rossero, qui rédigea la quatrième de couverture. À Hellène Cabassy, qui réalisa gracieusement la mise en page. À Christine Maurou, qui réalisa gracieusement la maquette intérieure. Claude Maillaud, président de l’Association des écrivains de Nouvelle-Calédonie

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© MM. Les auteurs de l’Association des écrivains de la Nouvelle-Calédonie www.ecrivains-nc.net ISBN 978-2-9530667-3-9 Dépôt légal : août 2015 Imprimé en France

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