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Mine de rien

par Philippe Ducat

« Nous n’avons plus besoin de nous dire “artistes” – laissons cette dénomination reluisante aux coiffeurs et aux pédicures. » - Erik Satie « D’une seule voix, je crie : “vivent les Amateurs” » - Erik Satie, encore.

Jacques Barry, pour ceux qui ont la chance de ne pas le connaître, est le prototype de l’être fourbe qui cache bien son petit jeu. Un pull col en V en cachemire bleu ciel négligemment posé sur les épaules par dessus un polo blanc frappé d’un crocodile dont les pans passent par-dessus un pantalon de toile claire, il semble partir ou revenir d’une partie de tennis – qu’il gagne presque à chaque coup, évidemment. Comme le héros tragique dans Match Point de Woody Allen. Pareil. Sauf que Barry a un faux air de Robert Redford. Tout est faux, chez Barry.


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Il semble se balader en dilettante magnifique dans la vie, mais il travaille discrètement, laissant croire aux idiots comme moi qu’il joue quotidiennement au tennis avec une kyrielle d’amis très chics, qu’il séduit leurs filles juste en portant un verre d’orangeade à ses lèvres, vivant sur l’héritage confortable de parents industriels ayant réalisé très correctement leur capital. Et bien non. Faux, archi-faux. Jacques Barry a une production artistique aussi impressionnante que discrète. C’est son dandysme à lui. Il avance, « mine de rien ». Pour tenter de lui octroyer un territoire, on pourrait avancer que son univers artistique se situe à l’entour de celui de Maurice Henry [fig. 1] ou de Yvan Le Louarn (plus connu sous le pseudonyme de Chaval). Il possède cette fantaisie assez rare en fin de compte qui permet de traverser la vie et ses vicissitudes avec une certaine philosophie. Et surtout, de ne pas emmerder le monde avec celles-ci, suprême élégance. On a toujours l’impression que ça baigne – or, ce ne doit pas être le cas. Ses œuvres sont légères – certainement insoutenablement légères pour tous ceux qui se regardent créer ou pour ceux qui ne considèrent comme important que ce qui est extraverti et bavard. En un mot, Barry se pose comme amateur, au même titre qu’Erik Satie – déjà évoqué plus haut – ou Charles Ives, deux musiciens qui ont révolutionné


l’histoire de la musique « mine de rien ». L’un était dans une posture d’autodérision qui est aussi rare dans le milieu artistique que la poésie dans un bureau de contrôleurs de gestion. Le second, moins connu, était directeur de sa propre compagnie d’assurance Ives & Co au sein de laquelle il inventa l’assurance vie vers 1907. Il composait le weekend et la nuit, en dehors de toute relation avec le milieu musical américain. Tranquillement, à New York, il écrivit des œuvres audacieuses, conjuguant lenteur et dissonance, explorant la micro tonalité et utilisant les micro intervalles, les quarts de tons, etc. Tous deux se comportèrent en amateurs, souvent traités avec mépris par les pires ennemis des amateurs : les professionnels. « Les professionnels » – terme utilisé dans la pègre pour qualifier ceux qui exécutent sans état d’âme un « contrat » mis sur la tête d’un tiers – ne voient pas avec un œil bienveillant ceux qui ne marchent pas dans leur combine. Ordre et obéissance sont exigés, ainsi qu’une tenue correcte. On ne doit pas s’embarrasser avec l’empathie ou l’altruisme. Pas de fantaisie non plus, bien sûr. Sinon ça sert à quoi qu’on fasse tout pour être pris au sérieux, je vous le demande. Il n’empêche, Erik Satie, Charles Ives, Marcel Duchamp (traité également comme un dilettante farceur) ont sacrément fait bouger les lignes. Jacques Barry, « mine de rien », avec ses sculptures absurdes, ses pieds de nez


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déconcertants, ses tableautins, ses vitraux ou bien ses dessins à l’encre aux titres néo-hydropathes, est peut-être bien une autre bombe dormante. Les futures générations vont se mettre à analyser Jacques Barry Le Jeune comme un Hans Holbein The Elder ou un Cornelis van Haarlem – ce qui serait tout de même rudement épatant. De même que Charles Ives (ou Alphonse Allais), Barry cherche les micro-intervalles dans une réalité quotidienne, ceux qui la rendent absurde. Rappelons-ici pour les esprits à cheval sur les conventions qui verraient d’un mauvais œil que l’on rapproche Allais et Ives : ce dernier a composé The Unanswered Question (1908) [fig. 2 a, b, c], Central Park In The Dark (1898-1907), ou bien I Travelled Among Unknown Men (1896-1901). Ça vaut bien Combat de nègres dans une cave pendant la nuit [fig. 3] et Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge [fig. 4] d’Alphonse Allais (dans son Album Primo-Avrilesque paru en 1897). Mentionnons aussi, tant qu’on y est, puisqu’il est question de musique, la partition de la Marche funèbre [fig. 5] du même Alphonse Allais qui a l’avantage de pouvoir être interprétée assez facilement, et sans fausses notes, par n’importe qui. Les fantaisies artistiques, au bout du compte, sont souvent bien plus sérieuses que les assignations culturelles autoritaires gonflées d’importance. Je vois venir le lecteur de ces lignes : – « Le type qui a écrit ce texte, il ne s’est pas foulé, il n’a même pas évoqué une


seule œuvre de Barry. Remboursez ! » Parce qu’avec des reproductions dont la chromie de chacune a été ajustée avec le souci d’exactitude d’une sonde Rosetta partant à la rencontre de la comète 67P/ Tchourioumov-Guérassimenko, les pages qui suivent ne viennent pas confirmer les propos tenus ici ? À ma décharge, je ne suis pas non plus « un professionnel », un professionnel de la critique d’art. Mais peut-être bien que, « mine de rien »…

- Philippe Ducat Nota bene : Jacques Barry n’a pas d’ancêtre qui s’appelait Barry Lyndon, ni un demi-frère vivant en Amérique, artiste conceptuel exposant sous le nom de Robert Barry, ni même un cousin anglais musicien de films, John Barry. En revanche, l’artiste français Antoine-Louis Barye (17951875) a bel et bien existé. Il a même réalisé des sculptures animalières, ce qui soulève bien des questions auxquelles on ne peut répondre, comme dirait Charles Ives.


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TSP010 – Il(s) ISBN : 979-10-92753-04-2 © textes : Jacques Barry, Philippe Ducat © photographies : Jacques Barry, Clément Paradis © peintures & dessins : Jacques Barry design : Clément Paradis photo de couverture : Olivier Deléage Jacques Barry remercie particulièrement Didier Bœuf, Céline Chevrot, Bernard Collet, Olivier Deléage, Jean-Jacques Dubernard, Pierre Dubois, Thomas Goux, Jean-Pierre Huguet, Lumverre, Françoise et André Paret, Christian Roche, Carine Roma, Guillaume Seauve, Jean Villevieille, Michel Sottet. Ce livre a été réalisé à l’occasion de l’exposition « Il », grâce au soutien de la municipalité de Blanzy et au Groupe d’Art Contemporain d’Annonay. Espace Culturel François Mitterrand 7 rue Marcel Gueugneau – 71450 Blanzy G.A.C (Groupe d’Art Contemporain) 1 boulevard de la République – 07100 Annonay Timeshow Press 2 rue des mutilés du travail – 42000 Saint-Etienne timeshowmag@gmail.com – www.timeshow-press.com Dépot légal – 1re édition : avril 2015 Achevé d’imprimer en avril 2015 Impression : Alpha Impression 57 Z.A la Boissonnette – 07340 Peaugres Ce livre a été édité à 300 exemplaires dont trente signés et numérotés, accompagnés d’un dessin original.

Prix : 30 €



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