Sedes 121

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SEDES SAPIENTIÆ

Revue trimestrielle de formation religieuse

Automne 2012

✵ n° 121

30e année/3


Apologétique

Lettre à un non-croyant sur la chute de l’homme Suite des « Lettres à un non-croyant » du père Thomas Crean. Dans le numéro précédent, l’auteur exposait la doctrine de l’Église sur le péché originel (Sedes Sapientiæ, n° 120, pp. 3-8). Il confronte maintenant cette doctrine avec la science moderne.

Cher Ali,

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Je suis heureux que mon explication du péché originel ait quelque sens pour toi. Mais tu veux toujours savoir si ce que l’Église enseigne sur l’origine de l’homme est compatible avec ce que la science en dit.

Pour un catholique, il n’y a pas de danger de contradiction entre notre foi et n’importe quelle découverte humaine. Te souviens-tu que j’ai dit que la vraie philosophie ne pourrait contredire l’Écriture, puisque toutes deux ont leur origine en Dieu ? C’est la même chose ici. Toutes les découvertes scientifiques faites par les hommes sont dues à leur raison, donnée par


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Dieu, et ainsi, elles ne peuvent contredire ce que dit l’Écriture. Si parfois elles semblent le faire, cela signifie : soit que quelqu’un s’est mépris sur les saintes Écritures (je ne dis pas l’Église, puisque l’Église catholique dans son ensemble ne peut jamais se méprendre sur ses propres écrits, mais quelque personne individuelle) ; soit que quelqu’un se trompe à propos de ce qu’il pense avoir découvert.

Le point suivant à établir est que la « science », par quoi les gens aujourd’hui signifient habituellement les conclusions tirées d’expériences effectuées dans le monde matériel, n’a peut-être pas la capacité de prouver ou de réfuter la chute de l’homme. La raison en est que la chute de l’homme, telle qu’enseignée par l’Église, fut un événement ponctuel. C’est une « vérité contingente » – quelque chose qui aurait pu ne pas se produire, mais qui s’est produit. Or la science n’établit pas les vérités contingentes, mais les nécessaires. Les véritables objets de la découverte scientifique sont les propriétés des choses matérielles et les lois qui gouvernent leur interaction. Par exemple, c’est une découverte scientifique que l’eau bouille à 100° Celsius, ou que la force soit égale à la masse multipliée par l’accélération. Mais la température de l’eau de mon bain ce matin ou la force avec laquelle j’ai fermé ma porte lundi dernier ne sont pas les objets propres de l’étude scientifique. Ce sont des réalités ponctuelles, désormais finies et disparues. La seule façon normale pour quelqu’un de parvenir à une certitude bien établie à leur propos est d’avoir été présent à ce moment-là, et capable de mettre un thermomètre dans le bain ou de mesurer la vitesse avec laquelle la porte s’est refermée (je dis la seule façon « normale », parce que, bien sûr, Dieu pourrait, s’il le voulait, révéler ces vérités à quiconque de façon surnaturelle).

Donc, à cet égard, la chute de l’homme est comme la température de l’eau de mon bain, et non comme les lois du mouvement. La seule façon naturelle pour quelqu’un de savoir que la chute de l’homme a eu lieu serait d’en avoir été témoin, et d’avoir noté le changement qui s’est produit chez l’homme et la femme. Cependant, il n’est pas possible pour quiconque, qu’il


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soit biologiste, anthropologue ou n’importe quoi d’autre, de le prouver ou de le réfuter. Seul Dieu peut le révéler, puisqu’il y était (il est vrai que quelqu’un d’autre a dit : « Le péché originel est le seul dogme chrétien prouvé par l’expérience », mais en fait c’était une plaisanterie, bien qu’elle fût très profonde). non pas, bien sûr, que Dieu l’ait juste révélé « tout d’un coup ». Depuis que la chute s’est réellement produite, son esprit en a préservé la mémoire parmi ceux qu’il a choisis pour être ses témoins auprès du reste de l’humanité. D’abord, les fils de Seth, le propre fils d’Adam ; ensuite, les fils d’Abraham ; et aujourd’hui ses propres « fils », qui sont nés de l’eau et de l’esprit Saint.

Peut-être ta difficulté ne vient-elle pas de la chute en tant que telle, mais plutôt du fait de la descendance de toute la race humaine à partir d’un homme et une femme seulement, ceux que nous appelons Adam et Ève. Cela pourrait-il être mis en doute par les découvertes scientifiques ? À nouveau, non, et pour la même raison. Qu’un seul couple – homme et femme – soit à l’origine de toute la race est un fait contingent, et non une loi de nature. Par exemple, supposons que les os humains les plus anciens trouvés sur la terre semblent appartenir à des êtres humains vivant en différents lieux à la même époque. Cela réfuterait-il le fait que nous descendions d’un seul couple ? non, car il ne serait pas possible de démontrer que c’étaient les os des plus anciens êtres humains ayant jamais vécu, puisque les os des plus anciens êtres humains pourraient avoir totalement disparu. Donc, même si de telles découvertes étaient encore plus étendues et faciles à comprendre qu’elles ne le sont réellement, elles ne confirmeraient ni ne réfuteraient jamais la doctrine de la descendance d’un seul couple.

Mais peut-être n’est-ce ni la doctrine de la chute, ni le fait que nous partagions la descendance d’un premier homme et d’une première femme qui te trouble, mais plutôt comment ce premier couple est venu à l’être. Tu écris : « Quasiment tous les scientifiques croient que les êtres humains ont évolué à partir d’espèces inférieures, pourtant la Bible dit qu’ils ont été créés directement par Dieu, l’homme de la terre, et la femme de l’homme. »


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une fois de plus, la création du premier couple est un fait contingent, qui n’est plus observable. il ne tombe donc pas dans le domaine propre de la science empirique. Si je devais oublier tout ce que je connais par révélation, et que quelqu’un me posait cette question : « Le premier corps humain est-il venu du sein d’une espèce inférieure ou directement de la terre ? », je répondrais : « Quoi qu’il en soit, cela a dû advenir par une intervention spéciale de Dieu, puisqu’une chose inférieure ne peut produire par elle-même une chose supérieure ; de toute façon, outre cela, il n’existe aucun moyen de savoir comment cela s’est passé, si longtemps après l’événement. »

il est vrai, ainsi que tu le dis, qu’une majorité de ceux qui enseignent la biologie tiennent pour probable que nos corps ont évolué à partir d’autres espèces (bien qu’il existe des exceptions distinguées, sans doute plus que tu ne te rends compte). Mais je me demande s’ils croient réellement ceci en tant que biologistes, ou pour quelque autre raison. Voici ce que je veux dire : si on nous a dit quelque chose, qui est répété depuis notre plus tendre enfance par tous ceux qui sont en situation d’autorité ou d’influence auprès de nous, comme nos parents, nos professeurs et par ceux qui sont qui contrôlent les moyens de communication ; ou, plus encore, si ces personnes ont, non seulement affirmé la vérité d’une telle doctrine, mais l’ont traitée avec assurance comme une doctrine fondamentale, à partir de laquelle on peut tester d’autres assertions pour voir si on doit les accepter ou les rejeter, alors la doctrine en question sera en général très largement répandue, même si elle n’est soutenue que par des preuves fragiles ou rares. Ainsi qu’un certain tyran a pu le dire : « La plupart des gens n’ont pas d’esprit critique. »

Maintenant, je suggérerais que ceci s’applique plutôt bien à la théorie de l’évolution, et en particulier à la théorie de l’évolution du corps humain. il y a eu des découvertes intéressantes de vieux os ici ou là, qui peuvent être ou ne pas être des os humains. On a spéculé largement sur la signification de telles trouvailles et donné l’impression que le fait de l’évolution humaine est certain ; seule sa manière serait mise en doute. en


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réalité, il n’existe jusqu’ici aucune preuve vraiment contraignante qu’une des espèces existant actuellement sur la terre se soit développée à partir d’une espèce réellement distincte, ni que le corps humain ait évolué à partir de quelque créature simiesque. en fait, la théorie de l’évolution est répandue par beaucoup de scientifiques, mais comme un modèle explicatif et non comme une conclusion ; elle est employée pour interpréter des données, mais elle ne s’impose pas nécessairement comme la seule manière d’en rendre compte.

Voilà donc ce que je dirais simplement sur l’évolution en tant qu’animal rationnel essayant de garder mes esprits, mais, en tant que chrétien, je dirais plus. Car les Écritures, comme tu le dis, nous donnent un récit de l’origine de l’homme, et l’Église catholique soutient que tout ce qui est affirmé par les saintes Écritures est vrai. nous disons que l’Église a le droit d’interpréter l’Écriture, mais l’Église ne peut forcer le sens des Écritures en fonction des opinions des scientifiques modernes. Car nous soutenons que tout ce qui est affirmé dans l’Écriture est vrai précisément dans le sens que l’auteur humain recherchait quand il l’a écrit.

Donc, qu’est-ce que l’Église, comme interprète de l’Écriture, enseigne sur nos origines ? D’abord, elle enseigne que l’âme humaine n’a pas évolué. une nouvelle âme humaine est créée directement par Dieu à chaque fois qu’une nouvelle personne vient à l’être. C’est vrai pour les enfants qui sont conçus aujourd’hui, et c’était vrai pour le premier homme et la première femme. Dieu crée une âme à partir de rien pour toute nouvelle personne humaine. D’ailleurs, même la philosophie nous dit que l’âme n’a pas pu évoluer. L’âme est quelque chose de spirituel, et non une chose ayant des parties matérielles. Cela signifie que, soit elle est, soit elle n’est pas ; on ne peut avoir une moitié d’âme.

Pour ce qui concerne le corps, l’Église n’a pas, jusqu’à la présente date (2009), officiellement interdit aux catholiques de croire qu’il ait évolué à partir de quelque chose ayant vécu


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avant. C’est pourquoi certains catholiques pensent que, lorsque les Écritures rapportent que Dieu a créé l’homme de la poussière du sol, c’est une sorte de raccourci, comme pour dire que les animaux inférieurs sont venus des éléments de base, et que Dieu a formé le corps de l’homme du corps d’un animal évolué. Si tu veux mon opinion personnelle, la voici. il me semble très improbable que l’auteur de cette partie de l’Écriture ait eu cette idée de « raccourci » à l’esprit. Je pense que, si tu lui avais suggéré cela comme une signification possible de ses mots, il l’aurait rejeté. Je pense également que la tradition de l’Église est si contraire à une telle interprétation qu’il se pourrait qu’elle la rejette officiellement un jour. Mais cela n’est pas arrivé encore 1.

J’espère que cela répond à tes questions ! Continue de m’en envoyer. Avec tous mes vœux, Christophorus

Fr. Thomas CReAn, o. p.

Le père Thomas Crean est né en 1973 en Angleterre. Il est entré dans l’ordre dominicain en 1995. Il est licencié en théologie de l’Institut Saint Thomas d’Aquin (ISTA) de Toulouse. Il réside actuellement au prieuré dominicain de Leicester, où il exerce le ministère de vicaire paroissial et de chapelain d’hôpital. Il est notamment l’auteur de A Catholic Replies to Professor Dawkins (Family publications, 2007). 1.

On notera que l’auteur distingue avec soin son opinion personnelle de ce que l’Église enseigne avec autorité. On peut ajouter que, sur le plan exégétique, il est vain de chercher dans le livre de la Genèse des arguments pour ou contre l’évolution des espèces. Cette question moderne était tout à fait étrangère à l’esprit des auteurs inspirés (nDLR).


Théologie

La paix chez saint Augustin

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n objet auquel nous étions attachés vient-il à nous manquer, son absence devient pour nous l’occasion de nous rendre compte combien nous l’aimions. Dans une société qui pratique le surmenage en divers domaines, en particulier dans le domaine professionnel, il n’est guère surprenant que l’on ne cesse de parler de mal-être social, politique, voire économique. Autant dire que l’homme de la cité moderne n’a jamais été aussi avide de stabilité et de paix. Au lieu de se poser la question des moyens pour retrouver la paix, il serait plus sage de se demander auparavant ce qu’est la paix. C’est dans un tout autre contexte historique que saint Augustin s’est posé cette même question. Dans le livre XiX de la Cité de Dieu, l’évêque d’hippone recense 288 doctrines sur le bonheur telles qu’il avait pu les lire chez le philosophe Varron. Pour convaincre les philosophes païens que le vrai bonheur se trouve dans la cité de Dieu, saint Augustin se sert du thème de la paix. en bon apologète, il mène tout d’abord son interlocuteur à accepter le point de départ de son raisonnement – le désir naturel de l’homme pour la paix – pour ensuite le conduire à sa thèse, à savoir que la paix la plus parfaite ne se trouve qu’en Dieu. Pour parvenir à son but, le saint Docteur aborde la notion de paix sous de nombreux aspects. Laissant de côté ici le caractère social et eschatologique


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de la paix, nous nous limiterons à l’étude du désir de paix qui anime tout homme. L’analyse de cette notion au plan de l’être individuel mettra en relief l’essence de la paix, ses degrés, ses conditions de réalisation et ses limites. Aspiration à la paix

L’un des buts que l’évêque d’hippone se donne, dans ce passage de La Cité de Dieu, consiste à démontrer que tout homme désire profondément la paix : « De même que tous désirent la joie, il n’est personne qui n’aime la paix 1. » Ce principe général n’est pas avancé au hasard. en bon réaliste, saint Augustin entend bien manifester qu’il tire cette conclusion de l’observation. il emploie plusieurs pages pour démontrer cette vérité. Tel est son constat au regard des actions humaines et plus profondément de la nature de l’homme 2. On retrouve ici l’un des traits propres à la pensée de saint Augustin, son goût pour la recherche, la via inventiva pour reprendre l’expression des penseurs médiévaux 3. Dans ses traités spéculatifs, il n’hésite pas à examiner successivement différentes hypothèses pour répondre à un problème. ici il se contente de passer en revue différentes catégories d’hommes pour prouver sa thèse. Pour la mettre à l’épreuve, il choisit les exemples les plus paradoxaux, ceux qui, au premier abord, semblent contredire son affirmation.

Le cas le plus typique est celui de Cacus. il faut reconnaître que, pour cet exemple, saint Augustin quitte le champ de l’observation pour celui de la fiction 4. en effet, Cacus est un personnage sorti de la mythologie gréco-romaine, repris également par la littérature latine classique 5. Ce Cacus est une sorte de 1. 2. 3. 4. 5.

XiX, 12, 1 ; Bibliothèque Augustinienne (ci-après : BA), p. 99. « Quiconque observe quelque peu les choses humaines et notre commune nature », 12, 1 ; BA, p. 99. Voir par exemple sa réflexion sur la nature du temps au livre Xi de ses Confessions. « Or imaginons un homme, tel que le chante le récit fictif des poètes », 12, 2 ; BA, p. 103. Cf. note complémentaire 11, BA, pp. 738 ss.


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monstre à trois têtes qui fait régner la terreur sur l’antique village du Palatin. Comme son nom le laisse deviner (le mal se dit kakos en grec), Cacus est l’incarnation du mal. Or, même en cet homme, demeure un certain désir de paix. Misanthrope, il « désire la paix avec son corps et, dans la mesure où il l’avait, il se sentait heureux 6 ». Ce degré inférieur de paix consiste à satisfaire les besoins du corps et cela à n’importe quel prix. Cacus est en paix dès que ses appétits sensibles sont assouvis. il ne recherche rien d’autre qu’à conserver un ordre naturel. il satisfait sa faim et empêche ainsi la séparation de son âme d’avec son corps. Cet exemple illustre l’une des définitions de la paix qui sera donnée par la suite, la paix de l’âme sans raison 7.

La férocité de Cacus mène saint Augustin à faire un parallèle avec le règne animal, en particulier les fauves. il constate là encore une aspiration à la paix qui se confond avec l’instinct de conservation. en effet, tout animal est porté par la nature à se nourrir et à se reproduire. Les animaux prennent soin de leur progéniture. L’animal poursuit une certaine paix lorsqu’il cherche instinctivement à conserver son espèce 8. Ainsi, la nature elle-même est comme animée par cette aspiration à la paix, qu’elle en soit consciente ou non. Dans la mesure où l’homme partage 9 avec l’animal certains actes comme la nutrition et la génération, bien qu’il les accomplisse d’une façon spécifiquement humaine, l’homme aspire lui aussi à la paix de sa nature.

Pour appuyer encore plus vigoureusement sa thèse, le saint Docteur s’efforce de montrer que même les brigands recherchent la paix. Toutefois, il ne s’agit que d’une caricature de la vraie 6. 7. 8. 9.

12, 2 ; BA, p. 103. Cf. 13, 1. « Les bêtes […] conservent leur espèce propre en une sorte de paix dans l’accouplement, la génération, l’accouchement, dans l’entretien et la nutrition de leurs petits », 12, 2 ; BA, p. 105. Saint Augustin a affirmé auparavant (12, 1) que son raisonnement s’appuie sur l’observation de la nature humaine. On constate que cela n’excluait pas une investigation du côté des animaux.


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paix, car elle s’impose au prix de la violence et demeure très instable. Cette paix imparfaite s’établit entre plusieurs personnes, de ce fait elle concerne aussi le domaine politique. Si l’on en reste au plan de l’être individuel, on ne peut que constater un profond désir de paix. Que l’on soit un monstre ou une bête ou encore un brigand, « il n’y a chez personne de vice tellement contre nature, qu’il efface jusqu’aux dernières traces de la nature 10 ». Telle est la conséquence du principe selon lequel tout homme aspire à la paix. Cette affirmation est le résultat de ce qu’on appelle, en logique, une induction. en effet, saint Augustin est parti d’exemples les plus divers qui recouvrent différents types d’hommes. Cette série d’observations lui permet de dégager une vérité universelle. Aristote définit cette sorte de raisonnement en ces termes dans son livre des Topiques : « C’est la marche de l’esprit qui va des individus aux universaux » (i, 10) et un peu plus loin : « C’est le passage des particuliers à l’universel » (i, 12). Après avoir tiré cette vérité de l’observation, saint Augustin poursuit avec plus d’acuité sa réflexion. il donne la raison profonde de la paix, il en exprime l’essence grâce à dix définitions. Aristote explique que le propre de toute définition est de manifester clairement la nature d’une chose 11. Les cinq degrés de la paix pour l’homme individuel

en un paragraphe synthétique, saint Augustin donne à la suite dix définitions de la paix. Les cinq premières concernent l’individu, les cinq suivantes l’homme dans ses rapports à son prochain et à Dieu. Comme le souligne justement Anne BoutonTouboulic dans sa thèse sur l’ordre chez saint Augustin : « Cette série de définitions est […] structurée selon un ordre, en suivant strictement les degrés d’une progression sémantique et ontolo10. 12, 2 ; BA, p. 107. 11. Cf. h. D. Gardeil, o. p., Initiation à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Introduction – logique, vol. i, Paris, Cerf, 1964, pp. 72 ss.


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gique 12. » On passe progressivement de l’ordre inanimé à l’ordre animé, de la vie sensitive à la vie rationnelle pour arriver enfin à l’ordre surnaturel. À chaque définition, on accède à un type de vie plus parfait que le précédent. Cette série de définitions illustre les trois opérations fondamentales (ou actes fondamentaux) que sont l’esse, le vivere, l’intelligere 13. Avec h.-X. Arquillière, on pourrait qualifier ces définitions d’« ascensionnelles 14 ». Au chapitre suivant (14), saint Augustin commentera ces définitions, excepté la toute première. La paix de l’être individuel connaît donc plusieurs degrés.

1. Le premier degré correspond à la paix du corps. Quelques mots suffisent à la définir : « C’est l’agencement harmonieux des parties du corps 15. » il existe une paix au niveau de la matière qui consiste en un certain ordre entre des parties corporelles. Comme le remarque le père Fulbert Cayré, « cette définition est très large 16 ». elle peut s’appliquer à des corps animés tels la plante, l’animal ou l’homme, ou encore à des êtres inanimés. ne dit-on pas d’un objet qu’il a un aspect torturé, si sa forme n’est pas harmonieuse ?

2. Saint Augustin laisse de côté le règne minéral et végétal pour passer directement à celui des êtres sensitifs. Leur paix consiste en un « repos bien réglé des appétits 17 ». Le corps de l’animal et de l’homme est mû par des appétits qui cherchent à être comblés. ils sont inclinés vers des objets qui, une fois possédés, engendrent un bien-être de leurs appétits sensibles. Cette satisfaction des besoins vitaux procure une véritable paix. Cacus et les bêtes sauvages poursuivaient cette sorte de quié-

12. Anne Bouton-Touboulic, L’ordre caché, la notion d’ordre chez saint Augustin, Paris, institut des Études Augustiniennes, 2004, pp. 602-603. 13. Cf. Bouton-Touboulic, op. cit., p. 603. 14. h.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, Paris, Vrin, 2e éd., 1972, p. 62. 15. 13, 1 ; BA, p. 109. 16. Fulbert Cayré, « La philosophie de la paix », in L’année théologique, 1945, p. 150. 17. 13, 1.


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tude. Mais « cette bonne constitution du corps 18 » ne suffit pas à l’homme, car il est doué d’une vie rationnelle qui dépasse l’ordre strictement matériel.

3. il existe une paix de l’âme raisonnable qui consiste en « l’accord bien ordonné de la pensée et de l’action 19 ». F. Cayré y voit un accord entre l’activité intellectuelle et l’agir moral 20. L’intelligence montre à la volonté quel est le but à atteindre, celle-ci met alors en œuvre les moyens conformes à la droite raison. en revanche, lorsque la volonté suit les passions déréglées, il en résulte un désaccord avec la conscience morale qui lui montrait son vrai bien. C’est ainsi que s’introduit le désordre dans le domaine moral. Cette nouvelle définition de la paix – et le bref commentaire qu’en donne saint Augustin au chapitre quatorze – se prête également à une interprétation psychologique. Cette science, systématisée à l’époque moderne, mais non pas méconnue des philosophes antiques, a bien mis en lumière que les troubles psychologiques ont souvent pour origine un conflit entre la pensée et l’agir. L’activité extérieure ne suit plus ce que dit l’intelligence et les gestes expriment davantage ce qu’on a appelé le monde de l’inconscient. Dans ce cas, la raison ne contrôle qu’en partie l’agir de la personne.

4. L’homme ne se réduit pas à son âme rationnelle, il est corps et âme. il est un composé dont les deux principes, le corps et l’âme, ont chacun leur paix respective. Chacun concourt à la quiétude de l’être animé dans sa totalité. il ne peut donc y avoir de paix complète de l’âme sans celle du corps 21. Toutefois, la paix du corps doit être subordonnée à celle de l’âme. 5. Pour l’évêque d’hippone, il existe une hiérarchie entre les êtres, qui revient finalement à la supériorité du spirituel sur le 18. 19. 20. 21.

14 ; BA, p. 117. 13, 1. Op. cit., pp. 150-151. « Lorsqu’en effet cette paix du corps fait défaut, celle de l’âme sans raison est aussi compromise » (14 ; BA, p. 117). Ce passage vise d’abord l’animal mais on peut aussi l’appliquer à l’homme.


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corporel. il est un dernier terme auquel tout le reste est soumis, Dieu. il est donc tout naturel que la paix de l’homme soit référée ultimement à Dieu : « La paix de l’homme mortel avec Dieu, c’est l’obéissance bien ordonnée dans la foi sous la loi éternelle 22. » Pour bien comprendre ce degré supérieur de paix accordé à l’homme, il convient de le comparer à la troisième définition de la paix. Celle-ci nous expliquait que l’homme accède à la sérénité en suivant sa conscience morale 23. Toutefois, pour saint Augustin, la conscience morale ne suffit pas à l’homme pour agir correctement, il doit être éclairé par la loi éternelle qui se confond avec « la raison divine ou la volonté de Dieu 24 ». Cette action de Dieu en l’homme correspond à l’aspect moral de la doctrine augustinienne de l’illumination. Éclairé de l’intérieur par Dieu, l’homme comprend qu’il existe un ordre auquel il doit soumettre son agir moral. La loi éternelle est impérative, car elle dicte à l’homme des jugements nécessaires en morale. Mais cette loi ne s’impose pas à lui de façon extrinsèque, puisque Dieu éclaire l’âme de l’intérieur 25 ; et elle n’est pas arbitraire, car « elle ordonne de conserver l’ordre naturel ». Pour que l’homme se conforme pleinement à l’ordre voulu par Dieu aux origines, la révélation reste nécessaire 26. en s’adressant aux hommes dans l’Écriture, Dieu vient préciser l’enseignement intérieur qu’il dispense aux hommes par la voix de leur conscience. il leur donne des principes généraux qui leur permettront de mener une vie morale ajustée. Cependant, pour suivre l’enseignement de Dieu reçu dans la foi, le chrétien a besoin « du secours divin pour s’y soumettre en homme libre 27 ». en quelques mots 22. 13,1 ; BA, p. 109. 23. « C’est l’accord bien ordonné de la pensée et de l’action » (13, 1). 24. « Lex vero æterna est ratio divina vel voluntas Dei, ordinem naturalem conservari jubens, perturbari vetans » (Augustin, Contra Faustum, XXii, 27, cité par Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 2e éd., 1943, p. 167). 25. Cf. De libero arbitrio, i, 6, 15. 26. L’homme « a besoin de l’enseignement divin pour lui [Dieu] obéir avec certitude » 14 ; BA, p. 119. 27. Ibid.


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est suggérée la théologie de la grâce de saint Augustin. il ne suffit pas que la personne sache dans quelle direction elle doit avancer, il lui faut être soutenu par la grâce. Loin de violenter la volonté de l’homme, la grâce réalise ce bon vouloir, de telle sorte qu’il en vient, sous la motion divine, à désirer librement ce que Dieu veut. Telles sont toutes les conditions nécessaires pour que l’homme accède à une paix surnaturelle. elle est le degré le plus élevé auquel l’individu puisse aspirer ici-bas. L’étude des points communs entre ces cinq définitions permet de mettre en relief l’essence de la paix. Les conditions fondamentales de la paix

Dans ces définitions le terme central est celui d’ordre, il est d’ailleurs repris dans chacune d’elles : « ordinata ». La notion d’ordre est donc corrélative à celle de paix. Plus précisément, le concept de paix est moins large que celui d’ordre. La preuve en est que la justice réalise elle aussi un ordre entre les hommes 28. Les cinq définitions augustiniennes nous aident à saisir l’essence de la paix. elles nous révèlent la même structure fondamentale. La paix est un certain ordre établi entre des parties qui forment un tout. Ces parties peuvent être les éléments d’un corps (première définition), des appétits sensibles (deuxième définition), la pensée et l’action (troisième définition), le corps et l’âme (quatrième), l’homme dans son rapport à Dieu (cinquième). Ces parties correspondent à la cause matérielle de la paix 29. une fois réunies ensemble, elles constituent un tout, à savoir un corps matériel ou encore l’union de l’homme à Dieu. il n’y aura d’ordre qu’à la condition que chaque partie soit à sa place. L’ordre est cette disposition harmonieuse des parties entre elles. Saint Augustin définit ainsi l’ordre : « C’est la dispo28. Cf. Cité de Dieu, XiX, 4, 4. 29. Saint Thomas d’Aquin définit ainsi une cause : « elle est ce dont une chose dépend, selon son être et selon son devenir » (In I Physicorum, leçon 1, n° 5). À la suite d’Aristote, saint Thomas distingue quatre causes, la cause matérielle désigne la réalité dont une chose est faite. Ainsi, les soldats qui composent une armée correspondent à la cause matérielle de celle-ci.


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sition [dispositio] des êtres égaux et inégaux, désignant à chacun la place qui lui convient 30. »

L’ordre a valeur de cause formelle de la paix. Cette cause répond à la question du comment : comment la paix règne-t-elle dans un individu ? La réponse est : par l’ordre. La cause formelle désigne le plan ordonné en vue de la fin, plan qui unit les divers éléments d’une chose. L’ordre indique sa place à chacune des parties, il marque quelle est sa fonction au regard des autres parties. Ainsi, à chaque degré, la paix est toujours la conséquence d’un certain ordre. Ces divers degrés sont autant de sens analogiques. il existe également un ordre entre les degrés de la paix. Le corps doit être soumis à l’âme, l’action à la pensée, l’homme à Dieu. il y a un enchaînement des paix les unes par rapport aux autres. Si l’une vient à manquer, c’est l’ordre tout entier qui est mis en danger. Cette vision du réel exclut le matérialisme, puisque le corps est subordonné à un principe supérieur : l’esprit. Mais elle écarte également un spiritualisme de mauvais aloi : le corps a ses exigences qu’il faut respecter. La paix est la conséquence de l’ordre entre les parties, quelle que soit leur nature : « La paix est la tranquillité de l’ordre de toutes choses 31. » Mais cet ordre n’est pas arbitraire, puisqu’il assigne à chaque partie « la place qui lui convient 32 ». L’exemple du corps pendu permet à saint Augustin de préciser dans quel sens il faut comprendre cette notion de place. Chaque chose tend vers son lieu naturel, vers l’« ordre de sa paix 33 ». Le fait qu’un homme ait la tête à l’envers trouble la paix de son corps. Le corps mort demeure en paix tant que ses membres restent assemblés. S’il se corrompt, les éléments corporels rejoignent leur paix respective, le cadavre nourrit les animaux. Rien ne se perd, tout se transforme. Dès qu’un certain tout se dissout, ses parties rejoignent 30. 31. 32. 33.

13, 1 ; BA, p. 111. Ibid. Ibid. « et ce corps de terre, en tendant vers la terre et en pesant sur le lien qui le retient, aspire à l’ordre de sa paix à lui, et par la voix de sa pesanteur réclame pour ainsi dire le lieu de son repos » 12, 2 ; BA, p. 109.


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un autre ensemble. Chaque chose est mue par un mouvement qui est celui de sa nature. elle est comme inclinée par un poids vers sa paix naturelle. La notion augustinienne de poids éclaire le sens de ce passage. Pour saint Augustin, le poids est synonyme d’ordre : « L’ordre ou le poids indique la place de chaque chose dans le plan divin 34. » La notion de poids fait partie de la triade (nombre, poids et mesure) qui exprime la nature profonde de l’être 35. Chaque chose est inclinée en raison de sa nature vers son lieu naturel, là où elle se conserve et demeure dans sa quiétude.

Cet « ordo pacis » s’origine en Dieu. Le Créateur assigne à chaque chose son lieu naturel, il lui imprime ce poids qui l’attire irrésistiblement à poursuivre sa paix. il s’agit d’un mouvement inscrit en elle, qui obéit « aux lois du Souverain Créateur et Ordonnateur, qui règle la paix de l’univers 36 ». Autrement dit, tout être est fait pour la paix, puisque cette orientation est indissociable de sa nature telle que Dieu l’a créée. Tous les éléments qui cherchent leur propre paix concourent à réaliser la paix universelle. Cela vaut aussi bien pour le monde physique que pour l’ordre surnaturel, puisque l’homme raisonnable ne peut trouver sa vraie paix que dans l’obéissance à la loi éternelle qui se confond avec la Volonté divine. Cette loi est celle-là même qui a disposé toutes choses selon le plan divin. Ainsi, les notions de paix, d’ordre et de poids se retrouvent à plusieurs niveaux dans l’individu et le cosmos. L’analyse de la nature du mal n’échappe pas non plus à ces notions primordiales.

La paix imparfaite

Le cas de la paix relative des malheureux amène le saint Docteur à réfléchir sur le mal. Le mystère du mal a toujours été 34. Article : « Mesure, nombre, poids », in Encyclopédie Saint Augustin, la Méditerranée et l’Europe, iVe-XXie siècles, Paris, Cerf, 2005, p. 963. 35. Sg 11, 20 : « Tu as tout réglé avec nombre, poids et mesure » ; Vg 11, 21 : « Omnia in mensura, et numero, et pondere disposuisti. » Cf. les explications métaphysiques données par saint Thomas à partie du De Genesi ad litteram de saint Augustin, dans la Somme de théologie, i, q. 5, a. 5. 36. 12, 2 ; BA, p. 109.


LA PAiX Chez SAinT AuGuSTin

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un de ses sujets de méditation, à tel point que, pour tenter de résoudre ce problème, il n’a pas hésité à adhérer aux idées de la secte manichéenne. Sa réflexion sur le mal traverse toute son œuvre, il la reprend à nouveau au livre XiX de La Cité de Dieu. il constate que les malheureux « ne peuvent, même dans cette misère qui est la leur, être en dehors de l’ordre 37 ». L’homme est fait pour la paix et il ne peut échapper à l’orientation de son être. Si cette aspiration ne vient pas à être comblée, il en résulte un mal. Le malheur n’a de réalité que dans la mesure où l’ordre n’est pas accompli en l’homme. On se souvient que toute chose a été créée par Dieu « avec nombre, poids et mesure » (Sg 11, 21 Vg). « Toute nature consiste en ces perfections, toute nature est bonne par définition 38 », comme l’explique Étienne Gilson. Le mal a pour origine la corruption de l’un de ces trois éléments. il est la privation de mesure, de nombre ou de poids. L’ordre vientil à manquer, il s’ensuit trouble et perturbation 39.

Le mal ne se définit que par rapport à l’ordre ou à ces deux autres perfections que sont la mesure et la forme. Dès lors, l’ordre et la paix sont antérieurs ontologiquement au mal. Le mal témoigne que l’ordre établi par Dieu a été troublé. Dieu a créé le monde et il « vit que cela était bon » (Gn 1, 25). La triade mesure, nombre et poids, ainsi que la paix, sont l’expression de la bonté foncière de toute chose. Le mal vient troubler cet ordre originel.

De même qu’il existe divers degrés de paix, il en va de même pour le mal. La douleur est la privation d’un bien d’ordre physique, cette absence cause une souffrance au sujet qui en est affecté 40. Le mal physique consiste en un trouble qui vient briser l’harmonie des parties corporelles. Quant au mal moral, il est la conséquence de la transgression de l’ordre de la justice. Le fautif

37. 13, 1 ; BA, p. 111. 38. Op. cit., p. 186. 39. « S’ils [les malheureux] souffrent, c’est du côté où ils souffrent que la paix a été troublée » (13, 1 ; BA, p. 111). 40. « Cette douleur elle-même est le témoignage du bien enlevé et du bien laissé » (13, 2 ; BA, p. 113).


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reçoit la part de mal qui lui revient pour avoir lésé le bien d’autrui 41. Cette explication vaut a fortiori pour le démon qui s’est rebellé contre l’ordre de la paix. C’est sous cet aspect et non celui de l’orgueil que saint Augustin aborde dans ce passage le péché de l’ange. Le péché peut alors se définir comme une violation de l’ordre divin. Les concepts d’ordre et de paix ont une telle amplitude qu’ils permettent de donner raison du mal physique et du mal moral.

Pour que son exposé soit complet, saint Augustin insiste sur le fait que le mal absolu n’existe pas, car la créature demeure toujours en elle-même un bien. Même dans leur malheur, les hommes jouissent d’une certaine paix 42. La raison en est que, tant qu’il y a de l’être, il existe nécessairement de l’ordre et par là-même un élément de paix. il ne se trouve pas d’être qui ne soit que souffrance, puisque la pure privation n’existe pas en soi. La privation se réalise toujours selon le mode du plus ou moins dans un sujet : « il ne peut y avoir de douleur sans une certaine vie 43. » Ce mot de vie peut être remplacé par ceux d’être, d’ordre ou encore de paix. Ainsi sont impossibles le malheur absolu, le chaos et l’absence radicale de paix dans un individu. Si toute chose aspire à la paix en raison de son inclination de nature, Dieu lui réserve toujours, dans quelque mesure, la paix nécessaire qui la maintiendra dans son être. Dieu a ainsi créé l’homme afin qu’il recherche la paix de son corps et de son âme, en lui-même et en Dieu. Mais, dans la mesure où l’homme n’est pas un individu sans rapport à autrui, il n’atteindra sa paix totale que dans la société de ses semblables. Fr. Bertrand-Marie GuiLLAuMe Religieux de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, le père Guillaume est titulaire d’une Maîtrise d’histoire de la Sorbonne. 41. « C’est selon le droit et le mérite qu’ils sont malheureux » (13, 1 ; BA, p. 111). 42. « Mais la paix règne encore partout ailleurs où le mal ne ronge pas » (13, 1 ; BA, p. 111). 43. 13, 1 ; BA, p. 113.


Philosophie

À propos du Mystère de l’être Il y a quatre ans, paraissait chez Vrin le livre du père LouisMarie de Blignières intitulé Le Mystère de l’être – L’approche thomiste de Guérard des Lauriers 1. Nous avons pensé que les lecteurs de notre revue seraient heureux de connaître l’écho qu’a rencontré cette étude, en prenant connaissance d’extraits des diverses recensions parues dans une dizaine de revues de six pays. À cette occasion, nous sommes heureux de publier la belle préface que le père Serge-Thomas Bonino, o. p., alors directeur de la Revue thomiste, a donnée à cette œuvre de synthèse et de recherche. Elle situe magistralement les enjeux toujours actuels de la quête métaphysique de l’être.

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* * *

Préface du père Bonino

n problème assez semblable à celui de la quadrature du cercle obsède nos contemporains. Le voici : comment, face à l’action dissolvante qu’exerce l’individualisme sur le lien 1.

Paris, Librairie philosophique Vrin, 2007, coll. « Bibliothèque thomiste », n° LX, 454 pages, 48 €. Cf. la recension par l’abbé Bernard Lucien dans Sedes Sapientiæ, n° 104, juin 2008, pp. 81-99.


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communautaire, assurer, d’une part, un minimum de cohésion sociale et de convivialité entre les hommes, tout en évitant soigneusement, d’autre part, la référence à une vérité objective, rationnelle et normative, expression de la nature même des choses ? On suppose, en effet, que cette référence présente le double inconvénient d’être illusoire et, surtout, d’être dangereuse, dans la mesure où la prétention à la vérité est, comme on va répétant, le ressort de toutes les intolérances et la matrice de toutes les violences. De fait, il faut concéder qu’ainsi posé le problème est insoluble.

Mais il reste encore à s’interroger sur la validité des motifs qui sont censés interdire le recours à la vérité objective comme fondement d’un ordre social juste. Or, non seulement il n’est pas sûr que la référence commune à une vérité objective normative contredise les droits subjectifs de la personne en quête de vérité, mais il se pourrait même qu’elle soit seule à leur offrir une garantie sérieuse. Car, en mettant la vérité entre parenthèses, le relativisme, loin de favoriser la liberté, ouvre toute grande la porte aux idéologies, c’est-à-dire aux manipulations violentes des hommes et des sociétés au profit d’intérêts infra-moraux. Bref, la connaissance de la veritas rerum n’est pas un luxe facultatif. elle est une nécessité vitale pour les personnes et pour les sociétés. Dans ce contexte, il faut savoir gré au père Louis-Marie de Blignières de nous offrir, dans son beau livre sur le Mystère de l’être, fruit d’une thèse longuement mûrie et enfin soutenue en Sorbonne, une défense et illustration rigoureuse et systématique de la possibilité et même de la nécessité de la connaissance métaphysique. Connaissance qui ne se constitue en authentique sagesse que dans l’affirmation rationnelle de l’existence de Dieu, l’Être même subsistant et la norme première de toute vérité.

Sans doute la métaphysique, savoir sur l’étant en tant qu’étant, est-elle une science fragile. Sinon en soi, du moins dans nos esprits fluctuants. Sa possibilité même est aujourd’hui souvent contestée, car a-t-elle même un objet ? Qu’est-ce que cet « étant », dont elle prétend donner une connaissance certaine par ses causes ultimes ? Pour beaucoup, un faux problème, le fruit


À PROPOS Du MySTÈRe De L’ÊTRe

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naïf d’une illusion langagière qu’une analyse logico-linguistique a tôt fait de dissiper. D’autres, incapables de concevoir la possibilité d’un étant non corporel, réduisent la métaphysique à la physique. et si, pour échapper à ce réductionnisme, certains abandonnent le monde empirique à la pure physique et se hâtent de transférer l’être dans le sûr refuge de la pure subjectivité, ils le vident du même coup de sa capacité à unifier analogiquement le réel. La détermination exacte de la notion de l’étant, la ratio entis, est donc la clé qui gouverne la possibilité même d’entrer en métaphysique.

un des intérêts principaux du Mystère de l’être, qui explore les voies de cette entrée en métaphysique, est de souligner combien cette détermination de la ratio entis est inséparable d’un approfondissement philosophique de la nature et de l’activité propre de l’esprit humain : mens capax entis. On pourra discuter l’hypothèse d’une dimension « pneumatique » de l’esprit humain, distincte d’avec la dimension noétique, et qui se manifesterait en particulier dans le processus de la découverte scientifique. Mais elle entend à juste titre faire valoir combien l’esprit est engagé dans la saisie de l’être par tout lui-même, en ses sources intimes et selon toutes ses virtualités différenciées. Dans cet authentique exercice spirituel qu’est la métaphysique, il y a comme une révélation réciproque de l’être et de l’esprit : l’esprit seul a accès au mystère intégral de l’être, mais, en retour, la quête de l’être met en lumière les ressources propres et parfois insoupçonnées de l’esprit.

Mais, si la quête de la ratio entis met en œuvre les différentes opérations de l’esprit, c’est que la structure objective de l’étant est complexe. elle renvoie en particulier à la polarité constitutive de l’acte d’être et de l’essence. Sur ce point, aussi central que délicat, de la métaphysique thomiste, Louis-Marie de Blignières tient une position équilibrée. il est attentif à souligner l’implication réciproque de l’essence et de l’acte d’être, de l’appréhension quidditative et du jugement : une insistance unilatérale sur l’essence aboutirait en effet à un primat métaphysique du possible sur le réel et à une forme de rationalisme


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et, à l’inverse, l’exaltation d’un esse déconnecté de l’essence conduirait à rendre l’étant inintelligible et fermerait le chemin d’un discours rationnel sur Dieu. Or cette affirmation de Dieu est l’enjeu majeur de la métaphysique. La théologie naturelle n’est pas un appendice optionnel, mais l’achèvement même de la démarche métaphysique comme science des causes de l’étant. Louis-Marie de Blignières, qui a déjà consacré plusieurs travaux de qualité au problème de la démonstration métaphysique de l’existence de Dieu, articule avec bonheur ontologie et théologie en établissant comment « l’étant par l’être montre Dieu » et comment, en retour, « Dieu montre l’être dans l’étant ».

Faut-il préciser que la théologie philosophique telle que l’entend Louis-Marie de Blignières n’a rien de cette « construction artificielle, issue du désir de “marier” yahvé et Baal, le Dieu trinitaire de l’Écriture Sainte et le concept d’être cher à la philosophie des stoïciens et d’Aristote » (K. Barth), qu’un surnaturalisme exacerbé s’est plu à imaginer, elle est plutôt la surface d’incarnation qui permet à la révélation biblique de parler vraiment à l’homme dans une langue par lui intelligible. Sans la métaphysique, la révélation serait largement muette.

Dans la partie de la Somme de théologie qu’il consacre aux vertus rattachées à la justice (ii ii, q. 81-119), saint Thomas d’Aquin traite d’abord de la vertu de religion qui règle en droite raison les attitudes des créatures humaines vis-à-vis de Dieu, leur premier Principe. Or, aussitôt après, saint Thomas envisage les vertus sociales de la vénération (piété et déférence [observantia]), qui apparaissent comme des extensions de l’attitude religieuse à ceux qui, d’une manière ou d’une autre, participent à l’excellence de Dieu et à sa Seigneurie à notre égard. Saint Thomas procède dans la Somme selon l’ordre d’exposition (ordo expositionis), c’est-à-dire l’ordre objectif des choses. Mais, selon l’ordre subjectif de la découverte (ordo inventionis), les vertus de la vénération, à commencer par la piété filiale, viennent en premier. elles sont comme le terreau nourricier sur lequel peut germer le sens de Dieu. Comme l’a si bien montré le Père Philippe Vallin dans Le Prochain comme tierce personne


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chez saint Thomas d’Aquin, c’est à travers l’expérience de l’excellence du prochain que nous percevons quelque chose de la transcendance de Dieu, qui en est le fondement objectif. La « tierce personne » est alors comme l’icône créée de l’altérité et de la transcendance de Dieu, son sacrement en quelque sorte. il existe donc une très profonde convenance, du côté même de l’objet étudié, entre la quête de Dieu et le recours dans cette quête à un maître de sagesse.

Louis-Marie de Blignières a entrepris la recherche fondamentale de la ratio entis à l’école d’un maître hors pair : saint Thomas d’Aquin. Comme en témoignent entre autres les annexes, il a arpenté en tous sens le corpus thomasien, rapproché et médité bien des textes, pour que s’ouvre quelque peu le chemin vers la veritas rerum. Mais, le thomisme étant une métaphysique de la dignité des causes secondes, où la multiplication des médiations est signe de perfection, c’est plus particulièrement à l’école d’un maître ès thomisme, le père Louis-Bertrand Guérard des Lauriers (1898-1988), o. p., que Louis-Marie de Blignières a choisi de se mettre. Ce faisant, il nous propose la première présentation systématique de la synthèse thomiste de cet auteur, auquel le lie la dette d’une vraie piété filiale. La personnalité du père Guérard des Lauriers – ce n’est un secret pour personne – est hautement controversée. non seulement en raison de ses prises de position dans la crise catholique des années 1960, mais aussi de sa personnalité humaine et religieuse, diversement appréciée. il reste, sans qu’on veuille sous-estimer pour autant le lien entre la pensée et la vie, qu’une doctrine philosophique une fois exprimée présente une objectivité qui demande à être jugée pour elle-même au regard de sa prétention à être conforme à la réalité des choses.

Le Mystère de l’être n’est donc pas seulement une réflexion sur la ratio entis et la question décisive de l’entrée en métaphysique, mais il apporte sa contribution à l’inventaire raisonné des thomismes au XXe siècle. Car, même si Maritain se plaignait à Gilson de l’échec (en France) du renouveau thomiste (cf. Lettre de J. Maritain à Ét. Gilson du 22 octobre 1949), il n’en demeure


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pas moins que le XXe siècle fut un grand siècle thomiste et que le thomisme français, malgré son isolement institutionnel, a produit dans les années 1950-1960 une impressionnante effloraison métaphysique, avec des penseurs comme Ét. Gilson et J. Maritain, bien sûr, mais aussi J. de Finance, A. Forest, L.-B. Geiger, M. Paissac, M.-D. Philippe, B. Montagnes, J.-h. nicolas, P.-C. Courtès… pour n’en citer que quelques-uns. Guérard des Lauriers, avec la forte originalité que lui conférait sa haute formation scientifique, a pris sa part aux débats métaphysiques qui ont fait la richesse de cette époque. Qu’avonsnous de mieux à faire, maintenant que l’hiver s’est installé, que de recueillir cet héritage pour permettre, quand le temps sera venu, de nouvelles moissons ? Fr. Serge-Thomas BOninO, o. p.

Né en 1961, Serge-Thomas Bonino, entré dans l’Ordre des Prêcheurs en 1982, a dirigé la Revue thomiste de 1991 à 2010. Régent des études de la province dominicaine de Toulouse, fondateur de l’Institut SaintThomas d’Aquin, il enseigne au studium de sa province et à l’Institut catholique de Toulouse. Il est membre de l’Académie pontificale SaintThomas-d’Aquin et secrétaire de la Commission théologique internationale (CTI). Aumônier national des guides-aînées d’Europe, il est l’auteur de plusieurs livres au Cerf et aux éditions Parole et Silence.


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Extraits des recensions

« Louis-Marie de Blignières a trouvé en Michel L.-B. Guérard des Lauriers un maître sans lequel sans doute le thomisme serait resté pour lui, comme il le fut pour beaucoup de ses condisciples, une collection de thèses abstraites » (hervé Barreau, Revue philosophique de la France et de l’étranger).

« ya en su presentación Serge-Thomas Bonino destaca la calidad de este trabajo, que es de una gran riqueza y contiene una síntesis unitaria de toda la metafísica. […] La filosofía primera recupera su unidad y supera la difundida fragmentación en ontología, teoría del conocimiento y teología filosófica » (Lluis Clavell, Acta philosophica, Rivista internazionale di filosofia, italie).

« The author enjoys a wide command not only of the actual texts of St Thomas but also of the relevant contemporary literature, in english, French and italian » (Thomas Crean, New Blackfriars, GB).

« Le P. de Blignières démontre une connaissance approfondie des sciences, du thomisme et il a aussi une pensée propre. […] Ce livre est sans conteste une œuvre d’érudition autant qu’un travail surprenant d’originalité » (nicolas du Chaxel, Tu es Petrus).

« L’auteur nous a donné l’exposé le plus complet et le plus détaillé à ce jour sur notre connaissance de l’être, en enrichissant en même temps son texte par une profusion de références à des auteurs thomistes contemporains » (Léon elders, Nova et Vetera, Suisse).

« Le travail du père de Blignières marque une date importante : la métaphysique est de retour dans le monde francophone thomiste. […] Le père de Blignières rompt ici radicalement avec le dessèchement néo-historico-thomiste et nous ouvre à nouveau les portes de la vie de l’esprit dans son ouverture propre à ce qui est » (Bernard Lucien, Sedes Sapientiæ).


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« Ainsi, l’être et Dieu montrent la “nature de l’être”. Cette conclusion met en exergue la contribution importante de cette œuvre aux études thomistes et l’actualité de la pensée de saint Thomas. […] La synthèse guérardienne qui a guidé Louis-Marie de Blignières se présente comme un exemple de “progrès philosophique par intégration” » (hervé Pasqua, Revue philosophique de Louvain, Belgique).

« Le travail du P. de Blignières est beaucoup plus qu’un témoignage de piété filiale et intellectuelle. il constitue une magnifique leçon de contemplation métaphysique qui donne au lecteur d’entrer dans le mystère de l’être, de goûter la joie d’entrevoir la beauté de la création et la bonté du Créateur » (Laurent-Marie Pocquet du haut Jussé, L’Homme nouveau).

« This book should be a landmark for 21st century thomism. […] The bibliography is in six languages, and there are a hundred pages of translated texts of St Thomas related to ‘ratio entis’. De Blignières’s prose is serene, flowing and clear » (Ansgar Santogrossi, The Review of metaphysics, uSA).

« i hope to have given the reader a glimpse of this complex but intriguing and engaging study which makes a forceful case for a return of a classical metaphysics within (French) Thomism. Father de Blignières deserves our gratitude for recovering, through the lens of Guérard des Lauriers, an important part of twentieth-century Thomism » (Jörgen Vijgen, The Thomist, uSA).


Actualité théologique

La liberté religieuse, entre rupture et continuité Le cinquantenaire de l’ouverture de Vatican II et les discussions entre la Fraternité Saint-Pie X et le Saint-Siège ramènent au premier plan de l’actualité théologique les questions de continuité doctrinale. Nous avons pensé qu’il était opportun dans ce contexte de porter à la connaissance des lecteurs de Sedes Sapientiæ deux textes publiés, respectivement en janvier et juin 1988, dans une publication aujourd’hui disparue, le Bulletin du Cices. Le premier article, intitulé : « La liberté religieuse : contradiction ou continuité ? », explique les raisons et les modalités du changement de position sur cette question de la Fraternité SaintVincent-Ferrier, à l’hiver 1987-1988. Le second, intitulé : « Sur la liberté religieuse. Seize réponses du père L.-M. de Blignières », présente de façon synthétique l’état de la question. Toutes les notes qui enrichissent ces deux textes ont été ajoutées par la rédaction, notamment afin de montrer comment le Catéchisme de l’Église catholique a fait progresser la question. * * *


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La liberté religieuse : contradiction ou continuité ?

a déclaration de Vatican ii sur la liberté religieuse, intitulée Dignitatis humanæ et promulguée le 7 décembre 1965, est un document de moindre autorité que les grandes constitutions dogmatiques du concile : Lumen gentium et Dei Verbum. Mais elle est apparue comme le centre d’une controverse passionnée. Dans l’esprit de certains experts et d’une partie de la majorité conciliaire, Dignitatis humanæ devait marquer une rupture par rapport à l’enseignement antérieur. On prétendait effacer le souvenir du Syllabus de Pie iX (8 décembre 1864).

Lors de son élaboration, la déclaration est rapidement devenue un enjeu. une rupture avec le magistère antérieur était souhaitée comme une libération par les uns, redoutée comme un reniement par les autres. Cette rupture a-t-elle eu lieu ? non sur le fond, affirment les théologiens de la ligne conciliaire la plus conservatrice. Si, soutiennent les plus avancés des progressistes (pour s’en réjouir) et une grande partie des traditionalistes (pour le déplorer). I – DANS LA PERSPECTIVE DE LA CONTRADICTION La thèse de la rupture

À la suite d’études parues en 1976 dans un bulletin traditionaliste 1, j’ai adhéré à cette position : il y a une contradiction formelle entre certaines propositions de Dignitatis humanæ et l’enseignement de Quanta cura, l’encyclique de Pie iX qui accompagnait le Syllabus. il faut dire que, si l’on regarde la juxtaposition matérielle des propositions, sans étudier soigneusement la signification que leurs auteurs donnent aux mots employés, il y a bien de quoi se tromper. D’autant que l’attitude de nombreux pasteurs et d’une foule de théologiens accrédite l’idée d’une volonté de rupture. 1.

il s’agit d’une étude de Michel Martin parue dans le n° 157 du 15 mai 1976 du Courrier de Rome.


LA LiBeRTÉ ReLiGieuSe

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Conséquences théoriques et pratiques de cette position

Je constatais que cette contradiction introduisait une déconsidération du magistère catholique, qui devait absolument être résorbée sous peine de voir périr la crédibilité de l’Église. Si elle s’était trompée sur ce point, rien n’interdisait de penser qu’elle se trompait aujourd’hui dans le domaine, par exemple, de l’éthique sexuelle. C’est d’ailleurs ce que des théologiens comme Curran n’ont pas hésité à affirmer. Je pensais aussi que la conséquence logique d’une telle rupture était une forme de vacance de l’autorité dans l’Église (qui n’était pas le sédévacantisme). J’en déduisais qu’il était d’autant plus urgent de faire revenir sur ce point les détenteurs de la succession apostolique, afin qu’ils retrouvent leur autorité pour le bien de l’Église.

Avec un groupe de théologiens et d’universitaires de divers pays, nous avons donc mis au point (en 1981-1983) un mémoire comportant une vue d’ensemble des équivoques ou des points faibles de certains textes magistériels, et une annexe sur le point précis de la liberté religieuse 2. Ce travail a reçu l’approbation de Mgr de Castro-Mayer et a été envoyé à un bon nombre d’évêques, en 1983-1985. il a été aussi remis au Saint-Siège. J’ai su qu’il a été jugé comme sérieux dans les sphères officielles, et je pense qu’il a contribué pour sa modeste part à orienter le débat vers l’aspect doctrinal de la crise. Disons qu’il a été une étape utile, compte tenu de notre point de départ.

Enquête et confrontation

Les contacts que nous avons eus à cette occasion avec des évêques nous ont donné une idée plus exacte de la situation de l’épiscopat, en face de la crise ecclésiale. ils nous ont aussi montré la nécessité de concentrer les efforts sur un point restreint et précis, permettant de circonscrire les discussions. C’est alors que, grâce à des échanges avec des théologiens 2.

Lettre à quelques évêques, Société Saint-Thomas-d’Aquin, janvier 1983.


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romains, nous avons décidé de mettre en chantier un mémoire exhaustif consacré uniquement à la liberté religieuse.

une grande enquête chez les Pères de l’Église, les conciles, les papes, nous a occupés de longs mois (1986-1987). Les matériaux accumulés ne sont d’ailleurs pas entièrement exploités. Avant de les mettre tous à profit, l’étude de la genèse et du contexte de Quanta cura, ainsi que la lecture des Actes de Vatican II 3 nous ont en effet réservé une surprise… de taille. C’est celle que nous expliquons dans une petite étude qui vient de paraître 4.

Durant toutes ces recherches, nous avions bien sûr pris connaissance des arguments des partisans de la continuité entre la tradition et Dignitatis humanæ. Cependant, leur argumentation nous paraissait forcée. nous avions l’impression qu’elle procédait d’un désir de justifier à tout prix le concile. Ce n’est qu’en allant voir nous-mêmes le détail des textes et des commentateurs que nous avons découvert qu’elle avait un fondement sérieux. Je dis seulement : un fondement, car je demeure convaincu que la mise en forme de cette argumentation était souvent défectueuse. Je dois cependant signaler une exception : les travaux du Rev. Brian harrison. il me semble qu’il est le premier à avoir vraiment bien compris les difficultés des théologiens traditionalistes. Je pense que sa thèse, qui a le grand mérite de réfuter courageusement certains points de vue d’un des pères de la déclaration, J.-C. Murray, est un travail qui fait progresser la réflexion dans cette question embrouillée 5. Car il faut souligner combien le problème est complexe.

3. 4. 5.

Acta Synodalia Sacrosancti Concilii œcumenici Vaticani II [dans la suite : AS]. Le droit à la liberté religieuse et la liberté de conscience, Supplément au° 22 de Sedes Sapientiæ, hiver 1988. Cf. B.-W. harrison, Le développement de la doctrine catholique sur la liberté religieuse. Un précédent pour un changement vis-à-vis de la contraception ?, Chémeré-le-Roi / Bouère, Société Saint-Thomas-d’Aquin / DMM, 1988.


LA LiBeRTÉ ReLiGieuSe

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Confusion

La question de la liberté civile des cultes et de son fondement est en effet au carrefour de difficiles problèmes théologiques, philosophiques, juridiques et historiques. Le concile, en raison de sa perspective pastorale particulière, a mis en lumière un seul point, très restreint, dans cet écheveau de droits et de devoirs, mettant en jeu la personne, la communauté civile, le pouvoir étatique, l’Église et Dieu. Par ailleurs, le texte de Dignitatis humanæ est incontestablement déroutant pour un nonspécialiste en droit public. il tente de récupérer les catégories des juristes modernes pour faire passer un enseignement d’éthique naturelle. Ce n’est pas illégitime. Mais cela demande un travail de précision dans les définitions qui est rarement fait. D’où une confusion inextricable.

interrogez au hasard un catholique de culture moyenne. Demandez-lui ce que c’est que « la liberté religieuse selon Vatican ii ». il vous répondra bien souvent : cela signifie que l’on a le droit de faire ce que l’on veut en matière religieuse. Dans l’esprit de la plupart des fidèles, « liberté religieuse » est un concept confus, à mi-chemin entre l’indifférentisme doctrinal (toutes les religions se valent), et la liberté morale de l’erreur (on a le droit positif de croire et de faire tout ce que l’on veut). Or, Vatican ii écarte explicitement ces deux acceptions. Mais qui le dit clairement ? La confusion est accrue par la conjonction de cette idée moyenne de « liberté religieuse » avec un faux œcuménisme trop répandu dans la mentalité ecclésiale depuis le concile. II – CONTRE-ENQUÊTE : IL Y A CONTINUITÉ Ce que dit Dignitatis humanæ

Ce que dit la déclaration conciliaire, c’est très exactement ceci : à l’intérieur des limites d’un ordre public juste, fondé sur la morale objective, la personne humaine a, par rapport à l’État, un droit à ne pas être forcée ou empêchée d’agir en matière reli-


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gieuse. il s’agit d’un droit négatif portant sur l’absence de contrainte, non sur le contenu éventuellement erroné de la religion. et ce droit s’enracine dans la nature même de la personne, antérieure à l’État qui n’a pas de juridiction directe sur son rapport avec Dieu.

C’est tout. C’est cela que le concile a affirmé « avec autorité » 6 et demande d’admettre. et je pense maintenant que c’est admissible. Le déclic s’est produit (pour les frères qui travaillaient cette question et pour moi) en découvrant un philosophe classique du droit naturel, Taparelli d’Azeglio, qui soutient clairement que l’État livré à ses seules lumières naturelles n’a ni le droit ni le devoir d’empêcher les cultes qui ne perturbent pas l’état paisible de la société. Le rapporteur officiel du schéma, Mgr De Smedt, affirme nettement que le point de vue de la déclaration est seulement celui-là : les rapports personne-État dans l’ordre naturel. Cette constatation a achevé de nous éclairer.

Cette doctrine a d’ailleurs des racines bien plus anciennes, puisque l’on voit un Jean de Torquemada écrire en 1449 dans sa Somme sur l’Église : « La puissance séculière, en tant que telle, ne connaît rien de la félicité céleste et de ce qui dispose les hommes à l’obtenir » (L. i, c. 90).

Ce que dit le magistère antérieur

Quant aux condamnations portées par les papes du siècle, spécialement par Pie iX, elles visent une liberté civile illimitée, jointe d’ailleurs inextricablement à une liberté morale. C’est ce que nous établissons dans notre étude. Lamennais et les naturalistes du XiXe siècle perdaient de vue ou niaient le rôle médiateur de l’État dans l’ordre de la morale naturelle, alors que ce rôle est clairement enseigné par saint Paul (Rm, 13). Si l’homme est une personne que l’on doit, autant que possible, XiXe

6.

« il doit être clair que l’argumentation n’est pas proposée avec autorité (auctoritative) », Mgr De Smedt, AS iV, Vi, 735.


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laisser libre de se déterminer, il n’en est pas moins aussi essentiellement un être social. La liberté civile ne peut donc se concevoir indépendamment de (ou antérieurement à) l’ordre social : elle en est une composante. Aussi le droit à la liberté civile comporte-t-il des limites qui font partie de sa définition ellemême 7 : ces limites sont celles qu’imposent la connivence de tous dans la vraie justice, les droits de chacun et la moralité publique. Tout cela n’est pas seulement d’ordre matériel et étend la compétence du pouvoir civil bien plus que ne le voulaient les naturalistes.

D’ailleurs, la paix publique de ces naturalistes qui exclut par principe toute référence à la vraie religion était pratiquement incompatible avec la protection de la liberté de l’Église, puisque tout ce qui était d’ordre spirituel était exclu de la protection des lois. un premier sondage dans les archives secrètes du Vatican a achevé de nous convaincre que le point de vue des naturalistes condamnés par Pie iX est essentiellement différent de celui qu’enseigne Dignitatis humanæ. Ombres et lumières

il faut préciser maintenant ceci : l’enseignement central de la déclaration, bien compris dans le sens même où il a été promulgué, constitue un authentique développement homogène de la doctrine et doit être reçu comme tel. Cependant, un catholique a le droit d’estimer très faibles certains des considérants qui étayent l’argumentation. il est aussi en droit de trouver étrange et regrettable le silence du texte sur des points importants et de constater que l’interprétation généralement reçue 7.

Ce droit étant un droit civil négatif, c’est-à-dire une immunité de contrainte par rapport à l’autorité temporelle, il lui est intrinsèque de recevoir les limites nécessitées par le bien commun que cette autorité a charge de promouvoir. C’est ainsi que le droit à l’inviolabilité de la sphère privée est limité par le droit de l’autorité temporelle à veiller à la sécurité publique et aux droits des autres : il y a donc possibilité de le lever en certains cas (par exemple si une perquisition est nécessaire). Dans le cas d’un droit positif comme le droit de l’innocent à la vie, il n’y a aucune limite intrinsèque.


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est assez proche de la pensée de Lamennais sur l’incompétence morale et religieuse absolue de l’État. il peut aussi penser que la déclaration, au moins sous sa forme actuelle, n’était guère opportune. J’ajoute que les dégâts indéniables qui découlent des équivoques ou des silences de Dignitatis humanæ rendent urgente une clarification du texte par le Saint-Siège 8. Cette clarification pourrait opportunément s’accompagner du redressement des points difficiles ou douteux de certains autres textes conciliaires, notamment sur l’œcuménisme 9. Personnellement, j’incline à croire que le concile ne pourra vraiment être « reçu » par tous les catholiques qu’à ce prix.

La découverte qu’il n’y a pas contradiction entre Dignitatis humanæ et le magistère antérieur implique déjà pour nous plusieurs conséquences. D’abord, le fait que l’Église, malgré la crise terrible qui l’obscurcit, n’est pas veuve de son autorité. ensuite, un sentiment de soulagement de constater que l’Église ne s’est pas contredite dans un enseignement de cette importance. et, malgré les craintes pour l’avenir qui est bien incertain, une certaine espérance. Celle que cela rende plus aisées au magistère les indispensables clarifications et plus facile à tous les catholiques soucieux de l’unité le regroupement dans la vérité.

il faut, à ce propos, prier la sainte Vierge, Mère de l’Église, pour que le magistère intervienne avant que le cancer néomoderniste n’ait rongé tout le cerveau théologique de l’Église. il me semble d’ailleurs que depuis quelques années une partie du sacré collège et de l’épiscopat, et Jean-Paul ii lui-même, commencent à mieux prendre la mesure du mal. Mais les mesures pratiques tardent considérablement… 8. 9.

Cette clarification a reçu un heureux commencement dans le Catéchisme de l’Église catholique, n° 2104-2109, que nous citons dans l’article suivant. Depuis la parution de cet article, un bon nombre de textes magistériels, spécialement la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi Dominus Jesus, du 6 août 2000, ont apporté des clarifications opportunes. il est regrettable qu’ils soient minimisés par certains traditionalistes et très souvent escamotés dans la prédication et la pastorale communes, comme dans l’enseignement des facultés catholiques.


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Dans ce contexte, la mission du cardinal Gagnon constitue certainement un signe d’espérance qu’il faut porter dans la prière. Je crois que cette mission (même si, par malheur, elle échouait) marque un tournant dans la crise 10. Le Saint-Siège envisage en effet d’accorder l’usage des livres liturgiques de 1962 à toute une catégorie de prêtres de l’Église latine 11. Or la messe tridentine, avec sa beauté liturgique, sa valeur pédagogique et sa puissance d’adoration, véhicule un patrimoine doctrinal d’une telle richesse qu’elle est un point de référence nécessaire dans tout redressement.

en fait, je crois que ce rite est finalement très pastoral. il répond à l’attente des âmes modernes désorientées dans un univers matérialiste et spirituellement vide. C’est pourquoi il est absolument exclu pour nous d’abandonner ce rite liturgique qui nourrit admirablement la foi au sacrifice propitiatoire du Christ. Son essor est l’un des éléments nécessaires (même s’il ne suffit pas) de l’expansion missionnaire qui doit ramener les esprits déboussolés au Règne de Jésus par Marie. Mais, bien sûr, la solution de la crise ne peut faire l’économie des questions doctrinales, car l’intelligibilité de la foi est au cœur de la vie du Corps mystique. *

*

*

10. il s’agit d’une visite de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X, effectuée durant l’automne 1987 au nom du Saint-Siège par le cardinal Édouard Gagnon. La réconciliation souhaitée échouera, du fait de la dénonciation par Mgr Marcel Lefebvre du Protocole d’accord qu’il avait signé le 5 mai 1988 et des sacres épiscopaux conférés sans mandat apostolique et contre l’ordre du Saint-Père le 30 juin 1988. Cependant, les rapports repris à l’été 2000 entre la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie-X et le Saint-Siège n’ont pas cessé depuis lors. 11. Ce sera réalisé, pour tous les prêtres de rit latin qui le désirent, le 7 juillet 2007 par le motu proprio Summorum Pontificum de Benoît XVi, précisé par l’instruction Universæ Ecclesiæ du 30 avril 2011. Le motu proprio Ecclesia Dei du 2 juillet 1988 accordait déjà cet usage, mais de façon plus restrictive.


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SUR

LA LIBERTÉ RELIgIEUSE

Seize réponses du père L.-M. de Blignières Deux articles, publiés dans le Cices en décembre et en janvier derniers, traitaient de l’enseignement de Vatican II et de l’enseignement traditionnel de l’Église sur la liberté religieuse. Ils exposaient pourquoi et comment ces enseignements ne se contredisent pas mais se complètent. Ces articles ont provoqué de nombreuses réactions d’approbation et quelques discussions ou ripostes plus ou moins adéquates et courtoises. Précisons d’abord que la thèse complète du P. Harrison 12 sera vraisemblablement disponible en français à la fin de l’été. Pour sa part, le P. de Blignières répond ici aux principales difficultés qui ont été opposées, tant à son article qu’à d’autres travaux publiés par le Prieuré SaintThomas d’Aquin. Il donne dans ses seize réponses une version volontairement simplifiée des commentaires approfondis déjà parus ou à paraître dans divers numéros et suppléments de Sedes Sapientiæ, revue d’étude théologique éditée sous sa direction par le Prieuré Saint-Thomas 13. 1. Quel est l’objet du débat ?

C’est la déclaration Dignitatis humanæ du concile Vatican ii qui enseigne : « La personne humaine a droit à la liberté religieuse » (DH 2, 1). À ce même endroit, elle déclare en quoi consiste ce droit, affirme qu’il est fondé dans la dignité de la personne humaine et précise qu’il doit être reconnu comme droit civil dans l’ordre juridique de la société. Tel est l’enseignement essentiel de la déclaration : c’est cela qui, selon les explications du rapporteur du schéma, est présenté « avec autorité 14 » à 12. Cf. note 5. L’article de B.-W. harrison, « Vatican ii et la liberté religieuse : contradiction ou continuité ? », in Sedes Sapientiæ, n° 31, pp. 15-40, est l’exposé en résumé de ce travail. 13. introduction originale de l’article dans le Bulletin du Cices (juin 1988). 14. Cf. note 6.


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l’adhésion des fidèles. Les autres parties de Dignitatis humanæ exposent les raisons d’opportunité de la déclaration, développent la nature du fondement, les limites du droit, etc. elles ne sont pas aussi rigoureusement normatives et peuvent comme telles comporter « des éléments contingents » plus ou moins discutables. 2. Quel est le point précis de la controverse ?

On a affirmé que l’enseignement essentiel de la déclaration était inacceptable au regard de la doctrine antérieure du magistère catholique et, précisément, des condamnations portées par les souverains pontifes au XiXe siècle contre « la liberté de conscience ».

Pour que cette objection soit recevable, il faut que soit établi avec une pleine certitude que l’on a bien affaire à une contradiction réelle. insistons sur ces deux points. il faut une pleine certitude. nous sommes en effet en présence, avec l’enseignement central de Dignitatis humanæ, d’une « doctrine du magistère suprême de l’Église » (notification du secrétaire général du concile, 16 novembre 1964). en face de cette autorité surnaturelle, un doute ou même une simple probabilité ne suffiraient pas. en cas d’obscurité dans la lecture d’un texte normatif du magistère, c’est le credo ut intelligam (croire pour comprendre) qui s’applique normalement.

il faut que la contradiction soit réelle ou « formelle » : c’est-àdire qu’il y ait vraiment contradiction entre deux doctrines. une contradiction « matérielle », l’opposition terme à terme de deux propositions, l’une affirmant apparemment ce que l’autre nie, ne suffit pas. il faut encore s’assurer que les termes sont pris dans le même sens dans les deux cas, et que c’est sous le même rapport qu’il y a affirmation, d’une part, et négation, de l’autre.

Pour éclairer le débat, il convient donc d’examiner le contenu du droit à la liberté religieuse et de voir à quel point de vue il est affirmé par Dignitatis humanæ. Voyons donc en quel sens Dignitatis humanæ parle de droit.


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3. Le droit à la liberté religieuse est-il un droit de l’erreur ?

non. On confond souvent « droit de l’erreur » et « droit des personnes qui sont dans l’erreur ». À parler proprement, l’erreur ou le mal n’ont aucun droit, ils ne sont pas sujets de droits. Ce sont les personnes qui peuvent être sujets de droits. Les personnes qui sont dans l’erreur religieuse peuvent avoir des droits et, de fait, elles en ont : celui de propriété privée, celui de ne pas être empêchées d’élever leurs enfants selon leurs convictions, etc. Vatican ii n’affirme aucun « droit des faux cultes », mais un droit à l’immunité de contrainte en matière religieuse, qui concerne aussi ceux qui adhèrent à un faux culte 15. 4. Le droit à la liberté religieuse est-il un droit d’agir mal ?

non. il faut en effet soigneusement distinguer le droit d’agir du droit de ne pas être empêché d’agir qu’enseigne Vatican ii.

– Le droit affirmatif – ou droit d’agir – signifie la faculté morale de poser un acte. « J’ai le droit de poser tel acte » = « il est moralement licite pour moi de poser cet acte. » Pour un droit affirmatif, l’objet du droit, c’est-à-dire l’acte, doit être moralement bon. Dignitatis humanæ ne reconnaît aucun droit affirmatif aux personnes par rapport à l’erreur religieuse.

– Le droit négatif – ou droit de ne pas être empêché d’agir – désigne une faculté morale d’exiger l’absence de contrainte des pouvoirs humains dans un certain domaine. « J’ai le droit (négatif) d’agir selon mon jugement personnel en tel

15. Cette interprétation a été pleinement confirmée en 1992 par le Catéchisme de l’Église catholique, n° 2108 : « Le droit à la liberté religieuse n’est ni la permission morale d’adhérer à l’erreur (cf. Léon Xiii, enc. Libertas præstantissimum), ni un droit supposé à l’erreur (cf. Pie Xii, discours 6 décembre 1953), mais un droit naturel de la personne humaine à la liberté civile, c’est-à-dire à l’immunité de contrainte extérieure, dans de justes limites, en matière religieuse, de la part du pouvoir politique. […] »


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domaine » = « Je peux exiger en justice que le pouvoir civil ne m’empêche pas. » L’objet du droit négatif, ce n’est pas l’acte (éventuellement mauvais) que je peux poser : c’est la nonintervention du pouvoir civil dans le domaine où je jouis de ce droit. C’est une autonomie relative de ce type qui protège le domaine privé ou familial. C’est ce droit négatif qu’enseigne Dignitatis humanæ pour le domaine religieux, dans des limites convenables (celles d’un ordre public juste). La déclaration parle toujours d’immunité de contrainte, de droit « à ne pas être empêché » et non de droit d’agir.

5. Le droit à la liberté religieuse implique-t-il l’indifférentisme individuel ?

Cet indifférentisme est exclu parce qu’il s’agit seulement d’un droit négatif, par rapport au pouvoir civil, et non d’un droit affirmatif par rapport à Dieu, au vrai et au bien. « Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ; et, quand ils l’ont connue, de l’embrasser et de lui être fidèles » (DH 1, 2). L’autonomie relative, intrinsèquement limitée par les exigences de l’ordre social, qui est reconnue à l’homme en matière religieuse, lui est accordée afin qu’il remplisse ses devoirs. S’il utilise cette liberté physique pour se détourner de la vérité et du bien, il abuse de son droit.

6. Ce droit implique-t-il l’indifférentisme de l’État, ou son incompétence religieuse absolue ?

non. Le devoir de l’État de ne pas empêcher l’exercice des faux cultes dans la mesure où cela ne trouble pas l’ordre public juste n’est pas contraire à son devoir objectif de reconnaître la vraie religion et l’Église catholique, d’aider celle-ci dans sa mission autant qu’il est politiquement possible, de la protéger contre ceux qui l’attaquent, de rendre un culte public à Dieu et au Christ. Ces devoirs ne sont pas niés par Dignitatis humanæ. ils sont même implicitement mentionnés, là où il est question du « devoir moral… des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ » (DH 1, 3). La royauté sociale du


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Christ n’est pas incompatible avec une certaine liberté civile laissée aux non-catholiques 16.

7. Ce droit implique-t-il une absence de juridiction religieuse de l’État ?

Oui. Le concile enseigne que le pouvoir civil n’a pas, de luimême, le droit d’empêcher par la coercition les actes religieux erronés qui ne menacent pas l’ordre public juste, c’est-à-dire qui ne troublent pas la paix et la moralité publiques et ne violent pas les droits des autres (DH 7). Parce que sa fin propre et prochaine est le bien commun temporel, il n’a pas de juridiction directe sur les actes qui ordonnent la personne au bien commun spirituel, à Dieu.

Cependant cette absence de juridiction ne signifie pas une incompétence religieuse absolue. L’État ne peut pas en effet être agnostique, indifférentiste ou athée, mais doit au contraire reconnaître la vraie religion et collaborer, à sa place et selon son rôle, à l’extension du règne du Christ. 8. Pourquoi la doctrine traditionnelle ne parle-t-elle pas de droit, mais de tolérance, pour les non-catholiques ?

La doctrine traditionnelle se place au point de vue de l’ordre total, incluant à la fois l’ordre naturel et la Révélation. elle

16. Cette interprétation a été également confirmée par le Catéchisme de l’Église catholique, n° 2105 : « Le devoir de rendre à Dieu un culte authentique concerne l’homme individuellement et socialement. C’est là “la doctrine catholique traditionnelle sur le devoir moral des hommes et des sociétés à l’égard de la vraie religion et de l’unique Église du Christ” (DH 1). en évangélisant sans cesse les hommes, l’Église travaille à ce qu’ils puissent “pénétrer d’esprit chrétien les mentalités et les mœurs, les lois et les structures de la communauté où ils vivent” (AA 10). Le devoir social des chrétiens est de respecter et d’éveiller en chaque homme l’amour du vrai et du bien. il leur demande de faire connaître le culte de l’unique vraie religion qui subsiste dans l’Église catholique et apostolique (cf. DH 1). Les chrétiens sont appelés à être la lumière du monde (cf. AA 13). L’Église manifeste ainsi la royauté du Christ sur toute la création et en particulier sur les sociétés humaines (cf. Léon Xiii, enc. Immortale Dei ; Pie Xi, enc. Quas primas). »


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suppose une société catholique, ayant reçu la Révélation, et une autorité publique catholique. en effet, c’est la Révélation qui fonde ultimement la distinction entre vraie et fausses religions, et une autorité qui n’a pas reçu la Révélation n’a pas le droit d’interdire ce qui ne s’oppose directement qu’à la Révélation et ne trouble en rien l’ordre social. Au point de vue naturel, on ne parlera donc pas de tolérance des faux cultes, mais de droit à la liberté en matière religieuse. Or Dignitatis humanæ parle pour toutes les sociétés, dont la plupart sont malheureusement pluralistes ou non catholiques. elle doit donc se placer à ce point de vue, et éviter un terme qui prêterait à confusion. 9. Le droit à la liberté religieuse est-il l’équivalent d’un « droit à être toléré » ?

On peut distinguer deux sens du terme « tolérer ». Au sens strict, il s’applique à ce que l’État a, non seulement le pouvoir physique, mais le droit d’empêcher. Selon ce sens, on ne tolère que pour des raisons extrinsèques à la personne tolérée. Mais, dans un sens plus large, le pouvoir « tolère » ce qu’il pourrait physiquement empêcher, mais qu’il n’a pas le droit de réprimer, par exemple les erreurs et fautes commises dans le domaine privé ou familial. il commettrait une injustice « en raison de l’auteur, en portant une loi au-delà de la puissance qui lui est commise » 17, s’il s’ingérait en ces domaines. en ce sens, on peut dire que l’État a ici un devoir de tolérance qui correspond à quelque chose d’intrinsèque à la personne tolérée. Le droit (négatif) à la liberté religieuse est de ce type : c’est bien un « droit à être toléré ». Le fait que la tolérance est alors due en vertu d’une exigence de la nature des personnes ne s’oppose pas à ce que dit Léon Xiii : à savoir que, « en vue du bien commun et pour ce seul motif, la loi des hommes peut et même doit tolérer le mal » (encyclique Libertas). Car les exigences de la nature et de la dignité des personnes humaines appartiennent au bien commun (cf. Pie Xii, 15 juillet 1950). 17. Saint Thomas, Somme de théologie [dans la suite : ST], i ii, q. 96, a. 4.


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10. En quoi consiste le fondement du droit à la liberté religieuse ?

Le fondement d’un droit, c’est sa raison d’être, sa justification. Qu’est-ce qui justifie de laisser aux êtres humains, en matière religieuse, une certaine sphère d’autonomie dans la société ? Dans son enseignement essentiel, la déclaration répond seulement en disant : c’est la dignité de la personne humaine. Dans les considérants, elle tente de mettre en lumière l’aspect général de cette dignité (DH 2, 2) et l’aspect proprement religieux (DH 3). C’est l’un des points les plus délicats du texte.

L’aspect général. il est valable pour l’activité humaine comme telle. « Les hommes sont des personnes, c’est-à-dire qu’ils sont doués de raison et de libre volonté » (DH 2). ils sont capables, par nature, de se mouvoir eux-mêmes vers leur fin. « Le suprême degré de la dignité chez les hommes, c’est qu’ils soient mus, non par d’autres, mais qu’ils se meuvent eux-mêmes vers le bien 18. » Le bien commun de la société requiert donc de laisser une certaine zone d’autonomie à l’agir des personnes, à l’intérieur de laquelle celles-ci se mouvront sous leur propre responsabilité : « il est dans l’ordre que ni le citoyen ni la famille ne soient absorbés par l’État : il est juste (æquum) d’accorder à l’un et à l’autre la faculté d’agir avec liberté, aussi longtemps que le bien commun est sauvegardé et que cela ne fait injure à personne » (Léon Xiii, Rerum novarum). Cette sphère raisonnable d’action libre qu’il est moral d’accorder doit être juridiquement protégée. « La protection de la liberté personnelle est le but de tout règlement juridique digne de ce nom » (Pie Xii, 8 janvier 1947).

L’aspect proprement religieux. La dignité de l’homme, c’est tout spécialement le fait que, par son ordination à Dieu, il dépasse et transcende l’ordre temporel. « L’homme n’est pas ordonné selon tout lui-même, et selon tout ce qu’il a, à la communauté politique […]. Mais tout ce que l’homme est, ce 18. Saint Thomas, Commentaire de l’épître aux Romains, ch. 2, leçon 3.


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qu’il peut, ce qu’il a, doit être ordonné à Dieu 19. » Le pouvoir civil, bien qu’il ne puisse y être indifférent en droit, n’a pas, de soi, la charge du salut éternel des hommes. « L’Église catholique a conscience que son divin fondateur lui a transmis le domaine de la religion, la direction religieuse et morale des hommes dans toute son étendue, indépendamment du pouvoir de l’État » (Pie Xii, 7 septembre 1955). L’État n’interviendra donc ici que sous l’aspect du bien commun temporel qui est sa fin propre, en protégeant l’ordre public juste, d’une part, et en s’associant au culte public que la société doit rendre à Dieu, d’autre part. 11. Le droit à la liberté religieuse est-il quelque chose d’absolu, d’illimité ?

non. C’est un droit négatif (cf. question 4), c’est-à-dire le droit à une immunité de contrainte, par rapport à l’État, dans une sphère déterminée. Les limites sont essentielles à ce type de droit. Celles qu’indique Dignitatis humanæ correspondent à cette part du bien commun naturel que le pouvoir civil a le devoir de protéger par des sanctions et qui est désignée sous le nom d’ordre public juste 20. Mais, si on considère que l’État pose encore d’autres actes par rapport à ce bien (par exemple la promotion positive), on voit que ses devoirs religieux ne s’arrêtent pas à cette répression des abus de la liberté religieuse. ils comportent des obligations positives à l’égard du 19. Saint Thomas, ST, i ii, q. 21, a. 4, ad 3. 20. Le Catéchisme de l’Église catholique a confirmé cette interprétation dans le n° 2109. il y affirme explicitement, d’une part que les limites sont intrinsèques ou inhérentes au droit à la non-coercition en matière religieuse, d’autre part que c’est le bien commun qui détermine les justes limites de ce droit : « Le droit à la liberté religieuse ne peut être de soi ni illimité (cf. Pie Vi, bref Quod aliquantum), ni limité seulement par un “ordre public” conçu de manière positiviste ou naturaliste (cf. Pie iX, enc. Quanta cura). […] Les “justes limites” qui lui sont inhérentes [au droit à la liberté religieuse] doivent être déterminées pour chaque situation sociale par la prudence politique, selon les exigences du bien commun, et ratifiées par l’autorité civile selon des “règles juridiques conformes à l’ordre moral objectif” (DH 7). »


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culte public de la vraie religion et également l’accueil de ce que le magistère catholique déclare en ce qui concerne la loi naturelle elle-même. 12. Le critère d’intervention reconnu ainsi à l’État n’estil pas celui des naturalistes condamnés au xIxe siècle ?

non. La « paix publique », c’est-à-dire la tranquillité de l’ordre social selon les naturalistes, et l’ordre public juste de Vatican ii sont formellement différents. Dans un cas, on détermine cet ordre social en niant explicitement que la Révélation puisse avoir quelque influence que ce soit sur l’organisation de la société. Dans l’autre cas, on ne nie nullement cette influence qui joue à un double niveau :

– dans la connaissance certaine, facile et sans mélange d’erreur de la loi naturelle. Qu’on pense aux conséquences pour l’avortement, l’euthanasie, les manipulations génétiques, la pornographie, le divorce, etc. 21

– dans l’incarnation des principes proprement chrétiens dans les sociétés qui ont reçu la Révélation. La législation, les institutions faciliteront la mission divine de l’Église. Certaines déterminations de la loi naturelle seront faites d’après la Révélation (par exemple, le repos dominical ou l’interdiction de la polygamie qui n’est pas contraire au droit 21. Cf. DH 14 : « De par la volonté du Christ, en effet, l’Église catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d’exprimer et d’enseigner authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l’ordre moral découlant de la nature même de l’homme » ; et Benoît XVi, discours aux participants à la 13e assemblée générale de l’Académie pontificale de la vie, 24 février 2007 : « Dans cette situation, il est opportun de rappeler que tout ordonnancement juridique, tant sur le plan interne qu’international, tire en ultime analyse sa légitimité de son enracinement dans la loi naturelle, dans le message éthique inscrit dans l’être humain lui-même. La loi naturelle est, en définitive, le seul rempart valable contre l’abus de pouvoir ou les pièges de la manipulation idéologique » (La Documentation catholique [DC], n° 2378, p. 335).


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naturel primaire) 22. Si l’Église le juge opportun, elle peut demander la reconnaissance d’immunités particulières (par exemple, l’exemption du service militaire pour les clercs).

13. La liberté de conscience condamnée par les souverains pontifes n’est donc pas identique au droit à la liberté religieuse ?

Les naturalistes condamnés réclamaient une liberté de conscience qui découlait de l’indifférentisme individuel (cf. Grégoire XVi, Mirari vos) ou de celui de l’État (cf. Pie iX, Quanta cura). Vatican ii exclut l’un et l’autre (cf. questions 5 et 6). Les catholiques libéraux, de leur côté, ne distinguaient pas clairement le droit affirmatif du droit négatif (cf. question 4). Cela est manifeste, par exemple, dans la façon dont Montalembert définit la liberté religieuse dans ses discours de Malines. Comme Lamennais, il réclamait d’ailleurs universellement la séparation de l’Église et de l’État, celui-ci étant proclamé « souverainement incompétent en matière de doctrine religieuse ». Les consulteurs du Saint-Office qui préparèrent Quanta cura lui reprochèrent de considérer « comme la meilleure condition de la société celle où le catholicisme n’est pas reconnu comme religion de l’État ».

en préparant la condamnation de la proposition : « La liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme… », ils la déclaraient inacceptable parce qu’elle obligerait l’État à permettre le divorce et la polygamie, du fait que l’incompétence religieuse absolue du pouvoir civil le contraindrait à 22. Cf. Jean-Paul ii, Discours au parlement européen de Strasbourg, 11 octobre 1988, n. 7 : « [Les croyants] considèrent que l’obéissance à Dieu est la source de la vraie liberté, qui n’est jamais liberté arbitraire et sans but, mais liberté pour la vérité et le bien, ces deux grandeurs se situant toujours audelà de la capacité des hommes de se les approprier complètement. Sur le plan éthique, cette attitude fondamentale se traduit par l’acceptation de principes et de normes de comportement s’imposant à la raison ou découlant de l’autorité de la Parole de Dieu, dont l’homme, individuellement ou collectivement, ne peut disposer à sa guise, au gré des modes ou de ses intérêts changeants » (DC, n° 1971, p. 1044, souligné par nous).


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admettre ces pratiques des protestants et des musulmans. il est clair que, même considérée comme un simple droit négatif, cette « liberté de conscience » a des limites bien différentes du droit à la liberté religieuse de Dignitatis humanæ. Les limites étant intrinsèques à un droit négatif (cf. question 11), le droit à la liberté religieuse et la liberté de conscience sont formellement distincts 23. (nous développons plus longuement ce point dans la réponse aux abbés Belmont et Lucien, pp. 10 à 20 24.)

14. Le droit à la liberté religieuse accorde-t-il une immunité en face de l’Église ?

non. Dignitatis humanæ parle d’une immunité de coercition «par rapport à tout pouvoir humain ». Mais le pouvoir coactif de l’Église sur ses fidèles n’est nullement nié, car les droits de l’autorité ecclésiastique ont été expressément réservés selon les explications du rapporteur 25. D’ailleurs, le sous-titre de la déclaration parle d’un droit « à la liberté sociale et civile en matière religieuse ».

15. Comment expliquer, au regard de la doctrine de Dignitatis humanæ, la pratique de l’Église et des États chrétiens dans les siècles de chrétienté ?

On peut sommairement indiquer que les atteintes à la vraie religion pouvaient être réprimées à un double titre :

– dans la ligne du pouvoir propre de l’État, « dans la mesure où, étant supposé un état de société chrétienne, elles la perturbaient et lui infligeaient de grandes nuisances même quant à sa paix, à sa félicité externe, à sa conservation ». Beaucoup d’auteurs 23. Le Catéchisme de l’Église catholique, dans le n° 2109, en renvoyant à deux grands textes des Papes du XiXe siècle, a confirmé cette différence fondamentale de la doctrine de DH avec celle des naturalistes : « Le droit à la liberté religieuse ne peut être de soi ni illimité (cf. Pie Vi, bref Quod aliquantum), ni limité seulement par un “ordre public” conçu de manière positiviste ou naturaliste (cf. Pie iX, enc. Quanta cura). […] » 24. Remarques sur la brochure des abbés Belmont et Lucien, Sedes Sapientiæ, supplément au n° 24, mai 1988. 25. Cf. AS iV, V, 150 et iV, Vi, 754, réponse au modus 4.


LA LiBeRTÉ ReLiGieuSe

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soulignent que la plupart des hérésiarques troublaient la paix et la moralité publiques. Or Vatican ii range lui-même ces deux éléments de l’ordre social parmi ceux que le pouvoir public doit protéger par des sanctions.

– « en raison d’une concession de la puissance ecclésiastique, par une réclamation tacite ou expresse de cette dernière demandant le secours du bras séculier ». Ces deux citations sont de Suarez (De legibus, L. iii. ch. Xi, n° 10) qui ajoute : « Toutes les lois civiles qui concernent des matières spirituelles, ou bien ne sont pas des lois, ou bien tiennent leur force de la puissance supérieure » (c’est-à-dire de l’Église). Vatican ii ne parle que des droits naturels de l’homme en face de la puissance propre de l’État et « ne traite pas de tous les droits qu’il faut reconnaître à l’Église », selon les déclarations du rapporteur (AS, iV, i, 195 et iV, V, 102). 16. Comment expliquer la pratique du Saint-Siège depuis le concile, qui semble favorable au non-confessionnalisme de l’État ?

De soi, « la doctrine de la liberté religieuse ne contredit pas le concept historique de l’État dit confessionnel […]. elle n’empêche pas que la religion catholique soit reconnue par le droit humain public comme la religion commune des citoyens d’une région déterminée, ou que la religion catholique soit établie par le droit public comme religion de l’État. » Telles sont les paroles du rapporteur officiel du texte (AS iii, Viii, 463).

Voilà la doctrine. La pratique concordataire du Saint-Siège est cependant, depuis le concile, défavorable au confessionnalisme formel de l’État 26. il s’agit d’un jugement de prudence poli26. Cf. cependant le Concordat entre le Saint-Siège et la Colombie, 1973, art. 1 : « L’État, eu égard au sentiment catholique traditionnel de la nation colombienne, considère la Religion Catholique, Apostolique et Romaine comme élément fondamental du bien commun et du développement intégral de la communauté nationale. »


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tique qui n’a évidemment rien d’infaillible. On peut le déplorer, surtout dans le climat général d’indifférentisme où cela est interprété dans le sens que l’État n’a pas de devoirs spéciaux à l’égard de la vérité religieuse.

il ne faut pas oublier en effet que le devoir indirect de la puissance civile vis-à-vis de l’ordre surnaturel relève de la loi divine. La société doit en tenir compte dans ses lois humaines. Mais l’inscription de ce devoir dans les constitutions est une disposition positive dont la réalisation peut être jugée (à tort ou à raison) impossible, ou inopportune au regard même des intérêts de la religion catholique. Conclusion

L’enseignement essentiel de Dignitatis humanæ ne semble donc pas atteint par les difficultés et objections qui ont été soulevées à propos de nos études. Mais ces critiques ont contribué à mettre en lumière les limites de la déclaration. il ne s’agit pas de vouloir la « réhabiliter » dans un esprit d’obéissance mal comprise, en s’aveuglant sur ses défauts. il s’agit de voir où se situent réellement ces déficiences, afin de permettre qu’elles soient redressées au profit de l’intelligence de la foi.

La levée de toutes les ambiguïtés du texte, une mise en lumière plus claire du fondement du droit, et surtout une réaffirmation explicite des droits du Christ-Roi sur les sociétés paraissent vraiment nécessaires et urgentes en notre époque de laïcisme et de confusion intellectuelle. une déclaration authentique de l’autorité sur tous ces points contribuerait opportunément à réunir tous les fidèles dans l’unité de la vérité. Fr. Louis-Marie

De

BLiGniÈReS


Spiritualité

L

Marie-Madeleine et les dominicains : une histoire d’amour

a chronologie des prieurs du couvent de Saint-Maximin dédié à Marie-Madeleine, que j’entreprends de publier 1, me suggère de scruter un peu la complicité amoureuse qui règne entre la sainte de Magdala et les frères prêcheurs. Les dominicains me pardonneront de m’immiscer dans cette histoire de famille qui est un peu la nôtre 2, aussi, puisque Saint-Maximin reste marqué à jamais d’un souffle à la fois magdalénien et dominicain. D’autre part, j’appartiens à une génération qui a encore connu la présence des frères en nos lieux, et ne peut donc oublier tout ce dont nous leur sommes redevables en fait d’héritage magdalénien. Personnellement, je dois beaucoup aux dominicains, en particulier la découverte de cette femme unique et admirable qu’est Marie-Madeleine.

1. 2.

Dans la Revue de la basilique Marie-Madeleine, publiée chaque année par l’Association des Amis de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de SaintMaximin-la-Sainte-Baume. L’auteur a passé son enfance à Saint-Maximin (nDLR).


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SeDeS SAPienTiæ

Cette complicité entre Marie-Madeleine et les prêcheurs est une vieille histoire d’amour qui remonte aux origines de l’Ordre. Déjà le pape honorius iii, pontife de 1216 à 1227, donc contemporain de saint Dominique dont il approuva l’Ordre dès les premiers mois de son pontificat, s’était adressé aux dominicains en les assimilant à « ceux qui avec Marie sont assis aux pieds du Seigneur » afin d’y enraciner leur vie de contemplation en vue du ministère de la prédication. La femme dont il est ici question, Marie, la sœur de Marthe et de Lazare, est alors unanimement considérée, dans l’Église latine, comme étant Marie de Magdala. Dès les débuts de l’Ordre, Marie-Madeleine est célébrée dans la liturgie dominicaine, son nom et celui de Lazare figurant depuis longtemps dans les calendriers liturgiques, sans doute à cause de la place qu’ils occupent dans le cycle du carême et de Pâques. Autre signe de ce lien particulier avec Marie-Madeleine, les prêcheurs ne vont pas tarder à lui dédier certains couvents, comme celui de Metz en 1219, encore du vivant de saint Dominique, ou celui de york en 1228.

nul doute que l’établissement, en 1295, des dominicains à SaintMaximin et à la Sainte-Baume, lieux que l’on estime avoir été sanctifiés par la présence de Marie-Madeleine, n’ait contribué à raviver et à pérenniser cette histoire d’amour. Le mérite en revient à Charles ii d’Anjou, comte de Provence et roi de naples, qui unissait dans une même affection Marie-Madeleine et l’ordre des prêcheurs, car la sainte fut, la première, prêcheresse.

C’est alors que vit le jour ce que le père Montagnes appelle la « légende dominicaine de Marie-Madeleine 3 », qui viendra en quelque sorte sacraliser le choix royal des dominicains comme gardiens des lieux magdaléniens provençaux, car le prince – dit la légende – avait vu en songe Marie-Madeleine, alors qu’il était captif des Aragonais, et celle-ci, après l’avoir miraculeusement délivré dans la nuit du 21 au 22 juillet, lui avait demandé de retrouver ses reliques et d’en confier la garde aux prêcheurs : 3.

Cf. B. Montagnes, o. p., Marie Madeleine et l’ordre des prêcheurs, Marseille, 1984.


MARie MADeLeine eT LeS DOMiniCAinS

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« Tu confieras le lieu de ma mort ainsi que le lieu de ma pénitence à mes frères, c’est-à-dire aux prêcheurs, car j’ai été prêcheresse et apôtre. » Du coup, ce n’est plus seulement l’Ordre qui manifeste son attachement envers sainte Madeleine, mais c’est celle-ci qui, la première, accorde sa prédilection à ceux qu’elle appelle ses frères, les prêcheurs, et qu’elle a choisis pour garder les lieux de sa pénitence et de son repos. « La légende, observe le dominicain henri-Dominique de Spéville, montre la manière dont les dominicains ont ressenti pendant des siècles la bienveillance de Marie-Madeleine à leur égard. C’est une manière de comprendre les grandes accointances qui existent entre Madeleine et les prêcheurs : “J’ai accompli le même office qu’eux !” Ce qui fonde une amitié profonde et durable 4. »

une amitié aux racines anciennes avait donc germé en terre de Provence, qui ne devait pas tarder à fleurir dans l’Ordre tout entier. Les prieurs du couvent de Saint-Maximin et de sa dépendance de la Sainte-Baume, où plus qu’ailleurs on vit sous le patronage et la protection de l’Apôtre des apôtres, vont d’ailleurs œuvrer pour favoriser et répandre cette floraison, diffusant dans tout l’Ordre les thèmes chers à la légende, grâce en particulier aux nombreux pèlerins dominicains des sanctuaires provençaux, et influençant efficacement les décisions des chapitres généraux, suprême instance de l’Ordre.

Ainsi, en 1297, le chapitre général qui se tient à Venise, auquel participe comme représentant de la province de Provence le père Vigorosi, second prieur de Saint-Maximin, décide d’élever, dans tout l’Ordre, la fête de Marie-Madeleine au rang de solennité (tout-double dans le rit dominicain) avec octave. il demande également que la messe de la fête comprenne une séquence, pièce liturgique à chanter entre l’épître et l’évangile.

Au début du XVie siècle, on assiste à un nouvel élan de ferveur magdalénienne, y associant les autres saints de la famille de 4.

h.-D. de Spéville, o. p., Les Frères prêcheurs, gardiens de la Sainte-Baume, brochure éditée par les dominicains de la Sainte-Baume, 2007, p. 15.


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Béthanie, Lazare et Marthe. Le chapitre général de Valladolid, en 1523, rehausse leurs fêtes à un degré supérieur.

Au siècle suivant, le chapitre général réuni à Rome en 1601, autorise la province de Provence à insérer le nom de « la bienheureuse Marie-Madeleine » dans le confiteor 5. Quant à celui de Bologne, qui eut lieu en 1615, il accorde à la congrégation réformée d’Occitanie une fête, avec messe et office propres, pour commémorer, le 5 mai, la translation des reliques de sainte Madeleine, en même temps qu’un office hebdomadaire en l’honneur de la sainte. Le père Sébastien Michaëlis, provincial de Provence lors du chapitre de Rome, puis prieur de SaintMaximin et vicaire général de la congrégation réformée lors de celui de Bologne, est certainement pour beaucoup dans l’obtention de ces faveurs.

C’est surtout à Saint-Maximin, à travers les rites liturgiques propres au couvent et les prières de dévotion que les religieux suggèrent aux pèlerins venant de toute l’europe, en particulier d’italie, que se manifeste la ferveur des prêcheurs envers leur sainte patronne, ferveur qu’ils vont ainsi contribuer à répandre dans l’Occident chrétien d’alors. Tous les jours, au chœur, outre l’office canonial, on récite le petit office de sainte Marie-Madeleine, lequel comprend même un Te Deum adressé à la sainte : « Te sanctam Mariam Magdalenam laudamus… » Cet office, dont la paternité est attribuée par la légende dominicaine à Charles ii, est également proposé à ceux qui viennent en pèlerinage, avec d’autres pratiques telles que des litanies ou un chapelet de trois dizaines rappelant les années de pénitence de Madeleine à la Sainte-Baume.

Si, comme le récite le vieil adage, lex orandi, lex credendi 6, autrement dit la prière est l’expression de la foi, on comprend que les dominicains, formés à l’esprit et à la lettre de la liturgie 5. 6.

Les frères dominicains de la Sainte-Baume conservent encore cet usage pour l’office des complies. Que l’on peut traduire : « Ce qui est célébré est loi pour la foi », car c’est dans la liturgie que se manifeste, en acte, la foi de l’Église.


MARie MADeLeine eT LeS DOMiniCAinS

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de l’Ordre, où Marie-Madeleine devient l’objet d’une attention croissante, n’aient pu que redoubler de dévotion à son endroit.

Mais, par-là même, quelle image de la sainte véhiculent-ils ? essentiellement celle de la tradition médiévale, qui a fait de Madeleine la pénitente et le témoin de la miséricorde, unie à celle de la légende dominicaine, qui est revenue sur sa mission première de messagère de la résurrection du Christ. Ce n’est que plus tard, après le concile de Trente, qu’on aura quelque scrupule à présenter Marie de Magdala comme la première prêcheresse.

Où en est, aujourd’hui, cette histoire d’amour, à laquelle le père Lacordaire a voulu donner un nouveau souffle au XiXe siècle, en ramenant les dominicains à Saint-Maximin ainsi qu’à la Sainte-Baume ? Je sais qu’elle demeure, en particulier dans la province dominicaine de Toulouse, héritière à la fois de celle de Provence et de la congrégation occitane reformée, qui considère toujours Marie-Madeleine comme sa patronne et la fête comme telle. La communauté de la Sainte-Baume, depuis peu érigée en couvent, est un beau témoignage de fidélité envers la « protectrice spéciale des prêcheurs », comme on le proclame dans la litanie encore en usage dans nos sanctuaires provençaux. Par ailleurs, il y a tant de belles figures dominicaines qui, jusqu’à nos jours, ont témoigné si magnifiquement de cet amour : du saint père Lataste, le fondateur des dominicaines-de-Béthanie, tout récemment béatifié, au père Lagrange, exégète de renom et fondateur de l’École biblique de Jérusalem, dont le procès de béatification est en cours ; du bienheureux hyacinthe Cormier, ancien prieur de Saint-Maximin, puis maître de l’Ordre, au père Marie-Étienne Vayssière, provincial de Toulouse, qui passa à la grotte de la Sainte-Baume l’essentiel de sa vie dominicaine. On ne saurait oublier, non plus, les pères Rzewusky, Lassus, Perrin, ainsi que les frères convers henri Paul, le compagnon du père Vayssière à la Grotte, à qui même des prêtres du diocèse venaient demander conseil, et Paul Bardes, que j’ai connu dans ma jeunesse et qui nous ravissait toujours par ses propos pleins de simplicité et de saveur évangéliques.


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Certes, on peut regretter que l’ensemble de l’Ordre ne célèbre plus Marie-Madeleine avec la solennité de jadis, et que le calendrier liturgique dominicain actuellement en vigueur ait classé sa fête, à l’instar du calendrier romain, au rang de simple mémoire obligatoire 7. une femme aussi extraordinaire que la Magdaléenne, à qui les Pères ont reconnu une dignité égale à celle des apôtres, mériterait sans doute plus, tant dans la liturgie romaine que dominicaine. Cependant, pour ce qui est de l’amour des dominicains envers Marie-Madeleine, le père Montagnes se montre rassurant : « Comment l’ordre des prêcheurs renoncerait-il au patronage de l’annonciatrice de la résurrection, de celle que nous rencontrons dans l’Évangile et non dans la légende, de celle dont le témoignage nous reconduit au cœur de la foi ? Marie-Madeleine continue d’appartenir à tous les chrétiens, à plus forte raison aux chrétiens dominicains 8. » Mgr Jean-Pierre RAVOTTi

Mgr Jean-Pierre Ravotti est chanoine de la cathédrale de Mondovi (Piémont). Il a publié, en italien, un ouvrage sur Les neuf manières de prier de saint Dominique ; et en français, Marie-Madeleine, femme évangélique (Salvator, 2010). Derniers articles parus dans Sedes Sapientiæ : « Jésus et les femmes » (n° 110) ; « Un dominicain provençal, très attaché aux lieux saints magdaléniens : le bienheureux André Abellon (1375-1450) » (n° 111) ; « Une vieille querelle au sujet de l’identité de Marie de Magdala : une ou trois femmes ? » (n° 114). 7.

8.

Sauf dans la province de Toulouse où elle est célébrée comme fête patronale. Jusqu’à la réforme du calendrier et du code des rubriques intervenue en 1961, sous le généralat du père Michael Browne, qui l’a rabaissé au rang de fête de iiie classe, la fête de sainte Marie-Madeleine portait l’indication « tout-double de iie classe », comme les fêtes des apôtres. B. Montagnes, o. p., op.cit., p. 22.


Prédication

Sermon pour la Saint Vincent Ferrier Craignez Dieu et rendez-lui gloire, car voici l’heure de son jugement (Ap 14, 7).

S

aint Vincent Ferrier a été un des plus grands prédicateurs de l’histoire de l’Église. Mystiquement identifié à l’ange de l’Apocalypse qui « volait au zénith » (Ap 14, 6) pour annoncer à toute la terre l’Évangile éternel et l’urgence de la conversion, il a prêché avec prédilection sur la crainte de Dieu et l’imminence de son jugement. On peut dire de lui, à juste titre, qu’il a été l’apôtre de la crainte de Dieu et la trompette du jugement.

Saint Vincent Ferrier, apôtre de la crainte de Dieu

La « crainte de Dieu » est une expression qui n’a pas bonne presse de nos jours. elle est pourtant très fréquente dans les Écritures. Après l’exil à Babylone, au temps où le peuple élu était sous la domination perse, la crainte de Dieu devint même comme le cœur et le résumé de toute piété. De l’impie, il est dit : « nulle crainte de Dieu devant ses yeux » (Ps 36, 2). Au contraire, Tobie l’Ancien déclare à son fils, en guise de testament : « n’aie pas peur, mon enfant, si nous sommes devenus pauvres. Tu as une


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grande richesse, si tu crains Dieu, si tu évites toute espèce de péché, et si tu fais ce qui plaît au Seigneur ton Dieu » (Tb 4, 21).

Quelle est cette sorte de crainte qui enrichit bien d’avantage que l’or ou l’argent ? On distingue traditionnellement deux sortes de crainte de Dieu : il existe d’abord une crainte par laquelle nous redoutons le mal qui pourrait nous venir de Dieu. Ce mal est le mal de peine, c’est-à-dire les châtiments temporels ou éternels que nos péchés peuvent nous mériter en vertu de la justice de Dieu. il y a ensuite une crainte qui nous fait redouter un mal infiniment plus grave, parce qu’il s’interpose, en quelque sorte, entre l’amour de Dieu et nous, pour faire barrage à cet amour. Ce mal est le péché lui-même. il faut le craindre et le fuir toujours et partout. Saint Paul va jusqu’à dire aux Thessaloniciens : « Abstenez-vous de toute apparence de mal » (1Th 5, 22), de tout ce qui a seulement l’aspect de péché. Craindre la peine que la justice de Dieu peut nous infliger pour nos péchés, c’est avoir l’attitude d’un serviteur qui craint les coups de bâton de son maître. Aussi appelle-t-on cette crainte la crainte servile. Au contraire, craindre le péché parce qu’il offense l’honneur de Dieu et blesse son amour, c’est faire preuve d’une crainte aimante et respectueuse, d’une crainte filiale.

Saint Vincent Ferrier a été l’apôtre de la crainte de Dieu. À l’instar de l’ange vu par saint Jean, il a vraiment parcouru la terre et, muni du don des langues, il criait partout d’une voix puissante : « Craignez Dieu et rendez-lui gloire, car voici l’heure de son jugement » (Ap 14, 7). À quelle sorte de crainte saint Vincent invitait-il ses auditeurs ? La mention du jugement divin pourrait faire penser en premier lieu aux châtiments qui menacent les pécheurs, et donc à la crainte servile. et, de fait, saint Vincent a souvent parlé ce langage-là. Que veut-on ? Quand la chrétienté toute entière est divisée par le grand schisme ; quand la peste noire fait des milliers de victimes ; quand des haines inexpiables déchirent les nations, les cités et les familles ; quand l’ignorance religieuse la plus énorme, les hérésies les plus monstrueuses, les vices les plus effrénés corrompent des milliers d’esprits et de cœurs, il ne suffit pas de faire des sourires et d’inviter


SeRMOn POuR LA SAinT-VinCenT-FeRRieR

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les gens à être gentils les uns avec les autres… il faut une parole qui brûle comme le feu, qui morde comme le sel. Le Christ a eu de telles paroles, il a prêché la crainte du feu éternel : « ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt Celui qui peut perdre dans la géhenne à la fois l’âme et le corps » (Mt 10, 28).

La crainte servile est bonne, elle est utile pour arracher l’âme à la torpeur, pour provoquer le choc qui mène à une première conversion ou pour retenir sur la pente du mal. Mais elle ne suffit pas : à mesure que la charité progresse, elle doit diminuer pour faire place à la crainte filiale. C’est cette crainte que le vieux Tobie, comme un vrai père, enseignait à son fils. C’est cette crainte qui faisait dire à Joseph, devant les avances adultères de la femme de son maître, Potiphar : « Comment pourraisje accomplir un aussi grand mal et pécher contre Dieu ? » (Gn 39, 9). Maître Vincent nous apparaît tout pénétré de crainte filiale lorsqu’il se demande, avec une angoisse grandissante, dans les années 1407-1410, « où est le vrai Pape » et s’il a eu raison de se mettre au service de Benoît Xiii ; quand il refuse de prêcher en Toscane, terre où l’on reconnaît le pape de Rome, de peur de déchirer encore d’avantage l’Église déjà si divisée ; lorsqu’enfin, après de longues années d’hésitation, il abandonne Benoît Xiii, ayant acquis la ferme conviction que cet homme ne cherche pas à restaurer l’unité de l’Église, mais seulement à garder son pouvoir. Saint Vincent aurait bien pu dire ce que Joseph disait à ses frères : « Voici ce que vous ferez pour être sauvés, car je crains Dieu (…) » (Gn 42, 18). Si vous voulez être sauvés, nous dit-il, faites ce que j’ai fait : craignez d’être séparés de Dieu et non des hommes, soyez toujours prêts à tout abandonner pour rester attachés à Dieu et à son unique Église, à son unique vicaire sur la terre.

Saint Vincent Ferrier, trompette du jugement

Les vingt dernières années de la vie de saint Vincent ont été remplies par d’incessantes prédications en italie, en espagne, en Suisse, en France. Le Seigneur semait les miracles à profu-


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sion sur le chemin de son apôtre et les conversions de mauvais chrétiens, mais aussi de juifs et de musulmans, que sa prédication a opérées, se comptent par dizaines, voire par centaines de milliers. Or le thème favori de notre saint était l’imminence du jugement dernier. Selon lui, ce jugement devait avoir lieu « bientôt, très bientôt et vraiment très prochainement » (cito, bene cito ac valde breviter).

D’où venait à saint Vincent une telle conviction ? il semble qu’elle ait pris son origine dans une vision que le saint avait reçue alors qu’il était très malade. Saint Dominique et saint François, à genoux devant le Christ, le suppliaient en faveur de Vincent. Le Christ descendit alors vers le saint et, lui ayant touché la joue pour le guérir, il lui confia la mission d’aller prêcher par le monde à l’exemple de saint Dominique et saint François. « J’attendrai, lui dit le Seigneur, le résultat de cette prédication pour juger le monde. » Saint Vincent a pu conclure de cette vision que le jugement dernier suivrait de peu sa prédication, même si, en fait, la déclaration du Christ n’était pas aussi précise.

ici, avouons-le, nous pourrions nous sentir un peu gênés. Saint Vincent Ferrier est mort en 1419, voilà bientôt 600 ans, et le Seigneur n’est pas encore revenu juger le monde. L’immense mouvement de conversion suscité par le saint prédicateur étaitil donc fondé sur une erreur ? La prédication du jugement de Dieu consisterait-elle à terroriser les foules en agitant devant elles l’épouvantail d’un châtiment universel qu’on promet toujours et qui ne vient jamais ?

en réalité, il en est du jugement de Dieu comme de toutes les œuvres divines : avant d’être accomplies de façon parfaite et définitive, elles sont longuement préparées et préfigurées à travers une série de réalisations partielles et provisoires qui sont pour les hommes autant de rappels de ce qui vient, autant d’invitations à fixer les yeux sur le terme ultime de l’histoire du salut. il y a vraiment eu, dans l’histoire d’israël et dans celle de l’Église, des temps de jugement, des époques où le peuple de Dieu a dû « passer par le feu » pour en ressortir purifié et sanctifié :


SeRMOn POuR LA SAinT-VinCenT-FeRRieR

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« Malheur ! (dit le Seigneur) J’aurai raison de mes adversaires, je me vengerai de mes ennemis. Je tournerai la main contre toi (épouse infidèle), j’épurerai comme à la potasse tes scories, j’ôterai tous tes déchets » (is 1, 24-25). il y a des moments où le Seigneur doit laver les souillures de sa fille « au souffle du jugement et au souffle de la destruction » (is 4, 4) et permettre la perte d’un grand nombre d’hommes pour que ceux qui « resteront » au terme de l’épreuve soient « appelés saints » et « inscrits pour la vie dans Jérusalem », comme le dit isaïe (is 4, 3).

Dans ces moments-là, beaucoup de choses précieuses sont détruites. Bien des réalisations temporelles, bien des éléments de chrétienté qui paraissaient indissociables de l’Église et indispensables au salut des âmes disparaissent pour toujours. Ce n’est pas encore le jugement dernier, mais c’est bien un jugement divin contre un monde qui doit passer sans espoir de retour. Saint Vincent vivait une de ces époques de jugement. Son temps était qualitativement proche de la fin du monde, même si, chronologiquement, de longs siècles l’en éloignaient. il ne se trompait donc pas quand il voyait, dans la peste noire, dans le grand schisme et dans les divisions mortelles entre chrétiens, les signes précurseurs du jugement dernier.

C’est ici qu’il nous est bon d’entendre à nouveau la prédication de maître Vincent. il s’était identifié mystiquement à cet ange de l’Apocalypse qui tient dans ses mains « l’Évangile éternel » pour l’annoncer à la terre. Dans ces époques de crise et de confusion universelle, il faut des prédicateurs qui, à l’exemple de saint Vincent, sachent rappeler aux hommes que l’Évangile est éternel et qu’il n’est réductible à aucune réalisation temporelle ; que l’Église tient plus du ciel que de la terre ; et qu’en tout temps, les conditions essentielles du salut sont les mêmes : adhérer à tout ce que l’Église croit et enseigne ; rester uni au successeur de Pierre ; n’admettre en son cœur aucune haine personnelle incompatible avec la charité. Car saint Vincent n’a pas été seulement un marteau des hérésies et un adversaire implacable du schisme, il a été aussi un extraordinaire réconciliateur des familles, des cités et des peuples.


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SeDeS SAPienTiæ

Apprendre de saint Vincent à vivre en notre temps l’Évangile éternel

Saint Vincent Ferrier fut en son temps l’apôtre de la crainte de Dieu et la trompette du jugement. en notre temps, qui ressemble tellement au sien, il faut que sa parole brûlante ravive notre zèle pour l’annonce de la vérité évangélique tout entière, sans accommodement avec un monde destiné à passer.

Toutefois, ne tombons pas dans l’erreur de certains chrétiens qui semblent vouloir faire revivre la chrétienté telle qu’elle était dans les années 1920 ou 1930, comme s’il était possible d’effacer purement et simplement les bouleversements de la fin du XXe siècle pour revenir en arrière. Saint Vincent Ferrier n’a pas essayé de ressusciter à l’identique la chrétienté du Xiiie siècle ou de toute autre époque prétendument parfaite. il a montré aux hommes de son temps que, même si un certain ordre temporel chrétien pouvait être perdu sans retour, l’Église catholique était et serait toujours pour les hommes de bonne volonté l’unique arche du salut, l’épouse qui attend le retour de son royal époux et qui régnera avec lui au ciel et sur la terre pour les siècles des siècles. Fr. Albert-Marie CRiGnOn


Apostolat

À propos d’une brochure sur la conversion des musulmans Le contexte

L’apostolat pour la conversion des musulmans et la formation doctrinale des musulmans convertis sont de grande actualité. Sedes Sapientiæ est revenue sur ces thèmes à plusieurs reprises 1. L’ampleur du mouvement des conversions, depuis une 1.

Cf. L.-M. de Blignières, piste de lecture sur M. A. Gabriel, Jésus et Mahommet. Profondes différences et surprenantes ressemblances, n° 111, pp. 109-110 ; M.-Ch. Bilek, La prière pour la conversion des musulmans, n° 112, pp. 77-86 ; B.-M. Laisney, piste de lecture sur J. Fadelle, Le prix à payer, n° 112, pp. 109110 ; h. Barreau, recension de Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, n° 113, pp. 83 ; A. Laurent, Le synode et l’islam, n° 115, pp. 4964 ; L.-M. de Blignières, piste de lecture sur M.-C. Bilek, Saint Augustin raconté à ma fille et aux Kabyles sceptiques, n° 116, pp. 100-102 ; L.-M. de Blignières, L’intelligence peut-elle atteindre la vérité en matière religieuse, n° 118, pp. 53-66 ; P.-e. Divry, La liberté religieuse et le devoir de réciprocité [ iii. Application de la doctrine de la réciprocité à partir du cas de l’islam], n° 120, pp. 25-37 ; M.-C. Bilek et F. Jourdan, Un converti de l’islam interroge un théologien, n° 120, pp. 39-58 ; L.-M. de Blignières, recension de Clotilde Clovis, Candide au pays d’Allah, n° 120, pp. 113-118 ; L.-M. de Blignières, piste de lecture sur F. Jourdan, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, des repères pour comprendre, n° 120, pp. 119-120.


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vingtaine d’années, notamment en Afrique du nord et en France, commence à être connue. un intérêt croissant dans les cercles catholiques se dessine pour cette belle cause, intérêt dont témoigne l’écho rencontré par diverses publications, notamment Le Prix à payer de Joseph Fadelle. Des groupes commencent à se structurer en divers endroits de France pour l’évangélisation des musulmans et le soutien aux musulmans convertis 2.

C’est dans ce contexte qu’a circulé un texte relatif à la conversion des musulmans qui habitent dans notre pays. nous en avons eu connaissance à l’automne 2010, alors qu’il circulait de façon privée. Puis, à l’été 2011 (semble-t-il), il a été publié sous le titre Je te cherche, toi, mon peuple musulman. il s’agit d’une brochure de petit format, sans date, sans nom d’éditeur, portant ce titre en français et sa traduction en arabe. La brochure est anonyme, mais son auteur se nomme MoniqueMarie, nous disent ceux qui nous l’ont fait connaître. Dès la phase privée de la circulation du texte, nous avons été sollicité pour donner notre avis par des personnes qui en avaient eu connaissance. Comme le texte est désormais du domaine public, et qu’il connaît une certaine diffusion, nous croyons utile de publier nos réflexions à son sujet.

Ce texte est présenté, nous assure-t-on, comme « reçu dans la prière » par une âme privilégiée. il reproduit neuf locutions ou paroles censées venir de Dieu le Père, une de Jésus et une de Marie, adressées à Monique-Marie au cours du mois de février 2006 3. Pour donner une idée objective du contenu, nous reproduisons le résumé qui en a été fait par un des ecclésiastiques consultés, qui, dans un premier temps, s’est déclaré favorable à ce texte. 2. 3.

Pour obtenir des renseignements, on peut s’adresser à l’association Éleuthéros – Pour le droit d’être chrétien, 14 place Claudel, 78180 Montigny-leBretonneux, http ://www.eleutheros.eu. Deux autres locutions, datées du 10 avril 2008 et du 31 décembre 2009, ont été aussi diffusées sous forme d’une petite brochure de 8 pages, avec le titre « Textes encourageant à prier pour les musulmans ».


À PROPOS D’une BROChuRe

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Le contenu du texte Dieu veut se faire connaître aux musulmans sincères. ils le prient, l’adorent et se prosternent, l’honorent en respectant les commandements, en particulier l’amour des mères musulmanes pour leurs enfants : et pourtant ils ne connaissent pas Dieu tel qu’il est, ni le Christ Verbe incarné et Sauveur. Par contraste, tant de baptisés en France et en Occident vivent une apostasie pratique parce qu’on ne leur dit plus rien de la vérité chrétienne et qu’on les éloigne toujours plus de Dieu ; les filles françaises [sont] impudiques, indécentes, orgueilleuses et malades, et les femmes musulmanes [sont] pudiques et mères aimantes.

Le projet de Dieu est de pouvoir se donner enfin aux musulmans en vérité, en les attirant intérieurement au Christ et en répandant sur eux son esprit qui les poussera irrésistiblement vers les églises catholiques [il s’agit des édifices]. Par leur conversion en nombre, ils restaureront largement la vie chrétienne en y apportant ce qui leur est déjà naturel : le sens du sacré et de la transcendance de Dieu, et la dignité des comportements privés et publics. La merveille sera que la France et les pays occidentaux seront ainsi réhabilités par ceux-là même dont la présence envahissante les menaçait !

La réalisation de ce projet est déjà commencée par le Père et le Fils et le Saint-esprit, ainsi que par Marie que les musulmans vénèrent déjà et à qui ils se fieront pour avoir le courage de faire l’inconcevable : passer à une nouvelle révélation inouïe, la Trinité, l’incarnation du Verbe, la Rédemption par la Croix, l’eucharistie pain de vie éternelle et gage de la gloire future.

Pour que le projet aboutisse, il faut que les catholiques fervents, qui ne sont pas gagnés par la sécularisation, prient quotidiennement pour la conversion des musulmans en étant touchés de compassion pour eux ; et se tiennent visiblement dans les églises, en adoration devant le tabernacle et à genoux, remplis d’amour, tels que les musulmans s’attendent à les y trouver lorsqu’ils se présenteront. Si leur présence en France est providentielle pour qu’ils puissent entrer dans l’Église et recevoir son enseignement, elle l’est doublement pour nous qui trouverons en eux les âmes à la droiture devant Dieu et devant les hommes : car ces musulmans


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SeDeS SAPienTiæ feront envers nous œuvre de miséricorde, de réparation et d’enseignement en devenant chrétiens, pour le renouveau des communautés chrétiennes et la restauration de la civilisation en Occident.

Cela semble très beau, mais il y a une face d’ombre. Ce que nous allons dire ici n’entend nullement mettre en cause la bonne foi de Monique-Marie et de ceux qui, animés de zèle pour la conversion des musulmans, diffusent son message. nous comprenons qu’il est séduisant à certains égards, et qu’il comporte de bonnes choses. il est très vrai, par exemple, que les catholiques devraient adorer davantage dans les églises. Mais ce qui nous retiendra ici, c’est l’orthodoxie du contenu, l’opportunité pastorale de la démarche proposée et, finalement, la question de l’origine surnaturelle. L’orthodoxie du contenu

La doctrine trinitaire du texte est malheureusement erronée. elle donne en plein dans l’hérésie modaliste 4, lorsqu’elle affirme « la mort du Père sur la Croix » ; ou elle s’en rapproche, pour la « présence du Père au Tabernacle ». Le Père éternel est en effet censé affirmer : « J’ai conçu en mon Fils chéri, ce Mystère inouï, indicible de rester parmi les hommes, caché, mais réellement présent, dans la sainte hostie, dans le Tabernacle » (p. 39 ; cf. p. 63) ; « Je suis mort avec Lui (mon Fils) sur la Croix, crucifié pour chacun d’entre vous » (p. 11, idem p. 78).

La doctrine christologique du texte est équivoque. Le Père affirme : « Je suis chrétien » (p. 69). Si le Christ est Dieu, Dieu le Père est Dieu, même dans l’hypothèse où il n’y aurait pas d’incarnation, et après l’incarnation il ne reçoit pas une qualité « chrétienne » en plus.

il y a également une réduction de l’amour incréé (tel qu’il est vécu en Dieu et par Dieu), à l’une des modalités de l’amour créé 4.

Pour les modalistes, le Père, le Fils et l’esprit Saint n’étaient pas trois Personnes distinctes, mais trois modes de l’essence divine.


À PROPOS D’une BROChuRe

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chez les hommes : l’amitié interpersonnelle. Le texte en arrive (selon un glissement aujourd’hui répandu) à déduire la Trinité de ce qui serait censé être une nécessité naturelle de tout amour : Dieu ne peut être une seule personne, parce qu’il est amour (cf. pp. 5, 8, 22). Cette façon de raisonner n’est pas théologiquement acceptable. Si on la poussait à bout, on obtiendrait une sorte de gnose : la solitude de Dieu empêcherait l’amour, Dieu amour serait donc nécessairement Trinité. C’est oublier que l’amour de soi est possible et légitime, il est même nécessaire. Tout être spirituel, connaissant par son intelligence sa propre bonté, et la saisissant comme désirable, est porté vers elle par cet appétit spirituel que l’on appelle la volonté : il se veut le bien qu’il est lui-même, il s’aime. Cela n’a rien de désordonné ou d’égoïste.

La difficulté que certains éprouvent à propos de cette vérité vient probablement des conséquences du péché originel. Dans l’état de nature déchue, les puissances (intelligence, appétit spirituel, puissances sensibles) sont blessées et désorganisées par rapport à leur objet propre, spécialement la volonté dans son ordre au bien. L’homme s’aime alors de façon désordonnée ; l’amour de soi est atteint par l’égoïsme et l’orgueil, il devient de l’amour-propre. Mais cette blessure ne doit pas faire perdre de vue le sain amour de soi de toute nature spirituelle pour ellemême. il faut aussi se garder du lourd anthropomorphisme qui transporterait en Dieu… les conséquences du péché de l’homme. Ce juste amour de soi est même la racine de toute amitié 5. 5.

Saint Thomas le rappelle à propos de la charité : « On doit dire qu’il n’y a pas à proprement parler d’amitié à l’égard de soi-même, mais quelque chose de supérieur à l’amitié, puisque l’amitié implique une certaine union ; Denys dit en effet que “l’amour est une force qui unit” ; or, en chacun, par rapport à soi-même, il y a unité, ce qui est plus que l’union avec autrui. Aussi, de même que l’unité est le principe de l’union, ainsi l’amour que l’on éprouve pour soi-même est la forme et la racine de l’amitié ; en effet, nous avons de l’amitié pour d’autres lorsque nous nous comportons envers eux comme envers nous-mêmes. Car, dit Aristote, “les sentiments d’amitié envers autrui viennent de ceux que l’on a envers soi-même” » (Somme de théologie, [ST], ii ii, q. 25, a. 4).


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SeDeS SAPienTiæ

en Dieu, on rencontre éminemment le juste amour de soi. il y a en lui l’intelligence toujours en acte de se connaître, et la volonté toujours en acte de s’aimer : Dieu est intellection subsistante et amour de lui-même (et, s’il y a création, des autres choses pour lui), la raison naturelle parvient à l’établir 6. Mais la Trinité des Personnes en Dieu est un mystère qui dépasse toutes les forces des intelligences créées ou créables. Par ailleurs, lorsque l’auteur écrit : « l’Amour est à l’image de votre amour » (p. 16), elle inverse le rapport d’analogie de l’incréé au créé. C’est en fait l’amour de l’homme qui est à l’image de l’amour de Dieu, car c’est l’homme qui est à l’image de Dieu (cf. Gn 1, 26-27), non Dieu qui serait à l’image de l’homme 7.

La brochure comporte également des élucubrations (il n’y a pas d’autre mot) de style kabbalistique sur le Tétragramme sacré (pp. 72-76), avec cette affirmation, qui, elle aussi, se rapproche du gnosticisme : « il suffit de Le contempler pour comprendre Qui Je SuiS » (p. 73) : fantaisie dangereuse sans aucun fondement dans l’Écriture ou la Tradition.

Alors qu’une tendance rationaliste est perceptible dans la présentation de la Trinité, c’est plutôt le fidéisme qui apparaît dans la présentation de l’incarnation : « Acceptez ce mystère insondable. […] Parce qu’aucun raisonnement humain ne peut l’admettre […], sachez d’une manière certaine, qu’il est vrai ! […] il y a – c’est cela qui est une preuve – le mystère. […] Ce mystère dépasse tout ! et c’est pour cela qu’il est vrai » (pp. 102103). On est surpris que « le Père éternel » soit présenté comme donnant dans un sophisme qui reviendrait à dire : « Tous les 6.

7.

Cf. ST, i, q. 20 ; et Somme contre les gentils [SCG], i, ch. 91. Déjà Aristote, dans les Métaphysiques, l. Xii (Λ, 7, 1072 b 14-30), établit que le premier Principe est vie contemplative toujours en acte et joie parfaite de son propre Bien, ce qui suppose qu’il est amour de soi, car la joie, étant le repos ou la délectation du bien possédé, découle de l’amour. « Puisque c’est en vertu de sa nature intellectuelle que l’homme est dit exister à l’image de Dieu, le trait par lequel il sera le plus à l’image de Dieu sera celui par lequel la nature intellectuelle peut le plus imiter Dieu. Or la nature intellectuelle imite Dieu surtout en ce que Dieu se connaît et s’aime lui-même » (ST, 1a, q. 93, a. 4).


À PROPOS D’une BROChuRe

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vrais mystères surnaturels dépassent la capacité naturelle de la raison ; donc, si telle chose est incompréhensible, alors c’est un vrai mystère surnaturel ».

Ajoutons que l’expression « mon peuple musulman » est très malencontreuse. il s’agit d’aller vers les musulmans, pour les amener au Peuple de Dieu qui est le Corps du Christ, non de leur laisser penser que les vérités naturelles qu’ils ont reçues, par le canal de l’islam, les constitueraient en « peuple du Père éternel », à quelque titre que ce soit. L’opportunité pastorale de la démarche proposée

nous ne faisons pas de difficulté à convenir que le texte contient d’excellents passages, notamment sur la sainte Vierge et sur la crise de l’Occident chrétien. Mais l’auteur semble naïve dans les qualités qu’elle reconnaît de façon générale aux musulmans et surtout aux musulmanes, et elle attribue de façon trop systématique à des inspirations surnaturelles ce qui relève chez les musulmans du sentiment moral ou religieux naturel. Par exemple, à propos de la pudeur : « Ma Très Sainte Mère, que vous aimez, vous a suggéré cet habillement pour rappeler à chacun la pureté » (p. 27). Voici ce qu’écrit à ce sujet l’un des ecclésiastiques consultés :

il faut tenir compte de l’étonnement, sinon du scandale, que peuvent éprouver des personnes en contact avec de nombreux musulmans qui savent que bien des passages peuvent s’appliquer à un certain nombre d’entre eux, mais pas du tout à beaucoup d’autres. Quand je propose par exemple quelques bribes de ces textes sur les femmes musulmanes, on me répond que c’est effectivement par elles que la situation peut se débloquer ; mais on me dit aussi : vous ne savez pas l’orgueil et le mépris du chrétien qui peuvent se cacher sous un voile. Quant à la pudeur des femmes musulmanes, dans un tel climat totalitaire, est-elle réellement vertu ? Bref, peut-on dire avec l’un de ces textes 8 : « Qui

8.

il s’agit de la locution du 10 avril 2008, page 6 de la petite brochure : « Textes encourageant à prier pour les musulmans ».


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SeDeS SAPienTiæ donc purifie aujourd’hui mon pays de France ? Les catholiques fervents et les musulmans ».

il nous paraît en tout état de cause dangereux de faire une apologétique fondée sur des apparitions non reconnues (en outre dénuées, nous allons le dire, de toute preuve de « crédibilité ») en direction des musulmans, alors que l’un de leurs grands problèmes est la « falsification » dont ils nous accusent à propos de nos livres canoniques. Si nous paraissons avoir besoin d’autres sources de révélation que le nouveau Testament, nous les confortons dans leur erreur. Reconnaître ce qu’il y a de vrai dans la critique musulmane d’un monde occidental moralement et religieusement décadent, ne requiert nullement de faire appel à des révélations privées. La raison naturelle et la révélation publique de notre Seigneur Jésus-Christ auront bien plus de force pour toucher les cœurs droits.

Ce ne sont d’ailleurs pas, à notre avis, les épanchements sensibles d’une « âme privilégiée » (qui peuvent toucher certains chrétiens, dans une tout autre ambiance culturelle), c’est la forte Parole de Dieu dans le nouveau Testament qu’il faut mettre entre les mains des musulmans, avec les signes de crédibilité passés et actuels qui l’entourent. Le côté sentimental du texte ne nous semble pas non plus bien adapté, pour aller vers les tenants d’une religion qui insiste sur la force comme marque de la bénédiction de Dieu. une chose est la charité virile qui se dégage des évangiles synoptiques et des grands textes johanniques, autre chose la piété un peu mièvre qui leur est ici proposée…

La question de l’origine surnaturelle

La foi réclame d’être fondée sur des signes qui l’accréditent : on ne démontre pas les vérités de foi, mais on doit être certain que la raison incline à adhérer à ces vérités, que ce qui est proposé est « crédible ». Quand il s’agit de la foi de l’Église, il y a des signes de crédibilité publics, accessibles à toutes les intelligences :


À PROPOS D’une BROChuRe

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Pour que l’hommage de notre foi fût conforme à la raison, Dieu a voulu que les secours intérieurs du Saint-esprit soient accompagnés des preuves extérieures de sa révélation, à savoir les faits divins et surtout les miracles et les prophéties qui, en montrant excellemment la toute-puissance de Dieu, sont des signes certains de la révélation, adaptés à l’intelligence de tous 9.

Au fil des siècles, il y a eu des révélations dites « privées », dont certaines ont été reconnues par l’autorité de l’Église. elles n’appartiennent cependant pas au dépôt de la foi. Leur rôle n’est pas d’« améliorer » ou de « compléter » la révélation définitive du Christ, mais d’aider à en vivre plus pleinement à une certaine époque de l’histoire. Guidé par le magistère de l’Église, le sens des fidèles sait discerner et accueillir ce qui dans ces révélations constitue un appel authentique du Christ ou de ses saints à l’Église 10.

il y a des apparitions « privées » seulement destinées au salut et au progrès de celui qui les reçoit. Les signes peuvent alors se réduire au réconfort ressenti ou à des coïncidences providentielles. Mais d’autres sont destinées à être communiquées au peuple chrétien ; il faut alors aussi des signes communicables à d’autres (et convaincants) qui attestent que c’est bien Dieu qui a parlé. il serait imprudent, autrement, d’ajouter foi à ce qui est transmis, on risquerait de prendre ses (pieux) désirs pour des réalités divinement garanties… À Lourdes, à Pontmain 11, à Fatima, des mira9.

Concile Vatican i, DS 3009 (ce texte est cité par le Catéchisme de l’Église catholique [CEC], n° 156). Cf. saint Pie X, Serment anti-moderniste : « en second lieu, j’admets et je reconnais les arguments externes de la révélation, c’est-à-dire les faits divins, parmi lesquels en premier lieu les miracles et les prophéties, comme des signes très certains de l’origine divine de la révélation chrétienne ; et ces mêmes arguments, je les tiens comme parfaitement proportionnés à l’intelligence de tous les hommes de tous les temps, et même du temps présent. » 10. CEC, n° 67. 11. il est d’ailleurs bien étrange que « la Très Sainte Vierge Marie » (p. 83) cite de façon erronée et incomplète les paroles qu’elle a communiquées à Pontmain (locution du 25 février, p. 88 : « Priez, priez, mes enfants / mon Fils se laisse toucher » au lieu de : « Mais priez, mes enfants / Dieu vous exaucera en peu de temps / mon Fils se laisse toucher. »)


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SeDeS SAPienTiæ

cles manifestes font penser au peuple chrétien qu’il est surnaturellement prudent de croire le message des voyants.

Or on ne voit nulle part, chez Monique-Marie, ou de la part de ceux qui diffusent son message, la mise en avant de ces signes nécessaires. Comment présenter ce qu’elle écrit comme venant de Dieu, en se fondant sur la seule critique interne du texte ? C’est une pétition de principe, et même à notre avis, un contre-témoignage pour « ceux du dehors ». Car cette critique amène, au minimum, au fait que l’on ne peut conclure en sûreté à une origine surnaturelle (non constat de supernaturalitate).

une première cause de malaise vient du style mièvre, avec des longueurs et des épanchements sentimentaux. La présentation typographique regorge d’ailleurs de majuscules et de points d’exclamation, qui rendent le sens embrouillé et la lecture fastidieuse. La longueur et la fréquence des « locutions », censées venir de Dieu, l’ampleur des développements, assez banals, ne se rapprochent pas du tout de la manière (quant au style et à la concision) des apparitions qui ont été reconnues par l’Église (Lourdes, Pontmain, Fatima par exemple).

La présentation que l’auteur du texte fait d’elle-même, comme messagère de Dieu, n’est pas faite pour inspirer entièrement confiance. elle semble insinuer qu’elle a reçu les stigmates (p. 6), insiste sur l’amour d’élection de Dieu à son égard (p. 22), sur l’originalité et la nouveauté de sa mission (pp. 14, 15, 40, 49 : « un projet inouï auquel nul n’avait songé » ; p. 66 : « les temps n’étaient pas venus » ; p. 80 : « votre Dieu veut que cela soit maintenant »). Cette attitude, jointe à l’absence de toute preuve de crédibilité, ne peut qu’accroître le malaise.

enfin et surtout, les erreurs et graves approximations théologiques relevées ci-dessus s’opposent à une origine surnaturelle des locutions. On pourrait, avec une grande bienveillance, pardonner des approximations à une personne sans formation théologique. Mais, lorsqu’on les met dans la bouche du Père éternel, du Verbe incarné et de sa Mère, il y a plus qu’un problème, il y a un signe de contre-crédibilité manifeste.


À PROPOS D’une BROChuRe

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Sans préjuger du jugement de l’Église, nous croyons donc qu’au minimum on ne peut affirmer l’origine surnaturelle des locutions de Monique-Marie (non constat de supernaturalitate). nous estimons même qu’on peut prudemment la nier (constat de non supernaturalitate). C’est ce que nous répondons à ceux qui nous interrogent : n’adhérez pas aux erreurs qui sont véhiculées par ce texte et ne vous appuyez pas sur ce texte comme s’il était révélé. Faites en revanche votre profit des bonnes suggestions qu’il contient : notamment la prière pour que Dieu révèle son Fils aux musulmans (« Par les plaies de Jésus et les larmes de sa sainte Mère, doux Père, faites-leur connaître votre Fils ») ; une attitude de vraie bienveillance pour eux ; l’estime pour les vérités naturelles religieuses et morales dont beaucoup vivent ; et, surtout, la charité apostolique de la vérité, bien mise en avant dans ces textes. Fr. L.-M. De BLiGniÈReS

Le père de Blignières, fondateur de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, collabore à l’apostolat de Notre-Dame de Kabylie et de Mère Qabel (voir présentation dans Sedes Sapientiæ, n° 112, p. 77) pour l’évangélisation des musulmans et la formation des musulmans convertis.


Recensions

Douce lumière dans la nuit Albert de l’Annonciation, o. c. d., Douce Lumière dans la nuit. John Henry Newman, Maître spirituel (Toulouse, Éditions du Carmel, 2010, 104 pages).

L

e 19 septembre 2010, Benoît XVi béatifiait le cardinal John henry newman (1801-1890), célèbre prédicateur anglican d’Oxford, converti au catholicisme en 1845. Prenant occasion de l’événement, la revue Carmel a eu l’heureuse idée de rééditer un numéro qu’elle avait fait paraître à la fin de l’année 1959. On pouvait y lire une admirable méditation du père Albert de l’Annonciation sur la vie spirituelle de newman.

Cette nouvelle édition, qui reprend intégralement les deux articles parus en 1959, y ajoute, en guise d’introduction, quelques pages sur le père Albert de l’Annonciation. elles font découvrir un religieux profond, intelligent, cultivé, blessé par la crise de l’Église – il aime particulièrement le chant grégorien et son abandon généralisé le désole – et déterminé à garder une fidélité inviolable à la foi catholique. Dans les années troubles de l’après-concile, la vie et l’œuvre de newman le conforteront et le guideront. une lettre du père Albert à un prêtre très engagé dans « l’aggiornamento » nous révèle bien le fond de sa pensée :


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SeDeS SAPienTiæ newman a bien des aspects. homme de dialogue et de sympathie, soucieux de progrès, attentif au rôle des laïcs, tout cela est bien entendu. D’accord. Mais le plus profond en lui, c’est son attente de Dieu, dans la nuit, le mystère. […] Dieu vers qui marche l’Église entière, dans nos progrès, une croissance qui se fait dans la fidélité au type primitif, comme il l’a tant exposé dans son Essay on development of Christian doctrine ; et ce vir desideriorum 1 a laissé des sermons sur le monde invisible, l’attente du Christ, la vigilance, qui m’ont marqué pour toujours – en convergence nette avec saint Jean de la Croix (p. 14, souligné par l’auteur).

« en convergence nette avec saint Jean de la Croix… » C’est là le point de vue original et fécond que le père carme avait choisi pour étudier le parcours spirituel de newman : chercher dans son œuvre, en particulier dans son Apologia pro vita sua 2, et dans ses sermons paroissiaux, les indices d’une authentique vie intérieure et même d’une vie mystique, vécue surtout dans l’aridité et dans la nuit, telle que la décrit saint Jean de la Croix. L’auteur s’en explique très bien : « il ne s’agit plus ici d’étudier en lui le lettré, le psychologue, le philosophe, ni même le théologien, mais de deviner si possible le chercheur de Dieu, qui trahit son expérience et veut entraîner les autres à sa suite » (p. 23).

« Chercheur de Dieu », newman l’a toujours été, mais tout spécialement dans la période anglicane de sa vie, celle qui précède la conversion de 1845. C’est surtout à cette époque que s’attache le père Albert. La première partie de son étude a pour titre : « en marche vers la terre promise ». À ce moment, newman cherche à tâtons, dans la nuit et la souffrance, la véritable Église du Christ. il doute de plus en plus de la fidélité de l’Église anglicane – son Église qu’il aime, qu’il sert de toutes ses forces et voudrait régénérer – à la révélation reçue des apôtres. 1. 2.

« homme des désirs ». nom donné à Daniel selon le texte de la Vulgate (cf. Dn 9, 23 ; 10, 11 ; 10, 19) [note de l’éditeur]. « Apologie pour sa propre vie », sorte d’autobiographie spirituelle destinée à justifier sa conversion au catholicisme.


DOuCe LuMiÈRe DAnS LA nuiT

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il se demande si les développements doctrinaux, liturgiques, disciplinaires, que l’Église romaine a fait siens sont vraiment des « corruptions » du dépôt révélé, comme le prétend l’Église d’Angleterre, ou bien plutôt des « développements » homogènes du dogme central de la foi chrétienne, l’incarnation rédemptrice. une telle recherche ne peut être purement intellectuelle, même si pour newman cet aspect est capital. il veut aller à la vérité de toute son âme. il sait que cette vérité est une Personne vivante, invisible mais toute proche, et que c’est elle qui le conduit vers la patrie 3. C’est dans la retraite presque monastique de Littlemore, après avoir résigné ses fonctions de curé anglican, que newman cherche la lumière qui va le conduire à l’abjuration d’octobre 1845.

Le père Albert pose alors la question : « Faut-il parler de vie mystique, sous l’action dominante des dons du Saint-esprit, qui se traduit dans la prière par l’une ou l’autre forme de contemplation ? » (p. 38). La réponse est délicate, nuancée, à l’image de la grande âme de newman, à la fois ardente et réservée. La première conversion, de 1816, « l’oriente vers la foi pure, et non vers l’expérience religieuse émotive » (p. 39). Malgré un talent extraordinaire pour nouer des amitiés profondes et durables, newman se sent seul, séparé de tout et réservé à Dieu : Trois fois heureux ceux qui sentent leur solitude, Vers eux, nulle voix amicale, nulle scène aimable n’apporte ce qui peut apaiser un cœur las. […] Ainsi, les cœurs meurtris, ils déchirent le voile Derrière lequel ils cherchent la Présence qui seule peut combler 4.

un parallèle avec le Cantique spirituel de saint Jean de la Croix révèle ici une étonnante proximité de pensée et d’aspiration. newman avoue une certaine impuissance à être tout à fait 3. 4.

Voir son fameux poème, « The pillar of the cloud, La colonne de nuée », traduit aux pp. 31-32. « Melchisedek », dans Verses LiV, cité p. 40.


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tranquille dans les affections et les joies humaines les plus légitimes. Bremond y voyait l’indice d’une âme trop centrée sur ellemême, trop inquiète d’être aimée. C’est à notre avis un contresens total. Le père Albert préfère y voir, à juste titre, un des signes révélateurs de la contemplation surnaturelle, selon saint Jean de la Croix : le fait que l’âme « ne trouve goût ni consolation […] en aucune des choses créées » (Montée du Carmel, citée p. 44). D’autres signes vont dans le même sens : une prière soutenue, mais qu’on devine habituellement aride et insatisfaite ; la crainte de ne pas assez servir Dieu et, à cette époque, de résister à sa grâce s’il n’entre pas dans la communion de l’Église catholique ; et, malgré tout, une profonde égalité d’âme qui lui fait goûter la solitude avec Dieu. Le père Albert peut conclure : « Le climat intérieur où vit newman en marche, entre 1833 et 1845, évoque bien celui de la nuit des sens » (p. 52). Dès sa vie anglicane, newman a pris la route des hauts sommets de la vie mystique.

Le deuxième article du père Albert est placé sous le titre « Le maître spirituel ». il montre en newman un homme qui ne s’est pas contenté de chercher Dieu, mais qui a voulu entraîner ses frères à sa suite. L’auteur y parcourt les Parochial sermons pour en dégager la pédagogie spirituelle : proximité du monde invisible, qui nous enveloppe et qui vient ; ardent désir du retour du Christ, contemplé en l’union de ses deux natures, divine et humaine ; mystère de l’Église où les hommes de chair sont déjà compagnons des anges et où jaillissent les sources de la grâce ; habitation des trois Personnes divines dans l’âme du juste ; vigilance de l’âme tendue dans l’espérance du monde à venir, attentive aux signes de la volonté de Dieu et décidée à agir dans la foi, sans s’arrêter aux « exaltations religieuses » si facilement trompeuses. Ce n’est pas un christianisme confortable, gratifiant à peu de frais, que prêche newman – « to be at ease is to be unsafe (être à son aise, c’est être en danger) », aimait-il à dire –, c’est celui d’un chrétien ardent, qui marche vers Dieu coûte que coûte dans le désir et la crainte : « La sainteté plutôt que la paix », tel est son mot d’ordre. S’il est, en définitive, un vrai


DOuCe LuMiÈRe DAnS LA nuiT

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maître spirituel, c’est à cause de cette vie mystique obscure, voilée, mais authentique, et aussi parce qu’il allie d’une façon étonnante tradition et modernité : « newman est moderne par toute une admirable phénoménologie de l’effort spirituel. Mais il est antique par un sens aigu de l’aspect ontologique du mystère chrétien » (p. 64). il faut le lire, mais surtout le suivre. Fr. Albert-Marie CRiGnOn

Le père Crignon, né en 1974, est religieux dans la Fraternité SaintVincent-Ferrier. Il prépare à la Faculté théologique de Fribourg (Suisse) une thèse de doctorat en théologie biblique.


Benedictus. Écrits spirituels Dom gérard, o. s. b., Benedictus. Écrits spirituels (Le Barroux, Éditions Sainte-Madeleine, tome I, préface de Jean Madiran, 2009, 420 pages ; tome II, préface de Bernard Antony, 2010, 586 pages).

L

es moines du Barroux nous offrent, en deux volumes, l’ensemble des articles publiés par leur fondateur dans la revue Itinéraires.

Le premier tome, préfacé par le fondateur et directeur de cette revue, Jean Madiran, présente, dans l’ordre chronologique, les contributions signées « Benedictus », qui s’étalent de janvier 1976 à avril 1985.

Le deuxième tome regroupe les textes signés « Dom Gérard », avec une préface de son fils spirituel et grand ami, Bernard Antony. À part les premiers (septembre 1972 – septembre 1982), ces articles prennent la suite de ceux du tome i, et s’étagent assez régulièrement de juin 1985 à mars 1996, c’est-à-dire jusqu’à l’arrêt de la parution d’Itinéraires.

S’il fallait indiquer un axe principal dans l’ensemble très riche du tome i, ce serait celui que Madiran met en lumière : « Dom Gérard parle surtout de vie intérieure lorsqu’il s’adresse,


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comme il le fait ici, à ceux qui veulent entreprendre “la restauration d’un ordre temporel chrétien” » (p. 8). Rien d’étonnant de la part de celui qui fut, comme dom Guéranger, un contemplatif et un lutteur. en lisant Benedictus, on comprend mieux que la morale chrétienne est au fond le rayonnement, dans l’action humaine, du mystère du Christ qu’a revêtu le baptisé. L’action découle de l’abondance de la contemplation, souligne le théologien. Benedictus se meut dans cette lumière, avec une insistance particulière sur l’enracinement sacramentel de la vie chrétienne. Avec lui, nous respirons au fil des mois dans cette atmosphère liturgique qui met dans le cœur, selon une expression qu’il affectionnait, « un grand ciel de contemplation ». La méditation des mystères de l’année liturgique, l’évocation de saints chers à l’auteur (Louis-Marie, Bernadette, Thérèse, Gertrude, Marie-Madeleine, Agnès), alternent avec d’admirables réflexions sur l’essence de la liturgie et sur de grands thèmes de la vie spirituelle (l’exil, le combat spirituel, le mépris du monde, le désir, le goût du ciel). On notera comment affleure aussi le souci du vrai contemplatif pour tout ce qui est humain. Deux articles sont consacrés aux jeunes mères de famille, deux autres évoquent un officier, puis un père abbé, dont les fortes personnalités ont marqué Benedictus. Ce moine savait utiliser avec discernement les « instruments des bonnes œuvres » recommandés par son père saint Benoît. il excellait notamment à « honorer tous les hommes » et à « consoler les affligés 1 ».

Beaucoup de choses sont nourrissantes et aimables dans ce recueil. Du fait de la surnaturelle piété filiale et de la naturelle bonhomie de l’auteur, le catholique s’y sent vraiment « chez soi ». Cela, en nos temps de culture déchristianisée et de catholiques repentants ou complexés, est un rare bienfait. Dans un monde cynique, le « bon esprit », joint à la culture classique et à la profondeur doctrinale, est une chose appréciable. Deux aspects nous semblent particulièrement bien venus dans ce tome i : le 1.

« Quels sont les instruments des bonnes œuvres » est le titre du chapitre 4 de la Règle de saint Benoît : nous avons cité le 8e et le 19e.


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langage sans détour et le sens poétique 2. Benedictus n’hésite pas à pointer les lâchetés qui troublent les sources de la vérité ou amoindrissent le rayonnement de la beauté liturgique. Quelques citations illustreront la pointe sainement polémique de l’auteur. « Le drame de l’intelligence consiste à se demander périodiquement, surtout aux heures de décadence, “y a-t-il une vérité ?”, ce qui, par rapport à l’interrogation de Pilate, marque un degré de plus dans la décomposition de l’intelligence » (p. 64). « Le cycle de l’année liturgique est l’anneau nuptial d’un prix inestimable auquel on reconnaît à l’Église la dignité d’épouse. Malheur à qui ose y porter la main » (p. 111). « Lorsque les vérités surnaturelles, lorsque les exigences de la Loi divine, lorsque les saintes traditions d’un ordre religieux ne sont plus saisies par l’intime du cœur, sous le rayonnement de la foi et dans un humble désir de fidélité et de sainteté, l’âme présomptueuse mêle des vues humaines subjectives au dépôt de la Révélation et aux traditions léguées par les anciens. On remplace peu à peu le contenu surnaturel des vérités de foi par des notions abstraites et l’on s’étonne, un jour, de ne plus vivre que du parfum d’un vase vide » (p. 149).

On relèvera aussi, dans cette ligne, ce que dom Gérard écrivait en 1986 à Jean Madiran : « un moine absorbé par une œuvre de fondation trouve rarement le loisir de s’intéresser aux querelles de son siècle. Cependant il y a une grave querelle, un grand débat que la revue Itinéraires ne cesse de réveiller entre nous et le monde moderne. Cette querelle est la nôtre, cher ami. Je l’épouse totalement. elle consiste à redire à nos contemporains que le mal dont souffre notre civilisation, le mal essentiel – peu importe l’apparence qu’il revêt pour nous aujourd’hui : trahison, oubli des principes, retour à la barbarie –, ce mal a pour origine l’impiété » (tome ii, p. 214). On notera aussi comment, saluant, en 1993, Veritatis Splendor comme une 2.

Ces deux aspects nous ont paru particulièrement saillants dans le tome i. On les retrouve bien sûr dans le tome ii, nous en relèverons aussi quelques passages.


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« encyclique d’espérance », il n’hésite pas à écrire : « L’accent surnaturel de cette encyclique, c’est peut-être cela le miracle inespéré de ces trois derniers pontificats, entachés de naturalisme parce que centrés sur l’homme moderne, un être à la fois prétentieux et démuni, distrait par les hochets de la technique, laissé à ses seules forces et inconscient de sa propre misère » (tome ii, p. 507).

Quant au sens poétique, il imprègne tout le livre. il a une double source, pensons-nous : d’abord le tempérament de Benedictus, essentiellement poète (avec une part déroutante que connaissent ceux qui l’ont approché). Dom Gérard était persuadé qu’« on ne peut vivre sans poésie » (p. 280), et il était bien doué pour cet « effort de remonter vers la pureté de l’être » (p. 336), comme il qualifie somptueusement l’art poétique. ensuite sa conception profonde de cet art, comme dimension de la liturgie et de la sanctification. « Prière liturgique, poésie biblique, et même toute poésie, pourvu qu’elle ne s’arrête pas aux jeux de l’école et de l’académie, nous offrent le don inestimable de changer notre regard sur Dieu et la création » (pp. 334335). « Toute poésie est religieuse de par sa fonction propre qui est de retrouver la relation vivante que soutient la créature avec son Créateur, le reflet avec sa source. et, d’autre part, la sainteté requiert d’entrer en poésie, car, plus profondément encore que le poète, le saint est capable de révéler aux créatures leur origine divine et de leur faire chanter l’hymne de louange » (pp. 392-393).

Trois articles du tome ii nous dévoilent d’ailleurs ce qui a nourri l’attrait poétique de dom Gérard : sa dette à l’égard d’André Charlier (« André Charlier, écrivain français », pp. 126182, la plus longue contribution donnée à Itinéraires) ; sa formation à l’école des classiques (« Saveur pascale de Polyeucte », pp. 238-270) ; son admiration pour Péguy (« Péguy, poète de chrétienté », pp. 283-288).

Dans le tome ii, on retrouve les grands centres d’intérêt du moine : dix méditations sur la vie intérieure avec son enracinement dans le mystère du Christ et ses états ; six sur divers


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aspects de la liturgie, notamment les psaumes ; deux sur la Vierge, qui complètent les cinq que l’on trouvait dans le premier volume ; deux sur une dévotion qui lui était particulièrement chère, les saints anges (l’église abbatiale du Barroux leur est dédiée) ; cinq sur saint Benoît, en sa physionomie propre et dans son rayonnement sur la civilisation européenne ; six liées à l’histoire personnelle de l’auteur, dans ses liens avec les Charlier et Itinéraires ; enfin neuf sur la royauté du Christ (avec son rayonnement familial, culturel et politique), autour de laquelle il aimait ordonner les grandes synthèses où il excellait.

La notion dominante de ce tome ii nous paraît être la catholicité, entendue dans son sens le plus large comme l’harmonie du divers. C’est la lumière du Christ qui réalise l’unité des beaux tableaux que dom Gérard nous offre, non comme des productions d’esthète, mais comme le jaillissement du mystère qui l’habite… et qui, au travers de son humanité singulièrement ouverte à l’universel, nous attire. Lorsque l’on referme ce volume, dont beaucoup de pages peuvent servir de lecture spirituelle – nous pensons entre autres à la méditation limpide intitulée : « Deux regards sur l’immaculée Conception » (pp. 271282) 3 –, on ne peut que souscrire à ce qu’écrit le préfacier : « Dans le droit fil des articles du premier tome, ceux de ce second livre, signés dom Gérard, continuent à dérouler comme une lumineuse fresque de l’harmonie catholique du vrai, du beau, du bon. La mystique et l’intelligence de la foi, la charité dans la vérité et la beauté révélatrice de cette vérité, s’y imprègnent et 3.

« [L’âme] saisit sans comprendre, elle laisse la foi, lumière surnaturelle infuse, percer l’écran des concepts, afin que son opération de connaissance se termine à l’intérieur même du mystère, dont l’article de foi n’est que l’enveloppe, pour s’achever dans l’adoration et le chant. Ce premier regard incline au silence et à l’admiration » (p. 273). À propos de ce que ressentit le bienheureux Pie iX lors de la proclamation du dogme, dom Gérard écrit : « L’essence du mystère ne lui fut pas dévoilée, car il n’aurait pu en soutenir l’éclat. Aucune image ne frappa son regard, mais la pureté de Marie vint audevant de lui comme une explosion de douceur, venue de la douceur même de Dieu » (p. 273).


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s’éclairent réciproquement dans ce qu’il appelle “le goût des choses de Dieu” » (p. 7).

Du fait de cette unité harmonique, certains des textes qui nous sont offerts nous semblent approcher, dans leur sobre ferveur, leur profondeur doctrinale et leur justesse de ton, de la perfection des « classiques ». nous avons été pour notre part particulièrement impressionné par quatre d’entre eux : « Puissance active de la Résurrection » (avril 1988) ; « L’Imitation de Jésus-Christ » (mars 1990) ; « Le bien qui est en nous » (juin 1991) ; « Le chant des psaumes » (septembre 1991). Donnons ici au lecteur quelques aperçus de ces articles.

Le premier donne la clé « mystérique » et sacramentelle de la vie chrétienne : « C’est tout notre être qui a été illuminé par le baptême, transformé de fond en comble par la puissance et le rayonnement transfigurateur du Christ ressuscité » (p. 235). Cette « Religion de la Victoire » (p. 233) « rend compte théologiquement de ce formidable optimisme métaphysique qui traverse l’histoire de la vie chrétienne et la distingue des moralismes protestants ou bouddhistes » (p. 236). « La haute signification du mystère pascal tel que le présente l’office liturgique [composé par Pierre le Vénérable pour la Transfiguration] ne s’arrête pas au chrétien individuel, elle s’étend jusqu’au cosmos lui-même. […] Toute la création devient un temple merveilleux inondé de lumière et de chants où se célèbre une liturgie ininterrompue, le chœur des étoiles, dont parle le livre de Job, qui répondent joyeuses à l’appel de leur créateur par une hymne d’innocence et de gratitude. et à qui s’adresse ce chant ? Au Père d’immense majesté, au semeur et restaurateur des mondes. (O Sator rerum, Reparator ævi !) » (p. 236).

Le second texte est un modèle d’analyse fervente et nuancée d’un texte spirituel, qui discerne avec piété son appartenance au bien commun de la pensée catholique. « À quoi faut-il attribuer cette longévité qui est l’apanage des grandes œuvres ? On touche ici à l’un des caractères les plus mystérieux de l’expression humaine ; quelque chose d’extrêmement difficile à définir, un je ne sais quoi de plus profond que la beauté, un certain langage


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direct qui va droit au cœur et emporte l’adhésion. Le trait de génie ne s’invente pas » (pp. 313-314). Dom Gérard décrit de façon suggestive les grandes lignes de ce livre où « des générations de chrétiens vont inlassablement puiser leur nourriture » (p. 314) : doctrine du détachement, doctrine de l’amour, doctrine de la vie intérieure. notant que « l’épuisement de la grande sève liturgique qui a marqué la fin du Moyen Âge se fait sentir » (p. 339) dans l’Imitation, il ajoute : « Cet aspect doit-il être mis au compte d’une carence grave ? n’est-il pas préférable, en lisant un auteur, de chercher ce qu’il a voulu dire, plutôt que ce qu’il n’a pas dit ? il est d’ailleurs piquant de remarquer que c’est la faillite des tendances à l’ouverture au monde qui contribue, de nos jours, à rendre au livre de l’Imitation sa vocation de conduire les âmes à la vie intérieure personnelle » (p. 340).

La troisième méditation est une merveilleuse « hymne au bien ». Dans une ligne patristique, bénédictine et thomiste, dom Gérard a écrit là un texte touchant, que les pédagogues, les psychologues et les prêtres devraient lire, relire et méditer : le bien est premier, admirons le bien, vivons du bien ! Comme disait le père Molinié, prenons d’abord le temps de nous laisser « scandaliser par le bien », avant d’affronter le scandale du mal. « On se trouve trop souvent en face d’un type de chrétien gémissant et besogneux, absorbé par la vue et l’aveu de ses fautes, par l’idée de sa perpétuelle fragilité. […] nous aimerions qu’il s’étudie aussi à considérer le problème du bien. Ou, si l’on préfère, qu’il consente à regarder avec quelque admiration les magnificences que la nature et la grâce ont déposées en lui. […] L’abus des moyens psychologiques de persuasion et, plus encore, l’oubli des grandes vérités touchant l’inhabitation de Dieu dans les âmes, à quoi il faut ajouter la vaste campagne panthéiste orchestrée par le Nouvel Âge, véritable offensive anti-surnaturelle, voilà ce qui tend à effacer ou à dénaturer l’idée très pure, très divine du Bien que la Providence a déposée dans ses créatures » (pp. 403-404 et 414-415).

Le quatrième article fait résonner les diverses harmoniques du mystère des psaumes. « en chantant les psaumes, nous ne


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faisons que prêter notre cœur et nos lèvres à la majesté de l’Épouse. […] Aimons les psaumes parce que Jésus-Christ, Verbe éternel, les a inspirés pour les siècles ; […] parce qu’il les a chantés dès l’âge de douze ans, le jour de sabbat, à la synagogue de nazareth, du côté des hommes, à côté de saint Joseph et de ses oncles et cousins, dans un frémissement de joie, d’admiration et de poésie – et il savait que ces psaumes parlaient de lui, de ses souffrances, de sa gloire ; quelle émotion l’étreignait alors ! » (pp. 416 et 430-431). Dom Gérard montre que les psaumes sont des poèmes chantés, animés de l’intérieur par une foi que le don de sagesse rend savoureuse (« psalmodier avec sagesse ») : « La poésie n’est pas un enjolivement ni une manière de charmer, mais un puissant moyen de connaissance. Tout chant lyrique est à la fois offrande et nourriture de l’âme. Ce que je chante me remplit ; ce que je célèbre m’éclaire » (p. 422). il souligne énergiquement l’adaptation du latin de la Vulgate au caractère psalmodique et mystérieux de ces poèmes sacrés. « On ne cherche pas tant à abstraire une idée qu’à se baigner dans ce fleuve au courant calme et régulier où, vague après vague, un verset, ici ou là, émergera pour donner son sens à l’ensemble. Cette méthode plus détendue, plus intuitive, où les versets s’inscrivent peu à peu dans la mémoire de l’âme, où le Saint-esprit n’use que de touches très délicates – parfois un seul mot émerge du texte et prend une signification nouvelle – s’accommode mieux d’une langue sacrée » (pp. 427-428) 4. Oui, Bernard Antony a raison de souhaiter que l’on fasse lire ces textes marqués du « sens des grandes synthèses », notamment « à ceux qui ont une vision tronquée du catholicisme » et « à 4.

D’où cet encouragement qui garde son actualité, bien au-delà de la sphère bénédictine : « Qu’on ne s’y méprenne pas : ceux, parmi les bénédictins, qui montent une garde fidèle autour du latin, ne font preuve en cela d’aucun esprit d’archaïsme, d’aucun sentiment nostalgique. Qu’ils en aient conscience ou non, ils accomplissent là un signalé service dont leur sauront gré les générations à venir. ils travaillent pour que demain ne soit pas aboli, par la légèreté des hommes, ce que Charles Péguy appelait la pérennité charnelle des paroles éternelles » (p. 428).


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ceux qui, sans toujours en avoir conscience, ont soif de Dieu » (pp. 7-8). Tous y gagneront : en entrant dans l’approfondissement cristallin des perspectives catholiques, ou bien en découvrant la lumière pleine d’amour des horizons de l’âme chrétienne. Au fil des pages, en tout cas, les anciens lecteurs d’Itinéraires seront émus de retrouver des perles spirituelles, dont l’éclat s’était imprimé en leur âme, peut-être à jamais. et les plus jeunes exploreront avec bonheur, dans la barque de Benedictus, cet archipel d’îles souvent nouvelles pour eux, verdoyantes de paix et de force doctrinale, éclairées par les rayons du Christ que reflète le cœur profond d’un moine fraternel. Fr L.-M. De BLiGniÈReS

Le père Louis-Marie de Blignières est fondateur et régent des études de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier.


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Commentaire de l’Épître aux Éphésiens Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Éphésiens, Préface par le cardinal georges Cottier, o. p. ; Introduction de gilbert Dahan ; Traduction et tables par JeanÉric Stroobant de Saint-Éloy, o. s. b. ; Annotations par Jean Borella et Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, o. s. b. (Paris, Cerf, 2012, 400 pages).

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om Stroobant de Saint-Éloy a ajouté un nouveau texte à la série de ses traductions des lettres de saint Paul et le lecteur attentif sera à nouveau impressionné par la clarté de la traduction, la profondeur et la richesse du texte de Thomas et le trésor que sont les renseignements historiques et doctrinaux présentés dans de nombreuses notes. Ce beau livre, une merveille typographique, est honoré d’une préface du cardinal Cottier et d’une introduction du professeur Dahan. il se distingue aussi par quelque 80 pages de tables : une table des références scripturaires, une autre, analytique, qui explique le sens d’un grand nombre de termes en commençant par adoption pour terminer avec vocation ; vient ensuite une table des lieux parallèles dans les autres écrits de saint Thomas, et le livre se


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termine avec une table des références à 83 auteurs anciens et médiévaux et aux 134 auteurs modernes et contemporains cités.

Dans son érudite introduction, le professeur Dahan souligne la singularité de l’Épître aux Éphésiens (une lettre circulaire à plusieurs églises ?) et compare le commentaire de saint Thomas aux exposés d’autres auteurs (Jérôme, l’Ambrosiaster, Gilbert de la Porrée, hugues de Saint-Cher) pour mettre en lumière la richesse de la réflexion théologique de Thomas. Le commentaire se distingue par un souci pédagogique : les divisions fréquentes, l’emploi d’exemples et de comparaisons, le souci de récapitulation, le recours à la question. Pour plusieurs termes, Thomas indique différentes interprétations, ce qui montre son ampleur de vue et sa conviction que le sens du texte sacré est inépuisable. il laisse alors au lecteur la liberté de choisir. Dahan attire aussi l’attention sur la présence d’Aristote mais, au lieu d’écrire que la pensée de Thomas est structurée par l’aristotélisme (p. 30), il serait mieux de dire que c’est le réel qui lui fournit les catégories pour analyser et exprimer le monde et la révélation divine.

Selon saint Thomas, le nouveau Testament ordonne les hommes à la vie éternelle plutôt par la grâce que par des préceptes, comme le faisait l’Ancien Testament. Les évangiles décrivent l’origine de la grâce et les lettres de saint Paul son pouvoir. Dans la Lettre aux Éphésiens nous trouvons une description de la grâce divine à l’œuvre dans une communauté chrétienne pour y établir l’unité dans la charité. Thomas place son commentaire au sein de la Bible, qui est citée plus de mille fois. C’est son souci de nous conduire à une méditation en profondeur du message divin.

Passons à la traduction de la lettre. Comme il s’agit d’une édition d’une haute valeur scientifique (l’introduction, les notes, les registres, etc.), on peut regretter qu’on n’ait pas imprimé aussi le texte latin. Le P. Stroobant nous donne d’abord une liste des ouvrages cités dans les notes qui accompagnent la traduction, et un plan détaillé de l’ensemble en 13 pages d’après les


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divisions du texte, indiquées par Thomas lui-même. Les très nombreuses divisions et subdivisions du texte sont d’abord quelque peu ennuyeuses pour le lecteur moderne mais, quand on médite le texte avec patience, ces divisions ont tout leur sens et on découvre des richesses insoupçonnées de clarté et d’ordre. La traduction est scientifiquement excellente et très bien lisible.

Le traducteur indique de nombreux lieux parallèles et montre que le commentaire se situe au centre de la théologie de Thomas. Signalons quelques perles d’exposition théologique. Dans la cinquième leçon, chapitre 1, nous trouvons de très belles pages sur l’esprit Saint, qui nous a été donné et nous a marqués de son sceau : en effet le caractère distinctif des chrétiens est la charité. La septième leçon de ce chapitre donne un exposé très dense sur les anges, où Thomas présente les vues de Grégoire le Grand et de Denys l’Aréopagite sur les hiérarchies des anges. Dans la deuxième leçon du chapitre suivant, on trouve un émouvant exposé de la miséricorde infinie de Dieu. Paul doit mettre en lumière ce qu’est le mystère caché depuis des siècles en Dieu. Ce mystère est l’action salvatrice du Christ opérant au cœur de l’histoire, et tout particulièrement dans l’eucharistie. Cette connaissance que Paul a reçue et fait connaître au monde est le mystère de la Sagesse personnelle, le Verbe de Dieu (ch. 2, l. 3).

Pour mieux apprécier le commentaire de Thomas, il est utile de rappeler qu’il explique aussi le texte en recourant à des associations. À propos de ch. 2, leçon 6 – la communauté des Éphésiens a été bâtie sur la fondation des apôtres avec le Christ Jésus comme pierre angulaire –, il donne un grand nombre de textes bibliques pour expliquer la métaphore et indique ensuite le sens moral de la phrase. Au passage, je signale une note intéressante à la page 143 sur la différence entre une métaphore et une locution figurative, où le sens littéral du terme est conservé, comme : « Dieu a soumis toutes choses sous ses pieds. »

Au troisième chapitre, leçon 3, Thomas se demande comment la sagesse multiforme de Dieu s’est fait connaître des Principautés et des Puissances au plus haut des cieux. Par les


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apôtres ? Mais, note Thomas, les anges qui jouissent de la vision béatifique connaissaient aussi la nature divine du Christ. Cependant, saint Paul écrit qu’ils la connaissent dans l’Église. Dans un long raisonnement, Thomas conclut que les anges n’avaient pas une connaissance parfaite de ces mystères cachés en Dieu, mais seulement une compréhension générale. ils les ont appris plus complètement à mesure que ces mystères se sont réalisés dans la progression des temps. Cette explication s’appuie sur Augustin, comme l’indique une longue note aux pp. 193-194.

On trouve ensuite un bel exposé sur la paternité, ch. 3, leçon 4 : le nom « père » revient aussi à ceux qui aident les autres à poser des actes sur le plan de la vie de l’esprit. Toute paternité dérive de celle de Dieu dans le mystère de la sainte Trinité. Certes, le terme paternité, en tant qu’il signifie la conception de notre intellect au sujet d’une chose, se trouve prioritairement en nous, mais en tant qu’il signifie la chose même (qu’on conçoit et pense), il s’applique d’abord à Dieu. Thomas termine cette leçon en rappelant que le Christ habite dans nos cœurs et que l’amour est le fondement de la vie dans le Christ. Si notre édifice spirituel n’est pas enraciné dans la charité, il ne peut pas durer. Dans la leçon suivante, Thomas commente la phrase : « Pour que vous puissiez comprendre […] ce qu’est la largeur et la longueur, et la hauteur et la profondeur […] de la charité du Christ. » La longueur signifie la persévérance du Christ dans le temps qui ne fait jamais défaut. D’ailleurs, le Christ a choisi la mort sur la croix, dans laquelle se trouvent ces quatre dimensions. Le mot « profondeur » peut évoquer la partie de la croix, enterrée sous la terre, qui soutient la croix, sans qu’on la voie. Ainsi la profondeur de l’amour divin soutient notre charité, mais ne se voit pas.

Au quatrième chapitre de sa lettre, saint Paul engage les Éphésiens à garder l’unité ecclésiale et à bannir les vices de l’orgueil, de la colère, de l’impatience et du zèle désordonné. La deuxième leçon de ce chapitre est un exposé complet et profond de l’unité des chrétiens à laquelle concourent plusieurs choses. Comme dans la cité, il doit y avoir un chef (le Christ), l’unité de


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loi (la foi), des signes qui distinguent la communauté d’autres sociétés (les sacrements) et l’unité d’une même fin, Dieu. Dans une note, le père Stroobant parle d’une deuxième formule supposée du baptême (« Je te baptise au nom de Jésus »). notons l’interprétation que donne saint Thomas du verset 4, 13 : « Jusqu’à ce que nous parvenions tous […] à l’homme accompli à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ. » Selon lui, puisque le Christ parvint à la plénitude de l’âge viril à trente-trois ans, les saints ressusciteront ayant cet âge.

À la cinquième leçon, nous entrons en ecclésiologie. C’est par le Christ que le corps tout entier de l’Église accomplit sa croissance. Thomas distingue trois choses dans un corps naturel : la coordination ou l’unification des membres ; leur connexion par les nerfs et leur collaboration et leur soutien mutuel. il montre comment ces trois caractéristiques se retrouvent dans l’Église. L’unification est produite par la foi, la communion dérive du Christ, le soutien mutuel est le fruit de la charité. L’Église est une communauté de vie spirituelle qui découle du Christ, mais elle est aussi visible dans ses membres vivant sur terre.

Saint Paul nous invite à imiter Dieu en progressant sans cesse dans l’amour et nous exhorte à éviter les vices de la luxure, de l’impureté, quelle qu’elle soit, et de l’avarice (ch. 5, leçon 1). Thomas explique que l’avarice tient le milieu entre les péchés de l’esprit et ceux de la chair. Car son objet est charnel, mais se complaire dans l’argent est du domaine spirituel. Le traducteur cite une remarque du père Prat, qui veut voir dans l’avarice la convoitise charnelle (p. 265), mais le mot grec pléonexia signifie bien la volonté d’avoir toujours plus de biens et c’est un vice rampant dans le monde d’autrefois, comme d’ailleurs dans nos sociétés modernes. il eût été étrange que Paul n’eût pas mis en garde contre ce désir de posséder toujours plus. À propos du verset : « Que personne ne vous séduise » (ep 5, 6), Thomas écrit que les hommes ont essayé de trouver des raisons pour établir que la fornication et d’autres vices ne sont pas des péchés (ch. 5, leçon 5, § 282).


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Dans la sixième leçon, Thomas commente les mots de Paul : « Racheter le temps » : « Depuis le jour où Adam a péché, des embûches nous ont été sans cesse préparées pour nous inciter au péché. Or il n’en était pas ainsi dans l’état d’innocence, où rien dans la volonté de l’homme ne le disposait à pécher, mais à présent il faut racheter le temps, car les jours sont mauvais », et s’adonner à de bonnes œuvres (p. 303). en commentant le passage de la lettre qui traite du mariage, Thomas distingue une triple union entre le mari et la femme : a) la première est l’effet de leur amour qui fait qu’ils quittent leurs parents pour aller vivre ensemble ; b) la deuxième se fait par l’intimité ; c) la troisième se fait par l’union sexuelle (§ 333).

Les devoirs relatifs à l’éducation sont brièvement évoqués par saint Paul au chapitre six. Dans la troisième leçon de ce chapitre, Thomas donne un beau commentaire sur la phrase : « Fortifiez-vous dans le Seigneur. » en Philippiens 4, 13, saint Paul s’exclame : « Je peux tout en celui qui me fortifie. » Les embûches sont nombreuses, dit Thomas, et l’ennemi n’est pas faible, car il dispose d’une armée considérable. Ces anges déchus son méchants et dangereux, car plus un ange est naturellement élevé, plus il est mauvais quand il se tourne vers le mal.

Quand Paul exhorte les Éphésiens à demeurer parfaits en toutes choses, Thomas explique (§ 361) qu’il y a une première perfection, celle de la suffisance (observer les commandements) ; une deuxième est la perfection de la patrie, la consommation de la gloire ; une troisième est intermédiaire, l’observation des conseils évangéliques. Les chrétiens disposent de la cuirasse de la justice, du bouclier de la foi et de l’épée de la parole. Dans la dernière leçon, Thomas commente la phrase : « Priez en tout temps » et énumère sept caractéristiques de la prière : il faut prier en toute circonstance et pour des biens spirituels ; la prière doit être humble ; elle doit être continuelle ; elle doit être animée par la dévotion ; elle doit être vigilante et instante et on doit s’y adonner avec une application totale ; finalement, elle doit être inspirée par la charité.


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Je n’ai mentionné que quelques-unes des richesses du commentaire de saint Thomas. notons qu’il y a aussi de nombreuses notes importantes, par exemple sur ceux qui nient l’immortalité de l’âme ; sur l’expression « corps mystique » ou des mots comme limbes, syndérèse, Arius, dictamen rationis. À celles-ci s’ajoutent beaucoup de notes historiques sur les vertus, les vices et la vie spirituelle. Les textes de saint Augustin, auxquels Thomas se réfère, sont reproduits et commentés par le traducteur. Aux pages 282-283, on trouve une excellente explication de l’importance du chant dans l’Église. une petite remarque : en 2, 8, la traduction lit : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés au moyen de la foi ». il me semble préférable de traduire ici la préposition δια suivie d’un génitif : « par la médiation de la foi ». Léon J. eLDeRS, s. v. d.

Membre de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin, le père Léon Elders, religieux hollandais de la Société du Verbe divin, a enseigné dans de très nombreuses universités. Dernier ouvrage paru :

La vie morale selon saint Thomas d’Aquin. une éthique des vertus, Paris, Parole et Silence/Presses universitaires de l’IPC, 2011,

336 p.


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« Un des joyaux de la tradition spirituelle occidentale, […] une semence de vie. »

P. Adalbert de Vogüé extrait de la préface

Les trois conversions et les trois voies Réginald Garrigou-Lagrange, o. p. 136 pages – 10 €

« Une vie spirituelle authentique ne peut ignorer l’apport des saints au cours des âges. Elle a le plus grand besoin de se nourrir d’une doctrine solide. Cette nécessité, cette urgence, suffisent à justifier, si besoin est, la réédition de cette œuvre du père Garrigou-Lagrange, modeste par sa dimension, mais essentielle par son contenu. On pourra difficilement, si l’on recherche une vie intérieure qui ne soit pas tissée d’illusions, et donc un jour de désillusions, faire l’économie de ces pages. » Fr. André M. Forest extrait de la préface

À commander à : Société Saint-Thomas-d’Aquin F-53340 Chémeré-le-Roi


Philosophie de la religion Collectif, Philosophie de la religion. Approches contemporaines. Textes réunis par Cyrille Michon et Roger Pouivet, présentés et traduits par J.-B. guillon, C. Michon, R. Pouivet, Y. Schmitt (Paris, Vrin, 2010, 384 pages).

L

a philosophie de la religion jouit d’un nouvel intérêt. Ce n’est pas qu’elle ait jamais perdu un certain crédit car, pendant la deuxième moitié du siècle dernier, elle s’est exercée sur les religions existantes, cherchant à déterminer leurs spécificités et, en particulier, leurs convenances, pour telle ou telle situation historique déterminée. il s’agissait, pour cette philosophie, de répondre aux « philosophies du soupçon », qui ne voyaient dans les religions que des déviations de désirs ou de complexes humains fondamentaux. C’est à défendre la religion contre de telles accusations que les « herméneutes 1 » des diverses traditions religieuses se sont employés longtemps sur le continent européen. Ce faisant, ces herméneutes négligeaient, en général, de s’interroger sur les prémisses rationnelles de tel ou tel enga1.

Les herméneutes sont ceux qui pratiquent l’herméneutique, art ou science de l’« interprétation » (ce que signifie le mot grec herméneia) (nDLR).


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gement religieux. Or, la nécessité de ces prémisses ne faisait aucun doute avant l’ère de l’herméneutique religieuse inaugurée au XViie siècle par Pascal, en un temps où la théologie, qu’elle soit naturelle ou révélée, était victime de son impuissance à éviter les guerres de religion, consécutives à la Réforme. Qu’on songe à Montaigne, dont le scepticisme séduisait, en même temps qu’il irritait Pascal ! Au XXe siècle, le succès de la philosophie d’heidegger, qui était le signe, parmi d’autres, d’un renouveau de la métaphysique, n’a pas peu contribué à discréditer l’onto-théologie 2, qui constituait le préambule rationnel que la religion chrétienne avait traditionnellement adopté.

Dans les pays anglo-saxons cependant, dans la mesure où ils n’étaient pas conquis par le néo-positivisme ou l’empirisme logique qui s’étaient propagés, entre les deux guerres, du continent européen en Angleterre et en Amérique du nord, les prémisses rationnelles d’une foi religieuse n’ont pas cessé d’être interrogées. La philosophie de Whitehead, héritière en partie de celle de Bergson, a pu y contribuer. Mais la contribution principale est venue, semble-t-il, de la philosophie analytique libérale, héritière du second Wittgenstein, qui, en portant son intérêt sur le langage ordinaire, a vu que ce langage était bien éloigné du langage artificiel, qui est celui des sciences. Ce langage ordinaire était habité surtout par des préoccupations pratiques, sociales et religieuses, dont les diverses cultures ne cessent de porter témoignage. D’où le renouveau d’intérêt pour la théologie rationnelle, qui avait été tellement scrutée par les philosophes du Moyen Âge, et qui n’avait jamais cessé d’être pratiquée dans les pays anglo-saxons. Ce sont des philosophes de ce courant analytique, héritant de leur fondateur l’adoption de la logique moderne comme outil privilégié de la discussion rationnelle, que présente Philosophie de la religion, approches contemporaines, un ensemble de textes réunis par Cyrille Michon et Roger 2.

L’onto-théologie est un terme dépréciatif pour désigner une théologie qui prend pour fondement rationnel l’appréhension de l’être (on, ontos, en grec) (nDLR).


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Pouivet. Parmi ces philosophes, dont les noms commencent à être connus en France, grâce en particulier à l’activité philosophique des deux initiateurs de ce livre, il semble nécessaire de mentionner spécialement : – Richard Swinburne, auteur d’une importante trilogie sur le problème de Dieu et d’une tétralogie sur la religion chrétienne ; – et Alwin Plantinga, célèbre, tant par son analyse de l’argument ontologique, que par ses réflexions sur le problème du mal et ses études portant sur l’épistémologie de la croyance. Ce sont de ces deux philosophes, tels que leurs travaux sont mentionnés et transcrits dans Philosophie de la religion, que nous allons d’abord retenir les textes choisis. nous aborderons ensuite d’autres auteurs, selon qu’ils sont retenus dans les quatre grandes parties de l’ouvrage, qui portent respectivement sur : – « Les attributs divins, le concept de Dieu » ; – « Arguments théistes » ; – « Le problème du mal » ; – « Épistémologie des croyances religieuses ».

Richard Swinburne

De Richard Swinburne, le texte retenu est L’argument du dessein, inclus dans la deuxième partie de l’ouvrage (« Arguments théistes »). On sait que l’argument du « dessein intelligent », qu’on peut rattacher à la cinquième voie proposée par Thomas d’Aquin, est devenu la plus frappante et la plus célèbre des preuves de l’existence de Dieu. il consiste à dire que l’organisation du monde témoigne d’un Organisateur, qui est sans corps, tout-puissant et initiateur de cet ordre. Swinburne reconnaît à Thomas d’Aquin le mérite de s’être appuyé sur « les régularités de succession », plutôt que sur « les régularités de coprésence », auxquelles les auteurs du XViiie siècle étaient davantage sensibles. De fait, si l’on considère la finalité inhérente à l’activité temporelle des êtres vivants, on y découvre une quasi-intention, qui rappelle nécessairement l’intention qui gouverne les actes spécifiquement humains. Thomas d’Aquin ne s’intéresse ici qu’à des espèces vivantes (ou naturelles), considérées chacune dans leur ordre, et qui sont privées de la connaissance de leur fin ; c’est pourquoi il les compare à des instruments


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humains qui n’atteignent leur but prémédité que s’ils sont guidés par une main humaine, comme la flèche par l’archer. Sur ce point Swinburne accuse cependant Thomas d’Aquin et les apologistes qui le suivent de commettre une petitio principii (pétition de principe). Ce reproche ne nous semble pas justifié, car saint Thomas déclare expressément que « ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que s’il est dirigé par un être connaissant et intelligent » et cette considération est le nerf de l’argument.

Dans la reconstruction de l’argument que Swinburne propose, l’auteur utilise lui aussi l’analogie entre la technique humaine, orientée vers un but que l’homme lui assigne, et l’organisation du monde, marquée par une régularité générale, qui transcende telle ou telle loi que notre science peut découvrir. il nous semble qu’il n’y a rien de moins dans cette analogie que dans la prétendue petitio principii injustement reprochée à Thomas d’Aquin : l’analogie signifie simplement que, tout comme le hasard n’explique pas la technique humaine, il ne peut expliquer de même l’organisation du monde. La finalité s’impose dans un cas comme dans l’autre. Ce que Swinburne aurait pu ajouter, c’est que l’argument est plus frappant encore quand on le transporte dans une vision du monde commandée par une « physique des lois », qu’il ne l’était dans une vision du monde commandée par une « physique des causes », où les causes finales sont incluses. Car les causes finales immanentes, telles que l’instinct des animaux, rivalisent avec l’intelligence d’une façon surprenante, si bien qu’on peut douter de leur origine transcendante, tandis que les lois naturelles, telles que nous pouvons les déterminer, même quand elles concourent à une fin, le font bien malgré elles. Quand on raisonne à partir des lois, et non à partir de natures spécifiques, l’absence d’intention est beaucoup plus frappante.

Dans de telles conditions, c’est l’ordre général du cosmos qui est très impressionnant, beaucoup plus que ne l’est, même s’il est admirable, l’œil des vertébrés et des mollusques. et quand on veut bien prendre en considération les étapes quasi certaines


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de l’évolution du Cosmos, alors la prodigieuse aptitude de la matière à fournir les éléments de la vie, de même que la prodigieuse aptitude de la vie à fournir les soubassements de la pensée humaine, apparaissent comme des marques évidentes d’une finalité cosmique gouvernée par le Créateur. C’est ce que propose, du reste, dans sa version forte, qui est métaphysique, le principe anthropique 3.

il est regrettable que Swinburne n’ait pas fait mention de cette merveilleuse introduction que la cosmologie contemporaine offre à l’argument du dessein, une introduction qu’il ne peut ignorer. Swinburne s’attache, en revanche – serait-ce l’honneur britannique qui l’y oblige ? –, aux objections soulevées par hume contre l’argument du dessein. On sait combien ces objections ont été importantes historiquement, puisque Kant en est largement dépendant. Mais ne convient-il pas d’affirmer aujourd’hui que le prestige dont ont bénéficié les objections de hume est largement immérité ? Quand, par des préjugés empiristes nourris par une science interprétée de façon unilatérale, un philosophe est sceptique à l’égard de toute connaissance humaine, on peut s’attendre à ce qu’il le soit encore davantage à l’égard de la métaphysique qu’à l’égard de la science elle-même, car les succès de cette dernière ne peuvent que l’impressionner. Le problème est de se demander alors si le scepticisme est vraiment le dernier mot de l’attitude critique. Le renouveau de la métaphysique, comme les succès de la science, malgré les limites de celle-ci, permettent effectivement d’en douter.

3.

Le « principe anthropique » affirme que les constantes qui gouvernent les lois fondamentales de l’univers sont réglées (avec une précision hallucinante), de manière à permettre l’apparition d’un être qui le connaît : l’homme, anthropos en grec. Le terme a été formé avec un jeu de mot par rapport au « principe entropique », qui affirme que, dans un ensemble clos, la dégradation de l’énergie, le désordre, ne peut que croître. Les mots grecs entropè, entropia signifient originairement « l’action de se retourner », et par extension « la confusion » ou « la pudeur ». (nDLR).


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Alwin Plantinga

D’Alwin Plantinga le texte retenu est Dieu, la liberté et le mal, qui figure dans la troisième partie de l’ouvrage (« Le problème du mal »). L’auteur entend répondre à l’objection de John Mackie, selon laquelle « sur la base du problème traditionnel du mal […] on peut montrer, non pas que les croyances religieuses manquent d’appui rationnel, mais qu’elles sont positivement irrationnelles » (p. 235). On va voir que dans cette entreprise J. Mackie reprend la principale objection, à savoir l’existence du mal, incessamment soulevée contre l’existence de Dieu. Cette objection prend l’aspect d’une évidence à la vue du malheur humain, en particulier dans les temps modernes, où les hommes se sont accoutumés à croire que le bonheur leur était dû, quel que soit leur comportement vis-à-vis de la nature, visà-vis de leurs semblables, et vis-à-vis de Dieu.

Dans une première partie, l’auteur montre qu’il n’y a pas de contradiction entre les trois thèses dont Mackie entendait prouver l’incompatibilité, à savoir : (1) « Dieu est tout-puissant » ; (2) « Dieu est parfaitement bon » ; (3) « le mal existe ». il faut, bien sûr, ajouter à ces thèses : (2’) « Dieu est omniscient ». L’auteur parvient à montrer que le négateur de l’existence de Dieu doit encore ajouter la thèse (21), à savoir : « Si Dieu est omniscient et tout-puissant, alors il peut éliminer proprement tout état de choses mauvais ». Or cette thèse n’est pas nécessairement vraie, car la suppression d’un mal peut entraîner la suppression d’un bien qui l’inclut, puisqu’il arrive qu’un mal soit entraîné par un bien, qui lui est cependant prévalent. L’auteur aurait pu prendre l’exemple de la douleur physique : quand elle n’est pas intense, elle est le signal d’un mal, que l’on peut, grâce à ce signalement, empêcher ; et donc la douleur est la servante d’un bien. Mais l’exemple qu’il donne est, de son propre aveu, « artificiel ». il faut le reconnaître, un usage quelque peu abusif de la logique formelle moderne, tend à ce caractère artificiel. Cette logique a en effet été inventée pour exprimer des états de choses (ou des structures mathématiques) et non des relations entre des principes métaphysiques. La philosophie analytique n’est


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guère consciente des déficiences de l’instrument qu’elle emploie, dans l’intention qui est la sienne et qui est saine, d’argumenter de façon rationnelle. On pourrait lui conseiller, en particulier, d’utiliser l’opérateur d’implication dans le sens aristotélicien, que lui ont gardé les mathématiciens intuitionnistes, et non dans le sens mégarique, qu’ont adopté les promoteurs de l’implication « matérielle », « formelle » et même « stricte », cette dernière ayant été définie par C. i. Lewis 4.

Quoi qu’il en soit, l’auteur a sans doute aperçu que son argumentation compliquée n’était pas tout à fait convaincante. Dans une deuxième partie, il entreprend de montrer que les trois thèses de Mackie plus haut mentionnées sont, de fait, tout à fait consistantes. une première façon de le montrer serait d’ajouter aux propositions (1), (2) et (2’) la thèse (22), à savoir : « Dieu crée 4.

Pour Aristote, il y a « implication » d’une proposition par une ou deux autres (ce dernier cas étant celui du syllogisme), quand on peut dériver nécessairement cette proposition « impliquée » de « l’impliquant », formé d’une ou de plusieurs propositions (cas du polysyllogisme). Pour les Mégariques, au contraire, l’implication existe quand l’impliquant étant vrai, l’impliqué est également vrai, toutes les autres combinaisons du vrai et du faux entre l’impliquant et l’impliqué étant également permises (ainsi l’on peut dire que le faux implique le vrai, et que le faux implique le faux, mais on ne peut pas dire, selon la condition émise, que le vrai implique le faux). Cette conception a été reprise par la logique formelle moderne. en raison des paradoxes qu’elle entraîne, on a voulu renforcer cette conception de l’implication. Chez les Mégariques déjà, Diodore avait voulu que l’implication du vrai à partir du vrai soit valable en tout temps. Chez les modernes, l’implication dite « formelle » signifie qu’on exige que l’implication dite « matérielle » (définie de façon mégarique pour une valeur quelconque des variables mises en présence dans la réunion de l’impliquant et de l’impliqué) soit valable pour toutes les valeurs des variables mises en présence. C’est ce qui explique, semble-t-il, qu’on puisse appliquer une loi logique à n’importe quel domaine de la connaissance rationnelle. L’implication « stricte » exige que l’implication, telle qu’elle est définie par les Mégariques, soit nécessaire. Bien que cette exigence rapproche ce type d’implication de l’implication aristotélicienne, elle ne s’y identifie pas, puisqu’elle n’exige pas de lien formel entre l’impliquant et l’impliqué, comme c’est le cas dans le syllogisme aristotélicien. On interprète généralement cette nécessité comme une validité dans tous les mondes possibles. Sur ces différentes conceptions de l’implication, nous renvoyons à notre article à paraître dans la Revue philosophique de Louvain : « Le syllogisme aristotélicien est-il une implication ? »


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un monde contenant du mal et a de bonnes raisons de le faire ». C’est, comme on le sait, la position de la « Théodicée 5 », inspirée par saint Augustin et énoncée par Leibniz. L’auteur préfère à cette position de justification, une position de pure défense. il suffirait, selon lui, de montrer qu’il existe une proposition, disons r, compatible avec les attributs divins plus haut énumérés, et telle que son addition à (1), (2) et (2’) permette d’affirmer la proposition souhaitée, à savoir (22). Cette thèse r consiste à dire que, si Dieu crée des êtres libres, alors leur liberté consiste à pouvoir accomplir une action ou ne pas l’accomplir, et, ce faisant, à introduire soit un bien moral, soit un mal moral. C’est, comme il le dit, la « défense par le libre arbitre ». La difficulté que l’auteur rencontre alors est l’objection qu’avait soulevée Mackie, à savoir que, si Dieu est souverainement bon et tout-puissant, il a la possibilité de créer des êtres qui agiraient librement, mais toujours bien. Pour faire face à cette objection, l’auteur montre que la possibilité introduite partagerait avec la Théodicée de Leibniz l’idée que Dieu aurait pu créer n’importe quel monde possible. C’est cette idée que l’auteur refuse, tout comme ses conséquences, à savoir, pour Leibniz, que Dieu a créé le meilleur des mondes possibles, et, pour Mackie, qu’il n’y a pas de Dieu souverainement bon et puissant. La « défense par le libre arbitre » s’oppose ainsi aussi bien à Leibniz qu’à Mackie. Mais elle s’appuie, elle aussi, sur l’idée de « monde possible ». elle définit ce monde comme un monde ayant sa consistance en lui-même, qu’il inclue du bien ou qu’il inclue du mal, selon la liberté des protagonistes en présence et la décision qu’ils prennent ; c’est un tel monde que Dieu actualise ou non.

un monde possible, quel qu’il soit, précéderait donc son existence physique, à savoir sa création. il en résulte « qu’il y a des mondes possibles que Dieu n’aurait pas pu actualiser », à savoir 5.

Le mot a été créé par Leibniz, à partir des mots grecs theos (Dieu) et dikè (justice), pour signifier le fait que l’on « justifie » Dieu des arguments tirés de l’existence du mal (nDLR).


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des mondes où les protagonistes auraient agi autrement qu’ils l’ont fait (puisqu’ils étaient libres de commettre ou non telle action). Le choix de Dieu est donc comme limité par la liberté de ses créatures et la façon dont ces créatures l’exercent. L’auteur montre que, puisque Dieu est omniscient, son choix est toujours « contraint », soit qu’on se rapporte à un passé contrefactuel 6, soit qu’on se rapporte à un avenir prédictible. D’où l’auteur peut conclure la proposition (30), à savoir : « Dieu est tout-puissant, et il n’était pas en Son pouvoir de créer un monde contenant du bien moral mais pas de mal moral » (p. 273). Cette conclusion est d’autant plus facilement admissible, selon l’auteur, que des agents libres peuvent être atteints d’une « dépravation morale » telle qu’ils commettent le mal plus aisément que le bien. Dans ce cas la « défense par le libre arbitre » excuse d’autant plus aisément Dieu de n’avoir pu créer un monde meilleur que le monde effectivement créé.

Le lecteur sera-t-il satisfait pour autant ? On se souvient que, en argumentant de la façon que Plantinga propose, des théologiens avaient conclu à la doctrine de la prédestination (tant pour les élus que pour les damnés), selon laquelle ceux qui finalement se damnaient étaient de toute éternité destinés à la perdition. Ces théologiens enlevaient alors aux pécheurs la possibilité de s’amender, et on les accusait de les priver de leur libre arbitre comme de la grâce divine. Maintenant, c’est Dieu que Plantinga prive de son libre arbitre, en contraignant son choix à respecter le choix libre de ses créatures, comme si ce choix était inscrit dans sa pensée de toute éternité. On reviendra plus loin sur cette question, à propos de la position de Mackie, telle qu’il l’expose lui-même. Mais, à propos de cet article de Plantinga, on peut s’étonner que la toute-puissance divine soit limitée par l’existence de créatures dotées de libre arbitre. On peut certes retenir de l’argumentation de Plantinga que le bien moral, tout 6.

« Contrefactuel » ou « contrafactuel » se dit à propos d’un conditionnel contraire à la réalité, et par extension pour tout ce qui est contraire à la réalité (nDLR).


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comme le mal moral, entre dans la texture du monde, tel qu’il est effectivement créé, et que l’appel à un autre monde que le nôtre est non seulement vain mais vraiment dérisoire, puisque la texture du monde réel est faite d’une quasi-infinité d’actions bonnes ou mauvaises, qui s’enchaînent les unes aux autres. Mais il n’est guère compatible avec la transcendance divine d’obliger Dieu à tenir compte du choix des créatures, avant même qu’elles existent, sous prétexte de l’omniscience divine. Cela voudrait dire que l’un des attributs divins (l’omniscience) s’oppose à la perfection d’un autre (la bonté). Cela veut dire, en fait, qu’on soumet les choix divins à une logique toute humaine, qui n’est certes pas appropriée pour pénétrer dans le conseil de Dieu.

il est sans doute impossible, pour un être humain, de se placer « du point de vue de Dieu ». Les auteurs qui le tentent le font souvent avec une pointe d’humour, simplement pour montrer que la pensée de Dieu est infiniment supérieure à la nôtre, et qu’elle maîtrise les événements d’une façon que nous ne pouvons comprendre, car elle ne se contente pas de les connaître de l’extérieur, mais elle les fait être ou leur permet d’exister avec des considérations qui nous dépassent infiniment. il nous faut accepter que la générosité divine prenne des risques qui nous semblent démesurés, car elle a le pouvoir de les maîtriser d’une façon qui nous échappe. Seule la Révélation divine nous a fait connaître le principe de cette maîtrise : racheter le mal issu d’une liberté fautive par l’infusion d’un plus grand bien. De cette façon, la théologie révélée est capable de fournir une véritable Théodicée, et elle est seule à pouvoir le faire d’une façon crédible. Le philosophe qui s’aventure dans ces questions, avec les gros sabots de sa logique, tombe sur des contradictions qu’il a, en quelque sorte, forgées. Sur ce point Plantinga n’est guère plus heureux que Mackie, sauf qu’il n’en vient pas à mettre en question l’existence même de Dieu sous prétexte que son infinie bonté lui interdirait d’exister. Quant à se faire l’avocat de Dieu, on peut dire que Dieu lui-même s’en est chargé d’une façon qui dépasse de beaucoup nos misérables plaidoiries.


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Les attributs divins

Dans la première partie de l’ouvrage, on trouve trois articles, dus respectivement à nicholas Wolterstorff, norman Kretzmann et eleonore Stump, et Peter T. Geach. ils portent sur : Dieu est sempiternel, L’éternité, enfin L’omnipotence. On n’est pas loin des préoccupations de Plantinga. Le premier article tente de réfuter la position thomiste, selon laquelle « à chaque fois que les écrivains bibliques utilisent le langage des événements temporels pour décrire les actions divines, ils doivent être interprétés comme disant par là que Dieu agit à l’égard d’un événement temporel, mais non comme disant que l’action de Dieu est elle-même un événement temporel » (p. 57). Wolterstorff expose en fait la position thomiste d’une façon discutable : le gouvernement divin, selon saint Thomas, est bien réel, même si notre manière de nous en apercevoir est généralement déformée, en raison de la faiblesse de notre raison. Mais il faut reconnaître que l’auteur voit dans la position thomiste « une théorie fascinante ». Toutefois, il s’y oppose. L’auteur préfère engager Dieu dans une sorte de temps infini, qui est signifié par la « sempiternité ». il s’oppose ainsi à une tradition théologique dominante, qui, avec les ressources mêmes que donne l’Écriture, considère l’éternité comme un mode d’existence dégagée de toute succession. Dans ces conditions, les façons de parler des écrivains bibliques doivent être considérées comme des libertés pédagogiques et des concessions faites à l’anthropomorphisme charrié par notre langage et notre logique. Mais ces concessions doivent être considérées comme telles, dans un discours théologique qui respecte la transcendance divine.

On peut se demander alors si les auteurs du second article, norman Kretzmann et eleonore Stump, respectent la transcendance divine, quand ils mettent en question la conception classique de l’éternité, définie par Boèce comme « la possession parfaite et toute simultanée d’une vie interminable (interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio) ». Certes, ils ont raison de distinguer la « simultanéité-T », qui présuppose des événements temporels distincts, puisque la simultanéité est définie


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alors comme la contradictoire de la succession ; et la « simultanéité-e », qui pose, comme le faisait Boèce, un seul et même présent éternel. Comme le gouvernement divin suppose que Dieu ait connaissance des événements temporels et puisse y intervenir, les auteurs lui accordent alors une « simultanéitéeT », qui combine l’une et l’autre simultanéité. Si c’est une façon de parler, pourquoi pas, mais on a vu déjà qu’il est dangereux d’assimiler la connaissance divine à la nôtre, qui est tributaire du temps. C’est pourquoi la façon dont l’éternité divine comprend l’immensité du temps nous demeure mystérieuse, et rares sont les théologiens qui trouvent une façon adéquate d’en parler. Ce qu’on peut accorder sans difficulté aux auteurs, c’est qu’il ne faut pas considérer l’éternité comme un instant figé, qui définirait une sorte d’atemporalité sans épaisseur. L’éternité divine domine constamment tous les instants de la Création, si bien que ce qu’on appelle « la création continuée » n’est pas un acte distinct de la création tout court. D’aucune façon, Dieu n’est asservi à la succession du temps, bien qu’il y intervienne. Si les auteurs tiennent à ces positions de la théologie chrétienne traditionnelle, comme il semble qu’ils y tiennent, on ne voit pas pourquoi ils insistent tant, tout au long de leur article, « sur les raisons de tenir incohérente » la définition que Boèce a donnée de l’éternité. Celle-ci sort finalement fortifiée du commentaire qu’ils en donnent.

Le troisième article, celui de Peter T. Geach, distingue « toute-puissance » et « omnipotence », pour accorder la première à Dieu, mais lui refuser la seconde. il est vrai que la toute-puissance divine n’implique pas que Dieu contredise les « vérités éternelles » qui dépendent de lui, comme certains auteurs ont été amenés à le dire. Sur ce point P. T. Geach peut se réclamer de Thomas d’Aquin 7, comme il ne manque pas de le faire. Mais quand il imagine ce qu’aurait été la réponse de saint Thomas à l’objection qu’a présentée M. Foster, au Socrate Club d’Oxford, contre la possibilité de l’incarnation, la réponse qu’il donne est 7.

Somme contre les gentils (cité ci-après en abrégé : SCG), ii, chap. 25.


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bien insuffisante et ignore complètement la réponse précise qu’a donnée saint Thomas lui-même 8. Les arguments théistes

Dans la seconde partie de l’ouvrage, outre l’article déjà présenté de R. Swinburne, on trouve un article sur L’argument cosmologique de Stephen T. Davis et un article de Graham Oppy sur Les arguments ontologiques. Le premier article, qui reprend les trois premières voies proposées par saint Thomas pour prouver l’existence de Dieu, soutient une causalité « hiérarchique » plutôt que « linéaire » (en entendant ce terme dans un sens temporel), et sur ce point l’auteur est probablement fidèle à son modèle. Sur la troisième voie cependant, l’auteur substitue à l’argumentation de saint Thomas, qui est relativement simple, une argumentation beaucoup plus compliquée (en vingtsept étapes !), dont le seul avantage apparent est de montrer que, si la régression à l’infini est possible dans la perspective de la causalité linéaire (où il faut supposer, de plus, un temps infini, c’est-à-dire un monde éternel), elle est impossible dans la causalité hiérarchique. On n’aurait pas eu besoin de cette longue discussion si l’auteur avait fait usage du principe de raison suffisante, implicite chez saint Thomas 9 et utilisé par 8. 9.

Somme de théologie (cité ci-après en abrégé : ST), iii, q. 1. R. Garrigou-Lagrange (Dieu, son existence, sa nature, 6e éd., Paris, Beauchesne, 1933, pp. 170-179) estime que, chez saint Thomas, « le fondement plus prochain des preuves de l’existence de Dieu » est le principe de raison d’être (« tout ce qui est a sa raison d’être »), ou de raison suffisante (« tout ce qui est a sa raison suffisante »), lequel se rattache selon lui au principe d’identité par réduction à l’impossible. M.-L. Guérard des Lauriers (La preuve de Dieu et les cinq voies, Rome, Libreria editrice della Pontificia università Lateranense, 1966, pp. 36-43) pense que « le principe de la preuve » thomasienne est le principe de causalité (« ce qui n’est pas par soi est par un autre », ou : « ce qui n’est pas par un autre est par soi », cf. saint Thomas, SCG, ii, chap. 8 et 15). il estime que ce principe n’est pas analytiquement réductible au principe d’identité, mais est justifié par induction, au sens aristotélicien des Seconds Analytiques, ii, chap. 19, 99b15 – 100b18. Sur l’induction des principes, cf. L.-M. de Blignières, « D’où viennent les principes de la connaissance », dans Sedes Sapientiæ, n° 94, décembre 2005, pp. 71-82, avec la traduction du commentaire de saint Thomas sur ce texte d’Aristote (nDLR).


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Leibniz, et on ne voit guère la raison pour laquelle ce principe se trouve écarté (serait-ce parce qu’il déplaisait à Schopenhauer ?). Quoi qu’il en soit, l’auteur est d’accord avec la tradition : – pour refuser la question insipide : « Qui a fait Dieu ? » ; – pour réfuter l’accusation de « l’erreur de composition », selon laquelle l’argument cosmologique commettrait la faute d’appliquer à l’ensemble des conditions l’inférence causale, qui s’applique à chacun des conditionnés (on sait que Kant, du fait de son principe transcendantal, n’admettait qu’une causalité linéaire) ; – enfin, pour refuser l’existence d’un être contingent éternel. On n’est guère sorti par conséquent du thomisme.

On n’en sort pas davantage dans le deuxième article, de Graham Oppy, sur les arguments ontologiques. L’auteur examine les reconstitutions modernes de l’argument ontologique, offertes par des auteurs tels que Plantinga, Barnes, Adams, Lewis, Oppenheimer et zalta. La plupart font usage de considérations modales, introduites par Leibniz, et développées par Gödel, qui compliquent beaucoup l’argument. Oppy montre qu’elles ne sont guère convaincantes et surtout qu’elles s’écartent beaucoup de l’argumentation primitive de saint Anselme. Cette dernière peut être formulée beaucoup plus simplement. Or, dans cette dernière formulation, l’auteur remarque que les propriétés encodées dans une idée ou un concept ne peuvent pas être pour autant attribuées à l’être auquel fait référence cette idée ou ce concept. Par conséquent l’argument de saint Anselme n’est pas concluant. n’est-ce pas ce qu’a dit brièvement saint Thomas, quand, pour répondre à l’argument d’Anselme, il se contente de déclarer : « À supposer même que quiconque comprenne que par ce nom “Dieu”, ce qui est vraiment signifié est ce qui est dit dans l’argument, à savoir “ce qu’on ne peut concevoir de plus grand”, il ne s’ensuit pas qu’il entende que ce qui est signifié par ce nom existe dans la réalité elle-même, mais seulement dans la saisie de l’intelligence 10 » ? 10. ST, i, q. 2 ; q. 1, ad 2.


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Le problème du mal

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Dans la troisième partie de l’ouvrage, l’article déjà présenté de Plantinga est entouré par un article de John L. Mackie, qui le précède, et par un article de William Rowe, qui le suit. L’article de John L. Mackie, Le mal et la toute-puissance, développe la thèse déjà mentionnée et réfutée dans l’article de Plantinga. Rappelons cette thèse : « Les propositions qu’un être bon et toutpuissant existe et que le mal existe sont incompatibles » (p. 217). Mackie s’applique à réfuter les « solutions fallacieuses » au problème du mal, tel qu’il l’a défini au moyen des trois propositions plus haut rapportées. Selon lui, la solution 1 consiste à dire que « le bien ne peut exister sans le mal », ou que « le mal est une contrepartie nécessaire du bien ». La solution 2 est plus audacieuse ; elle prétend que « le mal est nécessaire comme moyen du bien ». La solution 3 est plus audacieuse encore ; elle soutient que « l’univers est meilleur avec un certain mal qu’il ne pourrait l’être s’il n’y avait pas de mal ». enfin la solution 4 se borne à dire : « Le mal est dû au libre arbitre de l’homme ». Mackie n’a guère de mal à éliminer les solutions 1 et 2. il est plus difficile d’éliminer la solution 3, car cette solution a la particularité d’introduire des degrés dans le bien comme dans le mal. On dira, par exemple, que le mal d’ordre 1 (la douleur physique) est la condition d’un bien d’ordre 2 (la sympathie et le secours mutuel). Dans ces conditions, la bonté de Dieu serait la volonté de maximiser le bien d’ordre 2 ; ce serait une bonté d’ordre 3. Mackie rejette cette solution pour la raison principale suivante : cette solution implique un mal d’ordre 2 (malveillance, cruauté, traîtrise, lâcheté), que Dieu devrait éliminer s’il était parfaitement bon et tout-puissant. Reste donc la solution 4, « le mal est dû au libre arbitre (freewill) de l’homme », dont on a vu que Plantinga a pris la défense. Mackie la combat pour la raison que Plantinga a fort bien reproduite : « Si Dieu a fait les hommes de telle sorte que dans leurs choix libres ils préfèrent parfois ce qui est bon et parfois ce qui est mauvais, pourquoi n’aurait-il pas pu faire des hommes qui choissent toujours librement le bien ? S’il n’y a pas d’impossibilité logique à ce qu’un homme choisisse le


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bien en une ou plusieurs occasions, il ne peut pas y avoir d’impossibilité logique à ce qu’il choisisse librement le bien en chaque occasion. Dieu ne faisait donc pas face au choix de faire des automates innocents ou des êtres qui, agissant librement, le feraient parfois mal : il avait la possibilité évidemment meilleure de faire des êtres qui agiraient librement, mais toujours bien. Assurément, un tel échec à réaliser cette possibilité est incompatible avec sa toute-puissance et sa bonté parfaite » (pp. 228-229).

L’objection est forte et l’on comprend que Plantinga se soit attaché à y répondre, en insistant sur le fait que le libre arbitre est une capacité à faire aussi bien le mal que le bien, et que fermer cette alternative, c’est supprimer le libre arbitre qui est un bien. il aurait pu ajouter qu’une liberté sans responsabilité est bien pâle, et qu’un être qui ferait nécessairement du bien différerait peu d’un automate intelligent. Si le monde était rempli de robots dotés d’une intelligence artificielle, il pourrait peut-être être exempt de grands maux, mais il manquerait de personnalités dotées de grands mérites, ce qui sans nul doute diminuerait sa valeur. encore une fois une logique trop humaine, si elle était appliquée, nous livrerait un monde sans couleur ni odeur, auquel manqueraient les héros et les saints. Telle n’est pas, on l’a vu, la réponse qu’a faite Plantinga. il s’est contenté de montrer que, si le libre arbitre existe, alors, selon lui, Dieu ne peut pas créer n’importe quel monde possible, et donc que la possibilité, envisagée par Mackie pour réfuter la réfutation de son argument, est un leurre. Cette réponse de Plantinga ne nous a pas semblé très heureuse car, si elle ne diminue pas la dignité de l’homme, elle offense la transcendance de Dieu. La réponse de saint Augustin, qui inaugure la Théodicée, est autrement forte et lumineuse. elle est, bien sûr, empruntée à la révélation, et c’est celle qu’a reprise saint Thomas dans l’article où il traite des cinq voies, et où il envisage l’objection de l’existence du mal, qu’a reprise Mackie : « Comme le dit Augustin dans l’Enchiridion : Dieu, comme il est souverainement bon, ne permettrait d’aucune façon qu’il y ait du mal


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dans ses œuvres, s’il n’était pas à ce point tout-puissant et bon qu’il puisse faire du bien à partir du mal. il appartient donc à l’infinie bonté de Dieu qu’il permette l’existence de maux et qu’il en fasse sortir des biens 11. » Si Dieu permet le mal, c’est qu’il est à ce point bon pour imaginer des biens qui n’existeraient pas sans le mal qu’il permet, et à ce point puissant pour réaliser effectivement ces biens, et les manifester aux yeux de ceux qui sont assez humbles pour les recevoir. Comme l’a dit, à sa façon, saint Paul, la croix est scandale pour les juifs et folie pour les gentils, mais « la folie de Dieu est plus sage que les hommes et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes » (1 Co 1, 25). il est clair que la victoire du bien sur le mal apportée par le Christ ne ressortit pas à une logique humaine, mais manifeste la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu (1 Co 1, 24).

Le troisième article de cette troisième partie, Le problème du mal et quelques variétés d’athéisme, signé par William Rowe, est une application de la position métaphysique de Mackie au problème de la souffrance animale. L’auteur prend l’exemple d’une biche prise dans un incendie accidentel de forêt (dû à la foudre) et qui meurt après d’atroces souffrances. il imagine la réponse qu’un croyant peut y faire, et les diverses attitudes qu’un athée peut prendre à l’égard de cette réponse. C’est l’originalité de l’auteur de se demander quelles attitudes l’incroyant peut prendre à l’égard de la réponse du croyant, et l’on verra que ces attitudes ne sont pas nécessairement hostiles. Tout d’abord, il faut appliquer le schéma de Mackie à la situation malheureuse que Rowe a choisie, de façon habile, de privilégier. nous obtenons ceci : « (1) il y a des cas de souffrance intense qu’un être tout-puissant et omniscient aurait pu empêcher sans perdre par là un bien plus grand, ou permettre un mal aussi grand ou pire. (2) un être omniscient et parfaitement bon empêcherait la réalisation de toute la souffrance intense qu’il pourrait empêcher, à moins qu’il ne puisse le faire qu’en perdant un bien plus grand ou en permettant un mal aussi grand ou pire. 11. ST, i, q. 2 ; q. 3, ad 1.


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(3) Donc, il n’y a pas d’être tout-puissant, omniscient et parfaitement bon » (p. 283).

L’auteur prétend alors qu’il est difficile au théiste de réfuter (2), ce qui est tout à fait compréhensible. en revanche, le théiste peut réfuter (1), non pas de manière directe – ce qui serait difficile si l’on prend au sérieux l’exemple de la biche, dont il est difficile sans doute de savoir à quel degré sa souffrance est excessive –, mais de façon indirecte. Cette manière indirecte est empruntée à Moore qui, pour réfuter le scepticisme à l’égard de l’existence des choses extérieures, renversait la conclusion et, gardant l’une des prémisses, niait l’autre prémisse 12. Dans le cas qui nous intéresse, Rowe propose donc au croyant de nier la conclusion, c’està-dire d’affirmer l’existence d’un être tout-puissant, omniscient et parfaitement bon, de garder (2) qu’il est difficile de réfuter, et donc de rejeter (1), c’est-à-dire d’affirmer qu’il n’y a pas de cas de souffrance intense qu’un être tout-puissant et omniscient aurait pu empêcher, sans perdre par là un bien plus grand, ou permettre un mal aussi grand ou pire. il faut reconnaître que le raisonnement que Rowe prête au croyant est tout à fait acceptable pour lui. Quelle attitude peut prendre l’athée face à ce raisonnement ? L’auteur montre qu’il peut le rejeter, non seulement comme faux, mais comme injustifié, ce qui est l’attitude hostile ; mais il peut aussi se désintéresser de savoir si la croyance est justifiée d’une certaine façon, ce qui est l’attitude neutre ; enfin, il peut admettre que le théiste a une justification rationnelle, bien qu’il n’y adhère pas, ce qui est l’attitude amicale. On comprend que cette attitude amicale, qui est celle de l’auteur, est fondée sur la commune acceptation de la prémisse (2), qui témoigne, chaque fois qu’elle est soutenue, d’une certaine générosité d’âme. L’athée, s’il a bon cœur, est réconforté de voir qu’un croyant est, comme lui, sensible à une souffrance extrême. Cette attitude 12. C’est l’une des manières, peut-on remarquer, par lesquelles Aristote réduit les syllogismes de la deuxième et troisième figure à ceux de la première : l’argument par l’absurdité de la conclusion contradictoire à celle qu’on veut prouver. L’absurdité consiste alors dans le fait que cette supposée conclusion contredit l’une des prémisses.


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n’est pas seulement spéculative ; elle peut conduire, bien que l’auteur ne le mentionne pas, à une sincère collaboration dans la protection des animaux et des êtres fragiles, comme dans le soin des malades. elle montre que le problème du mal physique est différent du problème du mal moral, et qu’il est plus facile de réduire le premier que d’extirper le second. Sans aller jusqu’à ces conséquences plausibles, l’auteur fait montre, en tout cas, d’une saine conception de la philosophie : être philosophe, ce n’est pas seulement avoir des positions métaphysiques, mais c’est aussi comprendre les autres positions, même si l’on n’y adhère pas. La philosophie est une école de vraie tolérance, ce qui manifeste à la fois sa vertu et ses limites. L’épistémologie des croyances religieuses

La quatrième partie est assez différente des trois autres. il s’agit de la croyance religieuse. La question épistémologique qui se pose est de savoir si cette croyance est rationnellement justifiée. On sait que cette question était réglée généralement de façon négative au XiXe siècle dans les milieux scientifiques. On s’est aperçu, au XXe siècle, dans les mêmes milieux, que les croyances anti-religieuses pouvaient être aussi néfastes pour la science, et plus dangereuses encore pour la société, que les croyances religieuses. D’où un changement d’attitude, dont témoigne le dernier article présenté, celui de W. P. Alston. il n’est pas aujourd’hui certain, pour un athée de bonne foi, que la religion est un mal dont il faudrait guérir l’humanité. D’où la gêne que peut susciter chez lui une propagande athée trop violente. Quant à la façon dont on reconnaît la rationalité de la croyance religieuse, les trois articles proposent des manières très différentes de le faire.

Le premier article, celui de Peter van inwagen, s’intitule : Il est mauvais, partout, toujours et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante. Cette formule, empruntée au mathématicien Clifford, qui écrivait à la fin du XiXe siècle, expose la position du scientisme, qui n’est pas celle de l’auteur. Ce dernier n’a pas de peine à montrer que, même


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dans les questions scientifiques, cet attachement à l’évidence, qu’on appelle « l’évidentialisme », est loin d’être observé. Pour l’auteur, il s’agit de mettre en question la « Thèse de la Différence », selon laquelle les critères d’acceptation sont moins bien observés en matière religieuse qu’en toute autre espèce de croyances. Si l’on prend en considération les croyances philosophiques ou politiques, en effet, il faut convenir qu’elles reposent très souvent sur une « intuition » qui n’est évidente que pour celui ou ceux qui la possède(nt). il faut donc distinguer l’évidence intuitive : – de l’évidence du tribunal (qui peut cependant se tromper) ; – et de l’évidence du laboratoire (qui peut aussi mal interpréter une expérience, comme on s’en est aperçu récemment au CeRn, à propos de la prétendue mise en question de la vitesse-limite de la lumière). Ces remarques sont justes, mais l’auteur ne s’engage pas davantage. il souligne que son propos était de mettre en question le « Principe de Clifford » (exprimé dans le titre de l’article), quand le problème des propriétés épistémiques des croyances religieuses est posé.

Le deuxième article, celui de John Greco, s’avance davantage. Sous le titre : La connaissance religieuse : le débat entre catholiques et calvinistes, l’auteur pose une question pertinente. Faut-il se fier, avec Plantinga, à « un sens de la divinité », qui met la croyance religieuse au rang des croyances de base (comme l’est, peut-on ajouter, la croyance à l’existence du monde extérieur et à celle d’autres personnes semblables à celle qui peut dire « moi ») – ce qui est la position calviniste ? Ou faut-il, avec Linda zagzebski, affirmer que la croyance religieuse, comme toute autre croyance, repose sur des vertus intellectuelles – ce qui est la position catholique traditionnelle ? L’auteur propose de ne pas opposer ces deux façons de voir aussi fermement que le font ces deux auteurs, même s’ils se respectent. Pour lui, toute connaissance comporte une croyance, comme l’exige la notion d’assentiment, qu’on la prenne chez Augustin ou chez Thomas d’Aquin. Plantinga, de son côté, exige que toute croyance repose sur un fonctionnement correct de nos facultés cognitives, même s’il arrive que ce fonctionnement


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aboutisse à des croyances fausses. il ne se satisfait donc pas d’une adhésion crédule. zagzebski, quant à elle, semble plus exigeante, car elle estime que « la connaissance est la croyance vraie fondée sur les vertus épistémiques » ; c’est pourquoi, pour elle, toute connaissance est épistémiquement méritoire. De ces deux positions différentes dérivent des théories divergentes. Mais, pour l’auteur de l’article, cette divergence ne doit pas faire disparaître leur parenté. Cette parenté repose, pour lui, sur la proximité des vues de saint Thomas et de Calvin. On pourrait ajouter ici que les positions épistémiques de Luther sur ce qui relève de la raison et ce qui relève de la foi religieuse sont beaucoup moins proches. On se bornera à citer la conclusion de l’auteur : « en bref, saint Thomas et Calvin soutenaient que les créatures de Dieu que nous sommes, jouissent quand elles sont saines d’une attention naturelle à leur Créateur. Au-delà de cette foi partagée, on pouvait s’attendre à ce que le reste ne soit rien d’autre que des détails » (p. 360).

Le troisième article, signé par William P. Alston, s’avance bien davantage encore. Sous le titre : Percevoir Dieu, il traite de la question de la foi religieuse, et non plus de la théologie rationnelle, alors que les deux auteurs précédents ne semblaient guère faire de différence entre elles, s’il s’agit du moins des propriétés épistémiques de la croyance en matière religieuse. Chez ce dernier auteur en revanche, il s’agit non certes de la vision béatifique, que saint Thomas réserve à la récompense des élus, mais de la foi personnelle, qui « perçoit » la présence de Dieu et son amour pour sa créature. Le terme « percevoir » peut choquer, mais l’auteur s’en explique. il s’agit de montrer que la foi religieuse peut s’autoriser du même réalisme qui est reconnu à la perception sensible, bien que Dieu ne soit pas sensible à notre appareil sensoriel, mais au «cœur», comme aurait dit Pascal. L’auteur écrit : « La possibilité que j’entends examiner est la suivante : ce qu’une personne tient pour une expérience de Dieu peut lui apporter une connaissance (croyances justifiées) de ce que Dieu fait, ou de la façon dont Dieu “se situe” à son égard à ce moment-là. Ainsi, en faisant l’expérience de la présence et de l’activité de Dieu, S peut être conduit à savoir (à croire de façon jus-


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tifiée) que Dieu lui accorde l’existence, lui donne Son amour, l’aide ou lui communique un certain message. nous appellerons croyances-M celles qui concernent la façon dont Dieu est à un moment donné relié à un sujet (« M » pour manifestation) ; ce sont les croyances perceptives de la sphère théologique » (pp. 361-362).

nous abordons donc ici un terrain, où Dieu ne se révèle plus seulement dans la nature (arguments théistes traditionnels), ni dans l’histoire d’un peuple élu (herméneutique de l’Écriture et de la Tradition), mais dans l’âme humaine elle-même, pour l’orienter et la soutenir, comme l’a montré le cardinal newman. L’auteur développe ensuite cette approche, en répondant à sept objections relatives à la façon d’acquérir des connaissances, qu’on peut lui faire, et il conclut : « J’ai cherché à montrer que les multiples objections apparemment plausibles à cette conception dépendent de l’usage d’un double critère 13 ou qu’elles reflètent un chauvinisme épistémique arbitraire 14. elles consistent à imposer à ER 15 des critères inappropriés. Dès lors nous pouvons apprécier positivement la valeur de ER en tant que pratique épistémique autonome de formation de croyances et de source de justification » (p. 376). Quand on étudie les objections et les réponses que l’auteur y apporte, on voit que l’auteur n’entend pas justifier toute sorte de mysticisme, qu’il recourt volontiers aux témoignages de la Tradition religieuse, mais qu’il demande avant tout qu’on apporte, à la recherche de l’authenticité de l’expérience religieuse, la même sorte de garantie qu’on apporte à des perceptions sensibles étonnantes, c’est-à-dire en les comparant à un « système global » où les perceptions ont déjà leur rôle fondateur. On peut commenter, nous semble-t-il, cette défense de la foi personnelle, pas toujours respectée aujourd’hui, ou, au contraire, exaltée jusqu’à justifier le relativisme, de la façon 13. L’auteur veut dire qu’on prétend introduire pour la perception de la réalité divine un critère autre que celui dont on se sert pour la perception de la réalité sensible. 14. il y a chauvinisme quand on privilégie une sorte de connaissance au détriment d’une autre. 15. L’expérience religieuse.


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suivante : tout croyant est amené à confronter son expérience religieuse à celle de la communauté dont il fait partie et où il retrouve des croyances semblables à la sienne. il est impossible de nier que cette communauté religieuse elle-même repose sur une expérience religieuse, transmise par une Tradition et consignée dans l’Écriture, ce qui est manifeste dans le christianisme. Sans l’expérience du Christ, des saints qui se sont reconnus ses disciples, de l’Église qui ne cesse de remémorer cette expérience, la foi ne serait que l’acceptation de ce que l’Église enseigne au croyant, alors qu’elle est bien davantage : la participation personnelle, et pour son propre compte, au mystère du salut. Cette participation ne peut reposer que sur une certitude, qui est de l’ordre de l’expérience.

C’est ainsi, semble-t-il, qu’il faut comprendre le verset réputé embarrassant de l’Épître aux Hébreux : « La foi est le fondement de ce qu’on espère et la preuve de ce qu’on ne voit pas » (he 11, 1). en quel sens faut-il entendre cette preuve, puisque la foi ne connaît ses objets que de façon imparfaite, « d’une manière obscure » (1 Co 13, 12), en l’absence de la lumière de la vision béatifique qui nous est promise ? Tout simplement, en ce sens que Dieu lui-même nous communique cette connaissance, à travers cette expérience religieuse, qui normalement progresse en nous. La foi est un don de Dieu, qu’aucune apologétique ne peut remplacer. L’apologétique peut tout au plus préparer la foi, même quand elle est exercée de la façon la plus persuasive possible, comme l’a tenté Pascal. La preuve, c’est Dieu lui-même qui la donne, et l’auteur de l’article le dit à sa façon quand il voit dans l’expérience religieuse « la source de justification », non au sens paulinien de la foi qui justifie, mais au sens épistémique de justification de croyances qui, sans elle, ne seraient que des formules, dont le lien avec le Créateur de notre âme, et avec nous-mêmes, resterait hypothétique. Conclusion

Au terme de ce parcours, après avoir examiné les articles des quatre parties de l’ouvrage, qui, bien souvent, se font signe et se


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complètent, il convient de féliciter les promoteurs de l’entreprise, Cyrille Michon et Roger Pouivet. Outre la préface qu’ils ont rédigée ensemble, chacun des deux a écrit la moitié des introductions à ces quatre parties. Ces introductions sont fort utiles pour faire apparaître les problématiques qui fournissent la raison de la distinction de ces parties et du rapprochement des articles rassemblés en l’une d’elles. De cette façon, l’ouvrage peut passer pour un manuel, où aucun chapitre d’une philosophie de la religion ne se trouve négligé. On comprend qu’il est possible de passer d’une théologie naturelle à une théologie révélée, et que cette théologie révélée n’aurait guère de sens si elle n’était soutenue par une foi vivante, grâce à laquelle une doctrine séculaire peut être intériorisée et vécue. De cette façon aussi, l’opposition entre la philosophie analytique de la religion et l’herméneutique proprement continentale se trouve dépassée. L’épistémologie, en tant que théorie de la connaissance, selon les divers modes de la connaissance humaine, fournit le lien indispensable entre l’une et l’autre. De cette épistémologie, la logique est un instrument, que les médiévaux n’avaient pas négligé, et que les philosophes analytiques, à leur tour, ont repris. On a suggéré, ici et là, qu’il ne fallait pas être dupe de cet instrument, et qu’il convenait de l’approprier aux problèmes étudiés, plutôt que d’obliger ceux-ci à emprunter des moules formels. il y a beaucoup de demeures en philosophie de la religion ; c’est en les visitant toutes qu’on peut apprendre que la philosophie s’y retrouve toute entière, non pas fermée sur ses propres problèmes, mais ouverte aux problèmes qui sont ceux de l’humaine destinée. hervé BARReAu

Hervé Barreau est philosophe, directeur honoraire de recherches au CNRS. Membre de l’Académie internationale de philosophie des sciences, il est l’auteur de deux livres sur Aristote : Aristote et l’analyse du savoir (Paris, Seghers, 1972), Aristote pour aujourd’hui et pour demain (Éditions Dianoia, diffusion PUF, 2008) ; et de deux « Que saisje ? » sur L’épistémologie (n° 1475, 7e éd. 2010) et sur Le temps (n° 3180, 4e éd. 2009). Il collabore régulièrement à Sedes Sapientiæ.


Pistes de lecture ✧ Philippe de Cathelineau, Naître ou ne pas être. De la dictature de nos libertés à la faillite de nos solidarités, Préfaces de Mgr Livio Melina et Mgr Marc Aillet, Chouzé-sur-Loire, Saint-Léger éditions, 2012, 218 pages l un livre de plus sur l’avortement ? est-ce bien utile ? Lors des récentes élections nous avons pu constater que, dans notre pays, pour tous les partis politiques (sans exception), l’avortement est un droit acquis : on ne peut le remettre en cause. Cependant, comme le rappelle Mgr Aillet : « le consensus démocratique n’a pas l’apanage de la vérité et de la justice » (p. 10), en précisant qu’« une société qui tue ses enfants et brouille les repères fondamentaux, projetant et tentant de créer un paradis sans Dieu, ouvre les portes obscures de la mort » (p. 9). Le préfacier sou-

ligne : « Quand une société ne reconnaît pas que toute autorité vient de Dieu, l’accumulation des maux qui la traversent engendre ce que le bienheureux JeanPaul ii appelait les structures de péché » (p. 10). De même, Mgr Livio Melina, Président de l’institut pontifical Jean-Paul ii pour les études sur le mariage et la famille, remarque, à propos de ce que l’on appelle désormais par euphémisme une interruption volontaire de grossesse : « Dans cette conspiration du silence, même les paroles ont été changées pour cacher la réalité et la rendre supportable et légère aux oreilles, invisible aux yeux, presque imperceptible aux consciences. Pourquoi les catholiques doiventils continuellement re-soulever une question qui devrait être résolue une fois pour toutes ? » (p. 13). et pourtant, l’avortement


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est bien, selon la définition de Jean-Paul ii, « le meurtre délibéré et direct, quelle que soit la façon dont il est effectué, d’un être humain dans la phase initiale de son existence, située entre la conception et la naissance » (Evangelium vitæ, § 58, cité p. 21). On ne peut s’habituer au meurtre. Ce livre participe au nécessaire combat pour remettre sans cesse la question sur le tapis, modifier les mentalités, et obtenir des avancées, notamment dans le domaine législatif. Aux États-unis, le combat a changé la donne, alors que tout paraissait joué depuis la légalisation de 1973, et l’avortement fait de nouveau l’objet de nombreux débats de part et d’autre du champ politique. Depuis 1992, la Cour suprême a reconnu aux États le droit d’apporter des restrictions aux modalités d’avortement. L’auteur, marié et père de huit enfants, est diplômé de la Faculté de médecine de Paris, spécialisé en médecine aéronautique et spatiale, en acupuncture et en homéopathie. il exerce la médecine générale depuis trente-cinq ans. Avec un immense respect des personnes, il rend témoignage à la vérité et nous propose une riche réflexion de fond. Dans son introduction, il souligne qu’« il est impossible de parler de l’avortement sans parler de la

grossesse, de la grossesse sans parler de la maternité, de la maternité sans parler de la femme, de la femme sans parler du couple, et du couple sans parler du mariage, de la sexualité et de la famille… Car tout se tient » (p. 17). Le livre se décline en trois parties d’inégale importance. La première (pp. 23-118) traite de l’avortement proprement dit, avec un rappel législatif, des données historiques et géographiques, la présentation physiologique de la grossesse, les aspects médicaux et techniques de l’iVG, de l’iMG (interruption médicale de grossesse), et les avortements dissimulés. elle se conclut sur les aspects philosophiques du sujet, l’enseignement de l’Église en matière bioéthique, ainsi qu’un approfondissement théologique et biblique. La deuxième partie (pp. 119-177) étudie le post-avortement dans toutes ses dimensions, qui demandent une nécessaire prise de conscience, avec l’idéologie perverse de l’enfant désiré, le recours aux boucs émissaires, le lien entre la maltraitance de l’enfant et l’avortement, la spirale de la violence, la personne blessée, le syndrome post-avortement et celui du survivant. elle aborde aussi les cercles vicieux de l’avortement et ses conséquences familiales et sociales. La troisième partie


PiSTeS De LeCTuRe (pp. 179-190) souhaite prévention et guérison des avortements, en proposant des maisons d’accueil, un chemin de guérison intérieure et le retour de l’espérance. elle présente enfin quelques initiatives à travers le monde. Dans sa conclusion, l’auteur insiste sur le fait qu’il faut toujours lier vérité et charité. un souvenir lui a donné le courage de proposer ce livre fort : « […] j’ai le sentiment d’avoir racheté une lâcheté. en effet, l’image du professeur Lejeune, planté seul en face de ses détracteurs fanatisés, solide comme un roc, inébranlable, serein malgré la tourmente, m’a longtemps poursuivi » (p. 201). il nous demande de réveiller nos consciences assoupies, de crier la vérité haut et fort et de ne plus nous taire. Car « les hommes et les femmes attachés au respect de toute personne humaine devraient ériger ce précepte en article premier de leur engagement politique, et faire du droit à la vie une charte incontournable » (p. 202). Pour obtenir cela, pour repenser la société, les femmes ont un rôle primordial à jouer, puisque « la femme est le seul être humain qui engendre, et qu’une femme enceinte, ce n’est pas une personne, mais deux personnes » (p. 204). il y a trente ans déjà, le 22 novembre 1981, le bienheureux Jean-Paul ii avait

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lancé un cri d’alarme : « L’avenir de l’humanité passe par la famille ! il est donc indispensable et urgent que tout homme de bonne volonté s’emploie de toutes ses forces à sauvegarder et à promouvoir les valeurs et les exigences de la famille » (p. 208). Remercions donc le Dr de Cathelineau pour cet ouvrage qui nous donne d’excellentes clefs et des outils indispensables pour reprendre notre mission : « Qu’attendent les chrétiens pour se mobiliser […] ? Quels autres crimes contre l’humanité allonsnous tolérer ? Les idéologies totalitaires du vingtième siècle n’ontelles pas suffi pour nous dégoûter de la culture de mort ? » (pp. 207208). V. POMMeReT ✧ François Jourdan, La Bible face au Coran. Les vrais fondements de l’Islam, Paris Éditions de l’œuvre, 2011, 141 pages l François Jourdan, spécialiste réputé de l’islam, est connu de nos lecteurs (cf. Sedes Sapientiæ, n° 52 et 119). il aborde dans ce livre une question cruciale pour les relations entre chrétiens et musulmans : est-il juste de présenter l’islam comme une religion « biblique » ou « abrahamique » ? S’il faut en croire les médias, la réponse positive est évidente. Le Coran n’évoque-t-il pas Abraham


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(ibrâhîm), Moïse (Mûsâ), Jésus (‘îsâ) et l’Évangile (injîl) ? La Bible constituerait donc un héritage commun aux trois « religions du livre » et une base de dialogue entre chrétiens et musulmans. Mais, dit l’auteur, « c’est honorer l’autre et aimer son prochain que de le reconnaître dans son identité vraie, dans son altérité. On ne peut pas dialoguer sans nos identités et donc sans nos différences » (p. 11). Reconnaître ce qui différencie l’islam du christianisme dans leurs approches respectives de la Bible est la condition d’un dialogue fécond. François Jourdan pose donc la question qu’en général, on préfère esquiver : l’islam est-il vraiment une religion biblique ? Sa réponse, fondée sur une connaissance profonde du Coran et des traditions de l’islam, est négative. Là où juifs et chrétiens acceptent la Bible et s’en réclament, l’islam la rejette comme trompeuse parce que falsifiée par les uns et les autres. « [L’islam] est contraint d’élaborer une autre “Torat” (Tawrât) et un autre “Évangile” (Injîl) supposés avoir existés, alors qu’il n’y en a pas la moindre trace historique, et d’accuser juifs et chrétiens de falsification de leurs propres Écritures, pourtant si bien attestées par l’histoire » (p. 39). L’islam ignore la notion d’alliance entre Dieu et les hommes,

si essentielle à la religion biblique (chap. i). Sa conception de la transcendance de Dieu exige que ce dernier demeure absolument séparé de tout, en sorte qu’une véritable amitié entre Dieu et un homme est impensable. L’« îbrahîm » du Coran n’a plus grand chose à voir avec l’Abraham de la Bible : il ne reçoit aucune promesse relative à isaac ; il ne reçoit pas la circoncision comme signe de l’alliance. Celle-ci n’existe pas (ni avec lui, ni avec le peuple issu de lui, ni avec personne) : le Dieu des musulmans n’a pas d’allié. Le Coran nous montre un Abraham islamisé, travesti, dans le but de l’enlever aux juifs et aux chrétiens : « îbrahîm n’était ni juif ni chrétien. il était entièrement soumis (musulman) à Dieu. il n’était pas du nombre des Associateurs » (Coran 3, 67, cité p. 25). L’islam n’est nullement un « abrahamisme », c’est plutôt un « adamisme ». il affirme n’être rien d’autre que la religion native de tout homme, celle du premier homme Adam, et que les « prophètes » comme Lot, Aaron, Salomon et beaucoup d’autres (tout à fait inconnus de l’histoire en dehors du Coran) n’ont fait que rappeler sans rien y ajouter. L’auteur aborde ensuite la question du statut, en islam, des paroles révélées et du livre saint qui les contient (chap. ii). Ques-


PiSTeS De LeCTuRe tion capitale, qui engage celle des rapports entre la foi et la raison (chap. iV), entre écriture et tradition orale (chap. V), et, finalement, la question de l’interprétation « authentique » de l’islam lui-même. Limitons-nous à la question du rapport entre parole divine et raison humaine. Pour les chrétiens, la Bible est un livre écrit sous l’inspiration divine, qui n’a rien d’une dictée mécanique. elle laisse à l’écrivain le libre jeu de ses facultés, elle exige même que celui-ci fasse un vrai travail d’auteur, avec les ressources de son intelligence et de sa liberté. Le produit final, le livre sacré, est tout entier de Dieu, comme cause première et principale, et tout entier de l’homme, comme cause subordonnée et instrumentale ; comme un violon qui communierait à la pensée du musicien et qui, sous son impulsion, produirait consciemment tous les sons que celui-ci veut faire entendre. une telle notion de l’inspiration, respectueuse de la raison et du langage humains, ne craint pas la médiation de l’histoire. elle laisse place à un développement homogène de la révélation et à un travail rationnel d’interprétation. Pour l’islam au contraire, il existe de toute éternité auprès de Dieu un livre qui est le prototype de tous les livres descendus du Ciel sur les hommes depuis Adam jusqu’à Muhammad. Le

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Coran est le dernier de ces livres, le seul non falsifié, tous les autres l’ayant été avant lui. Sa composition ne dépend d’aucun processus historique analysable par des méthodes scientifiques, car il « n’est en rien la parole de Muhammad, mais uniquement la parole de Dieu seul en direct, tombée du ciel par dictée céleste […]. il ne peut y avoir une histoire humaine du texte, de sa rédaction » (pp. 45-46). Selon la foi chrétienne, la parole de Dieu est entrée dans l’histoire et en a assumé toutes les conditions. Selon l’islam, un livre éternel « fait irruption » dans le temps et s’impose aux hommes sans laisser place à aucun travail de réception et d’interprétation. L’auteur parle d’une « fuite dans le non-historique et le primordial (qui) a quelque chose de l’autojustification, du rêve gnostique où rien n’est contrôlable… » (p. 45). L’islam « court-circuite » l’histoire et la raison, qui ne peut s’exercer qu’à partir de la nature ou de l’histoire. De là vient le fondamentalisme si répandu en islam, le refus de reconnaître les obscurités et les incohérences, nombreuses du Coran (cf. pp. 4950), la fuite dans des formules telles que : « Dieu seul sait » (‘Allâhu a’lam’). L’islam invite à une démission de l’intelligence au profit d’une autorité volontariste. Rien ne saurait être plus opposé


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à la façon chrétienne de lire la parole de Dieu. L’auteur, il faut le redire, fait preuve à l’égard des musulmans et de leurs croyances de la plus sincère bienveillance. Mais son livre illustre bien que la bienveillance ne fait pas bon marché de la vérité, condition de la paix. « il est temps d’être vrai avec les musulmans et aussi avec les chrétiens eux-mêmes. L’amour du prochain ne peut s’accommoder d’erreurs doctrinales majeures, y compris par une complaisance qui masque sans doute une peur mutuelle inavouée qu’il faut arriver à dépasser ensemble. non seulement cela n’empêche pas le dialogue, mais au contraire, cela le permet ! » (p. 134). Fr. A.-M. CRiGnOn ✧ Christopher Caldwell, Une révolution sous nos yeux. Comment l’islam va transformer la France et l’Europe. Préface de Michèle Tribalat, Paris, Éditions du Toucan, 2011, 532 pages l « une révolution sous nos yeux ». C’est ainsi que Christopher Caldwell, journaliste américain au Financial Times et au New York Times Magazine, qualifie la substitution de population qui est en train de s’opérer en europe, sous l’effet d’une immigration de masse d’origine majori-

tairement musulmane. un bouleversement sans précédent dans l’histoire du continent, qui s’est mis en place dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis s’est accéléré, sans que les populations autochtones aient jamais été consultées, sans qu’il y ait jamais eu de véritable débat démocratique sur une question si cruciale. Cette étonnante apathie des peuples européens, cette cécité de leurs dirigeants (la démographe Michèle Tribalat, préfacière de l’ouvrage, avait, il y a peu, admirablement intitulé un de ses livres sur le sujet : Les yeux grands fermés) est pour notre Américain, « à première vue », « un mystère » (p. 435). C’est que, comme le montre l’auteur de façon très convaincante, aucune raison économique, démographique, morale n’imposait une telle immigration de masse. « Si l’europe reçoit plus d’immigrants que n’en veulent ses électeurs, c’est une bonne indication du dysfonctionnement de sa démocratie. » Mais « les dirigeants européens ont choisi de croire à autre chose : l’immigration et ses politiques d’asile impliqueraient certaines obligations morales non négociables qui n’appellent aucun vote » (p. 437). Mais quelles sont ces obligations morales ? D’où viennent-elles ? Qui les a définies ? C’est justement là que le bât blesse : l’europe ne possède aucun


PiSTeS De LeCTuRe code moral sur ses devoirs envers ces populations immigrantes (pp. 109-110). Le fait que l’auteur écrive outreAtlantique, qu’il soit donc à la fois très proche culturellement du contexte européen, tout en lui étant suffisamment étranger pour poser sur lui un regard dépassionné, permet des analyses étonnamment pertinentes et décomplexées, parfois franchement intempestives. Par exemple, sur les dangers de la discrimination positive où, bien instruit du fiasco de l’expérience américaine, il n’hésite pas à affirmer : « On glisse rapidement et imperceptiblement d’un monde où l’on ne peut mettre fin à la discrimination positive, parce que ses bénéficiaires sont trop faibles, vers un monde où ils sont devenus trop forts pour qu’on puisse les arrêter » (p. 432) ; sur la culpabilité à l’égard de l’holocauste, sentiment fondateur de l’europe d’après-guerre : « une immigration de l’espèce de celle qui amena un tel nombre de musulmans en europe aurait été impensable sans l’introspection morale angoissée que l’holocauste suscita dans son sillage » (p. 359) ; sur le vide culturel de l’europe, toujours en retard de trente ans sur les modes américaines ; ou sur l’union européenne, « expression institutionnelle de l’américanisation de

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l’europe » (p. 442) ; ou encore sur l’islam, dont la spécificité, très bien analysée tout au long de l’ouvrage, rend, selon lui, absolument incomparables les phénomènes migratoires en europe et aux États-unis. Avec l’objectivité d’un clinicien, Caldwell décrit ainsi, faits et chiffres à l’appui, les symptômes d’un mal dont la progression semble inéluctable. n’y a-t-il donc pas de remède ? Si. L’auteur pointe la cause profonde du phénomène : la haine de soi qui pousse toute une civilisation au suicide démographique et culturel, et il désigne par làmême quel pourrait être l’antidote : la réappropriation par l’europe de sa culture et de ses racines chrétiennes. Pour l’heure, elle en semble incapable. « Certains européens sont décidés à défendre les valeurs de leur continent, en particulier contre l’islam. Mais qu’est-ce que cela signifie ? On ne peut défendre ce que l’on ne peut définir. Aucun consensus, pas même un début de consensus, n’existe sur ce que sont les valeurs de l’europe » (p. 456). « Qu’elle soit ou non capable de se défendre, l’europe a perdu de vue la raison pour laquelle elle devrait se défendre » (p. 459). Si rien n’est fait, un continent entier, qui pouvait se targuer d’avoir donné au monde la plus


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brillante civilisation, sera, en l’espace d’un siècle, devenu méconnaissable : en 2050, la race blanche et la religion chrétienne y seront minoritaires. L’europe ne sera plus alors qu’un conglomérat de peuples de toutes cultures et de toutes origines, qui ne puisera sa cohésion que dans l’emprise toute-puissante et totalitaire de l’Oumma, « la communauté abstraite de la foi musulmane, dont les lois lient les musulmans où qu’ils soient » (p. 353). Car, la nature ayant horreur du vide, le christianisme rejeté, le matérialisme relativiste incapable d’offrir une alternative, c’est l’islam qui occupera le champ culturel. Les jeux sont-ils faits ? Selon Caldwell, « pour l’heure, l’islam est en meilleure position pour l’emporter à la fois démographiquement, c’est une évidence, et philosophiquement, même si cet avantage paraît moins net » (p. 461). Sa conclusion est donc pessimiste : « Quand une culture peu sûre d’elle, malléable et relativiste, rencontre une culture ancrée, confiante et renforcée par des doctrines communes, c’est généralement la première qui change pour s’adapter à la seconde » (ibid.). À vue humaine, le lecteur ne peut que partager ce sentiment. Remercions Christopher Caldwell et son éditeur français,

d’avoir, par cet ouvrage sérieux et extrêmement documenté, soulevé la chape de plomb du politiquement correct qui obère la discussion sur cette grave question de l’immigration. Ce livre, écrit par un Américain qui n’a rien d’un « extrémiste », devrait aider les hommes politiques à ouvrir les yeux sur les exigences du bien commun dont ils ont la charge. Fr. R.-M. RiVOiRe ✧ Jean de Viguerie, Les pédagogues, Paris, Cerf, 2011, 158 pages l « Nihil sub sole novum – il n’y a rien de neuf sous le soleil. » Le pédagogisme, fléau moderne qui sévit à l’Éducation nationale avec les funestes conséquences que l’on sait, affirme que le pédagogue est le seul compétent pour déterminer les programmes et imposer les pédagogies. Dans ce petit essai, Jean de Viguerie nous montre que ces pédagogies contemporaines ne font que reprendre les utopies pédagogiques des siècles précédents. il nous résume, chapitre par chapitre, les théories d’Érasme au XVie siècle, de Coménius et de Locke au XViie, puis de l’inévitable Jean-Jacques Rousseau au XViiie, qui influença profondément tous ses successeurs, bien qu’il n’enseignât jamais et qu’il fît élever ses cinq enfants par l’Assistance


PiSTeS De LeCTuRe publique ! Ces « novateurs » se plaisent à placer l’enfant au cœur du système scolaire – l’enfant « sujet » et non « objet » –, mais ils dénient tous à l’enfant la capacité innée de penser. C’est « l’instruction qui fait l’être humain », affirme Érasme ; il faut donc, soutient Rousseau, s’emparer de l’enfant pour pouvoir le façonner à sa guise. Au XiXe siècle, Fourier reprend l’utopie de Rousseau : « L’homme est bon par nature » ; mais, pour lui, c’est la société – et non les parents – qui doit éduquer les enfants. un chapitre est consacré aux « pédagogues de l’éducation nouvelle » du XXe siècle : Dewey († 1962), Claparède († 1940), Ferrière († 1966), Freinet († 1966) et Piaget († 1980), qui citent sans cesse Rousseau, tout en cherchant à lui donner une base « scientifique ». Pour eux, l’intelligence n’est qu’une sorte d’instinct et l’éducation doit être fonctionnelle, c’est-à-dire pensée en fonction du besoin, du désir, de l’intérêt de l’enfant : « il faut que l’enfant fasse tout par plaisir » (Claparède). Quant au « savoir », il « détourne l’enfant de l’essentiel », « il faut désapprendre ce qui a été appris en classe » (Dewey). Ferrière reprend l’idée que l’enfant n’est plus l’objet de l’éducation, mais son sujet. Cela veut dire qu’il est capable de s’éduquer lui-même

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avec l’aide d’enseignants, mais qu’il ne faut pas d’autorité qui « dispense de réflexion » (Piaget), et rien ne doit lui être imposé de l’extérieur (Dewey). Cette nouvelle révolution pédagogique devient mondiale après la guerre de 39-45. Des chaires de science de l’éducation sont créées, tous les organismes internationaux sont gagnés aux idées nouvelles sous l’influence de Jean Piaget, directeur à l’unesco. en France, c’est la création en 1991 des instituts universitaires de formation des maîtres (iuFM), chargés de « formater » tous les enseignants. Le dernier des pédagogues étudiés dans cette savante étude est Philippe Meirieu, né en 1949. Mais il est difficile de suivre la pensée confuse de ce théoricien, « le plus connu et le plus influent de l’éducation nouvelle » en France. en conclusion, l’auteur nous montre comment cette « éducation nouvelle » s’oppose radicalement à la loi naturelle. il souligne qu’aucun des quatorze pédagogues qu’il a recensés « ne reconnaît chez l’enfant nouveauné l’existence d’une intelligence innée » (p. 139). Les conceptions utilitariste et nominaliste de l’apprentissage développées par ces doctrinaires débouchent sur une « dégradation du statut du savoir » (p. 142) et sur un recul des études littéraires, notam-


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ment la grammaire et l’histoire. L’enfant, privé de l’intelligence active et de la mémoire exercée, est finalement manipulé : « Cet âge, dit Érasme, doit être trompé » (p. 147). Le but n’est plus l’apprentissage des vertus intellectuelles et morales, mais la socialisation et la formation, par l’école, d’une humanité nouvelle. L’utopie pédagogique est donc aux antipodes de l’éducation chrétienne, qui respecte le rôle premier de la famille et est au service de la personne créée par Dieu. L’auteur souhaite en conséquence que les « écoles encore peu nombreuses » (p. 155) qui échappent à l’utopie se multiplient à l’avenir… On lira avec intérêt la synthèse de Viguerie, qui nous fait comprendre, par la mise en lumière des origines de l’utopie pédagogique, le désastre de l’éducation moderne et nous stimule pour reprendre des chemins sûrs. il est dommage que l’auteur n’ait consacré que quelques pages (pp. 114-116) et non un chapitre entier à Maria Montessori. Celleci a heureusement influencé toute la pédagogie infantile par une « conception réaliste de l’enfance » et l’affirmation d’une intelligence innée chez l’enfant (ce que reconnaît l’auteur). L’école catholique ne s’y est pas trompée en reprenant cette pédagogie pour les petites classes et

en créant un centre de formation de maîtres sous l’impulsion du père Faure. Cette pédagogie active, loin d’être une création de l’esprit déconnectée de la réalité (ce qui est la définition de l’utopie), est donc réaliste, en tant que basée sur l’observation et les résultats. B. De BLiGniÈReS ✧ Marie-Claire Germain, Un de perdu… Dieu de retrouvé, Poitiers, Dominique Martin Morin, juillet 2012, 66 pages l Ce petit ouvrage livre le témoignage d’une femme mariée et mère de famille qui voit sa vie bouleversée, après vingt ans de mariage : son mari quitte la maison, demande le divorce et se remarie. La force du récit de Marie-Claire tient, à travers cette terrible épreuve, à sa vision de plus en plus claire que la fidélité à son mariage est le point d’ancrage de sa vie. Après avoir tenté de tout porter par ses propres forces, elle rentre dans la foi en acceptant sa croix et découvre la joie d’une relation profonde avec le Christ. L’écriture claire et précise de cette enseignante en lettres est émaillée de citations littéraires et bibliques qui la rendent très vivante. Le titre qu’elle a choisi, tiré d’une maxime populaire, pourrait offenser le lecteur, comme elle le relève elle-même (p. 11), mais


PiSTeS De LeCTuRe surtout semble peu adapté : l’« un de perdu » minimise ce « un », qui est en fait l’« unique » qu’elle a choisi en renonçant à tous les autres, et auquel elle dit haut et fort qu’elle est liée pour l’éternité dans le sacrement du mariage. Ce titre un peu désinvolte ne nous prépare pas à la teneur profonde et juste de son cheminement. Le deuxième titre : « Ton époux, c’est ton Créateur » (is 54, 1-20), ainsi que l’extrait de saint Bernard : « J’ai souffert par amour qu’un Amour a guéri », expliquent en revanche parfaitement ce qu’elle a compris et vit jour après jour. Marie-Claire tient à exprimer publiquement son choix de rester fidèle à son époux et à son mariage en espérant témoigner auprès des chrétiens de la sainteté du mariage. elle est consciente de l’incompréhension d’un tel choix pour le « monde », notre société sans Dieu, où la souffrance doit à tout prix être évitée. Certains chrétiens sont aussi choqués par ce choix fou. Son entourage l’a encouragée à « refaire sa vie » pour son bien et l’équilibre de ses enfants… Chaque court chapitre a pour titre une citation de l’Ancien ou du nouveau Testament, au choix judicieux, qui nous permet de la suivre dans sa quête de plus en plus profonde du bonheur en Jésus-Christ. elle s’appuie très

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fortement sur la Parole de Dieu, nous immergeant dans la révélation par de nombreux extraits de psaumes, des prophètes, des évangélistes, des Pères de l’Église et des écrivains catholiques. Marie-Claire ne cache pas la difficulté de sa vie au quotidien, les hauts et les bas qui ne la font pourtant pas fléchir dans son choix de fidélité et d’amour pour son époux divin. Au fil des pages, nous la suivons dans ses tentations de désespoir, mais aussi dans le soutien de ses proches, de ses amis et l’appui de plus en plus fort qu’elle reçoit de réalités d’Église : l’emmanuel, les Foyers de Charité, la Communauté notre-Dame de l’Alliance, qui ont été autant d’étapes pour recevoir l’esprit et entrer dans la Vérité. elle insiste sur sa rencontre avec les prêtres et l’aide essentielle qu’ils lui ont apportée à travers les sacrements de l’eucharistie et de la pénitence, mais aussi dans ses rencontres personnelles avec eux. L’Église, experte en humanité, propose à tous les hommes un chemin de vie, semblant difficile, mais menant de façon certaine à la paix intérieure et au vrai bonheur. Marie-Claire et son mari viennent l’un comme l’autre d’une famille chrétienne, mais peu « pratiquante ». elle revoit leur histoire en regrettant le manque


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de dialogue en vérité entre eux, le laisser-aller dans la vie heureuse et gâtée matériellement. elle relie la fêlure de leur couple à la première trahison, qui a eu pour conséquence sa sensation de ne plus rien valoir et de ne plus être aimable. Mais Marie-Claire ne juge pas son mari. L’Église la sauve en la faisant sortir de son rôle de victime, en lui permettant de se sentir aimée telle qu’elle est, par un Époux qui ne la décevra jamais, car son Amour est infini. elle comprend que seule l’Église a ce pouvoir. Marie-Claire est très discrète sur ses enfants. elle en parle peu, seulement par quelques allusions. ils sont pourtant certaine-

ment au centre de ses préoccupations. Les enfants sont les premières victimes du divorce de leurs parents. Mais ils sont aussi les premiers bénéficiaires de son choix de fidélité : son fils se prépare à la prêtrise et sa fille est engagée dans le mariage. Ce témoignage réaliste peut être une aide précieuse pour les si nombreux couples chrétiens confrontés à la même souffrance, mais qui n’ont pas la chance d’avoir, comme Marie-Claire, l’entourage qui leur permette d’avoir accès à l’éclairage et l’aide inestimable de l’Église, Épouse et Mère. F. De BuzeLeT


Collection « Classiques spirituels » L’Amour de la Sagesse éternelle

Saint Louis-Marie Grignion de Montfort 134 pages – 10 €

« L’intention du livre : nous faire connaître la vraie sagesse qui vient de Dieu, pour nous laisser conduire par elle. […] La vraie sagesse chrétienne, c’est une certaine manière de connaître et d’aimer comme Jésus et avec lui jusqu’à l’engagement apostolique, qui s’impose à tout baptisé.

Est-il besoin de souligner l’actualité de l’écrit du saint missionnaire ? Que l’on pense à notre pauvre monde en perte de sens, aux générations en désarroi, aux jeunes en quête de spirituel ! Ou encore aux chrétiens désemparés par la rencontre des religions, ou tentés dans leur engagement par le découragement. Saint Louis-Marie nous renvoie ici à l’essentiel : à ce qui est à l’œuvre dans l’histoire et à l’Amour qui la conduit de bout en bout pour la réussite de l’humanité, selon un merveilleux dessein de la Sagesse infinie. Il nous éclaire sur le sens à donner à notre vie, pour la conduire et la réussir : aimer comme Jésus et avec lui, en nous laissant aider par la Mère qu’il nous a donnée. C’est la vraie sagesse de l’Évangile. » P. Jean hémery extrait de la préface

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