Zebra #7 (hiver 2014)

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Zébra 7 hiver 2014

Edito Alors que le blog-bd s’impose de plus en plus comme le support créatif le plus commode et dynamique, en particulier pour les plus jeunes artistes, on peut se demander à quoi sert encore le fanzine selon la méthode traditionnelle ? Le fétichisme, suggéré par certains, n’est pas une réponse satisfaisante, car le web n’incite pas moins au fétichisme (pour être impalpable, la musique n’est pas moins un objet de culte). A Zébra, qui se démène sur les deux fronts (http://fanzine.hautetfort.com) et participe à la compète du meilleur fanzine organisée par le festival d’Angoulême, on voit la version papier comme le moyen le plus efficace pour forger une formule rédactionnelle convaincante, là où les publications « amateurs », sans appui financier, échouent le plus souvent. Les fanzines qui ont relevé cette gageure peuvent en effet se compter sur les doigts de la main... Bonne lecture ! Z. 2/40 - Gags W.Schinski http://www.kritzelkomplex.de

5 - Zinocircus www.zinocircus.com

8 - Pêché sur le Net 10 - Divine comédie humaine Louise Asherson

12 - Portrait ancien B. Demagny

13 - Monstres Philgreff - http://philgreff.illustrateur.org

17 - Les Strips de Lola A. Dekeyser - http;//striplola.tumblr.com

21 - L’Oeil de Zombi 22 - Actus BD Zombi - leloublan@gmx.fr

25 - Réduction de têtes littéraires Rédaction : Aurélie Dekeyser, François Le Roux (zebralefanzine@gmail.com) ; BD : Aurélie Dekeyser, Philgreff, W.Schinski, Zinocircus, Zombi ; Illustrations : Antistyle, Louise Asherson, A. Dekeyser, Zombi ; Critiques : Zombi ; Couverture : Zombi ; Maquette : asso. Zébra loi 1901 ; Blog Zébra : http://fanzine.hautetfort.com Twitter : http://twitter.com/zebralefanzine n° ISBN : 978-2-9547556-1-8

Antistyle

29 - Kritik BD http://fanzine.hautetfort.com/kritik

33 - G-1759 - Prolog W.Schinski—S. Weissborn

39 - Jeux BD

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Souvenirs de vacances,

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par AurĂŠlie Dekeyser


Grand Jacques

Chez le docteur

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Au comptoir du Darwin’s Pub

En terrasse

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Le crĂŠateur

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Pêché sur le Net

Pénélope

Ba-

gieu contredit de manière éclatante l’adage selon lequel la BD serait réservée aux « loosers ». Non contente d’être parvenue à la force du poignet et de son blog-BD perso à se faire publier, puis d’avoir été décorée de la médaille de chevalier des arts et lettres au dernier festival d’Angoulême, sans oublier l’adaptation au cinéma de sa BD, ce qui équivaut à peu près au nirvana pour un auteur moderne, Pénélope s’engage dorénavant dans des causes qui, dernièrement, ont beaucoup fait parler d’elle. D’abord un strip militant contre la pêche en eau profonde qui ravage les fonds marins a convaincu des centaines de milliers de signataires d’ajouter leur nom à la pétition soutenue par Pénélope Bagieu. Malgré l’ampleur du mouvement de protestation, la commission européenne n’a pas cédé pour autant, mais Pénélope n’a peut -être pas dit son dernier mot. Enfin Pénélope, qui officiait auparavant dans la publicité, a tenu à témoigner lors d’un festival que celle-ci véhicule parfois en toute impunité des stéréotypes racistes. (Extrait du strip de Pénélope Bagieu contre la pêche en eaux profondes ci-dessus

sur www.penelope-jolicoeur.com)

A l’approche de l’année 2014, les initiatives afin de commémorer la « Grande Guerre » se multiplient (de plus ou moins bon goût, certaines d’entre-elles ne parvenant pas à éviter un patriotisme mal à propos). La bande-dessinée n’est pas en reste, puisque Maadiar publie sur son blog un feuilleton réaliste sur ce thème, dont le poilu Mathurin est le héros principal. (Extrait du feuilleton de Maadiar, Mathurin-soldat, ci-contre

sur http://maadiar.blogspot.com)

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dessin de Lucien Boucher, illustrateur exposé au Salon de l’Araignée (1920-1930) fondé par Gus Bofa,

En savoir plus sur http://www.gusbofa.com

TOP BLOGS-BD par Stephen Vuillemin, membre d’un collectif d’illustrateurs dessinant des couvertures d’un magazine imaginaire imité du « New-Yorker ».

sur www.stephenvuillemin.com

La sélection de blogs-bd du FIBD d’Angoulême 2014 montre que de très nombreux artistes en herbe misent désormais sur ce mode d’entraînement et de communication peu coûteux pour débuter une carrière d’illustrateur ou d’auteur de BD. Nous proposons ici une sélection de blogs, en majorité tenus par des « amateurs », mais qui n’ont rien à envier aux dits « professionnels » : MISTER HYDE + www.mister-hyde.com Collectif sarcastique. MIX & REMiX + www.1erdegre.ch/blog/ L’air du temps à la moulinette. MACADAM VALLEY + www.macadamvalley.com Le début de la fin. ZINOCIRCUS + www.zinocircus.com Humour sans nez rouge. ROUTE DU NON SENS + Laroutedunonsens.canalblog.com Le grand n’importe quoi quotidien. MAADIAR + maadiar.blogspot.com La BD est un art de tranchée.

Graspoutine et Corto Balèze, parodie de Philgreff

sur http://philgreff.illustrateur.org

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L’Oeil de Zombi

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Actu BD

PLEIN LA GUEULE

Zébra s’est rendu à l'aimable invitation de la galerie "Oblique" au marché Saint-Paul à fêter les 35 ans (!) du fanzine PLGPPUR (Plein la gueule pour pas un rond), autour de son sémillant rédac' chef Philippe Morin, prévenant avec tous les convives, et pas peu fier de son bébé, désormais dans la force de l'âge (PLG est devenu une petite maison d'édition qui publie surtout des bouquins autour du 9e art).

Tirage limité — illu. de Tardi

Vuillemin, Tardi, Jeanne Puchol, J.-C. Denis, Pinelli, Loustal, Veyron, Dupuy-Berberian, Baru, Brunor, Ferrandez...).

Couv. fanzine PLGPPUR

Une sympathique expo. des couvertures du fanzine était proposée, ainsi que quelques maquettes qui prouvent que PLG était fait avec autant de sérieux que "Le Monde" (c'est quand elle veut, la galerie "Oblique", pour une expo. "Zébra" entre deux stars de la BD). Les "souvenirs émus" de quelques pointures de la BD, naguère interwievées par "PLG", étaient exposés et réunis dans un petit livret hors-commerce numéroté remis aux invités (pêle-mêle Margerin, Julliard, Goossens, Lambil, Pétillon,

Bien sûr, au milieu de tous ces vieux briscards, pour couper court à toute nostalgie, l'un d'eux a fini par lancer : - Et si on refaisait un fanzine !?

BD-CONCEPT

Le tandem Ruppert & Mulot (proche de « L’Association »), adepte comme Raymond Queneau ou Boris Vian du gadget littéraire, a produit la première BD jetable de l'histoire, que l'on déchire page après 22

Hommage de M. Veyron


page. Cet album, baptisé « Le Cadeau », sent un peu le sapin (de Noël).

in : le « Canard enchaîné ».

ILS SONT FOUS CES GAULOiS !

Le différend familial et judiciaire qui oppose Albert Uderzo et sa fille Sylvie, auquel les médias ont fait écho en proportion des royalties d’Astérix, rappelle une nouvelle fois combien les rapports entre un artiste et ses enfants sont compliqués. Quelques mois plus tôt, un

TRAiT CRiTiQUE

Cabu s’est tiré une balle dans le pied avec ce dessin (cicontre). Lui qui a l’habitude de s’effacer derrière les éditorialistes, il réplique ici sobrement à des litres d’encre et de papier déversés dans les canards les plus autorisés pour défendre la cause culturelle & lucrative d’« Astérix chez les Pictes ». DE TiNTiN A COHN-BENDiT

conflit avait opposé le prix Goncourt Jean-Louis Fournier à sa fille, celle-ci s’estimant insultée, ainsi que son mari, par quelques pages du nouveau roman de son paternel (sans doute marri d’avoir dû céder la première place dans le cœur de sa fille à un gendre). Afin d’éviter le procès et ses suites judiciaires malencontreuses, l’éditeur avait autorisé Marie Fournier à répliquer à son père à la fin du bouquin. Ce qu’elle avait fait, d’une manière cinglante, écrivant ainsi ce qui n’est peut-être pas le plus mauvais chapitre.

On mentirait en disant que Daniel Cohn -Bendit ne nous a pas habitué aux dithyrambes enflammés (depuis 1968). Néanmoins, celui de sa chronique matinale sur « Europe 1 » concernait pour la première fois la BD (22 novembre 2013). En effet, Dany n'a pas hésité à affirmer la part prise désormais par la BD et le "roman graphique" (sic) dans le "panthéon de la réflexion contemporaine" ; qui plus est, il a incité ses auditeurs à vider leurs livrets A afin d'offrir à leurs proches des tas de BD pour le Nouvel An.

Quand on y pense, ce coup d'encensoir n'est pas plus étonnant que ça, car Daniel Cohn-Bendit a plein de points communs avec Tintin, le fameux reporter belge (miFrançais, mi-Allemand). Et je ne dis pas ça seulement parce qu'ils sont rouquins tous les deux ! DanielCohn Bendit passe aussi le plus clair de son temps à Bruxelles ; Tintin et Dany sont d'ailleurs les deux seules mascottes de l'Europe à peu près crédibles, depuis que Charlemagne est passé de mode ; ils sont tous les deux écolos (Tintin n'est pas boyscout pour rien), à la limite du nirvanesque ; quant aux moeurs sexuelles, il plane sur celles de Tintin à peu près la même ambiguïté que sur les goûts de Dany. Sans compter qu'ils

Cohn-Bendit-Tintin, par Zombi

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Actu BD sont résolument anticommunistes tous les deux. Bien qu'il vienne de l'intérieur des terres, José Bové fait un capitaine Haddock plutôt convaincant. Bien sûr, ça va sans dire, l'écologie ne sauvera pas plus le monde que Tintin & Milou, mais "chut !", ne le dites pas aux fans de Tintin et de Dany : perso, je les soupçonne d'être un peu neurasthéniques, et si vous regardez bien le regard de Tintin, vous constaterez qu'il est complètement "stone", pire que Haddock avec son whisky. D’ailleurs l’aventure est une drogue pas très éloignée de la politique.

CARTOONING FOR WHAT?

L’asso "Cartooning for Peace" publie 100 dessins pour la liberté de la presse. Autant le dire d'emblée, ce genre d'initiative est d'un goût douteux, éditorialement parlant. De Gaulle parlait de "machin" pour désigner l'ONU ; on pourrait appliquer ce sobriquet à "Cartooning for Peace", association de dessinateurs de presse lancée par Plantu, qui officie au "Monde" depuis des lustres. D'abord parce que Plantu n'est pas un dessinateur humoristique, mais un dessinateur politique ; or les causes de la guerre sont politiques et non humoristiques. On dit même parfois que les humoristes sont « désarmants ». Or Plantu est bel et bien associé à une cause politique, celle du "Monde", organe de centregauche (qu'on me corrige si je me trompe, car je ne lis pas ou peu la presse "engagée") et, plus ou moins aussi la cause palestinienne. "Cartooning for peace" cause donc "liberté de la presse"... mais de quelle presse parle-t-on, de quelle liberté, et de quelle presse libre ?!

Tout ça semble un peu abstrait, voire ténébreux... Il n'est même pas prouvé que la presse soit un phénomène favorable à la liberté ou la paix (« La liberté de la presse nous perdra. » H. de Balzac). Les journalistes sont à peu près investis aujourd’hui du même pouvoir et des mêmes fonctions que le clergé au XVIIe siècle. Or l’histoire moderne enseigne que quand on lâche la bride au clergé, il a tôt fait de se prendre pour dieu. Très souvent on trouve la presse à l'origine d'une rumeur, et une rumeur à l'origine de la guerre. Il y a un demi-siècle, Ce recueil bordélique de cent dessins mêle donc le pire et le meilleur, le pas dessiné et le dessiné, aucun des deux ne gagnant à se mélanger à l'autre. Néanmoins, le bouquin vaut quand même pour une contradiction, qui indique peut-être un moment historique ? En effet, tandis que certaines caricatures mettent en avant le rôle positif de la presse (occidentale) en matière de liberté, d'autres dessins suggèrent au contraire que la guerre implique la presse et les médias modernes, dont la neutralité est illusoire.

BD PHILOSOPHIQUE

Frédéric Beigbeder, critique littéraire au « Figaro magazine », a salué le premier opus du philosophe François Bégaudeau ainsi : « Le croquis burlesque du MOC (mâle occidental contemporain est un véritable chef-d’œuvre de comédie pessimiste. François devrait l’adapter au cinéma : cela ressemblerait à une suite de L’Homme qui aimait les femmes, 24

mâtinée de Californication. (…) Depuis « Extension du domaine de la lutte », on n’a rien lu de plus juste sur la misère sexuelle contemporaine. (…) » (« Figaro magazine », 13 décembre 2013) Il faut dire que le sujet abordé par Bégaudeau et Oubrerie dans cet album aux éds. Delcourt — les nouvelles mœurs amoureuses — est non seulement à la mode, mais un thème de prédilection de Beigbeder, qu’il a lui-même traité dans ses romans. Ce n’est pas un thème absolument neuf, puisque Michel Sardou chantait déjà : « Femmes des années 80, ayant réussi l’amalgame de l’autorité et du charme. » En résumé, les femmes ont acquis de l’indépendance, et les hommes ne le supportent pas, ils sont complètement déstabilisés. Cette hypothèse fournit un certain nombre de situations comiques, mais en réalité il y a toujours eu des femmes fortes et des hommes aimant ce genre de femmes, bien que ce ne soit pas la majorité. De quoi les femmes sont elles devenues plus indépendantes, exactement ? De l’argent ? De la sécurité sociale ? De leurs parents ? Des conventions sociales ? « La femme est l’avenir de la femme » commente Beigbeder ironiquement, avec plus de sagacité cette fois car le rapprochement des sexes opposés est une des illusions du monde moderne. Shakespeare le montre déjà dans « Roméo et Juliette » : le destin se joue des amoureux qui croient s’aimer, alors qu’ils font seulement bêtement le jeu de la nature. Z


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Best-of BD 2013

10 MEiLLEURS ALBUMS BD (hors rééditions) ...Ou comment se faufiler comme un as du slalom à travers l'avalanche des nouveaux albums.

1/Le Chien qui louche (Etienne Davodeau/Futuropolis) Haut-lieu du culte que l'homme se rend à lui-même, il flotte au Louvre un parfum d'absurdité habilement rendu par E. Davodeau.

2/Le Mix (Mix & Remix/Buchet-Chastel) La dictature est favorable, dit-on, à l'épanouissement de l'humour et des humoristes. Mix & Remix, d'origine Suisse, vérifie une fois de plus l'adage.

3/Stevenson, le pirate intérieur (Follet, Rodolphe/Dupuis) La biographie en BD d'une âme retenue prisonnière par la maladie, et battant le pavillon noir de l'aventure de toutes ses forces : une gageure relevée avec brio par Follet & Rodolphe.

4/La Nuit du Capricorne (Grégoire Carlé/L'Association) De l'évolution de l'homme vers l'insecte : mathématique.

5/La Colonne (N. Dumontheuil, Dabitch/Futuropolis) Dabitch et Dumontheuil montrent le revers de la médaille, à partir d'une tragédie réelle occultée.

6/Pablo (T2—Matisse) (C. Oubrerie, J. Birmant/Dargaud) Pour en finir avec le culte de la personnalité de Picasso.

7/En Chienneté (Bast/La Boîte à Bulles) Si la prison modèle était possible, à quoi servirait la société ? Bast entrouvre les portes du pénitenciers.

8/La Bande-dessinée finlandaise 2013 (Rackham & Finnish Comics Society) Une sélection de styles finlandais plutôt originaux.

9/Philémon - Le train où vont les choses (Fred, Dargaud) Où la locomotive de la fiction nous entraîne-t-elle ? On entend encore dans cet essai de mythologie platonicienne l'âme de Fred grincer…

10/Hollande et ses deux femmes (Renaud Dély, Aurel/12Bis) Est-on doublement cocu quand on a deux femmes ?

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C’EST TOI MA MAMAN ?  « C’est toi ma maman ? » est à déconseiller aux lecteurs qui exècrent la psychanalyse ou qui trouvent facilement les auteurs nombrilistes » : ainsi une lectrice, Tasha, met-elle franchement en garde sur son blog les lecteurs éventuels du roman graphique d’Alison Bechdel, traduit de l’américain par « Denoël Graphic ». Néanmoins, sur un plan ethnographique plus général, on peut trouver la lecture du cas clinique en bande-dessinée d’Alison Bechdel instructive. La psychanalyse s’impose en effet aujourd'hui comme la pratique religieuse ou le moyen d’accomplissement de soi le plus répandu dans les pays occidentaux développés. Ce moyen se combine parfois avec une pratique artistique « créative » personnelle. La mère d’Alison B. elle-même se montre circonspecte à l’égard de l’homosexualité de sa fille, et plus encore vis-à-vis d’une pratique artistique mêlant introspection et déballage public du linge sale familial (bisexuel, le père d'Alison B. s'est suicidé). Mme Bechdel -mère exprime en effet des doutes sur la valeur d’une telle littérature de genre, ultra-spécifique. Féminisme et homosexualité se recoupent implicitement dans le discours d’Alison B., étayé par les études de psy. de la jeune femme, qui complètent une très longue analyse ; or celle-ci relève que les lesbiennes, par exemple l’icône féministe Virginia Woolf, ont souvent eu des mères assez réacs, attachées à des mœurs traditionnelles. Le lien ambivalent mais très étroit qui unit Alison B. à sa mère est donc central dans ce long déballage de linge sale (295 p.). Comment "tuer la mère", alors qu’Alison n’a pas de grief sérieux vis-à-vis d’elle ? « C’est toi ma maman ? » est en effet largement un matricide virtuel, ainsi que les deux femmes finissent par reconnaître ensemble. Dans un précédent tome, bien accueilli par la critique aux Etats-Unis, Alison B. avait déjà «réglé son compte» à son père. On peut regretter la traduction du «mother» du titre original en un «maman» un peu niais, car il y a dans l'exposition du lien matriciel ou identitaire entre Alison et sa mère une dimension dramatique, qui traduit l’effort pénible pour naître une deuxième fois (même si on est assez loin de la noirceur des drames familiaux de François Mauriac ou Hervé Bazin). La thérapie fait espérer une fin heureuse, comme dans les films américains,. Contrairement à l'usage le plus courant dans la littérature européenne, l'effet comique est sacrifié à l'espoir d’un bonheur futur. On note que «Mon Ami Dahmer», témoignage en BD (par Derf Backderf) sur un tueur en série (traduit aussi de l’américain cette année), relevait aussi l’état dépressif des jeunes mères au foyer américaines, tiraillées entre le monde du travail moderne et les valeurs familiales traditionnelles. L’homosexualité d’Alison B., dans la mesure où elle implique un désintérêt pour la procréation, ne fait que stimuler son envie d’indépendance et de création artistique.

pour autant. Alison Bechdel fait en outre de nombreuses références à des thèses pédopsychiatriques variées. « A deux exceptions près, les mères de tous mes patients présentaient des désordres narcissiques, étaient extrêmement angoissées et souffraient souvent de dépression. Elles considéraient l’enfant unique ou encore dans bien des cas, l’aîné, comme un objet narcissiquement investi. Ce que ces mères n’avaient pas reçu dans leur jeune âge, de leur propre mère, elles pouvaient à présent le trouver auprès de leur enfant : il est à sa disposition, peut lui servir d’écho, se laisse contrôler, est totalement centré sur elle, ne l’abandonnera jamais et lui accorde attention et admiration. » Les fréquentes citations (ici d’Alice Miller) peuvent rebuter le lecteur, mais ces généralités, parfois contradictoires ou contestables, rendent la confession intime moins étouffante et illustrent cette réalité contemporaine de la concurrence entre les valeurs familiales et les préceptes de la médecine générale. Cette impression de vis sans fin de la thérapie psychanalytique pourra amener certains lecteurs à conclure que c’est à force d’étudier l’âme humaine qu’on se met hors d’état de la connaître vraiment, selon l’observation de Jean-Jacques Rousseau, néanmoins la BD d’Alison Bechdel, au moins, n’a pas le défaut d’une thèse pesante, et son dessin assez délié, au contraire du style habituel lourdingue et saturé d’encre des comics américains, facilite sa lecture.

Ce qui évite au "drame comique" d’Alison B. de n’être qu’un insupportable plaidoyer pro-domo ou, pire encore, un tract militant est, d’une part, la duplicité de l'auteur - dont le drame n’est pas construit comme une démonstration, mais plutôt comme une interrogation. Le lecteur peut se sentir touché par cette cause, en dépit de sa «spécificité», dans la mesure où Alison B. parvient à communiquer sa détresse, sans chercher à apitoyer

C’est toi ma maman, par Alison Bechdel, Denoël Graphic, 2013.

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AFOURiSMES 

Emmanuel Mané-Katz -dit « Morez »- a connu son heure de gloire dans l’aprèsguerre, quand les plus célèbres titres de la presse magazine publiaient encore plusieurs pleines pages de dessins humoristiques. Morez collabora à des titres aussi différents que « Krokodil », journal humoristique soviétique, «Lui», «Paris-Match», «Le Pèlerin», «Punch». Il est vrai que les humoristes s’encombrent rarement d’idéologie. Prolifique, Morez a donc rarement été publié sous forme de recueil. « Afourismes », au «Cherche-midi», comble cette lacune. S’il n’est pas aussi subversif qu’Alphonse Allais, dynamiteur subtil de cette religion de l’homme moderne qu’est le «progrès», reculant à mesure qu’on s’approche de lui, Morez polit des aphorismes ou des bons mots, et les intercale entre ses dessins, évocateurs des saillies du maître normand. Voyez plutôt : « Le maroquinier a licencié l’apprenti, il l’a surpris la main dans le sac. » ; « Elle ne va plus à la selle quand elle monte à cheval. » ; « Un type trop « raide » pour se payer une boîte de viagra » ; « Ils s’entendent à merveille : il est peintre, sa femme est cadre. » ; ces facéties nous rappellent que l’art populaire a toujours comporté une part de raillerie ou de désinvolture vis-à-vis du langage, sacré en revanche du point de vue de l’élite et de ses rhéteurs. Morez a aussi en commun avec certains artistes du «Chat Noir» une opportune reconversion de peintre en dessinateur humoristique, en des temps où la peinture de chevalet ne sert plus guère qu’à épater le chaland ou à l’art-thérapie. Comme il ne traînait pas de «Paris-Match», de «Lui» ou de «Pèlerin» dans le grenier de mon grand-père, qui préférait les quotidiens plus adéquats pour allumer le feu ou dégraisser la vaisselle, je dois avouer que Morez (nonagénaire) est pour moi une heureuse découverte. Son trait évoque un peu celui de Sempé, en plus franc. Afourisme, Morez, éd. du Cherche-midi, nov. 2013.

LE CHiEN QUI LOUCHE 

Une page internet dédiée à Etienne Davodeau résume bien la principale qualité de son travail : « Ses albums sont de ceux qu’on ne lâche pas parce qu’on veut toujours savoir « ce qui se passe après la page qu’on est en train de lire ». En effet, en dépit d’un projet didactique a priori rébarbatif, je m’étais laissé entraîner jusqu’au bout de « Les Ignorants », pénultième opus de Davodeau chez Futuropolis, dans lequel l’auteur traçait une parallèle original entre la viticulture et la bande-dessinée. Cet effet d’entraînement tient à trois qualités : d’abord une façon de conter au rythme égal d’un marcheur sachant où il va, et quels sont ses moyens, quand beaucoup s’égarent à vouloir imiter le cinéma ou d’autres techniques ; cette qualité musicale est sans doute celle du scénariste-dessinateur en un seul homme. Secundo, Davodeau est plutôt bon observateur des comportements et des tics de ses contemporains ; on a souvent affaire à des ouvrages conceptuels, manquant de recul, puisque le concept n’est autre que le préjugé moderne. Les auteurs dont la personnalité est trop envahissante ne sont pas très crédibles quand il s'agit de faire le portrait d'autrui, et ils ont rarement le sens de l’humour. Davodeau n’en manque pas, surtout dans « Le Chien qui louche », nouvelle déroutante et bien menée, située dans ce saint des saints de la culture qu’est le musée du Louvre. Chacune des qualités évoquées plus haut se trouve perfectionnée dans cet album, ce qui le rend plus probant que «Les Ignorants», qui manquait un peu de culot. A propos des « Ignorants », un pote m’avait fait remarquer, plutôt dubitatif, que c’était le premier bouquin dédié au vin qu'il lisait, sans "cuite mémorable". Cela dit les pays où l’on boit à la manière suicidaire sont justement ceux où l’on ne produit pas de vin : Russie, Etats-Unis, Bretagne, etc. Je ne dirai pas plus de l’intrigue de «Le Chien qui louche» que son cadre et son héros post-moderne, vigile au Louvre ; la nouvelle est un genre littéraire qui ne se résume pas facilement. Disons plutôt que cette BD, indirectement, soulève un problème : à quoi rime tout ce cirque ? Est-ce le populo qui est abruti de déambuler ainsi à travers le palais du Louvre, en quête de sensations mal définies, photographiant à tout va pour se donner une contenance ; ou bien ce sont les autorités culturelles compétentes qui sont inaptes à dispenser la bonne parole culturelle ? Est-ce qu’il ne vaudrait mieux pas carrément brûler tout ce fatras d’art antique & solennel, qui intimide, ou bien ne semble passionner sincèrement qu’une petite élite fétichiste ? Dans la BD de Davodeau, c’est une famille de ploucs qui semble être la seule à trouver un sens à peu près net à ce trésor hétéroclite sous haute surveillance, à savoir celui de faire la promotion, autant que possible, du génie humain. Le Chien 31 qui Louche, Etienne Davodeau, Futuropolis, oct. 2013.


SONNETS DE SHAKESPEARE 

phores mis en œuvre par Shakespeare dans ses sonnets, diffèrent-ils des symboles et des métaphores dont il use dans son NOUVELLE TRADUCTiON DE J. DARRAS théâtre ? Rien n’est moins sûr. Rien n’indique l’engagement personnel de Shakespeare dans les sonnets et qu’il faut prendre la dame sinistre et le jeune homme admirable du poème pour « a vraie manière d’écrire est d’écrire comme on trades personnages inspirés par les fréquentations du tragédien, duit. Quand on traduit un texte écrit dans une langue étrangère, plutôt que pour des personnages fabuleux ou mythologiques, on ne cherche pas à y ajouter, on met au contraire un scrupule comme le sont les protagonistes de certaines pièces - fabuleux, religieux à ne rien à ajouter. » mythologiques, mais néanmoins soutenant un propos réaliste. Simone Weil (la philosophe politiquement incorrecte) Le peintre E. Delacroix, exaltant la musique, et de survante ainsi la probité du traducteur. Mais un proverbe latin croît illustrateur et lecteur de Shakespeare, a sans doute mieux incite a contrario à s’en méfier comme d’un traître possible, et senti combien Shakespeare échappe au registre ou au cahier S. Weil étend avec une largesse un peu naïve sa propre volonté des charges de la musique. Pour cette raison, Delacroix émet de fidélité à toute la corporation des traducteurs. dans son Journal des réserves vis-à-vis du tragédien. Les difficultés que fait surgir la traduction d’un poète La désapprobation, voire l’hostilité vis-à-vis d’un auteur ordinaire, où les partisans du style (un critique a même écrit que Shaet ceux de la critique s’affrontent, kespeare « lui donne envie de ces difficultés deviennent si épivomir »), dessinent parfois un neuses s’agissant de Shakespeaportrait plus fidèle que l’affection re qu’on ferait aussi bien, par mepassionnée. sure de précaution, d’ajourner Pas plus que l’étiquette toute nouvelle traduction. « romantique », Shakespeare ne Le mystère qui enveloppe mérite l’étiquette « baroque » qui l’œuvre de Shakespeare sert à lui est ici accolée (« symphonie justifier une nouvelle version à baroque, échevelée… »). Il est plus chaque génération ou presque. facile d’établir que Shakespeare a Ces dernières années, elles se le don de s'affranchir de son éposont multipliées. La dernière verque, qu’il y adhère. sion proposée par Jacques Darras Persiste le mystère de doit être la troisième ou la quatrièShakespeare : ce mystère est-il me au cours du demi-siècle écouinsondable, « that is the queslé. tion » ? Plutôt que du côté de la « Les 154 sonnets de Wilmusique et son mysticisme d’orliam Shakespeare n’ont cessé, dre religieux, c’est vers les contes depuis quatre siècles, d’ensorceler et les mythes qu’il faut se tourner les lecteurs et de passionner la pour élucider le caractère énigmacritique, à la fois par leur beauté, tique de Shakespeare, probableexpression suprême de l’art poétiment destiné à endiguer l’érosion que élisabethain, et par leur mysdu temps. La parenté de l’art de tère. » Shakespeare avec les contes, Ce nouveau projet éditoexplique d’ailleurs l’attachement rial est ainsi introduit par l’éditeur des milieux populaires à son théâen quatrième de couverture. Faitre. sons d’emblée la remarque que Il convient de mentionner les temps modernes ont promu ici une traduction française dont une conception de la beauté la Portrait de François-Victor Hugo (1828-1873), l’intention va à l’encontre de celle de plus subjective qui soit, si bien qu’il y a traducteur fidèle de Shakespeare Jacques Darras. Celle de François-Victor désormais autant de sortes de beauté Hugo, au demeurant à la disposition du que d’interprètes ou de traducteurs. public sur internet, pour qui il s’agit bien plutôt de pénétrer le L’intention esthétique de Shakespeare, celle de procurer mystère de Shakespeare, par-delà sa musique (si tant est, encoune émotion de cet ordre, n’est pas prouvée ; il y a même de re une fois, que Shakespeare n’ait pas m’intention de rendre très nombreux indices dans le théâtre de Shakespeare, avertispour toute musique le son de la cacophonie ou de la furie du sant que l’idéal esthétique n’est pas un idéal shakespearien, monde). voire qu’il n’y a rien d’idéal dans Shakespeare, compte tenu des

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déboires ou des catastrophes encourus par les personnages animés d’une tel idéal esthétique, moral, politique, religieux, ou encore érotique. En témoigne dans ces sonnets ce que le poète dit des roses, qui ne valent pas les mauvaises herbes, dès lors que le temps a dégradé les premières. La métaphore est applicable à l’art : le plus brillant aujourd'hui est condamné à passer demain pour la vanité d’hier. Cela d’autant plus dans un monde dont Shakespeare prend acte de l’ébranlement permanent. D’autres sonnets encore témoignent de ce que l’art de Shakespeare n’est pas indexé sur le temps, ni même la nature. Ces observations sont assez dissuasives, ainsi que des lecteurs peu attentifs l’ont fait auparavant (notamment Stendhal), de rapprocher Shakespeare de l’espèce des poètes romantiques. « C’est le propre de l’œuvre accomplie, en musique comme en poésie, postule Jacques Darras, que de permettre une infinie quantité de lectures, de traductions. » Si la perfection musicale autorise quantité d’interprétations, il n’est pas moins vrai que l’erreur permet un nombre aussi grand de versions. Là encore, tout laisse penser que Shakespeare n’est pas le genre de poète qui vise à induire en erreur, ni même à justifier toutes les causes. L’hypothèse d’un « Shakespeare poète », différent du « Shakespeare tragédien », avancée par J. Darras, pas plus ne repose sur une quelconque certitude. Les symboles et les méta-

Au choix fait par les derniers traducteurs de rendre du mieux possible la musicalité des sonnets de Shakespeare, quitte à passer à côté du message, François-Victor Hugo préfère le parti inverse de tenter de pénétrer le mystère, quitte à écorcher les oreilles du lecteur. F.-V. Hugo note ainsi à quel point Shakespeare diffère de Dante, sur ce thème commun de l’éternité et de la part de l'homme à cette éternité. Certainement la vision cosmique d’un poète-historien tel que Shakespeare n’est pas la même que celle d’un moraliste platonicien tel que Dante. Au point que je ne serais pas étonné, que le poète critiqué, mais non nommé par Shakespeare dans ses sonnets, ne soit autre que Dante., tant l’hostilité de W.S. à la culture médiévale est grande L’effort de traduction de F.-V. Hugo est pour se rapprocher de Shakespeare, en tentant d’abolir le temps et l’espace. Il peut se traduire sur le plan de l’amour, où Shakespeare se place aussi, d'un amour extra-terrestre ou cosmique sans doute difficile à entendre du point de vue sentimental moderne, son arrière-plan statistique, mais qu'il est dommageable de perdre dans une traduction trop séduisante. Sonnets, William Shakespeare - nouvelle traduction de Jacques Darras, Grasset, 2013.

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Jeux BD

Quiz « Vocabulaire & BD » (parrainé par le Pr Alain Finecrotte)

A. « Phylactère » est : 1. Un mot d’origine hébraïque signifiant : « J’aime la bandedessinée » 2. Un mot d’origine grecque signifiant « amulette » 3. Un mot d’origine latine signifiant « tombeau » 4. Un mot d’origine égyptienne au sens mystérieux B. L’auteur de BD ne parle pas d’une « page » de BD, mais plutôt d’une : 1. Trame 2. Tablette 3. Rame 4. Planche C. Parmi ces quatre définitions, laquelle définit le mieux le « roman graphique » : 1. Un roman adapté en BD 2. Une bande-dessinée artistique 3. Une bande-dessinée pour adultes 4. Une bande-dessinée pornographique D. « Schtroumpf » vient de l’allemand « Strumpf » qui signifie : 1. Trompette 2. Bonnet 3. Chaussette 4. Lutin E. Quel est le terme technique pour parler d’une page/planche, recouverte seulement d’un croquis préparatoire ? 1. Un jaune 2. Un bleu 3. Un vert 4. Un noir et blanc

F. Le « mangaka » est un terme japonais qui désigne : 1. Une BD japonaise 2. Un super-héros japonais 3. Un pinceau japonais 4. Un auteur de BD japonaise G. Lequel de ces américanismes n’est pas en usage dans le milieu de la BD ? 1. « story-board » 2. « strip » 3. « flyer » 4. « one shot » H. L’expression « ligne claire » est accolée à : 1. Un scénario simpliste 2. Un genre de BD dans le style de Tintin 3. Un encrage du crayonné d’un millimètre d’épaisseur 4. Une école stylistique aux contours indéfinis I. La planche de BD, divisée en cases et bandes, est autrement dite dans l’argot de la BD : 1. « marelle » 2. « gaufrier » 3. « tablette de chocolat » 4. « raquette » J. L’expression « gros nez » est usitée pour parler de : 1. La bande-dessinée « cochonne » 2. La bande-dessinée belge 3. La bande-dessinée grotesque 4. La bande-dessinée amateur

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