De la Bêtise

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DE LA BÊTISE ROBERT MUSIL

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TITRE ORIGINAL

ÜBER DIE DUMMHEIT

Traduction de l’allemand : MATTHIEU DUMONT & ARTHUR LOCHMANN


DE LA BÊTISE ROBERT MUSIL

La présente conférence fut prononcée à Vienne, en mars 1937. Elle fut publiée pour la première fois la même année, aux éditions Bermann-Fischer à Vienne.


MESDAMES ET MESSIEURS ! PARLER de la bêtise, par les temps qui courent, c’est aller au-devant de toutes sortes d’écueils ; certains y verront de la présomption, d’autres même une volonté de s’opposer à l’évolution contemporaine. Il y a de cela quelques années, j’avais moi-même écrit : « Si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête. » C’était en 1931 ; et personne n’osera douter que le monde a connu d’autres progrès et perfectionnements depuis lors ! Ainsi l’urgence de cette question se fait-elle de plus en plus pressante : qu’est-ce au fond que la bêtise ? Mais j’aimerais également faire observer qu’en tant que poète, je connais la bêtise de plus longue date encore, et je dois dire qu’il m’est plus d’une fois arrivé d’entretenir avec elle des rapports confraternels ! Car à peine la poésie a-t-elle ouvert les yeux d’un homme, celui-ci se voit confronté à une multitude de formes de résistance qu’on aurait grand peine à caractériser : qu’elles se manifestent chez des individus, ainsi qu’on le voit par exemple dans la noble attitude d’un professeur d’histoire littéraire qui, à l’aise avec les cibles fort

lointaines, manque son tir de façon désastreuse quand il s’agit du présent ; ou qu’elles soient aussi diffuses que l’air qui nous entoure, comme dans le cas de l’altération du jugement critique par l’esprit mercantile depuis que Dieu, dans sa bonté pour nous si impénétrable, a également accordé la parole humaine aux personnages de cinéma. Par le passé, j’ai déjà décrit ici et là pareils phénomènes ; mais il n’est pas

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nécessaire de récapituler ou de compléter ce que j’ai pu en dire (il se pourrait même que cela soit impossible, vu quel goût pour la démesure règne universellement aujourd’hui) : contentons-nous de souligner comme une conclusion fiable que le philistinisme d’un peuple ne s’exprime pas uniquement dans les périodes difficiles et sous des formes brutales, mais également dans les époques heureuses et des plus diverses manières, si bien qu’il n’y a qu’une différence de degré entre l’oppression et l’interdiction, d’une part, et les doctorats honorifiques, les nominations académiques et les remises de prix d’autre part. J’ai toujours supposé que cette résistance protéiforme opposée à l’art et à la finesse d’esprit par un peuple se glorifiant de son amour pour l’art n’est en fait rien d’autre que de la bêtise d’un genre particulier sans doute, une bêtise artistique, et sentimentale peut-être aussi, mais qui toutefois s’exprime de telle manière que ce que nous nommons bel esprit est en même temps la marque d’une bêtise raffinée ; et aujourd’hui encore je ne vois guère de raisons de s’écarter de cette conception. Naturellement, on ne peut imputer à la seule bêtise tous les enlaidissements d’une entreprise si pleinement humaine qu’est l’art ; comme l’histoire récente le montre, il ne faudrait pas négliger les diverses formes de mesquinerie. Mais on ne saurait objecter que la notion de bêtise soit ici hors de propos sous prétexte qu’elle se rapporterait à l’entendement, quand l’art dépendrait des sentiments. Ce serait faire erreur. Le plaisir esthétique est lui-même jugement et sentiment tout ensemble. Outre cette grande formule empruntée à Kant, permettez-moi de rappeler à votre souvenir que ce dernier parle d’une faculté de juger esthétique et d’un jugement de goût, et de récapituler les antinomies sur lesquelles ces deux notions débouchent : Thèse : le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts ; car autrement on pourrait en disputer, décider par des preuves. Antithèse : il se fonde sur des concepts, car autrement on ne pourrait même pas disputer à ce sujet, viser un consensus. J’aimerais dès lors poser la question de savoir si un jugement semblable, donnant lieu à une antinomie comparable, ne se trouverait pas au fondement de la poli-


tique, voire même de ce chaos qu’est la vie. Et là où l’on trouve jugement et raison, ne peut-on s’attendre à rencontrer leurs soeurs cadettes et benjamines, les multiples visages de la bêtise ? On aurait tort de négliger leur importance ! Dans son Éloge de la folie, texte charmant dont on n’a pas fini d’épuiser les richesses, Érasme de Rotterdam a d’ailleurs écrit que l’homme ne viendrait pas même au monde si certaines bêtises n’étaient pas commises ! Souvent nos contemporains laissent entrevoir la domination aussi vile qu’écrasante que la bêtise exerce sur nous en affectant une surprise à la fois amicale et conspiratrice sitôt qu’ils s’aperçoivent que quelqu’un à qui ils accordent leur confiance envisage de conjurer ce monstre en le nommant par son nom. Cette expérience, je l’ai certes faite sur moi-même tout d’abord, mais j’en ai bientôt découvert la valeur historique comme je cherchais à retrouver ceux qui m’auraient précédé dans l’étude de la bêtise – et dont je n’ai rencontré qu’un nombre remarquablement faible ; mais selon toute apparence les sages écrivent plus volontiers sur la sagesse ! – quand un érudit de mes amis me fit parvenir le tirage d’une conférence prononcée en 1866 et qui avait pour auteur Johann E. Erdmann, disciple de Hegel et professeur à Halle. En ouverture de son exposé, intitulé « Sur la bêtise », ce penseur rappelle que la seule annonce de sa conférence avait suffi à déclencher les rires ; et sachant depuis que même un hégélien n’est pas à l’abri d’un tel accueil, je suis convaincu que le sort réservé à ceux qui s’avisent de discourir sur la bêtise est tout à fait singulier, et ce sentiment d’avoir défié une puissance psychologique colossale et profondément contradictoire n’est pas pour me rassurer. C’est la raison pour laquelle je préfère avouer d’emblée dans quelle position de faiblesse je me trouve à son égard : je ne sais ce qu’elle est. Je n’ai découvert nulle théorie de la bêtise à l’aide de laquelle je pourrais entreprendre de sauver

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le monde ; non, et même dans les bornes qu’impose la retenue scientifique, je n’ai pas rencontré la moindre enquête qui l’eût prise pour objet, ni pu constater qu’un début d’accord se fût dégagé autour de sa notion, bon gré mal gré, à la faveur d’études sur des phénomènes apparentés. Cela peut tenir à mon ignorance, mais il est plus probable que le fait de s’interroger sur la nature de la bêtise corresponde aussi peu aux habitudes de pensée de notre époque que de se demander ce que sont la bonté, la beauté et l’électricité. Pourtant, le vœu d’en forger le concept et de répondre aussi sobrement que possible à cette question préalable à toute vie ne laisse pas d’être attirant ; c’est pourquoi je n’y coupai pas moi non plus et en vins un jour à me demander ce que la bêtise pouvait bien être en son cœur et non pas dans ses atours de parade, ainsi que les obligations et savoir-faire qui s’attachent à ma profession auraient pu m’y pousser. Et puisque je ne voulais pas emprunter la voie poétique, ni ne pouvais suivre celle de la science, j’optai pour la plus naïve manière, comme cela s’impose toujours dans pareils cas, en me contentant de pister les emplois du terme bête et de sa famille, de chercher les exemples les plus courants pour m’efforcer ensuite de colliger les notes que j’avais prises ce faisant. Une telle méthode a malheureusement toujours quelque chose d’une chasse à la piéride : on poursuit un moment celle que l’on croit observer sans la perdre de vue, mais d’autres papillons tout à fait semblables venus d’autres directions s’approchent en suivant le même sillage


sinueux, et l’on ne sait bientôt plus si l’on court encore après le même. Ainsi en va-t-il également des exemples de la famille du mot bêtise, qui ne permettent pas toujours de distinguer s’ils ont véritablement une origine commune ou si les liens qui conduisent la méditation de l’un à l’autre ne sont pas purement superficiels et contingents. Et il ne sera pas facile de tous les faire tenir sous un même toit dont on pourra dire que c’est vraiment celui d’un demeuré. Mais puisque dans ces circonstances le point de départ indiffère à peu près, permettez-nous de commencer ici plutôt qu’ailleurs : idéalement par la première difficulté, qui veut que toute personne désireuse de tenir des propos sur la bêtise ou d’assister avec profit à une telle discussion doit présupposer d’elle-même qu’elle n’est pas bête ; révélant ainsi qu’elle se considère comme intelligente alors même qu’un tel aveu passe généralement pour un signe de bêtise ! Si l’on se penche sur la question de savoir pourquoi il serait bête d’afficher son intelligence, s’impose alors en premier lieu une réponse qui semble couverte de la poussière des vieux meubles familiaux : il est plus prudent de ne pas se montrer intelligent. Cette précaution pleine de défiance et qu’un observateur distrait aurait

aujourd’hui grand mal à déchiffrer remonte probablement à un temps où le faible avait tout intérêt à passer pour un idiot quand son intelligence aurait pu être une menace pour la vie du fort ! La bêtise en revanche endort la méfiance ; elle « désarme », comme on dit encore de nos jours. On retrouve des traces de ces anciennes ruses et bêtises feintes dans

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des relations de subordination où les forces sont si inégalement réparties que le faible cherche son salut en se faisant passer pour plus bête qu’il n’est ; la cautèle paysanne en est un exemple, ou encore les échanges des gens de maison avec leurs maîtres quand le langage de ces derniers est particulièrement châtié, les rapports du soldat à son supérieur, de l’élève à son professeur et de l’enfant à ses parents. Car celui qui détient le pouvoir est moins prompt à s’irriter d’un manque de capacité que d’un manque de volonté. La bêtise le plonge au contraire « dans le désespoir », qui est indiscutablement un état de faiblesse ! En somme, on pourrait dire que l’intelligence le « hérisse » ! Elle est certes appréciée chez le dominé, mais seulement aussi longtemps qu’elle s’accompagne d’un dévouement inconditionnel. Dès l’instant où ce certificat de bonne conduite lui fait défaut et où il devient incertain si elle sert effectivement l’intérêt du dominant, on la qualifie moins volontiers d’intelligence que d’immodestie, d’impudence ou de perfidie ; bien qu’elle ne menace pas réellement sa sécurité, il en résulte souvent une relation où tout se passe comme si elle s’opposait quand même à l’honneur et à l’autorité du dominant. Dans le domaine de l’éducation, cela s’exprime à travers le fait que l’élève doué mais récalcitrant se voit traiter avec davantage de rudesse que celui qui résiste par stupidité. En morale, on en a déduit l’idée qu’une volonté est d’autant plus malveillante que la conscience contre laquelle elle se dresse est plus pure. Même la justice n’a pas entièrement échappé à ce préjugé personnel, et condamne souvent avec une particulière sévérité le « raffinement » et le « sang-froid » des crimes intelligemment exécutés. Quant à la politique enfin, ce ne sont pas les exemples qui manquent. Il n’en demeure pas moins, et on ne pourra éviter cette objection, que la bêtise est elle aussi susceptible de provoquer l’agacement, et ne peut en toutes circonstances être un facteur d’apaisement, tant s’en faut. Résumons en disant qu’elle suscite habituellement l’impatience et que dans certains cas inhabituels elle éveille même la cruauté ; et les


LE TOURISME DE MASSE CONCENTRE UN GRAND FLOT DE POPULATION VOYAGEANT VERS UN MÊME LIEU POUR UNE COURTE PÉRIODE.

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EN 2014, IL Y AVAIT PLUS D’UN MILLIARD DE TOURISTES INTERNATIONAUX. CERTAINES DESTINATIONS VOIENT LEUR POPULATION SE MULTIPLIER PAR DIX EN PLEINE SAISON. 10


abominables excès de cette cruauté maladive, communément qualifiés d’actes sadiques, ne font que trop souvent figurer des idiots dans le rôle de la victime. Cela découle visiblement du fait que ces derniers tombent plus facilement que d’autres dans les griffes des bourreaux ; mais il semble aussi que leur absence totale de résistance déchaîne l’imagination comme l’odeur du sang l’appétit de chasser, et l’attire dans une contrée désertique où la cruauté va « trop loin » pour cette seule raison qu’elle ne trouve plus aucune limite où se contenir. C’est là un motif de souffrance chez celui qui l’inflige, une faiblesse incluse dans sa brutalité ; et bien que l’indignation par laquelle l’empathie blessée incline à réagir empêche souvent de le remarquer : pour s’aimer comme pour se nuire, il faut être deux et se convenir ! En débattre ne manquerait certes pas d’intérêt dans une humanité aussi tourmentée que la nôtre par sa « lâche cruauté envers les plus faibles » (ce qui est probablement la définition du sadisme la plus courante) ; mais en ce qui concerne notre objet, abordé pour l’instant dans ses grandes lignes en glanant à la hâte quelques premiers exemples, force est de constater que ce que nous avons dit jusqu’à présent relève déjà de la digression, et dans l’ensemble on n’en tirera pas d’autre enseignement que s’il peut être bête de se targuer de son intelligence, il n’est pas toujours judicieux de se faire une réputation d’imbécile. De cela, on ne peut rien généraliser ; ou plutôt, l’unique généralisation qui serait ici permise devrait consister à dire que le plus avisé dans ce monde est celui qui sait se faire aussi discret que possible ! Nombreux sont ceux qui ont vu là le fin mot de toute sagesse. Mais plus souvent encore, cette conclusion misanthrope n’est appliquée qu’à demi ou réduite à de simples symboles ; et si la réflexion se trouve alors menée sur le terrain des impératifs de modestie et de toute sorte de règles générales, elle ne quitte pas tout à fait le domaine de la bêtise et de l’intelligence pour autant. Par peur de paraître bête autant que de manquer à la bienséance, les hommes sont nombreux qui se tiennent pour intelligents mais ne le disent pas. Et se sentent-ils contraints d’en parler, ils usent de périphrases et affirment par exemple d’eux-mêmes : « Je ne suis pas

plus bête que d’autres. » Ils affectionnent de détachement et d’objectivité qu’il se peut : « Je crois pouvoir dire que je suis normalement intelligent. » Parfois le sentiment qu’une personne a de sa propre intelligence se manifeste en creux, comme par exemple lorsqu’on dit : « Je ne permets pas qu’on me prenne pour un idiot ! » Et il est d’autant plus remarquable que si l’individu isolé, dans le secret de son for intérieur, se considère comme doué d’une intelligence supérieure et d’un esprit reluisant, l’homme d’influence quant à lui, sitôt qu’il en a le pouvoir, dit ou fait dire qu’il est intelligent au-delà de toute mesure, éclairé, vénérable, auguste, clément, élu de Dieu et appelé à écrire l’Histoire. Il le dira même volontiers d’un autre dont il sent que la valeur l’illumine en retour. De ce phénomène, les divers titres de Majesté, Éminence, Excellence, Magnificence, Grâce et d’autres du même ordre ne conservent qu’une trace fossilisée, que seul un faible reste de conscience anime encore  ; mais on le retrouve de nos jours pleinement vivace aussitôt que l’homme s’exprime par la voix de la masse. Il est

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surtout une petite bourgeoisie de l’esprit et de l’âme qui, toute honte bue, donne libre cours à son besoin d’arrogance dès lors que sous la protection du parti, de la Nation, d’une secte ou d’un mouvement artistique, elle peut dire « Nous » plutôt que « Je ». À une réserve près et qu’on laissera ici de côté tant elle va de soi, cette arrogance peut aussi bien être nommée vanité, laquelle occupe incontestablement une place privilégiée parmi les sentiments qui dominent aujourd’hui l’âme de nombreux peuples et États ; et la relation intime que bêtise et vanité entretiennent depuis toujours nous donne sans doute une indication. Un homme bête paraît habituellement vaniteux du simple fait qu’il lui manque l’intelligence de le cacher ; mais à


vrai dire, cela n’est même pas nécessaire tant l’affinité entre bêtise et vanité est étroite : un homme vaniteux donne l’impression de faire moins qu’il pourrait ; il s’apparente à une machine dont la vapeur s’échappe par une faille. Le vieux dicton « vanité et bêtise poussent sur la même tige » ne veut pas dire autre chose, de même que l’expression selon laquelle la vanité « aveugle ». À la notion de vanité nous associons par avance une efficacité moindre, car dans son acception principale, le terme a un sens tout proche de l’adjectif « oiseux ». Et ce travail au rabais est encore supposé là où il y a pourtant réelle performance : il n’est pas rare en effet que vanité et talent aillent de pair, mais nous en concevons le sentiment que le vaniteux pourrait réaliser de plus grandes choses encore s’il ne se bridait lui-même. Cette représentation, solidement ancrée, d’une diminution de l’efficacité associée à la vanité, s’avérera plus loin correspondre à la conception la plus générale que nous ayons de la bêtise. Comme chacun sait, on n’évite pas de se comporter en vaniteux pour la seule raison que cela peut être bête, mais aussi et surtout par crainte d’enfreindre la bienséance. « Qui se loue s’emboue » dit l’adage, et cela signifie que se vanter, parler beaucoup de soi et se glorifier n’est pas seulement considéré comme bête, mais aussi comme inconvenant. Les règles de bienséance ainsi violées comptent si je ne m’abuse parmi les multiples exigences de retenue et de discrétion destinées à ménager la fatuité, dont on présuppose qu’elle n’est pas moindre chez l’autre que chez soi-même. Ces impératifs de distance interdisent également d’employer un langage trop direct, règlent les formules de politesse et l’usage des titres, préconisent de ne pas contredire son interlocuteur sans s’en excuser, ni de commencer une lettre par « Je » ; bref, ils imposent le respect de certaines règles afin d’éviter trop de privautés. C’est leur fonction que d’équilibrer et de niveler les rapports humains, de soulager l’amour propre et celui du prochain, et de maintenir une température moyenne

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dans le commerce entre les hommes ; comme on l’observe aisément dans de nombreuses cérémonies, aucune communauté n’ignore ces prescriptions, les sociétés primitives moins encore que les civilisations les plus avancées, et même les hordes animales et dépourvues de langage ont les leurs. L’esprit de ces impératifs de distance interdit de se vanter mais également de louer les mérites d’autrui sans réserve. Dire dans les yeux à quelqu’un qu’il est un génie ou un saint serait presque aussi scandaleux que de l’affirmer sur son propre compte ; et pour les sensibilités d’aujourd’hui, il serait pire de se barbouiller le visage et de s’arracher les cheveux que d’injurier son prochain. J’insiste : chacun se contente de faire remarquer qu’il n’est pas franchement plus bête ni plus mauvais qu’un autre ! C’est ce type de remarques un peu trop libres et impulsives qui assurent le maintien de l’ordre établi. Et puisqu’il était tout à l’heure question de la vanité, et plus particulièrement des peuples et partis qui aujourd’hui s’enorgueillissent de leurs lumières, il faut ici mentionner que la multitude qui se toute licence – exactement comme le mégalomane dans ses rêveries – ne s’estime pas seulement détenir la sagesse infuse mais, également convaincue d’avoir pour elle la vertu, se paraît valeureuse, noble, invincible, pieuse et belle ; et là où ils sont en grand nombre, les hommes de ce monde ont tendance à se permettre tout ce qui leur est individuellement interdit. Ces privilèges des multiples « Je » grandis en un « Nous » donnent aujourd’hui la nette impression que la civilisation et la domestication croissantes de l’individu doivent être compensées par un processus proportionnel de décivilisation des Nations, des États et de toutes les communautés d’esprit ; évidemment, il faut y voir la manifestation d’un désordre des affects, d’un trouble de l’équilibre affectif qui à bien y regarder précède même l’antagonisme du « Je » et du « Nous », et tout jugement moral. Mais alors, nous ne ferons pas l’économie d’une nouvelle question : est-ce bien de la bêtise, cela a-t-il encore un quelconque rapport avec elle ?


LE TOURISME SERAIT RESPONSABLE DE 53 % DES ÉMISSIONS DE GAZ À EFFET DE SERRE ISSUES DE L’ACTIVITÉ HUMAINE ET 90 % DE CETTE VALEUR PROVIENT DU TRANSPORT.

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Croyez-bien que personne n’en doute une seconde, chers auditeurs ! Mais permettez-nous, plutôt que de répondre tout de go, de reprendre d’abord notre souffle et d’évoquer un exemple dont on ne saurait dire qu’il est déplaisant ! Chacun d’entre nous, surtout s’il est un homme, ou mieux encore un écrivain célèbre, connaît une femme qui cherche obstinément à lui confier le roman de sa vie et dont l’âme semble s’être toujours trouvée dans des situations passionnantes sans qu’elle ait jamais connu cette réussite qu’elle attend désormais qu’on lui apporte. Cette dame est-elle bête ? Un je-ne-sais-quoi venu de la masse profuse des sentiments nous incite à répondre à voix basse : oh que oui ! Mais la politesse autant que la justice imposent de concéder qu’elle ne l’est pas toujours ni complètement. Elle parle

beaucoup d’elle, et parle beaucoup d’une manière générale. Elle juge de tout, et avec force tranchant. Elle est vaniteuse et immodeste. Nous édifie très volontiers. Sa vie amoureuse la chagrine le plus souvent, et la vie en général ne lui réussit pas vraiment. Mais n’y a-t-il donc pas d’autres types d’êtres qui partagent ces traits, ou une bonne partie d’entre eux ? S’étendre sur sa personne compte ainsi parmi les vilaines habitudes des égoïstes, des inquiets et même de certains mélancoliques. Et tout l’ensemble s’applique à merveille à la jeunesse, de laquelle sont indissociables, comme des phénomènes caractéristiques de la croissance, le fait de parler beaucoup de soi, d’être vaniteux, de pontifier, de n’être pas tout à fait en

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harmonie avec la vie, en un mot comme en cent, précisément les mêmes entorses à l’intelligence et la bienséance, sans que pour autant les jeunes gens soient bêtes, ou du moins plus bêtes qu’ils ne le sont nécessairement… parce qu’ils ne sont pas encore devenus intelligents ! Vous n’êtes pas sans savoir, Mesdames et Messieurs, à combien de jugements pertinents donnent lieu la vie quotidienne et la connaissance de l’âme humaine qui s’y rattache. Mais il arrive fréquemment aussi qu’elles se fourvoient, car ces jugements ne sont pas le fruit d’une science exacte, et ne représentent en fait rien d’autre que des élans de l’esprit marquant l’adhésion ou le rejet. Aussi cet exemple ne nous instruit-il que de ceci : rien n’est bête absolument, et la signification de chaque chose varie en fonction du contexte dans lequel elle apparaît ; car la bêtise est toujours étroitement mêlée à d’autres éléments, sans que nulle part un fil ne dépasse sur lequel on puisse tirer pour défaire l’ouvrage. Il n’est pas jusqu’au génie qui ne soit indissolublement lié à la bêtise, et s’il est interdit de parler beaucoup, et beaucoup de soi, sous peine de paraître bête, les hommes, qu’à cela ne tienne, usent d’un singulier subterfuge et s’en remettent au poète. Lui a le droit de dire au nom de l’humanité que le repas était bon ou que le soleil est au zénith, peut s’épancher, ébruiter des secrets, se confesser, et dévoiler sa vie intime sans le moindre scrupule (on ne compte pas, du moins, les poètes qui y attachent de l’importance !)  ; et tout se passe exactement comme si l’espèce humaine s’autorisait là par exception quelque chose qu’ailleurs elle s’interdit. À travers le poète, elle parle sans cesse d’elle-même, et par son entremise, elle a raconté des millions de fois déjà les mêmes histoires et les mêmes événements, modifiant seulement le décor, sans qu’en soit résulté pour elle l’ébauche d’un progrès ou d’un gain de sens : n’est-ce pas dès lors le genre humain, si on le juge à l’aune de sa poésie, de l’usage qu’il en fait et de la façon dont il la conforme à cette fonction, qu’il faudrait soupçonner de bêtise ? Pour ma part, j’estime que rien n’exclut cette possibilité !


Les différents champs d’application de la bêtise et de l’immoralité – ce dernier mot entendu dans son sens large, et aujourd’hui inhabituel, qui désigne un déficit d’esprit mais non pas d’entendement – se répondent et s’enchevêtrent dans un jeu de différence et d’identité. Et cette dépendance mutuelle correspond sans nul doute à ce que Johann E.Erdmann, dans un passage décisif de l’exposé déjà évoqué, a ramassé dans la formule selon laquelle la rustrerie serait « la bêtise mise en pratique ». Il écrivait : « Un état d’esprit ne se manifeste pas seulement par des mots. Il s’exprime aussi à travers des actions. De même la bêtise. Être bête, mais aussi agir bêtement, commettre des bêtises – la bêtise mise en pratique, donc – c’est tout cela que nous appelons rustrerie. » Cette riante définition ne nous enseigne rien de moins que la bêtise est un défaut de la sensibilité – tout comme la rustrerie ! Et voilà qui nous reconduit tout droit vers ce « désordre des affects » ou « trouble de l’équilibre affectif » que l’on a déjà évoqué en passant sans avoir pu en fournir une définition. Or, celle qui se loge dans le mot d’Erdmann ne peut pas non plus s’accorder sans reste avec la vérité. Car outre le fait qu’elle vise les seuls individus frustes et brutaux pour les opposer à la « culture » et qu’alors elle est loin d’embrasser toutes les formes que peut prendre la bêtise, il demeure surtout que la rustrerie n’est pas une simple bêtise ni la bêtise une simple rustrerie, et que par conséquent il y a encore bon nombre de choses à expliquer quant au rapport entre les passions et l’intelligence lorsqu’elles s’unissent dans la « bêtise ». Autant de choses que de nouveau il est préférable d’exposer par des exemples. Afin de faire apparaître les exacts contours de la notion de bêtise, il est avant tout nécessaire d’assouplir le jugement selon lequel la bêtise consisterait principalement, voire exclusivement, en un manque de compréhension ; puisqu’en effet nous avons déjà mentionné que la représentation que nous nous en faisons le plus communément semble être celle

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d’une défaillance pouvant survenir dans les activités les plus diverses, de la déficience en général, qu’elle soit physique ou intellectuelle. On trouve de cela un exemple éloquent dans notre parler autrichien, qui désigne la surdité partielle, un défaut du corps donc, par les termes derisch ou terisch qui veulent bien dire törish, lequel, traduisible par insensé, n’est pas bien loin de la bêtise. Car dans ce cas comme dans d’autres, reprocher la bêtise est même une habitude populaire. Lorsqu’un compétiteur a relâché son attention ou commis une faute dans l’instant décisif, il dit ensuite : « Quel abruti j’ai fait ! » ou bien encore : « Je ne sais pas où j’avais la tête ! », même si le rôle joué par la tête en natation ou à la boxe peut être considéré comme assez vague. Il en va de même entre garçons ou camarades de sport, et celui qui manque d’adresse se voit infailliblement taxé d’idiot, fût-il un Hôlderlin. Il existe aussi des relations d’affaires dans lesquelles passe pour bête un individu dépourvu de ruse et pétri de scrupules. Mais en somme, ce sont là les bêtises propres à des formes d’intelligence antérieures à celle que le public met à l’honneur de nos jours ; et si je suis bien renseigné au sujet de l’Antiquité germanique, la guerre et le combat ne déterminaient pas seulement les représentations morales, mais aussi les conceptions du savoir, de l’expérience et de la sagesse, c’est-à-dire les notions intellectuelles. On voit ainsi que toute forme d’intelligence emporte une bêtise particulière ; et même la psychologie animale, au gré de ses tests d’intelligence, a pu établir qu’à chaque « type de performance » peut être associé un « type de bêtise ». Si par conséquent on entreprenait de chercher une notion plus universelle de l’intelligence, la logique de ces comparaisons mènerait vers un concept proche de l’habileté, tout ce qui est malhabile pouvant à l’occasion être qualifié de bête ; il en est d’ailleurs déjà ainsi lorsqu’un type d’habileté, l’envers d’une bêtise particulière, n’est pas explicitement nommé intelligence.


LA CONCURRENCE ENTRE OPÉRATEURS EST RUDE : LES PRIX BAISSENT. LES FONDS DISPONIBLES POUR L’ENTRETIEN, LES RÉPARATIONS OU LA GESTION DES DÉCHETS NE SONT ALORS PAS SUFFISANTS ET LES IMPACTS SUR L’ENVIRONNEMENT S’AGGRAVENT. 16


C’est du mode d’existence caractéristique d’une époque que dépend l’habileté valorisée et, partant, le contenu adopté par les notions d’intelligence et de bêtise. Quand l’insécurité menace les individus, l’intelligence est marquée par la ruse, la violence, l’acuité des sens et l’adresse physique, tandis que dans les temps où domine une conception intellectualisée – et avec les réserves malheureusement nécessaires, on pourrait dire également : bourgeoise – de la vie, c’est la cérébralité qui prend le pas. À dire vrai, le noble travail de l’esprit aurait dû s’imposer, mais le cours des choses a voulu que ce soient les performances intellectuelles qui l’emportent et figurent, sous son front dur, sur le visage vide de l’humanité affairée ; ainsi s’explique qu’aujourd’hui bêtise et intelligence, comme s’il ne pouvait en être autrement et bien que ce soit là une vue pour le moins tronquée, soient rapportées au seul entendement et à son degré d’habileté. Cette conception commune de l’inhabileté – tant dans le sens d’inhabileté universelle que comme désignation de chacune des inhabiletés particulières – , qu’on associe depuis toujours au vocable « bête », entraîne cette propriété saisissante en vertu de laquelle « bête » et « bêtise », parce qu’ils correspondent à l’incapacité généralisée, peuvent à l’occasion se substituer à chacun des termes désignant une de ses formes particulières. C’est l’une des raisons qui expliquent pourquoi le reproche de bêtise est aujourd’hui si extraordinairement répandu. (Dans un autre contexte, ceci explique également qu’il soit si difficile de cerner cette notion, comme l’ont montré nos exemples.) Considérons par exemple les remarques portées en marge de ces romans ardus qui ont connu pendant de longues années la circulation presque anonyme des ouvrages de bibliothèque : ici, où le lecteur est seul à seul avec le poète, il résume volontiers son jugement par une interjection lapidaire comme « bête ! » ou un de ses équivalents, « stupide ! », « foutaises ! », « imbécillité sans bornes ! » et autres expressions du même acabit. Et de même quand, lors d’une représentation théâtrale ou d’une exposition de peinture,

les hommes se lèvent en masse contre l’artiste et se déclarent offusqués, ils ne trouvent pas meilleurs préambules à leur indignation que ces termes-là. Le mot kitsch serait ici à mentionner, que les artistes prisent comme aucun autre pour exprimer un premier jugement ; sans que pourautant–  dumoinspasàmaconnaissance  – on puisse en déterminer le sens ni en expliquer les emplois, si ce n’est par le verbe allemand verkitschen, qui l’usage populaire porte le sens de « brader » ou « liquider ». Kitsch désigne donc une marchandise bradée, de la camelote, et je crois pouvoir dire que c’est ce sens qui, transposé à l’esprit bien entendu, s’insinue chaque fois que ce mot est employé à bon escient plus ou moins inconsciemment. Puisque c’est en tant que marchandise inadaptée et impropre que « camelote » donne son sens au mot kitsch, et puisque par ailleurs l’inadaptation et l’impropriété forment le socle sur lequel repose l’emploi du terme « bête », on force à peine le raisonnement en affirmant que tout ce qui ne convient pas à notre goût nous semble avoir « quelque chose de bête » – à plus forte raison quand nous feignons d’y voir l’expression d’un grand ou bel esprit ! Et pour comprendre la signification de ce

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« quelque chose », il est important d’observer que toutes les expressions désignant la bêtise sont indissociables d’un second ensemble d’expressions désignant ce qui est vulgaire et moralement abject – par quoi une chose déjà aperçue se rappelle à nous : la communauté de destin des notions de bêtise et de malséance. Car de même que « kitsch »,


jugement esthétique d’origine intellectuelle, les termes exprimant un jugement moral tels que « saloperie ! », « immonde ! », « atroce ! », « malsain ! », « insolent ! » sont des moyens laconiques d’émettre une opinion sur l’art ou sur la vie en général. Mais peut-être ces termes, bien qu’ils soient employés de manière interchangeable, comportent-ils encore un résidu de distinction sémantique, la trace d’un effort intellectuel ; c’est alors qu’intervient l’exclamation « Quelle vulgarité ! » qui, déjà presque muette de stupéfaction, supplante tout le reste et peut se partager le monde avec sa jumelle, « Quelle bêtise ! ». Les deux mots en effet semblent de temps en temps pouvoir se substituer à tous les autres, puisque « bête » a revêtu le sens d’inhabileté généralisée et « vulgarité » celui d’offense morale généralisée ; et pour peu que l’on prête attention aux discours des hommes sur leurs semblables, on constate que l’autoportrait de l’humanité qui se dégage spontanément des photographies de groupe prises par les uns et les autres n’est que le composé des variations de ces deux mots bien ternes ! Peut-être cela mérite-t-il que l’on s’y attarde quelques instants. Sans doute ces deux termes représentent-ils la toute première étape d’un jugement interrompu en cours de maturation, une critique encore entièrement inarticulée qui perçoit bien que quelque chose cloche mais ne parvient pas à indiquer quoi. Recourir à ces termes constitue la parade verbale la plus primaire, la plus sommaire qui soit, et la réplique ainsi esquissée fait aussitôt long feu. Cela tient du « court-circuit », et on le comprend mieux en se souvenant que « bête » et « vulgaire », quel que soit leur sens, sont aussi employés comme jurons. Chacun sait en effet que la signification des injures ne tient pas tant à leur contenu qu’à leur usage ; et tous ceux qui parmi nous aiment les ânes n’en sont pas moins peinés de leur être comparés. L’injure ne vaut pas pour ce qu’elle figure, elle correspond à un mélange de représentations, de sentiments et d’intentions qu’elle ne peut que signaler mais nullement exprimer. Soit dit en passant, elle partage cette caractéristique avec les mots à la mode, étrangers ou savants, et c’est la raison pour laquelle ceux-ci

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paraissent incontournables alors qu’il serait tout à fait possible d’en utiliser d’autres. Et c’est aussi pourquoi les injures ont quelque chose d’incroyablement énervant qui est en accord avec leur intention mais sans rapport avec leur contenu ; ce qui apparaît le plus nettement sans doute à travers les petits mots par lesquels les jeunes gens s’asticotent et se taquinent : des liens secrets permettent à un enfant de faire enrager son camarade rien qu’avec « poireau ! » ou « Maurice ! ». Ce que l’on dit des gros mots, des mots taquins, des mots à la mode et des mots savants vaut également pour les mots d’esprit, les mots d’ordre et les mots d’amour. Malgré leurs nombreuses différences, ils ont en commun d’être au service d’une émotion ; et ce sont justement leur imprécision et leur absence d’objectivité qui dans l’usage leur permettent de prendre la place de catégories entières de termes plus pertinents, adéquats et justes. Il semblerait que cette substitution soit un besoin parfois nécessaire à la vie, et il ne s’agit pas ici d’en juger la valeur ; mais ce phénomène est alors assurément une manifestation de la bêtise, et pour l’étudier au mieux nous retiendrons un exemple burlesque d’égarement, la panique. Quand les hommes sont affectés par une émotion trop forte pour eux, par une soudaine frayeur comme par une pression psychique persistante, il leur arrive de se comporter tout à coup comme s’ils avaient « perdu la tête ». Ils peuvent se meure à hurler, à la manière d’un enfant, ils peuvent fuir « à l’aveugle » face à un danger ou se ruer vers lui tout aussi aveuglément ; ils peuvent aussi être sujets à des pulsions incontrôlables qui les portent à la destruction, à l’invective ou à la jérémiade. En lieu et place de l’action efficiente appelée par la situation dans laquelle ils se trouvent, ils se livrent à une foule d’actes qui semblent toujours – et trop souvent s’avèrent – inutiles, voire fâcheux. On connaît surtout ce type de contradiction sous la forme de la « peur panique » ; mais sait-on ne pas entendre ce terme trop étroitement, on pourra aussi bien parler de colère panique, de désir panique ou même de tendresse


panique, et chaque fois qu’un état d’excitation particulier aussi intense qu’aveugle et absurde ne parvient à s’apaiser. L’existence d’une bravoure panique, qui ne se distingue de la peur panique que par la seule inversion du sens de la causalité, n’aura pas échappé longtemps à tous ceux qui font preuve d’esprit autant que de courage. Le déclenchement d’un état panique est interprété par la psychologie comme une suspension de l’intelligence, et d’une manière générale des plus hautes fonctions cognitives qui s’effacent et laissent ressurgir un mécanisme psychique qu’elles avaient recouvert ; mais on est en droit d’ajouter qu’avec la paralysie et le garrottage de l’entendement, ce n’est pas tant une régression vers l’agir instinctif qui se produit qu’un saut, marquant un écart plus grand encore, vers un mode d’action dominé par la détresse et l’urgence. Cette manière témoigne de la plus totale confusion, elle est désordonnée et paraît dénuée de toute raison comme de tout instinct de survie ; mais son procédé inconscient consiste à remplacer la qualité des actions par leur quantité, et ce n’est pas la moindre de ses ruses que de miser sur la probabilité que parmi cent tentatives aveugles qui manquent leur coup, il s’en trouve une qui touche au but. Un homme affolé est pareil à un insecte qui se heurte contre des vitres jusqu’à ce que, par accident, une fenêtre ouverte lui permette de se « précipiter » au-dehors : dans leur extrême confusion, tous deux se conforment spontanément à ce que la technique militaire fait en vertu d’un raisonnement calculateur quand elle « arrose » une cible d’une gerbe de feu ou d’une salve de mitraillette, voire encore lorsqu’elle a recours au shrapnel ou à la grenade. En d’autres termes, cela revient à substituer le volume à la précision, et rien n’est plus humain que de préférer le nombre à la qualité des paroles et des actes. Or, il y a dans l’emploi de mots sans clarté quelque chose de très comparable à l’usage de mots en grand nombre, car un mot peut embrasser une étendue d’autant plus vaste qu’il est vague ; et il n’en va pas autrement des termes inadéquats à l’objet qu’ils désignent. Pour peu que ces mots soient bêtes, la bêtise se

trouve alors par leur truchement associée à l’état de panique, et le recours excessif à ce reproche, ainsi qu’à d’autres de même nature, s’apparente fortement à une tentative de sauvetage moral par des méthodes archaïques, primitives – et, comme on pourrait le dire à juste titre, pathologiques. Qualifier quelque chose de « bête » ou de « vulgaire » n’est pas seulement l’indice d’un renoncement à l’intelligence, c’est aussi la marque d’une tendance aveugle à la destruction ou à la fuite. Plus que de simples invectives, ces termes correspondent en fait à un accès de rage. Et quand on bute ainsi sur les limites du langage, la violence est proche. Pour reprendre le cas de l’art « kitsch » évoqué auparavant, on verrait par exemple les hommes transpercer des tableaux avec leurs parapluies (plutôt que de s’en prendre au peintre), ou jeter des livres à terre comme si cela permettait de les purger. Il nous faut aussi mentionner cette contention extrême qui débouchera sur la frénésie destructrice en question et dont il s’agit de se libérer : on « étouffe presque » de colère  ; « les mots sont trop faibles », sauf peutêtre les plus généraux et les plus vides de sens ; on reste « sans voix », il nous faut « de l’air ». Tel est le degré de stupéfaction, d’hébétude même, qui précède l’orage !

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Il correspond à un état de grave insuffisance, et l’explosion s’ouvre de coutume par l’expression tout à fait transparente selon laquelle « on est décidément allé trop loin dans la bêtise ». Mais ce « on » ne désigne personne d’autre que celui qui le prononce. En des temps où le volontarisme énergique est particulièrement en vogue, il n’est pas inutile de garder à l’esprit ces effusions qui lui ressemblent parfois à s’y méprendre.


Mesdames et Messieurs ! On ressasse aujourd’hui à l’envi l’idée d’une crise de confiance dans l’espèce humaine ; mais on pourrait tout aussi bien y voir un état de panique qui serait sur le point de supplanter la certitude que nous avons de pouvoir conduire nos affaires librement et de façon rationnelle. Et ne nous y trompons pas : liberté et raison, ces deux notions morales mais aussi artistiques, emblèmes de la dignité humaine héritées de l’époque classique du cosmopolitisme allemand, ne sont déjà plus tout à fait au meilleur de leur forme depuis le milieu, ou la fin peut-être, du dix-neuvième siècle. Elles ont peu à peu été mises « hors circulation », on n’a plus su « quoi en faire », et qu’on les ait laissées se flétrir marque moins la réussite de leurs adversaires que celle de leurs amis. Sur cet autre point non plus, ne nous y trompons pas : ni nous, ni ceux qui viendront après nous, ne ferons retour à ces conceptions éculées, et le sens des épreuves imposées à l’esprit consistera bien davantage – et c’est là la tâche à la fois douloureuse et pleine d’espoirs qui, bien que si rarement comprise, incombe à chaque nouvelle génération – à accomplir avec le moins de pertes possibles la transition toujours nécessaire, et ô combien attendue, vers le nouveau ! Cette transition, qui mène

vers des idées nouvelles mais respectueuses des anciennes, doit intervenir au bon moment, après quoi il n’est alors plus possible de faire l’économie de conceptions arrêtées de la vérité, de la raison, de l’intelligence, de l’essentiel et, par effet de miroir, de la bêtise. Mais quelle notion, ou notion partielle, peut-on bien former de la bêtise si celles de

l’entendement ou de la sagesse se mettent à vaciller ? Pour illustrer combien les opinions changent avec le temps, j’aimerais simplement avancer un petit exemple tiré d’un traité de psychiatrie jadis fort connu. Répondre à la question « Qu’est-ce que la justice ? » par « Quand les autres sont punis ! » y était considéré comme relevant de l’imbécillité, alors que cette réponse constitue aujourd’hui le soubassement d’une conception du droit largement débattue. Aussi, je crains que même les plus modestes développements ne pourront parvenir à une conclusion s’ils échouent à identifier un noyau indépendant des mutations qui surviennent avec le temps. De là s’imposent encore quelques questions et remarques. Rien ne m’autorise à me présenter en psychologue, et telle n’est pas non plus mon intention. Mais dans notre cas, jeter un rapide coup d’oeil sur cette science est bien la première démarche dont on espère pouvoir s’aider. Par le passé, la psychologie distinguait entre sensation, volonté, sentiment et imagination ou intelligence, et il était tout à fait évident à ses yeux que la bêtise correspondait à un degré inférieur d’intelligence. La psychologie contemporaine a retiré son importance à cette distinction élémentaire des facultés de l’âme, a reconnu la dépendance et l’imbrication réciproques de ses diverses opérations et a ainsi considérablement complexifié la question de la signification psychologique de la bêtise. Bien entendu, la conception actuelle partage encore l’idée d’une autonomie relative des opérations de l’entendement, mais même dans les moments les plus paisibles, l’attention, la représentation, la mémoire, bref, presque tout ce qui relève de l’entendement semble dépendre des qualités du coeur ; à quoi s’ajoute encore, dans les remous de la vie comme dans l’expérience la plus spirituelle, une seconde imbrication qui mêle presque indissolublement l’intelligence et l’affect. Naturellement, cette difficulté à dissocier l’entendement et le sentiment dans le concept de l’intelligence se reflète

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LA CONSOMMATION EN EAU DES HÔTELS, DES PISCINES, DES TERRAINS DE GOLF, ET DES TOURISTES EUX-MÊMES, PEUT ENTRAÎNER DES PÉNURIES D’EAU, TOUT EN REJETANT PLUS D’EAUX USÉES. 21


LES EAUX USÉES PEU OU PAS TRAITÉES ENGENDRENT DE SÉRIEUX IMPACTS DANS L’ÉCOSYSTÈME MARIN ET DISSÉMINENT DES AGENTS PATHOGÈNES DANGEREUX POUR LA SANTÉ HUMAINE. 22


aussi dans celui de la bêtise ; et si la psychologie médicale décrit la pensée d’individus faibles d’esprit par des expressions telles que : pauvre, imprécis, incapable d’abstraction, confus, lent, sujet à des difficultés de concentration, superficiel, partial, rigide, compliqué, dissipé, distrait, on constate aisément que ces caractéristiques se rapportent pour partie à l’entendement et pour partie au sentiment. Aussi peut-on dire sans hésiter : bêtise et intelligence dépendent de l’entendement comme du sentiment ; quant à savoir lequel des deux joue un rôle prépondérant, si c’est par exemple la raison qui est faible dans le cas des imbéciles ou encore si ce sont les affects qui se trouvent paralysés chez nos grands moralistes, ce sont là autant de problèmes que nous laissons aux spécialistes, tandis que nous, profanes, devons nous tirer d’affaire en empruntant d’autres voies plus praticables. Dans la vie de tous les jours, on a coutume de considérer comme bête une personne « un peu faible de la tête ». Mais les variantes qui affectent l’âme comme l’esprit sont fort nombreuses, et peuvent entraver, contrarier ou fourvoyer jusqu’aux intelligences les plus saines que la nature ait faites, de sorte qu’on en revient finalement à des cas pour lesquels la langue ne dispose encore que d’un seul nom : la bêtise. Ce mot recouvre donc deux réalités au fond très différentes : la bêtise probe des simples,

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et l’autre, quelque peu paradoxale, qui est même un signe d’intelligence. Dans la première, la faiblesse de l’entendement est absolue, tandis que dans la seconde elle n’est que relative. C’est de loin cette deuxième forme qui est la plus dangereuse. La bêtise sincère a l’esprit obtus et est « un peu dure à la comprenette » comme dit l’expression. Elle est pauvre en idées comme en mots, et gourde quand elle les utilise. Elle privilégie les habitudes parce qu’elles s’inscrivent solidement en elle à force de répétition, et lorsqu’elle est parvenue à comprendre une chose, elle s’y cramponne longtemps et répugne à l’analyser ou à ergoter à son sujet. Elle n’est jamais lasse des simples plaisirs de la vie ! Certes, ses pensées sont souvent vagues, et il n’est pas rare que face à de nouvelles expériences, elles se pétrifient tout à fait ; mais elle s’en tient de préférence à ce qu’elle peut saisir par les sens, à ce qu’elle peut compter sur ses doigts en quelque sorte. En un mot, elle est cette « bêtise claire » si attendrissante, et ne fût-elle parfois à ce point crédule et confuse en même temps que désespérément incorrigible, elle serait un phénomène plein de charme. Je ne puis me retenir ici d’agrémenter cette description de quelques exemples empruntés au Traité de psychiatrie de Bleuler, qui donneront à voir d’autres aspects de notre objet. Ce dont nous nous débarrasserions d’une simple formule en parlant d’« un médecin au chevet de son patient », un imbécile le décrit dans les termes suivants : « Un homme qui tient la main d’un autre qui est allongé dans un lit, et puis il y a une bonne soeur à côté. » Mais quoi, les peintres primitivistes ne s’expriment pas autrement ! Une domestique un peu


dérangée, dont on exige qu’elle dépose ses économies à la caisse d’épargne pour qu’elle puisse en percevoir des intérêts, a cette réponse : « Personne ne serait assez bête pour vous payer quelque chose parce qu’il garde votre argent ! » ; par là s’exprime une manière de penser chevaleresque, un rapport à l’argent que dans ma jeunesse encore on pouvait observer

ci et là chez les personnes distinguées d’un certain âge ! Chez un troisième imbécile enfin, on voit une réaction symptomatique dans le fait qu’il affirme qu’une pièce de deux marks vaut moins qu’une pièce d’un mark et deux demis marks, car – telle est sa justification : il faut les échanger, et il vous en revient trop peu ! Et j’espère ne pas être l’unique imbécile dans cette salle à souscrire de bon coeur à cette théorie de la valeur à l’usage de ceux qui ne savent être attentifs aux opérations de change ! Mais pour revenir encore une fois à la relation avec l’art : la bêtise pure et simple est bien souvent une artiste. Il fut un temps où un test très courant consistait à stimuler l’esprit par une série de formules brèves ; or voilà que plutôt que de répliquer avec la sobriété attendue, un idiot de cette espèce répond aussitôt par des phrases entières qui, on peut dire ce que l’on veut, ne manquent pas de poésie ! Voici, précédées par leur stimulus, quelques-unes de ces réponses : « Allumer un feu : Le boulanger allume un feu de bois. Hiver : Fait avec de la neige. Père : Un jour il m’a jeté dans l’escalier. Mariage : Sert à bavarder.

Jardin : Dans le jardin il fait toujours beau. Religion : Quand on va à l’église. Qui était Guillaume Tell : On l’a joué dans la forêt ; il y avait des femmes et des enfants qui étaient déguisés. Qui était Saint Pierre : il a chanté trois fois. » La naïveté dont témoignent ces réponses et la très grande place qu’y occupe le corps, le remplacement d’idées nobles et hautes par des histoires plus simples, la description scrupuleuse d’éléments superflus, de circonstances ou de faits accessoires, puis de nouveau la densité ramassée de l’exemple de saint Pierre : ce sont là des tours poétiques ancestraux ; et si je crois que leur utilisation excessive, aujourd’hui très en vogue, rapproche le poète du simplet, on ne peut toutefois en méconnaître le caractère poétique, et cela montre bien que dans la poésie, c’est par le plaisir singulier que lui procure son esprit que l’idiot peut être représenté. Et à vrai dire, le contraste est bien trop souvent criant qui oppose cette franche bêtise à son pendant plein de hautes exigences. Cette autre forme de bêtise n’est pas tant un manque d’intelligence que sa défaillance ponctuelle provoquée par ce qu’elle s’avise de faire des choses qui ne lui siéent pas ; et si elle présente l’ensemble des défauts qui caractérisent un faible entendement, elle a également ceux que cause une âme instable, difforme, mal à l’aise dans ses élans, bref, toute âme qui s’écarte de la pleine santé. Ou plutôt, parce que les âmes ne sont pas régies par des « normes », cet écart est l’expression d’une harmonie insuffisante entre les caprices du sentiment et un entendement qui ne suffit pas à les contenir. Cette bêtise sophistiquée est la maladie que l’on associe en effet à la formation de l’esprit (mais pour prévenir un malentendu, précisons : cette maladie correspond à un défaut, ou encore à un vice, à un échec de la formation, à une disproportion entre la matière formée et

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l’énergie formatrice), et la décrire est une tâche pour ainsi dire infinie. Elle s’étend jusque dans les plus hautes sphères de l’esprit ; car si la vraie bêtise est une artiste discrète, la bêtise intelligente pour sa part contribue au mouvement de la vie intellectuelle, mais surtout à son inconstance et à sa stérilité. Il y a bien des années déjà, j’écrivais à son propos : « Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée. » La bêtise ici évoquée n’est pas une maladie mentale, et pourtant c’est la plus mortelle d’entre toutes les maladies de l’esprit, celle qui constitue la plus grande menace pour la vie. Chacun d’entre nous devrait déjà chercher à la débusquer au-dedans de lui plutôt que de se contenter d’identifier ses irruptions massives dans la trame de l’Histoire. Mais qu’est-ce qui nous permet de la repérer ? Et à quel fer la marquer ensuite pour pouvoir la reconnaître sans nul doute possible ?! Pour déterminer quels cas en relèvent, la psychiatrie dispose aujourd’hui d’un critère central : l’inaptitude à se débrouiller dans la vie, l’incapacité à accomplir les diverses tâches qui en font partie et à faire face à une difficulté imprévue. Et la définition retenue par la psychologie expérimentale, qui elle a surtout affaire à des personnes bien portantes, ne diffère pas radicalement. « Nous qualifions de bête un comportement qui ne parvient pas à mener à bien une action pour la réussite de laquelle toutes les conditions indépendantes de la personne agissante sont réunies », écrit le célèbre représentant d’une des plus récentes écoles de cette science. Cette capacité à adopter des comportements objectivement adaptés à leur dessein, cette habileté donc, est un critère qui convient parfaitement pour identifier les « cas » patents parmi les patients des cliniques et les cobayes des laboratoires. Mais puisque nous avons aussi affaire à des individus en liberté, précisons qu’avec eux il n’est pas toujours aisé de savoir si l’intention initiale est en effet correctement mise en oeuvre. Disons d’abord que l’ambiguïté essentielle entre intelligence et bêtise est déjà à l’oeuvre dans la capacité d’une personne à évoluer à son aise dans les

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aléas de la vie et les circonstances les plus diverses. Car un comportement « rationnel » dévoué à une cause peut aussi bien être le fait d’un individu désintéressé que celui de quelqu’un cherchant avant tout son intérêt personnel, chacun de ces deux partis voyant dans l’autre l’incarnation de la bêtise. (Du point de vue clinique en revanche, la bêtise consiste à être incapable d’adopter l’une ou l’autre de ces attitudes.) Ensuite, on ne peut nier qu’un comportement dépourvu de fondement objectif, voire tout à fait déplacé, peut souvent se révéler nécessaire puisque d’étroits liens de parenté unissent l’objectivité et l’impersonnalité, la subjectivité et la partialité. Aussi risible que soit la subjectivité désinvolte, il va sans dire qu’un comportement entièrement objectif serait non seulement invivable, mais parfaitement inconcevable ; un des principaux défis de notre civilisation est d’ailleurs de parvenir à concilier ces deux tendances. Et enfin, on pourrait encore objecter qu’il arrive à tout le monde de ne pas se conduire avec l’intelligence nécessaire ; que chacun d’entre nous, sans y être toujours sujet, connaît ses moments de bêtise. Voilà pourquoi il faut également distinguer entre défaillance et inaptitude, erreur et déraison, bêtise occasionnelle ou fonctionnelle d’une part, et chronique ou structurelle d’autre part. C’est là une distinction fondamentale, car de nos jours les conditions d’existence sont si complexes, difficiles et embrouillées, que les bêtises occasionnelles des individus peuvent vite se fondre en une bêtise collective plus structurelle. Aussi notre méditation quitte-t-elle le domaine des caractéristiques individuelles et débouche sur le tableau d’une société intellectuellement viciée. On ne peut certes pas transposer aux collectivités humaines les phénomènes psychologiques et réels dont l’individu est le siège, parmi quoi


comptent la bêtise et les maladies mentales, mais à bien des égards on pourrait aujourd’hui légitimement parler d’une « imitation sociale des défauts de l’esprit », dont il est difficile d’ignorer les exemples. Bien entendu, ces digressions ont dépassé le cadre d’une explication psychologique. Celle-ci justement nous enseigne qu’une pensée sagace présente certaines qualités, au nombre desquelles la clarté, la précision, la richesse, la souplesse dans la fermeté, et bien d’autres encore que l’on pourrait énumérer ; et que ces qualités pour partie sont innées, et pour partie également s’acquièrent et s’ajoutent aux connaissances que l’on assimile, pour affiner une sorte d’agilité intellectuelle ; il n’y a pas loin d’un bon entendement à une tête habile. Les seuls obstacles à surmonter, dans cette affaire, sont notre paresse et nos vices naturels ; ceci peut faire l’objet d’un apprentissage spécifique, et l’étrange expression de « gymnastique de l’esprit » n’exprime pas si mal ce dont il retourne. L’adversaire de la bêtise « intelligente », en revanche, n’est pas tant l’entendement que l’esprit ainsi que l’âme, si l’on veut bien ne pas entendre par là une simple collection de sentiments. C’est parce que les pensées et les sentiments se meuvent ensemble, mais aussi parce qu’à travers ces deux voix c’est une même personne qui s’exprime, que les notions d’étroitesse, de grandeur, de vivacité, de sobriété et de fidélité peuvent s’appliquer à la pensée comme au sentiment ; et si le lien qui en résulte n’est peut-être pas encore tout à fait clair, il est toutefois suffisant pour nous permettre d’affirmer qu’il n’y a pas d’âme sans entendement et que nos sentiments ne sont pas sans rapports avec l’intelligence et la bêtise. Contre cette bêtise, il faut lutter par l’exemplarité et la critique. Ainsi la conception exposée diverge de l’opinion commune qui, loin d’être fausse, n’en demeure pas moins extrêmement simpliste, puisqu’à l’en croire, une âme profonde et authentique n’aurait nul besoin d’un entendement qui ne ferait que la souiller.

Or en vérité, si certaines qualités précieuses telles que la fidélité, la constance, la pureté du sentiment ou d’autres encore ressortent nettement chez les gens simples, ce n’est qu’en raison de la faiblesse de la concurrence qui les oppose aux autres qualités ; et nous en avons rencontré un cas limite en l’espèce des plaisantes imbécillités évoquées tout à l’heure. Mais si rien n’est plus étranger à mes développements que de chercher à rabaisser la bonté du cœur – ses absences jouent même un rôle dans l’apparition de la bêtise sophistiquée ! – il me semble de nos jours plus capital encore de cultiver le sens de ce qui importe, et que j’évoquerai ici par pur utopisme. Car seul ce sens peut accorder la vérité que nous percevons avec cette probité du sentiment en quoi nous avons confiance, pour donner naissance à quelque chose de nouveau, à une révélation mais aussi à une résolution, à une persévérance renouvelée, à quelque chose composé d’âme et d’esprit qui « exige » de nous ou des autres un certain comportement, et dès lors s’expose à la critique de l’entendement comme du sentiment – ce qui, dans la question qui nous occupe, est bien le plus fondamental. Une telle attention à l’essentiel est aux antipodes de la bêtise et de la brutalité, et le dérèglement par lequel les affects ligotent aujourd’hui la raison au lieu de lui donner des ailes s’évanouit devant elle.

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L’INDUSTRIE TOURISTIQUE EST EN PARTIE RESPONSABLE DE L’EXPANSION URBAINE DÉSORDONNÉE SUR DES ESPACES NATURELS INTACTS OU SUR LES TERRES DES COMMUNAUTÉS LOCALES. 27


LE TOURISME A INTRODUIT ET AUGMENTÉ L’ALCOOLISME, LES JEUX D’ARGENT, LA PROSTITUTION, ET L’ABUS DE DROGUE DANS LES POPULATIONS LOCALES.

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Mais voilà qui suffit, peut-être sommesnous déjà allés au-delà de ce que nous pouvons justifier ! Car s’il fallait encore ajouter quelque chose, ce ne pourrait être que ceci : malgré tout ce qui vient d’être dit, nous ne disposons toujours d’aucun critère fiable d’identification et de distinction de ce qui importe vraiment, et il ne sera pas aisé d’en apporter un qui soit pleinement satisfaisant. Et ceci nous amène au dernier remède contre la bêtise, qui est assurément le plus décisif : l’humilité. Nous avons tous nos moments de bêtise ; il nous faut parfois agir à l’aveuglette ou au petit bonheur, sans quoi la terre s’arrêterait de tourner ; et nous resterions cloués sur place si des dangers de la bêtise nous nous avisions de déduire la règle : « En toute chose que tu ne comprends pas assez, retiens ton jugement comme tes décisions ! » Mais cette situation, dont il est fait grand cas aujourd’hui, s’apparente à celle qui nous est depuis longtemps familière dans le domaine de l’entendement. Car nos connaissances étant incomplètes et nos capacités restreintes, il n’est au fond pas de science dans laquelle nous ne jugions prématurément. Mais nous avons appris à contenir ces erreurs dans des limites acceptables et à les corriger quand l’occasion s’en présente. C’est par cet effort constant que nos actions gagnent en justesse et en précision. À vrai dire, rien ne s’oppose à ce que dans d’autres champs également, on juge et agisse avec exactitude et une humble fierté ; et je crois que l’on aurait déjà fait un pas vers une vie pleine de promesses si l’on observait ce précepte : fais aussi bien que

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tu peux et aussi mal que tu dois, et reste toujours conscient des erreurs qui entachent tes actes ! À conjecturer de la sorte, me voilà parvenu, et depuis un bon moment déjà, au terme de mes développements. Comme je l’avais signalé à titre préventif, ceux-ci correspondent seulement à une étude préliminaire et, un pied sur le seuil, je me déclare incapable d’aller plus loin ; car en faisant un pas de plus nous quitterions le domaine de la bêtise, dont nous n’avons pas encore épuisé la variété, pour entrer dans celui de la sagesse, une contrée aride et pour le moins délaissée.



Graphisme : Claire BOURGUIN Bac 3 - ERG Typographie : Univers LT Std Roman, Oblik, Bold Condensed Impression : ABC Europe Bruxelles JANVIER 2015


Ainsi l’urgence de cette question se fait-elle de plus en plus pressante : qu’est-ce au fond que la bêtise ?

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