Soleri 1 - L'Empire des Soleri

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« Sanglant et épique. Une saga d’envergure servie par un univers foisonnant et original. » Lev Grossman, auteur des Magiciens ★★★★★

LES HÉRITIERS D’UN ROI REBELLE DÉFIENT UNE DYNASTIE DE DIEUX VIVANTS la lignée des Soleri exerce une domination impitoyable sur son empire : des dieux vivants dont personne n’a vu le visage depuis des siècles et dont le contrôle sur les quatre royaumes inférieurs demeure à ce jour sans partage. Pourtant, à la date symbolique de l’éclipse annuelle, le roi d’Harkana se rebelle contre l’autorité en organisant en secret une chasse à l’homme. Celle de son fils et héritier, Ren, prisonnier depuis dix ans des entrailles de la capitale, comme le sont par tradition les fils de nobles des quatre royaumes. De son côté, l’intrépide sœur de Ren, Merit, défie la loi impériale en épousant l’homme qu’elle a choisi. Mais toute rébellion a un prix… et dans un monde de magie ancestrale et de secrets destructeurs, ceux qui osent tenir tête aux Soleri devront en affronter les conséquences.

Michael Johnston est né en 1973 à Cleveland, dans l’Ohio. Lors d’une conférence sur l’ancienne Égypte lui est venue l’idée d’un roman s’inspirant de cet univers et de l’histoire du roi Lear.

Illustration de couverture : Pierre Santamaria

Depuis des temps immémoriaux,

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Claude Mallé ISBN : 979-10-281-0523-5

Imprimé en France

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Michael Johnston

L’Empire des Soleri Soleri – tome 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Claude Mallé

Bragelonne

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Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Soleri Copyright © Michael Johnston 2017 Tous droits réservés Carte : D’après la carte originale de Michael Johnston © Bragelonne 2018, pour la présente traduction ISBN : 979-10-281-0523-5 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr

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Pour Mel.

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Le sable noir

C

es hommes étaient des pêcheurs, mais la faim, cette nuit-là, en avait fait des voleurs. Sous un ciel sans lune, ils quit­­­­tèrent leur île dans de petites embarcations de bois et, sur une mer d’encre, firent voile vers le lointain royaume. Alors qu’ils étaient serrés les uns contre les autres dans les bateaux longs et étroits, certains se tournèrent sur le côté ou se plièrent en deux pour se protéger des vagues. À cause du gros temps, plusieurs bateaux durent faire demi-tour et quelques-uns coulèrent. Dans ceux qui continuèrent, tous les hommes rivèrent le regard sur l’horizon, en quête de la silhouette du Dromus, puissante masse sombre sur fond de ténèbres. Au sortir d’une vague, le jeune homme aperçut enfin la muraille bâtie en pierre gris anthracite – afin de ne pas refléter la lumière – dont le sommet crénelé, telle une mâchoire géante, semblait mordre les étoiles suspendues très bas dans un ciel d’encre. Une vague propulsa le bateau sur la plage. Serrant contre sa poitrine son sac en toile cirée, le jeune homme, comme tous ses compa­­ gnons, bascula dans l’eau lorsque la proue s’enfonça dans le sable noir. Premier à plonger, les cris de ses compagnons dans les oreilles, il fut submergé par l’obscurité et s’abandonna à la puissance d’une ultime vague. Depuis sa naissance, quinze ans plus tôt, il n’avait jamais quitté les îles du Sud. Désormais, c’était fait, et il allait devoir lutter pour prendre pied sur une plage inconnue, face à une muraille qui défendait un désert. Une fois arrivé sur le sable noir, il se demanda s’il n’avait pas commis une terrible erreur. Ne valait-il pas mieux rebrousser chemin ? 9

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Autour de lui, redoutant d’avancer, des hommes murmuraient dans la pénombre. En réponse, les plus âgés du groupe leur ordonnèrent de conti­­­­nuer. Avaient-ils oublié ce qu’ils avaient eu à se mettre sous la dent, ces derniers mois ? Les arêtes des poissons séchés de l’année dernière – jusqu’à ce qu’il n’en reste plus ! Non, pas question de revenir en arrière ! De toute façon, ils n’avaient nulle part où aller. Les hommes se tournèrent de nouveau vers le Dromus, ce monolithe obscur, soufflèrent-ils, qu’on disait impénétrable. Un obstacle infranchissable qui assurait la prospérité de Sola, l’empire des Soleri, le protégeait et l’isolait des royaumes inférieurs. Dans le lointain, alors que le soleil levant apparaissait au-­ dessus du sommet de la barrière d’obsidienne, le jeune homme et ses compagnons aperçurent enfin ce qui les avait conduits jusque-là. Au-delà de la muraille, la richesse tant désirée… De l’or ! « Pour tout l’or des Soleri… » Ces mots, combien de fois, enfants, les avaient-ils entendus sortir de la bouche de leur père. Aujourd’hui, d’autres leur revenaient en mémoire. « Les Soleri étaient là avant le temps lui-même, et ils y seront toujours quand il aura disparu. » La famille impériale régnait avant l’invention des calendriers, qui remontait pourtant à deux mille quatre cent quatre-vingt-douze ans. Des archives d’abord gravées dans la pierre, puis sur de l’argile et enfin tracées sur du parchemin… Près de trois mille ans de conquêtes et de domination sans partage pour une famille investie de l’autorité absolue. Sans les Soleri, le monde n’aurait eu aucune substance. Au centre de l’univers, ils étaient le début et la fin de tout ce qui existait et qui existerait. Au cœur de leur empire, devant le Dromus, des haillons trempés sur le dos, les hommes de Scargill avançaient, poussés par le désespoir. Pressant le pas, ils entrèrent dans l’ombre du Dromus, les entrail­­­­les nouées par un mélange d’angoisse et de détermination. Une fois la plage de sable noir traversée, ils étaient vulnérables, à portée des flèches décochées depuis les créneaux par les terribles archers des Soleri. Mais au sommet de la muraille, aussi loin que portait le regard dans les deux sens, il n’y avait personne en vue. 10

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Sur un sol enfin solide, le jeune homme et ses compagnons accélérèrent encore le rythme en direction de la grande muraille circulaire. Derrière, ils voyaient désormais très bien le désert défendu par les fortifications noires. Voilà, ils y étaient ! La porte de Coronel, l’entrée sud du Dromus, située à trois jours de marche de la capitale de Sola. Plissant les yeux, le jeune homme distingua les deux grands battants, aussi hauts qu’un bateau tenant droit sur sa poupe. Mais que se passait-il ? La porte était ouverte… Un piège, affirmèrent certains hommes. Non, les contredirent d’autres : un coup de chance, simplement, alors que les gardes dor­ maient encore à poings fermés sous les premières lueurs de l’aube. Une occasion à saisir tant qu’elle s’offrait à eux. Les Fêtes de l’Enténèbrement approchaient, se souvint le jeune homme. Les gardes avaient peut-être quitté leur poste pour préparer cet événement. Quoi qu’il en soit, les portes étaient ouvertes devant eux. Les aînés prirent leur décision. Comme prévu, les pêcheurs de Scargill allaient charger. Sans rencontrer de résistance, ils franchirent les portes, prêts à débouler sous une pluie de lances, d’épées et de feu. Les soldats de l’empereur, réputés pour leur habileté et leur férocité… Des guerriers nés pour conquérir et massacrer. Capables, disait-on, de tuer en un clin d’œil et presque sans y penser. Prêts à tout, les pêcheurs durent faire face… à rien. Pas de flèches. Aucune flamme. Pas l’ombre d’un soldat. Le Dromus était vide. Abandonné sans surveillance. Personne aux alentours. Pas l’ombre d’un garde… Quant à l’or aperçu de très loin, ce n’était que le reflet des premiers rayons de soleil sur le dôme délabré du temple. Ici, ni armée ni richesses. Et pas davantage de nourriture ou d’eau. Comme les silos à grain, les tonneaux étaient vides. Les membres étiques, les os menaçant de traverser leur peau aux articulations, les pêcheurs de Scargill n’étaient pas en quête d’or mais simplement de vivres pour leurs enfants. Pour l’instant, ça leur interdisait de rentrer chez eux. Dépassant le temple et le carré de terre où se dressaient des faisceaux de lances, les pêcheurs avancèrent jusqu’à ce qu’une atroce puanteur les prenne à la gorge. Enfin, ils avaient trouvé les puissants 11

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guerriers de Sola ! Mais ces soldats d’élite n’étaient pas disposés en phalange ou en rangs bien ordonnés, leur casque et la pointe de leur lance brillant au soleil. Empilés les uns sur les autres, ils avaient été laissés à pourrir puis à sécher sous les assauts du soleil et du vent. Un festin pour les corbeaux… Tous les pêcheurs, aînés à la barbe en broussaille comme ado­ lescents au menton aussi lisse que la peau d’un bébé, s’immo­­bilisèrent en même temps. Il n’y avait nulle part où aller, et plus rien à voir… Hissant son sac sur son épaule, le jeune homme se gratta le menton et cracha par terre. Derrière eux, le Dromus s’étendait à l’infini, sa silhouette obs­ cure toujours enveloppée dans les vestiges de la nuit. Devant eux, il n’y avait plus que du sable.

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Le Rayon agonisant

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Chapitre premier

V

errai-je le ciel aujourd’ hui ? Assis dans l’obscurité, Ren Hark-Wadi attendait le lever du soleil. Alors que les premiers filaments de l’aube envahis­­ saient lentement le puits de lumière, les murs et le plafond de sa cellule passèrent du noir au marron puis au jaunâtre. Quittant sa cou­­­­che de bois, Ren prit sous sa couverture un morceau de fer poli et le glissa dans l’étroite fente de la fenêtre. Là, le petit objet accrocha le jour et emplit la minuscule chambre d’une lueur bleu gris. Ren offrit son visage à cette lumière avec l’espoir qu’elle réchauffe sa peau, mais rien ne se passa. Normal, avec de si faibles rayons. Dans les cercles supérieurs, on voit peut-être un peu mieux le ciel… Possible… Mais comment savoir ? Penché vers la fenêtre, Ren pressa le visage contre la fente – une sorte de meurtrière – et regarda vers le haut. En procédant ainsi, il arrivait parfois à voir un minuscule fragment de ciel – une petite tache bleue, pas plus grosse qu’une noix. Pendant son temps libre, quand il était sûr que personne ne regardait, il restait dans cette position assez longtemps pour avoir la nuque douloureuse. Un maigre prix à payer pour apercevoir un oiseau ou la traîne d’un nuage vagabond. La preuve que le monde extérieur existait encore – ainsi que le vent, toujours prêt à pousser son troupeau de moutons cotonneux. Mais ce matin, Ren avait la nuque trop raide pour apercevoir le ciel. Tout ce qu’il vit, ce fut le rebord des fenêtres en forme d’arche entass­­­­­ées les unes sur les autres. Cinq niveaux, un pour chaque « cercle » 15

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du Prieuré, cette forteresse souterraine où le monde extérieur ne faisait jamais irruption – comme s’il n’était qu’une vague rumeur, et tous ceux qui le peuplaient avec lui. Demain, peut-être… Qui sait ? j’entreverrai l’univers qui conti­ ­­nue à exister au-delà de ces murs… Après s’être aspergé d’un seau d’eau croupie – ses ablutions matinales – Ren en recracha une bonne partie et laissa le reste chasser le sommeil de ses yeux et la poussière de ses joues et de ses longs cheveux qui lui tombaient toujours sur le visage. Emportée par une rigole, l’eau disparut dans un collecteur de pierre. Pour être réutilisée le lendemain, soupçonnait Ren, encore plus croupie que la veille. En matière de confort, les tuteurs qui diri­­ geaient le Prieuré militaient pour le strict minimum. « C’est la souffrance qui fait l’homme », répétaient-ils inlassablement. La devise des Soleri. « C’est la souffrance qui fait l’homme. » Leur ultime vérité philosophique – pas si pertinente que ça, selon Ren. Si la douleur avait suffi, il aurait été « fait » depuis très long­ temps, et ce dix fois plutôt qu’une. Pour moi, la souffrance ne fait pas l’ homme. Au contraire, on devient adulte malgré elle. Il avait vu des garçons rendus fous par la douleur. D’autres, à cause d’elle, s’étaient transformés en monstres de cruauté. Mais aucun, jamais, n’avait ressemblé, même de très loin, à ce qu’il tenait pour un homme. Cela dit, qu’en savait-il ? Au fond, il ne connais­­­ ­sait que des gamins – et tous étaient des otages, comme lui. Les fils de toutes les familles royales et lignées nobles des royaumes inférieurs… Dans le lointain, une sonnerie de trompette retentit, toute bouffie de sa propre importance. Les Fêtes de l’Enténèbrement venaient de commencer. Dans cinq jours, le soleil s’obscurcirait un court moment, le jour deviendrait aussi sombre que la nuit, et le peuple, silencieux mais émerveillé, recevrait la bénédiction annuelle du dieu de la lumière. Mithra-Sol produit moins de clarté afin que l’empereur et tous ses sujets assistent au phénomène et le tiennent pour un miracle. Ren se fichait comme d’une guigne de cette éclipse solaire. Logique, non, pour quelqu’un qui n’avait jamais aperçu l’astre diurne ? D’accord, chaque année, le ciel devenait noir en plein jour, 16

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mais qu’est-ce que ça pouvait faire à un otage reclus en permanence dans les ténèbres ? Fils unique d’Arko, le roi d’Harkana, Ren Hark-Wadi n’avait plus vu le monde depuis que les soldats de l’empereur l’avaient conduit de force dans la cité souterraine baptisée le Prieuré. Âgé de trois ans à l’époque, il ne se souvenait plus des circonstances de son « enlèvement », ni du visage de son père, de sa mère et de ses sœurs. En revanche, il se rappelait le prénom des deux jeunes filles – Merit et Kepina, son tuteur avait consenti à les lui révéler – mais sans savoir à quoi elles ressemblaient. Gardaient-elles un vague souvenir de lui ? Seraient-elles en mesure de le reconnaître ? En supposant que quelqu’un, quelque part, se souciât encore de son existence. Ne suis-je plus qu’un nom sans visage ? Une chaise vide à la table du dîner… Non, si elles le rencontraient, Merit et Kepina le reconnaî­­ traient, même s’il était désormais presque aussi grand qu’un adulte. À force de vivre sous terre, ses cheveux jadis couleur miel – une exception parmi les garçons – étaient maintenant grisâtres. Pourtant, plus jeune, avec son visage étroit et anguleux aux pommettes sail­ lantes, ses yeux presque roux et sa moue permanente, il était du genre à attirer l’attention. Très grand pour son âge, il ressemblait encore à l’enfant de jadis. À coup sûr, son père et ses sœurs s’en seraient aperçus, à défaut de quiconque d’autre. Toutes les nuits, il tentait de raviver les images de son enfance afin de rappeler à sa mémoire le visage de ses parents et de ses sœurs – même flou, ce serait déjà bien… M’aimaient-ils ? Étions-nous une vraie famille ? Au dîner, les parents racontaient-ils des histoires qui tenaient les enfants éveillés jusqu’à ce que leurs yeux se ferment tout seuls ? Ren était avide de souvenirs, mais il n’en avait pas. Un rêve aurait suffi, hélas, dans ses songes, il ne voyait jamais sa famille. Ce « concept » lui était trop étranger – bien trop lointain pour qu’il le maî­­­trise. En guise de souvenirs, il avait les salles du Prieuré, les autres garçons, les tuteurs et l’empreinte de toutes les nuits de désespoir passées dans sa cellule. Un tuteur frappa à sa porte. — Sors de ta chambre, Hark-Wadi ! 17

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Le petit déjeuner, déjà… L’ heure de manger, de suivre les cours… Ren retira une pierre du mur. Derrière, dans ce qui formait une niche, il gardait un couteau. Après l’avoir saisi, il enfila une tuni­­­­­que de lin. Il allait devoir se dépêcher. Chaque jour, les rations étaient limitées, et elles suf­­­­fisaient rarement. Un brouet avec de la carne séchée ou des légumes racor­­nis et, de temps en temps, de la confiture de dattes ou de figues sur une gaufre anémique. À l’occasion, il n’y avait rien, à part du pain rassis et un peu d’huile pour le tremper dedans. Avoir le ventre plein ? Pour les garçons, ce bonheur appartenait à un très lointain passé. La philosophie des tuteurs : « La souffrance fait l’homme. » D’ailleurs, c’était ce que beuglait l’un d’eux en remontant le couloir. Pour réveiller les garçons, il défonçait à demi leur porte à coups de poing. Ren sortit d’un pas mal assuré. Dans le couloir, il avisa Tye Sirra, du royaume insulaire de Wyrre. Kollen Pisk, un garçon plus âgé, lui parlait des Fêtes de l’Enténèbrement. Se glissant derrière Kollen, Ren lui flanqua une bourrade dans le dos. — Les tuteurs te demandent, annonça-t-il. Un mensonge, mais quand on voulait se débarrasser d’un gêneur, il n’existait pas de meilleur prétexte. — Tu ne devrais pas traîner, ajouta-t-il avec une seconde bourrade. — On se verra plus tard, alors…, fit Kollen. Il tapa sur l’épaule de Ren – sans quitter Tye des yeux, comme s’il l’évaluait ou prenait ses mesures. Puis il éclata de rire et fila à grandes enjambées. Ren attendit qu’il soit hors de vue. — Tu crois qu’il sait ? demanda-t-il à Tye. — Ce n’est pas sûr, mais ça reste possible… — Dans ce cas, nous devrons être plus prudents. Si tu te lais­­ ­sais pousser les cheveux ? Et si tu changeais de tunique ? — Mes cheveux ne pousseront pas plus vite, et cette tunique est la plus miteuse que j’ai pu trouver. Je pue déjà comme un rat, faut-il aussi que j’en aie l’aspect ? Ren haussa les épaules. 18

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— Ça vaut mieux que d’être découvert… Personne ne laisse traîner son regard sur un rat, ni ne recherche sa compagnie. Ren plissa les narines et eut une moue dégoûtée. — Ce n’est pas drôle ! s’écria Tye. Tôt ou tard, quelqu’un comprendra tout et… Tye regarda alentour en quête d’oreilles indiscrètes. — On n’abandonnera pas comme ça, dit Ren. Voilà des années qu’on les roule dans la farine. — Oui, mais j’étais plus jeune, et il n’y avait pas grand-chose à cacher. Distraitement, Tye épousseta sa tunique à l’endroit où sa poitrine avait une forme bizarre. En réalité, Tye était une fille. Ses deux amis, Ren et Adin Fahran, l’héritier du royaume de Feren, étaient les seuls à le savoir. Trois ans plus tôt, quand le Protecteur était venu chercher le « garçon », dans la résidence familiale de Wyrre, le père de Tye avait remplacé son fils par sa fille. À douze ans désormais, Tye, grande et mince, restait quasiment dépourvue des courbes qui lui viendraient avec la maturité. Comme il était habituel dans les tribus du Sud, elle avait les yeux et les cheveux clairs, un nez fin et une constellation de taches de rousseur sur les joues. Devenant chaque jour un peu plus belle, la pauvre se donnait un mal de chien pour le cacher. Et même si c’était de moins en moins crédible avec le temps, elle pouvait encore passer pour un garçon. — Que fais-tu dans cette section du Prieuré ? demanda Ren. La cellule de Tye était à un autre étage. — Je te cherchais. — Si ce n’est pas mignon, ça… — Arrête tes idioties ! J’ai une raison sérieuse. — Laquelle ? s’enquit Ren, soudain inquiet. — Suis-moi et tu le sauras. Tye fila à la vitesse du vent et Ren lui emboîta le pas. Ce serait assez grave pour qu’elle risque de sauter le petit déjeuner ? La réponse fut évidente lorsque les deux amis eurent rejoint Adin. — Mon père est mort, annonça celui-ci, les yeux plissés pour mieux voir ses amis dans la pénombre. Campé devant la porte de sa chambre, une feuille de parche­ ­­min à la main, Adin avait le teint grisâtre. Un peu plus vieux que 19

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Ren, ce garçon élancé aux cheveux en bataille et aux joues déjà mangées par la barbe voûtait en permanence les épaules comme s’il avait peur de sa propre taille. — C’est terminé, soupira-t-il. Je m’en vais. Pour rentrer chez eux, les garçons du Prieuré devaient attendre que leur père meure de sa belle mort ou se fasse tuer. Un moment, Ren se contenta de dévisager son ami. C’était l’instant qu’ils attendaient tous. L’heure de la liberté et du retour chez soi. Pourtant, Adin avait l’air sinistre. — Qu’est-ce qui cloche ? demanda Ren. — J’ai reçu un mot de mon oncle Gallach. Les choses ne sont pas si limpides. Il y a un an, une révolte a éclaté. Dagrun Finner, un marchand, s’est proclamé roi des Ferens et s’est emparé du trône. Après avoir pris mon père en otage, il l’a accusé de trahison et condamné à la potence. Comme l’empereur a donné son aval à Finner, je ne suis plus le Premier Fils de Feren. Avec la mort de mon père, je vais être libéré. Ma lignée n’existe plus… Des bruits de pas annoncèrent l’arrivée des tuteurs en tunique jaune. Oren Thrako, le Maître du Prieuré, marchait à la tête du groupe. Râblé et puissant, la peau de son crâne chauve faisant penser à un muscle surdéveloppé, il saisit Adin par le col. — Il est temps de partir, mon garçon, dit-il. — Laissez-nous un moment ! s’écria Ren. Le parchemin tremblant dans sa main, Adin regarda alternati­­ vement son ami et le chef des tuteurs. — Dès qu’il saura que j’ai recouvré ma liberté, le nouveau roi me fera assassiner. Me renvoyer chez moi, c’est me condamner à mort. — Réserve tes jérémiades à quelqu’un que ça intéresse, grogna Oren. Il est l’heure pour toi de voir le Rayon. Ren s’interposa entre le Maître du Prieuré et son ami. — Un tout petit moment…, implora-t-il. — Retourne dans ta cellule ! cria Oren. Pas question ! Selon toute probabilité, Ren ne reverrait plus jamais son ami. Mais avant qu’il puisse protester, Oren le plaqua contre un mur, le saisit à la gorge et resserra lentement sa prise. Les joues virant au rouge, Ren serra les poings. Contre toute attente, le Maître du Prieuré le lâcha. 20

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Tye avait saisi la tunique d’Oren, et elle tirait frénétiquement dessus. Le col se prenant dans le collier en bronze de l’homme, du sang perla soudain sur sa gorge. Oren oublia aussitôt Ren. D’un revers de la main, il fit lâcher prise à Tye, qui tomba à genoux. — Petit imbécile ! rugit-il en faisant signe à un tuteur de lui passer son gourdin. À l’évidence, il entendait rosser Tye sur-le-champ. Non ! Elle n’a rien fait. Tout est ma faute. Ren dégaina son couteau et plaqua la pointe entre les omo­­ plates d’Oren. Le Maître du Prieuré se retourna lentement et baissa les yeux sur la petite lame. — Que comptes-tu faire avec ça ? railla-t-il. Embrocher une souris ? Tu ferais mieux de me menacer avec un cure-dent. Lâche ce jouet, avant que je te taille en pièces avec. D’autres tuteurs venaient de débouler dans le couloir. Dès qu’ils virent le couteau, trois d’entre eux encerclèrent Ren. Un qua­­ trième prit Adin par le bras et voulut l’entraîner avec lui, mais le garçon résista. — Si vous sortez d’ici un jour, je vous attendrai, les amis ! — File, idiot ! cria Ren. Dos contre un mur face aux tuteurs et à Oren Thrako – fou de rage comme il ne l’avait jamais vu – il eut l’impression que son cou­­­­­teau pesait des tonnes. — Puisses-tu partager le destin du soleil – et tout ce qui va avec ! lança-t-il à Adin. On te trouvera, ne t’en fais pas… À voix basse, Ren ajouta : — Si on échappe un jour à ce trou à rats… Adin se retourna pour voir ses amis, constata qu’ils étaient en danger et voulut rebrousser chemin pour les aider. Poussant contre le mur le tuteur qui le retenait, il lui flanqua un crochet dans la mâchoire puis revint sur ses pas. Deux tuteurs lui bloquèrent le passage puis le prirent par les bras. — Je ne plaisante pas ! Venez me voir chez moi ! lança-t-il tan­­­dis que les deux tuteurs l’entraînaient dans les ombres. Avant que Ren ait pu répondre, Oren le prit par le devant de sa tunique. 21

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— Tu aurais dû jeter ton couteau… Pour te punir, je te couperai un doigt… ou peut-être deux. Alors que leur chef serrait la gorge de Ren, les autres tuteurs le désarmèrent sans douceur. Oren recula, une façon de s’écarter de la mêlée, tira sur sa tunique et remit en place son collier. Puis il baissa les yeux sur ses mains rouges de sang. — Pour ça, tu auras droit au puits de lumière, Tye. Pour tes péchés, le jugement du soleil ! — Non ! s’écria Ren. C’est moi qui dois affronter le soleil ! Il me revient de prendre sa place. Certain que le Maître du Prieuré ne laisserait pas passer une occasion de la châtier, il était prêt à se sacrifier pour Tye. Oren regarda les deux jeunes gens comme s’il avait du mal à se décider. Puis il hocha la tête, ainsi que Ren l’avait prévu. — J’ai tranché, Hark-Wadi. Au lieu de te couper un doigt, je vais te livrer au soleil, le juge suprême. Ren avait vu un survivant de cette épreuve. La peau brûlée et boursouflée, les lèvres craquelées, les yeux rougis, le pauvre garçon avait les épaules et le cou couverts de pustules blanches qui explosaient chaque fois qu’il bougeait les bras ou la tête. Et voilà que c’était à son tour… Debout dans un puits de lumière, puis recroquevillé sur lui-même, il allait presque cuire sous les assauts du soleil. S’il s’en sortait vivant, on l’estimerait innocent. S’il suc­­­­­­combait, on le déclarerait coupable et on renverrait son corps chez lui dans un cercueil. Bien entendu, l’empire exigerait un nouvel otage. Des tuteurs le prirent par la capuche de sa tunique pour le tirer sur le toit. — Va-t’en, dit-il à Tye, qui pleurait en silence. Et oublie-moi. Au moins, elle sera en sécurité… Savoir qu’il l’avait protégée était réconfortant. De plus, Adin était libre. Oui, son cher ami Adin avait échappé au Prieuré. Chaque jour de sa courte vie, Ren avait rêvé à l’instant où ses amis et lui quitteraient cette prison. S’enfuir était tout ce qu’il désirait pour Tye et Adin comme pour lui. La libération d’Adin aurait dû le consoler, mais il n’avait pas les idées claires. Bientôt, il serait face à la Justice du Soleil… Quand des mains puissantes se glissèrent sous ses ais­­­­­­selles et le soulevèrent de terre, il décocha des coups de pied et cueillit 22

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au visage un tuteur aux cheveux gris. Lorsqu’il voulut doubler sa frappe, un type plus jeune lui saisit la cheville et lui tordit la jambe. Impuissant, il dut se laisser porter dans le couloir. Ils adorent ça ! Ces chiens aiment nous voir nous tortiller. Remarquant une arche au-dessus de sa tête, Ren comprit qu’ils étaient dans l’escalier. Après avoir lutté des années pour voir le soleil, il allait en avoir beaucoup plus que son content. Une porte s’ouvrit et tout devint d’une blancheur éclatante. Ren baissa les paupières, mais la lumière les traversa. — Ouvre les yeux, mon gars, dit un des tuteurs. Nous sommes sur le toit. — Non… Je ne veux pas voir le soleil. Un mensonge, après avoir rêvé de cet instant depuis toujours. Mais l’heure venue, Ren ne se sentait pas prêt. Aucune importance ! Docile, il ouvrit les yeux et vit le sourire édenté d’un tuteur. Tournant la tête, l’homme cracha dans un des puits de lumière. La glaire tomba dans le vide puis disparut dans les entrailles du puits. — C’est là que tu vas aller, dans un puits, pour cuire comme du pain et rôtir comme une oie. La souffrance fait l’homme ! Oui, la souffrance fait l’homme… Sur le toit, on avait creusé douze puits de lumière dont la fonc­­­­ ­tion première était d’éclairer les salles souterraines du Prieuré de Tolemy, la prison où croupissaient les otages de l’empereur. Le tuteur édenté passa une corde sous les bras de Ren et la noua dans son dos. — En route, mon garçon ! Surtout, ne touche pas la pierre, ta peau y resterait collée. Ren ferma de nouveau les yeux. Le soleil brillait trop fort et il n’était prêt. Mais le tuteur tira sur la corde, le forçant à avancer. Paupières closes, il regretta de ne pas pouvoir obstruer aussi ses oreilles. Dans la cité écrasée de chaleur, des chiens aboyaient et des colporteurs beuglaient leur boniment. — Non, je… D’un coup de pied, le tuteur fit basculer Ren dans le vide. Comme le nœud coulant d’un bourreau, la corde se resserra autour de sa poitrine. La saisissant, il tenta de freiner sa chute. — Au secours ! cria-t-il. 23

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Au-dessus de sa tête, les tuteurs grognèrent sous l’effort. Mais ils tirèrent sur la corde, ralentissant la chute du condamné. Ren battit des jambes et sentit de la pierre sous ses pieds. Une saillie ! Posant d’abord un pied, il fit de même avec l’autre et se retrouva en équilibre sur une étroite corniche. — C’est là que je dois me tenir ? demanda-t-il. Personne ne daigna lui répondre. Le puits n’était rien de plus qu’un conduit vertical tout juste assez large pour lui. Affamé, Ren aurait voulu sentir le goût du brouet sur ses lèvres et la chaleur de l’ambre dans son estomac. Dans sa tête se déchaînait une fureur qu’une collation seule aurait pu apaiser. Mais ce matin, on ne lui servirait rien à manger. Impossible de savoir quand il aurait son prochain repas – s’il en avait un. Je donnerais cher pour retourner dans ma cellule. Jusque-là, il n’avait jamais mesuré à quel point il y était bien… Les tuteurs remontèrent la corde et s’en allèrent. Tout s’était passé trop vite pour que Ren réfléchisse à ce qui l’attendait. À présent, debout sur sa corniche, il constata qu’il n’y avait pas une once d’ombre et aucun endroit où faire ses besoins. Sa seule option, c’était de sauter dans le vide pour mettre un terme à sa vie. Hélas, la chute ne le tuerait pas à coup sûr. S’il était simplement estropié, les tuteurs le retaperaient pour le plaisir de le torturer de nouveau. Ah ! retrouver le confort exigu et obscur de sa cellule ! Je veux manger du pain, boire de l’ambre et voir mes amis… Un otage n’avait aucun autre désir ni aucun privilège. Seul sous le vaste ciel dans ce qui serait très bientôt un four, Ren ressentait cruellement l’absence de sa vie quotidienne pourtant triste et mono­ ­tone. Un « manque » qui lui faisait plus mal que tous les coups possibles des tuteurs. Appuyant les épaules contre la pierre, il constata qu’elle était déjà chaude. Maintenant, je suis prêt ! Un rayon de soleil vint jouer sur son visage. Après dix ans passés dans l’obscurité, Ren leva la tête, ouvrit les yeux et vit enfin le soleil.

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Chapitre 2

M

erit Hark-Wadi parla très fort afin que chacun l’entende dans l’arène : — Mes chers amis, sujets du royaume d’Harkana et estimés invités du royaume de Feren, en ce dernier jour des fêtes, je vous souhaite à tous une bonne mort. Sous les applaudissements, Merit se rassit sur le siège de son père. Tout en tirant sur sa jupe plissée, elle s’avisa qu’elle n’était pas sincère. Si tout le monde avait une bonne mort, la foule serait mécontente, car elle préférait les fins sanglantes. — Puissiez-vous honorer Sola par votre présence, et Harkana avec votre sang, ajouta Merit en saluant les combattants. Son regard s’attarda sur un grand Feren musclé en armure d’argent. Puis elle s’adossa à son siège. La Première Fille d’Harkana, le maintien digne et royal, avait un regard froid et calculateur. Dix ans après son accession à la féminité, elle restait d’une frappante beauté malgré ses vingt-six printemps. De longs cheveux bruns cascadant dans son dos, la peau couleur bronze et les lèvres pulpeuses, elle portait une robe bleue flambant neuve dont la teinture déteignait sur ses coudes et ses chevilles, donnant à ses membres élégants un aspect étrangement marbré. Levant un bras orné d’un bracelet d’argent, elle attendit que les vivats se soient tus – un silence qu’elle estimait adapté à sa position et à son rang. — Prenez vos armes, et que le défi commence ! Les guerriers saluèrent avec la pointe de leur épée – d’abord les visiteurs de Feren, une marque de respect, puis les Harkaniens. 25

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Parmi ces combattants, une poignée seulement sortiraient vivants de l’arène et moins encore se verraient offrir une bonne mort. Mais au début des combats du dernier jour, les participants, encore frais et convaincus de leurs compétences, rayonnaient toujours de confiance. Ces défis étaient une tradition annuelle qui remontait à des siècles, pour autant que Merit le sût. Alors qu’il comptait douze mois de trente jours, le calendrier de Sola recensait trois cent soixante-cinq jours, soit un excédent de cinq unités. Au cours de ces journées, on célébrait le haut festival – l’Enténèbrement du Soleil. En un sens, ces cinq jours n’appartenaient pas vraiment au temps. On ne travaillait pas, n’abattait aucun animal et ne labourait aucun champ. Cinq jours hors du temps… Une occasion de boire et de jouer en attendant que le soleil devienne noir. Chaque année, les festivités s’interrompaient le cinquième jour à midi, l’heure où la lune éclipsait le soleil, le ciel soudain aussi noir qu’en pleine nuit. L’Enténèbrement… Partout dans l’empire, les gens se réunissaient pour voir Mithra-Sol s’obscurcir en l’honneur de l’empereur. Au cœur de la forêt d’épines noires de Feren, les gens plantaient des torches dans la terre rouge. En Wyrre, les mendiants tapaient sur des casseroles et brisaient des objets en poterie pour tenir à distance « l’enténébreur ». En Rachis, les seigneurs des montagnes allumaient des bûchers qui coloraient d’orange le ciel noir comme de l’encre. En Harkana, où la haine de l’empire était la plus forte, on célébrait le festival d’une façon très particulière. S’ils n’avaient pas le droit de travailler, les Harkaniens étaient autorisés à jouer. Eh bien, ils jouaient à la guerre ! S’ils devaient célébrer leur propre défaite et faire des libations à la gloire de l’empereur, ce serait en versant du sang sur la terre ! Une main en visière pour protéger ses yeux bleu-vert à la nuance sans cesse changeante, Merit balaya l’arène du regard. Sur le « champ de bataille » le son du fer frappant le fer devenait assourdissant. Criant de douleur, un guerrier feren s’écroula sur le sable. Révulsée, Merit détourna le regard. Même s’il lui revenait d’ordonner à des hommes de s’étriper, elle n’aimait pas assister à la boucherie. Tant qu’elle n’était pas forcée à voir, ça pouvait aller, sinon… Sur sa droite, le siège de la reine était vide, comme depuis une décennie. Quant au roi, son père, il était absent. Ren, le fils héritier, 26

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croupissant dans les geôles du Prieuré de Tolemy, c’était à elle de représenter la famille royale et d’occuper le siège du souverain pendant que les combattants s’entre-tuaient. Cet honneur aurait dû échoir à son père, mais Arko Hark-Wadi, roi d’Harkana, refusait de se soumettre à l’empire. Comme chaque année au moment des fêtes, il était en expédition de chasse, très loin au nord. Une idée traversa l’esprit de Merit. Au Prieuré, les garçons célébraient-ils le festival ? Voyaient-ils le soleil s’obscurcir ? Ren savait-­ ­­­il que son peuple passait la journée à ferrailler à grands coups d’épée et de lance, histoire de raviver la gloire ternie du royaume ? Arko n’avait jamais été reclus au Prieuré. Pour empêcher cette horreur, le grand-père de Merit avait livré une guerre. Était-ce ça qui poussait Arko à fuir Harwen pendant les Fêtes de l’Enténèbrement ? Serait-il trop fier pour honorer le courage des autres ? — L’émissaire des Soleri prendra ton comportement comme un signe d’irrespect, avait-elle dit à son père en le regardant partir avec ses chasseurs. Aucun affront ne passe inaperçu. Arko avait eu un geste nonchalant. — Ne t’inquiète pas, Merit. Quand le ciel s’obscurcira, je lèverai une coupe pour honorer l’empereur et je paierai à boire à ses espions. Sur ces mots, Arko était parti sans même un regard pour les lieux et les gens qu’il abandonnait. Et bien entendu, sans se soucier du fardeau qu’il laissait à sa fille. Si les devoirs de la reine revenaient en effet à la Première Fille, ça ne libérait pas le roi de ses obligations. Même si elle faisait de son mieux pour le remplacer, Merit n’était pas son héritière. Autant qu’elle flattât et maternât ses alliés, lui seul pouvait se gagner leur respect, mais il s’en fichait comme d’une guigne… Merit aspirait à être reconnue. Avoir une position stable, et un pouvoir bien à elle… Consciente que son père ne lui donnerait jamais satisfaction, elle avait décidé de se débrouiller seule. En chemin vers le pouvoir, si elle devait se salir un peu les mains, ça ne l’empêcherait sûrement pas de dormir… Comme l’exigeait le protocole, elle se leva et tendit les mains vers la foule : — Aux armes ! lança-t-elle, marquant le moment où le combat, souvent appelé le « défi des rois », allait commencer pour de bon. 27

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À ces mots, des guerriers de haute naissance se jetèrent les uns sur les autres. En règle générale, les serviteurs et les soldats des nobles prenaient la place de leurs maîtres, mais aucune loi n’interdisait à l’élite, famille royale comprise, de participer au massacre. Ça arrivait rarement, cela dit. De quoi mieux comprendre l’excitation de la foule en ce jour où les sujets les mieux nés d’Harkana et de Feren allaient en découdre pour de bon. Cette situation ajoutait du piment au défi – voir crever des nobles, ça n’était pas si fréquent que ça. Enfin un spectacle digne d’ être suivi…, pensa Merit. Dans l’arène, les Ferens et les Harkaniens se rendaient coup pour coup. Du regard, Merit chercha le guerrier en armure d’argent qui avait attiré son attention un peu plus tôt. Du coin de l’œil, elle aperçut le guerrier harkanien le plus vif et le plus gracieux de tous. Mince silhouette portant une cuirasse noire ornée sur la poitrine des cornes d’Harkana en argent, ce com­­ battant n’était pas un inconnu pour Merit et pour la foule. Alors qu’il chargeait le Feren en argent, des compatriotes de ce dernier vinrent lui barrer le chemin. Cinq solides gaillards armés d’épées plus longues et plus lourdes contre un seul Harkanien… Logiquement, le guerrier en noir n’avait pas une chance, mais il ne se laissa pas impression­­­ ­­ner. Avec leurs pesantes armures et leurs armes tout aussi lourdes, les Ferens se déplaçaient lentement. Du coup, l’Harkanien eut le temps de ramasser sur le sol une épée courte que quelqu’un avait laissée tomber. Brandissant deux lames, il parvint à faire reculer ses adversaires. Le voyant parer d’un bras et frapper de l’autre, la foule l’acclama. Merit elle-même applaudit. Impressionnant de confiance, le guerrier en noir lança son épée courte comme s’il s’agissait d’une dague. L’arme se ficha dans la jambe d’un Feren qui s’écroula dans un geyser de sang. Sans ralentir, l’Harkanien abattit son autre épée sur le bras d’un homme, lui arrachant son arme et un doigt dans la manœuvre. Les Ferens encore en lice repartirent à l’assaut. Alors que deux d’entre eux attaquaient de face, le troisième se plaça dans le dos de l’Harkanien et frappa, visant un point faible de la cuirasse noire. Du sang jaillit et le combattant blessé recula jusqu’à un coin tranquille de l’arène. 28

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Merit se pencha en avant et agrippa la rambarde de la plateforme royale. Elle détestait que les combats s’éternisent ainsi. Quand l’odeur du sang saturait l’air, ça lui donnait envie de vomir. Dans l’arène, les trois Ferens harcelaient l’Harkanien solitaire. Toujours intrépide malgré sa blessure, il para un coup d’épée mais ne put pas éviter le poing ganté de fer qui s’écrasa sur sa joue. Un second coup l’ayant sonné, les Ferens se précipitèrent pour la curée. Une catastrophe pour les défis, ça ! pensa Merit. Fallait-il mettre un terme aux hostilités ? Désigner un vainqueur et arrêter les combats étaient tout à fait dans ses prérogatives. Dès qu’elle leva un index, tous les regards se tournèrent vers elle. Alors que la foule retenait son souffle – un seul mot pouvait tout arrêter – Merit resta obstinément silencieuse. Comme si elle n’avait plus de raison d’intervenir. Mais que fait-il donc ? Le noble feren en armure d’argent avait traversé l’arène pour… attaquer ses compatriotes. Du pommeau de son épée, il assomma un des types, en prit un autre par le col et l’envoya valser hors de l’arène – une manœuvre qui l’éliminait de la compétition. Le dernier Feren, refusant de lever son arme contre un noble de son pays, la laissa tomber, s’écarta et sortit de l’arène sous les rugissements de la foule. Intelligent, ce Feren… Il veut sa proie pour lui tout seul. Dans l’arène, il ne restait plus que deux combattants. Le Feren en argent et l’Harkanien en noir. Enfin, dire l’Harkanien, c’était une façon de parler… Merit observa attentivement les deux adversaires. Tout allait se jouer en un éclair – plus que probablement, un seul coup, bien porté, déciderait du combat. Le guerrier en noir avança d’un pas un peu hésitant et leva son épée. Dans un silence de mort, il bondit à une vitesse incroyable… puis se figea au milieu de son mouvement. La foule cria d’angoisse et Merit se mordit la lèvre inférieure. Cherchant une explication à l’échec du guerrier, elle vit que du sang suintait de la cuirasse noire. D’un coup presque nonchalant, le grand Feren désarma son adversaire puis lui plaqua sa lame sur la gorge, prêt à porter le coup de grâce. 29

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— Arrête ! ordonna Merit, la voix un peu tremblante. Guerrier en noir, retire ton casque ! Rageusement, le vaincu obéit, dévoilant le visage d’une jeune fille de dix et six ans aux cheveux courts bouclés et aux yeux marron. L’ultime combattant harkanien était en réalité Kepina Hark-­ ­Wadi, la Seconde Fille du roi. En d’autres termes, la sœur cadette de Merit. Je lui avais dit de ne pas entrer dans l’arène… Merit avait même imploré sa sœur de prendre place avec elle sur la plate-forme royale. Mais Kepina se fichait de ses conseils – et de ceux des autres aussi, fallait-il ajouter. Le Feren retira lui aussi son casque. Ses cheveux noirs collés sur le crâne, il arborait une barbe courte mais drue. Dagrun Finner, le nouveau roi des Ferens… Sur les gradins, la foule grogna, furieuse de la défaite de Kepina. Le souffle court, Merit attendit que sa sœur pousse le cri qui mettrait un terme au duel. Hélas, Kepina ne semblait pas disposée à reconnaître sa défaite. Comme de juste, elle ne me facilitera pas la tâche… Les deux combattants n’avaient pas bougé, la lame du Feren toujours sur la gorge de l’Harkanienne. Sous les murmures de la foule, des soldats des deux camps se massaient dans l’arène, prêts à la guerre. Objet de tous les regards, Merit resta impassible. Pas question de sauver la mise à Kepina ! Très calme, elle lissa les plis de sa robe en regardant sa sœur frémir au contact de la lame du Feren. Laissons-la donc s’ inquiéter… Estimant que la farce avait assez duré, Dagrun Finner, comme s’il était las de tenir son épée, baissa un peu le bras et fit jaillir un filet de sang sur la gorge de Kepina. Une façon de forcer la main à Merit. Sauver sa sœur ou la condamner à mort, elle n’avait pas d’autre option. Elle zébra l’air d’une main, concédant la victoire à Dagrun. Tu ne connaîtras pas le goût de la mort aujourd’ hui, Kepina. Logique, puisque Merit avait des projets pour sa petite sœur…

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Chapitre 3

– J’

aurais dû l’éventrer pendant qu’il me plaquait sa lame sur la gorge, grogna Kepina. Elle jeta son armure à travers la pièce, répandant du sang partout. Sur les dalles grises, il resterait des taches que le roi verrait, même si on les frottait pendant des heures. — Je vais bien ! rugit-elle à l’intention de sa dame de compa­ ­gnie et du médecin qui tentait d’examiner ses plaies sur la joue, la gorge et le torse. Toutes saignaient encore, un bon moment après le combat. — Fous-moi la paix ! lança Kepina à l’homme de l’art. Les plaies et les bosses, quelle importance ? Selon son médecin, elle se fichait de la souffrance. Au point qu’on puisse se demander si elle ne la recherchait pas. Pas mal vu, ça… La douleur l’aidait à oublier. Dès que son passé menaçait de remonter à la surface, elle dégainait une arme et se lançait dans une bataille. Distribuer des coups chassait les souvenirs – en rece­­ ­voir était très efficace aussi, à condition de ne pas en abuser. Aujourd’hui, dans l’arène, elle en avait pris plein la figure, mais l’humiliation était plus cuisante que les blessures. Merit aurait dû permettre à Dagrun de la tuer. Mourir, sans nul doute, était préférable à crever de honte… C’était passé si près. Oui, elle avait failli vaincre Dagrun. Sous son œil mental, elle revit la scène. Un pas de plus vers la droite en réagissant un rien plus tôt, et elle aurait pu passer sous sa garde, le contourner et lui plaquer sa lame sur la gorge. Alors, sous une explosion de vivats, elle l’aurait soumis à sa volonté. 31

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La victoire d’une Harkanienne lors des défis d’Harkana. Une revanche contre les traîtres qui s’étaient joués d’elle. Kepina toucha la coupure de sa gorge, puis étudia le sang sur le bout de ses doigts. — Toutes ces plaies…, gémit la fille qui était en train de la laver. — Vous êtes toute bleu et noir, dit une autre domestique. On dirait une grappe de raisin écrabouillée dans une cuve. — J’ai déjà eu pire, fit Kepina en finissant de retirer son équipement. Autour d’elle, les servantes s’affairaient à nettoyer le sang. D’autres apportaient de l’eau propre et des vêtements secs adaptés à l’imminente réunion dans la salle du trône. — C’est ça que je suis censée mettre ? railla Kepina en décou­­ vrant une robe vaporeuse. À dix et six ans, mince comme un jeune garçon – mais les épaules larges et le front dégagé –, la Seconde Fille n’était pas une beauté aussi conventionnelle que sa sœur. Avec ses cheveux bruns coupés court comme ceux d’un garçon, ses yeux foncés et son nez fin, elle ressemblait beaucoup à son père. Et bien entendu, elle n’accor­­­­dait aucune importance à son apparence. Pourtant, elle avait un charme bien à elle. Une lueur dans le regard, une expression espiègle… Mais comme elle apparaissait presque toujours en public avec la splendide Merit, beaucoup de gens la trouvaient ordinaire. — Dans la salle du trône, dit son habilleuse, vous n’aurez pas l’air fin, dans votre jolie robe, mais avec un œil au beurre noir. — N’oublie pas ma plaie sur un bras, lâcha Kepina avec un sourire rusé. Cette plaie-là tournait au violacé. Une bien triste vision pour les braves sujets d’Harkana et les invités ferens. — Moi, j’aime bien mon allure, enchaîna Kepina en baissant les yeux sur ses multiples ecchymoses. Accablées, les servantes secouèrent la tête tout en ajustant les plis de la robe sur la petite poitrine et l’estomac bien plat de leur maîtresse. Sous ce tissu très fin, elle ne porterait rien – à part le dégoût que lui inspirait l’obligation de rester dans la salle du trône, pen­­­dant l’Enténèbrement, avec un homme dont elle méprisait les sujets. Qui avait eu l’idée d’inviter ces gens à Harwen ? En particulier Dagrun, ce porc infâme. 32

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Comment Merit le supporte-t-elle ? Des rumeurs couraient sur sa sœur et le nouveau roi des Ferens. Pourvu que ce ne soient que des ragots ! Penser aux Ferens – des menteurs et des esclavagistes – suffisait à lui flanquer la nausée. Son passé « commun » avec les Ferens était l’abomination qu’elle tentait chaque jour d’oublier – sans succès. Alors qu’elle était enfant, l’empereur l’avait promise en mariage à un seigneur de la guerre de la forêt d’épines noires. Entre les mains de son mari puis de ses compatriotes, elle avait failli mourir. Incarcérée, affamée, violentée… Ses années là-bas étaient les pires de sa courte vie. Alors que ses blessures lui faisaient un mal de chien, Kepina tenta d’expulser ces souvenirs de sa tête. N’importe quel autre jour, la douleur aurait suffi à la distraire. Pas celui-là, alors que des Ferens étaient si près. Les jours de ce genre, elle ne parvenait pas à oublier ce qu’ils lui avaient infligé. Les mariages arrangés n’avaient rien d’inhabituel. Depuis la guerre des Quatre et les sanctions consécutives à la défaite contre les Soleri, des légions de sujets des royaumes inférieurs, chaque année, étaient envoyées à Sola pour être réduites en esclavage. Les familles nobles, elles, sacrifiaient leurs enfants. Les fils partaient pour le Prieuré de Tolemy et les filles étaient mariées de force par l’empereur en personne. Comme les esclaves, les rejetons des seigneurs et des rois « inférieurs » n’avaient pas le choix. Pour le bien de l’empire, de leur pays et de la paix, ils devaient se soumettre. Et ils se soumettaient ! Trois ans plus tôt, Kepina avait voyagé avec son père, sa sœur et une suite composée de dames, de seigneurs et de soldats. Traversant la vallée de la Faille sur un pont délabré, ils avaient avancé dans un étrange pays où les plantes et les arbres poussaient follement – des épines noires monstrueux, si grands que leur cime se perdait dans les nuages bas. Sous cette frondaison régnait un crépuscule permanent qui rendait tout inquiétant et secret. Pourtant réputés bruyants, les Harkaniens s’étaient faits très discrets dès leur entrée dans le royaume forestier. Un cauchemar où on ne voyait jamais l’horizon et où les arbres semblaient s’incliner pour mieux espionner les voyageurs. Radicalement différente du désert harkanien, cette région semblait si exotique… Et tellement vide ! Accompagnés par les cris des crécelles, les Harkaniens avaient voyagé deux jours entiers sans voir âme qui vive – et pas l’ombre d’une cité. À force, Kepina s’était 33

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surprise à penser que les Ferens n’étaient pas un peuple mais une légende. Non, elle ne voulait pas se souvenir de son mariage minable, de la nuit de beuverie consécutive, et de l’aspect du cadavre de son mari, quand elle l’avait trouvé noyé dans une flaque de son propre vomi. Ces images-là, elle essayait de les oublier, sans jamais y parvenir. Accusée du meurtre de l’ivrogne, elle croupissait depuis un an dans une cellule quand son père, à la tête d’une légion harkanienne, avait exigé qu’on la libère. Lorsque les gardes avaient refusé, les hommes d’Arko les avaient massacrés avant d’investir la prison. Son père en personne l’avait libérée de ses chaînes puis portée jusqu’à son destrier. Avant de retraverser le pont, Kepina avait craché sur le sol feren en jurant de ne plus jamais le fouler. Une fois à Harwen, Arko avait déclaré que sa fille ne devait plus rien à Feren. Selon les ordres de l’empereur, elle avait épousé Roghan Frith. Mais il était mort, rendant sa liberté à la Seconde Fille. Bien entendu, les Ferens ne voyaient pas les choses ainsi. Persuadés que Kepina était désormais une des veuves du bois Gris, ils pensaient avoir un droit sur elle. Une fois couronné, Dagrun avait bombardé Arko de demandes en mariage au bénéfice de l’un ou l’autre de ses seigneurs de la guerre. Savoir que Kepina était accusée du meurtre de son mari ne décourageait aucun de ses prétendants. Et les Ferens, avait menacé Dagrun, la réclameraient parce qu’un décret de l’empereur leur en donnait le droit. Arko avait juré à sa fille qu’il ne permettrait jamais ça. Entretemps, la vraie nature de Dagrun s’était révélée. Un bravache, certes, mais qui mettait rarement ses menaces à exécution. Malgré la menace toujours présente d’un nouveau mariage forcé, il n’avait pas levé d’armée pour récupérer Kepina. Aujourd’ hui, j’aurais dû l’ écraser… Elle n’avait plus dix et trois ans, mais dix et six, et selon son instructeur, aucun soldat harkanien n’était plus rapide et souple qu’elle. Je voulais le forcer à s’agenouiller… Songer qu’elle avait échoué la rendait folle. Depuis le sinistre mariage, elle ne rêvait que de liberté. Faire son chemin dans le monde, sans subir l’influence de l’empire ni être contrainte de se marier. Sa vie, elle entendait la déterminer seule… 34

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Quelqu’un gratta à la porte. Un messager… Sans doute envoyé par Merit, qui devait se demander pourquoi sa sœur mettait si long­ temps à se préparer. — Un moment, dit la dame de compagnie. Pour l’heure, Kepina n’était pas encore présentable. — Un long moment, rectifia Kepina, toujours peu sûre de vouloir assister à la réunion. —  Que faisons-nous pour ces ecchymoses  ? demanda l’habilleuse. Les autres servantes répondirent qu’elles n’en avaient pas la moindre idée. — N’y a-t-il pas moyen de les cacher ? De la craie en poudre ? Un fond de teint ocre ? Les filles bavassèrent jusqu’à ce que Kepina ne supporte plus leurs stupidités. Les écartant, elle regarda son reflet dans le miroir en argent poli puis éclata de rire. — Moi, je me trouve splendide ! Pourquoi dissimuler ses blessures ? Si elle devait se plier au protocole et voir Dagrun, au moins qu’elle n’ait pas le visage d’une fille de roi, mais celui d’une guerrière de retour du champ de bataille. Un visage cabossé, certes, mais fier et plein de défi.

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Chapitre 4

R

en sentit son estomac se nouer quand la première goutte de miel s’écrasa sur son front. Deux autres tombèrent sur son nez et une de ses joues, et il lécha tout ce qu’il put atteindre. Mon petit déjeuner ? Était-on venu le nourrir ? À présent, le miel coulait sur ses épaules et sur le devant de sa tunique sale. La substance gluante s’accro­­­­chant aux fibres du tissu, il la récupéra du bout des doigts et l’engloutit avidement. Un jour s’était écoulé depuis la libération d’Adin. Condamné à subir la Justice du Soleil par Oren Thrako, Ren Hark-Wadi avait la peau rouge, le front brûlé et les lèvres craquelées. Après avoir vu le soleil traverser majestueusement le ciel, il était resté dans les ténèbres, attendant le retour de l’aube. Oui, j’ai vu le soleil, mais il ne ressemble pas à ce que j’ imaginais… Aperçu depuis sa cellule, l’astre du jour n’était rien de plus qu’une lueur lointaine – un bienfait qu’il fallait collecter et préserver, un peu comme la nourriture ou l’eau. Quand on était dans un puits, ce même soleil devenait un tyran. Un démon féroce qui jaillissait dans le ciel pour vous brûler la peau et les yeux. — Encore ! cria Ren, du miel sur les lèvres. Encore ! Personne ne lui répondit. Une mouche bourdonna autour de lui. Il tenta de l’écraser mais la rata. — C’est tout ? demanda-t-il. Là encore, pas de réponse. 37

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Le bourdonnement retentit de nouveau. Sentant de minuscules pattes sur sa peau, Ren comprit qu’une mouche était piégée dans le miel, sur un de ses sourcils. Dès qu’il se fut tapé sur le front, le bruit agaçant cessa. Pour se nettoyer la main, il la frotta contre le mur chaud. Je rêve de ma toilette du matin, même avec de l’eau croupie… Sur ses lèvres, il récupéra encore un peu de miel. Tu parles d’un repas ! Juste de quoi lui donner encore plus faim. Le bourdonnement reprit. Un moustique le piqua au-dessus de l’œil, une mouche noire s’attaqua à son nez et une autre se balada sur son torse. — Vous me prenez pour un cadavre ? Bon sang ! je ne suis pas mort ! Enfin, pas encore… Ren fit des moulinets pour chasser les insectes. Son estomac le torturait, tous ses muscles lui faisaient mal et il avait la migraine. La souffrance fait l’ homme… Il se répéta la devise des tuteurs, espérant que ça l’aiderait. Si je survis à ça, je serai un sacré type ! En attendant, il écrasa une nouvelle mouche, dont les ailes res­­­­tèrent collées à sa paume. On ne lui avait pas servi un repas, comprit-il. Le miel n’aurait pas suffi à lui boucher une dent creuse, mais ce n’était pas le but recherché. Les tuteurs nourrissent les insectes ! L’odeur du miel attirait les mouches et d’autres bestioles écœurantes. Désormais, il en était couvert, certaines batifolant sur son nez ou sur ses oreilles. — Fichez le camp ! Avec sa manche, il essuya le miel partout où il put, mais ça ne fit rien contre l’odeur, sur son visage. Très excitées, les mouches lui butinaient les paupières ou les oreilles et se glissaient sous sa tunique. Combien de temps ça va durer ? À force de gesticuler pour chasser provisoirement les mouches, Ren faillit tomber de son perchoir. — J’ai bon goût ? lança-t-il aux insectes. Il aurait voulu s’agenouiller et se recroqueviller sur lui-même, mais la corniche était trop petite. Nulle part où aller. Pas d’endroit où se cacher. Il ne lui restait plus qu’à crier comme un fou. 38

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Non ! À travers le puits, sa voix se répercuterait dans tout le Prieuré, informant chaque otage et chaque tuteur qu’il avait perdu la raison. Pour ça, il était trop tôt. Pas question de se soumettre. Les dents serrées, Ren boxa le vide pour effrayer les mouches. Sortez-moi de là ! cria une voix dans sa tête. Sous un ciel presque blanc, le soleil lui rôtissait les épaules, la nuque, le front et le dessus des pieds. À Solus, la capitale de l’empire, douze heures de jour séparaient l’aube du crépuscule. En été, quand l’intervalle entre les deux s’allongeait, on augmentait la durée des heures. On dit que les heures d’ été sont très longues… Dans ce puits, toutes s’ étirent interminablement. Sur des années, jurerait-on… Sur la solitude et l’ennui, Ren était un expert. Dans sa cellule, il avait appris à passer le temps – oui, même les heures les plus longues de l’été. Bâtissant des tours dans sa tête, il les voyait s’élever pierre après pierre devant son œil mental. Et il avait inventé des histoires. Beaucoup d’histoires… Des récits qui auraient paru bizarres, dits à haute voix, mais qui le distrayaient lors de ses interminables nuits sans sommeil. Certains soirs, Tye venait le rejoindre et ils lisaient ensemble de vieux rouleaux qu’elle avait subtilisés dans les archives. Au moins, je lui ai épargné un calvaire… Au crépuscule, quand la pénombre envahit le puits, Ren tenta de se remémorer une de ses histoires. Mais pour ça, il avait trop mal à la tête. Et les jambes trop douloureuses pour pouvoir se concentrer sur l’érection d’une tour. Penser à Tye, en sécurité dans sa cellule, le réconforta un peu. Pas assez, cependant, pour oublier ses jambes dures comme du bois, ses épaules nouées et son ventre vide. Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Des bruits de pas retentirent et une voix lança : — Encore vivant, là-dedans ? Ren grogna. Le tuteur repartit. — Oui, je suis vivant, dit Ren, pensant que l’homme n’avait pas entendu sa réponse. Vivant et mort de faim ! Nourrissez-moi ou achevez-moi, mais par pitié, ne m’ ignorez pas ! Le tuteur rebroussa chemin et une ombre passa au-dessus de l’ouverture du puits. 39

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Ren aperçut un seau et vit qu’on le lui vidait dessus. — Bouffe, rat d’égout ! ricana le tuteur tandis que des immon­­­ dices rebondissaient contre la pierre avant de s’écraser sur le prisonnier. — Manger ça ? s’écria Ren. De la viande et des fruits et légumes pourris… De quoi avoir la nausée, sauf quand on crevait de faim. Saisissant une datte déjà grignotée, Ren la porta à sa bouche et mordit sans hésiter. Un reste venu de la table des tuteurs… Mais les otages avaient l’habitude d’avaler n’importe quoi. — Un moment, mon gars. Ne te remplis pas encore le ventre. J’ai autre chose… Ça, je n’en doute pas… Le tuteur vida un second seau. Le dessert… Des fruits encore plus pourris… Attrapant au vol une figue, Ren la dévora et le regretta aussitôt parce qu’elle était truffée d’asticots. L’estomac retourné, il recracha l’immondice. — Donnez-moi quelque chose de comestible ! rugit-il en épous­­­­ setant frénétiquement sa tunique. Pas de réponse. — Dites quelque chose ! Vous ne pouvez pas me traiter comme ça. Il y eut de nouveau des bruits de pas, puis le claquement d’une porte qu’on ferme… Un autre jour passa, le ciel finissant par devenir noir. À présent, des nuages de mouches entraient et sortaient du puits. Désespéré, Ren mangeait tout ce qui était resté accroché à la paroi – au moins, c’était cuit et donc un peu moins répugnant. Il essayait de déloger un truc écœurant d’entre ses dents quand des bruits de pas retentirent de nouveau. — Vivant ? lança une voix. Ren bougea dans la pénombre et grogna. Une main apparut au-dessus de l’ouverture, les doigts éclairés par ce qui semblait être une flamme. Le tuteur posa une grosse bougie sur une pierre en saillie, puis une deuxième et une troisième. — Pourquoi ? demanda Ren. — Pour te tenir compagnie, lâcha le tuteur. Une lumière jaune se diffusa dans le puits. Ce n’est pas une attention délicate… 40

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Les flammes garderaient peut-être les rats à distance, mais elles attiraient toutes sortes d’insectes nocturnes. Fichez-moi la paix ! Laissez-moi me reposer et mourir tranquille. — Vous pouvez garder vos bougies ! Tout en agitant une main pour chasser des phalènes, Ren leva la jambe droite et se massa le mollet pour soulager ses crampes. Mais une odeur âcre monta à ses narines. Qu’est-ce que c’est ? La senteur, puissante et lourde, lui piquait les yeux. En haut, une petite colonne de fumée montait presque furtivement vers le ciel. Du tabac à pipe ! Une odeur familière… Très souvent, Oren Thrako déambulait dans le Prieuré, sa bouffarde au bec. Ren tenta de localiser la source de la fumée. Voilà, je t’ai repéré ! Une meurtrière, un peu au-dessus de sa tête… En tordant le cou, il aperçut le fourneau rougeoyant de la pipe, un fragment de manche jaune et cinq doigts boudinés. — On est vivant, là-dedans ? Ces mots se répercutèrent dans tout le puits. La fumée tour­ billonna, et son goût âcre fit picoter la gorge de Ren. Derrière une étroite fenêtre, le Maître du Prieuré venait narguer sa victime. Vivant et encore combatif, oui ! Mais à quoi bon ? Le mieux serait de sauter. La solution de facilité. Un pas, un autre… et adieu tout ça ! Plus de souffrance, ni de rats ni de mouches. Plus de bruits de pas et d’immondices à manger. Terminé ! Alors que la fumée continuait à s’élever, Ren aperçut des rats à la périphérie de sa vision. Sans l’avoir voulu, il se mit à fredonner quelques notes. Celles du Chant de l’aîné, un vieil air harkanien qu’il tenait de son enfance. Un des rares souvenirs qu’il en gardait… D’abord doucement, puis de plus en plus fort, Ren chanta, sa voix rauque restituant comme elle pouvait les aigus et les graves de la mélodie. Les rats, les phalènes et la fumée d’Oren oubliés pour un moment, Ren chanta jusqu’à ce que sa voix se brise. Pour commencer, il avait la gorge trop sèche, et de toute façon, il ne connaissait pas tous les couplets. 41

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Ainsi que le lui répétaient sans cesse les tuteurs, comme chanteur, il ne valait pas un clou. Quels que soient ses efforts, il était à côté des notes. Mais dans son puits, il insista malgré sa gorge en feu et impro­ ­visa les paroles quand il ne s’en souvenait pas. Bizarrement, il aurait juré qu’il chantait juste, pour une fois. Pendant une courte pause, Oren se racla la gorge. Sans nul doute, il était venu pour l’entendre pleurer, pas chanter… Tu veux que je te supplie ? Que j’ implore ta clémence ? Que je jure de me repentir en échange d’un repas convenable ? Durant sa première nuit au Prieuré, Ren avait envisagé de supplier et de pleurer comme un gamin. Mais après dix ans dans cette prison, il savait que ce genre de comportement n’arrangeait rien. S’il gémissait, les autres garçons se moqueraient de lui. Du coup, autant chanter jusqu’à ce que sa gorge n’en puisse plus. La lueur du fourneau disparut et la fumée avec. — Navré de vous avoir déçu, dit Ren. Mais son tortionnaire était déjà parti. Les jours se succédèrent, chacun plus brûlant que le précédent. Sur son cou et ses épaules, la peau boursouflée de Ren partait en lambeaux. Ratatiné sur lui-même, il s’agaçait que le soleil mette si longtemps à rendre son verdict. Condamne-moi ou libère-moi, mais fais vite ! Ta justice, rends-la sans tarder ! Comme d’habitude, des bruits de pas arrachèrent Ren à sa stupeur. — On est vivant, là-dedans ? Cette fois, Ren refusa de répondre. — On est vivant ? Ren s’appuya à la pierre éternellement chaude et inclina la tête comme s’il était inconscient. L’ombre du tuteur passa dans l’ouverture. — Vivant ? répéta-t-il plus fort d’un ton moqueur. Qu’est-ce que tu attends, Hark-Wadi ? Saute, mon garçon. Libère-toi de ce puits, que nous puissions annoncer ton suicide aux tiens. Saute, et nous en aurons fini avec toi. Et toi avec nos questions. Ren chassa de son esprit la voix imaginaire. Là-haut, le tuteur venait de répéter sa question. Mais Ren ne broncha pas, même quand 42

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d’autres bruits de pas retentirent. Quoi qu’il arrive, il n’entrerait plus dans le jeu de ses bourreaux. — Le garçon est vivant ? Une pierre tomba dans le puits et s’écrasa sur la tête de Ren. Sur le toit, des gens juraient et s’agitaient. Ren ne réagit pas. Bouger était au-dessus de ses forces. Après des jours sans dormir, la peau brûlée, il avait mal partout et il divaguait. Son dernier contact avec la réalité, c’était sa volonté farouche de résister aux tuteurs. S’y accrochant comme à une planche de salut, la tête tou­­­ jours baissée, il continua à faire la sourde oreille. Si je dois mourir, que ce soit maintenant, alors qu’ il me reste un peu de dignité et de volonté. Des échos de voix paniquées retentirent. Ils me croient mort… Mais qu’est-ce qui les inquiète là-dedans ? Les voix se firent plus proches. — Si tu l’as tué, ça chauffera pour toi ! lança Oren Thrako. Et pour moi aussi. Le Rayon n’est pas enclin à la clémence. Ren aurait voulu éclater de rire, mais il avait la gorge trop sèche et les lèvres trop craquelées. Du coup, il toussa pathétiquement. — Il est vivant ! cria Oren, très brièvement soulagé. Ce foutu avorton est vivant ! Sortez-le de là. Il faut le conduire devant le Rayon.

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Chapitre 5

A

près qu’elle eut remis leurs lauriers aux champions du tournoi matinal – et que son mari, Shenn, eut lu à haute voix les noms des vainqueurs et des vaincus – Meri se retira dans sa chambre. L’y attendant, ses servantes lui retirèrent la robe bleue, la débarrassèrent de son diadème et brossèrent longuement ses boucles brunes. Puis elles l’oignirent d’huile de moringa et d’essence de citron, dessinèrent des cercles autour de ses yeux avec de la malachite, appliquèrent de l’ocre sur ses lèvres et enduisirent ses bras de caroube. Merit resta immobile jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et congédie tout ce petit monde. — S’il vous plaît, j’ai envie de rester au calme un moment. Histoire de me reposer un peu avant la réunion… On crève de chaud, et les défis étaient si sanglants… Filez, et qu’on ne me dérange pas ! — Et si le roi vous demande ? s’enquit Ahti, sa dame de compagnie. — Mon père est absent. Et quand je ne veux pas être dérangée, il n’y a pas d’exception. Ahti s’inclina, une étrange lueur dans les yeux. Samia et elle, Merit l’aurait juré, étaient au courant de son secret. Rien de grave, cependant, parce que ses dames de compagnie lui étaient loyales, elle avait fait ce qu’il fallait pour s’en assurer. De plus, qui croirait une servante plutôt que la fille du roi ? Quand tout le monde fut parti, Merit posa une fleur à tige verte sur les dalles, devant sa porte, puis elle alla se rasseoir et attendit. 45

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Quand elle se passa les doigts sur les bras, l’odeur de la fleur de romarin vint lui chatouiller les narines. Depuis très longtemps, elle avait autour d’elle plus de préten­­­ dants qu’elle pouvait en compter. Encore adolescente, elle était suivie par une nuée de garçons deux fois plus vieux qu’elle qui déposaient des feuilles de lotus à pointe bleue devant sa porte ou des coquelicots sur son lit. Avec l’âge et le mariage, pas grand-chose n’avait changé. Impatiente, Merit, du bout du pied, dessina un cercle sur le sol. Le matin, ses domestiques avaient briqué les dalles avec des feuil­­­­­les de palmier tressées, s’échinant jusqu’à ce qu’il brille presque comme de l’argent poli. Son visiteur était du genre à remarquer ces détails-là. Pareillement, il verrait que la malachite conférait un éclat vert à ses yeux pourtant fluctuants. Quand il arriva, l’homme ne frappa pas. La porte franchie, il rejoignit Merit en trois enjambées. Après l’avoir embrassé, elle s’écarta et regarda le lourd battant, qui finissait à peine de se refermer. — Tu as vu le signal ? L’homme brandit la fleur blanche. — Heureusement, oui… Tu imagines, si j’avais fait irruption dans la mauvaise chambre ? Quel dommage… — Parle plus bas ! — Ici ? s’étonna Dagrun. — Ici, oui, et partout en Harkana. Tu sais qu’on ne doit pas nous voir ensemble. Pas encore… Dagrun prit le menton de la jeune femme, la regarda dans les yeux et sourit quand il remarqua les traits de malachite – exactement comme elle l’avait prévu. Le jour de leur rencontre, elle était maquil­ ­­lée ainsi, et c’était devenu une tradition entre eux. D’innombrables fois, Dagrun lui avait demandé de se libérer du mariage arrangé par l’empereur afin de l’épouser. Même si c’était de la folie, Merit admirait le courage de son amoureux. Homme issu du peuple, Dagrun portait aujourd’hui une couronne. En quête de reconnaissance, il se tournait vers la seule option possible : le sang et le nom. En matière de prestige et de poids historique, seuls les Soleri pouvaient rivaliser avec les Hark-Wadi. Merit comprenait parfaitement les motivations de Dagrun. Mais si elle lui donnait satisfaction, la guerre ferait rage dans l’empire. Tolemy étant impitoyable, l’armée du Protecteur entrerait 46

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en Harkana avec mission de rapporter la tête de la traîtresse à son maître. Jusque-là, Merit avait toujours résisté à Dagrun. Mais son insistance l’avait poussée à trouver un moyen détourné d’obtenir ce qu’ils désiraient tous les deux. Le roi des Ferens frotta son menton barbu sur le front de sa compagne. Lui passant une main dans les cheveux, Merit s’aban­­donna contre son épaule. Une vague odeur de destrier et de poussière monta à ses narines. Le parfum de la vie ! Et de la victoire. Sa victoire ! — Tu as bien fait de sauver ma sœur, aujourd’hui… Si une fille du roi avait fini taillée en pièces, ça aurait gâché la fête. Dagrun haussa les épaules. — C’est toi qui l’as sauvée. Moi, je plaquais une lame sur sa gorge, si tu te souviens. — Tu savais que je déciderais de l’épargner… Mais je doute qu’elle fasse un jour la même chose pour toi. Si elle avait pu, elle t’aurait décapité. — Peut-être, oui… Avec une épée, elle se débrouille plutôt bien. Très bien, même. Merit eut un geste nonchalant. — Je savais que tu pouvais gagner, et tu l’as fait. — Pas encore complètement… Dagrun embrassa Merit, glissa les mains dans son dos et voulut défaire sa robe. La jeune femme recula. Pour ça, il était encore trop tôt. S’il la désirait ainsi, presque désespérément, elle continuerait à le contrôler. Et elle avait besoin qu’il fasse tout ce qu’elle voulait. Le souffle lent et régulier, Dagrun l’attira vers lui. — Combien de temps dois-je encore patienter ? — Ce ne sera plus long, répondit Merit, ses doigts courant sur le torse du roi. Tout le monde nous attend dans la salle du trône. Pendant la célébration de l’Enténèbrement, tu feras ta demande. — Et tu seras à moi ? Une reine pour un roi ? Deux royaumes unis afin de sortir du chaos ? Merit leva les yeux vers son amoureux. — Tous deux, nous aurons ce que nous désirons. Au terme d’une longue quête, elle avait enfin trouvé le moyen d’obtenir le pouvoir et l’influence dont elle rêvait. 47

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Pensif, Dagrun plissa le front. Un comportement qui ne lui ressemblait pas… — Viens, on nous attend dans la salle du trône… Merit inclina la tête et écarquilla les yeux comme une petite fille espiègle – ce qu’elle n’était plus depuis longtemps. — Tu sais que nous devons agir maintenant, tant que mon père est absent. — Tu es sûre que nous devons faire ça ? — Certaine, oui. Mon cœur me le dit, cher amour. Et il a raison. Il faut que tu épouses ma sœur !

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