L'imaginaire des mondes virtuels

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L’imaginaire des mondes virtuels par Evelyne ESTHER GABRIEL | L’Esprit du Temps | Imaginaire & Inconscient 2002/3 - n° 7 ISSN 1628-9676 | ISBN 2-9130-6297-0 | pages 107 à 118

Pour citer cet article : — Esther Gabriel E., L’imaginaire des mondes virtuels, Imaginaire & Inconscient 2002/3, n° 7, p. 107-118.

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L’imaginaire des mondes virtuels Evelyne Esther Gabriel

«Tu m’as menti, Wang-Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de taches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes. Le royaume de Han n’est pas le plus beau des royaumes, et je ne suis pas l’Empereur. Le seul empire sur lequel il vaille la peine de régner est celui où tu pénètres, vieux Wang, par le chemin des Mille Courbes et des Dix Mille couleurs. Toi seul règnes en paix sur des montagnes couvertes d’une neige qui ne peut fondre, et sur des champs de narcisses qui ne peuvent pas mourir. » Extrait de la nouvelle de Marguerite Yourcenar « Comment Wang-Fô fut sauvé » (18).

Ainsi parlait le Maître Céleste qui passa son enfance solitaire en présence des peintures du vieux Wang-Fô et qui s’imagina régner sur un monde aussi beau qu’irréel parce qu’immortel.

Pénétrer l’image : s’enfoncer dans ses forêts inconnues, grimper à ses arbres fantasques, fouiller un grenier peuplé d’êtres effrayants ou farfelus, guetter un ennemi imprévisible ou se laisser surprendre au coin d’une rue, découvrir un trésor évanescent... Emerveillement ! Détenir le pouvoir de découvrir un monde créé par des inconnus et en devenir le maître, voilà la nouveauté apportée par les images virtuelles et l’interactivité ; après avoir rêvé vivre dans les mondes imaginaires, ceux Imaginaire & Inconscient, 2002/7, 107-118.


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portés par les conteurs, inventés et exprimés par la magie de la langue des écrivains et des poètes, illustrés par les dessinateurs et les peintres ; après être devenus spectateurs des images cinématographiques et télévisuelles lesquelles, en s’animant, nous imposent leur vision du monde. En même temps, pour certains du moins, se créer un avenir meilleur, fuir une réalité décevante, éprouvante, mouvante... Les images virtuelles nous offrent une réalité éphémère, surréaliste ou hyperréaliste, l’actualisation illusoire d’un nouveau monde à explorer. L’imaginaire qui anime ces nouvelles images interactives est aussi à découvrir. Tel est l’objet de notre aventure. Le mythe de l’esprit immortel

Ces mondes fictifs sont-ils porteurs d’une nouvelle mythologie, de croyances qui nous permettent de comprendre l’origine du cosmos, de la vie et des êtres humains ? Ou encore nous racontent-ils les aventures de héros exemplaires traçant de possibles lignes de conduites ? De nos jours, les nouvelles mythologies sont portées par les sciences. Le discours scientifique nous indique ce qu’il convient de croire et les méthodes scientifiques conditionnent les moyens d’y parvenir. Pour Abraham Moles, cité par Philippe Breton (3), les « mythes dynamiques » n’agissent pas à un niveau conscient dans la société, ils émergent au sein même de la société scientifique globale, comme une tendance organisatrice qui module le flux des découvertes, orientant de façon inconsciente les démarches individuelles. Les jeux vidéo, et toutes les nouvelles technologies de la communication suivant l’appellation consacrée, sont issus des sciences modernes, en particulier des sciences de l’informatique et d’une logique mathématique. Mais ils sont marqués par des « mythes dynamiques » forts. Ils présentent de multiples facettes, de nombreuses formes d’utopie (nouvelle organisation économique, nouveau rapport du citoyen et de l’état...). Les premiers concepteurs de l’ordinateur (John Von Neumann et Alan Turing) avaient eu pour ambition de créer une machine capable non seulement de calculer (d’où l’origine du mot computer) mais aussi, beaucoup plus, de penser comme un cerveau humain (mémoire, changement d’états successifs...). L’un des grands rêves de l’homme, depuis toujours, est d’égaler les dieux en créant un être artificiel à son image, comme Philippe Breton le démontre dans son livre. Ce vieux rêve se déploie d’abord au cours d’une période mythique, puis pendant une période littéraire (le golem issu de la pratique magico-religieuse juive ; le récit de Galatée, créature de Pygmalion, rapporté


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par Ovide ; plus récemment la Vénus d’Ille et la créature du Dr Frankenstein puis Pinocchio). Maintenant la science contemporaine tente de réaliser et d’accomplir les vieux rêves de l’homme occidental. Elle reprend à son compte le projet de créer un être à l’image de l’homme mais le structure selon la conception actuelle que l’homme se forge de lui-même : un être capable de traiter intelligemment des informations. Ce projet se réalise dans la fabrication de machines dotées d’intelligence artificielle, mais perdant tout aspect anthropomorphique. Et c’est ainsi que naît l’ordinateur.

Mais un « retour du refoulé » s’est réalisé en Lara Croft, l’héroïne virtuelle du fameux jeu « Tomb Raider ». Pour les jeunes, elle est non seulement une concrétisation de l’être artificiel créé à l’image... de la femme, mais plus que cela, elle représente un idéal de la femme (avec ses mensurations de rêve : 85D – 60 – 90 pour ses 1,70 m et ses 55 kg) et un idéal de femme phallique (avec des capacités corporelles et ses comportements plus virils que féminins). Cet idéal est bien évidemment produit par l’imaginaire actuel de la société. Lara Croft et autres femmes artificielles, sont en passe de supplanter les tops models, avec leurs limites et imperfections humaines : des mannequins virtuels ont déjà défilé pour le créateur Thierry Mugler. Ces « femmes » peuvent être habillées, mais surtout modifiées à volonté. L’imaginaire de l’être artificiel créé à l’image de l’homme (ou encore façonné par les fantasmes des hommes et des femmes) rencontre un autre axe structurant de notre imaginaire actuel : le corps doit devenir invulnérable et parfait pour nous donner l’illusion de l’immortalité. Toutes les technologies actuelles qui se développent autour de la chirurgie esthétique, des greffes d’organes et plus récemment des thérapies géniques s’orientent dans cette perspective.

Les recherches biotechnologiques autour de la conception d’enfants allant de l’insémination artificielle au clonage en passant par la manipulation du génome humain mettraient-elles en œuvre « le 5 e fantasme » (4), celui d’autoengendrement ? Toujours est-il que le chemin de la biotechnologie rencontre à son tour le vieux rêve de création d’un être artificiel : l’homme voudrait se créer lui-même à l’image de son idéal, un être parfait dégagé de la contingence du corps (de ses maladies et de la mort) et du sexe (et de la présence de l’autre).

Les nouvelles technologies de la communication, quant à elles, participent à l’expérimentation d’un bouleversement ontologique du rapport de l’homme à son corps. L’imaginaire des créateurs d’Internet, des intellectuels californiens, des futurologues, s’est investi dans l’idée que le corps pourrait être déconnecté de l’esprit : par exemple le psychisme pourrait être téléchargé et rencontrer d’autres psychismes dans un réseau virtuel commun (« la matrice »), hors corps, hors temps et hors espace... (8)


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À la recherche du corps perdu

Des réalisations concernant le nouveau statut du corps se produisent dans la cyberculture (14). Les sites de cybersexe sont à ce propos exemplaires. Le cybernaute a l’occasion d’explorer tous ses fantasmes et en particulier de vivre des sensations partielles. Il peut, notamment, se cacher derrière une identité différente de la sienne (âge, apparence, sexe). Les fantasmes, les jeux érotiques se conjuguent essentiellement par le texte écrit, jusqu’à maintenant, en attendant de revêtir les combinaisons de données qui permettraient de vivre des sensations impulsées par soi-même (nouvelle forme d’onanisme) ou par le partenaire réel (ou fictif) connecté sur le réseau internet. Le regard (par la lecture du texte, par le visionnage de scènes d’animation fictives ou filmées « in live ») et l’ouïe (à un moindre degré) deviennent essentiellement porteurs des émois érotiques. La vie psychique se départit de certains sens : l’odorat, le goût et surtout le contact tactile direct prodigué par le partenaire. L’autre est ainsi tenu à l’écart, risquant moins de devenir intrusif et étant davantage soumis au contrôle et à la manipulation. Ces pratiques sont sans doute entretenues par des fantasmes de mécanisation du sexe et de sexualisation des machines (on retrouve le fantasme de l’amour humain pour les statues animées : Galatée...) et plus généralement de mécanisation du corps. La cyberculture décline largement le thème du cyborg : être hybride né de greffes entre l’homme et des machines. Les limites du corps se perdent dans la machine, le corps est abandonné pour vivre encore davantage en osmose avec le réseau (ex : le personnage principal du roman culte de la cyberculture « Neuromancien » de Gibson).

Certains internautes ou certains joueurs de jeux vidéo expérimenteraientils l’abandon de leur corps, une manière d’«être sans corps » ? Cela ne va pas de soi quand on entend des témoignages : « Je me sens plus calme après m’être défoulé dans un jeu de baston. » « Je fume un joint pour ressentir plus fort les sensations que procure le jeu. » « Je m’énerve quand je n’y arrive pas. » « Je me sens plus fort et j’ai plus d’énergie pour affronter la vie quand j’ai gagné un jeu. »

De toute façon, le corps fait retour quand le joueur a tenté de l’occulter trop longtemps : « Je suis obligé d’arrêter parce que j’ai mal aux yeux et j’ai des crampes dans les mains ». « J’ai la nausée » dit un jeune sortant d’un système de réalité virtuelle


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en se tapotant le torse et les jambes comme pour réintégrer son enveloppe corporelle.

Si certaines perspectives de recherches technologiques recherchent l’évanouissement progressif du corps, d’autres se centrent sur la stimulation du corps réel par la simulation (par exemple la manette avec retour de force ou propageant des vibrations). Tous les développements technologiques (casque, gants, combinaisons...) permettant de s’immerger dans une réalité virtuelle et d’interagir avec elle intègrent le corps et ses sensations, mais celles-ci ne sont plus en lien direct avec l’environnement matériel auquel on est confronté depuis sa plus tendre enfance. On vit des leurres perceptifs (on abaisse une branche virtuelle ou on lance un ballon lui aussi virtuel) qui s’appuient néanmoins sur des vécus antérieurs réels et mémorisés. Les expériences perceptivo-sensori-motrices constituent une part essentielle du fondement de l’être humain. Les recherches en intelligence artificielle depuis 1990 s’alimentent des recherches en neurobiologie sur le fonctionnement du cerveau humain par réseaux neuronaux et notamment sur les apprentissages. Il apparaît que les êtres humains utilisent dans la vie courante des stratégies qui ne sont pas basées uniquement sur une logique linéaire. Le « ressenti » met en déroute les seuls processus déductifs qui intéressaient exclusivement les chercheurs sur l’Intelligence Artificielle. Sans parler des états du corps qui influencent les décisions en apparence les plus réfléchies (6). Les jeux vidéo et l’Idéal du Moi

Les jeux vidéo qui occupent tant l’esprit des enfants et des jeunes actuels, sont des applications ludiques de l’interactivité entre l’utilisateur et l’ordinateur (ou la console de jeux). Ce sont des produits de consommation qui participent à leur vie culturelle au même titre que les films, dessins animés, bandes dessinées et musiques fabriqués pour répondre à « la demande », c’est-à-dire pour être vendus. Mais au-delà du phénomène de mimétisme (je m’intéresse à ce qui intéresse l’autre, en référence à René Girard), que véhiculent-ils ? Apportent-ils quelque chose à l’enfant et quoi ? Pourquoi certains jeunes sont-ils « pris » par un jeu vidéo comme on peut être envoûté par la lecture d’un roman ? Les structures et les contenus des jeux vidéo sont à interroger. Des récits mythologiques, nous retrouvons une résurgence archétypale : l’épreuve. F. Holtz-Bonneau (13) a mis en évidence dans les jeux vidéo cette situation fondamentale, présente dans les mythes, les rites initiatiques. Les rêves


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et les contes de fées s’organisent aussi souvent autour de cette problématique. Les jeux vidéo ne racontent pas l’épopée de l’origine du monde, ni ne chantent les exploits, les heurts et les malheurs de héros qui transcendent notre quotidien. Ils immergent l’enfant, le joueur, dans un monde où « l’homme est un loup pour l’homme »1, dans lequel il faut apprendre à se débrouiller, acquérir des compétences, se montrer astucieux pour être le gagnant. Vaincre un adversaire est un thème récurrent. Dans les jeux de type « shoot’em up » ou First Personnal Shooter, le système syntaxique est pauvre, essentiellement binaire : « moi ou l’autre » (en référence au concept de la violence fondamentale de J. Bergeret). Les personnages n’expriment pas d’émotions et encore moins de sentiments (ce qui représente, à mon avis, un facteur de rejet ou d’indifférence pour la plupart des filles). Une autre catégorie2 de jeux : « les jeux de rôle » ou Role Playing Games proposent la gestion des compétences de plusieurs personnages, permettent des alliances et stimulent l’élaboration de stratégies. Ces jeux s’inspirent souvent du genre « heroïc fantasy » ou encore de la science fiction. Les personnages se distinguent surtout par leurs caractéristiques physiques et leurs professions (guerrier, druide, prêtre, magicien, voleur), mais « s’humanisent » depuis que des histoires de recherche de filiation, d’amour, de vengeance, de haine voient le jour (Final Fantasy, Baldur’s Gate...). J’ai émis l’hypothèse (10) que les personnages de jeux vidéo sont porteurs de l’Idéal du Moi des joueurs en résonance avec les attentes de l’imaginaire collectif de la société actuelle dont un des mythes principaux serait celui du « nomade » dépeint par J. Attali (2) et également par M. Maffesoli (16). Ainsi on comprend mieux que les jeux vidéo focalisent l’intérêt des jeunes et qu’ils s’intègrent à leur univers culturel, en présentant un modèle auquel se conformer pour être aimé de ses parents et reconnu par la société : le modèle d’un individu autonome, combatif, performant, capable de prendre des décisions rapidement, sans états d’âme et faisant peu cas de l’adversaire qui s’oppose à lui. Les thèmes principaux et récurrents sont un appel aux désirs altruistes du joueur le plaçant en situation de défendre les habitants d’une planète contre des forces du mal (souvent représentées par une ombre ou un fantôme), de délivrer une princesse, de résoudre les énigmes qui révèlent un terrible secret. Les personnages virtuels peuvent aussi renvoyer le joueur à sa propre intériorité (désir de vengeance, souhait de se délivrer d’un pouvoir occulte, ou de combattre ses pires cauchemars). Ces thèmes fédèrent les désirs (de gagner mais aussi de comprendre) du joueur et soutiennent le sentiment de sa toute puissance, bien souvent mis à mal par les difficultés des jeux (il faut beaucoup de persévérance et ne pas céder au seul principe de plaisir pour réussir un jeu contrairement à ce que pensent la plupart des adultes).


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Ainsi la place du Moi Idéal est aussi à interroger dans son articulation aux expériences narcissiques premières liées au sentiment de toute-puissance. Les processus psychiques mis en jeu

D. Cupa (5) avance l’idée intéressante que le joueur identifié à son personnage est renvoyé à des expériences archaïques et redécouvre son assise narcissique identificatoire en appui sur des hallucinations. Puisqu’il ne s’agit pas de la répétition de la perception de l’objet satisfaisant, le joueur recherche sans doute à éveiller le plaisir hallucinatoire de la satisfaction. Toutefois il est difficile de connaître la nature précise de l’activité psychique du joueur. Certains des patients auxquels j’ai proposé la médiation d’un jeu vidéo dans un cadre thérapeutique ont vécu des moments de confusion entre le monde virtuel et leur imaginaire (K. continue de tirer sur les rideaux de la salle les assimilant aux monstres du jeu, R. refuse de « tuer » le personnage virtuel ne supportant pas de le voir disparaître de l’écran comme s’il risquait de mourir lui-même). Les réactions chez le premier enfant semblent prouver un rapport d’identité de fonction entre les objets de l’image et ceux de la réalité ; tandis que l’autre enfant me paraît se trouver dans un rapport d’identité avec le personnage virtuel. Leur pathologie grave explique sans doute l’actualisation d’une des formes que peut prendre l’activité onirique telle que la définit R. Angelergues (1) : « ... l’onirisme tend toujours vers un objet (objectal) à découvrir et à saisir dans une errance de désir, objet réel ou imaginaire et le plus souvent probablement objet « mixte », c’est-à-dire imaginaire mais créé à partir d’un ou de plusieurs objets réels « condensés ». ... L’errance est le seul moyen de trouver, puisqu’on ne sait jamais ni quoi ni où découvrir ce que l’on cherche. Et vivre, c’est chercher toujours quelque chose qu’on n’a pas. »

Généralement les joueurs situent leur activité psychique dans une aire d’illusion, aire de jeu winnicottien. Le « je » (« je tire », « je m’enfuis »...) signe l’identification de l’enfant au personnage virtuel, personnage en quête d’acteur selon la formule que j’ai proposée (11). L’enfant rencontre dans le personnage virtuel des éléments du monde extérieur et des éléments de son monde interne qu’il y projette. Les perceptions sont réellement ressenties, mais elles s’édifient dans l’interaction avec une réalité simulée (14). Il reste à connaître sur quels types d’expériences corporelles et psychiques s’appuie le joueur. Les notions de signifiants formels de D. Anzieu et de schèmes de base de S. Tisseron (17) proposent des réponses : la pensée s’organise à partir de structures de base d’origine corporelle et relationnelle qui, la vie durant, servent à assimiler


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et à comprendre les différentes expériences que l’on est amenée à vivre. Les images matérielles (dont les images virtuelles) renvoient le sujet à des situations personnelles vécues ou fantasmées qui le touchent ou en tout cas qui ne le laissent pas indifférent, en particulier lorsqu’elles contiennent et figurent des expériences vécues qui n’ont pas été symbolisées. Dans ces conditions, le virtuel pourrait-il aussi faciliter la résurgence de traces mnésiques inconscientes ? J’ai observé (9) que certains patients actualisaient la reviviscence d’expériences traumatisantes (chute dans un puits, expérience périnatale extrême entre vie et mort) : la participation identificatoire dans des images du jeu leur permettrait de (re)vivre et de remanier certaines expériences douloureuses tout en prenant de la distance grâce à la dimension ludique et interactive, et grâce bien sûr au travail thérapeutique. Le rapport à l’autre dans les jeux vidéo violents

Outre l’opportunité de répéter inconsciemment des situations traumatisantes pour certains d’entre eux, on peut se demander quel est le lien entre les sensations et l’imaginaire, en général, chez les joueurs attirés par les jeux vidéo violents ? Des joueurs interrogés, en dehors de tout cadre thérapeutique, témoignent souvent de leur recherche de sensations fortes, de confusion des repères spatiaux, de perte des limites du corps dans des jeux où accidents, morts violentes, démembrements, éclatements des corps sont mis en représentations graphiques et sonores. D’autres disent ne rien ressentir sinon du plaisir à « jouer à la bagarre », à déplacer au second degré des scènes de violence dans lesquelles ils ne sont pas confrontés à des interdits mais seulement à des impossibilités (ce sont les limites et les contraintes du jeu : par exemple, dans tel jeu, on pourra écraser un piéton et dans tel autre ce ne sera pas prévu, non programmé, donc impossible). Pourquoi éprouver tant de plaisir à participer virtuellement à des scènes de sadisme, de violence extrême, de morcellement des corps ? S’agit-il d’expérimenter sans danger réel un imaginaire contemporain où le corps, le sien et celui de l’autre sont en passe de devenir des objets manipulables, transformables, séquentiables, interchangeables sans lien intrinsèque avec l’esprit et l’être ? S’agit-il de manipuler l’autre comme on a été ou comme on risque soimême d’être manipulé ? S’agit-il d’expérimenter une question qui taraude actuellement notre société : « être bourreau ou être victime » ? J’ai tenté ailleurs de montrer comment la victime devient un modèle de reconnaissance sociale dès lors


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qu’il est plus question de droits que de devoirs des citoyens (12). Souvent lorsque les jeunes violents sont désignés comme coupables de délits ou de crimes, ils endossent l’apparence de la victime pour s’innocenter. Il est devenu couramment préférable, à tout âge, de se prétendre victime plutôt que se remettre en cause et assumer sa part de responsabilité. Ainsi comment des jeunes pourraient-ils sortir d’une position sadomasochiste, si c’est le judiciaire, donc l’extérieur qui est amené à dire la culpabilité et non plus le Surmoi ? De manière plus prosaïque, beaucoup d’adolescents, friands de jeux vidéo violents, témoignent sans faire le lien direct avec leur pratique d’un sentiment d’insécurité et de la peur de se faire agresser quand ils doivent se rendre seuls dans des lieux de grande promiscuité (métro, abords de centre commercial...). Rechercheraient-ils dans la pratique des jeux vidéo violents à se rassurer, à se construire une image de soi plus solide ? Le tribalisme

Dans le même ordre d’idée quelle place tient l’autre (et sa présence) dans la vie imaginaire des joueurs ? La pratique des jeux en réseau est à explorer pour répondre à cette question. L’autre est rencontré dans une communauté, un groupe d’appartenance qui se constitue virtuellement. Via Internet les jeunes peuvent se regrouper par clan autour d’un chef (un joueur qui recrute d’autres joueurs compétents et organise les participations à des matchs et tournois). Les clans s’affrontent dans des jeux vidéo de stratégies et de combat. Le terme de clan renvoie à la notion de tribu. M. Maffesoli (15) décrit bien les ressorts des liens particuliers qui unissent les personnes aujourd’hui. L’individualisme aurait fait place au tribalisme. La constitution de tribus éphémères, partageant des moments d’intenses émotions (rave parties, virées, fêtes pour « s’éclater »...) est significative des comportements des jeunes : plus hédonistes et moins déterminés par le « devoir-être », pratiquant une certaine forme de générosité et donc moins centrés sur eux-mêmes qu’il n’y paraît. Ce nouveau mode de relation, moins rationnel et plus sensitif serait un moyen de vivre intensément le quotidien et de se réfugier dans des espaces de communauté contenant l’angoisse du temps qui passe. Je partage cette idée de M. Maffesoli et constate que les nouvelles technologies permettent de vivre effectivement, mais à distance, des émotions partagées. Les rencontres dans les forums de discussions ou les « chats » sont l’occasion de discuter à bâtons rompus, non sans provocation, et sous couvert d’anonymat (le masque est posé sur les signes réels de l’identité). Les émotions, les sensations sont exprimées via le texte, la voix (par micro), et encore une fois


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détachées des contacts corporels tactiles directs. Les textes sont écrits avec une syntaxe, des abréviations spécifiques et des smileys (petites icônes signifiant des émotions, des humeurs) qui les rendent incompréhensibles au néophyte mais qui renforcent le sentiment d’appartenance à une tribu qui pratique ces rituels comme signes de reconnaissance. Quoi qu’il en soit, le réseau relie et ce n’est pas étonnant que certaines communautés d’internautes mystiques s’inspirent de McLuhan et de Teilhard de Chardin pour croire en une « intégration psychique communautaire de toute l’espèce humaine » ou encore en une symbiose entre tous les hommes et les réseaux de machines constituant ainsi une membrane intelligente unique qui prendrait un jour vie (7). En conclusion

On peut interpréter la pratique des jeux vidéo à l’aune de l’individualisme. L’image du jeune enfermé dans sa tour d’ivoire n’est pas toujours erronée. Mais ne pourrait-on pas aussi imaginer des jeunes internautes reliés les uns aux autres dans une tour de Babel virtuelle tentant de trouver la langue universelle qui leur permettra d’accéder au Ciel et d’égaler Dieu ? Le statut du corps et la place de l’autre devront être interrogés sans cesse au cours du développement des nouvelles technologies afin qu’elles restent au service de l’être humain. Evelyne Esther GABRIEL Psychomotricienne Formatrice Co-directrice de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines (OMNSH ) Membre du Groupe de Recherche sur la Relation Enfant-Médias (GRREM) 13 rue Woluwé-Saint-Lambert 92360 Meudon-la-Forêt Notes 1. Citation de T. Hobbes, philosophe anglais, considéré par beaucoup comme le père du libéralisme. 2. Il existe également la catégorie des jeux de simulation comprenant les simulations sportives et les simulations de gestion (d’une ville, d’un hôpital, d’une civilisation...).


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BIBLIOGRAPHIE 1. ANGELERGUES R. (1993) L’homme psychique. Paris : Calmann-Lévy, 208 p. 2. ATTALI J. (1990) Lignes d’horizon. Paris : Fayard. 3. BRETON P. (1995) À l’image de l’homme. Paris : Éditions du seuil, 187 p. 4. BIZOUARD E. (1995) Le 5 e fantasme. Paris : Éditions P.U.F, Collection Le Fil Rouge, 235 p. 5. CUPA D. (2001) Le bouquet renversé (Communication au colloque : Le virtuel : la présence de l’absent) – Université Paris X – Nanterre. 6. DAMASIO A. R. (1995) L’erreur de Descartes. Paris : Éditions Odile Jacob, 368 p. 7. DERY M. (1997) Vitesse virtuelle, La cyberculture aujourd’hui. Paris : Éditions Abbeville, 365 p. 8. FLICHY P. (2001) L’imaginaire d’Internet. Paris : Éditions La Découverte, 272 p. 9. GABRIEL E.E. (1991) L’imagerie informatique et ses enjeux thérapeutiques in Thérapie Psychomotrice, 91. 10. GABRIEL E.E. (1994) Que faire avec les jeux vidéo ? Paris : Hachette Éducation, 160 p. 11. GABRIEL E.E. (1998) Les rapports de l’enfant à l’image virtuelle (mémoire de licence) – Institut de Psychologie – Université Lumière Lyon 2. 12. GABRIEL E.E. (2000) Bourreau ou victime ? – Une question sociale posée aux adolescents aujourd’hui et expérimentée dans les jeux vidéo violents – mémoire de maîtrise – Institut de Psychologie – Université Lumière Lyon 2. 13. HOLTZ-BONNEAU F. (1986) L’image et l’ordinateur. Paris : INA-Aubier. 14. LE BRETON D. (1999) L’adieu au corps. Paris : Éditions Métailié, 237 p. 15. MAFFESOLI M. (2000) Le temps des tribus. Paris : La Table Ronde, 330 p. 16. MAFFESOLI M. (1997) Du nomadisme. Paris : Le Livre de Poche, 190 p. 17. TISSERON S. (1997) Psychanalyse de l’image. 2 e édition. Paris : Dunod. 222 p. 18. YOURCENAR M. (1963) Nouvelles orientales. Paris : Éditions Gallimard. 149 p.

Evelyne Esther Gabriel – L’imaginaire des mondes virtuels

Résumé : Pour évoquer l’imaginaire des jeux vidéo, il est nécessaire de faire un détour par les mythes dynamiques qui ont influencé les conceptions technologiques, de l’invention des premiers ordinateurs jusqu’aux personnages virtuels actuels. Ces mythes se déclinent autour des rêves de création d’un être parfait et immortel pour égaler les dieux.


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Les jeux vidéo sont des applications ludiques des nouvelles technologies. Ils prennent de plus en plus de place dans les loisirs des enfants et des jeunes. Dans ces univers virtuels, on peut « vivre » des aventures et apprendre à se débrouiller dans un monde hostile sans risques corporels réels ni sanctions (autres que l’impossibilité ou l’échec), mais sollicitant néanmoins le vécu corporel et l’imaginaire. Si l’autre paraît absent de la relation, il est de fait retrouvé dans les pratiques de jeu en réseau et dans la communication émotionnelle entre joueurs. Expérimenter la position individualiste dans une nouvelle forme de tribalisme tel serait le paradoxe de la vie virtuelle. Mots-clés : Nouvelles technologies – Jeux vidéo – Personnages en quête d’acteurs – Onirisme – Immortalité. Evelyne Esther Gabriel – The imagery in the virtual worlds

Summary: To evoke the imagery in the video games, it is necessary to have a detour through the dynamic myths which influenced the technological designs, from the first computers’ invention to the current virtual characters. These myths are organized around the dreams of the creation of a perfect and immortal being to equal the gods. The video games are ludic applications of new technologies. They are given more and more room in the children and youngsters’ leisure times. In these virtual universes, it is possible to « live » adventures and learn how to survive in a hostile world without real body risks nor sanctions (other than failure or error), but requesting nevertheless the flesh body and the imagery. If the other appears absent from relation, it’s in fact found by playing on line and through the emotional interaction between gamers. To try out the individualistic position with a new form of tribalism would be the virtual life paradox. Key-words : New technologies – Video games – Characters in search of actors – Onirisme (the concept has no translation into English language) – Immortality.


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