Zen et les Immortels

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Rencontre et confrontation Refaire le tour de sa prison

Arthur Chimkovitch / La crevette salvatrice Cyrille Gaillard / Wildvox ferme le four VII Christian-Pierre Ghillebaert / WYNE BAET ‘ T ? - A quoi bon ? Dominique Le Loir / La fatigue de Zénon Alain Servantie / Zen et les Immortels Marieke Van Acker (Traduction du néerlandais par Arthur Chimkovitch) Rood…en zwart: Erienne neemt de maat… Rouge. et noir : Érienne, pierre de touche… Luc Vandermaelen / Peut-on imaginer Zénon heureux ? Rémy Verlyck / La sereine inquiétude du chanoine de Saint Omer

Recueil de Nouvelles Zénon 3000 / Millenium

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Sommaire 

(P.24) Nouvelle 2 : Alain Servantie Zen et les immortels

Nouvelle 2 : Zen et les immortels Zénon était sorti du moule d'une éducation classique surannée. Ses parents l’avaient adopté à Naples, en 1968 ; l’enfant avait été recueilli au tourniquet du couvent de saint Grégoire l’arménien, là où l’on plaçait les enfants du péché. Ils l’avaient baptisé - sans eau bénite - Zénon, à cause du roman qui 2


venait d'être couronné du prix Femina. Mais Zénon grandissant n’a pas trop aimé la deuxième syllabe prononcée « non », et a préféré qu’on l’appelle Zen, tout court, à la japonaise. Ses parents ne lui ont avoué sa vraie origine que quand son insatiable curiosité d’adolescent les avait harcelés de questions. Il est allé à Naples. Le couvent avait failli fermer, faute de vocations, les jeunes italiennes prenant pour modèles les actrices de téléréalités, substituées par une cohorte de sœurs des Philippines. Zen dut fouiller dans les archives poussiéreuses pour trouver un indice de ses parents d’origine. Une brève note manuscrite en marge de l’acte de réception indiquait qu’il avait été déposé par une femme d’Ortona, dans les Abruzzes. Il s’y est aussitôt rendu. Le village avait vu

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grandir Rocco Siffredi ; ses habitants avaient lancé une souscription pour ériger un monument ressemblant à un menhir ou à un obélisque à la gloire du membre que cet acteur avait rendu célèbre dans les films pornographiques. Zen ne put pousser son enquête. Quand il demanda la personne qui l’aurait déposé à San Gregorio, les vieux éructèrent des litanies d’insultes dans un dialecte très local mais assez compréhensible, assorties de menaces de vieilles escopettes et de tromblons antiques. Zen repartit sans espoir de retrouver ses vrais géniteurs. Il partit à la recherche d’autres valeurs.

Il poursuivit ses études au Collège d'Europe, à Bruges, dans les bâtiments vermoulus de l'Hôtel Portinari, édifié par un riche banquier florentin

aux

temps

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de

la

splendeur


commerciale

de

la

ville.

Le

recteur

Lukaszewski, farouche résistant contre le régime communiste imposé à la Pologne après 1945, ne pouvait pas imaginer un autre travail que la lecture d'ouvrages poussiéreux et l’usage consciencieux de plumes. Pourtant, en

1987,

déjà,

un

frissonnement

de

changements se dessinait. Un fonctionnaire européen, Aymeric Miquel, donnait un cours sur

le

fonctionnement

européennes

inspiré

des

des

institutions

méthodes

non

directives rogériennes. Ce fut le déclic qui fit prendre conscience à Zénon que le monde existait ailleurs que dans les livres, que la vie était complexe et diversifiée. Aymeric parlait parfois

avec

componction,

volonté

de

persuasion mais aussi avec le plaisir pervers d’insinuer le doute dans des têtes bloquées par les œillères d’enseignements fossilisés par

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des décennies de certitudes. Il demanda à ses élèves de laisser débrider leur imagination pour décrire ce que serait le fonctionnement d'une grande administration cinquante ans plus tard. Jules Verne, en son temps, avait imaginé

ce

qu'apporterait

l'insufflation

d'oxygène dans le village flamand de Quiquendone - un village que vous auriez bien de peine à trouver ailleurs que sur la carte cervicale du grand auteur - inventant une solution aux problèmes de réchauffement, en recouvrant de grandes cloches les villes, comme des fromages…

Le soir, les étudiants allaient conjurer le froid piquant des nuits grises dans les bières du Hertog van Burgondie. Edmondo, boursier du Pacte Andin venu étudier comment le fonctionnement de l’intégration européenne

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pouvait servir de modèle aux pays de sa région – soutenait que Brujas, le nom espagnol de la ville, signifie « sorcières » - les sorcières de Bosch ou de celles croquées par James Ensor dans les carnavals, masquées pour échapper aux regards inquisiteurs cachés derrière les rideaux de mousseline observant la rue à travers des miroirs obliques accrochés aux grilles des fenêtres. Edmondo initia Zen à la feuille de coca et au ceviche de concha negra, une espèce de palourde. Il affirma que leur combinaison avait assuré la longévité des Incas, quand, sans ennemi ni conquête envisageable,

ils

n'avaient

d'autre

préoccupation, avant que Pizarre n'apporte chevaux, inconnues

fusils,

cupidité

jusqu'alors

continent.

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sur

et

maladies

le

nouveau


Le recteur se montrait sceptique à l'égard de machines qui ordonneraient le savoir et qui rappelaient le big brother orwellien; il fit intervenir la romancière Edmonde Charles Roux : «Je ne sais pas ce que c’est qu’un ordinateur. Je n’écris mes romans qu’à la plume, avec des pleins et des déliés, comme je l’ai appris à l’école primaire. Dites-moi, peut-on mathématiser le parfum du jasmin à l’aurore ? Que peut faire de l’ordinateur un berger berbère ? » Edmondo répliqua que les Indiens

de

l’Amazonie

apprennent

sur

Internet à développer l’élevage des tortues fluviales et la résistance aux programmes de déforestation de multinationales insatiables en pétrole et en or. Un parfum est une équation chimique, un peu complexe sans doute, mais parfaitement mathématisable. Bien sûr, les parfumeurs utilisaient encore le jasmin, mais

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encore plus des molécules synthétisées par des

chimistes

dans

les

laboratoires

ultramodernes de Sophia-Antipolis. Zénon s'inspira de ses camarades américains, qui tous avaient déjà leur petit ordinateur portable, et d'un élève génial venu de Bengalore,

la

nouvelle

Mecque

de

l'informatique. Il rendit un devoir imaginant une société sans papier, sans obstacle de communication,

sans

hiérarchie,

auquel

Aymeric donna la meilleure note.

Lukaszewski est resté inflexible, convaincu que le savoir était immuablement sculpté ad æternam dans le granit des tombeaux de Bruges-la-Morte. Zénon comprit qu'il devait aller chercher ailleurs les lumières de l'avenir. Aymeric invita Zen à passer une semaine de vacances sur le Bassin d’Arcachon. Ils

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rencontrèrent Jacques Ellul, gourou des étudiants de mai 68, à la retraite en train de pêcher des crevettes avec une épuisette et des couteaux avec une fourche entre des parcs à huîtres. Ils n’osèrent pas le déranger dans son occupation. Le professeur chercha à attraper un pisse-vinaigre, qui se sentant agressé lâcha un liquide mauve comme de l’encre d’école, une méduse rare qui déploie des nageoires en forme d'ailes de chauve-souris. Ellul reconnut son ancien élève et invita les deux hommes à déguster quelques douzaines d’huîtres au bord de l’eau, avec un verre de blanc d'Entredeux-mers. Aymeric prisa le rôle de son professeur dans le lancement de la réflexion écologique. “Le pisse-vinaigre, comme on l’appelle ici, c’est un mollusque paléontologique, l’aplysia

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punctata… Regardez cet animal, de peu de conscience, il en existe depuis le début de la vie sur terre, presque sans mutation, sans évolution,

mais

bien

adapté

à

l’environnement que, je crains, détruit la consommation irraisonnée de technique. Cela vaut la peine de l’étudier pour saisir ses mécanismes de survivance si longue, alors que notre espèce a si vite évolué. Vous remarquerez aussi que c’est un animal hermaphrodite, ce qui nous pose la question de notre différenciation sexuelle… L'homme ne naît pas bon, ni loup. Dieu lui a donné toutes les potentialités, la capacité de s'autodétruire, comme on l'a vu pendant la dernière guerre; la capacité de s'emprisonner dans des idéologies coercitives et totalitaires ou de s'illusionner sur les mirages de la consommation à outrance; il a aussi, dans les

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cellules de son cerveau, la capacité de reconstruire le monde, de le rendre plus juste et meilleur. Il ne faut pas oublier que nous mourrons tous, nous devons apprendre à nous aimer les uns les autres… Je ne voudrais pas que ce cadre magique disparaisse. La préfecture

maritime

soupçonne

que

la

peinture au plastic des bateaux empoisonne les huîtres. Le progrès technologique, comme la langue pour Esope, peut être bon ou mauvais, mais la propagande, cette perversion de la pensée, fait sournoisement croire que tout est bon. Et si l’espèce de la méduse que vous avez entrevue tout à l’heure s'éteint, nous aurons détruit des centaines de millions d’années d’existence. Où est le progrès ?»

Grâce à Aymeric, Zénon obtint un stage à la Commission

Européenne,

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auprès

d'un


promoteur de neurosciences, Lambis, fin connaisseur

de

l’astronomie

byzantine.

Lambis amena Zen à l’Observatoire d'Uccle. Le bâtiment, dans l’état où Hergé l'avait dessiné au début de l’Étoile mystérieuse, était rendu inutilisable par la pollution lumineuse urbaine, par les pluies incessantes. Les Allemands s’étaient servis des télescopes comme projecteurs antiaériens - durant la guerre – et les Anglais les ont canardés, tant qu’il a fallu plusieurs années à la firme Zeiss pour reconstituer les lentilles. Quand on a changé le courant électrique de 110 en 220 volts, on a oublié de le faire ici, alors les télescopes ne peuvent plus bouger. Et Lambis ajouta: « Mon père me détaillait les légendes des étoiles sous le ciel de Santorini. J'ai pris goût à identifier les astéroïdes de la ceinture entre Mars et Saturne. Dès que j’en arrive à

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en identifier un, mon excitation est si grande que je cours les rues et les bars pour trouver une fille, une femme, quelle qu’elle soit, pour donner son nom à l'astéroïde. Malheureusement beaucoup de filles portent le même prénom ; je suis obligé de les numéroter - Marijke 1, Marijke 2, Marijke 3, c’est mieux que de dire Marijke la grosse, Marijke qui louche ou Marijke la futée. Et je me fais tatouer les noms avec un symbole de l’astéroïde sur chaque centimètre de peau, voyez, j’ai commencé d’ici à la cheville gauche. Mais comme le ciel est fermé les trois quarts du temps, je dois passer dix mois sur douze à l’observatoire de La Silla,

dans

le

désert

chilienil

n’y

a

pratiquement pas de femmes là-bas, et quand je découvre un astéroïde, je dois lui donner

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les noms de ceux que je rencontre –Bolivar, Augusto, Gustavo, Pantaleon, Jaimito, Octavio… Ce qui m’intéresse, c’est ce qui peut allonger la vie, ce qui nous permettra, en fusée interplanétaire, d’échapper à notre petit système solaire pour aller explorer plus avant les espaces pas si infinis à ce que nous savons, mais encore trop grands pour notre espérance de vie.

Il amena Zen chez

Prigogine, qui lui a enseigné la contribution des variantes prévisibles du chaos à la planification de l'existence. Puis

Zen

s'initia

aux

recherches

en

neurosciences au laboratoire d’électronique de l’université de Louvain. Le prince héritier du Maroc, encadré de gardes du corps bardés d’armes, en visite, admira les travaux de développement d’une puce que l’on greffe dans le cerveau pour traduire toutes les

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langues; puce dont il faut modifier le logiciel au fur et à mesure que les langues évoluent avec des néologismes ou l’usage de l’argot. Le prince demanda si cela tenait lieu du don des langues donné aux prophètes, selon les Ecritures. L’administration

fédérale

allemande

organisait des visites à Berlin-Ouest, pour montrer la différence entre la réalité du monde libre et la façade socialiste, de l’autre côté du mur. Novembre 1988 – Zen n’eut pas l’impression que le mur allait tomber, même si çà et là des fissures, des lézardes apparaissaient, des touffes

d'herbe

poussaient

entre

les

interstices, et du côté occidental, des tags l'avaient

badigeonné,

dans

un

désordre

anarchique et festif. Un employé du Rathaus, du haut d'une guérite, lui montra où il avait

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creusé

un

tunnel

pour

fuir

l’enfer

communiste. Il neigeait à gros flocons, la Spree avait gelé, recouverte d’un fin manteau de neige. Les Vopos, dans la station de métro de la Friedrichstrasse, ont inspecté le passeport de Zénon: « Drôle de prénom. Avez-vous des parents en Union soviétique ? » Il pensa que raconter son histoire ajouterait à la confusion et répondit tout juste : « Nein ! » Edmondo, profusément barbu, attira encore plus l’attention des Vopos : « Êtes-vous Cubain ? » Ils se réfugièrent, réfrigérés, au Pergamonmuseum. Deux jeunes Allemands les

approchèrent

et

leur

demandèrent

discrètement en indiquant leurs jeans: "Sind sie Levi's? - Ja… - Können wir ankaufen?

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- Aber draußen schneiet es …" La neige collait aux fenêtres gelées; Zénon ne se voyait pas sortir sans pantalon… Puis il passa à l'église des Français, joyau baroque du règne de Frédéric II, qui venait d’être

restaurée

pour

fêter

le

750ème

anniversaire de la fondation de la ville. Le guichet était tenu par un Africain, qui dit dans un français parfait: «Je suis Camerounais, je m’appelle Sébastien. Mon grand-père était animiste quand les Allemands se sont emparés du pays après le Congrès de Berlin. Les missionnaires ont installé un hôpital à côté du temple, dans notre village et ils ont posé comme condition que, qui voulait recevoir des soins, devait se convertir au protestantisme. Après la première guerre mondiale, notre pays a été divisé, partie passant sous mandat anglais, qui est

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restée protestante, et du côté passé sous mandat

français,

des

missionnaires

catholiques sont arrivés de la très laïque France, qui ont aussi posé comme condition de se convertir à leur religion pour se faire soigner.

Maintenant

que

nous

sommes

indépendants, les hôpitaux de brousse ne sont plus guère entretenus. Quelques Chinois viennent bien, et les gens ne savent plus s’ils doivent devenir communistes ou bouddhistes. C'est pour cela que j'ai profité d'une bourse de la RDA; les recherches médicales sur les athlètes y sont fascinantes. Les femmes surtout, elles ingèrent tellement d'hormones bizarres qu'elles n'ont plus grand-chose de féminin. Bien sûr il y a un peu de rebut, mais on peut admirer leurs résultats fantastiques dans

les

grandes

compétitions

internationales… Zen, promets-moi d’être

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discret. En fait, les savants attendent que le régime change pour se consacrer à de meilleures fins, à sauver l’humanité… » Sébastien, après la chute du mur, recontacta Zen : les savants de l’Est, encouragés par leurs

homologues

de

l’Ouest,

s’étaient

reconvertis à des recherches aux applications pratiques : imaginer la découverte de nouveaux produits médicaux, à base de molécules

et

permettraient

de

biogénétique,

de

transdifférencier

régénérer

les

cellules,

et

qui de

remplaçant

celles déficientes et répliquant les cellules atteintes, et de ne plus mourir, développer des nanorobots nettoyant les artères, diffuser des crèmes ou des élixirs de jouvence sous des noms

modernes

et

incompréhensibles

permettant de rester toujours jeune et fringant, tout cela à partir de la méduse

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nutricole de Turritopsis, méduse découverte immortelle. Seb, Zen, Edmondo et Lambis constituèrent une équipe pluridisciplinaire, intitulée Longévité pour Toujours, composée de nutritionnistes, de kinésithérapeutes, de psychologues, biologistes,

de

nanotechnologistes,

de

des

transhumanistes.

Ils

contactèrent les instituts qui développaient déjà

des

recherches

similaires

comme

l’Organisation Européenne de Biologie Moléculaire et l'Institut de la Singularité, où des informaticiens rescapés de Tchernobyl poussaient l'avantage de leur connaissance des catastrophes évitables. Ils contactèrent Joël de Rosnay, à la Cité des Sciences, qui a brossé un paysage fantastique, où les rêves devenaient réalité- l’éternité pour toujours, des immortels de l’Académie ne meurent plus et continuent à perpétuité d’écrire leurs

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oeuvres… Ils contactèrent aussi les Japonais. Zen rencontra le moine en chef du temple de Nara, qui l'accueillit en pyjama de satin blanc, devant une bouteille de cognac. Il expliqua que les bouddhistes, à la différence des chrétiens et des musulmans ne sont pas obnubilés par un enfer ou un paradis supposé, pour eux la vie revient toujours. De ce fait, ils soutiennent les travaux de recherche sur la métempsycose à travers une fondation du parti Kumito, en l'associant à une formation spirituelle permettant la sublimation du karma. L'équipe a déposé un projet de recherche sur "la vie pour toujours" inséré dans le 27èmee programme cadre de recherche et développement de l’Union européenne. La publication du projet donna lieu à de violentes réactions, inattendues. L’Eglise catholique s’y est farouchement opposé,

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s'alliant aux néo-conservateurs, à des rabbins talmudiques

et

à

des

théologiens

de

l’université El-Azhar et des partisans de Fethullah Gülen, parce que, disaient-ils, le projet laissait supposer que la mort n’est pas le destin final de l’homme et que ni l’enfer, ni le paradis, ni Dieu même n’existent ; que la reproduction –« croissez et multipliez »- n’est peut-être pas nécessaire, autrement qu’il suffirait de vivre pour toujours, de jouir de la vie et de la sexualité en dehors de toute procréation…

Ils

affirmèrent

que

le

prolongement de vie des générations aurait un coût insupportable pour la sécurité sociale, pour les nouvelles générations, que leur survivance entraînerait une suroccupation de la terre qui ne permettrait plus de nourrir l’ensemble des vivants. Certaines grandes firmes pharmaceutiques, en retard dans ces

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domaines et qui craignaient que leurs produits traditionnels ne soient remplacés par des médications révolutionnaires, ont aussi fait du lobbying pour empêcher les recherches dans ce secteur ; aussi les ordres de médecins, de sages- femmes, les maîtres d’école, les sociétés de pompes funèbres. Dîners privés dans les grands restaurants, visites en avions privés

dans

les

centres

de

recherche,

programmes de télévision prouvant la réalité du paradis et de Dieu. Des auditions furent organisées

au

Parlement

européen,

par

l’intergroupe pour la promotion d’une éthique de vie. Des associations ont affirmé qu’avant de rechercher sur la perpétuité, mieux valait d’abord affronter les épidémies de grippe porcine ou aviaire, développer des vaccins contre le SIDA, la rage des renards ou la tique congolaise – pour lesquelles les grandes

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firmes avaient des montagnes de vaccins à épuiser. Un débat homérique s'est tenu en plénière au Parlement européen au sujet d'une codécision sur les priorités du programme-cadre de recherche. Les religieux déposèrent des centaines d’amendements interdisant toute recherche dans les domaines de la recherche moléculaire sur la transmutation des cellules. Posselt, député bavarois du PPE, se référa à l’enseignement de Benoît XVI et à la nécessaire protection des valeurs religieuses et éthiques qui sont à la base des valeurs européennes : « Vous verrez, M. CohnBendit, comme écrit l’Apocalypse, un jour les hommes chercheront la mort, et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir et la mort fuira loin d’eux ! »

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Cohn-Bendit: « Précisément, M. Posselt. Pourquoi voulez-vous que je meure à tout prix? On vient de me remplacer une hanche et on me l'a garantie pour cent ans. Je veux bien qu'on me remplace d'autres organes, aussi garantis

longue

durée.

Les

valeurs

européennes ont germé à la Renaissance et au Siècle des Lumières, contre le fanatisme des religions qui envoyait au bûcher ceux qu’on qualifiait d’hérétiques, de sodomites ou de sorcières. L’Europe a été construite après 1945 contre la politique suicidaire des nationalismes, des antisémitismes, des racismes s'attaquant aux gitans, contre ceux qui voulaient d’une Europe au sang pur, en éliminant

physiquement

ceux

qu’ils

qualifiaient d’allochtones. Nous sommes en faveur des programmes qui permettront une vie perpétuelle… » Et les députés de la partie

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gauche de l'hémicycle ont arboré des calicots dans toutes les langues: « OUI A LA LONGEVITE!». A l’issue d’un débat de plus de trois heures où toutes les opinions furent exprimées sans réserve ni retenue, le texte de décision fut soumis au vote. L’amendement supprimant la recherche moléculaire avancée a été adopté à une voix de majorité, 269 voix contre 268 et un nombre considérable d’abstentions. Les rangées de droite ont applaudi bruyamment, comme si un vote avait pu confirmer l’existence du paradis ou de l'enfer. Zen observait depuis les travées des visiteurs. Il reçut un texto de Cohn-Bendit: « La partie est remise à cinq ans. » Il sourit tristement. Il ne répondit pas aux autres messages de journalistes qui lui

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demandaient d’intervenir devant les caméras. Il prit un TGV pour Roissy. On entendit qu'il fut expulsé de Turquie pour avoir publié un algorithme, développé à partir des probabilités aléatoires de la théorie du chaos passées au peigne de la stochastique, permettant de prédire, à quelques jours près, les tremblements de terre et le nombre de maisons qui seraient détruites- entraînant d’un seul coup un exode rural et une chute abyssale de la valeur des bâtiments situés dans les lieux menacés. Il fut expulsé d’Italie, pour avoir appliqué la même méthode à la prédiction de l’impact des éruptions du Vésuve sur la Campanie et de l’Etna sur la Sicile. Il fut expulsé d'Egypte, pour s’être opposé

à

la

censure

d’Internet

et

à

l’interdiction de l’élevage des porcs par les

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chiffonniers, ce que ne pouvaient supporter les frères musulmans… On apprit que, lassé des querelles des hommes, devenus de plus en plus égoïstes, il était parti à Tahiti. Et là, il a cherché à s'oublier dans les mélanges de mezcal, de strohrum, de genièvre, de vin et d'eau de cochon, tout en se consacrant à l'élevage de méduses dans une ferme d'aquaculture… Et un matin à l'aube, un stagiaire avait retrouvé son corps, coincé dans les rochers à fleur d’eau, vêtu seulement d’un T-shirt marqué du hiéroglyphe de l'immortalité, les yeux perdus dans les étoiles. Ivre de tant de coupes, il avait dû glisser sur des algues ou bien s'étaitil allongé dans l'eau pour s’anéantir dans l’oubli ? D’après le médecin du dispensaire qui examina le corps, le décès ne remontait pas à plus de trois heures avant sa découverte.

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Le stagiaire : « Je ne comprends pas comment il en est venu là… Pourquoi plonger à poil le matin dans le lagon ? On peut ne jamais vieillir, mais l’on mourra toujours. Les Turritopsis n'empêcheront pas les chutes d'avions, les explosions

accidents

nucléaires

de voiture, les et

les

terroristes

suicidaires ». Son corps fut incinéré et, devant un chœur chantant : « Ne me quitte pas », les cendres furent dispersées sur l’élevage de méduses…

© Al a i n S e r v a n t i e

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