Nous entrerons dans la carrière | Programme de salle

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Revenir à ce passé fondateur, c’est une façon d’interroger le présent : comment peut-on se rattacher à la République d’aujourd’hui ? − Blandine Savetier −

Nous entrerons dans la carrière



TNS Théâtre National de Strasbourg

Saison 21-22


Entretien avec Blandine Savetier Peux-tu revenir sur l’intention originelle de ce projet théâtral qui a traversé différentes étapes ? C’est un spectacle qui s’est fait effectivement en plusieurs temps. En 2017, puis en 2018, j’ai fait deux longs ateliers avec les élèves des sections Jeu des Groupes 44 et 45 de l’École du TNS. Nous avons travaillé sur La Mort de Danton de Büchner. J’avais amené d’autres matériaux, notamment des discours des révolutionnaires à la Convention mais aussi d’autres révolutions, par exemple les discours de Thomas Sankara 1. J’ai découvert, chez ces jeunes acteurs, un divorce entre eux et la République française et la question du politique. J’étais très interrogative. Je voyais peut -être le spectre de ce qui nous arrive, l’abstention massive, la montée du fascisme et du 1. Président du Burkina-Faso de 1983 à 1987, date de son assassinat, Thomas Sankara est une figure révolutionnaire majeure de l’Afrique à l’éthique Robespierrienne.

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repli identitaire. Ils ne se reconnaissent pas dans la politique telle qu’elle est représentée et exercée aujourd’hui. On est dans un verbiage moral et non pas dans la traduction politique de principes comme ont pu l’accomplir les révolutionnaires français qui ont été capables d’une traduction de convictions philosophiques à travers des actes politiques. L’abolition de l’esclavage par exemple est un véritable acte politique. Parler de ces questions me permettait d’aller vers les jeunes acteurs qui ne se reconnaissaient plus en la politique d’aujourd’hui. Il y a un désespoir, une forme de défaitisme sur la question du politique. Parler de la Révolution française et la fondation de la Première République, c’était exhumer des gens de leur âge qui avaient eu l’audace et le courage de le faire. Nous tous, qui appartenons à notre France interculturelle de par son histoire post-coloniale, avons été touchés, passionnés par l’engagement des révolutionnaires dans la fondation de cette République de 1792. Ces révolutionnaires ont donné leur vie pour fonder cette République. En nous reconnectant à eux, nous pouvions, avec toutes nos origines sociales et culturelles, nous réapproprier une dimension de l’histoire. Cette expérience de travail a été si forte qu’elle m’a donné envie d’aller plus loin et de faire un spectacle. Revenir à ce passé fondateur, c’est une façon d’interroger 3


le présent et de se poser les questions suivantes : comment peut-on se rattacher à la République d’aujourd’hui ? La question de la Nation a-t-elle encore un sens ? Une autre question m’animait : en quoi la République a-t-elle un lien avec le théâtre ? Quelque chose était liée à la langue littéraire des discours. Les révolutionnaires étaient des orateurs hors pair. Certains discours étaient improvisés. Cette langue m’a profondément touchée. Je suis allée voir dans les archives, les discours des conventionnels, comme par exemple, ceux de Danton, de Robespierre, de Dufay mais aussi la correspondance de Rosalie Julien. Je découvrais la splendeur de la langue. Et je me suis dit que cela avait un lien direct avec l’essence de l’acteur. Il y avait selon moi un rapport immédiat avec le théâtre. Pourquoi ce titre ? Après quelques essais, un titre s’est imposé pour la pièce : Nous entrerons dans la carrière. Hommage à ces jeunes artistes, pied de nez à la crise qui les accueille dans la vie professionnelle, bien sûr. Mais d’abord une référence au couplet des enfants de La Marseillaise (Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus, nous y trouverons leur poussière et la trace de leurs 4


vertus…). Si le chant de l’armée du Rhin fut renommé La Marseillaise, c’est parce qu’il était chanté par les fédérés marseillais montés à Paris pour défendre la France contre les ennemis de la révolution. Ceux-là mêmes qui se lanceront avec le peuple de Paris à l’assaut des Tuileries le 10 août 1792 pour fonder la Première République. Nous sommes aussi héritiers de ces formidables aînés, qui ont donné au monde le suffrage universel et la souveraineté populaire, les droits économiques et sociaux et l’impôt progressif, et la première abolition de l’esclavage de l’histoire moderne. Dans le processus de travail avec les élèves acteurs, il y a un fait historique propre à la Révolution française qui sera ensuite déterminant dans l’évolution et la définition de ton projet : c’est l’abolition de l’esclavage en 1794. À travers ce fait, tu exhumes une figure historique complètement inconnue et pourtant exemplaire : Jean-Baptiste Belley. Quand on traite de la Révolution française, on oublie toujours d’aborder le moment de l’abolition de l’esclavage, alors que selon moi, c’est un moment fondamental. Büchner n’en parle pas alors que ça se passe en même temps que La Mort de Danton. J’ai commencé à fouiller l’histoire de la Révolution française, je me suis rendue

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« Nous nous sommes plongés dans l’histoire de Belley, ses rares écrits, et c’était violent de découvrir qu’une telle figure a été si longtemps occultée de notre histoire. »


compte qu’on avait volontairement occulté des pans importants. J’ai découvert que l’abolition de l’esclavage remonte à 1794 et non à 1848 comme on nous l’avait appris. Donc, durant l’atelier, nous avons parlé de ce premier député noir qui a siégé à la Convention, Jean-Baptiste Belley, figure fascinante qui s’était battu pour la Révolution française, après avoir contribué à l’Indépendance des États-Unis. C’est un enfant sénégalais vendu comme esclave à l’âge de deux ans. Adolescent, il s’affranchit on ne sait pas trop comment. Il est perruquier à un moment. Puis il s’engage dans un corps supplétif de «  soldats nègres  » pour combattre avec les révolutionnaires américains et il devient un officier hors pair. Il est élu député de Saint-Domingue en 1793 et il va venir à Paris avec deux autres députés, un métis et un blanc. Ils sont arrêtés par les esclavagistes et le Comité de Salut Public les libère. Le lendemain, son collègue Dufay fait un discours à la Convention pour demander l’abolition de l’esclavage. Habile, il explique que les véritables sans-culottes sont les esclaves. Danton, Levasseur, Lacroix demandent comment ils ont pu proclamer la République avec les principes de liberté, d’égalité, et de fraternité, sans abolir l’esclavage. La Convention le fait sur le champ. Une femme noire qui assistait aux débats, s’évanouit d’émotion et la Convention lui rend honneur ! 7


Nous nous sommes plongés dans l’histoire de Belley, ses rares écrits, et c’était violent de découvrir qu’une telle figure a été si longtemps occultée de notre histoire. Il y a son fameux portrait d’AnneLouis Girodet, qui a fait couler beaucoup d’encre. Le tableau est d’une certaine façon raciste car il expose la figure du bon sauvage. Et en France, on ne veut pas voir cet aspect du tableau alors que les historiens anglo-saxons le mettent volontiers en évidence. Toute cette période de 1792 à 1794, qui a été dénigrée dans notre imaginaire en raison de la Terreur, a été un formidable élan égalitaire qui culmine avec l’abolition de l’esclavage. Robespierre et Danton se battent pour abolir l’esclavage et la traite négrière. Ils se battent contre des intérêts économiques puissants, ceux des grands blancs. Ils le font au nom des principes universels d’égalité de la Constitution de 1793. Cette abolition-là était principielle, alors que celle de 1848 résultait au fond de la révolution industrielle, les machines remplaçant avantageusement les esclaves. On passe rapidement sur la trahison de l’idéal révolutionnaire par Napoléon quand il rétablit l’esclavage en 1802. J’avais envie de rétablir théâtralement certains faits, bousculer des préjugés sur la Révolution française. C’était d’une

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certaine façon un moyen pour les acteurs d’entrer dans la République, et non pas de la rejeter. C’est important de savoir qu’il y a eu Belley et des Jacobins noirs durant la Révolution française qui se sont battus, qui sont morts pour la création de notre République, et cela on ne nous l’apprend pas, il y a eu beaucoup plus de Noirs qu’on ne le croit. Pap Ndiaye en parle très bien dans La Condition noire. Ces faits historiques devraient être enseignés à l’école républicaine. Qu’on nous dise aussi qu’une heure d’une bataille de Napoléon a fait plus de morts que toute la Terreur. Au moment de la première abolition de l’esclavage en 1794, l’économie coloniale, essentiellement le sucre produit par les esclaves, représentait trente pour cent du commerce de la France. La Convention abolit à ce moment l’esclavage par fidélité aux principes fondateurs de la révolution contre les intérêts économiques, c’était un vrai combat. Tu élargis ton approche théâtrale de la Révolution française en incluant la place des femmes dans cet événement historique. Quand j’ai commencé à tirer les fils, je me suis dit : on a monté je-ne-sais-combien-de-fois La Mort de Danton mais on n’a jamais regardé la Révolution française du point de vue de l’autre. J’ai construit ce

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spectacle sur la Révolution française en tâchant de déplacer mon regard, en pratiquant un écart. C’està-dire en partant du point de vue de l’oppressé, et plus exactement, celui de l’esclave des Caraïbes. Mais aussi celui des femmes. Il faut battre en brèche les préjugés racistes et sexistes. J’ai donc inclus les femmes dans ce projet, car ce sont elles aussi les grandes oubliées de la Révolution française. Pourquoi ne parle-t-on jamais des femmes, de leur rôle, dans ce moment décisif de l’histoire ? Ce qu’on oublie, par exemple, c’est Marat qui va défendre les femmes, ce sont l’existence de tous les clubs de femmes, la révolution du pain qui a été menée principalement par des femmes. J’ai donc rassemblé des documents, des écrits de femmes. Ceux de Rosalie Jullien, bourgeoise éclairée, qui a entretenu pendant la révolution une correspondance avec son mari et son fils. Il y a des discours de femmes révolutionnaires comme Claire Lacombe, une actrice jacobine, Pauline Léon, qui a participé à la prise de la Bastille. Ces deux dernières ont fondé la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires. Ce qui va être ensuite décisif dans la construction de ton projet, c’est la découverte d’un roman qui deviendra le socle du spectacle.

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Pendant le premier confinement, nous découvrons Le Siècle des Lumières d’Alejo Carpentier grâce à la lecture de Robespierre, derniers temps, livre écrit par Jean-Philippe Domecq sur la chute de l’Incorruptible2. Il explique que des révolutionnaires ont été exilés en Guyane après sa mort et que ceci est relaté dans le roman d’Alejo Carpentier. Je me retrouvais dans la façon dont Carpentier traitait la Révolution française, sur un mode dialectique et critique mais aussi en lisant Raoul Peck. Ce qui s’est avéré important pour moi, dans le roman de Carpentier, ce sont les personnages, Sofia, Esteban et Carlos, qui sont des jeunes gens. Ils sont issus d’une certaine bourgeoisie, enfants d’un marchand, bénéficiaire du marché lié à la traite négrière. Ces jeunes gens baignent dans les idéaux humanistes, ils ont lu les philosophes des Lumières et sont en conflit avec leur père. Ils savent ce qui se passe en France et ils sont attirés par ces idées révolutionnaires. La mort de leur père sera comme une libération et une sorte de fête. Ils rencontrent Victor Hughes, un personnage historique qui a bien existé mais qu’on connaît mal : aventurier, franc-maçon et révolutionnaire. Il met en œuvre 2. Robespierre, derniers temps par Jean-Philippe Domecq, Folio histoire (no 186)

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l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe en 1794, puis avec la même énergie son rétablissement en 1802 sous le Consulat de Napoléon Bonaparte en Guyane. C’est celui qu’on a nommé « le Robespierre des Antilles ». C’est donc l’histoire d’un reniement. Comment as-tu abordé ce roman pour le passage au plateau ? Le roman de Carpentier devient la charpente du spectacle. Sa structure, un repère dramaturgique. J’ai beaucoup travaillé avec Waddah [Saab, dramaturge et collaborateur artistique] à l’adaptation. Le déplacement géographique de la Révolution française dans le roman est très stimulant pour la projection imaginaire. En même temps, je dirais, qu’avec Waddah, nous étions davantage dans un rapport d’inspiration que d’adaptation. Le roman est long et a quelque chose de baroque, il y a une réflexion poétique sur le rapport de l’homme à la nature, il porte une langue très belle, particulièrement littéraire, mais très difficile à mettre en bouche. Ce qui m’a attiré dans ce roman, c’est le mélange de la fiction et de l’Histoire, la collision entre des personnages fictifs et des personnages historiques. Car dans l’ensemble des matériaux écrits que j’avais rassemblés, il y avait déjà beaucoup de documents historiques

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« Quand le père meurt, pour les jeunes gens, c’est concrètement une libération. C’est une fête pour eux. C’est une attaque de tous les pères. C’est la mort des pères. »


et les personnages fictifs du roman permettaient d’insuffler une autre énergie dans la dynamique du spectacle. J’ai pris ce qui me semblait nécessaire à mon propos sans dénaturer l’esprit du roman. Nous en avons dégagé quatre mouvements importants. La première partie se passe à Cuba. La deuxième, à Paris. La troisième, en Guadeloupe, avec un retour à Cuba et la dernière, en Guyane. Il y a un véritable chemin géographique, à travers les mers, beaucoup de changements de lieux, et ça demande une certaine inventivité, surtout quand quand on est contraints sur le plan budgétaire. On est parti du magasin du père à Cuba. Ce magasin va être transformé en théâtre. C’est un des principes : le magasin devient un théâtre dans le théâtre. Les personnages sortent des caisses des marchandises. Il y a donc les trois frères et sœur qui sont Esteban, Sophia et Carlos. J’ai ajouté des cousins. C’est une véritable bande qui transforme la maison du père en théâtre de la révolution. Quand le père meurt, pour les jeunes gens, c’est concrètement une libération. C’est une fête pour eux. C’est une attaque de tous les pères. C’est la mort des pères. Ils font une révolution interne antipatriarcat. Sofia est la figure de l’émancipation des femmes. Ils se créent un petit théâtre inspiré de 14


la pensée des Lumières, de la découverte de la science, de la musique et de la littérature. L’intérêt d’avoir pris ce roman comme matière du spectacle est qu’il permet de suivre les trois jeunes gens : comment chacun traverse l’idéal révolutionnaire ? Être pris dans la Révolution, c’est traverser des épreuves. Qui tiendra jusqu’au bout ses engagements ? Sofia. Elle ira jusqu’au bout de son engagement, en se battant en Espagne où elle se fera tuer. Parmi ces personnages, c’est elle la figure de proue. Les femmes de la Révolution française vont jusqu’au bout de leur engagement. Elles ont payé leur désir de vérité et leur engagement. Je tenais à raconter cela aussi : le courage des femmes malgré l’adversité. Ce spectacle est un montage théâtral à partir de différents matériaux. On a déjà évoqué les discours de la Convention, les écrits de femmes témoins de la Révolution, le roman d’Alejo Carpentier avec ses personnages historiques et fictifs, la figure de Jean - Baptiste Belley. Peux-tu expliquer quels sont les autres matériaux signifiants que tu as greffés dans la trame du spectacle ? J’ai travaillé avec les acteurs sur la technique du monologue intérieur. Ils écrivent chez eux et ils improvisent le lendemain. Ils ont beaucoup

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pratiqué ça avec pour enjeu une interrogation sur la République d’aujourd’hui. Qu’est-ce qu’on a perdu de 1792-1794 ? Quels ont été les échecs ? Que pensent -ils de notre République ? Comment peuvent-ils se raccorder à la République ? Ces moments-là parlent d’ici et maintenant. Au-delà du rapport à la République de ses origines à aujourd’hui c’est aussi le rapport à la révolution que nous avons interrogé. Que signifie être révolutionnaire à un moment de crise écologique, de crise du vivant ? Cela s’est traduit par des vidéos. Nous sommes partis de leurs monologues intérieurs improvisés. Nous les avons retravaillés, parfois croisés pour en faire des dialogues. Puis nous les avons filmés jouant ces textes bâtis à partir de leurs mots. C’est un travail d’aller-retour, comme un mille-feuille. C’est la première fois que je fais ça dans un spectacle. Des films de Godard nous ont aussi inspirés, Waddah et moi. La manière dont les acteurs parlent dans ses films nous a particulièrement inspirés. L’absence de réalisme. Il y a quelque chose de beau au niveau de l’image et de la parole, et en même temps, c’est très simple. Il y a un autre matériau que j’ai utilisé : une vidéo dans laquelle s’exprime Lévi-Strauss. À la fin du roman, au moment du rétablissement de l’esclavage, il y a une révolte des esclaves,

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et une violence exercée à l’égard des révoltés − un massacre − et certains fuient dans la forêt. L’armée pénètre la forêt et Victor Hughes se fait construire un palais. Il « massacre » la forêt, détruit une parcelle d’écosystème, l’habitat naturel. Dans le roman, il y a comme une critique de la vision anthropocentrique d’une certaine philosophie occidentale. Une étrange maladie contamine en plus l’armée. C’est mystérieux : un mal s’abat sur la Guyane, sur les blancs, une maladie qui les tue. Comme si la nature se vengeait par un virus. Pour interroger l’humanisme occidental, avec Waddah, nous nous sommes replongés dans Lévi-Strauss. Nous montrons une vidéo où il porte un regard critique sur l’humanisme occidental classique, qui installe la supériorité de l’homme sur l’ensemble du vivant. Ce geste de domination du vivant, LéviStrauss pense le déceler en partie dans la pensée des Lumières qui aurait fait de l’Homme un être pensant plutôt qu’un être vivant. Cette critique nous paraît tellement pertinente à entendre dans la crise écologique que nous traversons. Enfin, une chose a été très importante. Nous avons eu recours aux chants et à la musique pour faire de nos matériaux textuels un terreau de travail. L’espace est parfois signifié par la musique et le chant, quelque chose d’impalpable, d’invisible.

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Faire entendre cette ambiance chaleureuse que sont Cuba, l’Amérique du Sud et les Caraïbes, rendre compte du baroque espagnol, de l’atmosphère de la maison de ces jeunes gens qui en font un théâtre. Des chants espagnols, révolutionnaires nous ont permis cela, ils ont aussi ouvert des temps de respiration dans cette pièce dense. Comment as-tu dirigé ces jeunes acteur·rice·s ? Quand on a commencé à répéter, bien sûr, la question s’est posée : comment mettre en forme, par le jeu, ce foisonnement de matériaux écrits ? Ils avaient quand même vingt-cinq personnages à incarner, tous ensemble. Il fallait trouver un mode opératoire. Ils jouent à jouer le théâtre de la Révolution française. Je leur ai demandé de ne pas être trop formels. Il y avait le rôle de Victor Hughes qui traverse toute la pièce. Qui l’interprétera ? J’ai fait comme chez Lupa ou Vassiliev, ils ont travaillé tous les rôles, dont celui de Victor Hughes. C’est finalement Claire Toubin qui l’incarne. Cet écart, le travestissement des rôles que j’ai déjà pratiqué dans d’anciens spectacles, a été une révélation. Au théâtre, je sens qu’il y a une liberté d’incarnation quand tu n’es pas pris par la question du genre. À partir du moment où on s’affranchit de

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l’apparence extérieure sur une donnée aussi directe que le genre, on sollicite l’imaginaire de l’acteur et du spectateur différemment, en profondeur. Il y a en chaque grand acteur la puissance d’une multiplicité qui doit pouvoir faire entendre celle d’un personnage. Le travestissement des rôles peut aider à la trouver. Il y a aussi une certaine vitesse, une énergie dans le spectacle. Je voulais essayer de rendre compte de l’effervescence du contexte révolutionnaire de la Convention où tout allait très vite. Il suffit d’apporter un drapeau français et la Convention existe. Je voulais d’ailleurs qu’on se réapproprie ce symbole, ne pas l’abandonner aux identitaires, lui redonner sa dimension égalitaire universelle qui était à l’origine de la République. Entretien réalisé par Frédéric Vossier, conseiller artistique et pédagogique, le 13 juin 2021, à Paris

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Questions à Simon Restino Comment as-tu intégré, en qualité de scénographe, le projet théâtral de Blandine Savetier Nous entrerons dans la carrière ? J’ai intégré le projet alors que je terminais mes études au sein de l’École du TNS, confiné. Après la conception du décor du « spectacle d’entrée dans la vie professionnelle », Dekalog, créé par Julien Gosselin, mes camarades et moi suivions à distance sa construction aux ateliers du TNS. Blandine m’a appelé au sujet d’un projet qui était voué à de constantes évolutions, parce qu’elle souhaitait l’écrire en partant des temps de répétitions. Elle cherchait un·e jeune scénographe avec qui elle se sentirait toujours en recherche. Stanislas Nordey suivait attentivement mon travail au sein de l’École. Je pense que c’est lui qui a dirigé Blandine vers moi. Comment le travail avec Blandine s’est-il mis en place ? Quel a été votre chemin ?

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Pendant le premier confinement, nous avons beaucoup échangé sur le projet. Il est né de différents ateliers de jeu qu’elle avait menés dans des écoles avec le dramaturge Waddah Saab à partir de La Mort de Danton de Büchner. Par la suite, en découvrant l’existence de Jean-Baptise Belley, figure effacée de l’Histoire, elle a voulu poursuivre ce travail et lui donner forme. Le sens pour elle était d’engager sur un plateau de jeunes acteur·rice·s dans un processus de questionnements face aux idéaux de la république. Fragments de textes dramatiques, improvisations et monologues intérieurs allaient construire le spectacle, dont la forme serait éclatée. Nos discussions pendant ce premier confinement et la matière textuelle qu’elle m’envoyait − La Mort de Danton de Büchner, La Mission d’Heiner Müller et des discours historiques à la Convention − m’ont ouvert un espace de liberté un peu déstabilisant. J’étais libre de développer mes propres pistes. Pour la scénographie, j’ai commencé par proposer une maquette sommaire en trois dimensions pour nous permettre de discuter plus concrètement des conditions d’adresse et de perception du spectacle par le public. Elle m’a dit à plusieurs reprises que cela pouvait être intéressant que la scénographie puisse être une contrainte ou un

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cadre avec lequel travailler au plateau. J’y ai aussi compris l’importance pour Blandine d’avoir des supports physiques de jeu pour les acteur·rice·s. Il fallait des éléments fonctionnels mais j’ai souhaité les distinguer par un autre type d’éléments, plus mystérieux, agissant librement, en autonomie par rapport aux acteur·rice·s. À ce titre, les travaux de Philippe Descola m’ont aidé à trouver un chemin possible pour concevoir ces présences autonomes et libres. En étudiant la tribu des Jivaros Achuar en Amazonie, il s’est rendu compte que la distinction entre nature et culture que nous établissons en Occident n’était pour eux pas valable. Par les rêves notamment, les humains entretiennent des rapports avec des collectifs non humains, qu’ils considèrent ontologiquement semblables à eux. Je voulais qu’on puisse sentir dans la dernière partie l’abolition de la distinction acteur·rice·s/éléments scénographiques, qu’on puisse dire que les acteur·rice·s et certains éléments pourraient communiquer entre eux. Au même moment, Waddah Saab apportait le livre d’Alejo Carpentier Le Siècle des Lumières, qui allait être la trame principale du spectacle. Le réalisme magique ou le « réel merveilleux » que déploie Carpentier, par le biais des objets et de la nature, devenait l’écho possible au rapport que je cherchais dans l’espace.

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Blandine et Waddah venaient régulièrement à l’atelier où nous discutions autour de la maquette qu’il fallait réadapter avant le rendu définitif. Nous avons basé les mouvements de la scénographie sur les différents temps du récit : les temps de la Révolution française et de son déploiement dans les îles des Caraïbes, temporalité narrative liée aux déplacements géographiques (Cuba, Paris, Cayenne…). Cela nous a alors permis de nous référer à l’espace initial du livre : une arrièreboutique encombrée à Cuba. Blandine désirait qu’on puisse retrouver des plaisirs d’enfance, celui d’inventer des mondes avec quelques bouts de chiffons retrouvés dans une armoire de grenier. Avec une adaptation en cours d’écriture, Il était préférable de travailler avec des éléments mobiles que nous pourrions agencer à notre gré au moment des répétitions pour constituer nos différents espaces : magasin, port, Convention à Paris, campement en Guadeloupe, flotte de navires et île submergée. Quel serait ce qu’on pourrait nommer ton « état d’esprit scénographique » ? Au début de chaque projet, je regarde beaucoup la salle dans laquelle on créera le spectacle. Dans mon approche, le réel de la salle de représentation

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est toujours une donnée constitutive de la scénographie du spectacle, elle opère d’une façon ou d’une autre avec ce qui sera produit. De fait, elle variera certainement d’un lieu de représentation à un autre. Cela étant dit, mon rapport à la scénographie et au théâtre reste problématique. Je ne pense pas savoir ce qu’ils sont, mais en travaillant avec les outils qu’ils proposent, je peux les interroger : « Qui êtes-vous ? ». Et sans doute que chaque projet pour un scénographe, pour un metteur en scène, porte trace de cette question. En ce qui concerne la scénographie, à chaque fois, j’éprouve le besoin de questionner sa nature, parfois jusqu’au rejet. Aujourd’hui, en France, il m’a semblé que la majorité des plateaux contemporains étaient dépouillés, cela découle de questions économiques mais aussi politiques, bien sûr. D’une façon générale, on nous enseigne qu’une scénographie doit être « au service de », de ne pas « prendre le pas sur », d’être « juste ». Ainsi, on nous pousse toujours plutôt à retirer, comme la marque d’une maîtrise. Elle ne doit pas s’ériger en obstacle. Ici, grâce aux ressources budgétaires et à la main d’œuvre disponible aux ateliers de construction du TNS, j’ai voulu m’autoriser l’inverse, je voulais densifier l’espace, en faire 24


« En ce qui concerne la scénographie, à chaque fois, j’éprouve le besoin de questionner sa nature, parfois jusqu’au rejet. »


trop jusqu’à, possiblement, boucher des zones de jeux pour les acteur·rice·s ou des zones de regards pour le public. J’ai travaillé avec des objets dans l’espace qui puissent être des supports de jeu pour les comédien·ne·s ou des obstacles, qu’ils puissent être simplement un corps physique dans l’espace sans réel intention signifiante. L’espace qui sépare ces objets les uns des autres semble toujours déterminant dans mon travail. Au fond, une scénographie pourrait être au service de l’acteur·rice et contre lui, mais elle existerait au même titre que lui. Je me demande si elle peut simplement « être » et si cette existence-là, cette présence-là, devrait à tout prix être raisonnable, justifiable, signifiante et non-contraignante. J’espère qu’elle produit davantage une expérience du réel à travers une pleine physicalité, un poids, une dimension, comme celle du corps d’un acteur·rice. C’est par exemple le cas de la tour en bois, sorte d’amas de palettes qui encombre et ne se justifie pas complètement, même si, bien sûr, elle évoquera un certain nombre d’images ou de pensées puisque nous cherchons toujours à faire sens de ce qui se donne à voir au théâtre. Comment la scénographie a-t-elle évolué durant les répétitions ?

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La temporalité d’élaboration d’une scénographie est curieuse. Souvent on élabore des éléments qui ne seront fabriqués que bien plus tard, et entre temps, le projet (et notre pensée) a changé. Il faut rappeler que le texte s’écrivait pendant les répétitions, notamment à partir d’improvisations. Il fallait structurer la scénographie et la déployer dans le temps, l’écrire parallèlement à la dramaturgie du spectacle. Pour autant, je crois que son intention n’a pas évolué. Un des rôles du scénographe, je le comprends, est de protéger des intentions même si son application peut s’avérer différente en pratique et même sembler éprouvante dans la réalité du plateau. J’étais présent pour protéger au mieux les intentions propres de la scénographie et trouver avec l’équipe des solutions d’application dans la mise en œuvre du spectacle, c’est-à-dire écrire les mouvements en temps réel. D’autre part, j’opérais en tant que costumier, avec l’objectif de finaliser la conception des costumes jusqu’à la première.

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Nous entrerons dans la carrière 29 sept | 9 oct | Salle Gignoux CRÉATION AU TNS COPRODUCTION

Librement adapté de Le Siècle des Lumières de

Alejo Carpentier

Mise en scène et adaptation

Blandine Savetier

Adaptation, dramaturgie et collaboration artistique

Waddah Saab Avec

Saïd Ghanem

Carlos, Brissot, Lœillet, Haugard l’aubergiste

Pauline Haudepin

Sofia *, Claire Lacombe, Levasseur, Anse, La sirène

Neil-Adam Mohammedi Esteban

Mélody Pini

Ogé, Pauline Léon, Lacroix, Sofia **

Souleymane Sylla

Jorge, Nonne, Robespierre, Dufay, Pélardy, L’Acadien

Claire Toubin Victor Hughes

Sefa Yeboah

Luis, Don Cosme, Danton, Boudet et

William Burnod Waddah Saab Olivier Sangwa

*

partie 1 | ** parties 3 et 4


Lumière

Daniel Lévy Scénographie et costumes

Simon Restino Vidéo

Germain Fourvel Son et composition

Pierre Boscheron Travail du chant

Daniel Matar

Blandine Savetier et Pauline Haudepin sont artistes associées au TNS. Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS. Le roman Le Siècle des Lumières est publié aux éditions Gallimard. Équipe technique de la compagnie : Régie générale de production Bruno Bléger | Régie son Maxime Daumas | Régie lumière Alex Rätz | Régie vidéo Typhaine Steiner | Habilleuse Angèle Gaspar Équipe technique du TNS : Régie générale Arnaud Godest | Régie plateau Karim Rochdi | Régie lumière Alice Ehrhard | Régie son Sébastien Hoerth | Lingère Anne Richert


Production Compagnie Longtemps je me suis couché de bonne heure, Théâtre National de Strasbourg Coproduction La Filature, Scène nationale de Mulhouse, Maison de la Culture de Bourges, Scène nationale Avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles du Grand Est et de la Région Grand Est Avec la participation artistique du Jeune théâtre national La compagnie Longtemps je me suis couché de bonne heure est conventionnée par le ministère de la Culture − Direction régionale des affaires culturelles du Grand Est et bénéficie du soutien de la Région Grand Est et de la Ville de Strasbourg. Administration Cyclorama Création le 29 septembre 2021 au Théâtre National de Strasbourg Tournée Mulhouse, La Filature, Scène nationale, 14 octobre 2021 | Bourges, Maison de la Culture, Scène nationale, automne 2022 Théâtre National de Strasbourg | 1 avenue de la Marseillaise | CS 40184 67005 Strasbourg cedex | tns.fr | 03 88 24 88 00 Directeur de la publication : Stanislas Nordey | Entretien et questions écrites : Frédéric Vossier | Réalisation du programme : Cédric Baudu, Suzy Boulmedais et Chantal Regairaz | Graphisme : Antoine van Waesberge | Photographies : Jean-Louis Fernandez Licences No : 1085252 − 1085253 − 1085254 − 1085255 | Imprimé par Ott Imprimeurs, Wasselonne, septembre 2021

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prochainement dans L'autre saison Lecture de Stanislas Nordey Dans le cadre de l'exposition La Marseillaise proposée par les Musées de Strasbourg du 5 novembre au 20 février 2022 Samedi 27 nov | 15 h | Musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg Présentation de la deuxième partie de saison Stanislas Nordey, accompagné des artistes invité·e·s, dévoilera la programmation de février à juin 2022. Dimanche 21 nov | 16 h | Salle Koltès

PARAGES | 10 Nouveau numéro de la revue du TNS La revue présente un premier  focus consacré à Elfriede Jelinek avec des poèmes de jeunesse. Les éditions Théâtrales font l’objet d'un second focus. PARAGES | 10 sera disponible à la vente dès le 7 octobre 2021. À l’unité 15 € | À l’abonnement 40 € pour 4 numéros tns.fr/parages


03 88 24 88 00 | tns.fr | #tns2122

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