L'homme Flou

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L'homme flou 6h30. Il ouvre les yeux et regrette déjà sa couette. Il allume la lampe de chevet qui lui renvoie ses quarante petits watts en pleine figure. Debout ! Il pince le haut de son nez entre le pouce et l'index, écarte ses doigts en écrasant ses paupières, comme pour les décoller de ses yeux. Les draps sont un véritable chantier, un amas de tissu désordonné ressemblant à l'ultime démarque du dernier jour des soldes. Il saisit les draps et les arrange pour sentir une dernière fois la douce sensation du tissu lisse, comme s'il venait de se coucher. Les draps sont là, tels qu'il les connaît, jolies rayures vert foncé et orange suivant docilement le profil des bosses et des creux formés par sa nuit agitée. Leur dessin est parfaitement régulier. Le tableau accroché au mur, "la montre molle au moment" est bien présent, les chiffres des heures qui volent au dessus du cadran en projetant leur ombre sont bien nets, les aiguilles ramollies coulent clairement, comme de l'eau. La peinture d'un fou, mais d'un trait incroyablement précis. Ce n'est pas le cas de ses jambes ! Elles sont là, brouillées, floues, nébuleuses, alors que tout le reste est parfaitement net autour de lui ! Il regarde ses mains, le résultat est le même. Comme si elles tremblaient en permanence, une oscillation vertigineuse, alors qu'il est aussi immobile qu'une statue. Se relever, une boule bien dense au creux de l'estomac, et une sale envie de vomir. Le seul miroir de cette baraque ne lui permet pas de se voir en entier. Il pourrait aller se placer face à la baie vitrée, mais le double vitrage ne renverrait qu'un reflet dissocié. Pleine lumière dans la chambre. Il doit se calmer et s'affronter. Debout, face au mur. Il incline doucement la tête, ses bras sont le long de son corps. Son boxer noir dessine une frontière nette et franche, entre ses jambes flageolantes et son estomac qui exécute, comme si de rien n'était, des ondulations absurdes. Ses tétons, habituellement présents se mélangent en permanence avec la pâleur du reste de sa poitrine. L'envie de vomir est plus forte et grimpe en flèche le long de son œsophage. Il se dissimule à sa propre vue en enfilant un survêtement.

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Le miroir pose sur ses épaules un regard froid et lisse, cynique ; comme si une fente narquoise le traversait, attendant patiemment le moment où il se retournera, comme l'ogre attend avec une joie malsaine la sortie des enfants du four. Demi-tour. Ca vibre, ça vibre de partout. Les oreilles oscillent comme les ailes d'un oiseau-mouche, les joues tremblent. Les lèvres vacillent comme si une émotion trop grande le submergeait, et que tout était mis en œuvre pour ne pas qu'elles s'élargissent, ne découvrent les dents et ne laissent couler un fleuve de détresse. Pourtant, rien ne bouge. Ses yeux cependant n'ont jamais été aussi nets. Ils sont immobiles et semblent du coup ne plus appartenir à son visage, deux billes noires et blanches posées, en relief, sur une photo ratée. Il est assis sur le rebord de la baignoire, des larmes aussi rondes que des billes d'agate sortent doucement de ses yeux. Elles s'accrochent quelques secondes, glissent le long de ses narines et se rejoignent au bout de son nez. La larme s'accroche quelques instants avant de se détacher et de s'écraser au sol. Elle chute lentement, ralentie par son cerveau qui tourne à plein régime. Cette eau salée est floue, tout comme le reste de son corps. Mais au moment où il le quitte, ce pleur, l'espace d'un instant, reprend sa forme lisse et nette, avant de disparaître dans le tapis de bain. Il se place debout face au miroir. La nausée se fait moins présente. Il se saisit d'un paire de ciseaux. Il fait un effort pour synchroniser ses gestes en s'emparant d'un bout du nuage que forment ses cheveux et coupe fermement une mèche, sur le dessus de son crâne. Il la jette au fond du lavabo et attend. En quelques secondes, comme s'il ajustait l'objectif d'un appareil photo, l'image des cheveux se précise, jusqu'à être parfaitement nette. Ce qui se détache de lui reprend presque immédiatement son état normal.

* Le regard des autres. Deux personnes au comptoir, plus le patron. Bon. Il ne les connaît pas. Il entre, évite les yeux du barman en posant les siens sur les jeux à gratter étalés devant lui. -

Bonjour, quatre paquets de Marlboro s'il vous plait.

Il a déjà posé le billet de vingt sur le comptoir. Sa tête est inclinée et la casquette dissimule presque entièrement son visage.

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Merci, bonne journée.

A-t-il vu quelque chose ? Il se retourne, croise derrière ses lunettes noires le regard vide du vendeur et sort. Il se sent à la fois rassuré et déçu. Une occasion ratée de vérifier si tout ça est vrai. Il retire sa casquette et ses lunettes et revient sur ses pas. -

Re-bonjour, un Banco s'il vous plaît.

Le barman agrandit les yeux, puis cligne longuement des paupières, deux fois ; il saisit machinalement la pièce posée sur le comptoir sans parvenir à détacher le regard de son front. Le doute est levé cette fois-ci.

* Il a mal dormi, très mal. Son rêve l'a transformé en un cachet d'aspirine se diluant dans un verre aussi grand qu'une piscine. Il a coulé toute la nuit vers le fond, sa peau se détachant en se transformant en bulles effervescentes. Mouvements désordonnés pour tenter de nager vers le haut. Il se réveille en sueur et en larmes, cherchant un air qu'il croyait disparu. Il ouvre les yeux juste avant de s'uriner dessus. Il se lève d'un bond, commence par soulager sa vessie avant de s'agenouiller devant la cuvette et de vomir une bile brûlante et amère. Il reste prostré là, l'odeur âcre lui remonte aux narines sans qu'il puisse bouger. Le cœur tambourine à ses tempes, pendant que des lames effilées lui traversent le crâne. Il est incapable de bouger. Chaque mouvement semble prendre des heures. Il finit pas s'asseoir, sa position agenouillée ayant réveillé dans ses jambes un millier de fourmis qui remontent jusqu'à son aine. Il se lève un peu chancelant. Il rince sa bouche, se brosse les dents, rince encore sa bouche. Il lève la tête doucement et croise son propre regard, si rond et si net au milieu du brouillage radio de son visage. -

Ici Londres, l'homme a vraiment une sale gueule, je répète, l'homme a vraiment une sale gueule.

La nuit n'a rien effacé. Envie d'une douche. Comme pour se laver de ses interférences épidermiques.

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Son téléphone bipe. Il n'a pas appelé son boulot. Il prétexte d'une voix faussement ensommeillée qu'il n'a pas réussi à se réveiller et que ça va très mal. Non, il n'a pas encore appelé le médecin, il n'a fait que dormir, oui, il va l'appeler pour qu'il vienne. Il raccroche en oubliant aussitôt cet appel. Il verra plus tard comment produire les papiers que la secrétaire ne manquera pas de lui réclamer.

* Chercher la cause. Glisser le cendrier sous le lit pour ne pas en sentir l'odeur cette nuit. Avaler la dernière bouffée avant d'écraser cette saleté. Brancher le câble électrique et le fil du téléphone pour se connecter une dernière fois, au cas où un message inattendu s'afficherait sur l'écran. S'étendre après avoir posé briquet, paquet et cendrier sur le bord du lit. Attraper l'ordinateur et l'emporter dans la chambre. Couper la discussion un peu froide qu'il a entretenue plus d'une heure avec sa copine de "chat". Poser l'assiette dans l'évier, il la nettoiera demain. Mettre de l'eau à chauffer pour les pâtes. Sortir de l'épicerie du coin. Monter dans la voiture. Saluer ses colocataires de bureau. Arriver en retard au boulot pour cause de soirée tardive. Remettre les vêtements de la veille et retourner chez lui. Poser la tasse au bord du lit et se lever. Sentir cette chevelure blonde sur son épaule et embrasser le front de cette femme. S'endormir épuisé par cette nuit lascive. S'introduire en elle, pour retrouver la paix. Sentir ses dents qui cisaillent sa chair. Sentir des lèvres se poser sur son cou. L'embrasser avec tendresse, entrevoir les douceurs de la nuit qui s'annonce. Quitter ce bar. Parler pendant des heures, plongé dans son regard. Arriver en ville, sans savoir qui elle est. Rouler quelques minutes pour la rejoindre. Couper la communication, plonger dans l'inconnu. Décider qu'ils s'appellent, ils ont des choses à se dire. Regarder ses doigts parler à l'inconnue qui vient d'arriver sur ce site de rencontres. Se connecter et voir qui est là. Poser ses fesses sur le canapé. Refermer la bouteille de whisky. Faire glisser au fond du verre quelques degrés d'alcool. Claquer la porte et donner en même temps une gifle à cette journée trop mièvre. Subir l'inutile, penser à la solitude de sa maison. Elle parcourait son ventre avec ses lèvres et sa langue, remontant vers sa poitrine. Alors qu'il sentait sa joue contre la sienne, elle a ouvert ses lèvres un peu plus, les a arrondies autour de son cou, a posé sa main gauche sur sa tête et a augmenté la pression de sa bouche. Au début, ses dents étaient juste posées sur sa peau. Il les sentait dures et les imaginais blanches et régulières comme il les vit quand elle souriait, quelques heures plus tôt dans le bar. Quelles belles lèvres, quel regard profond et noir au milieu d'un visage excessivement fin, où quelques mèches d'un blond presque blanc s'accrochaient à ses joues pendant

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qu'elle les repoussait machinalement derrière des oreilles exemptes de toute boucle d'oreille. Il se souvient qu'elles n'étaient même pas percées. Puis cette adorable douleur, qui ne dura qu'un instant, quand ses deux canines se sont enfoncées dans son épiderme. Pas comme si la pénétration dans la chair était progressive ; plutôt comme si deux fines aiguilles avaient percuté sa peau pour s'y enfoncer, telles le chien d'un pistolet sur une douille. Il se souvient s'être laissé glisser dans une souffrance somme toute très érotique, les piqûres ayant augmenté son plaisir. Il se souvient aussi qu'elle est restée longtemps (trop longtemps ?), lovée au creux de son cou, qu'elle gardait ses lèvres fermées bien hermétiquement, pendant que le reste de son corps entretenait son excitation.

* Il a posé depuis bien longtemps ses doigts sur son cou. Il cherche, à l'endroit où elle l'a piqué, deux petits renflements qui pourraient appuyer son raisonnement absurde. Il ne sent rien. L'image des deux rougeurs symptomatiques lui remplit l'esprit, ses souvenirs cinématographiques l'emmènent dans ce grand château, une table énorme posée au milieu d'une salle immense, un repas l'y attend et son hôte est absent, mais ne tardera plus. Cette superbe créature apparaîtra bientôt, transformée, laide, de ces traits hideux de la vie morte. Le charme de ses cheveux platines ne lui renvoie plus que du froid, un froid glacial. La noirceur de ses yeux se transforme en un glissement irrépressible vers un abîme vertigineux. Savoir que son sang a coulé dans cette bouche parfaite, qu'il y a goûté juste après, sans le savoir, lui renvoie un horrible goût métallique et sa gorge s'assèche d'un coup. La cigarette qu'il allume pose sur sa langue une boule terreuse. Elle reviendra bientôt et le guidera vers sa crypte. Il s'installera alors pour l'éternité dans un état moribond dont il ne connaît que les fantasmes littéraires. Le voilà désormais, grâce aux dents d'une blonde, devenu le Christopher Lee des siècles qui viennent. Il est assis par terre, au milieu du salon. Le mégot dégueulasse termine de se consumer tout seul, entre ses doigts. La bouteille d'Aberlour est vide désormais. Un neuroleptique sans ordonnance. Son corps est inerte. Il ressasse cette rencontre. Il s'écroule tout d'un coup et s'endort, sans rêver.

*

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Il a dormi à même le sol. Ses tempes tambourinent au rythme des pulsations de son cœur. Malgré la fatigue et le reste d'alcool qui distille toujours son poison, son esprit est de nouveau clair. -

Miroir, mon méchant miroir, dis-moi qui est le plus flou ? Vous êtes sans doute très flou, maître, mais la dame aux blonds cheveux est bien plus floue que vous.

Son reflet n'est plus aussi flou que la veille. La métaphore photographique n'a plus cours. Plutôt une impression d'être enfermé dans la bulle qui rattrapait toujours celui qui tentait de fuir l'île britannique du Prisonnier. Suivant qu'il s'approche ou s'éloigne du miroir, son corps apparaît par bribes, comme si une protection opaque arrêtait les photons dès qu'il recule de plus de cinquante centimètres. Il ne se voit plus que par morceaux aux contours inachevés. Il tend les bras bien droits, et seule la paume des mains se dessine. Le reste n'existe plus. Les créatures fantastiques et buveuses de sang n'ont pas de reflet. Une juste continuité de sa transformation. Son état vibrant de la veille n'était que le moment où son corps et son âme se séparaient. Une étape est franchie, il se voit de nouveau net, mais n'a presque plus de reflet. Il devient cependant plus sombre, plus gris. Il n'a jamais vu la mort de près. Le souvenir estompé d'une grand-mère allongée sur un lit. L'impression de quelqu'un qui dort, mais quelqu'un sans couleur, qui n'exprime plus rien. Sa peau ressemble à ça. Elle existe mais ne vit pas.

* Certificat. L'attente est longue mais supportable. Il les observe, ces patients, jeunes ou vieux. Ils ont tous la peau blanche alors que la sienne est ulcérée pour toujours. Il a gardé lunettes noires et casquette, et sent de nouveau ce regard vide, le même que le buraliste, se poser sur lui et ne s'en détacher qu'à regret, dès qu'il lève la tête. Dès que sa tête aura repris son inclinaison discrète, regardant ses chaussures, ces billes curieuses viendront rouler de nouveau sur le dessus de son crâne. -

C'est à nous ! Bonjour Docteur.

Cinq minutes de consultation, pas plus, et il ressort avec ordonnance et arrêt de travail. Apparemment, sa grise mine ne l'a pas surpris. Mais l'at-il réellement regardé ? Il a ce qu'il faut qu'il s'empresse de mettre sous enveloppe et de poster. La voie est libre pour qu'il continue de s'occuper de son propre cas.

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* Ou plutôt, de son cas à elle. Elle ne peut pas s'en tirer. De retour chez lui. Il se voit de moins en moins bien dans ce putain de miroir. Il se transforme en traits de fusain qui marquent le temps d'un souffle ses rétines résignées par ces transformations inexorables. Il avait conscience de sa propre existence, parce qu'il se voyait. Il doit faire un effort pour croire en sa matérialité, se souvenir de ce qu'il est encore, accepter le toucher froid de sa main sur sa propre peau. Il touche un mort qui bouge encore. Sa colère est décuplée. Il est rempli d'une haine qu'il croyait impossible à accumuler. -

Je crois qu'il faut qu'on parle, quelque chose de foutrement excitant est en train de m'arriver, et je crois que tu y es pour quelque chose…

-

Viens.

Elle l'attend devant la porte de sa cour. Son sourire est aussi brillant que l'autre soir. Il attendait dans son regard une ombre maléfique et n'y voit qu'une chaleur simple et engageante. Tout à coup, tout se brouille, il la voit se transformer en une chose floue et grisâtre, comme il se vît plus tôt. Elle a tombé le masque et ouvre ses bras, voulant sûrement le serrer contre elle pour le dévorer de nouveau. Il s'approche d'elle, au plus près, à la distance limite qui l'autorise encore à ne pas ouvrir les bras. Il la saisit alors avec son bras, le droit, le moins puissant. Sa jambe gauche se glisse derrière elle et il la pousse violemment, la faisant basculer en arrière. Elle gît sur le dos, n'a pas eu le temps de réagir, il ne lui laissera pas cette chance, il sait qu'ils sont très forts. Ses deux genoux écrasent son ventre. Sa main sort un morceau de bois d'une trentaine de centimètres de sa manche gauche. Il le saisit à deux mains, le lève au dessus d'elle et pénètre sa chair aussi facilement que son sexe s'introduisit dans son ventre quelques heures plus tôt. Tant de facilité et tant de silence le surprennent. Aucun violon, aucun cri, juste une râle triste, qui sort de sa bouche. Le corps a lâché, et le poids qu'il exerce sur sa poitrine expulse ce qu'il reste d'air dans ses poumons. Dans ce souffle se mélange une brume de sang qu'il sent se poser, tels cent moucherons, sur son front et ses joues glacés. Elle est redevenue visible. Elle a les yeux grands ouverts et il attend cet éclair de feu qui va la transformer en un diable fripé tombant en poussière et s'en allant rejoindre ceux de sa race. Non. Juste deux yeux noirs surpris, déçus, le regard d'une amoureuse ayant cru jusqu'au bout que son promis viendrait. Quelle question me pose-t-elle donc, et pourquoi ne se désagrège-t-elle pas ?

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Ses deux mains entourent toujours le pieu enfoncé dans ce coeur. Il extrait le bout de bois presque aussi facilement qu'il entra dans cette peau si tendre. Très peu de sang finalement. Le ketchup hollywoodien colle mieux au plastique en fait. Les lambeaux de chair rose, tout petits, qui sont restés accrochés aux aspérités de ce bois mal taillé et rugueux, l'écœurent à peine. Le tissu de son chemisier est retenu quelques instants encore par une quelconque écharde et reprend sa place, laissant un trou tout simple, un accroc au milieu de sa poitrine. Pas plus de traces que ça.

* Erreur. Ils se sont donc trompés, tous ces littérateurs, ces metteurs en scène, ces faiseurs d'effets, d'explosions, de lumières, de flashes, de hurlements, de vols d'ombres déliquescentes, de héros libérateurs, de soleils qui se lèvent après deux heures de noirceur, d'envolées pianistiques, de retours à la normale, de retours à la vraie vie, juste avant que la lumière ne revienne dans la salle ou que la dernière page ne soit tournée. Ses mains sont restées propres, quelques postillons rouges sèchent sur son visage. La température est la même, le sol est du même ciment, et ci-gît celle qui aurait dû le libérer. Juste un tout petit trou que ses mains ont creusé, si violemment, si facilement, et ce regard qui n'en finira plus jamais d'être surpris. Il le restera bien après s'être dispersé dans l'estomac d'un ver, il restera dans sa tête à lui, pour l'éternité qui l'attend. Une dernière chose à faire. Détacher les boutons de sa chemise. Retourner le pieu qui n'a plus quitté ses mains. Poser la pointe sous son plexus. Tenir fermement cet instrument grossier. Tout s'est éteint autour de lui. Il ne voit plus rien d'autre que cet instrument mortel. Il bascule au ralenti, et lui revient en mémoire ce jeu d'enfant, celui où il se laissait tomber en avant dans l'herbe, détachant ses bras du long de son corps le plus tard possible pour amortir sa chute. Rire et encore rire. Mais ses mains tiennent fermement le pieu et ne le lâcheront pas. C'est vrai qu'il entre facilement finalement. Il le sent un instant ralentir sa course en pénétrant sa peau, et une fois cette étape franchie, il glisse à travers son cœur, dévie un peu sa course et s'arrête dans son poumon. Il ne voit pas sa vie passer devant ses yeux. Juste le vide qui l'envahit. Il aurait cru ne pas en avoir conscience. Quelque chose lui remplit le corps et remonte dans sa gorge. Tout s'est arrêté quand le liquide a atteint sa langue.

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Le buraliste a confirmé qu'il avait vu entrer l'homme dans son tabac, et qu'il avait simplement constaté qu'il manquait une grosse touffe de cheveux sur le crâne de l'homme. Lors de la consultation, le docteur n'avait rien constaté d'anormal, rien qu'une grande fatigue et lui a prescrit une cure de magnésium et de vitamines. Il n'a pas effectué d'examen approfondi car il sentait l'homme pressé de quitter son cabinet, et que pas mal de monde attendait après lui. Le médecin dépêché sur les lieux a indiqué une mort violente et coché la case "obstacle médico-légal" sur le certificat de décès. Les pompiers ont transporté les corps à l'hôpital. La jeune femme, hormis les lésions et traumatismes causés par l'agression était en parfaite santé. Les analyses toxicologiques n'ont rien révélé. Après l'ablation des yeux de l'homme, le médecin légiste a pu constater trois pathologies notables : -

Myodésopsies (corps flottants) dans le vitré, en nombre anormalement élevé. Ces opacités, dans certaines conditions d'éclairage, projettent leur ombre sur la rétine et leur image se superpose à celle des objets regardés. Ces artefacts se déplacent en permanence dans le champ de vision, avec un certain retard lors des mouvements du globe oculaire (tout comme le fait un dépôt dans une bouteille que l'on agite).

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Décollement de la rétine provoqué a priori par le nombre élevé de ces corps flottants, avec infiltrations pouvant provoquer des éclairs de lumière et des éblouissements.

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G.F.A. (Glaucome par fermeture d'angle) d'évolution aiguë se caractérisant par une élévation rapide et irréductible de la pression intra-oculaire, provoquant un effondrement de la vision.

Le médecin déposa la cervelle dans un bac en inox. Des ulcérations, sur chaque hémisphère, dessinaient ailes de chauve-souris.

comme deux

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