Le Baiser du rasoir - Elbakin.net

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« Sombre et réaliste, le meilleur de la nouvelle Fantasy. » British Fantasy Society ★★★★★

Basse-Fosse. La ville du crime. Les hors-la-loi sont rois, les femmes, fatales. Disparaissez, et les gardes s’assureront que personne ne vous retrouvera jamais. Prévôt est dealer. Il a été soldat. Il a été agent de la Couronne. Il a tout vu, et même pire. Difficile de trouver âme plus tourmentée. Il est aussi le plus à même de traquer l’assassin qui sème derrière lui les corps d’enfants horriblement mutilés.

Daniel Polansky est un jeune écrivain né à Baltimore (États-Unis). Le Baiser du rasoir est un premier roman percutant. Cet habile mélange de Fantasy et de polar noir vous entraîne dans un univers sombre et violent. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Marcel ISBN : 978-2-35294-544-4

9 782352 945444

Illustration de couverture : Fred Augis

Un sinistre jeu de piste, où le chasseur pourrait devenir proie.


www.bragelonne.fr


Daniel Polansky

Le Baiser du rasoir Basse-Fosse – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Marcel

Bragelonne


Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : The Straight Razor Cure Copyright © 2011 by Daniel Polansky Tous droits réservés © Bragelonne 2012, pour la présente traduction Illustration de couverture : Fred Augis ISBN : 978-2-35294-544-4 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr


Chapitre 7

L

e gamin était assis à une table face à Adolphus, dont le large sourire et les gestes amples m’apprirent qu’il était lancé dans une anecdote très embellie, avant même que j’entende vraiment ce qu’il racontait. — Et le lieutenant lui dit : « Qu’est-ce qui te fait croire que c’est par là, l’est ? », et lui qui répond : « Parce que là, c’est le soleil levant que j’ai dans les yeux, à moins que ce soit l’éclat de votre intel­ ligence qui m’éblouit. Mais si c’était le cas, vous sauriez vous servir d’une boussole. » (Adolphus s’esclaffa bruyamment, son immense visage tressautant.) Tu te rends compte ? Comme ça, devant tout le bataillon ! Le lieutenant savait plus s’il devait se chier dessus ou l’expédier en cour martiale ! — Petit ! interrompis-je. (Pinson se laissa lentement glisser de son siège, peut-être pour établir de façon claire que la description de nos carrières dans l’armée par Adolphus n’avait pas instillé en lui le moindre sens de la discipline militaire.) Tu connais bien le Quartier kirène ? — Je trouverai tout ce que vous avez besoin que je trouve, assura-t-il. — Suis la Grande Rue après la fontaine du Voyageur et tu verras un bar, sur ta droite, avec l’enseigne d’un dragon bleu. Au comptoir, il y aura un gros type avec une gueule de chien battu. Dis-lui d’informer Ling Chi que je t’ai envoyé. Dis-lui de prévenir Ling Chi que je vais aller fouiner sur son territoire, demain. Et dis-lui que ça n’a rien à voir avec les affaires. Tu lui diras que je considérerai ça comme une

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faveur personnelle. Il ne te répondra rien – ce ne sont pas des gens causants –, mais c’est inutile. Contente-toi de transmettre le message et de revenir ici. Pinson hocha la tête et se glissa par la sortie. — Et rapporte-moi à manger, au retour ! criai-je, pas certain qu’il m’ait entendu. Je me retournai vers le géant. — Arrête de raconter des histoires de guerre au gamin. Il n’a pas besoin qu’on lui farcisse la tête avec ces bêtises. — Des bêtises ! Chaque mot de l’histoire est vrai ! Je me rappelle encore comment tu ricanais, quand il est parti. — Et qu’est-il devenu, ce lieutenant ? Adolphus perdit son sourire. — Il s’est tailladé les poignets, la nuit après avoir ordonné l’assaut, à Reaves. — On l’a retrouvé vidé de son sang quand il ne s’est pas pré­ senté au réveil… Alors arrête de déconner avec le bon vieux temps. Il n’avait rien de bon. Adolphus roula de l’œil dans ma direction et se mit debout. — Par le Premier-Né, t’es de mauvais poil, toi. Il n’avait pas tort. — J’ai eu une rude journée. — Allez, viens, je te sers une bière. Nous nous repliâmes vers le bar et il me tira une grande chope de brune. Je la sirotai tandis que nous attendions l’affluence du soir. — Il me plaît bien, ce gamin, déclara Adolphus comme s’il venait tout juste de s’en rendre compte. Il laisse pas passer grandchose, même s’il dit rien de ce qu’il voit. T’as une idée de l’endroit où il peut dormir ? — Dans la rue, je présume. C’est là que vivent les gamins des rues, en général. — T’es trop sentimental. Tu vas me tacher le comptoir, avec tes larmes. — Tu sais combien d’enfants abandonnés il y a, à Basse-Fosse ? Celui-ci n’a rien d’extraordinaire ; il n’est pas de ma famille. J’ignorais même son existence jusqu’à hier soir. — C’est vraiment ce que tu penses ?

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La journée me pesait sur les épaules. — Je suis trop crevé pour me disputer avec toi, Adolphus. Arrête de tourner autour du pot et dis-moi ce que tu veux. — J’allais lui proposer de dormir à l’arrière. Adeline l’aime bien, elle aussi. — C’est ton bar, Adolphus, tu peux faire ce qu’il te plaît. Mais je te parie un ocre qu’il va se tirer avec ta literie. — Tenu. Préviens-le, quand il reviendra… J’ai du boulot, là. Les clients entraient peu à peu et Adolphus retourna exercer son métier. Je restai assis à siroter ma bière, en ressassant des idées pleurnichardes. Peu de temps après, le gamin revint, tenant un petit bol de bœuf assaisonné d’une sauce au chili. Il avait l’ouïe fine ; je devrais m’en souvenir. Je pris le plat et commençai à manger. — Adolphus t’a nourri ? Le gamin hocha la tête. — Tu as encore faim ? Quand j’avais ton âge, j’avais tout le temps faim. — Ça va. J’ai piqué quelque chose sur une carriole de poissonnier au retour, annonça-t-il, comme s’il y avait motif à se vanter. — Je t’ai donné de l’argent ce matin, non ? — Ouais. — Tu as déjà tout claqué ? — Pas un seul cuivre. — Alors, tu n’as pas besoin de faucher de la nourriture. Ce sont les dégénérés qui volent quand ils n’y sont pas obligés… Si c’est la voie que tu veux suivre, fous-moi le camp tout de suite. Je n’ai pas besoin de confier des courses à un tordu qui carotte des bourses parce que ça l’excite. À en juger par sa grimace, ma comparaison ne lui plaisait guère – mais il ne répliqua rien. — Où est-ce que tu dors ? — Par-ci, par-là. Je couchais sous le quai quand il faisait chaud. Ces derniers temps, je dors dans une fabrique abandonnée du côté de Brennock. Il y a un veilleur, mais il fait sa ronde qu’à la nuit tombée et juste avant l’aube. — Adolphus dit que tu peux dormir à l’arrière. Adeline va sans doute t’y préparer un lit.

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Ses yeux se concentrèrent en petites pointes de fureur, la domestication représentant l’injure suprême pour un jeune sauvageon. — J’ai demandé du travail, rien d’autre. J’ai pas besoin de votre charité. — Il y a une chose que tu dois savoir sur mon compte, gamin, si tu es trop couillon pour comprendre ça tout seul : je ne fais pas la charité. Et je me fous de savoir où tu dors… Va piquer un roupillon dans l’Andel, si ça te chante. Je transmets une offre du géant. Si tu veux l’accepter, vas-y. Sinon, j’aurai oublié demain que nous avons eu cette conversation. Pour preuve, je repiquai du nez dans ma chope et, au bout d’un moment, il s’éclipsa dans la cohue. Je terminai mon repas et pris la direction de l’étage avant que le bar se remplisse. Quelque part sur le trajet de retour du Nid d’aigle, ma cheville blessée avait recommencé à me faire souffrir, et la courte ascension fut plus désagréable qu’elle n’aurait dû. Je m’allongeai sur le lit et me roulai une longue vrille de cep de rêve. L’air du soir entrait par la fenêtre, chassant les relents musqués. J’allumai mon joint et réfléchis à mon travail du lendemain. L’odeur que j’avais reniflée sur le cadavre était forte, plus forte que celle de tout ce que l’on pouvait employer pour récurer une cuisine ou des toilettes. Et un produit ménager ne suffirait pas à tenir en échec un aruspice compétent. Les savonneries, peut-être, ou les fabriques de glu avec leurs puissants solvants. Les Kirènes détenaient un monopole sur ce genre de travail, raison pour laquelle j’avais dépêché le gamin afin de signaler ma présence auprès de leur chef. Pas question de me créer des problèmes dans ma véritable profession pendant que j’enquêtais sur cette digression. Je soufflai la lampe et lançai de petits ronds de fumée colorée en l’air. C’était un bon mélange, doux sur la langue et robuste dans la poitrine, et il emplit la chambre de filaments bronze et terre de Sienne brûlée. À mi-course, j’écrasai le mégot contre le dessous du lit et je m’endormis, la légère euphorie qui se propageait dans mon corps occupant assez mon esprit pour noyer le chahut de nos clients. Dans mes rêves, j’étais de nouveau enfant, sans repère ni logis, mon père et ma mère emportés par la peste, ma petite sœur piétinée

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durant les émeutes du blé qui avaient anéanti les derniers vestiges de l’autorité civile, trois semaines plus tôt. C’était la première fois que j’échouais dans les rues de Basse-Fosse. La fois où j’ai appris à trouver à manger, à apprécier la crasse pour la chaleur qu’elle dégage autour de vous pendant que vous dormez. La première fois que j’ai été témoin des abîmes dans lesquels l’homme de la rue peut tomber, et que j’ai compris ce que l’on pouvait gagner à s’enfoncer encore. Je me trouvais dans un recoin, au fond d’une ruelle, mes jambes repliées et serrées contre moi, quand leur approche me réveilla en sursaut. — Pédé. Hé, p’tit pédé. Qu’est-ce que tu fous sur notre territoire ? Ils étaient trois, plus âgés que moi, de quelques années à peine, mais ces années-là suffisaient. Sa tendance à épargner les enfants était l’une des plus étranges caractéristiques de la Fièvre rouge – ils étaient probablement les personnes vivantes les plus âgées à dix pâtés de maisons à la ronde. Je ne possédais pas un seul objet de valeur : mes vêtements étaient des loques qui n’auraient pas survécu à ce qu’on me les retire, et j’avais perdu mes chaussures je ne savais plus quand, dans le chaos du mois écoulé. Je n’avais rien mangé depuis une journée et demie et je dormais dans un terrier que je m’étais constitué contre les murs d’une rue à l’écart. Mais ils ne voulaient rien de moi, sinon l’occasion de s’adonner à la violence, notre environnement portant la cruauté naturelle des enfants à son paroxysme. Je me relevai du sol, un simple mouvement que la faim rendait épuisant. Tous trois s’approchèrent d’un pas résolu ; des gamins en haillons, dont la tenue et l’apparence valaient à peine mieux que la mienne. Celui qui parlait avait survécu à la fièvre, les ulcères vivaces qui suppuraient sur son visage témoignant d’une bataille remportée de justesse contre le fléau. À ce détail près, il n’avait pas grand-chose pour le différencier de ses camarades, presque interchangeables à force de faim et de misère, des charognards étiques, des goules parmi les décombres. — T’as du culot, p’tit enculé, de te pointer dans notre quartier sans avoir la politesse élémentaire de demander la permission. Je restai planté sans rien dire. Enfant, déjà, je trouvais absurdes les échanges imbéciles qui précèdent toute violence. Venons-en au fait, quoi.

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— T’as rien à me dire ? Le chef se retourna vers les deux autres, comme si mon absence de manières le scandalisait, puis il me colla un coup à la tête qui m’envoya valser à terre. Je restai étendu, dans l’attente de la raclée que je savais imminente, trop habitué pour m’interroger sur son injustice, trop accoutumé pour faire autre chose que saigner. Il me décocha un coup de pied dans la tempe et ma vision se brouilla. Je ne criai pas. Je ne crois pas que j’en avais la force. Quelque chose dans mon silence sembla le perturber, car, soudain, il se retrouva sur ma poitrine, ses genoux me clouant à terre et son avant-bras coincé contre mon cou. — Pédé ! Sale pédé ! Au loin, j’entendis les camarades de mon agresseur essayer de le rappeler, mais leurs protestations restèrent vaines. Je me débattis brièvement, mais il me cogna à nouveau en plein visage, mettant un point final à mes ébauches confuses de défense. Je gisais par terre, son coude contre ma gorge, le monde tour­ noyant autour de moi, la langue noyée de sang, et j’ai pensé : Alors, c’est ça, la mort. Elle en a mis, du temps, à arriver. Mais cette année-là, Celle qui Attend Derrière Toute Chose avait dû être débordée, à Basse-Fosse, et j’étais un tout petit garçon. On pouvait lui pardonner un aussi modeste oubli, surtout à présent qu’elle venait rectifier son erreur. La lumière commença à s’effacer. Un souffle immense emplit mes oreilles, comme un rugis­ sement de cascade. Puis ma main se referma sur un objet dur et lourd, et j’abattis une pierre sur le côté de la tête du gamin, et le poids sur ma gorge s’allégea, et je levai de nouveau le poing, encore, et encore, jusqu’à ce que sa prise se soit relâchée et que je le chevauche, désormais ; ce bruit que j’entendais, c’étaient ses cris et les miens, mais je continuai, et finalement, je fus le seul à crier. Ensuite, le silence. J’étais dressé au-dessus du corps du môme, et ses amis ne riaient plus ; ils me considéraient comme personne ne m’avait jamais regardé et, même s’ils étaient deux et plus grands que moi, ils battirent prudemment en retraite, avant de détaler. Et tandis que je les voyais décamper, je m’aperçus que j’aimais l’expression que

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j’avais lue dans leurs yeux, qu’il me plaisait de ne pas être celui qui l’affichait. Et si cela signifiait qu’il fallait avoir les mains poissées par des petits bouts de la cervelle du gamin, alors soit, ce n’était pas bien cher payé, pas bien cher du tout. Un subit accès de fou rire déborda de mes tripes, et je le vomis à la face du monde. À mon réveil, j’avais un poids sur la poitrine et le souffle court. Je me redressai et forçai mon cœur à recouvrer sa cadence, en comp­ ­tant les battements, un-deux, un-deux. L’aube approchait. J’enfilai mes vêtements et descendis au rez-de-chaussée. Le bar était calme – nos clients rentrés chez eux battre leur femme ou cuver leur cuite. Je pris une chaise à une table dans un coin et je restai assis dans le noir un moment avant d’aller à l’arrière. Le feu s’était réduit à quelques braises et le froid régnait dans la pièce. Par terre, près de la chaudière, reposait un paquet de draps inutilisés. Il n’y avait aucun signe du petit. Je sortis sur le pas de la porte du Comte et m’appuyai contre un mur, me roulant une sèche en frissonnant. Quelques minutes me séparaient encore du jour et, dans le crépuscule du matin, la ville avait une couleur de fumée. Ma toux chronique, ravivée par la fraîcheur de l’automne, résonna bruyamment à travers les rues abandonnées. J’allumai la cigarette pour la calmer. Au loin, un coq annonça l’aube. Dès que j’aurais retrouvé l’ordure qui avait tué cette fillette, ce qui était arrivé à Bec-de-lièvre passerait pour les caresses d’un amour naissant. Par tout ce qui était sacré, il allait mettre très longtemps à crever.


« Sombre et réaliste, le meilleur de la nouvelle Fantasy. » British Fantasy Society ★★★★★

Basse-Fosse. La ville du crime. Les hors-la-loi sont rois, les femmes, fatales. Disparaissez, et les gardes s’assureront que personne ne vous retrouvera jamais. Prévôt est dealer. Il a été soldat. Il a été agent de la Couronne. Il a tout vu, et même pire. Difficile de trouver âme plus tourmentée. Il est aussi le plus à même de traquer l’assassin qui sème derrière lui les corps d’enfants horriblement mutilés.

Daniel Polansky est un jeune écrivain né à Baltimore (États-Unis). Le Baiser du rasoir est un premier roman percutant. Cet habile mélange de Fantasy et de polar noir vous entraîne dans un univers sombre et violent. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Marcel ISBN : 978-2-35294-544-4

9 782352 945444

Illustration de couverture : Fred Augis

Un sinistre jeu de piste, où le chasseur pourrait devenir proie.


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