Et toujours sourire

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© Illustration de couverture : Bernard Billot Toute utilisation, reproduction, représentation, adaptation totale ou partielle par quelque procédé que ce soit, faite sans le consentement écrit des auteurs, constituerait, pour tout pays, un délit sanctionné par la loi sur la protection de la propriété littéraire.


Et toujours

AVEC

sourire…

Solidarité



Préambule A comme Amour, V comme Volonté, E comme Espérance, C comme Compassion... AVEC Amour pour la Vie Volonté de l’épauler Espérance pour la Vie Compassion engagée AVEC Ne pas Admettre De Vivre Sans Espérer Ni Chérir

AVEC Accompagner au jour le jour Vingt et vingt parents Eloignés du paisible séjour

Comprendre les affres de l’éloignement être AVEC AVEC Quatre lettres amies qui se serrent autour des familles

AVEC Quatre lettres pour mille mercis.

Luc Enoka CAMOUI Hyabe, le 4 juillet 2012 Pour l’Association des écrivains de Nouvelle–Calédonie


Water Dreaming Anne Bihan

Où est passé Iao ? Bernard Billot

La Grue de Noriko Bernard Billot

Chacun d’entre nous est une île Samir Bouhadjadj

Chien bleu Michel Chevrier

Si si si-til 8

Jean-Marie Creugnet

Maudite main gauche Tristan Derycke

Le mal entendu Jacqueline Exbroyat

Qui sème le vent… Imasango


La Robe de Mélanie Claudine Jacques

« Petit tambour s’en va, pa ra papam pam… Il sent son cœur qui bat, pa ra papam pam… » Nicolas Kurtovitch

L’Histoire d’Udwan et de Cici quadri Hamid Mokaddem

La Chasse au cochon sauvage, de nuit dans la montagne Firmin Mussard

La Maison de Niagaïa Nicole Perrier

Indian song Frédéric Ohlen

Nuageux en fin de matinée Roland Rossero

Mots d’ici pour maux d’ailleurs ! Waixen Wayewol



Water Dreaming Un nom, ça n’a l’air de rien, mais c’est puissant. Quand l’ambulance a quitté le Royal Prince Alfred Hospital, maman a pris la main de papa et l’a serrée, serrée, avant de dire au conducteur, avec son drôle d’accent et avec en français les mots qui lui manquaient : Petersham please, sir, family pension Beautemps-Beaupré. J’ai senti un sourire glousser dans mon ventre. Ma mère et l’anglais ça fait deux. La traversée, je la voyais pas comme ça, a murmuré papa, on l’a échappé belle, on aurait pu se fracasser ! J’ai fermé les yeux. Je suis encore drôlement fatigué. Beautemps-Beaupré. 20°25 Sud, 166°07 Est, banc océanique en forme de triangle au large d’Ouvéa. On ira, avait dit papa. Un jour, on ira. C’était avant cette histoire de crabe logé dans ma tête. Sale crabe, a dit papa. Il est hydrographe, mon père. Et comique. Beau temps ce matin, dit maman, tu as vu la mer, tu as vu le ciel, quel temps ! On est bien, non ?... Beau temps, oui, réplique papa, mais aussi... beau pré ! S’il est dans la cuisine – il adore cuisiner mon père –, leurs voix seulement se touchent. Beau temps, redit maman... beau pré, répond papa. Mais s’il est à deux pas d’elle, il l’attrape et hop ! chanson, parce que beau pré, jolie fleur, jolie vache déguisée en fleur, ça lui vient naturellement. Fan de Brassens, mon père. Et hydrographe. Beautemps-Beaupré, il a aimé tout de suite. Le nom, le lieu. Il y plongeait pour ses recherches. Il ramenait des photos de gorgones et de madrépores, racontait les holothuries, les tortues, les poissonsperroquets et les chirurgiens. Puis c’est arrivé. Sale crabe, a répété papa. Et il n’a plus parlé des gorgones, ni des poissons-perroquets, ni même de ce fichu crabe. Des chirurgiens si, mais c’était pas les mêmes. Et c’est devenu une obsession. Le passage, il voulait trouver le passage. Celui de la légende que le vieux Daniel lui avait racontée. Les îles, Ouvéa, Héo et Bunaaca son double invisible, Motuone et Motutapu, deux autres îlots de l’atoll, sont reliées entre elles, les âmes passent par Héo, elles passent et renaissent, avait dit le Vieux. Un vrai scientifique écoute les légendes, répétait papa. Les légendes, c’est comme les coquillages, on entend la

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mer à l’intérieur, la mer et ses secrets. Elles sont une trace, c’est nous qui ne savons pas lire. Je trouverai ce passage. — Oui, a dit maman, mais là il faut qu’on parte, il faut aller en Australie. Les docteurs australiens, les crabes ils connaissent, ils vont nous en débarrasser. Héo, c’est l’ancien nom de Beautemps-Beaupré, son nom secret, le nom d’avant que les Blancs soient venus, a dit papa, avant qu’Antoine Bruny d’Entrecasteaux, capitaine de La Recherche, donne le nom de son hydrographe préféré à l’atoll sur lequel ils ont bien failli tous se fracasser. Un nom pour le vent. Et il m’a tendu un livre : À la mer comme au ciel. Pas un livre pour son âge a fait remarquer maman, mais il y tenait alors je l’ai lu. En diagonale j’avoue, mais on peut pas toujours remonter au vent. C’est un livre écrit par un marin cartographe, Olivier Chapuis, sur Charles-François de Beautemps-Beaupré justement, l’inventeur de l’hydrographie moderne. Il a retrouvé les journaux de navigation de l’expédition de 1791/1793 sur les traces de Lapérouse, celle où d’Entrecasteaux et Jean-Michel Huon de Kermadec tombent nez à nez avec Héo, Bunaaca, Motuone, Motutapu. Écoutez, a dit papa, écoute mon fils, et il s’est mis à lire : « Nous approchions avec précaution des côtes de la Nouvelle-Calédonie [...]. Quelques heures avant le jour, nos bâtiments se trouvèrent entourés d’une multitude d’oiseaux de mer. On se hâta de mettre en panne et les premières lueurs de l’aube nous montrèrent à peu de distance une chaîne de récifs, sur laquelle nous eussions infailliblement été nous briser, si nous avions poursuivi quelques instants de plus notre route. » — Tu vois, il faut faire confiance, s’est obstinée maman. Il n’y a pas de fatalité. Arrête avec tes histoires, reviens sur terre... Mais un hydrographe, depuis que je le connais mon père, j’ai compris : sur terre, ça étouffe. Rien à faire, il faut de l’eau, des ruisseaux, des rivières, des fleuves, des estuaires, des mers, des océans ; il faut qu’il puisse dessiner les eaux, toutes les eaux, et même le visage de la terre sous les eaux. Un hydrographe, c’est quelqu’un qui sent l’eau même quand elle a plus l’air d’être là, quelqu’un qui peut dire sa forme et sa profondeur. L’eau, c’est comme la vie, assure

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papa, ça respire. Alors revenir sur terre, elle pouvait pas lui demander. — Il faut qu’on parte, a insisté maman. Ce sera long. Un long voyage. L’Australie, on y était allé déjà. En campervan. Alors papa a dit : D’accord, mais il nous faut une carte. Et il a décroché Water Dreaming du mur du salon, Ngapa Jukurrpa en langue aborigène, pour qu’elle le mette dans la valise. Ce tableau, c’était encore une de ses histoires. Il l’avait échangé avec une vieille femme aborigène près du lake Mungo contre une carte ancienne qu’il emmenait partout avec lui avant, enfermée dans un rouleau de cuir. L’Australie sur cette carte, c’était une grande étendue compacte, barrée par deux mots : Terra incognita. Maggie, elle s’appelait Maggie, la Vieille, sa petite fille était avec elle, et elle avait voulu cette carte autant que lui le tableau, va savoir. Je n’avais jamais vu papa dans un tel état. Il répétait : Ce sont des cartes, des cartes, leurs peintures c’est des cartes, là un trou d’eau, là un étang, là un fleuve ; suffit d’attendre que la pluie vienne et ça va apparaître, c’est sûr ça va apparaître. Et maman : Oui, je comprends, mais c’est un désert pour l’instant, ça fait trois ans qu’il a pas plu... viens, il faut y aller, on reviendra... Et on allait revenir. Un pays où le désert peut se couvrir de fleurs et de lacs, papa et moi, je voyais bien, ça nous rassurait. Si c’est long, où on va dormir ? a-t-il demandé. À Beautemps-Beaupré, a souri maman, c’est la pension pour les familles de Calédonie et les malades évasanés quand ils ne sont pas encore ou plus à l’hôpital. Papa a cru à une blague. Et il a dit Beau temps... et maman a répondu : beau pré... Mais il n’a pas chanté. Juste, une petite lumière s’est allumée dans ses yeux, une petite lumière que je connais bien. Le passage, il a murmuré, le passage... La même petite lumière se promène au coin de ses lèvres tandis que l’ambulancier me dépose dans le fauteuil roulant et on remonte lentement l’allée de la pension Beautemps-Beaupré, Sydney, Australie. Je suis encore drôlement fatigué. Mais la pluie est venue. Le ciel comme la mer. Et le crabe a cédé. Convalescence. Une autre vie. — Je vous l’avais bien dit, jubile papa. Héo ou Beautemps-Beaupré,

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un nom, c’est puissant. Branle-bas de combat, moussaillons, demain on rentre au port ! — Beau temps annoncé dans le passage, glisse maman... beau pré, dit papa.

Anne Bihan, Nouméa/Landunvez, mai 2012

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Où est passé Iao ? Iao s’est réveillé bien tôt et mange sa bouillie. Il est encore tout ensommeillé. Devant la case, sa mère pile le mil et Ida, sa sœur, se coiffe avant d’aller à l’école. Son père s’éloigne pour s’occuper du troupeau de vaches. Iao est trop petit pour aider sa mère, trop petit pour l’école, trop petit pour suivre son père. Iao s’ennuie. Iao se promène dans le village. Tante Zia n’a pas besoin de lui pour la couture. Grand-père Noha n’en veut pas dans ses pattes, il bricole. Grand-mère Zoé ne veut pas qu’il s’approche de son feu quand elle cuisine et le grand cousin Bäa, qui joue de la flûte, ne veut pas jouer avec lui. Iao s’ennuie. Alors Iao décide d’aller se promener tout seul puisque personne n’a besoin de lui. Il suit le chien jaune jusqu’à la rivière. Il suit la rivière qui brille au soleil. Il suit le soleil qui palpite entre les branches. Il entre sous les branches et s’enfonce dans la forêt. Iao est heureux. Ida est rentrée de l’école et cherche son petit frère : « Iao ! Iao ! » Maman a préparé le repas, elle cherche son petit garçon : « Iao , où es-tu ? » Papa, revenu des champs, aimerait jouer avec son fils : « Iao, tu m’entends ? Reviens ! » Mais Iao n’est ni chez grand-père Noha, ni chez grand-mère Zoé, ni chez tante Zia, ni avec Bäa, le grand cousin. Où est donc Iao ? Le chien jaune qui dort au soleil ne peut leur répondre. Maman et Ida cherchent partout dans le village. Papa et grand-père Noha partent chercher dans la savane. Bäa et tante Zia cherchent dans les champs. Grand-mère Zia et le chien jaune cherchent près de la rivière. Mais où est donc Iao ?

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C’est grand-mère Zoé qui l’a trouvé endormi dans les fougères. Elle a appelé et tante Zéa et le cousin Bäa sont arrivés. Tous les trois ont crié et Maman et Ida, puis Papa et grand-père Noha sont arrivés à leur tour. Ils sont tous là quand Iao se réveille. Tout le monde est là : Iao est heureux ! Bernard Billot

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La Grue de Noriko Lorsque revient le printemps, le ciel s’éclaircit et le regard porte loin, très loin, jusqu’au volcan encapuchonné de blanc. Lorsque revient le printemps, Noriko et ses copains vont au bord du lac. Ils attendent le retour des grues. Les grands oiseaux dessinent dans le ciel des triangles parfaits avant de se poser près de l’eau. À la fin du printemps, les petites grues sortent des nids, rondes, grises et pataudes, elles s’essaient au vol et cela fait bien rire Noriko et ses amis qui, après l’école, assistent à ces tentatives maladroites. Un soir au début de l’été, Noriko entend pleurer dans les roseaux de la rive. C’est une jeune grue dont l’aile pend et qui ne tient pas sur ses pattes. Noriko s’approche de l’oiseau blessé qui lui lance des regards apeurés et essaie, pour se défendre, de le piquer à coups de bec. L’été est bien avancé. L’oiseau s’est laissé apprivoiser, s’est laissé soigner. Noriko et ses amis ont pêché de petits poissons pour nourrir leur protégé qui est devenu un grand et bel oiseau qu’ils ont appelé « Kimono ». Kimono vole, maintenant, mais il revient dès qu’il voit les enfants. Kimono, à la fin de l’été, n’est plus toujours au rendez-vous lorsque les enfants, le soir venu, viennent lui rendre visite. L’oiseau est, le plus souvent, de l’autre côté du lac avec d’autres grues et ne répond plus aux appels. C’est l’automne. Les grues se rassemblent en groupes bruyants et Kimono est avec elles. Un matin, Noriko trouve le lac étrangement silencieux. Dans le brouillard rien ne bouge. Les grues sont reparties vers le soleil, vers la chaleur. Noriko appelle, appelle, mais Kimono est parti, lui aussi. Noriko est un peu triste, mais il se dit que le printemps reviendra et ramènera Kimono. Bernard Billot

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Chacun d’entre nous est une île Que cela soit celle du bout de la rue ou une autre rencontrée au cours d’un voyage, nous avons tous des plages dans notre cœur. D’un sable blanc étincelant, de galets gris ou d’une multitude de couleurs parées, elles ont su nous charmer et capter notre attention. La force de leurs vagues, la couleur de leurs différents ciels, leurs différents visages en fonction de la météo, la caresse du vent et des odeurs, il suffit de fermer les yeux pour que l’une d’entre elles revienne en nous, avec ou sans coquillage sur l’oreille. Sur une de ces plages où l’on avait pique-niqué, il y avait des mouettes. Une flopée de mouettes tout d’abord éparses puis regroupées à nos pieds épiant chacun de nos gestes et rêvant du jet de miettes dans une direction leur étant favorable. Et parmi ces mouettes, à coup sûr il y avait cette meneuse de revue au regard fixe et déterminé qui faisait la loi et se réservait la part du lion. Sans cesse en chasse de ses congénères qu’elle houspillait de ses cris stridents ; interrompant par là même notre repas. Toute la famille ou les amis tournés vers les oiseaux quémandeurs avaient les yeux attirés par cette mouette dominatrice au plumage impeccable et au bec d’un teint légèrement plus foncé que celui de ses sœurs ; un meilleur régime alimentaire ? Là apparaissent les premières questions : doit-on les nourrir et encourager cette mendicité bruyante ou les chasser à grands coups de pied n’ayant aucune chance de les toucher ? Malgré la nature en apparence opposée de ces deux situations, les équations finales sont pourtant équivalentes : notre action individuelle ne changera rien ni à court, ni à long terme. Quels que soient nos comportements à leur égard, les mouettes reviendront harceler les prochains pique-niqueurs avec la même ardeur et la « capo » hurlante rependra ses tournées punitives à l’égard de ses semblables. Alors autant passer un bon moment en leur compagnie ou les ignorer mais ne jamais nous charger d’énergie négative qui ne pourrait que nous blesser. Je me souviens d’une mouette en particulier. Sur la plage de Jūrmala, petite station balnéaire de charme à une trentaine kilomètres de Riga, la

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capitale lettone. Cette journée de mai avait un parfum d’éternité car à cette latitude et à cette période de l’année, le soleil ne se couche pas vraiment, il fait le tour de l’horizon en une lente valse. Du coup, le temps perd toute emprise sur notre rythme biologique. Il est invariablement midi ou quinze heures, huit ou vingt heures. Nous nous étions installés sur une belle serviette, seuls au beau milieu d’une étendue de sable sans limites ni relief. Face à la mer Baltique translucide qui, si l’on n’y trempait pas les pieds, pouvait être confondue avec le lagon calédonien. Pas une vague, pas le moindre mouton, sous nos yeux deux étendues paisibles blanche et bleutée qui s’épousaient avec le bruissement régulier du flux et du reflux. Quiétude absolue, le silence marin par excellence qui ne dura que quelques secondes car à peine nos mains avaient-elles atteint nos provisions qu’une horde bruyante avait fait son apparition. Et alors que le chaos allait avoir raison de nos tympans, elle est arrivée en piqué, obtenant un silence qu’elle seule pouvait déchirer de ses cris goitreux et stridents. Très efficace dès son arrivée, elle redoubla de pugnacité à l’obtention de sa première chips. En plus du contrôle territorial, elle incarna pleinement son rôle d’autorité de régulation aérienne. Nul survol de notre serviette et de ses alentours n’était autorisé et chaque mouvement alimentaire de notre part était scruté de son œil immobile et perçant ; point noir cerné de blanc puis de rouge, chacun de ses yeux était semblable à une cocarde ou une cible de tir. Tout d’abord hilares, puis contemplatifs de ce curieux ballet, nous avions failli tomber dans la peur de cette douanière ailée. Mais heureusement, une miette de pain jetée nous accordait un laps de répit, un apaisement musculaire visible et donc un soulagement pour tous. Mais le fait que je m’en souvienne aujourd’hui encore ne réside pas dans cette attitude assez commune, non, non. Une fois notre pique-nique terminé, Yelena, c’était ainsi que nous l’avions nommée, avait entamé une patrouille continue. Tout au long des deux heures de notre marche sur la plage de Jūrmala, Yelena veillait à ce que nos photos et nos pas ne soient entravés d’aucune autre paire d’ailes que les siennes. Il ne lui manquait que l’oreillette pour réclamer le prix Kevin Costner dans Bodyguard, bien sûr. Jūrmala et Yelena, entre pins maritimes, sable immaculé et paysages baltes, font partie des paysages qui peuvent peupler les moments où je

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ferme les yeux à la recherche d’un instant de calme et de joie simple. Chacun d’entre nous a ses propres plages, ses falaises battues par les vents, ses baies abritées ; chacun d’entre nous est une île. Samir Bouhadjadj

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Chien bleu Au pays du cagou, là où les oiseaux se permettent d’aboyer, vivait un chien sans grande personnalité, mais que cette situation humiliait grandement. Ajoute à cela le fait qu’il avait des maîtres qui s’obstinaient à lui parler comme à un enfant et tu comprendras qu’il était atteint d’un sérieux trouble de la personnalité. Quand il était par trop exaspéré par les « mon chéri », les « mon amour », ou les « viens faire un bisou à papa », il partait pour de longues promenades solitaires en brousse, menant enfin sa vie de chien. C’est ainsi qu’un jour il fit la connaissance du caméléon. Dans le premier regard, ils devinrent amis et ce brave chien, qui n’était guère sorti de chez lui, conçut une admiration sans limites pour les talents de son nouveau copain. Tu le sais, les caméléons aiment à jouer les maîtres de la couleur, aussi celui-ci proposa-t-il : « Si tu le veux bien, deviens mon disciple et je t’initierai à la magie des métamorphoses et aux secrets des nuances les plus folles. » Notre histoire, tu le devines, se passe en Calédonie sur le bord de son merveilleux lagon, c’est donc tout naturellement qu’un beau jour notre chien devint d’un bleu comme seuls les tropiques savent en offrir aux amoureux du beau ! Hélas ! le caméléon a un gros défaut, il aime trop le changement ! Vint le temps où il partit vers d’autres couleurs. Notre pauvre ami le chien se retrouva alors bien seul et les mauvaises langues dirent dans son dos qu’il était bien stupide d’avoir fait confiance à cet étranger de caméléon. On ricanait beaucoup pensant qu’il ne savait plus comment se débarrasser de ce bleu, assez ridicule pour un chien qui se respecte. Moi, vois-tu, je crois plutôt qu’il tient à rendre hommage à l’ami perdu ! D’autant que pas plus tard que la semaine dernière, on m’a dit avoir rencontré un chien bleu… rouge ! Tu le vois, il n’était pas si idiot que ça ! Les mauvaises langues n’ont jamais raison. Michel Chevrier

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Si si si-til 8 Gus aurait dû s’appliquer à faire ses exercices de multiplication et de division, mais son regard était continuellement attiré dehors où, par la fenêtre de sa chambre, il voyait babiller des oisillons sur une branche. — Gus ! — Oui maman !... Le garçon de neuf ans, pris en flagrant délit de dissipation, sursauta... Sais-tu maman ce que se disent les oiseaux dans leurs bavardages ? Prise au dépourvu, la mère éluda la question par une réponse sibylline : — Tu demanderas cela à tatie Sophie pendant les vacances à Bourail. En attendant, attelle-toi à ton travail scolaire. La sœur aînée de sa mère, que Gus aimait bien, n’avait pas eu la chance d’avoir des enfants. Tatie Sophie avait adopté une petite fille de huit ans, orpheline de père et mère depuis deux ans. — Tu seras gentil avec Lila, avait recommandé la maman de Gus, le jour du départ à Bourail par l’autocar. Cette petite a gardé de l’accident d’auto, auquel elle a échappé par miracle, une culpabilité indélébile qui marque encore profondément son comportement. Garde-toi bien de faire ou dire quelque chose qui puisse lui rappeler ce drame. Gus avait compris. Les grandes vacances allaient bon train. Les jeux de plein air à la campagne semblaient convenir aux deux enfants. Mais, du visage de Lila, rien ne venait effacer les deux légers sillons de tristesse que la douleur muette continuait à sculpter depuis l’épouvantable tragédie. De temps à autre, Lila était introuvable. Gus avait beau chercher dans toutes les cachettes habituelles utilisées par la fillette à l’occasion des parties de cache-cache, elle demeurait invisible. Puis, après une petite heure de solitude, Lila reparaissait, le visage encore plus triste que d’habitude. De peur de raviver sa peine, Gus n’en parlait pas. Mais la curiosité du gamin étant titillée à son comble, il finit par s’enhardir et se promit de lui poser la question la veille de son départ. — Lila ! dit-il, alors qu’ils étaient tous deux assis sous le jamelonnier à déguster, jusqu’à en avoir la langue violette, des jamelons succulents

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cueillis par Gus, peux-tu me dire où tu te caches quand tu t’éclipses pendant une heure, de temps en temps ? La petite fille ne répondit pas immédiatement, mais elle finit par avouer : — C’est un secret ! si je te le dis, ce ne sera plus un secret... — Oui ! reprit Gus, mais si tu me le dis et que je le garde pour moi, personne d’autre ne le saura. Ce sera quand même un secret, partagé à deux... Lila hésita un moment. Puis, satisfaite de cette solution habile qu’elle trouva intelligente et amicale, elle lui dit : — Viens, suis-moi ! Gus se leva d’un bond, laissant en plan le tas de jamelons qui restaient de la cueillette abondante, trop heureux de sa trouvaille et jubilant de curiosité. Lila l’entraîna dans la petite forêt sèche derrière la maison de Sophie. Ils gravirent le mamelon. Sur l’autre versant, sous un pommier-rose au bord du creek, ils s’assirent côte à côte. — Chut ! ordonna Lila, l’index barrant ses lèvres closes, tais-toi, écoute et regarde ! Après quelques minutes de silence, elle dit à voix basse : — Tu entends ? — Entendre quoi ? demanda Gus, perplexe … il n’entendait rien de particulier. — Mais si ! écoute… ils disent : si si si-til 8... Gus écouta attentivement et finit par entendre un chant perçant, très aigu, qui se distinguait de celui des autres oiseaux. Il fit un signe interrogateur de la main ouverte. — Les voilà ! murmura-t-elle à l’oreille du garçon. En effet, sorti de nulle part, un couple de lève-queues chassaient les moucherons dans un rayon de soleil que filtrait la canopée. Quelle agilité ! Quelle adresse ! Des becquées successives en plein vol et des si si si-til 8 en veux-tu en voilà, comme pour se congratuler réciproquement de leurs réussites répétées. Le ballet dura quelques minutes et les oiseaux disparurent de leur vue, mais pas de leur ouïe, car les si si si-til 8 continuèrent ailleurs, pas très loin, dans un autre rayon de soleil peut-être, au gré du déplacement des insectes. — Un tel secret est trop lourd à garder, se disait Gus de retour à Nouméa après de si belles vacances chez tatie Sophie, il faut que maman m’ex-

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plique enfin ce que se répètent sans arrêt ces petits oiseaux. Après tout je ne trahirai pas la cachette de Lila, ni notre secret ! La mère promit une réponse à venir le soir même au coucher, en guise d’histoire : — Une vieille femme de la tribu de Pothé, raconta la mère à son fils, m’a affirmé un jour qu’une légende, venue de la nuit des temps, prétend que les parents décédés rendent visite à leurs enfants en utilisant les oiseaux comme messagers. Ce n’est qu’une légende, cependant certains y trouvent un réconfort. Gus fut ravi ! Il s’endormit ce soir-là en rêvant à Lila et à l’apaisement qu’il pourrait bien lui apporter en lui suggérant ce fait. Aux petites vacances de Pâques à Bourail, Gus mourait d’envie d’aller visiter les si si si –til 8 avec Lila. Quand l’occasion se présenta enfin, les deux enfants s’assirent en silence comme la fois précédente. Les oisillons se faisant attendre, il esquissa l’explication qu’il avait cogitée : — Ne sois pas triste, Lila. Ces deux-là sont tout simplement occupés ailleurs. Sais-tu qu’ils ont fort à faire avec tous les papas et les mamans qui les sollicitent tous les jours pour venir consoler leurs enfants chéris demeurés sur terre ? Gus n’en dit pas plus. L’œil en coin, il observa Lila : une grosse larme perla au bord de ses paupières, coula sur sa joue. Gus l’essuya délicatement de l’index. Alors comme par miracle, on entendit les si si si-til 8 qui s’approchaient. Puis d’un seul coup, ils étaient là tous les deux, virevoltant dans le rayon de soleil, se régalant de moucherons en offrant aux enfants des si si si-til 8 stridents, répétés, persuasifs. Gus regarda Lila. Un sourire radieux illuminait son visage. C’était bien la première fois que Gus la voyait sourire ainsi. Ses yeux étaient encore humides. De joie dorénavant ! Jean-Marie Creugnet

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Maudite main gauche Enfant, j’étais gaucher. Nous étions encore à l’époque des blouses grises, des plumes, des buvards et des encriers incorporés à nos tables d’élèves qu’il nous fallait remplir à tour de rôle avec une bonbonne pourvue d’un bec verseur. J’aimais écrire. Le métal de la plume Sergent Major crissait agréablement sur le papier quadrillé. Ensuite, tout se gâtait : la paume de ma maudite main gauche balayait l’encre humide, laissant derrière elle une traînée bleuâtre, sorte de queue de comète sale. Par parenthèse, on ignore souvent que les comètes, perfections scintillantes au regard de l’astronome amateur, ne sont en réalité qu’une concrétion de cailloux vulgaires et de poussières banales. C’est bien décevant. J’écrivais avec ferveur mais après le passage de la main, pareille à un vent de sable recouvrant les dunes, la calligraphie soignée apparaissait sous la forme d’un étirement d’encre baveuse. Le buvard rose était inopérant car intervenant trop tard. Mon pauvre ami, disait l’instituteur, il faudrait une pierre de rosette pour te déchiffrer et je n’ai pas le temps de jouer les Champollion. La note qui en découlait, d’une rondeur parfaite et harmonieuse, figurait en rouge sang en haut de la feuille, tel un stigmate. Droite, dextre, droiture ; gauche, gaucherie, senestre, sinistre. Le thème est connu. J’ai eu recours à certains stratagèmes, par exemple celui d’expirer le contenu de mes poumons d’enfant sur le texte fraîchement écrit comme s’il s’agissait d’un gâteau d’anniversaire. Las, ce faisant je perdais un temps fou. Certes, point de bavure mais retard considérable, dictées et devoirs inachevés, avec pour sanction l’inévitable note ronde et pourpre. On a fini par convoquer mes parents, des gens aisés, érudits, adhérant au mitan de ces années soixante à l’avènement dogmatique de la psychanalyse. Ils ont convenu, corps enseignant et géniteurs, de me rééduquer. Pendant presque un an, on m’a interdit d’écrire. Je conserve de cette année le souvenir d’une pièce exiguë éclairée au néon, meublée en tout et pour tout d’une table et d’une chaise. Main gauche abandonnée, inerte au bout du bras, il me fallait de la droite tracer des traits, des ronds et des boucles ; des millions de traits, de ronds et de boucles. Ad nauseam. Un magnétophone était posé sur la table. Relié à lui par un casque, je

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devais écouter toute la journée des sons étranges, obscurs, hydriques. J’éprouvais le sentiment de sonder à bord d’un bathyscaphe au milieu de sombres abysses. Bien plus tard, on m’a appris que ces bruits ineptes n’étaient que l’enregistrement de la voix de ma mère, lisant un texte, avec en arrière-fond le clapotis d’un étang. Il s’agissait de reproduire mes perceptions auditives in utero, censées participer à ma reconstruction mentale, au terme de laquelle j’accepterais de finir en bon droitier. Chaque jour, un psychothérapeute me rendait visite. De lui, je n’avais qu’une vision en contre-plongée, celle de narines palpitantes, s’ouvrant et se fermant sur une arborescence de poils noirs et luisants. J’imaginais qu’il s’agissait de plantes carnivores dotées du pouvoir d’engluer quelque insecte de passage. Immense, chauve et souriant, jour après jour, il insérait une bande dans le magnétophone qu’il mettait en route avant de nous abandonner, moi et ma main gauche. Un soir, sourire élargi et narines dilatées, il m’a ôté le casque des oreilles, l’a posé sur la table et a dit : maintenant je crois que tu peux écrire de la main droite. J’ai attendu un long moment, stylo pointé sur la feuille vierge. Je me suis appliqué. J’ai pris mon temps. écrire de nouveau : le jour de ma vie ! Pleins et déliés. Ils pouvaient se montrer satisfaits. J’ai tendu la feuille au psychothérapeute. Il m’a lu. Son sourire s’est figé. Je vous hais tous, voilà ce qu’il a découvert. Si j’ai bien compris, interrompt le juge, c’est pour cette raison que vous égorgez toujours vos victimes de la main gauche… Tristan Derycke

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Le mal entendu Dans la ville de Nouméa où il habitait, on l’avait emmené voir un film muet mais sonorisé qui s’intégrait dans les tournées du vieux cinéma Hickson. Sur l’écran, des hommes et des femmes se déplaçaient avec vivacité. Des voitures soulevaient des nuages de poussière, mais ce que l’enfant préférait c’était les actualités montrant des skieurs qui dévalaient les pentes blanches avec aisance. Le garçon avait déjà descendu sur les fesses les pentes herbeuses de la colline près de chez lui. Avec ses copains du quartier, Victor était allé quémander des planches de barrique ou autres lattes de bois ainsi que des morceaux de corde, de grosses ficelles. Ils avaient confectionné des skis. Tout excités, les gosses avaient suivi le sentier jusqu’au sommet de la colline. Ils avaient choisi une pente couverte de tiges dorées et souples qui ondulaient dans le même sens. Ils s’élancèrent, les pieds calés fermement sur les planches, la corde bien tenue en main. Ils riaient tous. Des exclamations de joie, des cris s’entrecroisaient de toute part. « Victor, arrête-toi, y a un trou devant toi ! » Mais Victor continuait. Il atterrit dans le trou, fit une petite pirouette et se retrouva sur le ventre. Son front saignait, ses jambes n’étaient que plaies à vif jusqu’aux genoux. Victor était un enfant sourd. Il était le second de trois enfants entre son frère Louis et sa petite sœur Rosine. Elle n’avait que quatre ans quand ils avaient perdu leur mère. à l’âge de six ans, Victor avait été scolarisé. Ce fut une expérience difficile. Ses camarades riaient de lui, lui tiraient la langue, lui donnaient des bourrades dans le dos. Victor apprit à se défendre, à se présenter de face et aussi à distribuer quelques coups de poing. Souvent en classe il s’endormait. Il ne faisait pas la différence entre ce qui lui appartenait ou non. Il était fermé, caractériel. Après l’épisode de la chute sur la colline, le père chercha des solutions adaptées à son handicap. Ce fut la grand-mère qui prit les choses en main. Elle proposa de prendre l’enfant avec elle là-bas en brousse dans cette vallée silencieuse et rude. L’enfant n’était pas atteint d’une surdité totale. Les médecins spécialistes disaient que dans quelques années avec les progrès apportés par la

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technique, l’enfant pourrait vivre normalement en société. Ce fut pour Victor le début du bonheur et de la liberté. Dès son arrivée dans la vallée, il avait caressé les jeunes veaux, tout tremblant de peur. La première semaine, il avait regardé sa grand-mère sans vouloir l’approcher. Il y avait à Nouméa de vieilles femmes comme elle qui n’étaient pas toujours gentilles, mais il s’apprivoisa. Le rythme lent de cette maison lui convenait. On lui prodiguait une affection bienveillante, un peu retenue, à la manière des gens de brousse. Il apprit tous les codes de la nature, voulant connaître tous les oiseaux là-haut dans les arbres. Il s’était aperçu qu’en écrasant les branches mortes et les feuilles sèches, il les faisait fuir. En avançant doucement, le pas léger et les jambes à demi fléchies, il pouvait les approcher tous : perruches, notous, martins-pêcheurs, grives, pigeons verts, roussettes. étendu sur le dos, il regardait longtemps évoluer une buse ou un émouchet dans la grâce et l’ampleur de son envergure. Il prenait l’habitude de s’absenter dans cette arène de verdure dont il était le roi. La grand-mère s’inquiétait de ces absences mais l’oncle la rassurait : « Victor parle avec la nature et les animaux qui lui parlent aussi. Avec qui d’autre pourrait-il faire ça ? » La grand-mère lui avait offert une montre en faisant signe avec les doigts tapotant ses lèvres qu’il était l’heure de manger quand la petite aiguille était sur le chiffre onze, mais l’enfant perdit la montre. Il préféra le repère du soleil à son aplomb. Quand il se bourrait de gâteaux et de merveilles nappées de miel de niaouli, il frottait son estomac dans un mouvement circulaire et disait : « L’est bon ! » Que faisait-il pendant toutes ces heures ? On l’entendait parfois parler seul. Il avait de nombreuses cachettes dans les hautes touffes de vétiver qui dépassaient parfois la stature d’un homme, et aussi dans la caférie près des bois-piquants qui laissaient pendre des tentures de pommeslianes sauvages, rondes et pierreuses que Victor cassait avec ses dents pour en savourer le cœur parfumé. Il affûtait son regard comme il le faisait pour ses bibiches* toujours bien choisis dans un bois de citronnier ou de goyavier. La prise en main répétée leur donnait un brillant et un toucher de sculptures anciennes. Il s’exerçait sur des cibles de plus en plus petites et mouvantes comme les oiseaux ou les fruits. Il savait que cette nature était la mère nourricière. Il savait donner mais il savait aussi prendre ce qu’elle offrait. *lance-pierres

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La grand-mère était inquiète. L’après-midi était bien avancé et Victor n’était pas rentré. Elle avait dépêché l’oncle à sa recherche, mais en vain et ses lèvres remuaient en silence comme pour une courte prière. Le garçon revint au soleil couchant, torse nu et le short mouillé. De son pas tranquille, il remontait vers la maison en faisant un geste de la main. L’autre bras était replié sur sa chemise en dungharee dont il avait noué les manches. Courroucée, la grand-mère fit un geste de la main le doigt levé dans un mouvement réprobateur. Elle ne souriait pas. Victor dénoua les manches humides et déversa sur la table plusieurs poignées de crevettes de creek transparentes et musculeuses, puis il dit dans un sourire qui découvrait de larges dents bien plantées : « L’est bon ? » Dans ces moments de tendresse le garçon frappait sa poitrine du plat de la main en disant son prénom un peu déformé – « Bitor », puis il frappait la poitrine de sa grand-mère : « maman ». Il répétait : « Bitor », « maman » plusieurs fois. Le champ de pastèques luisait au soleil, ses grandes feuilles vertes occupant toute la place bombée ça et là par de gros fruits dodus et lourds. Toute cette partie de la plaine avait été défrichée en clairière entre les grands arbres qui entretenaient un peu d’humidité les jours de grosse chaleur. Victor marchait le long des fils de fer barbelés, il avait soif. Il aimait le jus sucré de la pastèque et sa fraîcheur dans la bouche. Il entra dans le champ et cueillit un gros fruit bien vert. Ses doigts n’étaient pas assez forts pour ouvrir le fruit. Il chercha et trouva un morceau de tôle ondulée, il cracha sur la tôle pour la nettoyer et ouvrit le fruit bien calé entre ses genoux. Il fut déçu. L’intérieur était à peine rosé avec des graines couleur ivoire foncé. L’enfant en ouvrit une autre puis encore une autre. La sixième pastèque était rouge vif dans sa chair parsemée de graines noires et laquées. Victor se régalait, mangeant de gros morceaux de fruit en ayant soin de garder les graines dans sa main. Quand il fut rassasié, il plaça les graines dans sa bouche une par une et les souffla le plus loin possible dans un jeu répété. Il ne vit pas tout de suite l’homme qui s’avançait sans faire de bruit en découvrant peu à peu les fruits éventrés dans le champ. C’est lorsqu’il se baissa pour ramasser un bâton que Victor l’aperçut. La bouche de l’homme était mince comme un fil et ses yeux étaient mi-clos. Il leva le bâton, l’enfant comprit aussitôt et se sauva en déboulant sous les barbelés. La grand-mère paya les pastèques détruites, elle regarda Victor un long

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moment, puis l’enveloppa doucement contre elle, mais deux grosses larmes mouillaient lentement ses joues finement ridées. Victor et sa grand-mère avaient rendez-vous au dispensaire du village, l’enfant allait essayer des appareils auditifs amplificateurs. On l’avait préparé, on tentait de lui expliquer les relations étroites entre la main qui exprime, la bouche qui parle et les oreilles qui entendent. Conciliant, Victor souriait à tout le monde en disant : « Oui, oui, oui ». Il allait être comme tout le monde. Il portait un pantalon long et une chemise blanche aux manches retroussées. Devant son miroir, il avait soigneusement peigné des mèches ondulées qu’il séparait par une raie. Le reste n’était pas coiffé, ça ne se voyait pas. Au dispensaire il se laissa faire. Le médecin adapta les appareils et Victor entra de plain-pied dans le monde sonore. Les mains sur les oreilles il se précipita dans un coin de la pièce, la bouche ouverte dans un cri silencieux, il allait entrer dans le monde du bruit et de la clameur, dans celui de la parole. Il entrait dans le monde des hommes. Jacqueline Exbroyat

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Qui sème le vent… Ma mère disait : « Le paysan trace un sillon et sème la vie. » Et quant à moi, elle répétait : « Qui sème le vent récolte la tempête. » Toujours en mouvement, toujours prêt à l’assaut, un épervier en tête et un sabre dans la bouche. Ce n’était pas simple d’être le seul garçon d’une fratrie de quatre filles, alors c’est tout naturellement que j’avais décidé d’en faire des garçons manqués. Les mois d’été de ces vacances m’ont prouvé que j’avais eu bien tort. J’allais très vite devenir le souffre-douleur de ces demoiselles, prêtes à sortir les griffes comme des lionnes devant un chat en cage. Et le chat, c’était moi ! Tout avait commencé avec une partie de billes. Ma sœur aînée, d’à peine six ans de plus, avait fait la fine bouche en affirmant : — C’est toujours pareil, tu triches, tu dépasses les limites et tu te plains quand on te prend un calot ou trois billes verre. Si tu triches encore une fois, je te mets une raclée et ce n’est pas qu’une promesse. Je m’étais mis à rire croyant qu’elle plaisantait. À ma surprise, très vite, après avoir triché, je m’étais retrouvé plaqué au sol sans pouvoir bouger et avec des cheveux épais qui m’empêchaient de respirer. J’ai compris ce jour-là que, malgré ses bras maigres, elle avait une force digne d’un garçon. Je m’en suis sorti en adoptant l’humour, je n’avais pas le choix. D’un compliment sur ses muscles cachés, je l’incitais à me libérer, encore sonné par la surprise et par son poids qui m’avait écrasé. C’est vrai que je lui avais appris quelques prises de judo et plaquages maîtrisés qu’elle appliquait à la perfection. Je m’étais dit alors que j’avais été bien idiot de vouloir la pousser à savoir se défendre, je n’imaginais pas que l’amusement que j’avais pris à lui porter des coups, se retournerait un jour contre moi-même. Je comprenais sans broncher les mots de ma mère, ses allusions au vent et aux tempêtes… Comme si cela ne suffisait pas, ma sœur entreprit de peaufiner l’humi-

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liation en proposant une partie de boxe maison. — Et si on faisait un tournoi de boxe ? Je vais chercher les chaussettes. Lucie et Viviane commencent, après ce sera moi et Angèle, et les gagnantes avec Félix. Les filles avaient commencé, elles prenaient maintenant du plaisir à ce jeu qu’elles avaient longtemps détesté. J’avais été l’entraîneur, j’avais rembourré les chaussettes de chaussettes, j’avais créé les gants et, plus encore, j’avais formé trois filles inoffensives à l’art d’envoyer des directs du droit. Très vite le maître fut dépassé, elles étaient non seulement agiles, mais recelaient une envie de gagner qui décuplait leur force. Vaincre me devint de plus en plus difficile. Et ce jour-là, après avoir éliminé Lucie non sans difficultés, je me retrouvais battu par Louise ! J’avais eu droit à un cri de guerre strident marquant sa victoire et ma défaite à jamais. Je m’en sortais une fois encore avec l’humour de l’humilié qui se donne de grands airs, je lui avais lancé avec le sourire mon verdict de maître : — Très bien joué, au moins ça t’a servi à quelque chose que je t’apprenne à ne pas encaisser bêtement les coups. En plus, tu sais te déplacer pour tromper l’adversaire, ta ruse est grande, bravo ma sœur, je suis fier de toi. Les filles n’avaient pas été dupes, mais au fond, elles étaient gentilles, alors elles n’en avaient pas rajouté, heureusement pour moi car je n’étais pas au bout de mes peines. C’était la saison des letchis, ma mère nous avait autorisés à rester autant de temps qu’on le voulait dehors ou dans les arbres. On y passait nos journées, sans pouvoir s’arrêter de se gaver de fruits. Elle nous avait juste demandé d’en cueillir un carton pour nos voisins de Nouméa. Les filles grimpaient aux arbres comme des lézards, aucune branche ne les arrêtait, une grappe énorme était cependant presque inaccessible. Elle était chargée, rouge, un aimant pour les yeux, mais un sacré défi contre le vertige et la peur de tomber. Lucie, Viviane et Louise avaient ramassé les premiers fruits à portée de main, Angèle avait préféré les hauteurs et, pour la dernière branche, on avait décidé de parier. Elle ou moi, le perdant était de corvée d’obéissance aveugle pour la journée. Un roi ou une reine allait naître du duel et, en toute logique, un serviteur ou une servante aussi. Malheureusement pour moi, je fus le serviteur de

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ma sœur toute la journée. Reine, elle eut beaucoup d’imagination dans sa volonté et ses commandements : une citronnade à livrer illico presto, une bande dessinée dépossédée de son propriétaire légendaire, un yoyo rendu à qui de droit, un balayage de la maison après le déjeuner et, surtout, un lavage de pieds dans une bassine remplie d’eau tiède, tout cela sans broncher. J’avais tenté de le prendre avec le sourire, mais mon air pincé ne trompait personne, et surtout pas ma mère qui éclata de rire au moins trois fois, en me disant : — On ne joue pas avec le feu ! Les filles aussi riaient, et comme elles, j’avais fini par me moquer de moi-même. Je décidai de ma revanche en organisant un tournoi de toupies de letchis. Si j’avais facilement gagné en mangeant les dix letchis le plus vite possible, je n’avais cependant pas eu de chance, seuls trois noyaux étaient ventrus, je partais avec un handicap. Je n’avais que trois soldats pour mon combat. Mes sœurs plus chanceuses, ou plus observatrices de la qualité des picots et du dodu du fruit, avaient au moins deux combattants de plus que moi, voire trois. Si je perdais mes toupies au lancer, j’étais mal parti. On planta une allumette dans les noyaux coupés en deux, et le tournoi commença. On envoya les toupies selon des règles strictes. La plus simple fut les trajectoires directes, ensuite vinrent les diagonales, les virages, et pour finir les sauts et pirouettes lancés en l’air. Angèle fut, une fois de plus, la gagnante et son sourire mangeait tout son visage. Quant à moi, je commençais franchement à en avoir assez de ces filles plus fortes que le plus fort des caïds ! Mais j’avoue que, quelque part, ça flattait mon ego, si je perdais en force et en habileté, je pouvais m’imaginer avoir des talents de maître. Ma mère, voulant me rassurer, disait : — Le bon fruit ne tombe jamais bien loin de l’arbre, c’est ce que tu voulais, non ?  Si je répondais oui avec la tête, je disais non avec ma fierté de garçon détrôné par ses sœurs ! Heureusement, le cœur lui n’était pas touché, entre deux défis, victoires et défaites, j’avais droit à un bisou de consolation, ou à une tape de réconfort.

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Être entouré de filles qui gagnent, ça forge la douceur : c’est elles qui finissaient par m’attendrir, quand j’avais tendance à faire le malin et le dur, elles m’apprenaient l’humilité et l’acceptation des places perdantes, des couronnes tombées à terre, ou fanées par la force des choses, avec l’aveu d’un pincement au cœur. Faiblesse avouée est à moitié transformée. À mesure que je perdais, je suscitais leur gentillesse et leur admiration, elles s’étonnaient de ma toute nouvelle capacité à accepter sans crise de ne plus être le roi, et elles se réjouissaient de mes moues tristes réclamant compassion et sourires au détour d’une défaite. — Mais, c’est qu’il deviendrait presque adorable, le frère ! Où est le macho de nos matchs d’impro ? Disparu ! Effectivement, parmi mes abus de vantardise, mes répliques de théâtre tenaient une très belle place. Ma mère nous donnait le sujet, les dix minutes de réflexion, et elle venait en juge admirer ses enfants qui se prenaient au jeu de la faire rire aux larmes. Je jouais inlassablement les gros bras, les puissants, les décideurs, et finissais toujours par retomber comme un chat sur mes pattes. Les filles, blasées de mes fanfaronnades, m’envoyaient paître pour pouvoir respirer ou placer ne serait-ce qu’une réplique. J’étais l’envahissant envahisseur du plateau, je prenais toute la place, j’avais ma cour et je brillais comme le soleil. Enfin, c’est ce que je croyais. Bien vite, elles se lassèrent de mon jeu sans surprise, et réclamèrent entracte et baisser de rideau pour se débarrasser de moi. On avait fini par ne plus jouer, et ma mère trouvait ça dommage. J’en vins à promettre de changer pour m’adapter selon les circonstances et les sujets, acceptant de ne pas tenir le premier rôle. Mais j’avais beau chasser le naturel, il revenait au galop. Un matin, cependant, la surprise vint à moi, comme une biche égarée à la caresse. Sûr de gagner cette fois, je proposai une partie de bras de fer. Je savais la force de mon poignet, et la fragilité du leur. Avec les garçons de la classe, on y passait parfois des heures, j’avais un bon entraînement. Angèle voulut être la première. On fit, comme d’habitude, une belle place sur la table de la cuisine. Pour ne pas glisser, ma mère y plaça une nappe. Il y avait un arbitre à chaque bout de table, en cas de litige. Le combat commença. Je gagnai sans effort. Puis vint le tour de Lucie. Cette sœur frêle comme une liane avait une capacité surprenante à

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résister. Elle passait beaucoup de temps dans le jardin à planter et remuer la terre, ça lui avait donné une poigne paysanne dont il fallait se méfier. Je savais tout ça, je dosai mes efforts, fatiguai sa concentration, et plantai l’estocade au bon moment : résultat, deuxième sœur au tapis. Quand vint le tour de Viviane, je vis dans ses yeux une lueur tellement douce que j’en perdis mes moyens et mon envie de vaincre. C’était bizarre, mais pour une fois, j’avais vraiment envie de me faire battre. La partie commença, on se toisait, on gardait les distances nécessaires, on envoyait de temps en temps un coup de poignet bien calculé, pour faire descendre en une seconde le bras de l’autre. Une tension s’ensuivait. Je jouai ce petit jeu encore quelques minutes, puis en la regardant dans les yeux, je lâchai progressivement la pression. Ma sœur, croyant que je manquais d’attention, en profita pour coller mon avant-bras sur la table, le maintenir plaqué, et déclarer sa victoire. La cuisine s’enflamma de leurs rires, ma mère jubilait, mes sœurs n’en croyaient pas leurs yeux, et j’étais le plus heureux des perdants. La partie finale se joua entre Louise et Viviane, Louise gagna, et c’était sans surprise. C’était la plus garçon manqué de mes quatre sœurs. Pour conclure la partie, quand vint le moment de la récompense, ma mère ne put s’empêcher une petite phrase qui en disait long. En tendant à Louise le papier fait maison qui officialisait sa liberté totale de ne rien faire pendant un jour, elle enleva la nappe, tel un toréador avec sa cape et lança à ses enfants réunis, un joyeux : « Qui sème le vent récolte… l’amour. » Nous avons éclaté de rire. Imasango

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La Robe de Mélanie Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
 D’azur sombre… Arthur Rimbaud

Dans sa chambre, Mélanie, le nez dans l’armoire ouverte en grand, chantonne en jetant pêle-mêle des vêtements sur son lit, elle fredonne… « Non pas ça, non pas ça », chantonne encore les paroles de Jyssé, l’écouteur dans l’oreille, le MP3 dans la poche. — Viens boire du thé, Mélanie, crie sa mère de la cuisine. Mélanie n’entend pas, absorbée par l’armoire qui ne lui livre pas ce qu’elle attend. Trop petit, taché, trop grand, trop vieux… Mélanie ronchonne. Elle sort un jean taille basse, ça fait un peu provoc’, pense-t-elle immédiatement, pas cool pour un premier rendez-vous. Un autre, un peu large, elle a l’air d’une mémé dedans, c’est Clarisse qui le lui a dit. Normal, c’est le jean d’Ernest. Alors ce pantalon-là peut-être, un pantalon noir, c’est classe, ça va avec tout. Elle a un tee-shirt rouge, sans manches, qui serait trop top avec, mais où est-il ce tee-shirt ? Ca y est, elle s’en souvient, elle l’a prêté à Mariella. Pas de chance et pas le temps d’aller chez Mariella le récupérer. La porte s’ouvre. Sa mère apparaît. — Hé, mais c’est le bazar ici, tu viens boire le thé et après tu ranges tout ton linge. Tu as compris ? Mélanie hoche la tête. — Oui, dit-elle avec un joli sourire, oui, oui. Justement, je range, je suis en train de ranger. Cinq minutes et j’arrive. Pas le moment de se fâcher avec sa mère. — Bisous, mam. Dès que sa mère a tourné le dos, Mélanie replonge dans l’armoire. « Pas de tenue pour ce soir. Rien n’est assez beau pour ce soir », se lamentet-elle en songeant à Willem. Quand elle prononce son nom, elle a comme un tremblement. Quelque chose irradie, qui ressemble à ce qu’elle a ressenti lorsqu’elle a slamé

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pour la première fois sur la scène de la bibliothèque Bernheim, un genre de trac, de nervosité, une douleur mal définie qui s’accompagne d’un inconcevable ravissement. — Mélanie… — J’arrive, crie Mélanie sans bouger, un petit haut bleu entre ses mains. — Mélanie, répète sa mère. Elle, déplie une tunique, la jette sur le lit. En reprend une autre sous la pile. — Je n’ai définitivement rien à me mettre, bougonne-t-elle en regardant les robes suspendues. Une robe, mais bien sûr, c’est une robe qu’il lui faut, c’est moins branché mais ça fait plus fille… Une robe bien sûr, celle-ci, non celle-là. Pourquoi pas cette autre qu’elle a portée au mariage de Waïé. Trop de froufrous. Willem n’aimera pas. Elle ne le connaît pas et pourtant elle sait qu’il n’aimera pas. La bleue comme ses yeux à lui. Ça, c’est une bonne idée, il doit aimer le bleu, non, impossible, elle a une tache d’encre en plein milieu. Sa mère a assez crié à cause de cette tache, d’ailleurs. Pas zen. Le mieux serait d’acheter une robe neuve, elle en a vu de si belles à Chinatown, avec des dentelles ton sur ton, à la mode, mais l’argent manque en ce moment. Il y a eu beaucoup de coutumes, beaucoup de travail. Elle ne peut imposer cette dépense à la famille. Et puis, comment avouer qu’elle voudrait une nouvelle robe pour un rendez-vous d’abord, avec un Blanc ensuite… Oulalalala… Oulalalala… Les yeux de son père, les cris de sa mère, les rires de ses frères et sœurs ! Oulalalala… Non pas la peine. Elle rougit toute seule, Mélanie, devant l’armoire ouverte. Willem, c’est le plus beau des garçons de Jules Garnier. Il a une moto, il a plein de copains, il fait du surf, les filles se pavanent pour un sourire de lui… Il bosse bien en classe, il a même joué dans un spot publicitaire à la télé… Et il a des yeux bleus, bleus, vraiment bleus. Comme le ciel quand il fait beau. Et moqueurs aussi. Les robes s’empilent les unes après les autres sur le lit : trop courte, trop usée, trop chamarrée… l’enfer ! Pourquoi a-t-elle accepté ce rendez-vous ? Elle s’en voudrait presque. Mais quand il est venu la voir, son casque sous le bras, quand il a traversé la cour devant tout le monde, qu’il a dit : — Mélanie, ça fait longtemps que je voulais te parler. Avec la bande,

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on va au Quick dimanche soir, tu veux venir ? Elle a balbutié oui, sans vraiment réfléchir. — Mariella, tu peux venir aussi, a-t-il ajouté. C’est mieux pour Mélanie. Taltoul, les filles. Mariella est restée bouche bée, les yeux ronds, genre poisson hors de l’eau. Quand elle a repris ses esprits, elle n’en revenait toujours pas. « Il veut sortir avec toi, répétait-elle, je rêve, pince-moi, je rêve… » Elle l’avait pincée, assez fort pour qu’elle crie et se taise. — Mé-la-nie… Tu rangeras plus tard. Viens. Grand-mère est là. — J’arrive. Et pourtant Mélanie hésite encore. Que ferait grand-mère, au fait, dans la même situation ? Elle croit l’entendre dire : « S’il t’aime, c’est pour toi, pas pour la robe. S’il te veut, c’est toi, pas la robe. » Mélanie pressent là une vérité incontournable. Elle a raison, grand-mère. Elle a toujours raison. Elle sort une robe-mission toute simple de l’armoire. La dernière. C’est celle qu’elle portera ce soir. Pour honorer Willem, elle sera elle-même. Elle soupire. Quel soulagement ! Vite, vite, aller voir grand-mère dans la cuisine. Vite, vite l’embrasser pour ce bon conseil qu’elle lui a insufflé. — Excuse-moi, Nënë, je rangeais mon linge. Sa mère lève les yeux au ciel. — C’est ça aussi, dit-elle, amusée. Grand-mère, ses grosses lunettes rondes sur le nez, la regarde avec indulgence. — Vous parliez de quoi ? interroge Mélanie. Ernest montre du menton le journal sur la table, le thé, c’est toujours un calvaire pour lui. Grand-mère arrive et pose des questions et encore des questions. Elle a été institutrice, elle a fait de la politique. Elle ne les lâche pas. — On parlait du nom du pays, lance-t-il courageusement. — Et tu devais donner ta position et l’argumenter. Il faut que tu penses par toi-même, reprend grand-mère, tu as treize ans. Il y a plusieurs possibilités, mais je veux ton avis. Alors on garde le nom actuel ? Pourquoi ? On change ? Pourquoi ?

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— Heu, oui, non, on garde pas le nom. On change, affirme Ernest, croyant avoir senti dans la question un élément de réponse. Grand-mère ne bronche pas. — Et toi, Mélanie, qu’en penses-tu ? Comme ton frère ? On garde le nom du pays ? On prend un nouveau nom ? Alors ? Mélanie se concentre. Le visage de Willem est là, juste devant elle. Il lui sourit. Elle a la chair de poule en pensant à lui. — Chaque choix est un exploit, dit-elle, c’est d’abord un renoncement puis une libération. Mais avant, il faut beaucoup réfléchir pour ne blesser personne. Grand-mère l’observe par-dessus ses lunettes. — Tu as grandi, dit-elle. — C’est que, murmure Mélanie, tête baissée, j’ai l’expérience, c’est aussi difficile que… — Nënë, l’interrompt Ernest, je veux apprendre à jouer du piano ! Tu peux venir me chercher le mercredi pour aller à l’école de musique ? La conversation tourne autour de la table. Personne n’a entendu Mélanie dire, des étoiles dans les yeux : — … aussi difficile que de bien choisir une robe. Claudine Jacques, Bouraké, octobre 2012.

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« Petit tambour s’en va, pa ra papam pam… Il sent son cœur qui bat, pa ra papam pam… »

Où es-tu par ce temps ensoleillé, mon enfant ? Je suis au ciel. J’ai chevauché un nuage et je suis passé par-dessus les grandes montagnes qui entourent notre maison. Et si tu veux le savoir, je suis ici, au ciel, parce que je vais mourir, bientôt peut-être, ces personnes autour de moi en parlent quand elles me croient endormi. Je ne sais pas quand, elles ne le disent pas, alors j’attends que les jours passent, sans qu’il n’y ait grand-chose à faire. Les nuits sont les moments les plus longs mais j’ai de la patience. Je suis si souvent seul dans la nuit. J’écoute ; le silence est accompagné de bruits nouveaux que je ne reconnais pas, des sons inconnus venus de partout, certains arrivent du sous-sol, d’autres sont dans l’air comme s’ils avaient depuis toujours habité cette pièce. Je me suis demandé s’ils étaient les bruits d’après la mort. Alors j’ai voulu aller voir au ciel. Une première fois. C’est une excellente idée mon enfant. J’ai su que tu franchissais les sommets avant de dévaler les pentes à toute vitesse, et traversant les vallées tu étais comme à ton habitude pieds nus dans la forêt, et même je t’ai entendu traverser le torrent, de pierre en pierre en provoquant d’immense éclaboussures, jusqu’à ce qu’ainsi je te revois. Oui, tu m’as abandonné il y a si longtemps. ça ne pouvait être autrement, je le sais. Je n’y pouvais rien, je devais moi aussi franchir non pas les montagnes, c’était trop tard, j’avais perdu l’occasion de le faire au même âge que toi, mais c’est un océan que j’ai parcouru pour m’en aller et atteindre le ciel.

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Le même ciel que celui-là ? Oui, ce même ciel. Il ne faisait pas beau quand mon temps est venu de m’étendre sur ce tapis de marguerites ; ces mêmes marguerites que tu as toujours aimées, t’en souviens-tu ? Celles qui sont sur le côté de la maison entre les deux escaliers, mais elles n’avaient pas eu la chance de m’accompagner lors du voyage, si bien qu’en m’allongeant je n’ai senti que la dureté des pierres, celles que tu ramasses au bord de la carrière, celles qui se cachent sous les herbes et que de ton regard précis tu descelles avant de les ramasser en criant de joie. Il ne faisait pas beau et pourtant j’ai aimé me tenir dans ce ciel, là, toute droite, le visage tourné vers les nuages. Moi, je suis venu grâce aux nuages, ceux-là même qui, passant à ma fenêtre, m’ont désigné la route à suivre, parce que je désirais tout explorer avant de décider si j’allais y venir, dans ce ciel beau et mystérieux à la fois, lorsque je devrais mourir. On m’a dit, alors que je me réveillais durant une de leurs étranges conversations, que certainement j’allais à mon tour devoir franchir le même océan que toi. Je le savais déjà. Et je serai là pour t’accueillir, sois-en certain. Comme tu étais là chaque fois, au bout de l’allée conduisant à la grande maison, pour m’accueillir au soir de chaque journée. Ces journées étaient longues loin de la maison, jusqu’à ce que je réalise qu’en se terminant elles te rapprocheraient de moi. Alors les heures qui restaient se transformaient en une succession de millions de secondes joyeuses et pétillantes. Comme les bulles de limonade dans le grand verre que tu remplissais à mon intention, au moment même où j’entrais dans la cuisine après l’une de mes escapades au milieu des bambous. Je me demande si dans ce ciel il y a de la place pour tout le monde, enfin je veux dire pour tous ceux que j’aime et que je connais. Il y a toi, maintenant que je te vois, mais quand je reviendrai, un jour, y seras-tu encore ou bien auras-tu laissé ta place à quelqu’un d’autre ? Un ami peut-être. Car des amis toujours s’en vont par-delà l’océan. Oui, je me demande ; dans ce ciel qui ne me fait plus peur, seras-tu encore là ? Nicolas Kurtovitch

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L’histoire d’Udwan et de Cici quadri Voici l’histoire du guerrier Udwan et de l’oiseau Cici quadri telle que Kowi la raconta à son petit-fils Ué qui la transmit, bien longtemps après, à son fils unique Unin, qui en donna une version à Bolé de la tribu de Wébia, lors d’une veillée d’un mariage coutumier où un de mes cousins germains Dân était présent. Il m’en fit part en ces termes. Udwan était le guerrier le plus redouté de tous les pays kanak. Sa renommée franchissait les frontières des chefferies de la Grande Terre. Tout commença le jour où Udwan transgressa la coutume de partage. Les viscères et parties nobles du gibier devaient revenir aux hiérarchies de la chefferie. Udwan s’était mis de côté les meilleurs morceaux pour les savourer en égoïste. La forfaiture parvint aux oreilles des porte-parole des clans gardiens. Immédiatement, ils firent leur rapport au chef qui réunit le conseil des anciens. Après de longues palabres, le conseil des anciens décida de punir Udwan en le condamnant à l’exil pour une période de trente lunes avant qu’il ne puisse retrouver le droit de reprendre sa place dans la tribu. Udwan en colère n’écouta que son orgueil blessé. Fou de rage, il moulina sa fronde et visa tout ce qui bougeait. Le chant de Djou, l’unique fils de Cici quadri, lui parvint aux oreilles. Il perçut ce chant comme un rire moqueur et lança une pierre qui tua net le fils de Cici quadri. Privé de sa seule progéniture, déshonoré, Cici quadri se morfondit de douleur. De ce jour, Cici quadri se promit de venger la mort de Djou. « Impitoyable humain, je fais le serment de faire de ta vie un enfer. Jour après jour, nuit après nuit, je ne te laisserai aucun répit. Je te ferai payer le mal que tu m’as fait. Tu ressentiras toute la douleur que j’éprouve. Tu viendras ramper pour implorer mon pardon ! Je prends à témoin les ancêtres et les aïeux de la forêt de Tchâbène ! » Voici comment continue le récit. Adossé au tronc d’un kaori, Udwan essuyait d’un geste rageur le dessus de son crâne. L’infecte fiente dégoulinait sur son visage : « Tchaa !!!!

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Maudit oiseau de malheur !!!! Tu m’as encore chié dessus… Si je t’attrape, je t’avale tout cru !!! » vociféra-t-il. Tout en haut du kaori, l’oiseau invisible persiflait, provoquant de son chant espiègle la colère d’Udwan. « Encore ! Encore en plein dans ta face ! Gros lard au crâne rasé, je t’ai encore bien fait dessus ! Encore une fois ! Encore une fois ! » Le postérieur de l’oiseau était pointé vers le bas. Il avait visé le dessus du crâne pour faire mouche. « Splash ! » Udwan, impuissant, subissait l’humiliante pollution. De chasseur, Udwan devenait chassé. Cici quadri salissait la tête du guerrier. Udwan avait décidé de ne plus chasser en groupe. Les autres croyaient qu’il faisait bande à part. Udwan craignait pour son honneur. Il était condamné à cacher cette histoire ! Cici quadri lui pourrissait la vie. Ce liquide était encore plus mortel que les nuisances des injures publiques. La fiente traversait les pores de la peau. Une odeur persistante de pourri résistait aux lavages les plus tenaces. Udwan était maudit. La chasse, hors de la tribu, n’était plus la partie de plaisir tant attendue. La puanteur le harcelait et l’obligeait à la solitude. Cela ne pouvait plus durer. Udwan voulut aller voir Cici quadri pour implorer sa clémence et le prier de le laisser en paix. Le code de l’honneur guerrier lui interdisait d’entrer en relation directe avec des plus petits ou considérés comme tels. Mais Udwan était à bout. Il devait passer par des subalternes pour solliciter une audience auprès de Cici quadri. Udwan partit à la rencontre des roussettes. Il demanda à voir le chef des roussettes pour faire passer sa requête auprès de l’oiseau de malheur. C’était le chemin obligé. Les roussettes restèrent à distance. Accrochées par les pattes à la plus haute branche d’un pin colonnaire géant, elles écoutèrent interloquées la voix suppliante de cet ennemi, jadis cruel destructeur de leur espèce. Tour à tour craintives, étonnées et amusées, elles écoutaient avec un malin plaisir la requête de leur ennemi qui les implorait d’en bas. Le chasseur haussait le ton pour se faire entendre tout en modulant la voix pour ne pas blesser les roussettes. Ce pénible exercice amusait les anciennes proies : « Ô yeux perçants des nuits obscures, disait-il, je m’incline devant vous et demande de faire parvenir auprès du roi des présages, le noble Cici quadri, une sollicitation d’audience. » Mandja, monarque régnant sur le groupe des roussettes, savourait le spectacle. Après des délais savamment

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reportés pour faire patienter le chasseur, il fut enfin convenu d’un rendez-vous au début de la saison sèche. Le jour prévu, personne n’était là ! Udwan, offensé, recommença la démarche auprès de Mandja. Les esclaves d’hier devenaient les maîtres d’aujourd’hui. Ils fixaient selon leur bon plaisir les disponibilités. Udwan n’avait jamais vécu un tel affront. Il commençait à comprendre la haine contenue qu’éprouvaient les sujets suspendus à l’attente de la décision du souverain. Il réussit non sans mal à obtenir un rendez-vous fixé le soir de la saison des récoltes d’ignames. On le fit attendre tout une après-midi. Tourmenté, Udwan s’avança dans la clairière. Regard et tête baissés, il s’agenouilla devant le banian centenaire. S’adressant à Cici quadri, haut perché, il lui adressa cette requête : — Ô vénérable Roi des messages, Prince des augures, Grand maître et interprète des signes des esprits et des dieux, je m’abaisse devant toi pour t’implorer, avec crainte et tremblement, de m’épargner. Je rampe et voudrais, avec respect et humilité, te demander ce que j’ai fait ou ce que j’ai pu dire qui me vaut d’être l’une de tes cibles privilégiées ? Daignerais-tu m’expliquer ce que j’ai pu dire ou faire qui ait pu t’offenser ? En guise de réponse, un long silence lourd et pesant fit place. Udwan entendit en écho sa voix lui revenir comme un boomerang. Enfin, Cici quadri daigna répondre avec force par ces mots : — Je suis le père de Djou, l’oisillon à qui tu as ôté sans raison la vie. D’une pierre injuste, tu as fait du même coup de ma vie un enfer. En supprimant mon unique filiation, tu m’as privé de la joie de vivre. Le désir de chanter au lever du soleil s’est éteint le jour où tu broyas la tête de mon fils bien aimé ! Consterné, Udwan se repentit ; il se remémora et regretta la folie meurtrière qui s’était emparée de lui. — Ô Pardon, Noble Cici quadri ! Mille fois pardons ! Je n’avais aucune intention de te nuire et ne savais pas que j’avais touché ton honorable fils. J’implore ta grâce et ta clémence à genoux. Ordonne ce que je dois faire pour obtenir ton pardon ! Dis ce que je dois faire et je t’obéirai ! Je comprends ta rancœur de père à qui j’ai amputé une partie. Je ferai ce que bon te semblera. Il régna de nouveau un silence insupportable. Cici quadri se décida à surmonter son désir de vengeance. — Entendu ! Je vais te dire ce que tu vas faire. Le lendemain, aux aurores, le village vit venir de la forêt une silhouette

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familière. Udwan. C’était Udwan ! Complètement nu, dépouillé de son étui pénien et de tous les ornements du grand guerrier, marqueurs de son haut rang, il avançait penaud sur la place du village. Les ruées de rires et railleries des femmes, enfants, hommes, y compris les anciens, se mirent à fuser et à le flageller de honte et de déshonneur. Jamais plus, Udwan ne pourrait marcher la tête haute de manière altière. Cici quadri l’avait privé définitivement de son prestige. Le vieux Ukeiû, écoutant l’histoire, s’esclaffa : « Certains ne voient le monde qu’à travers leur nombril ! » Hamid Mokaddem

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La Chasse au cochon sauvage, de nuit dans la montagne

Je ne suis pas allé très longtemps à l’école, mais depuis je ne laisse passer aucune occasion de m’instruire. Ce que j’aime surtout, c’est le contact avec les autres cultures, et pour cela, rien de tel que de s’inviter chez l’habitant. C’est fabuleux ce que peut révéler un intérieur, la façon dont il éclaire sur la personnalité et les valeurs de son propriétaire. Dans une société multiethnique comme celle où nous vivons, passer de maison en maison c’est comme voyager d’une culture à l’autre au gré des quartiers, et à chaque fois découvrir de nouvelles facettes de la mosaïque qui la constitue. À l’école, j’avais tendance à m’endormir en cours. La voix surtout du prof de maths, grave et monocorde, me plongeait dans une somnolence implacable dès lors qu’il était question de géométrie. La joue sur mes cahiers, je quittais son monde aride de sinus et cosinus pour un rêve, toujours le même, au cours duquel je partais dans la montagne chasser le cochon sauvage en compagnie de mon père. Il s’agissait en fait d’un souvenir, transfiguré au gré des caprices de mon sommeil, d’un des rares moments que j’aie pu partager avec mon géniteur au sortir de l’enfance, peu avant que nous ne déménagions pour un squat de la périphérie de Nouméa, afin qu’il puisse se faire embaucher à l’usine. Nous abattions, selon les versions, une, deux, voire trois pièces de gibier, ou bien parfois aucune. Dans la réalité je m’étais endormi à l’affût, et à la détonation qui m’avait tiré du sommeil se substituait alors la claque magistrale que le prof abattait à la surface du pupitre à quelques centimètres de mon oreille, dans l’hilarité générale. Chez nous, il n’y a pas grand-chose. Trois pièces raccordées les unes aux autres de manière improbable, une cuisine à l’extérieur que prolonge un auvent, des toilettes partagées avec les voisins, une vieille télé dont chacun entend gérer le programme et dont personne ne profite. Les basses de la sono d’à côté tentent de couvrir la rumeur de la quatre voies, les cris des disputes et les pleurs des enfants d’une demi-douzaine de familles se multiplient davantage qu’ils ne s’additionnent, pas un espace à soi pour se sentir au calme – alors je vais en chercher ailleurs...

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Ce soir j’ai élu domicile dans une grande villa sur les hauteurs des quartiers sud. Tout à l’heure, ses propriétaires, un jeune couple sans enfants, l’a quittée au volant d’un 4x4 Dodge anthracite dernier modèle que conduisait Monsieur avec arrogance. Madame, une grande blonde aux cheveux coupés court, portait deux bouteilles de champagne et riait beaucoup. J’en ai déduit que je serais tranquille pour la soirée, probablement jusqu’à trois ou quatre heures du matin. J’ai forcé au pied-de-biche le volet roulant du garage, où j’ai trouvé une Austin Mini, probablement celle de la maîtresse de lieux. Ça m’a un peu déçu car je n’aime pas trop les petites voitures, et à l’idée de repartir au volant de celle-ci je me suis senti un peu ridicule. J’ai allumé ma lampe-torche et il ne m’a fallu que cinq minutes pour localiser le panneau de commande du système d’alarme et pour désactiver celui-ci. Un long corridor menait au salon dont les fastueux volumes dominaient, à travers une série de baies vitrées, le lagon où flânait un timide clair de l’une. J’ai ouvert un panneau et je suis resté un moment à humer l’air de la nuit, chargé d’embruns et de senteurs végétales. Puis j’ai fait le tour des lieux. La pièce principale était divisée en deux espaces, dont le plus important accueillait trois canapés de cuir crème disposés en U face à la mer, une bibliothèque courant sur le mur du fond et, dans un coin dénué de fenêtres, un home-cinéma avec quatre fauteuils fauve. Le second, en léger surplomb du premier, comprenait un bar, une petite salle à manger, un réfrigérateur à double porte et une cave à vins. J’ai passé en revue la décoration du salon, composée essentiellement d’objets papous et d’une impressionnante collection de casse-têtes océaniens. Il y avait aux murs des peintures aborigènes, mais j’ai trouvé que l’ensemble manquait à la fois d’âme et d’unité. Sur un petit bureau en teck foncé trônait un MacBook Air qui correspondait exactement à ce que je cherchais. Je l’ai glissé dans mon sac à dos, puis j’ai fait le tour des pièces où j’ai également découvert un reflex Canon, un iPad et une paire de Nike à peu près à ma taille. Finalement, je n’étais pas tombé sur une maison très originale : vraisemblablement celle d’un jeune couple fraîchement arrivé de métropole, disposant de revenus très supérieurs à la moyenne, et persuadés que la possession d’objets d’art premier valait pour découverte des cultures océaniennes. Ils ne m’ont pas paru très sympathiques, c’est pourquoi j’ai sorti une bombe de peinture noire et j’ai tagué «bâtards» sur l’espace blanc du mur côté home-cinéma. Après quoi j’ai commencé à décorer les canapés crème de motifs géométriques, et la façon dont le cuir clair buvait

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la peinture m’a bien plu. J’ai ensuite décidé de m’accorder une pause. J’avais une petite faim, et je sentais poindre une grande soif aussi. La cave à vins contenait pas moins d’une quarantaine de bouteilles, principalement du rouge. J’en ai sorti deux au hasard, mais les noms portés sur les étiquettes, « Chambol-Musigny » et « Clos Vougeot » ne m’ont rien évoqué de connu. À force de faire les maisons des quartiers sud, je commence à m’y connaître un peu en bordeaux, mais là je me suis senti largué. Heureusement, les proprios ne semblaient pas très calés non plus, car j’ai trouvé sur le meuble un guide des vins qui m’a permis de comprendre que j’allais chez eux découvrir les bourgogne. Dans le réfrigérateur, entre autres victuailles il y avait du saumon fumé, des blinis sous vide et un foie gras au torchon. J’ai ouvert le Clos Vougeot et je m’en suis servi aussitôt un verre, car je n’avais pas le temps d’attendre une heure qu’il soit aéré comme conseillé par le guide. Je n’ai pas réussi non plus à vérifier que la bouteille s’accordait correctement au foie gras que j’ai commencé à tartiner sur les blinis. J’ai bien compris qu’en France, il s’agit de questions très importantes, à tel point que la façon de boire le vin m’apparaît comme un des fondements culturels de ce pays. Ça, et le cinéma, si ce n’est que je trouve que les films français manquent cruellement de poursuites en bagnoles. Je me suis transporté du côté du home-cinéma, et j’ai procédé à l’inventaire des DVD stockés dans un meuble en palissandre sous l’immense écran plat. Je n’y ai trouvé pratiquement que de la SF, et du coup les proprios sont remontés dans mon estime, à tel point qu’un instant j’ai presque regretté d’avoir décoré leurs canapés. Je me suis installé avec le Clos Vougeot et le foie gras devant Minority Report, et puis comme le film est assez long, j’ai aussi ouvert le Chambol-Musigny. J’ai ensuite visionné une version pirate de Total Recall, qui à mon avis ne valait pas celle avec Schwartzenegger découverte trois semaines plus tôt dans un duplex en face des plages, en même temps que Blade Runner. J’ai entrepris de me consoler avec Paycheck et un Aloxe Corton. En allant chercher la dernière bouteille, je me suis arrêté pour pisser dans le frigo, parce que je commençais à avoir du mal à marcher et que les toilettes se trouvaient vraiment trop loin. Ce sont les flics qui m’ont réveillé. Mon père et moi, nous venions d’abattre un quatrième cochon sauvage. Firmin Mussard

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La maison de Niagaïa

C’est une drôle de bicoque blottie dans un coin de brousse à l’abri des regards indiscrets Une charmante vieille dame coquette un brin excentrique au caractère bien trempé L’approcher n’est pas facile il faut connaître le chemin une boussole ne sert à rien Au visiteur ami elle offre mille soleils brise marine chants d’oiseaux rires de lutins Vive généreuse sans manières elle abrite sous son toit de bien étranges pensionnaires

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De grands fauves extatiques jadis échappés d’Afrique campent un peu partout dans le salon Des personnages de roman s’invitent à chaque repas monopolisent la conversation Mânes de je ne sais quels ancêtres d’affreux reptiles au corps de bois veillent sur la maisonnée Si tu lui plais un soir sous la varangue elle t’ouvrira la porte de son jardin secret Nicole Perrier

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Indian song

Il était une fois Un petit roi pas Plus grand Qu’une noix Plus un enfant pas Tout à fait un homme Pour ce roi-là Oh là là Pas de couronne Ni de sabre Pas de trône En saphir Ni de lions rugissants Pas de lampe d’Aladin Ni de coussins de soie Pas de génie pour le servir Cependant il guerroie Il se bat Il est tout à la fois L’Oméga et l’Alpha Le passé et l’avenir La soif et la joie Il ne sait pourquoi Il doit tout faire

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Être la mousse et le fer La peur et l’espoir Il en reste coi Plus loin peut-être au-delà Il y a la mer Et les déserts Pour les voir il Faut avoir la foi Pour sentir Les mouettes Monter vers Soi Bronze Le miroir Des billabongs L’eau verte A fermé son livre Souvenir cette Indian song Que chante Le vent des plaines Jusqu’à trois Petit roi Compte sur ses doigts Un deux trois Quand vient le soir Il dort dans son mouchoir

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Loin de son lit De l’Australie Un deux trois Dans cette neige de nuages Où le ciel s’ennuie Vite vite il s’envole Vers sa terre rubis Vers son île « Où cours-tu ? Où cours-tu ? Crie le kookaburra — Tu t’en vas ? Grondent les crocodiles — Tu nous quittes ? » Couinent les wallabys L’enfant ne les écoute pas Son cœur ? Un petit pois Qui tique et toque La nuit Quel est ce bruit Là-bas ? La vie qu’on croque À belles dents Et le rêve du monde Bonbon qui pique Une abeille Menthe et chocolat

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Croâ ! Croâ ! Grince le merle Sur le toit Aouh ! Tout l’écarlate Où le soleil se noie Même dans le pré Carré de tes draps Tu as les clefs du Royaume La terre entend sa voix Y tambourine Le sang des hommes Alors tu voles Vers la voix de ton père Vers l’oiseau L’ombre est pleine D’aventures et de promesses Enfant cette place est tienne Et ces mots sont pour toi Ce soir il pleut sur Nouméa Et je compte avec toi Un deux trois… ! Frédéric Ohlen

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Nuageux en fin de matinée La voix du commentateur en rajoute dans le grandiose et l’emphase pour faire frissonner le spectateur dans son fauteuil : « Du haut de ses 1666 mètres, 666 étant assurément le nombre du Diable, l’Eyjafjöll vomit des centaines de millions de mètres cubes de rocs et de débris, mêlés à de gigantesques nuages de vapeur d’eau. Ce volcan islandais au sommeil intermittent et capricieux, en faisant fondre le glacier qui le recouvrait, projette son champignon apocalyptique de cendres jusqu’à dix mille mètres d’altitude… » Pierre, hypnotisé par les volutes torsadées émises par l’éruption de ce volcan au nom imprononçable, n’écoute plus le bavasseur médiatique, vomissant, lui, des tonnes d’adjectifs recherchés pour leur capacité à donner la chair de poule. Il est fasciné par ces choux-fleurs colossaux changeant de forme et emplissant l’écran plat de son salon de leur monstrueuse géométrie variable. Il a l’impression que ce feu d’artifice constamment renouvelé et inépuisable va recouvrir la terre entière et obscurcir le lagon calédonien. Il jette un coup d’œil à la baie vitrée et sourit. Le soleil matinal illumine Nouméa, le ciel est d’azur et sans nuage. De toute façon, tout cela est si loin et c’est sûrement ses réminiscences enfantines, nourries aux catastrophes humaines de Pompéi et de la Montagne Pelée qui lui font imaginer le pire. Heureusement, grâce aux mesures préventives internationales, aucune victime n’est à déplorer. Le géant éructe, tonne, mais ne tue pas. Cependant, malgré son éloignement, le cracheur de feu islandais perturbe toute l’économie mondiale et ses prochaines journées en particulier. En effet, un des pontes de sa boîte, domiciliée en Métropole, à qui il devait servir de guide pendant quatre jours, est resté cloué au sol, comme sept autres millions de passagers, par les nuages élevés de poussières abrasives et dangereuses pour les turbines des longs courriers. Une fois de plus, la nature se charge de donner une leçon d’humilité au genre humain. L’homme n’est qu’un être minuscule désarmé devant des forces qui le dépassent depuis toujours et qui continueront à mener le bal quand son espèce aura déserté définitivement la piste de danse.

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Et s’il profitait de l’occasion pour ressortir son vieux biclou ? Installé dans la mollesse quotidienne de son 4X4 surpuissant, il a laissé son vélo s’encroûter (avec ses abdominaux) sous une couche de poussière dans son garage pour le premier – et de graisse pour les seconds. Pourquoi ne pas mettre à profit ces congés forcés pour réconcilier activité sportive et écologie ? Son directeur ne peut qu’être d’accord avec lui, collaborateur consciencieux et célibataire ayant forcé ces dernières semaines sur la cadence infernale afin de se libérer pour son hôte prestigieux. Une heure plus tard, nez et cheveux au vent sur son VTC (vélo tout chemin) nettoyé et graissé, Pierre pédale sur la promenade Vernier. Il est heureux, son allure est plus que correcte et il ne souffle pas plus que ça, en zigzagant entre les poussettes de jeunes mères souriantes et les trajectoires tranchantes des adeptes de rollers. En filant sur le ruban fraîchement rénové de la piste cyclable, des souvenirs de courses folles avec les copains de son quartier affluent. Un film sépia parfumé aux douceurs de l’adolescence défile sur l’écran nostalgique de ses pensées. Il se sent tellement bien qu’il décide, au vu du trafic automobile calme en ce milieu de matinée, de bifurquer sur la route longeant le littoral. Il va pousser jusqu’au Centre Tjibaou, se régaler de la dernière exposition temporaire et peut-être même déjeuner sur le pouce à la cafétéria. Dopé par ce programme alléchant, il se met en danseuse, accélère pour atteindre et quitter le parking marquant la fin de la piste… Edna bougonne, elle est pressée, a sauté le petit-déjeuner pour répondre à l’urgence décrétée par son patron. La maison d’import/export, où elle sévit en tant qu’attachée de direction, est sur les dents depuis l’éruption de ce volcan au nom pas possible et aux déjections perturbatrices. Tout le fret étant bloqué à Roissy, elle a dû remettre sa journée de congé pour réintégrer le bureau. Des trillions de coups de fil et de courriels, à passer et à recevoir, l’attendent pour une journée de lundi infernale. Elle se souvient qu’Haroun Tazieff, le célèbre vulcanologue disparu, appelait les éruptions volcaniques « les rendez-vous du Diable ». C’est décidément le mot approprié. Elle enrage d’autant plus que son horoscope, après plusieurs mois de jachère amoureuse, lui a prédit pour aujourd’hui une rencontre torride. Elle se délectait à l’avance de cette journée off, de sa balade en bicyclette sur le bord de mer et voilà qu’elle est obligée de speeder au volant de sa décapotable pour des contacts purement profes-

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sionnels et impersonnels. Sa mauvaise humeur rend son pied droit plus lourd sur le champignon alors qu’elle aborde la promenade Vernier… À quelques mètres de sa sortie du parking, Pierre, les moucherons toujours collés aux dents, remarque un cabriolet avec une belle jeune femme à son bord, roulant parallèlement à sa trajectoire. Visiblement pressée, la belle conductrice se met à klaxonner une camionnette poussive crachant un gros nuage noir de moteur Diesel mal réglé… Edna est soudain aveuglée par les volutes noirâtres et épaisses du pot d’échappement du véhicule qui la précède. Elle donne un coup de volant à droite au niveau du parking. Elle pile et entend un choc sourd sur son aile droite… Pierre est désarçonné de son vélo et projeté à la verticale. Il a une impression de légèreté, de montée au ralenti. Était-ce ce qu’il ressentait lorsque son père le faisait sauter, bébé, dans ses bras ? Il voit la décapotable loin en bas et la bouche béante d’étonnement de la jeune femme. Il se demande si cette balade était une bonne idée… Pas de chance ! Pour une fois qu’il s’envoie en l’air… Soudain, le ralenti cesse et le film de sa parabole aérienne passe en mode accéléré. Le cabriolet se rapproche à la vitesse grand V et il se retrouve brutalement assis à côté de la jeune femme. Malgré une douleur conséquente au niveau de ses genoux ayant effleuré le pare-brise, il esquisse un sourire et dit à Edna : — J’aurais besoin d’un petit remontant… Pas vous ? La jeune femme est prise d’un fou rire libérateur. Nouméa, lundi 11 heure 30, le volcan n’a toujours pas tué et un coup de foudre ne va pas tarder à frapper… Roland Rossero

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Mots d’ici pour maux d’ailleurs ! Des mots aux maux, à ceux qui œuvrent pour celles et ceux qui souffrent !

Pluie, pluie, pluie de chagrin départ sous crachin. Pension recroquevillée sur mon chemin. Pensionnaires endormis ou priant leurs saints. Le ciel de Petersham s’est assombri ce matin. Mais BEAUTEMPS BEAUPRé Veille. Résiste au destin. BEAUTEMPS BEAUPRé, Interpelle le soleil Qui n’est jamais loin ! Je m’en vais. Je quitte, apaisé, mille endroits discrets, quelques secrets sacrés, et ces regards voilés qui disent la souffrance sans parler. Je m‘en vais sans rien abandonner. Je sais que la pluie reverdira le beau pré du coin. Ô l’espoir illuminé des beaux lendemains ! Waixen Wayewol

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Remerciements Aux auteurs. à Nicole Perrier pour sa relecture attentive. À Bernard Billot, qui offrit l’illustration de couverture. À Christine Maurou, qui réalisa gracieusement la mise en pages.

Claudine Jacques, présidente de l’Association des écrivains de Nouvelle-Calédonie


© MM Les auteurs de l’Association des écrivains de Nouvelle-Calédonie www.ecrivains.nc.net Mise en pages : Christine Maurou ISBN 978-2-9530667-1-5 EAN 978-2-953066715 Dépôt légal : 2ème trimestre 2013 Imprimé en Nouvelle-Calédonie





Avec est un adverbe courant, un petit de mot en apparence anodin. Cependant, ces quatre lettres accolées font tellement sens. Un sens unique tourné vers l’Autre grâce à une association qui a fait de ces quatre initiales son sigle – AVEC. Un altruisme dirigé en priorité vers des malades, souvent jeunes, dont les soins appropriés obligent à une traversée de l’océan et également du désert. Avec d’autres mots – bénévolat, abnégation, volonté, organisation –, quelques-uns déplacent des montagnes d’obstacles et font souvent atteindre à d’autres le port de la guérison. Une seconde association, où quatre lettres presque communes se côtoient – l’AENC –, a décidé d’apporter un peu de réconfort écrit à ces exilés provisoires. Résultat : dix-sept textes éclectiques dans le fond et la forme, tantôt graves, tantôt ludiques pour arpenter quelques allées d’imaginaire résolument ouvertes sur l’extérieur des chambres. Écrire et rire et, surtout, « toujours sourire » avec…


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