Yann Laubscher | Mémoire de diplôme | ES Photographie

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TERRA INCOGNITA : La photographie comme voie susceptible d’exploration d’un territoire

Yann Laubscher - Mémoire - 2015



Plan Introduction - À la recherche d’inconnu

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1. Approche historique de la photographie d’exploration

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1.1 La photographie, un outil indispensable de l’exploration 1.2 Photographie et exploration au 20ème siècle : Un exemple représentatif 2. L’exploration contemporaine chez les photographes

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2.1 La photographie d’exploration contemporaine

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2.2 Attitude, état et comportement du photographe explorateur et l’émerveillement du spectateur

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2.3 Le photographe d’exploration et la lenteur ou celui qui regarde avec la tête voilée 29 3. Fantasme de la découverte

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3.1 Motivations des photographes à éprouver une durée et se mettre en danger

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3.2 Attentes et promesses des explorations

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3.3 La présence humaine dans la photographie d’exploration contemporaine

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3.4 Art et science

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Conclusion 49 Bibliographie 53 Monographies, Livres d’artistes

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Ouvrages généraux

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Interviews 57 Articles 57 Webographie 57 Filmographie 59 Annexes 61 A. Entretien avec Yannic Bartolozzi

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B. Entretien avec Joël Tettamanti

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Remerciements 73


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# 1 Herbert Pointing, Grotto in a berg. Terra nova in distance. Taylor and Wright (Interior), 5 janvier 1911, Britsh Antarctic Expedition 1910-13, tirage au gélatino-bromure d’argent.


Introduction - À la recherche d’inconnu En 1910, le capitaine Robert Falcon Scott de l’expédition Terra Nova nomme Herbert Pointing photographe officiel. Cette décision montre dès lors que la photographie aura une place centrale, autant artistique que scientifique, au sein des différentes expéditions, depuis la moitié du 19ème siècle jusqu’à nos jours. Ces photographies (#1) permettent de garder vivante une mémoire collective et de promouvoir «l’amour de l’aventure» qui a animé tous les grands explorateurs. La presse, les éditeurs, les sociétés de sciences et le public participent à la création d’une culture complexe de l’exploration (1). Pourtant, l’exploration moderne est devenue inconcevable sans la photographie (comme les photographies de Rover sur la planète Mars). Depuis son invention en 1839, la photographie fait partie intégrante de l’exploration, elle en est devenue un outil indispensable. L’image est alors utilisée comme un moyen de progrès scientifique ou de conquête territoriale. L’exploration est souvent attachée à la construction d’une identité nationale ou impériale selon les époques. La photographie expéditionnaire devient un outil de promotion du pouvoir. Cet aspect perdure encore, on l’a dernièrement observé avec les Russes et la conquête du pôle nord aquatique ou encore lors des différentes missions spatiales. L’objet de ce mémoire se focalise sur certaines caractéristiques du photographe explorateur, malgré le manque de documentation, et des expéditions dans les pratiques artistiques contemporaines. L’exploration, celle du 19ème siècle, quand de grands photographes revenaient de vallées et de forêts oubliées, avec d’innombrables souvenirs et les yeux emplis d’émotion. Même s’il est de bon ton, aujourd’hui, de louer les vertus de l’errance, nous nous intéresserons plutôt à des photographes proche de la thèse de Tolstoï, développée dans Guerre et Paix : « Lorsqu’un homme se trouve en mouvement, il donne toujours un but à ce mouvement. Afin de parcourir mille verstes, il doit pouvoir penser qu’il trouvera quelque chose de bon au bout de ces mille verstes. L’espoir d’une terre promise est nécessaire pour lui donner la force d’avancer » (2). L’exploration correspond ici à la recherche et à l’enregistrement de nouveaux savoirs, d’espaces, de gens, de nature et de phénomènes inconnus. En revanche, l’exploration contemporaine n’est plus concernée par la recherche de nouvelles voies, mais plutôt par la poursuite des traces des explorateurs antérieurs : « Le travail historique de cartographie et de recherche de nouvelles routes est terminée... Même le véritable inconnu est prévisible: jalonné par des caméras et des radiotélescopes placés par des astronautes ou des plongeurs » (3). Les touristes intrépides d’aujourd’hui marchent sur les traces des anciens explorateurs, à la recherche de sites et de sensations qu’ils ont imaginés à travers les enregistrements historiques de mots et d’images des générations précédentes. Des agences de voyage commercialisent une croisière en hommage au centenaire de la mort de l’explorateur Scott pour voir l’impressionnante beauté de l’Antarctique. Et du reste, combien d’entre nous n’ont pas rêvé de suivre Scott, Shackleton et Amundsen vers ces terres gelées ? La valeur de ces expéditions sur ces anciennes traces est discutable, surtout si elles célèbrent et reproduisent, sans la questionner, une vision coloniale dépassée et non durable. Dès lors, comment les photographes contemporains abordent-ils cette notion d’exploration ? Quelles postures adoptent-ils afin de renouveller l’émerveiller du spectateur ? Si le vaste thème du voyage et de l’ailleurs a souvent été abordé par des « artistes expéditionnistes » (4) où le déplacement est finalement le cœur de leur travail; parmi les photographes, les notions d’exploration et d’expédition sont souvent liées à une véritable démarche artistique liée au voyage et au rapport à l’espace, à la notion de déplacement et à une certaine posture d’observateur. En s’intéressant aux prémisses de la photographie au sein de pratiques exploratoires, on abordera les figures marquantes de la photographie d’exploration depuis la moitié du 19ème siècle ainsi que l’évolution du rôle du photographe au sein de différentes expéditions. En abordant brièvement des notions historiques liées à la relation intime entre photographie et exploration. On commencera par décrire synthétiquement pourquoi la photographie, depuis son invention en 1839, fait partie intégrante de l’exploration terrestre. On focalisera néanmoins, pour le corps principal de ce mémoire, sur des pratiques contemporaines de la photographie d’exploration. Il  (1)  Felix Driver, Geography Militant: Cultures of Exploration and Empire, Oxford, Blackwell publ., 2001; Beau Fiffenburg, The Myth of the Explorer, Londres, Belhaven Press, 1993.  (2)  Léon Tolstoï, Guerre et Paix, Paris, Gallimard, 2011-2012, p. 143.  (3)  Felipe Fernandez-Armesto, Pathfinder: A Global History of Exploration, Oxford,W.W. Norton, 2007.  (4)  Benoit Pype, Voyage et déplacements : l’artiste contemporain et ses expéditions, Travail de Mémoire, ENSAD, 2010.

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faudra se demander quel est le rôle et l’influence de la photographie d’exploration sur notre vision du monde ? Dans une pratique artistique contemporaine, que signifie, à l’heure du tourisme de masse et de la culture de l’instantanéité, voyager, explorer et partir à l’aventure ? Que reste-t-il à explorer ? Dès lors, on verra comment les photographes contemporains abordent cette notion d’exploration. En étudiant principalement les corpus de trois photographes explorateurs, Geert Goiris, Yannic Bartolozzi et Joël Tettamanti, on observera comment le photographe doit s’adapter aux tendances actuelles en sortant de cette idée de représentation du réel et comment il choisit et approche ses sujets. Puis il faudra s’interroger sur les raisons de la motivation de tel photographe à s’exposer au-dehors et à ses attentes liées à tel voyage ou expédition. On s’intéresse aux motivations des photographes à se confronter physiquement et mentalement à des situations peu courantes et parfois dangereuses. Les travaux des photographes Geert Goiris et Yannic Bartolozzi illustreront comment l’appareil photo est un véritable outil d’exploration. On verra ce qui les attire dans ce fantasme de la découverte et de conquête d’univers inconnu et pourquoi ils apprécient particulièrement ces véritables expéditions les menant dans des zones lointaines et difficilement accessibles. Que promet donc un voyage, des rencontres ou un retour sur soi ? Il s’agira ici de comprendre pourquoi ces photographes ne voyagent pas par goût de l’exotisme mais plus souvent pour se libérer de contingences liées à notre époque. L’insatisfaction est par exemple chez Geert Goiris le moteur de ses actes : « Qu’est ce que je fais là ? ». Yannic Bartolozzi voyage dans le but de soulever des questions concernant notre rapport à l’environnement et tente donc de démystifier l’image de carte postale. Il s’agira également d’aborder la notion de lenteur propre aux démarches exploratoires analysées, pourquoi la majorité des photographes voyageurs travaillent-ils encore avec des moyens techniques proches de ceux des premiers artistes explorateurs. Que ce soit Geert Goiris, Yannic Bartolozzi ou Joël Tettamanti, ils travaillent tous avec des chambres techniques et se confrontent donc volontairement à une certaine lenteur des prises de vue. Il faut noter également la quasi absence de la présence humaine dans toutes les photographies d’exploration contemporaine. Pourquoi les photographes adoptent-ils ce rapport (ou plutôt cette absence de rapport) à la figure humaine ? Comment expliquer un tel changement de paradigme par rapport aux prémices de la photographie d’exploration ? Enfin, l’absence de lien dans la photographie d’exploration entre art et science est-il vraiment celui que l’on croit ? On s’intéressera ici à un quatrième photographe, l’allemand Olaf Otto Becker qui tente depuis quelques années, grâce à la photographie d’exploration, de montrer au monde entier les dégâts liés aux changements climatiques à travers la fonte des glaces. L’histoire de la photographie a toujours séparé ces deux domaines, peut-être dessine-t-il les prémisses d’une relation étroite ?

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# 2 Désiré Charnay, Palais des Nonnes, à Chichen-Itza - façade princpale, Ville de Maya, Mexico, 1857-61, Tirage albuminé, 34.4 x 43.5 cm.


1. Approche historique de la photographie d’exploration

1.1 La photographie, un outil indispensable de l’exploration Dès son invention en 1839 et jusqu’au début du 20ème siècle, on remarque principalement trois attitudes de la part du photographe face au monde à explorer : le goût pour l’exploration des régions inconnues, le témoignage d’un monde en profonde mutation et enfin une passion pour l’inventaire (5). L’exploration, à ses débuts, tentait d’étendre la sphère de connaissance géographique en partant à la découverte de régions de notre planète encore inconnues. Dans le cas des grandes missions, les explorateurs agissaient selon des règles et des instructions définies par les gouvernements et les sociétés de géographie. Cette seconde moitié du 19ème siècle a été marquée par l’essor des expéditions qui allaient achever de combler les derniers blancs des cartes terrestres. Durant cette période, on peut dénombrer différents modes d’exploration du globe. Les voyages solitaires, qui représentent la source principale des nouvelles découvertes géographiques et culturelles. Citons pour exemple l’anglais Samuel Bourne en Himalaya, encore fortement influencé par la tradition de la peinture anglaise de nature. En 1880, Ernest Robin, explorateur photographe, a documenté les tribus de la côte de Nouvelle-Calédonie. Viennent ensuite les missions diplomatiques. Désiré de Charnay, connu pour les clichés (#2) qu’il a ramené du Yucatan en Amérique du Sud en 1861 explorait deux ans plus tard l’île de Madagascar où il fut envoyé par le gouvernement français (6). Les missions scientifiques enverront dès 1882 des photographes explorateurs sur les deux pôles de la planète. Les missions militaires, une autre voie détournée d’exploration photographique, ont permis par exemple à Moll, Seyfried et Brussaux de documenter en 1905 les nouvelles frontières des colonies allemandes et françaises entre le Congo et le Cameroun (7). Les explorateurs photographes témoignèrent des diverses difficultés auxquelles ils devaient faire face. Il y avait tout d’abord le matériel, encombrant et inadapté. Charnay a eu besoin de 25 mules pour transporter ses 400kg de matériel lors de son périple sud-américain. Il y avait la rudesse des reliefs, les aléas climatiques et enfin les difficultés de communications avec les indigènes. Mentionnons l’expérience en 1886 de Jean Chaffanjon, professeur français d’histoire naturelle et explorateur, remontant l’Orénoque au Venezuela. Sur le cours du fleuve, il a sollicité l’aide des Indiens Guahibo et les a photographiés. Mais ceux-ci ont cru que l’appareil photographique leur a jeté un sort. Un incident éclata et Chaffanjon a dû pacifier les indigènes et démontrer le caractère inoffensif de l’appareil (8). En Europe occidentale, la révolution industrielle transforma radicalement les conditions de vie et de production. La photographie qui est un produit issu de cet âge industriel allait également rendre compte à travers différents travaux de cette nouvelle géographie économique. Les travaux de différents photographes allaient ainsi documenter la révolution des transports terrestres et maritimes à travers l’activité du canal de Suez, la réalisation du Transsibérien ou encore le canal de Panama. Les photographes partaient également à la découverte des nouveaux gisements de manières premières, au Pérou comme en Sibérie. À cette époque, il faut noter que les photographes étaient souvent partie prenante de la modernité. La photographie est même parfois pratiquée par les acteurs eux-mêmes de cette modernité : « Ingénieurs, industriels, entrepreneurs fonciers mettent en image le résultat de leurs propres réalisations » (9). Le photographe travaillait au service de compagnie ferroviaire dans la conquête de l’ouest américain ou de compagnie de prospection au Brésil. Il promouvait ainsi une stratégie commerciale visuelle. Et ces explorateurs photographes occupaient souvent la place de brillants représentants des sciences et des techniques d’un Occident en plein développement. Finalement, la photographie d’exploration permettait de répondre à la demande de nouvelles  (5)  Olivier Loiseaux, Trésors photographiques de la société de géographie, Grenoble, Glénat, 2006, p. 34.  (6)  Antoine Lefébure et al., Explorateurs photographes, Paris, Editions La Découverte, 2003, p. 158.  (7)  Pierre Fournié et al., Aventuriers du monde, les grands explorateurs français au temps des premiers photographes, Paris, L’iconoclaste, 2003, p. 200.  (8)  Olivier Loiseaux, op. cit., p. 128.  (9)  Antoine Lefébure, op. cit., p. 22.

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# 3 Edmund Hillary, Tenzing Norgay on the Summit of Mount Everest, 29 mai 1953, film 35 mm couleur.


découvertes et également à la nécessité d’enregistrer et d’agencer les informations récoltées. La photographie devient un auxiliaire précieux et rend possible par sa précision de « fixer » des monuments, des indigènes confiants et des paysages naturels. Les explorateurs photographes établissaient de véritables inventaires géographiques, des collections ethnologiques et des albums anthropologiques. Maxime Du Camp a enregistré fidèlement et frontalement des sites archéologiques et de l’architectures lors de ses voyages en Afrique du Nord alors que Désiré Charnay lui photographiait les traces de la civilisation maya. Linnaeus Tripe, officier de l’armée et photographe, s’intéressait lui aux Indes (10). Du côté des phénomènes naturels, les photographes naturalistes captaient les montagnes, les volcans, les séismes ou encore les météores. Aux états-Unis, mentionnons l’important inventaire général de l’Ouest américain. Les photographes dépêchés réalisèrent un catalogue de paysages conséquents lors de quatre grandes missions d’étude gouvernementales (11). Enfin du côté de l’ethnologie et de l’anthropologie, avec une démarche plus ou moins scientifique, les photographes s’appliquaient à l’étude des populations indigènes rencontrées à travers deux types de collectes d’images : « la classification des types humains et la représentation des scènes pittoresques ou exotiques » (12). Tous ces différents types de voyages d’exploration vont ainsi ramener les premières photographies de régions et de populations encore inconnues aux occidentaux. Mais certains de ses mondes fragiles vont, par simple contact avec les explorateurs, disparaître. « Le photographe pille et préserve, dénonce et consacre tout à la fois » (13). Il est étonnant de voir qu’à l’instant de la prise de vue succède presque invariablement la disparition du sujet capturé. « Ces images vont ainsi confronter les sociétés occidentales à des réalités nouvelles, bousculer ou confronter leur vision du monde et leur regard sur l’autre et contribuer à un profond renouvellement de l’imaginaire géographique » (14). Les explorateurs ont souvent employé la photographie comme moyen de progrès scientifique et de conquête territoriale de sorte que l’exploration a toutefois longtemps été liée à la construction de l’identité nationale et impériale, de sorte que la photographie d’exploration a souvent été instrumentalisée pour promouvoir certains modèles. Depuis la deuxième moitié du 19ème siècle en passant par les expéditions de la première ascension de l’Everest en 1953 (15) (#3) et les premières explorations des pôles nord et sud (1926 et 1911), il existe une « culture de l’exploration » (16) dont les traces subsistent encore aujourd’hui. Les historiens sondent dès lors la véracité de l’exploration et discute de l’importance de la photographie dans une société qui utilise des images à la fois en science et en art. La photographie a influencé notre perception des explorateurs, de leurs expéditions et des mondes dont ils ont été témoins. Il faut par ailleurs constamment questionner la façon que nous percevons le monde autour de nous en tant qu’interprétation culturelle et symbolique des photographies qui se sont développées avec le temps.

1.2 Photographie et exploration au 20ème siècle : Un exemple représentatif En 1930, une année avant que Walter Benjamin n’écrive Petite histoire de la photographie (17), cinq rouleaux de films illustrant un voyage en ballon malheureux ont été retrouvés à côté des corps gelés de trois explorateurs suédois qui désiraient atteindre le Pôle Nord en 1897. Le 11 juillet de cette même année, ceux-ci commençaient leur expédition mais trois jours plus tard, leur ballon s’échoua et débuta alors pour ces explorateurs une longue et tragique traversée de trois mois de la banquise. Pendant trente-trois ans, les corps de l’aérostier S.A. Andrée, du photographe Nils Strindberg et de l’explorateur Knut Fraenkel, à moitié ravagé par les ours, reposaient sur l’île de  (10)  James R. Ryan, Photography and Exploration, Londres, Reaktion Books Ltd, 2013, pp. 10-11.  (11)  Robin Kelsey, Archive Style : Photographs & Illustrations for U.S. Surveys, 1850-1890, Oakland, University of California Press, 2007.  (12)  Olivier Loiseaux,op. cit., p. 16.  (13)  Susan Sontag, Sur la Photographie, Paris, Christian Bourgois Editeur, 2000, p. 86.  (14)  Olivier Loiseaux, op. cit., p. 89.  (15)  George Lowe et Huw Lewis-Jones, Everest, la Conquête, Paris, Gallimard, 2013, pp. 22-26.  (16) Felix Driver, op. cit., p. 57.  (17)  Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Paris, Allia, 2012.

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# 6 # 4 Nils Strindberg, L’Aigle écrasé, courtesy Grenna Museum, Sweden, 1897. # 5 Nils Strindberg, Crossing a channel with the balloon-silk boat, courtesy Grenna Museum, Sweden, 1897. # 6 Nils Strindberg, Frænkel (left) and Strindberg with the first polar bear shot by the explorers, courtesy Grenna Museum, Sweden, 1897.


Kvitøya, à environ 450 kilomètres de leur ultime destination. Ils ont été découverts par l’équipage d’un vaisseau norvégien qui s’était arrêté afin de chasser lors d’une expédition géologique. À partir des carnets et d’un Almanach emportés par Andrée et Strindberg, il fut possible de rassembler certaines de leurs expériences et découvertes, ainsi que les difficultés et les privations auxquelles ils ont du faire face durant cette déambulation précédant leur mort. Andrée a cité la lumière extraordinaire de l’Arctique comme un avantage particulier de leur effort scientifique; ils étaient en mesure de photographier, à toutes heures, un territoire jamais vu auparavant. La photographie aérienne était alors un but de ce voyage. Les détracteurs considéraient ce périple comme une acrobatie, quand Andrée a prononcé, à Londres, son discours d’intention moins d’un an avant le départ. Dans l’Arctique, affirmait-il à l’époque, « seul le froid peut tuer ». Les photographies de Strindberg ont longtemps été oubliées en faveur des archives écrites. Sans doute parce que même si les premières dévoilent explicitement la situation des trois explorateurs (#4, 5 et 6), les suivantes (#7, 8 et 9) ont été altérées par les conditions climatiques. Sur 240 images, seules 93 ont été jugées exploitables, les autres montrant de nombreuses taches et rayures qui les rendent abstraites et donc dénuée d’intérêt à cette époque. Ces images qui expriment une certaine mélancolie, loin de conquérir les mystères de la terre ou de s’en rapprocher, augmentent seulement l’écart entre connaissances et compréhension. Elles sont des photographies d’un mystère dans un sens très évident, trente-trois ans d’attente pour savoir ce qui est arrivé à ces hommes, mais aussi du mystère de supporter un tel terrain, de la croyance que leur mission pourrait réussir, de leurs pensées au fur et à mesure que la mort s’est approchée. Il est intéressant de se demander si le fait de donner la primauté aux photographies, à la place des informations tirées de sources écrites, modifie notre compréhension de cette tentative humaine étonnante. Plus d’un siècle après, les connaissances imparties par les photographies ont peut-être cessées d’être connectées au voyage spécifique d’Andrée, Strindberg et Fraenkel. Alors que ces images devraient répondre au désir de découvrir les détails de ce qui est arrivé aux trois hommes, les photographies n’offrent qu’un éclairage fragmentaire sur les événements. Nous verrons que cet aspect, le fragment d’un voyage, est actuellement développé par Geert Goiris ou Yannic Bartolozzi afin de pouvoir réaliser une séquence d’images éveillant notre imagination. La photographie était un instrument utilisé par les conquérants, un outil de l’empire utilisé pour classer, contrôler et comprendre les races et les terres « exotiques ». Elle a été utilisée avec un grand succès par Herbert Pointing, photographe officiel de la dernière mission du capitaine Scott en Antarctique entre 1910 et 1912 et également par Frank Hurley en photographiant l’expédition de Sir Ernest Shackleton entre 1914 et 1916 (18). C’était une habitude de l’époque d’utiliser la photographie comme preuve au service de la science. Dans son récit, The Ice Balloon (19), Andrée s’illustre par un orgueil qui lui a survécu, la croyance, alors naissante, que la science, sous la forme de technologie, pourrait soumettre les derniers obstacles à la possession des territoires du monde, et même de ses mystères. Aujourd’hui, nous verrons avec les photographies de Yannic Bartolozzi et Olaf Otto Becker que la science révèle d’autres choses. D’une part, celle-ci n’a toujours pas « conquis » tous les territoires et d’autre part, la photographie permet de dénoncer un certain progrès. Bien que Strindberg fût un photographe accompli, il n’a pas réussi à accumuler une somme importante de preuves au service de la science. Il n’est pas non plus parvenu à créer un récit détaillé en images des événements qui sont survenus à ces hommes après leur atterrissage le 14 juillet, bien que certains moments intenses ont été saisis. Ceux-ci racontent une extraordinaire histoire d’espoir, d’endurance, d’ambition et de vulnérabilité. Ces photographies d’outre-tombe demeurent exclusivement dans un certain domaine auratique car elles ne dévoilent plus la réalité des faits. Elles sont abîmées et évoquent l’aveuglement suscité par la banquise ainsi que le vertige et la perte de repères. Walter Benjamin voyait la photographie comme précisément le type de technologie moderne qui déforme les relations de proximité et de la distance, détruisant ainsi l’aura.  (18)  George Lowe et Huw Lewis-Jones, The crossing of Antarctica, Londres, Thames & Hudson, 2014, pp.14-37.  (19) Alec Wilkinson, The Ice Balloon: S. A. Andree and the Heroic Age of Arctic Exploration, Londres,Vintage, 2013.

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# 9 # 7 Nils Strindberg, Sans titre, courtesy Grenna Museum, Sweden, 1897. # 8 Nils Strindberg, Sans titre, courtesy Grenna Museum, Sweden, 1897. # 9 Nils Strindberg, Sans titre, courtesy Grenna Museum, Sweden, 1897.


Mais actuellement, à l’ère numérique, une photographie faite à partir d’un négatif original, semble en quelque sorte permanente. Elle peut être reproduite, mais son statut unique est consacré par son processus de vieillissement particulier. Ceci a une résonance avec le concept Barthésien du ça a été (20) de la photographie. La mort est révolue depuis longtemps, mais au sein de l’image, elle attend. En fin de compte, l’aura qu’on atteste est manifeste dans ces images, elle n’émane pas de la glace ou du ballon dégonflé, ou des figures humaines fantomatiques, elle se pose à la place de l’acte même de la perception. Regarder approfondit le mystère; voir ce n’est pas savoir. Dans un sens esthétique plus limité, les photographies qui ont été sensiblement affectées par le passage du temps ont un sens accru de l’atmosphère, nous retrouverons d’ailleurs cette notion plus bas avec une photographie de Geert Goiris ayant été affectée par les conditions de voyage.

(20) Roland Barthes, La Chambre Claire, Note sur la Photographie, Paris, Seuil, 1980, p. 176.

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# 10 Geert Goiris, Polar Line, 2002, framed lambda print, 100x130 cm # 11 Geert Goiris, Rhino in Fog, 2003, framed Lambda print, 100x130 cm


2. L’exploration contemporaine chez les photographes 2.1 La photographie d’exploration contemporaine

La photographie d’exploration contemporaine ne se présente plus comme une recherche géographique d’espace inconnus mais plutôt comme une recherche de point de vue pouvant évoquer une manière de voir le monde. Il est, en effet, difficile à l’heure actuelle face au tourisme et à la culture de l’instantanéité de parler encore d’aventure et d’exploration. Avec Geert Goiris, modèle de la photographie d’exploration contemporaine né en 1971 et voyageur infatigable, on perçoit comment le photographe doit s’adapter aux tendances actuelles en sortant de cette idée de représentation du réel. Geert Goiris capte la part inapprivoisée du monde à travers des clichés mélancoliques et étranges, à la lisière des choses (21). Il photographie une grande diversité de sujets et s’inscrit dans plusieurs genres de la photographie : architecture, portrait, objet et bien sûr au cœur de sa pratique et de son imagination : le paysage. Ses photographies reflètent une intense expérience du réel et il se révèle chez lui une attraction claire pour le territoire et ses frontières géographiques : régions polaires, déserts, savanes, zones volcaniques, paysage maritime, glacier, espace souterrain, forêt ou encore la montagne. Les lieux sont lointains, au bord de la civilisation et souvent inhospitaliers en raison de leurs conditions topographiques et climatiques extrêmes. « En s’aventurant dans ces contrées, le photographe confère à l’expérience de l’explorateur une portée contemporaine que l’on pourrait situer plus spécifiquement entre les incursions des peintres romantiques dans la nature sauvage, exemplifiées par l’œuvre de Caspar David Friedrich, et la randonnée de W. G. Sebald à travers l’Est-Anglie, décrite dans Les anneaux de Saturne (22). La contemplation du monde naturel dans ce qu’il a d’ineffable et de sublime s’inscrit ici dans un cadre analytique, qui implique une conscience historique et une critique de la réalité actuelle » (23). Geert Goiris explore notre société depuis ses frontières avec un « regard oblique » (24), dans une approche plus phénoménologique que territoriale. C’est-à-dire que ses photographies représentent la terre comme nature, et non en tant que territoire, nation ou empire. Goiris adopte un point de vue général afin de montrer des lieux, comme métaphore ou symptôme d’une approche globale plutôt qu’une réalité spécifique (# 10). Ses photographies se distinguent par leur simplicité absolue. Ses sujets se présentent d’eux-mêmes, sans aucune médiation artistique. Son approche est éclairée par les paramètres formels de la photographie documentaire, descriptive, objective et réaliste. Goiris utilise l’appareil photographique afin d’approfondir notre compréhension d’un espace extraordinaire, du territoire et du paysage. Mais pour y arriver, il amène cet appareil aux extrêmes géographiques afin d’obtenir assez de recul sur certains phénomènes (historiques, écologiques, etc.). En effectuant une analyse plus approfondie, ses images ne se révèlent pas complètement objectives et beaucoup moins documentaires qu’on pourrait le penser : « By their self‐awareness, Goiris’images pretend that reality, laid out by an unreliable narrator, is always innately subjective » (25). Sontag affirme également qu’« il devint clair que le regard n’était pas une activité simple, homogène (que l’appareil photo enregistrerait, soutiendrait) mais qu’il existait « un regard photographique », qui était à la fois une façon de voir et une nouvelle activité à exercer » (26). Le photographe s’écarte des conventions d’une image objective afin de rechercher une subjectivité plus large et plus productive. Pourtant comme chez beaucoup de photographes d’exploration du siècle passé, le référent dans ses photographies est attesté, le sujet y est concret. Mais il convient par contre de considérer ce qui est déclenché par l’image. Geert Goiris reconnaît que derrière une image s’en trouvent d’autres qui invoquent d’autres résonances, d’autres souvenirs, basés sur l’apparence  (21)  Régis Durand, Entretien avec Geert Goiris, in cat. Croiser des mondes. Emmanuelle Antille, Geert Goiris, Stanley Greene, Guillaume Herbaut , Janaina Tschäpe, Jeu de Paume, Paris, 2005, pp. 20-30.  (22)  W.G. Seblad, Les anneaux de Saturne, Paris, Actes Sud, 1999.  (23)  Sergio Mah, The Oblique Vision of the Explorer, dans Cat. Centre VOX, Montreal, 2014.  (24)  Ibid., pp. 1-3.  (25)  Koen Sels, «Geert Goiris. Minute Liveliness», Fotograf, n°23, 2014, volume 13, pp. 28-29.  (26)  Susan Sontag, op. cit., p. 113.

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# 13 # 12 Geert Goiris, CCTS, 2009, framed pigment print, 100x120 cm # 13 Geert Goiris, Election Day, 2010, framed Lambda print, 100x125 cm


du référent de la première image. Dans son travail, c’est surtout un sentiment d’étrangeté (# 11 et 12) qui émerge selon notre propre perception et de notre sensibilité.Les frontières entre le réel et l’irréel, entre le connu et l’inconnu sont remises en questions. Cette relation ambiguë avec le documentaire lui permet toutefois de témoigner de l’époque dans laquelle il vit. Et c’est cette contemplation de l’ineffable et une certaine représentation sublime du monde naturel encadrée à l’intérieur d’une attitude analytique qui implique une conscience de l’histoire et une critique de la réalité actuelle. C’est le cas dans la photographie Election Day (# 13), réalisée le jour d’élections politiques en Belgique. Le ciel sombre annonce l’arrivée imminente d’une tempête. L’absence de relation entre le titre de l’image et le paysage photographié est une indication claire de l’intention de Goiris d’élargir notre perception de l’espace et du moment. Geert Goiris n’est pas seulement un explorateur des frontières géographiques. Ses images se distinguent par leur impermanence ainsi que par leur fonction heuristique. L’explorateur qu’il aimerait être correspond à un promeneur qui tourne autour de nos sociétés et tenterait de les apprivoiser depuis la périphérie : un étranger par choix (27). Il existe bel et bien une autre compréhension de la nature des choses et ses photographies stimulent notre imagination par recueillement et réminiscence. À travers la lecture de son travail, on doit accepter de tout repenser et d’accepter que nous ne voyons pas seulement qu’à travers nos yeux. Pour vivre pleinement le visible, cela nécessite la mobilisation d’un corps et d’un esprit réceptifs à l’expérience. Lors de la réalisation de sa série Whiteout, il prend part à plusieurs expéditions organisées par le gouvernement belge en Antarctique. Cette expérience va l’emmener vivre plusieurs épisodes de tempêtes blanches, le confrontant à une épreuve aussi mentale que physique. Nous reviendrons sur ce voyage plus bas. Il voyage donc non pas par goût de l’exotisme, ses photographies ne sont pas des trophées, mais pour se « libérer des contingences propres à chaque lieu et ouvrir à une compréhension plus large du sauvage, de l’inapprivoisé » (28). Il existe également dans son travail une ambiguïté entre réel et fiction, même s’il se considère comme un témoin de son époque, il évoque l’impossibilité d’une objectivité (« The Unreliable Narrator » (29)). Ses voyages deviennent alors métaphoriques et laissent apparaître une certaine idée romantique de l’exploration. Il existe ainsi un lien fort entre son travail et les explorateurs du début du 20ème siècle, voire même avec ceux d’avant, car il tente d’approcher ses sujets avec un statut d’étranger, relevant ici un aspect identitaire, sans savoir de quoi il s’agit et donc de les photographier comme s’il les voyaient pour la première fois. Avec cette approche, il tente de bouleverser des idées culturellement construites et dans ses images fait se succéder alternativement des signes représentatifs et d’autres narratifs. Dans CCTS, une plante dans un désert semble déploier ses membres au sol comme une arraignée (# 12). Finalement, dans une exposition, il estime que le spectateur est en état de vigilance, un état d’esprit que lui-même tente d’adopter lorsqu’il photographie : « Nous sommes ainsi, tous les deux, dans un mode réceptif, solitaires mais perméables » (30). Ses photographies proposent un monde entre rêve et réalité, une ambivalence ou encore un « réalisme traumatique », c’est-à-dire cet effet qui renvoie à « un état mental indiquant un point de rupture, où le tangible et la fiction fusionnent dans une sorte de micro-mystère, où le familier revêt une présence étrangère » (31), et invite le spectateur (# 10, 11 et 12) à réfléchir sur l’idée de « voir quelque chose (ou quelqu’un) pour la première (ou la dernière) fois » (32). Goiris évoque des « fictions familières », proche de la notion de « unheimlich », développée par Sigmund Freud dans L’inquiétante étrangeté : « l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier » (33).  (27)  Clément Bachelard, Geert Goiris, catalogue d’explosition, MEP, Paris, Taschen, 2014.  (28) Régis Durand, op. cit., p. 3.  (29) Ou Le Narrateur peu fiable, On retrouve cette ambivalence dans les titres choisis pour ses expositions et ses livres.  (30)  http://www.geertgoiris.info/content/index.php?s=file_download&id=27  (31)  Ibid.  (32)  Ibid.  (33)  Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 215.

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# 14

# 15 # 14 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Polarnatten, 2012 # 15 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Les Chaux et ciments, 2013-2014


Proche du travail de Geert Goiris, on va s’intéresser à la pratique de Yannic Bartolozzi, jeune photographe né en 1981 en Suisse. De nature très curieuse et évoquant un attrait particulier pour l’exploration, cet artiste utilise comme Geert Goiris son appareil photographique comme un «outil de questionnement et d’exploration du monde» (34). La photographie lui donne licence d’aller où il veut et de faire ce qu’il veut faire. Il a une démarche se situant entre fiction et documentaire et il tente de transformer le réel en univers de voyages imaginaires en photographiant des lieux où l’environnement s’avère inquiétant et inhospitalier pour l’humain. Il aime citer l’écrivain Jules Verne comme référence principale. Bartolozzi s’intéresse également aux traces «historiques» du bâti dans le paysage et à la présence humaine dans des zones situées aux limites de la société. Tout comme Geert Goiris, il effectue de véritables expéditions photographiques en recherchant des zones lointaines et difficilement accessibles tel que la haute montage ou l’Arctique. Ce qui le fascine dans la conquête de territoires, c’est véritablement le fantasme de la découverte. Yannic Bartolozzi prépare en amont ses expéditions, mais se considère à la fois comme très organisé et très désorganisé. C’est-à-dire qu’il contacte à l’avance les personnes qui vont lui autoriser de photographier tel ou tel lieu ou qui vont le guider vers telle région reculée. À ce stade, son imagination influence également beaucoup les images qu’il pense pouvoir réaliser. Mais une fois sur place, et lors des premiers repérages et des premières photographies, il réalise habituellement beaucoup de photographies et a tendance à s’adapter aux conditions locales et même parfois à se perdre en terme conceptuellement parlant. C’est en rentrant qu’il effectue une restructuration et où il se pose de véritables questions comme par exemple s’il était vraiment nécessaire de se rendre jusque là-bas pour ces photographies. Ensuite, s’il le juge nécessaire, il a pour habitude de retourner plusieurs fois sur place. Pour son travail Polarnatten réalisé au Spitzberg, région qui le fascine, Bartolozzi y est retourné plusieurs fois afin d’être satisfait de ce qu’il ramène sous forme d’images et de son champ de connaissance sur cette région, malgré les démarches importantes pour s’y rendre (# 14). La dimension conceptuelle permet à Yannic Bartolozzi d’aller à l’essentiel et de ne pas être trop proche du réel. Selon lui, ceci lui permet de dépasser cet aspect et de pouvoir dévoiler l’importance relative du rôle de l’être humain sur terre, à travers une dimension fictionnelle volontaire. Lorsqu’il photographie des scientifiques aux confins du monde ou dans des endroits inhospitaliers (# 15), il ne veut pas documenter leurs expériences mais il s’y rend pour tenter de montrer une espèce de quête de l’impossible, « cette tentative de comprendre des choses qu’on ne comprendra jamais ». Cette quête est un prétexte pour Bartolozzi, parce qu’il admet qu’il n’y a désormais plus rien à découvrir, à moins d’avoir un concept très fort, comme chez Geert Goiris. Mais selon lui, le monde scientifique peut toutefois offrir de nouvelles pistes d’exploration. Seulement, à l’heure actuelle, on ne parle plus de territoire physique mais d’autres types de territoires. Bartolozzi explore actuellement la ceinture magnétique de la terre qui est pour lui une espèce de territoire d’exploration. La science peut alors encore offrir des territoires inconnus et donc une abondance de zones à explorer aux photographes explorateurs contemporains. Les deux photographes présentés ci-dessus sont guidés par leurs curiosités réciproques et d’une sorte de fantasme de la découverte. Grâce à des images descriptives, ils construisent un ailleurs imaginé. Leurs destinations deviennent imaginaires, il y a donc une idée romantique de l’exploration, dimension très présente chez les premiers explorateurs. De plus, Goiris et Bartolozzi enregistrent tout deux « l’invisible » et leurs « méthodes scientifiques » deviennent également poétiques. Si dans le travail du photographe belge, un message critique de nos sociétés contemporaines est véhiculé, chez Yannic Bartolozzi, c’est plutôt l’élaboration d’une échappée fictive qui en dit long sur son rapport à la réalité et au monde extérieur. Afin de développer cette notion d’exploration contemporaine, il est probablement nécessaire de présenter un photographe plus « terre à terre » (35). Il s’agit du photographe Joël Tettamanti, né en 1977 au Cameroun, et vivant actuellement en Suisse. Ce photographe de voyage moderne est un arpenteur de contrées connues et moins connues. Il se différencie de Goiris et Bartolozzi à différents niveaux. Face à beaucoup d’explorateurs désillusionnés, il estime que « tout reste à explorer » (36), car le monde est en constante  (34) Voir Entretien avec Yannic Bartolozzi, Annexe A.  (35) Voir Entretien avec Yannic Bartolozzi, Annexe A.  (36) Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B.

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# 18 # 16 Joël Tettamanti, Sans titre, Cols Alpins, Suisse, 2001-2012 # 17 Joël Tettamanti, Sans titre, Chemicals, Angleterre, 2006-2007 # 18 Joël Tettamanti, Sans titre, Ilulissat, Greenland, 2008-2009


évolution. Mais il n’y a pas de mythe de l’explorateur chez cet artiste, il est simplement fasciné par le voyage et la découverte, des notions qui sont selon lui naturellement ancrées dans la nature humaine. Il faut ensuite mentionner qu’il ne se documente jamais au préalable, qu’il n’a pas de programme préétabli et qu’il apprécie travailler à l’instinct (37). Tettamanti puise son inspiration au gré d’errances et de rencontres fortuites, mais il évite les paysages connus et ressassés. Et il estime qu’il n’a pas d’idées particulières lorsqu’il se rend à l’autre bout du monde, il affirme que son expérience, son œil et la chance suffisent chez lui à réaliser des « études » (38), terme qu’il préfère à la notion de série et qui fait également référence à son livre Local Studies (39). Ce sont alors les lieux-limites et les lieux de passage qui le fascinent. Les cols et les frontières (# 16) sont pour lui à la fois ouverture et clôture. Ceux-ci favorisent la sauvegarde d’une identité connue mais ils incitent également à la découverte d’inconnu. Ses images révèlent également quelque chose de l’identité du lieu. Il montre souvent le bâti pour évoquer l’humain, son empreinte dans la nature et dans le temps. Il pense alors sa production comme un plasticien, il ne veut pas documenter mais répondre à une impulsion instinctive et être un témoin de son époque. Cette dernière notion revient d’ailleurs aussi chez les deux photographes cités plus haut. Des missions pour des magazines internationaux et des groupes de multinationales l’emmènent ainsi dans des endroits connus et inconnus du monde entier, dont il approche plus ou moins par hasard en tant qu’artiste. Ses voyages sur la planète dépendent donc chez lui de ses mandats, car il photographie également « pour vivre et payer ses factures » (40). Il accepte également certains travaux professionnels qui lui permettent de découvrir des lieux qu’il n’avait même pas imaginés et dont il n’aurait pas pu approcher sans autorisations. Avec Chemicals (2006-2007), il part à la découverte d’entreprises liées à l’industrie chimique qui vont le faire voyager de la Suisse, au Brésil et en Inde en passant par la France, l’Allemagne, l’Italie, le Mexique, l’Espagne ou encore l’Angleterre. Il utilise ainsi un système donné pour essayer de faire de nouvelles images et analyser des choses étranges (# 17). À partir de motifs intéressants, « d’infra-ordinaire » (41), donc de ce qui est tellement commun qu’on ne le remarque plus, il tente de créer un autre monde, irréel mais familier. Tettamanti fait partie de ces photographes contemporains qui font de sites ordinaires l’objet d’une enquête, voire d’un archivage (en référence à son site Internet). Bernd et Hilla Becher l’ont ainsi bien influencé, affirme-t-il (42). À Tokyo, ville qu’il a photographié de nuit afin de ne pas être vu, il utilise les cages d’escalier de secours afin d’obtenir un meilleur point de vue. C’est pour lui comme grimper en montagne afin de voir d’autres vallées, mais au Japon découvrir en fait d’autres bâtiments. Au Groenland (# 18), son principal lieu d’étude, c’est la fascination pour un lieu unique, difficile à atteindre, son climat extrême et en conséquence une architecture élémentaire qui l’ont fait se rendre sur cette île plusieurs fois. Comme dans d’autres études, c’est la présence de certains membres de sa famille et non un mandat qui l’ont fait voyager à certains endroits. C’est l’essence même de son travail et de sa personnalité ce va-et-vient entre quelque chose d’imprévisible et de prévisible. Une fois un lieu connu, comme chez Bartolozzi, il aime y retourner. Les photographes d’exploration contemporains ne sont donc plus concernés par la recherche de nouvelles voies même s’ils tentent d’approcher avec un regard neuf leurs sujets. Les premiers explorateurs photographient souvent dans un but de dévoiler de nouveaux lieux destinés à de futures colonies. Actuellement, en tout cas avec Geert Goiris et Yannic Bartolozzi, le contraire surgit. Ils mettent en avant une nature à l’état sauvage, un terrain impropre à la vie humaine afin de mieux évoquer la condition humaine. Les premiers explorateurs s’étaient emparés de la photographie comme nouveau mode de perception permettant de voir mieux qu’à l’œil nu. Inscrite dans la révolution industrielle, la photographie d’exploration participait elle aussi à une volonté d’objectivation, de mécanisation et de rationalisation du réel. Pourtant, les photographes contemporains s’adaptent aux tendances actuelles en sortant de cette idée de représentation du réel et développent de nouvelles stratégies afin de capter l’attention du spectateur. C’est ce dernier point  (37)  http://www.theberlage.nl/events/details/2013_10_11_clinical_improvisation  (38) Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B.  (39)  Joël Tettamanti, Local Studies, Berlin, etc. publications, 2007.  (40) Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B.  (41)  Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989.  (42)  http://www.theberlage.nl/events/details/2013_10_11_clinical_improvisation

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# 20 # 19 Geert Goiris, Abyss, 2000, framed lambda print, 100x130 cm # 20 Geert Goiris, Murmansk, 2008, framed archival pigment print, 35x45 cm


que nous allons développer dans le chapitre suivant.

2.2 Attitude, état et comportement du photographe explorateur et l’émerveillement du spectateur

Le statut d’étranger qu’adopte Geert Goiris lui permet de bouleverser des cadres culturels. Joël Tettamanti s’en remet à son instinct, ses errances et ses rencontres fortuites qui lui permettent d’appréhender le monde autrement et de le dévoiler autrement : « En rapprochant l’exotique, en rendant exotique ce qui est familier, ordinaire, les photos nous offrent le monde comme objet à apprécier. Pour les photographes qui ne se limitent pas à projeter leurs obsessions personnelles, il y a partout des instants remarquables, de beaux sujets » (43). Chez Yannic Bartolozzi, c’est la décontextualisation de ses sujets qui crée un univers personnel, une fiction se basant toutefois sur une démarche documentaire. Précédemment, nous avons déjà évoqué le fait que Geert Goiris a une attitude analytique impliquant une conscience de l’histoire et une certaine critique de la réalité actuelle. Si différents critères, comme la qualité de la lumière, les caractéristiques géographiques, le contexte historique ou encore l’isolement du lieu le guident dans ses explorations, c’est toujours dans une posture « d’exclu par choix » qu’il se place (44). Cette démarche lui permet de questionner et de préserver une ambigüité au sein de son travail. Elle offre également au photographe une certaine distance au sujet, tel un extraterrestre ou un étranger qui le découvrirait pour la première fois. « [Les sujets] souvent demeurent exotiques, et par là extraordinaire. C’est toujours du dehors que [le photographe] regarde » (45). Et quand tout semble neuf, il n’y a plus de hiérarchie. On retrouve cet aspect dans ses photographies : chaque objet est net. Il n’y a pas de distinction entre le proche et le lointain, d’où également un cadre sec, factuel et centré. Il y a donc ici à la fois une véritable formulation d’une expérience autant qu’une attitude conceptuelle, élément rare dans la photographie (46). Cependant : « It isn’t of course possible to see something for the first time, because it is impossible to extinguish past experience; it is not possible to eliminate accumulated knowledge and a frame of reference that compels us to create associations between everything » (47). C’est effectivement impossible d’effacer nos expériences passées, nos connaissances accumulées ainsi que le cadre de référence qui nous obligent à créer des associations : « la perception des lieux y est intimement liée à une histoire individuelle; elle est aussi constamment hantée par l’Histoire collective » (48). Comme dans l’image #20, le regard de Goiris lui permet de faire surgir la notion de sauvagerie là où on ne s’attendrait pas à priori de la voir. Celle-ci surgit parfois métaphoriquement d’un jardin, d’une architecture et même d’une ville, brisant de ce fait les attentes et les conventions. Au niveau plastique, Geert Goiris se démarque par le choix des lieux insolites et des scènes fortes et étranges qu’il photographie au gré de ses voyages. Il y a une certaine recherche d’abstraction et certaines de ses images sont également une « condensation de l’expérience » (49) qui lui permet de montrer quelque chose que l’œil est incapable de voir. Avec la photographie Pools at dawn (# 19), il condense stricto sensu 1h30 en une seule image, du crépuscule à la nuit totale. On pense ici à une « réalité rehaussée » selon l’expression de Moholy-Nagy. L’appareil peut être alors comparé à un sablier et enregistre toute une séquence de la disparition de la lumière alors qu’inversement  (43)  Susan Sontag, op. cit., p. 136.  (44)  « Fragments d’une conversation. Geert Goiris/Vincent Lamouroux », in Vincent Lamouroux , coll Art contemporain – monographies, Les presses du réel, Dijon, 2010, pp. 29-35.  (45)  Susan Sontag, op. cit., p. 60.  (46)  Sergio Mah, op. cit.  (47)  Ibid.  (48)  Danièle Méaux, op. cit., p.237.  (49)  Régis Durand, op. cit., p. 5.

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# 23 # 21 Yannic Bartolozzi, Sans titre, 0°C, 2013 # 22 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Souterrain, 2011-2013 # 23 Joël Tettamanti, Sans titre, Nuuk, Greenland, 2010


l’image latente sur le film devient de plus en plus visible. « En cela le temps est un facteur crucial. J’utilise fréquemment de très longues expositions (de plusieurs heures parfois) qui rendent possibles un cadre temporel autre, non anthropomorphique » (50). Ce caractère rituel du processus est pour Goiris aussi important que le résultat. À nouveau, cet enregistrement de l’invisible est une transfiguration, la lumière devient matière. Le paysage est alors considéré comme sujet et comme expérience visuelle, et pas seulement comme une réalité simple : « Photography becomes a field of operations, of relationships between what can be seen and what can be said, a way of playing with similarities and with forms, with identity and territorial alterity » (51). Dans tous les travaux de Yannic Bartolozzi, l’appareil photographique est considéré comme un outil d’exploration et de questionnement. Celui-ci lui permet donc de visiter des lieux difficilement accessibles. Et c’est l’exploration de ce type de lieu, par exemple de l’intérieur des montages suisses (Chaux et ciment et 0°C, (# 20), au Jura, Souterrain (# 21) et Réduit National dans les Alpes), qui grâce à un travail de sélection rigoureux va amener le photographe à recréer, par le mélange d’atmosphères et de sujets habituellement cachés, un univers fictif. Et par ce processus et cette posture, il offre l’impression d’un voyage, doté d’un ton littéraire grâce à la séquence des images, provoquant chez le spectateur une stimulation de son imagination. Avec sa série Souterrain, Bartolozzi crée un univers fictif et développe, au fur et à mesure de la séquence des images, un voyage dans les profondeurs. On débute à la surface de la terre, puis les photographies nous font traverser de nombreux tunnels pour enfin arriver dans une serre verdoyante. Il fait ici référence au Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Tout comme Geert Goiris, il fait appel à un procédé narratif souvent utilisé en littérature, celui de découvrir un monde nouveau après un long coma ou d’être un parfait étranger. Ces deux procédés présentent un fort potentiel visuel car ils permettent autant de capter de « grandes scènes naturalistes et épiques » que des paysages banals. Une lumière singulière, un objet particulier ou un certain point de vue rendent à nouveau le sujet étranger. Tout en évitant le caractère pittoresque des cartes postales, le processus adopté par Bartolozzi engendre une narration évoquant la place de l’être humain au sein d’une nature menaçante. Et c’est bel et bien le cœur du travail de Bartolozzi qui transparaît ici, cette quête constante de lieux hostiles où l’humain est mis en difficulté et où le spectateur questionne sur son rapport à l’environnement. Joël Tettamanti se démarque à nouveau des deux photographes évoqués plus haut. Comme le présente son site internet, une forme d’archive de ses travaux personnels et de ses mandats, on perçoit immédiatement qu’il a arpenté un nombre important de régions du monde. Sa façon de photographier peut s’apparenter à une « manière de certifier le vécu, prendre des photos est aussi une manière de le refuser […] Le voyage devient une stratégie dont le but est d’accumuler les photographies » (52). Lorsqu’on connaît le nombre de négatifs 4x5" qu’il a exposé en seulement 12 ans, 14’000 (53), la citation précédente prend encore plus de sens. Mais c’est souvent par le bais de mandats professionnels (un magazine l’envoie plus de cinq fois par année à l’étranger) et par la présence de membres de sa famille dans différents pays qui le font voyager. C’est d’ailleurs en grande partie ses parents qui lui ont transmis ce goût pour le voyage et l’exploration des autres cultures (54). Il utilise alors comme Goiris et Bartolozzi l’appareil photographique comme un outil d’observation du monde et surtout « un outil pour travailler » (55). Chez lui, la photographie est une façon de vivre, une obsession et une passion. Une fois sur son lieu d’étude, il s’arrête souvent peu de temps et apprécie même le décalage horaire, le fait de se retrouver à contretemps quelque part. On retrouve cette même tentative de se retrouver étranger et dans un état de conscience modifié. Il ne se documente pas au préalable et évite absolument tout ce qui pourrait biaiser ses découvertes. Cette posture lui permet d’avoir une ouverture d’esprit la plus large possible ainsi que de  (50)  http://www.credac.fr/v2/fr/geert-goiris-imagine-theres-no-countries  (51) Sergio Mah, op. cit.  (52)  Susan Sontag, op. cit., p. 22.  (53)  http://www.theberlage.nl/events/details/2013_10_11_clinical_improvisation  (54)  On retrouve ce rapport aux parents analysé dans le livre de Helen Macdonald, H is for Hawk, Jonathan Cape, 2014, qui raconte le lien qui unissait l’auteure à son père photojournaliste.  (55) Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B.

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# 24

# 24 Gaston Tissandier, Photography and Exploration, 1876, gravure.


mieux répondre à ses impulsions instinctives sur le terrain. Sur place, il ne s’engage pas sur le plan politique, social ou encore écologique. Il se considère seulement comme un observateur et un artiste, sans positionnement ou volonté idéologique. Et c’est en cherchant des motifs intéressants, en plaçant ceux-ci dans des images composées, souvent, par instinct et, moins souvent, par références, qu’il parvient à créer ce monde irréel et familier. Après 12 ans de pratique, il admet qu’il recycle parfois ses propres photographies. Il estime que c’est en partie lié à sa formation qui lui a surtout appris à photographier frontalement ou de trois quarts et à créer une espèce d’abstraction, démarche qui selon lui est maintenant une espèce de « ruse » (# 23). Il essaie dès lors de s’en détacher afin de dépasser ce leurre et d’aller plus loin dans la profondeur de ses photographies. Contrairement à sa façon de voyager et d’explorer certains lieux, ses photographies prennent le spectateur par la main. Il y a effectivement la présence de relais et de signes dans ses images qui empêchent ce dernier de se perdre. Le premier plan mène en général au sujet, précis, identifiable et souvent de trois quarts, puis aux autres couches. Ces signes plastiques ouvrent à une lecture approfondie de la photographie. Ces trois photographes, chacun selon leur méthode, tentent de regarder leur sujet comme pour la première fois et essaient également de comprendre ce qu’ils observent. Goiris séduit le spectateur en faisant se succéder alternativement des signes représentatifs et narratifs dans ses photographies, tout en utilisant une esthétique proche de celle des premiers photographes explorateurs. Bartolozzi, en démystifiant l’image de carte postale, crée des ambiances menaçantes et démontre la supériorité de la nature tout en questionnant le rapport du spectateur à son environnement. Enfin, Tettamanti, avec une démarche plus « moderne », persévère à voir le monde autrement et offre à travers ses études un regard également « oblique » du réel. Ces postures singulières trouvent une relative résonance chez les premiers photographes explorateurs. On l’a brièvement évoqué plus haut, mais le lecteur attentif aura remarqué un autre lien, sans doute trivial pour certains, entre les photographes d’exploration contemporains et leurs aînés. Il partage un rapport au temps lors des expéditions ou d’un voyage et qui les confrontent aux contingences matérielles. C’est cet aspect qui est développé ci-dessous.

2.3 Le photographe d’exploration et la lenteur ou celui qui regarde avec la tête voilée

Il s’agit dans ce chapitre d’aborder la notion de lenteur propre aux démarches exploratoires. étonnament, le choix des photographes quant au matériel utilisé est, sous certains aspects, proche de celui des premiers photographes explorateurs. Que ce soit Geert Goiris, Yannic Bartolozzi, Joël Tettamanti ou encore Olaf Otto Becker que nous introduirons plus bas, ils travaillent tous avec des chambres techniques et se confrontent donc volontairement à une certaine lenteur du processus des prises de vue. Le temps de la prise du vue et plus exactement le temps de préparation à la prise de vue chez les photographes d’exploration est intimement lié à l’évolution des technologies et donc à l’histoire de la photographie. Dans les années 1840, les premiers processus photographiques, le daguerréotype et le calotype notamment, étaient un facteur limitant lors des processus exploratoires à cause de leur faible portabilité et des connaissances techniques importantes qu’ils exigeaient (# 24). Les professionnels quittaient le moins possible leurs ateliers. Cela n’empêcha toutefois pas certains de voyager. Maxime du Camp, en compagnie de Flaubert, fut un véritable pionnier lorsqu’il partit photographier l’Egypte en 1849. Son expédition photographique, malgré beaucoup de difficultés relatées dans ses Souvenirs littéraires (56), est une réussite. Plus tard, les améliorations techniques, du collodion humide dans les années 1850, aux plaques sèches dans les années 1870, jusqu’au rouleau de films souples en 1880, ont étendu la portée de la photographie au-delà du cercle étroit des spé (56)  Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Aubier, 1995.

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# 25

# 26

# 25 Geert Goiris, Phalanga, 2000, framed archival pigment print, 50x60 cm # 26 Geert Goiris, Whiteout, 2008-2010, Analogue large format slide projection, dimension variable


cialistes. La plus grande sensibilité des plaques au gélatino-bromure d’argent de la fin des années 1870 et les films de celluloïd de la fin des années 1880 permettaient un temps de pose moins long et favorisaient ainsi la possibilité d’introduire des figures humaines dans les photographies. Cependant, le matériel reste délicat et encombrant, il demande une attention de tout instant, la photographie d’exploration restait une prouesse : « lourdes plaques, fragile chambre noire, laboratoire, fioles de nitrate, de fulmi-coton, de collodion, sulfate de fer, de boîtes de film, etc. » (57) intègrent le reste du matériel d’exploration. En 1888, George Eastman lance sur le marché sa fameuse Kodak Box rapidement adoptée par les premiers touristes et les voyageurs. Non seulement, la caméra est fiable, petite et maniable, mais il y a également la séparation de la prise de vue et du processus de développement des négatifs qui séduit les photographes. Alors que certains photographes professionnels et de « sérieux » photographes explorateurs évitent cette technologie orientée vers un marché de masse, préférant utiliser un équipement plus sophistiqué et développer eux-mêmes leurs négatifs, d’autres adoptent la simplicité offerte par Kodak. Le géographe et explorateur anglais Halford Machiner a, par exemple, utilisé un appareil Kodak lors de son expédition sur le Mont Kenya en 1899 (58). Mais la photographie d’exploration doit répondre au souci documentaire, et doit être fidèle, descriptive et précise. Le photographe d’exploration préfère alors généralement, l’utilisation d’un matériel plus technique. L’éloge de l’objectivité, de la précision et de l’immédiateté du processus photographique face au réel séduit l’opinion publique. Quarante ans après son apparition, la photographie est alors devenue un outil indispensable du témoignage et de la relation de voyage. On considérait que c’en était terminé des impostures du dessin et des estampes approximatives. Et la photographie témoignait surtout de la présence sur les lieux. Le matériel photographique devient avec le temps de plus en plus abordable, portable et fiable, il est donc de plus en plus employé par les géographes, les cartographes, les anthropologues, les botanistes, les géologues, les missionnaires, les officiers militaires et les fonctionnaires coloniaux. Tous ceux qui finalement ont été impliqués dans diverses formes d’exploration. L’appareil photographique donne à l’explorateur d’une part une position et d’autre part la crédibilité telle une métaphore de l’objectivité. La photographie, désormais associée aux grandes missions d’exploration, allait bouleverser la perception du lointain. Enfin à la fin des années 1920, l’apparition du film 35mm offre un plus grand confort et améliore encore la portabilité du médium aux photographes explorateurs. Le film couleur, disponible depuis les années 1930, devient commun après la seconde guerre mondiale. Des appareils légers, tel que ceux développés par Leica au milieu du 20ème siècle, offrent aux explorateurs une plus grande flexibilité et l’opportunité de varier leurs points de vue puisqu’ils sont enfin libérés de leurs trépieds. Et la banalisation de l’appareil photographique oblige à certains grands voyageurs d’affûter leurs regards. L’esthétique photographique se renouvelle et elle est marquée par une perception différente des espaces, de la lumière et des couleurs (59). Si historiquement, c’est principalement le matériel photographique qui imposait une relative lenteur aux photographes, dès les origines de la photographie, on a donc tenté de combattre cette lenteur technique. Comme nous l’avons décrit plus haut, le but au 19ème et 20ème siècle fut d’obtenir des procédés plus rapides et moins encombrants. La lenteur du procédé était donc considéré comme un ennemi. Le rapport à la lenteur photographique n’a donc cessé d’évoluer depuis les prémisses de la photographie. S’il est rare de voir des photographes contemporains travaillés au collodion humide pour des raisons évidentes, il existe encore de nombreux photographes professionnels travaillant à la chambre et avec des films argentiques malgré l’évolution technologique de la photographie digitale. Effectivement, on retrouve cet aspect chez Geert Goiris, Yannic Bartolozzi et Joël Tettamanti. Goiris, chez qui la figure de l’explorateur est souvent une référence, estime que le processus de prise de vue est aussi important que le résultat. On a comparé son appareil photographique à un sablier, à dessein. Pour Goiris, la photographie traditionnelle est une technique analogique (60). Il affirme que la construction numérique d’une image ne satisfait jamais sa curiosité autant que la révélation de quelque chose à travers un processus argentique. Il conserve même parfois, ce que beaucoup considérerait comme une photographie ratée, les erreurs liées au sup (57)  Antoine Lefébure et al., op. cit., p. 17.  (58)  James R. Ryan, op. cit., p.14.  (59) Antoine Lefébure et al., op. cit., p. 26.  (60)  http://www.credac.fr/v2/fr/geert-goiris-imagine-theres-no-countries

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# 27 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Scientifiques, 2013-2014


port. Dans sa photographie Phalanga (# 25), les rayons X des différents aéroports ont voilé et altéré ses négatifs. Mais selon Goiris, l’erreur a amélioré l’expression de certaines des images. Les traces sur le cliché lui confère plus de temps et plus d’histoire. « [Certains photographes] considèrent qu’un appareil plus rudimentaire, aux performances moins hautes, donne des résultats plus intéressants, plus expressifs, et laisse plus de place au hasard créateur » (61). Les trois photographes analysés prennent le temps de construire leurs photographies, l’utilisation de la chambre favorise évidemment ce processus. Celle-ci demande l’attention méticuleuse d’un véritable technicien. Joël Tettamanti fait d’ailleurs une analogie entre son travail et celui d’un horloger, estimant que ses origines jurassiennes, terreau de l’industrie horlogère en Suisse, expliquent en partie ce lien (62). Ce type d’appareil favorise selon lui l’observation et une composition plus réfléchie. Le photographe doit être très concentré lorsqu’il travaille. Tettamanti se bat pour imposer cette notion de lenteur (il signe d’ailleurs ses emails par slow photography) et voyage à l’ancienne, avec une simple carte topographique. Il avoue cependant que c’est de plus en plus difficile de répondre à des mandats via un processus analogique. Le fait de ne pas travailler digitalement force les autres et soi-même à lever le pied. La chambre technique s’oppose ici à l’appareil petit format qui empêcherait de vivre pleinement le moment du fait de sa rapidité d’exécution. Et c’est également une stratégie de rencontre et cela fait la part belle à l’imprévu, au contact et donc à un éventuel dialogue. « L’appareil photo est une espèce de passeport qui gomme les frontières morales et qui lève les inhibitions de classe, libérant le photographe de toute responsabilité à l’égard des gens qu’il photographie » (63). Si Yannic Bartolozzi remet parfois en question l’utilisation d’une chambre technique et l’utilisation de plans film pour des raisons pratiques et financières, la distance qu’il obtient avec ses sujets le convainc de continuer avec ce type de matériel. Il estime en effet qu’il ne pourrait pas retrouver cette approche avec un appareil numérique. De plus, il apprécie le fait de ne pas pouvoir voir ses photographies directement. Ce dernier point lui permet de conserver un état d’esprit particulier pendant son expédition et de ne pas se confronter à ce qu’il produit au fur et à mesure, de créer une certaine distance avec la réalité qu’il photographie. Bartolozzi explique encore que face à quelqu’un ou un groupe, il a souvent l’impression de déranger. Mais grâce à l’utilisation d’un appareil grand format, les sujets se montrent généralement intéressés par la caméra elle-même. Le photographe prend dès lors un autre statut et il est mieux accueilli. Là aussi les traditions perdurent. Si ces aspects sont hors champ dans la photographie, on peut retrouver parfois un rapport à la lenteur dans le sujet photographié. L’idée du vide est certainement une notion qui revient régulièrement, en tout cas chez Geert Goiris et Yannic Bartolozzi. La série Whiteout (# 26) de Goiris apporte une dimension infinie du blanc, il y a une sensation de gigantesque, renforcée par le centrage des sujets. On est face à un monde sans horizon, le regard lui-même se perd. Il y a également les sujets tel que la végétation ou les ruines qui dégage cette idée de lenteur. Et le fourmillement de détails que l’on obtient grâce à la capacité du format avec une chambre nous amène à un troisième rapport à la lenteur, celle du spectateur face à la quantitiés possibles d’observations face à certaines photographies. La composition riche des photographies de ces trois artistes confronte le regard du spectateur à un examen de l’image plus lent. Le regard peut se perdre. De plus, surtout chez Goiris, le sentiment d’énigme dont on a parlé plus haut, ralentit également le regard. Ses photographies invitent le spectateur à explorer l’image et tenter de lui arracher un secret. L’utilisation de motifs familiers dans les photographies de Tettamanti a le même impact par effet d’abstraction. « [Le photographe] ne cesse d’essayer de coloniser de nouvelles expériences ou de trouver des façons nouvelles de regarder des sujets familiers, afin de se battre contre l’ennui » (64). Il y a également la distance qui sépare le spectateur de l’action rapportée. L’inaccessibilité du sujet renvoie à la notion de lenteur. Et chez Bartolozzi, on peut encore ajouter que cette notion se retrouve dans sa façon de questionner la place de l’homme dans la nature tel un conflit entre un nain et un géant (# 27).  (61)  Susan Sontag, op. cit., p. 151.  (62) Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B.  (63)  Susan Sontag, op. cit., p. 59.  (64)  Susan Sontag, op. cit., p. 60.

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Ainsi, le grand format chez ces photographes développe un type particulier de relation avec leurs sujets. Chaque déclenchement est mémorable, et après un processus de capture intense, qui peut durer dix minutes et même plus, la relation devient presque intime. Cette lente et méditative approche de la photographie, où le photographe capture, pour ainsi dire, une étendue, un moment monumental, rend le praticien particulièrement conscients des changements temporels à la terre. C’est sans doute cette volonté de ne pas se laisser bousculer par le temps, de ne pas le brusquer et ainsi d’augmenter notre capacité à accueillir et contempler le monde qui influence ce rapport au matériel et donc à la lenteur. La lenteur est quasiment quelque chose de revendiquée, tel un acte de contestation. C’est une invitation à réfléchir sur le caractère douteux de la survalorisation de la mobilité alors que dans les faits, nos sociétés sont plutôt teintées d’un certain immobilisme et d’absence de progrès sociaux significatifs.

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# 28 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Les Chaux et ciments, 2013-2014 # 29 Joël Tettamanti, Sans titre, Where is My Giant ?, Islande, 2008-2012


3. Fantasme de la découverte

3.1 Motivations des photographes à éprouver une durée et se mettre en danger

En engageant leurs propres corps dans des voyages ou des expéditions, les photographes explorateurs prennent parfois des risques. Les débuts de la photographie d’exploration pouvaient s’avérer dangereux à cause des conditions de voyage, toutefois l’attrait pour une « mythologie de l’ailleurs » (65) et le goût de l’observation l’emportaient toujours sur la prudence. Aujourd’hui, il est rare que les photographes explorateurs risquent véritablement leurs vies, toutefois, il arrive que les difficultés du voyage, le déracinement, et l’exil, testent les limites psychologiques de l’artiste. S’il photographie des lieux et des expériences extrêmes, c’est avant tout pour montrer une nature à l’état sauvage, plus révélatrice, et non pour revendiquer la découverte de lieux extraordinaires ou pour mettre en avant sa prise de risque. Au sens physique, il cherche de nouveaux paysages, mais il recherche aussi d’autre type de perception. Il n’est pas poète, cherchant au fond de lui pour faire le récit de sa souffrance personnelle, mais photographe. Il explore le monde pour y glaner des images. Concernant la souffrance, ressentie, et parfois recherchée, Reich explique que « le goût du masochiste pour la souffrance ne procède pas d’un amour de la souffrance mais de l’espoir de se procurer, grâce à elle une sensation forte » (66). La série Whiteout, réalisée en Antarctique, dévoile une expérience du pénible phénomène qui provoque une diffusion complète de la lumière. Ce qui intéresse Goiris, c’est d’y survivre et d’en transmettre un témoignage. Mais il affirme que regarder une de ses photographies, ce n’est pas en faire l’expérience. Il cite couramment Hamish Fulton qui affirme « qu’un objet ne peut rivaliser avec une expérience » (67). Cette posture traduit donc bien la prééminence de l’action sur le résultat. C’est pour cette raison que Goiris ne ressent pas le besoin de convaincre mais de créer, comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, un « espace qui rend possible la contemplation et qui permet à l’esprit de voyager » (68). Si Yannic Bartolozzi aime « se frotter au-dehors », c’est à nouveau lié à la part de fiction qu’il tente d’incorporer dans son travail. Il avoue ne pas aimer prendre de risques physiques et souffre même de vertiges (69). Pourtant, il a besoin de trouver certaines atmosphères et il aime aller les chercher dans des lieux étranges, dans lesquels l’être humain n’est pas, à première vue le bienvenu. Son travail Les Chaux et ciments (# 28) l’a mené sous terre, espace dans lequel il est attiré car il y a peu de lumière. Le photographe doit donc recréer quelque chose. Lorsqu’il se rend au Spitzberg, il apprécie les conditions extrêmes, soit c’est un bain de lumière continu en été, soit c’est la nuit totale lors des longs hivers. C’est pour ce type d’atmosphères particulières que Bartolozzi s’aventure aux confins du monde. Un de ses seuls travaux où Joël Tettamanti estime avoir eu un véritable corps à corps avec la nature est son étude réalisée en Islande entre 2008 et 2012 (Where is my giant ? # 29). Il ne se pose pas de questions quant à ses motivations de se déplacer autant. Pour lui, la photographie est une façon de vivre qu’il utilise pour observer le monde et travailler. La chambre technique l’aide à trouver sa voie, le monde réel le stresse, surtout le fait de travailler vite, trop vite (70). « Le culte du futur (culte d’une vision de plus en plus rapide) alterne avec le désir de revenir à un passé plus artisanal, plus pur, un passé où les images avaient encore la qualité d’un objet fait main, une aura » (71). Un moteur de ses explorations est sans doute la rencontre entre deux altérités, deux personnes. Et s’il apprécie tant être décalé lorsqu’il arrive dans un lieu, c’est sans doute pour mieux se perdre. L’imprévu et l’inattendu sont alors possibles. Ouvert au hasard et à l’accident, il y a alors une possibilité à la  (65)  Dominique Baqué, Histoires d’ailleurs, artistes et penseurs de l’itinérance, Paris, Regard, 2006, p. 58.  (66)  Susan Sontag, op. cit., pp. 57-58.  (67)  Hamish Fulton, An Image Cannot Compete with an Experience , Norwich, University of East Anglia, Sainsbury Centre for Visual Arts, 1999.  (68)  http://www.credac.fr/v2/fr/geert-goiris-imagine-theres-no-countries  (69) Voir Entretien avec Yannic Bartolozzi, Annexe A.  (70) Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B.  (71)  Susan Sontag, op. cit., p. 151.

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rencontre. Sans prévoir sa destination à l’avance, il se laisse porter et se contente de dialoguer avec les personnes qu’il rencontre.

3.2 Attentes et promesses des explorations

« Qu’est-ce que je fais là ?» pourrait être l’intitulé de ce chapitre. Les photographes explorateurs présentés dans ce mémoire ne voyagent pas par goût de l’exotisme, notion d’ailleurs dont ils se méfient (72), mais plus souvent pour se libérer des contingences liées à notre époque. L’insatisfaction peut aussi être le moteur de leurs actes. « Défait des préoccupations superflues, des carcans qui engoncent, forçant au décentrement et à l’attention au réel, [le voyage] amène une qualité d’être, caractérisée par l’intensité. Il autorise une réceptivité particulière, entraîne le sentiment d’une porosité entre soi et le monde - que chaque photographe vit et exprime à sa manière (73) ». Leurs photographies ne sont donc pas des trophées. Nous avons vu que Joël Tettamanti inclut d’une manière ou d’une autre l’être humain dans son travail. Il se laisse surprendre par les rencontres et photographie souvent le bâti afin d’évoquer l’humain, en montrant les traces qu’il laisse derrière lui. Il laisse une part belle à l’imprévisible et fait confiance au hasard, son œil et à son expérience. Le titre d’une de ses conférences, Clinical Improvisation (74), est éloquent dans la démarche du photographe de se laisser porter tout en travaillant très précisément. Ses voyages lui promettent donc des rencontres, un aspect qu’il favorise en ne construisant pas ses projets. Au contraire, Geert Goiris et Yannic Bartolozzi construisent minutieusement leurs projets, un concept fort. Dès lors, ils confrontent leurs imaginaires respectifs à la réalité et tentent d’ouvrir à une compréhension plus large du « sauvage » et de « l’inapprivoisé ». L’exploration devient un prétexte pour découvrir de nouveaux lieux et de nouvelles personnes ou groupes de personnes. Tout comme chez Tettamanti, leurs photographies reflètent un travail d’équilibriste, entre improvisation et soumission au contexte, mais chez eux le tout est lié à des contraintes géographiques. S’ils apprécient les lieux isolés, la solitude et la quiétude, c’est parce qu’ils s’en inspirent. On le dit souvent, un état de vigilance naît lors de la marche, « […] c’est une façon de connaître le monde à partir du corps, et le corps à partir du monde » (75). Nietzsche martèle lui aussi qu’au crépuscule « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur » (76). L’exploration impulse la création chez ces photographes. Il attend de ses expéditions le fait de pouvoir regarder le monde à une échelle non anthropologique mais géologique. Et cet effort d’abstraction l’incite à rester humble, il prend son temps afin de rencontrer tel ou tel paysage. C’est finalement une véritable introspection menée dans la nature et donc une méditation personnelle, une plongée en soi. « J’en étais persuadé : le mouvement encourage la méditation. La preuve : les voyageurs ont toujours davantage d’idées au retour qu’au départ. Ils les ont saisies, chemin faisant » (77). On peut également se demander si le photographe conserve un souvenir précis des lieux qu’il photographie, ou alors si la photographie se substitue au souvenir et devient ainsi le seul élément de mémoire. Geert Goiris estime, en s’appuyant sur les arguments de W.G. Sebald (78), « qu’une photographie renvoie rapidement le souvenir d’un événement ou d’un lieu au second plan » (79). Le souvenir est donc petit à petit remplacé par le souvenir de la photographie elle-même.

(72)  Voir Entretien avec Joël Tettamanti, Annexe B et http://www.geertgoiris.info/content/index.php?s=file_ download&id=48  (73)  Danièle Méaux, op. cit., p.179.  (74)  http://www.theberlage.nl/events/details/2013_10_11_clinical_improvisation  (75)  Rebecca Solnit, L’Art de la marcher, Arles, Acte Sud, 2002, p.47.  (76)  Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, Paris, Gallimard, 1974, p.16.  (77)  Sylvain Tesson, Berezina, Chamonix, Guérin, 2015, p.177.  (78) Voir par exemple W.G. Seblad, Les anneaux de Saturne, Paris, Actes Sud, 1999.  (79)  http://www.credac.fr/v2/fr/geert-goiris-imagine-theres-no-countries

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# 32 # 30 Geert Goiris, Whiteout, 2008-2010, Analogue large format slide projection, dimension variable # 31 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Scientifiques, 2013-2014 # 32 Geert Goiris, Enoch, 2011, framed archival inkjet print, 40x55 cm


3.3 La présence humaine dans la photographie d’exploration contemporaine

Dans les prémisses de la photographie d’exploration, si il y avait une présence humaine dans les photographies, c’était en général l’équipe de l’expédition, voir le photographe lui-même en train de travailler. La photographie d’expédition se concentrait alors sur la conquête et la découverte de nouveaux territoires. Les indigènes étaient alors écartés du cadre (80). Seul une ou deux figures humaines étaient placées dans le cadre afin de donner l’échelle. Il était effectivement désagréable pour les regards coloniaux et impériaux de dévoiler que le corps d’expédition n’était en fait pas souvent le premier humain à être en contact avec les lieux explorés. Cela compromettait donc l’image de la conquête de l’inconnu. Bien sûr, ensuite l’augmentation des voyages et des explorations des Européens a induit différents processus de contact, d’échange et de transculturation avec les populations locales que nous ne pouvons pas développer ici (81). Concernant l’autoportrait, seule une anecdote figure dans le corpus des photographes analysés. Si cet aspect a disparu chez les photographes d’exploration contemporains ou l’heure n’est plus à la conquête de territoires et au mythe de l’explorateur, il y a cependant deux photographies qui se font écho dans les travaux de Yannic Bartolozzi et Geert Goiris. Ce dernier a réalisé une photographie, dans la série Whiteout, d’un homme masqué par des lunettes de ski (# 30). C’est la seule image où l’on voit le reflet du photographe. Et on retrouve le même effet chez Bartolozzi avec une photographie d’un scientifique portant des lunettes de soleil (Scientifiques), le reflet dévoile également ici le photographe (# 31). Nous avons vu précédemment que chez les photographes étudiés dans ce mémoire, la présence humaine dans leurs photographies est très faible, voire absente ou seulement suggérée. Cependant, ce n’est pas pour les mêmes raisons que nous avons évoquées plus haut. Joël Tettamanti avoue simplement qu’il ne se sent jamais à l’aise de placer des humains dans ses photographies. En travaillant avec une chambre technique, il a besoin de concentration et de pouvoir tout contrôler. Les gens sont imprévisibles, donc il les évite. Son style personnel et son inspiration qu’il puisait jusqu’à maintenant chez une certaine école de Düsseldorf, on pense bien sûr aux Becher, et donc son intérêt pour les lieux vides engendrait naturellement cette absence d’humains. Depuis quelques années, il les tolère et commence à les introduire dans ses études, mais il pense néanmoins que c’est en montrant le moins l’humain qu’on en parle le plus. C’est en révélant son environnement que Tettamanti estime le mieux en parler. Si le paysage est au cœur de sa pratique, Geert Goiris photographie également régulièrement des personnes. Il les suggère parfois simplement en montrant dans certaines photographies des traces d’occupation, mais celles-ci sont souvent absorbées par la nature. Et lorsqu’il y a une présence humaine, c’est une figure solitaire qui apparaît. Celle-ci est statique et il n’y a pas de récit suggéré. Les personnages sont souvent dans un état d’introspection apparente et la notion de mélancolie surgit par ce qu’ils expriment et par le climat ou l’atmosphère de la photographie (# 32 et 33). Le photographe veut ainsi souligner la luminosité de l’esprit et le mode introspectif. C’est selon lui un moyen de « permettre aux impuretés de pénétrer » (82), une stratégie d’individualisation et de distinction. La mélancolie chez Goiris correspond alors à une ouverture sur le perceptif et offre au spectateur une expérience différente de ce qui nous est offert par la culture dominante et les médias. À travers les différents travaux de Yannic Bartolozzi, la présence humaine dépend de divers facteurs. Les premiers travaux qu’il a réalisé, si il n’y a pas de figures humaines, c’est simplement parce qu’il n’y en avait pas sur les lieux et qu’il ne lui semblait pas pertinent d’en intégrer, y compris dans ses séquences d’images. L’atmosphère des lieux explorés lui suffisait. C’est au Spitzberg qu’il commence à introduire des personnages issus de milieux scientifiques. Puis les figures hu (80)  James R. Ryan, op. cit., p.113.  (81)  Ibid., p.114.  (82)  Sergio Mah, The Oblique Vision of the Explorer, dans Cat. Centre VOX, Montreal, 2014.

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# 33 Geert Goiris, Shawn, 2012, framed archival inkjet print, 40x55 cm # 34 Yannic Bartolozzi, Sans titre, Scientifiques, 2014


maines, toujours scientifiques, envahissent vraiment ses photographies lors de l’enquête photographique valaisanne. Mais il utilise finalement souvent les figures humaines afin de mieux parler d’un des aspects de son travail, « la conquête de l’inutile ». Il emprunte cette dernière notion à Werner Herzog qui est le titre d’un de ces livres (83). Il veut évoquer, à travers la figure du scientifique, le fait que, très souvent, on n’atteindra pas le but escompté associé à une perpétuelle recherche de quelque chose qu’on n’atteindra jamais. C’est à nouveau la figure du nain et du géant qui transparaît ici (# 34).

3.4 Art et science

Longtemps avant l’exploration spatiale du 20ème siècle, la photographie fut introduite dans les diverses pratiques exploratoires scientifiques pour sa capacité à faire de belles images, peut-être plus que pour son apparente objectivité. Il y avait en effet une certaine tendance chez les historiens de la photographie à séparer distinctement une photographie dite scientifique et de leur travail artistique (84). « Les premières controverses portèrent sur la question de savoir si sa fidélité aux apparences et son inféodation à une machine n’empêchaient pas la photographie de prendre place parmi les beaux-arts, et ne l’obligeaient pas à se contenter d’être une simple technique, un instrument de la science (85) ». À l’origine, pour beaucoup de photographes, l’utilité scientifique des photographies n’était pas incompatible avec une notion artistique. Pour preuve, les pratiques picturales en expédition avaient déjà depuis longtemps introduit le champ de l’art et de la science dans sa production visuelle. Les premiers photographes explorateurs travaillaient avec certaines conventions établies par les autres médiums artistiques déjà présents. Ils travaillent donc parallèlement, aux peintres et devaient se faire une place. Rapidement, des explorateurs comme Livingstone adresse les mêmes instructions aux artistes et aux photographes présents dans ses expéditions (86). Toutefois, la peinture et le dessin avaient encore un avantage sur la photographie, celui de la couleur, technique à laquelle la photographie ne pouvait pas encore prétendre. De plus, les photographies, au retour des différentes expéditions, n’intéressaient en général que les sociétés de sciences, il était donc difficile aux premiers photographes de financer leurs activités. Cependant, les gouvernements ont rapidement financé les photographes à des fins coloniales. Lors de la conquête de l’Ouest américain à la fin du 19ème par exemple. Les photographes devaient révéler le potentiel des territoires explorés ainsi que le « souci » des populations indigènes. Ils devaient surtout documenter les lieux où pourraient s’inscrire une future mine, un chemin de fer ou encore de nouvelles colonies. Dans ces conditions, les photographies produites étaient souvent teintées de romantisme et de réalisme, car elles s’adressaient aux politiciens et aux futurs colons. L’exploration du territoire de l’Ouest américain fournit une représentation visuelle qui exprimait la doctrine américaine telle que la destinée manifeste et la croyance de l’inexorable extension vers l’ouest de la civilisation anglo-saxonne. Les photographes concernés n’ont donc pas simplement capturés des paysages naturels, mais ont ainsi participé à la réflexion et à la promotion d’une nouvelle façon de voir et de valoriser les paysages de l’Ouest américain. En Europe, dès 1860, la montagne n’est plus seulement un site romantique, mais elle commence à être scrutée par les scientifiques et les premiers explorateurs (87). Les photographes accompagnent alors les premiers afin d’illustrer et d’apporter des preuves à leurs théories, comme le cas du photographe Ernest Edwards (1837-1903) envoyé par le H.B. George afin de documenter le mouvement  (83)  Werner Herzog, Conquête de l’inutile, Nantes, Capricci, 2009.  (84)  James R. Ryan, op. cit., p. 170  (85)  Susan Sontag, op. cit., p. 153.  (86)  James R. Ryan, op. cit., p. 79  (87)  Sylviane de Decker Heftler, Photographier le Mont Blanc, Les Pionniers, Chamonix, Editions Guérin, 2002, p. 18.

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# 35 Vittorio Sella, Ice caves above the Märjelen glacial lake on the Aletsch Glacier, 1884, gelatin silver print, 29.6x39.7 cm # 36 Olaf Otto Becker, Ilulissat Icefjord 5, 07/2003, 69°11’59’’ N, 51°08’08’’ W, Broken Line, 2003-2006


des glaciers (88). La frontière entre l’artistique et le scientifique était à la fois perméable et changeant dans de telles pratiques exploratoires. Mais le mariage entre art et science devint apparent lors de la réalisation des spectaculaires photographies panoramiques de montagnes par différents explorateurs européens pourtant réalisées d’abord à des fins scientifiques (89). C’est d’ailleurs Vittorio Sella (1859-1943), célèbre alpiniste et photographe italien, qui influencera cinquante ans plus tard l’autre néanmoins célèbre Ansel Adams lorsque celui-ci explorera la vallée de Yosemite aux États-Unis (# 35). Les différentes explorations n’ont donc pas seulement placé les photographes dans des situations nouvelles et délicates mais elles les ont également confronté à utiliser leurs appareils avec un œil à la fois artistique et scientifique. Même si beaucoup d’exemples montrent que la photographie d’exploration combine à la fois art et science (90), actuellement, notre système d’éducation et l’augmentation de la spécialisation chez les individus a tendance à séparer ces deux champs qui ont chacun développé leur propre culture, langage et communauté. Les images sont donc réalisées soit pour la science, soit pour l’art et rarement pour les deux. Mais on a pu observer plus haut que chez Geert Goiris, Yannic Bartolozzi et chez Olaf Otto Becker que nous introduisons dans cette dernière partie, la photographie peut être un lien entre science et art. Par exemple, Goiris et Bartolozzi ont accompagné des corps d’expédition sur chacun des pôles. Quant à Olaf Otto Becker, il tente depuis quelques années grâce à la photographie d’exploration de montrer au monde entier les dégâts dus aux changements climatiques à travers la fonte des glaces. Le photographe de paysage allemand Olaf Otto Becker a beaucoup photographié son propre pays avant de s’intéresser à des régions inhospitalières telles que l’Islande et le Groenland. Il utilise la photographie avec l’intention d’explorer et de comprendre le monde qui l’entoure. Il est actuellement à la recherche de paysages où seuls quelques êtres humains vivent et il s’intéresse à une nature préservée. C’est-à-dire que seul des éléments tels que l’eau, le vent et l’érosion agissent sur le paysage. Becker a adopté une posture proche de celle de Geert Goiris, à savoir de regarder son sujet comme si d’une part ses yeux s’ouvraient pour la première fois face au paysage photographié et d’autre part qu’il tentait de comprendre ce qu’il observe. Il n’a pas d’idées préconçues lorsqu’il aborde une nouvelle série de photographies. En Islande et au Groenland, il raconte être toujours en éveil et étonné, les images viennent à lui. De plus, évoquant le doute qu’il a eu avec sa propre pratique de la peinture, il affirme que la photographie d’exploration a selon lui plus à voir avec le réel et à la compréhension de celui-ci (91). Les photographies qu’il réalise depuis 2003 au Groenland sont le résultat d’un voyage solitaire. Il n’accompagne pas en effet un groupe de scientifiques mais c’est avec l’aide d’un local qu’il a appris à se déplacer seul à bord d’un zodiaque. Avec un rythme proche de celui d’un marcheur pour éviter toute catastrophe relative au gel rapide de l’eau, des soucis liés à la boussole et à la perte de notion de temps et de lieu lors des tempêtes, il a parcouru plus de 4000 kilomètres le long d’une des côtes de la plus grande île du monde. Et dans la posture de Becker, « le voyage n’est pas un trajet qui permet d’atteindre un lieu; tourné vers la réalisation d’images, il engendre un état qui se trouve apprécié en tant que tel (92) ». Son travail a des intentions clairement artistiques et scientifiques, donc documentaire selon ses propos (93). Il produit des vues liées à la fois à une vision artistique et à un regard scientifique. Une fois de plus, comme tous les photographes analysés plus haut, il travaille avec une chambre technique (20x25) lui offrant « un examen minutieux, intense et

(88)  H.B. George, The Oberland and its Glaciers: Explored and Illustrated with Ice-Axe and Camera, Londres, 1866, p. iv.  (89) Voir par exemple le travail d’Aimé Civiale, Les Alpes au point de vue de la géographie physique et de la Géologie. Voyages photographiques, Paris, 1882  (90)  Kelley Wilder, Photography and Science, Londres, 2009, pp. 102-28.  (91)  http://jmcolberg.com/weblog/extended/archives/a_conversation_with_olaf_otto_becker/  (92)  Danièle Méaux, op. cit., p.179.  (93)  Essai par Gerry Badger, dans Broken Line, Olaf Otto Becker, Ostfildern, Hatje Cantz, 2007.

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# 38 # 37 Olaf Otto becker, River1, 07, 2007, Position 13, Greenland Icecap, Melting area ,Altitude 715 m, Above Zero, 2007-2008 # 38 Olaf Otto Becker, Greenland, Iceberg Rodebay, 07/2003, 69°22’16’’ N, 50°54’08’’ W, Broken Line, 20032006


objectif du paysage » (94). Certes, il produit des documents poétiques et lyriques, mais en admettant cela, Becker a pour principale préoccupation son « image » (# 36). Si sa vision est primordiale, le choix du Groenland a le mérite d’attirer l’attention, cette île est un véritable baromètre du phénomène du changement climatique de la planète (95). Et c’est dans l’instabilité de ce phénomène que les aspects artistiques et scientifiques s’expriment dans son travail. Il documente un moment particulier d’un processus climatique en cours, aspect rendant ses photographies pertinentes et poignantes. Bien conscient de ce qu’il est en train de photographier, il désire capturer quelque chose que chacun peut vérifier. Il ajoute dans la légende de ses photographies des coordonnées GPS du lieu de la prise de vue (# 38). Le spectateur peut alors aller lui-même « vérifier » l’exactitude de la photographie. Mais Becker espère surtout, comme il l’a déjà fait avec son travail en Islande (96) pouvoir retourner sur les lieux dans plusieurs années, pour rendre compte du changement. Si, pour une raison ou une autre, il ne pourrait pas y retourner, il espère que d’autres documentaristes du futur iront à sa place. Comme chez Geert Goiris, il se considère comme un témoin de son époque, il répond donc instinctivement à des choses qui le frappent. Son livre réalisé en 2007-2008, Above Zero (97), montre comment la photographie d’exploration peut attester des dégâts dus aux changements climatiques à travers la fonte des glaces (# 37). Le livre véhicule un message : il n’y a en fait pas de paysages intacts, chaque paysage est affecté par l’être humain. Les rivières glaciaires et même les icebergs dans le brouillard faisant écho à la pollution de l’air en sont des exemples évidents. En outre, il ajoute dans ce livre des photographies des colonies récemment installées ainsi que d’une équipe de glaciologue suisse venu faire des expériences sur l’île. D’une part, il nous montre à travers ces intrigantes images l’aberration de l’homme à vouloir s’installer dans des lieux inhospitaliers, notion que l’on retrouve également dans le travail de Bartolozzi, Goiris et Tettamanti. Et d’autre part, en révélant ces scientifiques perdus dans un paysage blanc et immaculé rappelant les photographies de Goiris avec sa série Whiteout, il nous offre une métaphore, à nouveau absurde, du monde. Olaf Otto Becker peut être comparé à ces photographes du « Grand Tour », mais son implication plus intense et son engagement sur le long terme le démarque distinctement par les questions socioculturelles auxquelles il nous confronte. Sa capacité de créer un dialogue entre réel et idéal, entre un point de vue critique mais jamais moralisateur et l’intendance négligente de l’humain sur la terre, ne l’empêche pas d’utiliser une esthétique véhiculant un message qui devrait nous choquer. Il questionne le fait que dans un monde devenu si compliqué, peut-être qu’il n’est plus suffisant, en tant qu’explorateur et photographe, de documenter des endroits qui n’ont jamais été vu, puis en tant qu’artiste de les incorporer dans une composition finie. Peut-être qu’il doit y avoir un scientifique impliqué puisque jusqu’à présent, selon lui, notre seule réponse face à ces changements climatiques est un simple haussement d’épaules (98). Ses photographies reflètent donc le cadeau de vivre sur Terre et l’obligation qui découle de ce privilège. « La Nature est devenu sujet de nostalgie et d’indignation plutôt qu’objet de contemplation, comme on le voit dans la distance qui sépare à la fois les paysages majestueux d’Ansel Adams […] de l’imagerie actuelle qui révèle une nature polluée (99) ». L’œuvre de Becker, au-delà de ses qualités artistiques, est un témoignage de changements spectaculaires, un plaidoyer pour la préservation de l’environnement et enfin un appel à l’action.

(94)  Ibid.  (95)  Essai par Christoph Schaden, dans Broken Line, Olaf Otto Becker, Ostfildern, Hatje Cantz, 2007.  (96)  Essai par Petra Giloy-Hirtz, dans Under the Nordic Light : a journey through time/ eine Zeitreise Iceland / Island 1999-2011, Olaf Otto Becker, Ostfildern, Hatje Cantz, 2011.  (97)  Olaf Otto Becker, Above Zero, Ostfildern, Hatje Cantz, 2009.  (98)  Essai par Petra Giloy-Hirtz, op. cit.  (99)  Susan Sontag, op. cit., p. 127.

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Conclusion En abordant le vaste sujet de la photographie d’exploration, on a tenté à travers les travaux de quatre artistes de comprendre ce qui les poussait à explorer notre globe. Ces quatre photographes ont une claire intention d’explorer le monde afin de mieux le comprendre. L’exploration permet de déclencher une impulsion artistique et aux artistes de posséder l’inconnu. La photographie constitue un prolongement de leurs voyages et une belle excuse pour découvrir certains lieux. C’est surtout un outil magnifique qui permet aux photographes d’aller à la rencontre de mondes. Et malgré un lien inopiné au réel et une méfiance partagée quant à la notion d’exotisme, ils recréent chacun à leur façon un nouveau monde. Geert Goiris et Yannic Bartolozzi rapportent de leurs voyages des photographies qui nous proposent un monde ambivalent oscillant entre rêve et réalité. Plus que les contrées ou les pays qu’ils explorent, ce sont les lieux et essentiellement les détails qui détiennent un intérêt relatif à leur pouvoir d’évocation. Ce sont les particularités de ces lieux, à partir desquels les deux photographes construisent leurs photographies, leurs visions, qui font leurs singularités et emmènent le spectateur dans une expérience à la fois perceptuelle et fantasmatique. Plus proche du réel et moins conceptuel, Joël Tettamanti façonne toutefois son propre monde en poétisant l’ailleurs. De manière générale, chez ces trois photographes, c’est le premier contact avec le lieu qui est important. En nivelant le plus possible l’impact interférant de leurs impressions personnelles, ils laissent une emprise sensorielle et mentale s’exercer sur eux. L’exploration à la manière des conquistadors et des ethnologues d’antan, déboisant, apprivoisant et quadrillant des territoires inconnus s’oppose alors au déplacement du regard par une confrontation imprévisible des artistes contemporains. Même si dans ce court mémoire, il n’a pas été possible de discuter entièrement du rôle de la photographie d’exploration sur notre vision du monde, les photographes d’explorations contemporains évoquent une relative résonnance à ces premiers photographes explorateurs qui accomplissaient également leurs périples seul et non au sein d’un groupe d’expédition. Dès lors, est-ce que les photographes évoqués ont besoin d’être à l’étranger afin que leurs sens soient plus en éveil ? C’est en effet peut-être un risque que nous n’avons pas discuté dans ce mémoire mais qui mériterait d’être développé. Mais nous avons pu montrer que cet entêtement à travailler avec des chambres techniques est en partie lié à la volonté de ralentir le cours des choses et d’autre part à créer un lien plus intime avec le sujet photographié. Cette posture permet à Olaf Otto Becker d’utiliser le sublime afin de redonner toute leur inquiétante étrangeté aux banquises condamnées. C’est ainsi que la photographie d’exploration véhicule, consciemment et inconsciemment, un message. Geert Goiris et Joël Tettamanti, à travers la lenteur et la fiction, abordent les dangers liés à des aspects socio-culturels de nos sociétés contemporaines. Quant à Yannic Bartolozzi et Olaf Otto Becker, ils remettent en question la place de l’homme sur la planète et demandent à celui-ci de prendre conscience de son impact sur l’environnement. En contournant l’idée de représentater le réel, les photographes d’exploration contemporains ont trouvé une manière simple de photographier, ce qui leur permet d’être plus pertinent. Ils se tournent de plus en plus vers le milieu plastique dans leurs références et s’aventurent avec un esprit plus ouvert, aux autres médiums. La photographie a enfin acquis ses lettres de noblesse, elle n’est plus l’enfant pauvre de l’art. Ces artistes photographient de moins en moins mais réfléchissent de plus en plus. Un esprit conceptuel, même chez Joël Tettamanti, se développe car ils savent qu’ils peuvent se perdre face à l’essor de la photographie numérique et face à l’accroissement du nombre de voyageurs et donc d’images. C’est donc ce désir de réinventer un ailleurs et de donner aux spectateurs de l‘ailleurs qui anime les quatre photographes présentés. L’inattendu et l’inconscient font à la fois partie de la notion d’exploration et de l’enregistrement photographique mais également des sujets délibérément représentés. Peut-être les re-présentations créatives de photographies d’exploration précédentes devraient être saluées comme celle de Claude Baechtold et son travail Pôle Nord (100), guide photographique du grand Nord se jouant des clichés véhiculés sur ce territoire inaccessible et lointain et adoptant une posture d’antihéros. Sur les traces de l’explorateur Salomon August Andrée abordé au début de ce mémoire, qui  (100) Claude Baechtold, Pôle Nord, Vevey, Riverboom, 2008.

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# 39 Frank Hurley, Departure of the James Caird for South Georgia, 24 avril 1916, Tirage albuminé, 20.2 x 25.2 cm.


voulait traverser le pôle nord en montgolfière, Joachim Koester filme les négatifs rescapés (101). Le film présente les taches issues du vieillissement des négatifs d’origine. La neige noire qui inonde l’écran offre une zone d’incertitude, dans laquelle le spectateur peut laisser divaguer son imagination et de faire naître des fantasmes ou des images qu’il associe à ce type d’aventures extrêmes. Après tout, les photographies n’offrent que de petites allusions quant à l’expérience réelle de l’exploration. Tout comme les comptes-rendus des astronautes le montrent souvent, l’expérience et la perception de l’espace et de la surface lunaire sont subjectives. Et avec cette idée d’Hamish Fulton «qu’un objet ne peut rivaliser avec un expérience», Nathalie Talec porte un regard singulier sur la pratique de l’exploration (102). Elle développe un travail engagé sur la position de l’artiste comme femme dans la société. Domaine spécifiquement masculin, comme l’a pu se révéler à travers ce mémoire, Talec joue avec ces clichés et leur rencontre avec les stéréotypes de la féminité. La photographie est donc un prolongement naturel de l’aventure. Dans la neige des pôles, les pas de l’explorateur dessinent un itinéraire. À la surface du papier photosensible, la lumière trace les lignes de l’image. « Dans l’un et l’autre cas, à la table de travail ou dans l’immensité du monde, la même solitude, la même lenteur silencieuse, la même âpreté et surtout la même liberté. Liberté d’aventurer sa vie où bon semble, liberté d’orienter son récit comme on l’entend » (103). Les photographes explorateurs achèvent leurs voyages seulement s’ils sont racontés et partagés. Ils répondent ainsi à l’injonction de Carl Gustav Jung : « Je considère que c’est le devoir de tous ceux, qui, solitaires, vont leur propre chemin de faire part à la société de ce qu’ils ont découvert au cours de leur voyage d’exploration » (104). Et si beaucoup prétendent qu’il n’y a plus de frissons ni de découvertes possibles au 21ème siècle et que le monde surpeuplé a livré ses derniers secrets et que même le mot « exploration » n’a plus de sens au siècle des GPS et des touristes, ils oublient que les personnes qui s’intéressent à l’actualité des sciences et de l’exploration savent qu’il reste des parages méconnus et des champs de connaissance sur le seuil desquels se tient la science moderne, encore balbutiante. Les espaces sidéraux (105), les profondeurs océaniques (106) et les tréfonds souterrains attendent encore leurs défricheurs, ce sont « les taches blanches » des aventuriers de demain. L’aventure n’est morte que dans l’esprit de ceux qui n’ont aventuré nulle part ni leur esprit ni leurs corps. Et les photographes explorateurs répondent ainsi à leur désir de sauter par-dessus les parapets de l’habitude afin d’expérimenter l’imprévu, densifier la valeur de leur vie et ralentir le cours des heures, afin, comme le disait Paul-émile Victor, de voler du temps à sa mort.

(101) http://www.nicolaiwallner.com/texts.php?action=details&id=42  (102) http://www.nathalietalec.com/index.php?/project/portraits-strategiques/  (103) Sylvain Tesson, Carnets d’aventures, Paris, Presse de la Renaissance, 2007, pp- 8-9.  (104) Carl Gustav Jung, L’âme et la Vie, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 74.  (105) Le film The Visit, documentaire révèle une exploration philosophique de notre peur des étrangers par la menace ultime de notre image de soi : la découverte de la vie intelligente extraterrestre. The Visit, Michael Madsen, NGF Films, 2015, documentaire, 90 min.  (106) Yannic Bartolozzi et Joël Tettamanti font d’ailleurs régulièrement part de leur enthousiasme à explorer les fonds marins.

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Webographie Site officiel de Geert Goiris : http://www.geertgoiris.info/; consulté le 14 janvier 2015. Site officiel de Yannic Bartolozzi : http://www.yannicbartolozzi.com/; consulté le 02 février 2015.

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Site officiel de Joël Tettamanti : http://www.tettamanti.ch/; consulté le 23 mars 2015. Site officiel de Olaf Otto Becker : http://www.olafottobecker.de/; consulté le 16 avril 2015. Conférence de Joël Tettamanti : http://www.theberlage.nl/events/details/2013_10_11_clinical_improvisation; consulté le 09 avril 2015. Interview de Joël Tettamanti : http://www.landscapestories.net/interviews/68-2013-joel-tettamanti?lang=en; consulté le 06 avril 2015. Conversation avec Olaf Otto Becker : http://jmcolberg.com/weblog/extended/archives/a_conversation_with_olaf_otto_becker/; consulté le 12 avril 2015. Textes téléchargeables sur le travail de Geert Goiris : http://www.geertgoiris.info/content/index. php?s=text; consulté le 03 avril 2015. Exposition de Geert Goiris, Imagine There’s No Countries : http://www.credac.fr/v2/fr/geert-goirisimagine-theres-no-countries Négatifs du Ross Sea Party retrouvés en Antarctique 100 ans plus tard : http://www.nzaht.org/AHT/ ross-sea-party-lost-photos/

Filmographie The Visit, Michael Madsen, NGF Films, 2015, documentaire, 90 min.

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Annexes A. Entretien avec Yannic Bartolozzi Cet entretien a été réalisé le 29 mars 2015 à l’atelier du photographe. Retranscription intégrale. La fascination du voyage : qu’est-ce qui t’intéresse tant dans la relation entre l’homme et son environnement ? Je suis quelqu’un de très curieux, je m’intéresse à beaucoup de choses. Et je suis fasciné par les choses qui dépassent l’homme. J’aime citer Jules Verne malgré la référence un peu enfantine. L’idée naïve de l’homme qui va développer des systèmes et construire des choses qui vont lui permettre d’aller dans des endroits et de comprendre des choses qui le dépassent complètement. Même si au final, c’est toujours en vain. C’est ce rapport entre l’homme et son environnement qui m’intéresse. Dans mon travail, j’essaie de montrer que l’homme n’est pas grand chose là-dedans. Dans mon travail sur les scientifiques, j’ai essayé de mettre ça en valeur avec ces portraits où l’on peut observer que le sujet à entre ses mains le projet de sa vie et ensuite de les montrer tout petit dans un paysage énorme et dangereux. Et qu’est-ce qui te fascine dans la conquête des territoires ? C’est le fantasme de la découverte. J’ai toujours été quelqu’un qui voulait découvrir ce que l’on ne voyait pas, ce qu’il y a derrière cette montagne ou ce col. C’est la curiosité qui me pousse à découvrir des endroits. Dès que j’entends une histoire ou un nom qui m’attire sur tel ou tel lieu, j’y vais ! Même si parfois, une fois que tu y es, il n’y a rien d’extraordinaire. Encore une fois, les récits de Jules Verne m’ont clairement influencés. Lorsque tu te prépares pour une nouvelle série, comment l’abordes-tu ? As-tu des idées particulières en tête avant les différentes prises de vue ? En général, je suis à la fois super organisé et pas du tout organisé. C’est-à-dire que souvent, je prends des contacts avec des personnes précises pour pouvoir me rendre dans des endroits définis. Je m’intéresse particulièrement aux endroits inaccessibles et où peu de gens peuvent aller. C’est à nouveau un fantasme de la découverte qui me donne envie d’aller voir ce qu’il y a là derrière. Et pour avoir accès à certains endroits, il faut être organisé. Je dois savoir quelle personne contacter pour avoir un accès et je dois souvent leur envoyer des images pour leur montrer ce que j’ai l’intention de produire, du moins une vague idée. En réalité, j’ai fait ça à dans beaucoup d’endroits et souvent il n’y pas grand chose qui en ressort. Mais d’autres fois, en une journée, comme ma série sur les bunkers ou les scientifiques en Valais, je fais beaucoup d’images et je me perds même un peu. C’est en rentrant que j’effectue une deuxième restructuration et où je me pose de véritables questions : Est-ce que cet endroit est vraiment intéressant ? Par exemple, en ce moment, je commence un travail sur l’Arctique, un endroit qui me fascine, et c’est vrai que chaque fois que j’y suis allé, j’ai dû faire des démarches énormes. Depuis ma résidence d’artistes au Spitzberg, j’ai du retourner là-bas plusieurs fois afin d’être satisfait de ce que je ramenais et d’avoir l’impression de tenir quelque chose. Et en m’y rendant plusieurs fois, mon champ de connaissance sur l’Arctique s’élargissait. C’est quelque chose qui se passe en trois phases. Premièrement, on s’imagine beaucoup de choses sur le lieu qu’on va découvrir. Ensuite, sur place, on se rend compte que notre imagination nous a joué des tours et qu’il faut donc se réadapter. Et parfois, cela ne fonctionne pas à cause de la météo alors il faut réagir rapidement car on n’a que deux semaines sur place et qu’on ne pourra pas revenir rapidement. Et c’est là, qu’en y retournant plusieurs fois, je sais mieux ce que je veux photographier, ce qui m’intéresse, c’est-àdire les installations et le personnel scientifique sur place. Maintenant, je suis sûr de mon projet et je sais pourquoi je me rends là-bas. Un certain temps est donc nécessaire afin que les choses se mettent en place.

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Est-ce que tu passes une première phase consistant à accumuler un tas d’informations et établir une liste de thème à aborder ? Y a-t-il donc une dimension conceptuelle importante, comme c’est souvent le cas chez certains photographes documentaires contemporains, qui permet d’aller à l’essentiel ? Oui, car je ne veux pas être trop proche du réel. Je veux dépasser cet aspect et dévoiler cette notion que l’être humain n’est pas grand chose sur terre. Je veux aussi demander ce que l’humain fait dans ces zones là, ces zones non propice à l’être humain. J’aime créer un dialogue sur la présence de tels ou tels éléments à cet endroit. Dès le moment où on part avec cette idée en tête, on se situe forcément dans une approche conceptuelle puisque je ne vais pas là-bas pour documenter des expériences. Je me rends là-bas pour montrer cette quête de l’impossible, cette tentative de comprendre des choses qu’on ne comprendra jamais. Je pense arriver à le montrer en suivant beaucoup d’équipes différentes de scientifiques parce que je ne m’intéresse pas seulement à une expérience mais toujours à plusieurs qui évoquent ce même sentiment. C’est également un prétexte, parce que dans l’idée d’exploration géographique, il n’y a plus rien de nouveau à découvrir à moins d’avoir un concept très fort comme Geert Goiris. Et pour moi, la science est un des moyens de pouvoir approcher des territoires inexplorés. Ce n’est donc pas un territoire physique, je m’intéresse actuellement par exemple à la ceinture magnétique, là où apparaissent les aurores boréales. Ce n’est pas un territoire géographique mais c’est un territoire d’exploration. Et je pense que la science peut nous offrir des territoires encore inconnus et donc de la matière à explorer. Lorsque tu prends des photographies n’importe ou dans le monde - le danger est toujours que l’on se retrouve avec quelque chose qui ressemble aux images du National Geographic : de belles photographies qui en fin de compte, ne sont guère plus que décorative (au mieux) et kitsch (au pire). Tu as réussi à éviter cela facilement. Comment as-tu fait, est-ce une question de posture ? Etait-ce quelque chose que tu craignais ? D’une certaine manière, je serais content d’être publié dans ce magazine ! Mais c’est vrai que j’essaie de garder le plus de liberté possible face à tel ou tel projet et de ne pas être corrompu par un mandataire. Mais si ce magazine me contacte pour un reportage, je le ferais ! Toutefois, sous mandat, j’ai l’impression que je ne ramènerai pas le même type d’images. C’est donc une question que je ne me pose pas. Mais j’apprécie beaucoup certaines séries d’images dans cette revue, par exemple celle de Simon Norfolk qui y a été publié. Tu tentes avec tes séries de recréer un univers à caractère fictionnel. Est-ce que c’est une manière de s’adapter aux tendances actuelles en sortant de cette idée de représentation du réel ? C’est vrai que je me suis toujours demandé comment développer un caractère fictionnel. Mais maintenant, je ne me pose plus trop la question, car cette notion arrive par elle-même. La part de fiction est toujours plus ou moins grande chez les photographes. Mais je sais que certaines images vont évoquer certaines choses, par exemple s’il y a une personne qui regarde à travers une fenêtre. Personnellement, si je pars deux semaines pour un projet, je vais ramener une certaine quantité d’images. Certaines, déjà au moment de la prise de vue (première sélection), je sais qu’elles seront bonnes, d’autres au contraire, j’ai des doutes. Puis parfois, il y a des images que je n’avais pas prévues de faire et qui sont utilisables. Donc je ne prévois pas la fiction dans chacune de mes images. Puis c’est dans le tri des photographies, cette deuxième sélection, que des images vont dialoguer et vont dévoiler un aspect fictif qui me représente moi en tant que photographe mais également personnellement. C’est ces deux phases qui vont contribuer à dégager la fiction que je recherche. Je m’interroge sur les raisons de la motivation de tel photographe à s’exposer au-dehors et à ses attentes liées à tel voyage ou expédition. Que promet donc un voyage, des rencontres ou un retour sur soi ? C’est à nouveau lié à la fiction. Je dois trouver une certaine ambiance et celle-ci, j’aime aller la chercher dans des endroits qui sont étranges et dans lesquels on n’a pas l’habitude d’être exposé. Par exemple sous terre, j’apprécie le peu de lumière, c’est moi qui doit recréer quelque chose. 63



Au Spitzberg également, en hiver il fait toujours nuit et en été, c’est un bain de lumière. Il y a des tempêtes, etc. Il y a donc forcément une ambiance particulière qui va se dégager à cause des conditions météo. On peut également utiliser les longues poses. Concernant l’aspect physique, je n’aime pas trop prendre de risques. En spéléologie, je me rends dans des endroits faciles d’accès. J’ai le vertige… Donc c’est vraiment l’ambiance qui me fait me déplacer. Pourquoi la majorité des photographes-voyageurs travaillent-ils encore avec les mêmes moyens techniques que les premiers artistes explorateurs ? Et donc quel est le lien avec la notion de lenteur ? C’est vrai que je me demande de plus en plus si cela vaut la peine que je travaille avec un tel matériel et dépenser tant d’argent dans les films négatifs, ceux- ci devenant de plus en plus cher et plus compliqué à trouver. De plus au vu de la qualité des impressions actuelles, une fois tes photographies exposées, on a de plus en plus de peine à identifier le matériel utilisé. Mais le fait de travailler en analogique me donne une distance au sujet que j’apprécie et que je ne retrouve pas avec le numérique. Et j’aime également le fait de ne pas pouvoir voir mes images directement. Par exemple, avec une expédition scientifique pendant deux semaines, je suis dans mon monde tout en suivant ce qui se déroule devant moi. Et ne pas voir immédiatement les images que je produis me permet de conserver mon état d’esprit. Si j’avais accès directement aux photographies que je réalise, je pense que cela me confronterait à mes propres idées et donc elles risqueraient d’évoluer en fonction du temps. J’apprécie donc de pouvoir tout faire sans avoir besoin de se confronter à ce que l’on produit sur le moment. Je préfère tout voir une fois chez moi de retour. Cela me permet également une certaine distance avec la réalité que je photographie. Avec l’argentique, je me concentre énormément car tu n’as qu’une chance. Et un autre aspect très important, en face de quelqu’un ou d’un groupe, j’ai souvent l’impression de déranger. Mais avec mon appareil grand format, surtout avec les scientifiques, les sujets se montrent intéressés par la caméra elle-même. Et cet effet casse l’impression d’incursion, un dialogue se crée et on est mieux accueilli avec ce genre de matériel. Grâce à cela, je peux prendre mon temps et travailler agréablement. La lenteur et l’utilisation de films négatifs permettent des étapes d’un certain temps avant qu’on ne voit les images, une fois développées, on va les observer plusieurs fois du scan à la sélection finale. Et toutes ces étapes engendrent un certaine distance qui permettent au travail de murir et de rester objectif face à nos choix personnels. Le temps est donc très important. Il faut noter également la quasi absence de la présence humaine dans toutes les photographies d’exploration contemporaine. Pourquoi les photographes adoptent-ils presque tous cette approche ? C’est vrai que chez Geert Goiris par exemple, l’humain est presque toujours uniquement suggéré. Chez moi, cela dépend des travaux. Les premiers que j’ai réalisé, c’est uniquement parce qu’il n’y avait tout simplement vraiment pas d’humains. Mais c’est vrai qu’avec les bunkers, j’ai réfléchi comment que je pourrais introduire de l’humaine dans certaines images, mais je n’ai pas trouvé la solution. J’ai donc conservé l’idée des ambiances. Au Spitzberg, la première fois je n’ai photographié que des paysages. Maintenant que ce projet s’articule autour du monde scientifique, je commence à inclure des portraits. Cela dépend donc de la nature du travail. Tu as accompagné des expéditions scientifiques ? Quel est selon toi le lien entre art (photographie) et sciences ? Oui, selon moi il y a déjà un lien conceptuel très fort. C’est la « conquête de l’inutile » dont parle Werner Herzog. On va vers un but inaccessible, tout comme les scientifiques avec certaines de leurs recherches où ils ne pourront jamais tout comprendre. C’est pareil avec le photographe, il a un projet, il sait où il veut aller mais souvent le but va changer au cours du temps et même au terme du projet, il ne sait pas s’il a vraiment atteint son but. Il y a un aspect très vain, une telle quantité de moyens (intellectuels, financiers, etc) afin de réaliser un travail pour finalement réaliser quelque chose qui aura un impact minime. Par exemple un boulot de plusieurs année pour finalement une exposition avec très peu de visiteurs. Je retrouve cet aspect en science, même si les moyens sont plus importants, avec par exemple certaines équipes qui sont les seuls à comprendre ce qu’ils font ! Mais en voulant toujours chercher à mieux comprendre, on en devient accroc et là il y un lien avec 65



la photographie qui se crée, une perpétuelle recherche de quelque chose qu’on atteindra jamais. Un autre lien que j’apprécie et la collecte de données par les scientifiques d’un paysage. Ils font un autre type de photographie du paysage mais c’est bel et bien une certaine manière d’enregistrer le réel. Les scientifiques utilisent d’ailleurs actuellement des scanners leur permettant de modéliser des flancs de montagne et le sous-sol, c’est très proche de la photographie !

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B. Entretien avec Joël Tettamanti Entretien réalisé par courriel, réponses reçues le 4 avril 2015. Retranscritption fidèle afin de conserver le “ton” du photographe. La fascination du voyage : provient-t-elle uniquement de tes parents ? Je ne comprends pas très bien ta question. Je pense que tout le monde est fasciné par le voyage, la découverte. C’est quelque chose encré dans la nature humaine. Certains ne peuvent malheureusement pas en rêver, car ils ne peuvent juste pas l’imaginer (soit financièrement, culturellement, socialement...). Mes parents m’ont certes donné la possibilité, comme eux même s’étaient donné les moyens de le faire. Ce n’est pas juste lié à un statut financier mais aussi à une attitude. Les suisses sont de grands voyageurs, étonnant pour un si petit pays. Qu’est-ce qui t’intéresse tant dans la relation entre l’homme (ou plutôt son empreinte) et son environnement ? Je ne suis pas certain de pouvoir y répondre. Si mon travail se réduit à ça je considère alors que c’est un échec. Lorsque tu te prépares pour un nouveau voyage et donc une nouvelle série, comment l’abordes-tu ? As-tu des idées particulières en tête avant les différentes prises de vue ? Je n’utilise PAS le terme de série. Je ne vois donc pas trop à quoi tu fais référence. Je n’ai pas d’idées particulières mais de l’expérience, un oeil et de la chance. Est-ce que tu passes une première phase consistant à accumuler un tas d’informations et établir une liste de thème à aborder ? Y a-t-il donc une dimension conceptuelle importante, comme c’est souvent le cas chez certains photographes contemporains, qui permet d’aller à l’essentiel ? NON. Lorsque tu prends des photographies n’importe ou dans le monde - le danger est toujours que l’on se retrouve avec quelque chose qui ressemble aux images du National Geographic : de belles photographies qui en fin de compte, ne sont guère plus que décorative (au mieux) et kitsch (au pire). Tu as réussi à éviter cela facilement. Comment as-tu fait cela, est-ce un question de posture ? Etait-ce quelque chose que tu craignais ? Et où est le problème? NG est un élément très important dans la photographie. J’ai du mal avec cette attitude élitiste. Je ne suis pas certain de comprendre. Mon oeil, mon parcours, ma vie m’ont fait comme je suis. Les choses coulent de source sans devoir les forcer. Ma photographie est liée à ces éléments, je ne recherche pas d’effet de style. Au contraire j’essaye plutôt de ne pas voir trop d’images qui pourraient m’influencer. J’ai juste un peu du mal avec la Photographie de type Fine Arts, c’est souvent un excès de style, de référents, de savoir faire. Tu tentes avec tes séries de dévoiler un autre monde, irréel mais familier. Est-ce que c’est une manière de s’adapter aux tendances actuelles en sortant de cette idée de représentation du réel ? Si tu le dis ;-) Je ne pense pas aussi loin. Je m’en fous en fait. Mon travail est à prendre ou à laisser. Je pratiques la photo aussi pour vivre, payer mes factures etc. À ne pas oublier. Je m’interroge sur les raisons de la motivation de tel photographe à s’exposer au-dehors et à ses attentes liées à tel ou tel voyage. Que promet donc un voyage, des rencontres ou un retour sur soi ? Trop compliqué. Une fois de plus, je ne me pose pas ces questions. Le voyage par définition apporte tous les points que tu cites. Est-ce qu’il existe chez toi une recherche d’une espèce de corps à corps avec la nature comme avec ton travail en Islande en 2008 ? 69



C’est bien, tu as bien potassé mon travail. J’aime assez cette idée de corps à corps. Tu sais un artiste, un humain, un photographe... Tout le monde passe par des phases dans la vie. Parfois nous nous battons contre les autres, parfois contre l’environnement, souvent contre nos impôts. :-) Et dans une pratique artistique contemporaine, que signifie, à l’heure du tourisme de masse et de la culture de l’instantanéité, voyager, explorer et partir à l’aventure ? Que reste-t-il à explorer ? Tout reste à explorer. Notre monde est en constante évolution. Ca change au moment où je t’écris. Ta question est bourrée d’aprioris sur l’ailleurs, sur l’exploration, sur la découverte. T’es dans le mythe absolu. Reviens sur terre, vois les choses de manière simple. Ne te pose pas tant de questions. Pourquoi travailles-tu avec les mêmes moyens techniques que les premiers artistes explorateurs ? Ah bon je ne savais pas. Personnellement, ressens-tu un lien avec les prémisses de la photographie ou les voyages à l’ancienne ? Pas du tout, d’ailleurs je ne me souviens jamais des noms des travaux. Même si je les respecte. Et y a-t-il un lien avec la notion de lenteur ? Oui en effet, d’ailleurs c’est une notion que je me bats à mettre en place. C’est difficile. C’est d’ailleurs dans la signature de mes emails. Le fait de ne pas bosser digitalement, force les autres à lever le pied. Finalement, quel est le rôle et l’influence selon toi de la photographie d’exploration ou de voyage sur notre vision du monde ? Pfff, je pense que tout le monde s’en fou un peu. Moi même je me fous un peu des autres collègues qui font la même chose. Je les respecte comme ils me respectent. Mais je ne vais jamais consulter leur site et j’achète très peu de leurs livres. Mes amis proches sont de tous horizons, et pas uniquement des photographes. N’oublies pas que la photo est un business, certains se font beaucoup de fric avec ce qu’ils font. Je n’en fais malheureusement pas partie car mes frais “techniques” sont grands par rapport à la photographie digitale.

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Merci

à Ariane Pollet pour la relecture et ses conseils, Nassim Daghighian pour les ressources bibliographiques, à Léonore Veya pour ses conseils, à Yann Mingard qui n’apparaît pas dans ce mémoire mais qui y a fortement contribué, à Yannic Bartolozzi et Joël Tettamanti pour leurs réponses, à mes collègues de classe et enfin à Antigoni Papantoni pour la relecture et son soutien.

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Yann Laubscher - CEPV - yann.laubscher@citycable.ch


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