N° 126 sedes

Page 1

SEDES SAPIENTIÆ Revue trimestrielle de formation religieuse

Hiver 2013

✵ n° 126 31e année/4

N° 126_Sedes.indd 1

05/12/13 09:00


N째 126_Sedes.indd 2

05/12/13 09:00


Urgences éducatives

Éducation d’abord !

L

a crise de l’éducation, commencée dans l’après-guerre avec le doute répandu par l’intelligentsia marxiste et existentialiste sur les valeurs occidentales et l’héritage chrétien, s’est accélérée lors de la révolte de mai 68 contre toute paternité et toute transmission de l’héritage, sous le patronage des « maîtres du soupçon » : Marx, Freud, Marcuse. Progressivement inscrite dans les structures universitaires et scolaires à partir du plan LangevinWallon de 1944, et de la réforme d’Edgar Faure, aggravée par les suivantes, amplifiée par la crise dans l’Église (notamment, jusqu’à une date récente, par la lourde perturbation de la transmission catéchétique) et par la vague déstructurante de la permissivité dans le domaine des mœurs, la démission éducative est aujourd’hui patente. Elle est de plus en plus reconnue par des analystes de divers horizons de pensée. Les responsables de la vie de l’entreprise et les enseignants, notamment, constatent journellement son impact sur l’équilibre humain, intellectuel, affectif des jeunes générations, comme sur la fragilisation du mariage et du lien social. Le diagnostic des erreurs commises et la restauration de la responsabilité éducative à tous les niveaux apparaissent comme des conditions sine qua non des renouveaux nécessaires de la vie intellectuelle, familiale, politique et même religieuse de notre Occident moderne, de moins en moins « transmissif » de sa culture

N° 126_Sedes.indd 3

05/12/13 09:00


4

SEDES SAPIENTIÆ

et de plus en plus « dépressif » pour les individus. On ne compte plus les victimes et les laissés-pour-compte de la grande trahison des éducateurs depuis une quarantaine d’années. La tâche est immense. Que peut-on faire ? D’abord alerter le public et surtout les parents sur la gravité de la situation, et donner des pistes pour une restauration de « l’ambiance éducative  1 ». C’est dans cette perspective que Sedes Sapientiæ a lancé il y a quelques années la rubrique intitulée « Urgences éducatives ». Dans cette rubrique, différents intervenants dans le domaine de l’éducation ont été invités à donner leurs diagnostics sur ce qui est de leur spécialité, et à exposer quels sont les redressements qui leur paraissent les plus urgents face à cette crise de l’éducation sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Dans ce numéro, nous publions un dossier de trois articles qui complètent ces études : deux contributions sur l’éducation sexuelle, vue du point de vue du prêtre (P. Albert-Marie Crignon) et du point de vue des parents (Marc et Maryvonne Pierre), et une sur la pédagogie (Marc et Maryvonne Pierre). L’ensemble des contributions paraîtra début 2014 dans un livre publié chez Dominique Martin Morin, sous le titre Priorités éducatives : – Famille chrétienne, témoin du Christ, unique Sauveur (L.-M. de Blignières) ; – Travail féminin et enjeux éducatifs et sociaux (M. Dubois) ; – L’éducation de l’enfant : principes, dangers, remèdes (B. de Blignières) ; – Les sanctions dans l’éducation (D. Duranton) ; – Les parents catholiques et l’école (Y. de Cacqueray) ; – Éduquer des jeunes filles (Une dominicaine du Saint-Esprit) ; – La liberté d’étudier (A. Coffinier) ; – Les étapes d’une éducation réussie (M. Dubois) ; – Du jeu à l’être (J. Henry) ; 1.

Cf. Yannik Bonnet, Les neuf fondamentaux de l’éducation, t. I, Paris, Presses de la Renaissance, 2002.

N° 126_Sedes.indd 4

05/12/13 09:00


ÉDUCATION D’ABORD !

5

– À l’école de l’admiration (Une dominicaine du Saint-Esprit) ; – Destruction de l’école et culture de mort (Y. Bonnet) ; – L’éducation à la chasteté (A.-M. Crignon) ; – Comment parler de sexualité à ses enfants (Marc et Maryvonne Pierre) ; – Le rôle décisif du père dans l’éducation (L.-M. de Blignières) ; – Réflexions pédagogiques (Marc et Maryvonne Pierre) Pie XI disait qu’après la religion, la politique constituait le terrain de la plus vaste charité  2. Sans doute faut-il ajouter aujourd’hui que la charité, sans renoncer à sa dimension politique, doit être « éducative d’abord ». Le livre à paraître chez DMM arrive dans un contexte politique et culturel qui souligne en creux la priorité de la tâche éducative en ses diverses dimensions. Comme le dit très justement un spécialiste reconnu de l’éducation, « il y a urgence à déclarer la mobilisation générale de tous sur la tâche éducative  3 » . La Rédaction

2.

3.

N° 126_Sedes.indd 5

« […] Plus est vaste et important le champ dans lequel on doit travailler, plus impérieux est le devoir. Et tel est le domaine de la politique qui regarde les intérêts de la société tout entière et qui, sous ce rapport, est le champ de la plus vaste charité, de la charité politique, dont on peut dire qu’aucun ne lui est supérieur, sauf celui de la religion » (Discours à la Fédération Universitaire italienne, 18 décembre 1927). Père Jean-Marie Petitclerc, L’Homme Nouveau, n° 1350 du 7 août 2005.

05/12/13 09:00


Urgences éducatives

L’éducation à la chasteté Le point de vue du prêtre INTRODUCTION L’éducation des enfants à la chasteté fait partie des devoirs primordiaux des parents. Il ne leur revient pas seulement de prendre soin de leur corps, mais encore, et surtout, de former leur esprit et leur cœur. Dans un monde déchu, et à une époque où l’érotisme et la pornographie s’étalent partout, cette tâche est plus difficile, mais elle est toujours possible et plus nécessaire que jamais. Nous verrons d’abord pourquoi cette éducation est nécessaire et à qui elle incombe en premier lieu (I). Puis nous dirons quelle est sa finalité et quels caractères doit acquérir une sexualité pleinement humaine, rectifiée par la vertu de chasteté (II). Enfin, nous rappellerons quelques règles fondamentales quant à la manière d’éduquer à la chasteté (III). I. NÉCESSITÉ DE L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ. QUI ÉDUQUE ? A. Sa nécessité Une éducation à la chasteté est nécessaire d’abord parce que l’homme est libre. Sa vie sexuelle a une finalité naturelle – à

N° 126_Sedes.indd 6

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

7

savoir le don total au conjoint dans le mariage et la procréation des enfants – mais elle n’est pas réglée naturellement quant à son exercice. Il n’y a pas de saison des amours pour l’homme. Le petit d’homme doit donc apprendre comment mettre en œuvre sa sexualité d’une façon conforme à sa nature et à sa dignité de personne humaine, tout comme, par exemple, il a besoin d’apprendre comment se nourrir et se vêtir. En outre, la sexualité humaine a encore ceci de propre qu’elle est ordonnée à la relation d’amour entre personnes, à un amour tel que seules des personnes humaines peuvent le donner et le recevoir. Or un tel amour ne va pas de soi. C’est un amour spirituel, volontaire (ce qui ne veut pas dire « forcé » ou « fabriqué ») et libre, un amour d’élection – il repose sur un choix personnel – et de bienveillance : il veut le bien de l’autre avant son bien propre. Plus encore : l’amour sponsal ou conjugal, auquel la sexualité humaine est naturellement ordonnée, est un amour total et exclusif : en donnant le corps entier, il donne toute la personne, et un tel don ne tolère pas de demi-mesure. C’est pourquoi le mariage ne peut être que monogame et indissoluble. Il est clair, donc, qu’un amour d’une telle qualité, tout en étant profondément naturel, n’est pas spontané. Il doit s’apprendre par l’éducation à la maîtrise de soi, au respect de soi et de l’autre, à l’oubli de soi pour le bien de l’autre. Sans quoi ce seront les forces anarchiques de l’égoïsme et des pulsions partielles non intégrées qui l’emporteront, au grand détriment de la personne et de son entourage. Les perversions sexuelles qui vont en se multipliant ne le montrent que trop. Chez l’homme surtout, parce que l’appétit du plaisir sexuel est plus fort, et le lien avec l’enfant moins direct, la recherche de ce plaisir tend à devenir obsessionnelle et compulsive, s’il n’y a pas eu dès l’enfance une véritable éducation à la chasteté. B. Ses acteurs : qui doit donner cette éducation ? L’éducation à la chasteté est, à titre premier et principal, le devoir grave et le droit inaliénable des parents. Cela vient d’abord de ce qu’étant les auteurs de la vie de leurs enfants, ils sont, par nature, les premiers responsables de leur éducation : « La famille

N° 126_Sedes.indd 7

05/12/13 09:00


8

SEDES SAPIENTIÆ

reçoit immédiatement du Créateur la mission et conséquemment le droit de donner l’éducation à l’enfant, droit inaliénable, parce qu’inséparablement uni au strict devoir corrélatif, droit antérieur à n’importe quel droit de la société civile et de l’État, donc inviolable par quelque puissance terrestre que ce soit  1 ». Bien sûr, les parents ne peuvent, à eux seuls, donner toute l’instruction ni même toute l’éducation nécessaire à leurs enfants. Ils ont besoin d’être aidés par d’autres éducateurs, notamment par l’école. Mais il doit demeurer entendu que, si un autre éducateur (parent, chef scout ou cheftaine, professeur, prêtre…) prend en charge l’enfant, c’est par leur délégation et en leur nom. De là vient l’importance du choix d’une bonne école et d’une grande vigilance à l’égard de ce que l’enfant y reçoit. Dans le cas particulier de l’éducation à la chasteté, l’intervention prioritaire des parents est encore plus nécessaire. Car une éducation en matière si délicate et intime ne peut se faire bien que dans un climat d’amour, de confiance, d’intimité respectueuse, tel que seule la famille peut le créer. De plus, l’enfant ne demande pas à être instruit d’une façon générale sur la sexualité humaine, il a besoin avant tout d’être renseigné sur ce qui le concerne, lui : sur ce qui se passe ou va se passer dans son corps. Il demande à ce qu’on lui apprenne – car il ne le sait pas naturellement – quelle attitude il doit avoir à l’égard de son propre corps, des phénomènes physiques ou affectifs qu’il sent en lui. C’est seulement ensuite qu’il saura comment se comporter à l’égard du corps d’autrui, surtout à l’égard d’un corps sexué autrement que le sien. Une telle éducation, personnelle et adaptée à chaque enfant, est particulièrement nécessaire pendant la puberté, où le corps et le cœur semblent ne plus parler le même langage et envoyer des messages contradictoires. C. « L’éducation sexuelle » officielle ou l’anti-éducation On comprendra, à partir de là, à quel point les fameux « cours d’éducation (?) sexuelle », tels qu’ils sont donnés aujourd’hui dans 1.

Pie XI, Divini illius Magistri, 31 décembre 1929.

N° 126_Sedes.indd 8

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

9

la plupart des écoles, sont tout simplement à proscrire. Ils sont de soi, mais aussi en raison de l’idéologie qui les inspire, totalement anti-éducatifs : 1. D’abord, parce qu’ils n’éduquent pas du tout. Ils se contentent d’instruire sur le côté purement biologique de la sexualité, en la séparant de ses finalités proprement humaines, que sont le don total de soi dans la relation conjugale et le don de la vie aux enfants. Ce faisant, ils présentent l’activité sexuelle comme une chose banale, quelconque, n’ayant, à la limite, pas plus de valeur et d’intérêt que de faire ses « besoins naturels ». 2. Ensuite, parce qu’en exhibant – souvent avec une prodigieuse impudeur – les parties les plus intimes du corps humain, ils véhiculent par là-même une vision fausse, réductrice, chosifiante, du corps humain. On réduit le corps humain à un objet de jouissance alors qu’il est toujours le corps d’un sujet, d’une personne, et qu’à travers le corps, c’est la personne qui se révèle et s’exprime. « Ton corps est à toi », dit-on volontiers. C’est faux, ou tout au moins équivoque : mon corps, c’est moi. Voilà pourquoi toutes les agressions contre la dignité du corps – ne serait-ce qu’un simple regard indiscret – sont si profondément blessantes. On n’exploite pas une personne pour sa rentabilité ou pour le plaisir qu’elle donne. 3. En outre, ces cours étant donnés à des groupes, ils ne peuvent pas du tout être adaptés à chaque enfant, à son propre sexe, à son âge, à sa sensibilité. 4. Enfin, ces cours sont sous-tendus et souvent explicitement accompagnés par un discours mensonger et littéralement irresponsable sur la sexualité humaine. On veut, dit-on, promouvoir une sexualité « responsable ». Fort bien. Et en quoi consiste cette «  responsabilité  »  ? Elle se résume en une formule  : pilule + préservatif = aucun (?) risque de maladie ou de grossesse (!) = rapports « protégés » = conduite responsable. Autrement dit : couchez avec qui vous voulez, quand vous voulez, posez l’acte sexuel tant que vous voudrez mais faites tout pour éviter ses conséquences fâcheuses, comme une maladie, ou pire, un enfant. Vouloir

N° 126_Sedes.indd 9

05/12/13 09:00


10

SEDES SAPIENTIÆ

l’acte en refusant ses conséquences naturelles, est-ce cela qui s’appelle être responsable ? N’est-ce pas exactement le contraire ? Quant à assimiler le « risque » d’avoir un enfant à celui d’attraper une MST (maladie sexuellement transmissible)… quelle idée de la vie, de leur vie par conséquent, donne-t-on ainsi aux enfants ? Enfin, si l’on arrive à prévenir les conséquences physiques de ce vagabondage sexuel, que fait-on des conséquences psychologiques, affectives, morales ? On n’a pas encore inventé de préservatif contre la blessure des gestes mensongers, des promesses non tenues et des séparations douloureuses que constituent ces actes sexuels proprement irresponsables. Il est donc clair que de tels cours sont à bannir, et cela d’autant plus qu’à présent les manuels officiels de SVT font la promotion de l’absurde théorie du gender et de l’homosexualité. Cependant, certaines formes d’intervention à l’école sur la sexualité sont envisageables. Pour les enfants, une maîtresse en qui les parents ont confiance peut parler à sa classe de l’amour et de la transmission de la vie humaine. Pour les adolescents, un éducateur, un professeur, un médecin dont les idées sont saines peut transmettre à un groupe d’élèves des informations biologiques et proposer des réflexions éthiques qui compléteront utilement l’éducation donnée par les parents. L’essentiel est que, d’une part, les parents ne prétendent pas se décharger entièrement de leur tâche sur ces intervenants extérieurs et que, d’autre part, ils aient des garanties suffisantes sur la qualité du discours qui sera tenu à leurs enfants. II. FINALITÉ DE L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ Le but ultime de l’éducation des enfants à la chasteté est « l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par-là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel  2 ». Cette unité de l’homme entier, âme et corps, chair et esprit, seule la charité – qui ordonne à Dieu, aimé par-dessus tout, toutes nos puissances de connaître et d’aimer – peut la réaliser parfaitement. Le rôle propre de la vertu de chasteté sera de faire que 2.

Catéchisme de l’Église catholique [CEC], n° 2337.

N° 126_Sedes.indd 10

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

11

l’inclination sexuelle, une des plus puissantes de notre nature, non seulement n’empêche pas cette unité, mais au contraire la favorise en mettant son énergie au service d’un amour authentique de soi et du prochain. La chasteté, après avoir assuré l’intégrité de la personne, devient alors une « école de don de la personne  3 ». Quels sont donc les caractères d’une sexualité rectifiée par la vertu de chasteté ? 1. C’est d’abord une sexualité respectueuse du corps humain, le sien et celui d’autrui. Rappelons encore une fois que mon corps n’est pas « à moi », il est moi. On ne change pas de corps comme de chemise, n’en déplaise aux fantasmes de toute-puissance d’une certaine science prométhéenne. On ne joue pas avec son corps ou avec celui de l’autre, car le corps humain n’est pas une chose, il est une partie substantielle de la personne humaine, et il en a toute la dignité. Il est donc profondément illogique, par exemple, de condamner comme des crimes (qu’ils sont vraiment) l’abus du corps de l’enfant, et d’affirmer en même temps que la masturbation, qui chosifie tout autant son propre corps, ne pose aucun problème, ou même qu’elle est hygiénique ! Si un adolescent qui a cédé à ses pulsions et s’est masturbé se sent si « nul », si mal dans sa peau ensuite, c’est bien parce qu’au fond son cœur ne peut approuver ce qu’il a fait : il sait que son corps, c’est sa personne, et qu’une personne n’est pas un instrument de jouissance égoïste, pour soi ou pour un autre. Les parents auront donc à cœur d’apprendre très tôt à leurs enfants le respect du corps. D’abord par leur manière de traiter le leur : vêtements, attitudes, décence dans les gestes de tendresse, etc. Ensuite en lui donnant des habitudes de propreté, de décence, de respect de son intimité et de celle des autres. Il ne faudrait pas croire que les jeunes enfants n’ont pas de pudeur : s’ils n’éprouvent pas de désir sexuel avant la puberté, en revanche, ils sentent très bien la différence entre un regard ou un geste respectueux et un regard ou un geste impudique, « chosifiant ». Les petits garçons, en particulier, parce qu’ils ont des organes génitaux externes, 3.

N° 126_Sedes.indd 11

CEC, n° 2346.

05/12/13 09:00


12

SEDES SAPIENTIÆ

n’aiment pas la nudité en public. Et pendant la puberté, il est particulièrement important de respecter la pudeur nouvelle de l’adolescent. Les parents style « mai 68 », qui pratiquent volontiers le nudisme, chez eux ou sur la plage, n’imaginent pas à quel point leurs ados peuvent se sentir agressés par leur attitude. 2. Une sexualité vertueuse, bien intégrée à la personne humaine dans sa totalité, c’est ensuite une sexualité qui ne sépare jamais le sexe et l’amour au sens pleinement humain du mot. Le corps humain a une « signification sponsale », comme Jean-Paul II aimait à le dire. Par sa configuration même, il n’invite pas à un « accouplement » bestial, mais bien à une union conjugale. C’est pourquoi, par exemple, très peu d’animaux s’accouplent en étant tournés l’un vers l’autre, alors que chez l’homme, la position même des corps invite à la relation par le regard et la voix. Rappelons-nous les paroles de l’ange Raphaël à Tobie au sujet des maris successifs de Sara, qu’un démon avait fait mourir pendant leur nuit de noces : « Écoute-moi, et je te dirai sur qui le démon a pouvoir : sur ceux qui entrent dans le mariage en excluant Dieu de leur esprit et s’abandonnent à leur désir comme le cheval ou le mulet. Sur ceux-là, le démon a pouvoir » (Tobie 6, 16‑17, selon la Vulgate). Il est donc essentiel, pour éduquer à la chasteté, d’aider les enfants et plus encore les adolescents à prendre conscience que la sexualité humaine est ordonnée à l’amour et à la transmission de la vie humaine, pas simplement à la « reproduction » comme la sexualité animale, et encore moins au seul plaisir. Cela, la fille, pour qui l’amour est davantage une affaire de cœur, de sentiment que de plaisir sensuel, le sent vivement, bien plus que le garçon. Elle ne cherche pas d’abord le plaisir mais la relation amoureuse. C’est pourquoi les amourettes, les aventures fugaces, sont si décevantes pour elle – sans être d’ailleurs, très exaltantes pour le garçon, loin de là ! On touche là à une des raisons profondes pour laquelle les relations avant le mariage, surtout pour les adolescents, sont toujours à proscrire. On ne fait pas l’amour pour accomplir un rite initiatique, pour se dire qu’on entre dans la cour des grands. Se jeter dans la relation sexuelle alors qu’on est nullement construit, qu’on ne se connaît pas, qu’on est incapable d’offrir un amour

N° 126_Sedes.indd 12

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

13

durable et fidèle, c’est bien plutôt une preuve de plus d’immaturité. On ne fait pas les gestes qui disent objectivement : « Je me donne à toi tout entier » alors qu’en fait on se « prête » et qu’on n’a d’ailleurs presque rien à donner, parce qu’en soi la personne est encore en plein bouleversement. Rilke l’a admirablement bien exprimé dans une de ses lettres à un jeune poète. Les jeunes, débutants en toutes choses, ne savent pas encore pratiquer l’amour : il faut qu’ils l’apprennent. De tout leur être, de toutes leurs forces concentrées dans leur cœur solitaire, inquiet, dont les battements résonnent, il faut qu’ils apprennent à aimer. Mais le temps de l’apprentissage est toujours une longue période, une durée à part, c’est ainsi qu’aimer est pour longtemps et loin dans la vie solitude, isolement accru pour celui qui aime. Aimer, tout d’abord, n’est rien qui puisse s’identifier au fait de se fondre, de se donner, de s’unir à une autre personne (que serait en effet une union entre deux êtres indéfinis, inachevés, encore chaotiques ?) […] Or c’est en cela que, si souvent, les jeunes gens commettent cette si lourde erreur : ils se précipitent l’un vers l’autre […] lorsque l’amour les atteint, ils se répandent tels qu’ils sont avec tout leur désordre, leur incohérence, leur confusion… Mais qu’en sera-til ? Qu’importe à la vie cet amoncellement de demi-échecs qu’ils appellent leur union et qu’ils voudraient bien appeler leur bonheur, si c’était possible, et leur avenir  4 ?

L’éducation à la chasteté visera donc à faire comprendre à l’enfant que l’union du papa et de la maman est d’abord un geste d’amour, le plus sérieux et le plus exigeant qui soit, s’il peut être aussi le plus comblant, et à l’adolescent que, si son corps est d’ores et déjà mûr pour engendrer, son cœur, lui, n’est pas encore mûr pour le don total. Sans parler de son état de dépendance à l’égard de ses parents, qui le rend encore incapable d’accueillir un enfant dans un foyer bien à lui. À un lycéen qui lui demandait comment savoir s’il était prêt à avoir une relation sexuelle, Jason Evert répondit : « La meilleure manière […], c’est de regarder votre main gauche. Si vous n’y voyez pas d’alliance, alors vous n’êtes pas prêt  5 ». 4. 5.

N° 126_Sedes.indd 13

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, lettre du 14 mai 1904, Gallimard, 1993, pp. 87-89. Jason Evert, Et si on s’aimait vraiment ? 100 questions sur les relations amoureuses, la sexualité et la pureté, Perpignan, Tempora, 2007, p. 33. Ce livre

05/12/13 09:00


14

SEDES SAPIENTIÆ

3. Une sexualité vraiment humaine, c’est encore une sexualité ouverte à la vie. S’il est vrai que l’union des corps est faite pour être le signe d’une véritable union des cœurs, la fin ultime de l’énergie sexuelle reste bien la génération et la perpétuation de l’espèce. C’est une erreur dramatique de croire que la liberté humaine doive s’exprimer en niant notre nature animale et en refusant la finalité naturelle de l’attirance sexuelle. Le sexe est pour la vie. En tant qu’animal, l’homme est soumis à cette loi comme tous les autres animaux et, s’il tente de la contredire, il ne réussit qu’à s’avilir et à se détruire, jusqu’à mettre en péril la continuation de la vie dans des pays entiers. Mais, là aussi, il y a une manière spécifiquement humaine d’assumer – et non de refuser – l’animalité. Engendrer une personne, capable de connaître et d’aimer librement et destinée à la vie éternelle, c’est tout autre chose que d’engendrer un animal, si perfectionné soit-il. On dit bien d’ailleurs, que les bêtes « mettent bas », alors que la femme « met au monde », ce qui est significatif : seul l’enfant humain est capable de saisir que les choses et les personnes qui l’entourent sont un « monde » plein d’ordre et de sens. Les parents doivent donc avoir à cœur d’apprendre à leurs enfants à aimer la vie, à s’émerveiller devant elle, à la respecter et à la défendre, surtout là où elle est plus faible et plus menacée. Ils ne doivent pas tolérer que leurs enfants parlent des réalités sexuelles ou qu’on en parle devant eux en termes méprisants et avilissants, comme si c’était une chose sale ou honteuse. Non ! Les organes génitaux, l’attirance sexuelle et tout ce qui est lié à la génération humaine sont choses très belles, admirables, parce contient beaucoup de réponses pertinentes sur un grand nombre de sujets liés à la sexualité. Il peut fournir un argumentaire utile et aider à la réflexion. Mais on doit relever deux choses : 1. Un langage parfois très cru, en réponse à des questions de collégiens ou de lycéens qui ne le sont pas moins. 2. Une affirmation très discutable sur les pratiques sexuelles orales qui seraient permises aux époux comme préliminaires à l’union sexuelle (p. 131). À notre avis, ces pratiques sont toujours mauvaises, y compris entre époux, parce qu’elles ne respectent pas la finalité naturelle des organes. Le livre de Jason Evert peut être utile à des adultes ou à de grands adolescents, mais il ne faut pas le mettre entre toutes les mains et il convient de s’en servir avec discernement.

N° 126_Sedes.indd 14

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

15

qu’elles sont ordonnées à ce qu’il y a de plus grand dans ce monde : donner la vie à un nouveau petit être humain, à une personne faite à l’image de Dieu. Si, par la vertu de chasteté, la sexualité se trouve vraiment ordonnée à l’amour et à la vie, alors, et alors seulement, elle devient une sexualité responsable. Car, encore une fois, être responsable, ce n’est pas poser un acte « pour le fun », en se moquant de son sens intime et de ses conséquences naturelles ou en espérant les empêcher à grand renfort de technique déshumanisante. C’est vouloir l’acte avec tout son sens et toutes ses conséquences nécessaires ou possibles, et assumer l’un comme l’autre. 4. Un dernier point ne doit pas être oublié : la fin ultime de l’homme n’est pas, dans l’ordre voulu par Dieu, purement naturelle mais surnaturelle. Cette fin, c’est ce que l’Évangile appelle le Royaume de Dieu ou la vie éternelle, c’est-à-dire la vision face à face de la gloire de Dieu et la participation à sa béatitude éternelle. C’est pourquoi la sexualité elle-même est ultimement ordonnée à la vie éternelle : c’est l’homme tout entier, âme et corps, qui est fait pour Dieu. « Par ailleurs, que tous sachent bien que la vie humaine et la charge de la transmettre ne se limitent pas aux horizons de ce monde et n’y trouvent ni leur pleine dimension, ni leur plein sens, mais qu’elles sont toujours à mettre en référence avec la destinée éternelle des hommes  6 ». Le Christ a rappelé aux Saducéens, qui niaient l’existence des anges et la résurrection finale, que, dans le monde à venir, les relations matrimoniales n’auront plus lieu d’être : « Jésus leur répondit : “Vous êtes dans l’erreur, en ne connaissant ni les Écritures ni la puissance de Dieu. À la résurrection, en effet, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel.” » (Mt 22, 29-30). Être « comme des anges » ne signifie pas, bien sûr, être privé de corps : juste après ce passage, le Christ s’emploie à prouver la vérité de la résurrection de la chair. Mais le corps ressuscité, glorieux et immortel, n’aura plus à engendrer, puisque le nombre des élus, fixé par Dieu de toute éternité, sera 6.

N° 126_Sedes.indd 15

Vatican II, constitution Gaudium et Spes, n° 51 ; CEC, n° 2371.

05/12/13 09:00


16

SEDES SAPIENTIÆ

complet. Quant à l’amour, il n’aura plus besoin des gestes conjugaux pour s’exprimer, puisque l’amour sera connu dans sa source, en Dieu, et qu’en outre, il éclatera, en quelque sorte, à même la chair, dans la splendeur du corps glorifié. C’est à cette vérité du Royaume à venir, et déjà accompli en Jésus-Christ et en sa Mère, que la virginité consacrée rend témoignage. Les époux peuvent, pour leur part, se rappeler leur vocation à la vie éternelle par la continence temporaire assumée d’un commun consentement. C’est une excellente pratique, recommandée par saint Paul (cf. 1 Co 7, 5) et assumée par beaucoup de saints époux. Joinville rapporte que le « benoît roi » saint Louis et sa femme Marguerite s’abstenaient l’un de l’autre pendant tout le temps de l’Avent et du Carême. Ce qui ne les a pas empêchés d’être féconds, puisque Marguerite a donné onze enfants à son royal époux. « Chastes unions ne sont point stériles », commente le bon Joinville. Tout en donnant aux enfants une haute idée de l’amour conjugal, avec son expression physique, les parents chrétiens doivent donc leur apprendre que cet amour n’est pas tout, qu’il est lui-même ordonné à l’amour de Dieu et que Dieu seul peut réellement combler la soif d’amour du cœur humain. Que les mères, en particulier, mettent leurs filles en garde : il ne faut pas attendre du conjoint ce que Dieu seul peut donner. III. COMMENT ÉDUQUER À LA CHASTETÉ ? Sur la manière d’éduquer les enfants et les adolescents à la chasteté, les bons livres ne manquent pas. Nous recommandons, par exemple, le livre d’Inès Pélissié du Rausas, S’il te plaît, parlemoi de l’amour  7, et la brochure d’Inès de Franclieu, Dis, en vrai, c’est quoi, l’amour ?  8 , et nous nous contenterons de quelques « repères » souvent proposés. Tout d’abord, l’éducation à la chasteté se fait beaucoup plus par l’exemple que par les paroles, comme d’ailleurs toute éducation. 7. 8.

Éditions Saint-Paul, 2001. Éditions de l’Emmanuel, 2013. Voir la piste de lecture dans le numéro 125 de Sedes Sapientiæ.

N° 126_Sedes.indd 16

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

17

L’enfant apprendra beaucoup sur le respect du corps s’il voit ses parents bien habillés, soucieux de leur bonne tenue comme de la sienne, aimant sortir et procurer à leur corps une saine occupation et une bonne détente. Il saisira vite ce qu’est un amour authentique, sans captation égoïste, s’il voit ses parents se donner des gestes d’affection, des marques de tendresse, avec une joie partagée. Il est capital, surtout, que l’enfant se sente en sécurité du point de vue affectif, qu’il sente que ses parents s’aiment vraiment et ne se sépareront jamais, et que lui-même est aimé d’un amour inconditionnel, gratuit, qu’il n’a pas à mériter mais sur lequel il pourra toujours s’appuyer pour progresser. Dans un tel climat, il fera spontanément confiance, il recevra facilement les avis de ses parents et tout ce qu’ils pourront lui enseigner en fait d’amour. Notons enfin qu’une certaine distance – ce qui ne veut pas dire froideur – est aussi indispensable à l’enfant. Il doit savoir et sentir qu’il est l’enfant, pas le copain ou le conjoint de substitution, et qu’il est aimé comme tel. Sinon, on lui impose des exigences impossibles et on le prive de son privilège, qui est justement celui d’être « l’enfant » : le petit qui est appelé à grandir mais qui, pour le moment, a le bonheur de pouvoir se reposer de tout sur ses parents. Aussi les parents veilleront-ils à préserver leur intimité, à avoir un lieu et des temps réservés à eux seuls : pas d’accès intempestif à la chambre des parents, par exemple. Pas de confidences indiscrètes sur la vie affective des parents : l’enfant n’a pas à tout savoir. Surtout, il ne faut pas que l’enfant, dès qu’il n’est plus un tout-petit, soit témoin des rapports conjugaux de ses parents : étant à l’extérieur, il ne peut en comprendre le sens et il en serait choqué. Ainsi rassuré sur l’amour de ses parents l’un pour l’autre, laissé à sa place d’enfant et mis en confiance, déjà éduqué par l’exemple des parents, l’enfant pourra être éveillé très tôt aux mystères de l’amour et de la vie, dès qu’il commencera à poser des questions, vers 3-4 ans, voire plus tôt. Comment faire alors ? Comment lui parler ?

N° 126_Sedes.indd 17

05/12/13 09:00


18

SEDES SAPIENTIÆ

1. Avant tout, il faut le faire au bon moment, ni trop tôt ni trop tard, mais en se rappelant qu’il vaut bien mieux s’y prendre une heure trop tôt que cinq minutes trop tard ! On s’adaptera à chaque enfant, à son sexe, à son âge, à sa curiosité, à sa sensibilité. Au début, avec les petits (3-9 ans), il faut surtout parler de l’amour et relativement moins de la sexualité dans son aspect physique, sans pour autant frustrer la légitime curiosité de l’enfant. Peu à peu, on précisera les choses. Dans la période importante qui précède juste la puberté (10-12 ans), on donnera des explications plus détaillées sur le plan biologique, mais sans jamais oublier l’aspect affectif : on éduque avant tout le cœur de l’enfant. 2. Il faut aussi, et c’est capital, avoir une attitude juste en abordant le sujet délicat de l’amour et de la sexualité : pas de pudeur excessive – le sexe n’est ni sale ni honteux – ni d’attitude faussement « cool », comme s’il s’agissait d’une chose banale, sans problèmes et sans mystère. Si l’enfant sent de la gêne chez le parent qu’il interroge, il n’osera plus poser de questions. Une réaction du genre : « Tu n’as pas honte de poser des questions pareilles ? » serait catastrophique. Si la question est réellement inconvenante, il faut remettre les choses au point avec douceur. On n’est pas censé, bien sûr, répondre à toute question sur le champ. Mais, si on remet la réponse à plus tard, il faut tenir parole. Et, au moment de le faire, la meilleure entrée en matière, c’est de montrer et de dire à l’enfant qu’on est heureux de pouvoir aborder avec lui un sujet aussi beau. 3. On doit aussi veiller à employer des mots justes. Des mots justes, ce sont d’abord des mots vrais, même s’ils sont analogiques ou poétiques. Pas d’histoire de cigogne, de chou ou de rose, quel que soit l’âge de l’enfant. L’enfant a une intelligence qui a droit à la vérité. D’ailleurs, une explication fausse ne sert à rien, puisqu’elle devra être rectifiée tôt ou tard. Des mots justes, ensuite, ce sont des mots adaptés à l’âge de l’enfant. Pour les petits, le langage analogique est préférable, les mots techniques ne leur diront rien (par exemple, le « nid » ou le « berceau » pour le ventre maternel, la « porte » et le « couloir » du bébé pour le vagin, la « graine de vie » pour la semence du père ou l’ovule de la mère). Attention aux

N° 126_Sedes.indd 18

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA CHASTETÉ

19

comparaisons tirées de la vie végétale ou animale, cette dernière surtout : l’enfant ne doit pas croire que l’accouplement de deux bêtes est semblable à l’union de deux époux. Rappelons-lui aussi, sans négliger les causes naturelles, que Dieu a toujours le premier rôle dans la génération d’une vie humaine. Des mots justes, ce sont enfin des mots qui répondent à la question de l’enfant, sans la dépasser. Il ne faut pas prêter aux enfants une curiosité malsaine à l’égard du sexe : avant la puberté, ils en sont curieux, comme de tout, sans plus. À partir de l’adolescence, cependant, l’enfant s’ouvre plus difficilement. Il ne faut pas hésiter alors à prendre les devants, et à susciter les questions de l’adolescent, sans jamais prétendre le forcer à des confidences trop intimes. 4. Enfin, on veillera, à tous les âges et en toute circonstance, à ne jamais informer sans éduquer, en séparant le sexe de l’amour, le corps du cœur. Ce dont les enfants ont soif, et les adolescents encore plus, même s’ils s’en défendent, ce n’est pas de savoir « comment ça marche » ou comment faire l’amour sans risque… d’avoir à aimer et à se donner pour de bon ! Ce qu’ils veulent, c’est aimer et être aimé en vérité. Un point important, à cet égard, sera d’apprendre au garçon que la fille ne sent pas les choses comme lui et qu’elle n’a pas les mêmes attentes : pour elle, les sentiments passent devant les sens – parfois loin devant – et les gestes de l’amour l’engagent beaucoup plus. Il croit demander peu et il donne peu, alors que déjà, elle demande ou voudrait demander et donner tout. Le garçon a spécialement besoin d’apprendre que les désirs de l’autre passent avant la satisfaction de sa pulsion personnelle. Quant à la fille, elle doit apprendre peu à peu quels combats et quelles souffrances une sensualité anarchique peut imposer au garçon et que, bien loin d’en profiter pour l’aguicher et le séduire, elle doit l’aider à se maîtriser et à devenir un vrai homme. Un problème spécialement délicat est celui de la prévention des enfants contre les abus sexuels des adultes. À ce sujet, on notera deux choses : a) Il faut séparer soigneusement l’éducation à l’amour et à une sexualité humaine de l’information sur ces matières, pour que l’enfant ne fasse pas de regrettables confusions.

N° 126_Sedes.indd 19

05/12/13 09:00


20

SEDES SAPIENTIÆ

b) Il ne s’agit surtout pas de donner à l’enfant des idées précises sur les gestes impurs dont il pourrait être l’objet. On doit simplement lui expliquer que certains adultes peuvent vouloir faire des choses mauvaises à l’égard de leurs corps, comme font parfois des petits garçons mal élevés avec des filles. Et que, si jamais un adulte veut faire de telles choses avec lui, il doit dire « non » tout de suite et, surtout, en parler au plus vite à ses parents ou à une personne de confiance, qu’on lui indiquera. Le drame est que, bien souvent, en cas d’abus, l’enfant n’ose pas parler : il a honte, ou bien il a peur de l’adulte, ou il est sous le coup d’une menace. S’il a été nettement invité à le faire, cela lui sera plus facile. CONCLUSION Éduquer un enfant à la chasteté est une œuvre belle, magnifique, enthousiasmante et enrichissante pour les parents, non moins qu’une grave obligation. Leur premier devoir est d’en être convaincu. C’est aussi une œuvre délicate, qui demande de s’adapter à chaque enfant, de bien l’écouter, de savoir deviner ses besoins et ses questions, ses souffrances aussi en ce domaine. C’est enfin une œuvre de longue haleine, qu’il faut commencer tôt et continuer avec patience, en ne laissant jamais croire à l’enfant, surtout adolescent, qu’on désespère de lui, qu’il n’arrivera jamais à se maîtriser. Bien sûr, les parents n’oublieront pas qu’ils sont eux-mêmes de pauvres hommes blessés, qu’ils peuvent commettre des erreurs. Mais ce sera une raison de plus pour aller souvent chercher le pardon et la guérison, et puiser un amour inconditionnel de leurs enfants à la source de tout amour et de toute grâce, le Cœur adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ. À Tim Guénard, qui confiait à Marthe Robin qu’il avait peur d’être papa, de faire les mêmes fautes que son propre père, celle-ci répondit en riant : « Vos enfants grandiront à la mesure de votre amour ». Fr. Albert-Marie Crignon Le père Albert-Marie Crignon est prêtre de la Fraternité Saint-VincentFerrier. Il prépare un doctorat de théologie biblique à l’Université de Fribourg en Suisse.

N° 126_Sedes.indd 20

05/12/13 09:00


Urgences éducatives

L’éducation à la vie Le point de vue des parents INTRODUCTION

D

e nombreux textes du magistère de l’Église, notamment Familiaris consortio  1, exhortent les parents à ne pas négliger l’éducation de leurs enfants à la vie et à l’amour. Parmi les ouvrages qui sont à disposition des parents pour les aider dans cette tâche, trois titres ont attiré particulièrement notre attention. Le père Noël Barbara intitulait ses fiches préparées pour aider les parents : L’initiation des petits enfants aux lois de la vie et l’éducation des grands qui s’éveillent à l’amour  2. Catherine et Bernard Scherrer ont choisi pour titre de leur plaquette : Les parents racontent à leurs enfants les mystères joyeux de la vie  3. Inès Pélissié du Rausas a publié un gros ouvrage de 330 pages, très complet : S’il te plaît, parle-moi de l’amour  4. 1. 2. 3. 4.

N° 126_Sedes.indd 21

Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris consortio, 22 novembre 1981, notamment n. 37. N. Barbara, L’initiation des petits enfants aux lois de la vie et l’éducation des grands qui s’éveillent à l’amour, document ancien repris dans « Fiches destinées aux parents » : voir à la fin de l’article. Catherine et Bernard Scherrer, Les parents racontent à leurs enfants les mystères joyeux de la vie, Quetigny, 2011. Inès Pélissié du Rausas, S’il te plaît, parle-moi de l’amour, Versailles, Éditions Saint-Paul, 2001.

05/12/13 09:00


22

SEDES SAPIENTIÆ

Comment avons-nous été nous-mêmes informés de ces questions ? Peut-être très bien, tant mieux, faisons de même pour nos enfants ; peut-être de manière très peu satisfaisante, peut-être avons-nous été blessés. Ce qui est certain, c’est que, de nos jours, il est indispensable que nous, parents, formions nos enfants en leur parlant de la transmission de la vie, du mariage et de l’amour, de façon juste, claire et bonne, avant que d’autres ne les déforment à un âge chaque jour plus précoce. Quatre principes fondamentaux Commençons par citer le Conseil pontifical pour la famille dans un texte intitulé : « Vérité et signification de la sexualité humaine  5 »  : Aux parents revient particulièrement l’obligation de faire connaître à leurs enfants les mystères de la vie humaine, parce que la famille est le milieu le plus adapté pour assurer une éducation graduelle de la vie sexuelle. Elle possède une charge affective capable de faire accepter sans traumatismes les réalités les plus délicates et de les intégrer harmonieusement dans une personnalité équilibrée et riche. Cette tâche première de la famille comporte pour les parents le droit à ce que leurs enfants ne soient pas obligés d’assister à l’école à des cours sur ces matières qui seraient en désaccord avec leurs propres convictions religieuses et morales. […] À ce point de vue, rappelons ce que le pape Jean-Paul II enseignait dans Familiaris consortio [n. 37] : « L’Église s’oppose fermement à une certaine forme d’information sexuelle ne tenant aucun compte des principes moraux et si souvent diffusée aujourd’hui, qui ne serait rien d’autre qu’une introduction à l’expérience du plaisir et pousserait le jeune, parfois même à l’âge de l’innocence, à perdre la sérénité, en ouvrant la voie au vice  6 ».

Quatre principes sur l’information en matière de sexualité sont mentionnés par le document du Conseil pontifical pour la famille : [1] Tout enfant est une personne unique et qui ne peut être répétée. Elle doit recevoir une formation adaptée. Parce que les parents 5. 6.

Conseil pontifical pour la famille, Vérité et signification de la sexualité humaine. Des orientations pour l’éducation en famille, 8 décembre 1995, La Documentation catholique, n° 2133, pp. 207-235. Vérité et signification…, n. 64.

N° 126_Sedes.indd 22

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA VIE

23

connaissent, comprennent et aiment chacun de leurs enfants dans sa singularité, ils sont à la meilleure place pour décider du moment opportun de leur donner les différentes informations nécessaires, en fonction de leur niveau de croissance physique et spirituelle  7. [2] La dimension morale doit faire partie des explications données. Les parents doivent mettre en relief le fait que les chrétiens sont appelés à vivre le don de la sexualité, selon le plan de Dieu qui est Amour, dans le cadre du mariage ou de la virginité consacrée ou encore du célibat, en insistant sur la valeur positive de la chasteté  8 . [3] La formation à la chasteté et les informations opportunes sur la sexualité doivent se placer dans le cadre plus large de l’éducation à l’amour. […] Dans les conversations avec les enfants, il convient donc de toujours donner des conseils adéquats pour les aider à croître dans l’amour de Dieu et du prochain et à surmonter les difficultés : “la discipline des sens et de l’esprit, la prudence attentive à éviter les occasions de chute, la garde de la pudeur, la modération dans les divertissements, de saines occupations, le recours fréquent à la prière et aux sacrements de pénitence et d’eucharistie. La jeunesse surtout doit avoir le souci de développer sa piété envers l’Immaculée Mère de Dieu”  9 . [4] Les parents doivent délivrer cette information avec une extrême délicatesse mais de façon claire, et au moment opportun  10 .

Donner trop de détails aux enfants est contre-productif, mais retarder de façon excessive le moment des premières informations est imprudent, parce que toute personne humaine a une curiosité naturelle à ce sujet et commence à s’interroger à un moment ou à un autre, surtout dans une culture où l’on ne peut voir que trop de choses, même en public. En général, les premières informations à propos de la vie sexuelle à donner à un petit enfant ne regardent pas les organes génitaux, mais la grossesse et la naissance d’un frère ou d’une sœur. 7. 8. 9.

Vérité et signification…, n. 65. Vérité et signification…, n. 68. Vérité et signification…, n. 70-71. La partie entre guillemets est une citation de la Déclaration sur certaines questions d’éthique sexuelle de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, Persona humana, du 29 décembre 1975 (n° 12). 10. Vérité et signification…, n. 75.

N° 126_Sedes.indd 23

05/12/13 09:00


24

SEDES SAPIENTIÆ

Il est frappant de constater que, si l’on parle d’affectivité dans les programmes pour les jeunes, le mot d’amour, lui, est totalement absent et l’idée de fonder une famille et d’élever des enfants n’est pas évoquée. Il faut réaliser le danger que représentent ces cours d’éducation sexuelle faits en classe mixte, selon ces programmes contraires à l’esprit chrétien. Quelques généralités Voyons quelques généralités avec le livre de François Charmot, fort ancien mais plein de bon sens, L’amour humain de l’enfance au mariage  11 : L’éducation doit former des hommes de bien. Il est à peu près inutile d’enseigner la morale à ceux qui n’ont ni le désir ni la volonté ni la force de la pratiquer. En un mot l’éducation reposera tout entière sur la formation d’une bonne conscience, bonne, c’està-dire non seulement clairvoyante, mais absolument décidée à faire le bien. Il faut dès le plus jeune âge exercer la volonté en combattant la mollesse  12 . L’éducation aura donc pour but, non pas de signaler à l’esprit où est le mal, mais de rendre la vertu agréable, attrayante, facile et féconde et par là-même de rendre le vice odieux, humiliant, douloureux, importun. Que la raison, le cœur et la volonté prennent le parti pour Dieu, sinon les chutes seront certaines. Et la meilleure méthode pour conserver cette habitude après l’enfance, c’est de participer dès le début de l’adolescence à des retraites fermées où les vérités éternelles sont approfondies, que ce soient les retraites de confirmation, les retraites de communion solennelle, puis les retraites d’adolescents où le jeune apprendra à méditer… L’âme du jeune sera alors équipée pour traverser la crise d’adolescence. Il faudra aussi tout au long de la petite enfance éduquer le respect du corps. Je dis bien un très grand respect pour le corps et non pas le mépris du corps. Le mépris conduit facilement à la débauche, tandis que le respect ne peut engendrer que la vertu. 11. François Charmot, L’amour humain de l’enfance au mariage, Paris, Édition Spes, 1936, p. 103. 12. Notons que le vrai scoutisme aide à cette bonne formation [note des auteurs de l’article].

N° 126_Sedes.indd 24

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA VIE

25

Quand doit-on commencer l’éducation à la vie de nos enfants ? Dès la plus tendre enfance, les enfants observent leurs parents, la manière dont ils se comportent et dont ils se parlent, la manière dont ils se respectent et se soutiennent mutuellement. La manière de se vêtir est aussi une préparation à l’éducation à la vie. Nous trouvons dans le livre d’Inès Pélissié du Rausas ces quelques réflexions très importantes : Que le vêtement soit là pour nous protéger des intempéries, du froid comme de la chaleur, cela paraît assez évident. Mais il sert aussi à protéger notre intimité des regards indiscrets. La nudité n’est jamais anodine, et, sous toutes les latitudes, l’homme a pour habitude de couvrir son corps, même s’il le fait différemment d’une culture à l’autre, et d’une époque à l’autre. […] Le vêtement ne sert pas seulement à « couvrir » le corps ! De tout temps, en effet, il a participé à la mise en valeur du corps et de sa beauté. […] La femme, en « s’habillant », en se maquillant, en se parant de bijoux, se veut-elle provocante, pour susciter le désir masculin ? Être féminine, est-ce être séductrice ? S’estimant heureuse et épanouie comme mère, concrètement pressée par le temps en plus, a-t-elle au contraire renoncé à toute féminité, au profit du vêtement pratique « tout terrain » ? Trouver l’attitude la plus juste, c’est-à-dire valoriser la féminité de la femme à ses propres yeux comme aux yeux de l’homme, et de ses enfants, cela est important pour l’éducation du regard que les enfants, les filles comme les garçons, porteront sur la femme. Quelles sont nos valeurs ? […] Par son allure et son vêtement, une femme heureuse d’être femme donnera le sens de la dignité et de la beauté du corps à ses enfants. Séduisante, plutôt que séductrice, elle éduquera ainsi peu à peu le regard de l’enfant à apprécier la véritable beauté du corps. Pourquoi ne pas faire remarquer à un enfant, de façon positive, qu’une femme est belle, et que c’est agréable d’avoir une maman fraîche et soignée  13 ?

Le vêtement est appelé à signifier, par son élégance, l’harmonie qui vient de l’intériorité de la personne. Il permettra ainsi de valoriser la féminité de manière très positive et non seulement la 13. Inès Pélissié du Rausas, op. cit., pp. 78-81.

N° 126_Sedes.indd 25

05/12/13 09:00


26

SEDES SAPIENTIÆ

maternité. Une femme est bien femme avant d’être mère et elle le reste ! Enseigner la modestie dans la tenue et le vêtement va de pair avec l’éducation à la pureté et à l’amour. Répondre aux questions Il faudra, tout au long de l’enfance, de l’adolescence et de la grande adolescence, répondre avec des mots simples et clairs, adaptés, à toutes les questions de l’enfant. La curiosité concernant l’arrivée des bébés est naturelle et bonne. Si les questions arrivent à brûle-pourpoint, disons à l’enfant que nous lui expliquerons en particulier, et n’attendons pas pour nous trouver seul avec lui ; il faut répondre à toutes ses interrogations, avec simplicité, en parlant toujours de la beauté de ce qui est voulu par Dieu, du bonheur d’être parents et de donner à Dieu de nouveaux adorateurs conformément au plan de Dieu. Évitons toutefois de parler le soir, juste avant le coucher, pour qu’il ne soit pas perturbé pendant la nuit. Et si les questions ne viennent pas naturellement ? Le silence de l’enfant peut être le signe qu’il ne se pose pas de questions, ou pas encore. Mais un silence trop pudique, trop prolongé chez l’enfant, masque souvent une difficulté ; cela nous demande donc à nous, parents, d’être attentifs aux silences de nos enfants. L’éducation sexuelle devra, en outre, être transmise graduellement et accompagner les diverses phases du développement psychique et physiologique des enfants. Logiquement, il ne conviendra pas d’expliquer tout, immédiatement, comme dans une leçon ; certaines choses devront d’abord faire l’objet de simples allusions, avec des mots courants. Il faudra savoir saisir les signaux de l’enfant qui, parfois, désire apprendre mais, à un certain moment, change de discours pour pouvoir assimiler la dose reçue jusqu’à la prochaine occasion. N’oublions pas que l’enfant ne désire pas entendre des mots techniques, il attend de ses parents ce langage simple et affectueux qu’ils emploient spontanément lorsqu’ils lui parlent. Si notre petit de 5 ans n’a pas posé de questions, profitons de la vue d’une future maman pour dire tout simplement, sans avoir l’air

N° 126_Sedes.indd 26

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA VIE

27

soucieux ou gêné : « Tu ne t’es jamais demandé comment naissent les bébés ? » et nous enchaînerons : « Le bébé est nourri dans le ventre de la maman par le cordon ombilical » ; et nous parlerons du petit nid douillet préparé par Dieu dans le ventre des mamans, et expliquerons que le bébé va sortir du ventre de sa maman par un chemin spécial préparé par Dieu pour la naissance des bébés et qui est le passage de vie. À cet âge, c’est souvent la maman qui explique à sa petite fille ou à son petit garçon. Mais toujours on parlera au nom du papa et de la maman. Entre cinq et huit ans Entre 5 et 8 ans, le père pourra parler à son fils et la mère à sa fille. Nous commencerons peu à peu à expliquer les mécanismes de la fécondité. Avant le départ au premier camp de louveteaux ou de louvettes, où malheureusement certaines conversations peuvent avoir lieu entre les enfants, et même certaines situations ne peuvent pas toujours être évitées sous la tente, nous devons avoir expliqué à notre enfant, sans nécessairement rentrer dans les détails, la beauté de tout ce qui entoure la venue au monde des bébés et la nécessaire pureté dont il faut entourer tout ce qui concerne l’amour, afin que l’enfant refuse de prendre part à des conversations malsaines, et refuse de se faire entraîner à faire des actes déplacés. Tout en continuant à lui parler avec délicatesse, bien lui expliquer que de pauvres enfants ont été mal informés et disent des bêtises et des grossièretés ; qu’il ne faut pas les écouter car ils salissent l’amour, qui est si beau et qu’il ne faut parler de ce mystère de la vie qu’avec son papa ou sa maman. Que le corps doit toujours rester propre, et qu’on ne doit pas jouer avec son corps. Étant donné l’époque où nous vivons, il sera aussi prudent d’encourager les enfants à raconter de façon très naturelle à leurs parents si quelqu’un a tenté de les séduire ou leur a manqué de respect. De nombreuses enquêtes montrent en effet qu’un grand nombre d’enfants ont été victimes au moins d’une tentative d’abus sexuel, et ce à l’insu de leurs parents. S’il arrivait à un enfant de vivre une telle expérience sordide, il aurait plus que jamais besoin

N° 126_Sedes.indd 27

05/12/13 09:00


28

SEDES SAPIENTIÆ

de parents sensibles qui, avec tact et naturel, puissent le rassurer sans interrogatoire traumatisant et lui redonner à nouveau la sérénité et la confiance en lui et dans les autres. Mais attention, les enfants ont le droit de ne pas savoir toutes les déviations, toutes les dérives dans l’ordre sexuel : nous n’avons pas le devoir de leur donner la signification de ces mots, il suffit de répondre que ces mots se rapportent à des réalités malsaines, qui font le malheur de ceux qui ne vivent pas selon la morale chrétienne, cette morale chrétienne étant le code donné par Dieu et par son Église pour notre plus grand bonheur. Entre huit et douze ans Entre 8 et 12 ans l’apparition ou le développement de la pudeur est souvent le signe que l’enfant se rapproche de la puberté. Il est absolument indispensable qu’avant la puberté, qui va évidemment perturber le préadolescent, l’enfant connaisse précisément, et non plus seulement vaguement, les mécanismes de la fécondité. Cette connaissance permettra à la petite fille d’attendre sereinement l’apparition de ses premières règles et permettra au jeune garçon de ne pas se troubler de l’arrivée des premiers signes de la puberté et des changements importants qui surviennent dans son corps et sa psychologie. « Le caractère immoral de l’avortement, obtenu par voie chirurgicale ou pharmacologique – précise le document du Conseil Pontifical pour la Famille déjà cité – peut être graduellement expliqué aux enfants avant l’adolescence, en termes de morale catholique et de respect pour la vie humaine  14 ». Et depuis peu, nul ne peut dire que ses enfants n’ont pas été confrontés aux problèmes de l’homosexualité et du « mariage pour tous ». Il faut aussi que les parents réalisent quel danger il y a à laisser un enfant écouter la radio seul dans sa chambre ; nous ne laisserions pas notre enfant devant des images érotiques ni devant une émission pornographique à la télévision ; mais avons-nous écouté une fois ou l’autre les émissions telles que Skyrock ou Fun radio 14. Vérité et signification…, n. 137.

N° 126_Sedes.indd 28

05/12/13 09:00


L’ÉDUCATION À LA VIE

29

ou NRJ (Nouvelle Radio Jeune). Il faut que les parents prennent le temps de savoir ce qu’il en est et qu’ils agissent ensuite avec la prudence nécessaire. Nous ne voulons pas laisser la vulgarité et l’immoralité s’installer dans l’âme de nos enfants. À partir de 12 ans Petit à petit, au cours de l’adolescence, il faudra continuer l’éducation des grands qui s’éveillent à l’amour, tout en parlant du péché originel, de la nécessité de la vie de la grâce et bien sûr du sacrement de mariage. Il faut dire aux adolescents qu’avec le sacrement du mariage, Dieu donne aux époux, s’ils le veulent bien, la force de s’aimer toute leur vie sans égoïsme, la force d’aimer tous les enfants que Dieu leur donnera, la force de les élever et de former une famille chrétienne. Il faudra aussi bien sûr aborder la virginité de la jeune fille et la pureté du jeune homme. Nous devons être très vigilants par rapport à la pornographie, cette redoutable nouvelle addiction bien plus difficile à combattre, quand elle est installée, que la drogue ou l’alcoolisme. Conclusion Nous recommandons les livrets que nous pouvons vous faire parvenir pour vous aider à savoir comment aborder les différents sujets (voir ci-après) ainsi que les livrets de la fondation Jérôme Lejeune sur la bioéthique et la théorie du genre. L’éducation à l’amour est réussie si elle part d’en Haut et qu’elle ramène vers le Haut. Ne laissons pas à d’autres cette éducation si précieuse. Nous devons nous y préparer avec beaucoup de sérieux et compter sur la grâce du mariage et sur la prière pour la faire de notre mieux. Dans les ouvrages que nous recommandons et qu’il faut étudier, nous trouverons les mots pour le dire. Ne nous laissons pas décourager par les difficultés apparentes, cela fait partie de notre devoir d’état : nous avons les grâces d’état, si nous les demandons humblement dans une prière confiante. Dans l’oraison quotidienne, nous trouverons les lumières pour savoir nous y prendre et avoir le

N° 126_Sedes.indd 29

05/12/13 09:00


30

SEDES SAPIENTIÆ

courage de nous y mettre. Et, si certains sentent la nécessité de se faire aider dans cette tâche délicate, ils doivent se souvenir qu’ils gardent toujours la responsabilité de l’éducation de leurs enfants et ne gagneront leur confiance qu’en remplissant leur rôle de parents. L’essentiel est de présenter à nos enfants le plan d’amour de Dieu sur la transmission de la vie, tant charnelle que spirituelle. C’est notre devoir d’état, assumer la responsabilité de notre engagement dans le mariage qui est institué pour la procréation et l’éducation des enfants. Les parents ont les grâces d’état pour le faire, s’ils les demandent à Dieu dans une humble prière. Même si les parents se sentent malhabiles, leurs conversations avec leurs enfants sur ces sujets seront plus efficaces que toutes les instructions par un animateur spécialisé ! Quand nos enfants seront de grands adolescents, quelques causeries par un prédicateur enthousiasmant viendront conforter nos jeunes, mais ne remplaceront jamais toute l’éducation graduellement transmise par des parents aimants. Marc et Maryvonne Pierre

Marc et Maryvonne Pierre (pierredouvres@gmail.com) sont de formation, scientifique pour Maryvonne, qui est enseignante en 3e filles et 3e garçons dans une école hors contrat de Lyon ; et philosophique pour Pierre, qui est intervenant en relations humaines. Ils ont 11 enfants et de nombreux petits-enfants. Ils se consacrent, dans le cadre de « Croître et progresser ensemble, Notre-Dame de Cana » (croîtreetprogresserensemble.com), à la formation relative au mariage et à l’éducation, sous forme de sessions pour fiancés et couples mariés : « Le mariage alliance », et : « Le rôle des parents et des grands-parents dans l’éducation », et de sessions sur la pédagogie. Livrets vendus par correspondance (adresse ci-dessus) ou au cours des sessions : Pour toi, adolescent, ce qu’il ne faut pas oublier (12/16 ans). . . . 8 € Pour toi, adolescente, ce qu’il ne faut pas oublier (12/16 ans). . . 8 € Fiches destinées aux parents (4/20 ans). . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 8 €

N° 126_Sedes.indd 30

05/12/13 09:00


Urgences éducatives

Réflexions pédagogiques

Q

uel est l’enjeu de l’éducation que nous voulons pour nos enfants ? Pourquoi certains se donnent-ils tant de mal pour leur choisir de « bonnes écoles » ? L’école est au service des familles : celles-ci ne peuvent en effet, par leurs propres moyens, donner à leurs enfants toutes les connaissances nécessaires à une éducation complète. Le but de l’enseignement est de former des êtres humains, c’est-à-dire des êtres capables de comprendre ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Il ne s’agit pas de « fabriquer » des robots, mais d’éduquer des êtres libres, capables de penser et de réfléchir par eux-mêmes. Des constats alarmants Or les universitaires s’inquiètent, les professeurs de lycée s’étonnent, ceux de collège s’interrogent, les instituteurs s’évertuent à s’adapter plus ou moins à toutes les directives ministérielles ; un malaise s’installe. Dans nos plus belles abbayes ou communautés, les maîtres des novices constatent : notre jeunesse a du mal à penser, à réfléchir, à se recueillir malgré une extrême générosité. Qu’en est-il vraiment ? D’abord, justifions ces propos par quelques faits. Lorsque l’on travaille en entreprise, on est stupéfait du peu de capacité des jeunes cadres à prendre de véritables responsabilités,

N° 126_Sedes.indd 31

05/12/13 09:00


32

SEDES SAPIENTIÆ

à être source de proposition, à analyser sainement une situation complexe. Et que dire des journées de formation ! Il faut y prévoir de nombreuses pauses, faute de quoi l’attention retombe avant quatre-vingt-dix minutes d’écoute. Un professeur d’université, satisfait de son cours qu’il juge passionnant, demande à ses étudiants s’ils ont des questions. Grand silence. Il montre alors un peu d’agacement, auquel l’un d’entre eux répond : « Mais, Monsieur, nous n’avons pas encore relu nos notes, comment voulez-vous que nous puissions poser des questions ! » Un autre professeur s’interrompt au milieu d’un cours et demande à une étudiante de récapituler ce qui vient d’être dit. La réponse est : « Sans relire ce que j’ai noté, il est impossible de répéter ce que vous venez d’expliquer ! » Premier constat, ces étudiants ne comprennent pas ce qu’ils notent et ne sont même pas aptes à répéter ce qu’ils viennent d’entendre. C’est ce qui s’appelle de « l’écriture mécanique » sans compréhension et sans mémorisation. Dans les lycées, les élèves sont très entraînés à faire des contractions de texte (alors qu’autrefois nous faisions des explications de texte). Il suffit de ne garder que les sujets, les verbes et les compléments, dits essentiels, en retirant tous les compléments circonstanciels ainsi que les adjectifs et les adverbes. Cette technique permet de « réduire » un texte sans même l’avoir compris. Mais quant à faire une synthèse, c’est un exercice qui ne peut être fait sans avoir analysé et vraiment compris le texte. Dans les collèges, nous sommes tous les jours confrontés à des élèves de bonne volonté, mais qui, le temps d’exécuter leur exercice, ne savent pas tenir compte d’une consigne écrite : ils ne savent plus ce qu’ils ont lu ou ils n’ont pas compris ce qu’ils ont lu. D’autres ne tiennent aucun compte des consignes orales non plus. Et ainsi, les professeurs de collège se demandent « ce qu’ils ont bien pu faire pendant toutes ces années de primaire ! » Bien sûr, il ne faut pas généraliser, on trouve encore des élèves ayant toutes les capacités pour être attentifs, réfléchis, qui comprennent et qui mémorisent à long terme. Mais force est de constater que parmi les élèves qui réussissent brillam-

N° 126_Sedes.indd 32

05/12/13 09:00


RÉFLEXIONS PÉDAGOGIQUES

33

ment examens et concours, bien peu sont entraînés à réfléchir de manière approfondie et personnelle. À la recherche des causes Comment expliquer un constat aussi désastreux qui frappe déjà plusieurs générations ? Il faut remonter aux réformes successives, suite au plan Langevin Wallon, pour savoir que l’instruction a été, et est encore, le levier par lequel nos gouvernants ont pour objectif de « formater » peu à peu le cerveau de nos enfants  1. Comment peut-on à ce point avoir accès à l’intelligence d’un être humain ? On peut rétorquer que la télévision, les ordinateurs, les jeux vidéos… sont causes de bien des dégâts au niveau du cerveau. C’est vrai, on peut le démontrer et les parents qui ne sont pas assez avertis et qui ne surveillent pas efficacement leurs enfants ont une part de responsabilité. Mais ce n’est pas notre propos de faire aujourd’hui cette démonstration. Nous voulons ici essayer de prouver que c’est par la pédagogie que l’on peut « façonner » l’intelligence et la volonté de nos contemporains, que ce soit fait consciemment ou non. Les deux hémisphères du cerveau et leur rôle Nous savons tous que notre cerveau comporte deux hémisphères, mais nous savons moins quel est leur rôle respectif. L’hémisphère droit  2 est le siège de l’inconscient, de la reconnaissance globale des choses, des images et de tout ce qui est émotionnel. Il raisonne par analogie ou juxtaposition d’images. L’hémisphère gauche  3 , lui, est préposé à l’analyse, à la parole, à la conceptualisation et au raisonnement. Il est le siège de la conscience. Dans tout comportement humain, il y a une interaction entre les deux hémisphères, avec prépondérance de l’un ou de l’autre suivant l’action à réaliser. Pour l’apprentissage de la lecture, l’hémisphère gauche est prépondérant, comme le démontre si clairement le docteur 1. 2. 3.

N° 126_Sedes.indd 33

Cf. Yannick Bonnet, « Destruction de l’école et culture de mort », Sedes Sapientiæ, n. 107, pp. 30-39. Chez les droitiers et une partie des gauchers. Chez les droitiers et une partie des gauchers.

05/12/13 09:00


34

SEDES SAPIENTIÆ

Wettstein-Badour dans ses études remarquables  4 . Et c’est l’hémisphère gauche qui est sollicité pour penser. Ce qui explique les échecs patents des méthodes globales et semi-globales, qui font essentiellement appel à l’hémisphère droit et qui modifient fonctionnellement le cerveau  5 . Mais il faut aller plus avant dans notre réflexion, car des enfants n’ayant pas appris à lire avec ces méthodes globales ou semi-globales sont parfois en difficulté aussi. Sachons que les circuits mis en place dans l’hémisphère droit, aussi appelé hémisphère intuitif, sont rapides, et aboutissent à l’intuition du sens et non au sens lui-même ; ils n’ont pour repère que l’espace. L’hémisphère gauche, aussi appelé hémisphère conscient, ne se développe que lentement au cours de l’enfance et de l’adolescence. L’intelligence, pour produire son acte propre qui est la pensée, a besoin que les circuits de l’hémisphère gauche soient opératifs. Ces circuits ont pour repère la chronologie, c’est-à-dire le temps. Ils nous permettent d’établir, à partir de la réalité, des liens logiques entre les faits, les causes et les conséquences. Toutes ces relations dans le cerveau conscient nécessitent la parole et prennent du temps, quatre fois plus de temps que les circuits intuitifs  6 ! Voilà ce qui explique le choix d’une pédagogie qui fait appel à l’hémisphère droit, beaucoup plus rapide, avec des reconnaissances visuelles et qui ne nécessitent ni la parole, ni la compréhension. Ceux qui pourront réussir « brillamment » avec une telle pédagogie ce seront uniquement les visuels. Les profils pédagogiques Antoine de La Garanderie nous explique qu’il existe différents modes cognitifs  7. Ceux qui accèdent à la connaissance par la vue prioritairement sont appelés les visuels ; tout particulièrement « à l’aise » dans l’hémisphère intuitif, ils forment avant tout des 4. 5. 6. 7.

Wettstein-Badour, Apports des neurosciences et pédagogie du langage écrit, chez l’auteur, 31 rue Mariette, 72000 Le Mans, 2005. L. Lurçat, La destruction de l’enseignement élémentaire, Paris, F.-X. de Guibert, 1998, p. 22. E. Nuyts, Dyslexie, dyscalculie, dysorthographie, troubles de la mémoire. Prévention et remèdes, 2e version amplifiée mai 2012, p. 35. A. de La Garanderie, Les profils pédagogiques : discerner les aptitudes scolaires, Centurion, 1980.

N° 126_Sedes.indd 34

05/12/13 09:00


RÉFLEXIONS PÉDAGOGIQUES

35

images mentales visuelles. Ceux qui accèdent à la connaissance surtout par l’ouïe sont appelés auditifs ; bien plus « à l’aise » que les précédent dans l’hémisphère conscient, ils forment avant tout des images mentales auditives. À cela se rajoutent les kinesthésiques (à tendance visuelle ou auditive selon les cas), qui accèdent à la connaissance essentiellement par le geste, en priorité la main. Nous sommes amenés à conclure que ceux qui réussissent facilement et brillamment avec une pédagogie de l’hémisphère droit, où tout fonctionne par reconnaissance visuelle, ce sont les visuels et les kinesthésiques visuels, très rapides, qui ont toujours une réponse prête avant les autres, tout particulièrement quand ils ont des enseignants, eux-mêmes visuels, qui fonctionnent par formules, tableaux, schémas, QCM  8 … Les images visuelles, qui sont comme des photos disponibles dans le cerveau du visuel peuvent s’y conserver jusqu’à deux mois (ensuite elles disparaissent si elles ne sont pas réactivées), ce qui est largement suffisant pour réussir examens et concours, sans nécessairement la compréhension approfondie de la matière. Mais cela ne permet qu’une mémorisation temporaire. Qui va alors être extrêmement pénalisé dans cette pédagogie de l’hémisphère droit ? Ce sont nos élèves auditifs, ces enfants du verbe, qui ont parlé tôt et qui sont friands d’histoires racontées qu’ils évoquent avec tant d’aisance dans leur tête. Ces enfants sont profonds, mais, soumis aux formules, tableaux, schémas, QCM, ils sont totalement perdus, s’ils n’ont pas appris à se parler à eux-mêmes, à se raconter les messages visuels auxquels ils n’ont accès qu’en en faisant une évocation auditive  9 . Avec un professeur auditif ou un professeur visuel qui donne son enseignement sous les deux formes, visuelle et auditive, un auditif travaille avec beaucoup de succès si on lui en donne le temps. Rappelons-nous qu’il a besoin de quatre fois plus de temps pour passer par les circuits conscients et alors sa mémorisation est de longue durée.

8. 9.

N° 126_Sedes.indd 35

QCM : questionnaire à choix multiples (NDLR). E. Nuyts, op. cit., p. 32.

05/12/13 09:00


36

SEDES SAPIENTIÆ

L’importance de la « subvocalisation » Pour mémoriser à long terme, qu’ils soient visuels, kinesthésiques ou auditifs, tous les élèves doivent avoir appris à se parler à eux-mêmes dans leur tête. Cette petite voix intérieure que nous entendons quand nous lisons, quand nous écrivons, quand nous pensons, n’est-elle pas innée ? Non, cette petite voix, qu’Elisabeth Nuyts appelle « subvocalisation », se construit petit à petit pendant les premiers apprentissages s’ils sont mis en mots : à la maison, avec les parents pendant la petite enfance pour toutes les nécessités quotidiennes de la vie, puis à l’école lorsque se mettent en place la lecture et l’écriture. Et voilà le cœur de la question ! Autrefois tous les enfants s’entendaient dans leur tête. Ce n’est plus le cas maintenant. Avec toutes les pratiques que sont la lecture silencieuse et rapide, l’apprentissage silencieux et rapide de l’écriture, on forme des enfants à la lecture mécanique (sans analyse des détails) et à l’écriture mécanique (sans conscience de ce qui a été écrit). Pas de compréhension fine possible ; pas de mémoire durable du texte lu, ni du texte écrit (qu’il soit copié ou dicté  10). Et cela, même avec une méthode syllabique, si l’on ne « monte » pas les bons circuits cérébraux. En effet, nous avons tous constaté les désastres causés par les méthodes globales ou semi-globales qui ne s’adressent qu’à l’hémisphère droit de notre cerveau. Cependant, sommes-nous bien sûrs que nous pouvons être « tranquilles » en évitant ces méthodes précitées ainsi que toutes les méthodes qui ne donnent pas le code au départ – à savoir, les voyelles puis successivement l’assemblage d’une seule consonne nouvelle avec chaque voyelle ? Il ne suffit pas d’éviter les méthodes globales ou semi-globales Des enfants ayant appris avec une méthode syllabique peuvent aussi rencontrer de grosses difficultés : pour que l’apprentissage de la lecture soit réussi, il faut que la subvocalisation se mette en place, peu à peu, nous l’avons dit. Donc l’enfant doit d’abord déchiffrer à voix haute, accompagné de l’adulte qui doit l’aider à 10. E. Nuyts, op. cit., p. 48.

N° 126_Sedes.indd 36

05/12/13 09:00


RÉFLEXIONS PÉDAGOGIQUES

37

comprendre le sens (il ne peut y arriver seul au début). Pendant fort longtemps, il doit continuer à lire à voix haute et associer lui-même le sens, ce qui devra être contrôlé à mesure par l’adulte, qui posera des questions de compréhension phrase par phrase, à mesure du déchiffrage. Ensuite, il faudra lentement chuchoter, puis murmurer, puis labialiser  11, en associant toujours le sens de chaque phrase lue. Si l’on oblige l’enfant à lire en silence avant la fin du CP et sans s’assurer de la compréhension à mesure de sa lecture et qu’on lui demande une lecture rapide dès le CE 1, il va lire des syllabes qui n’auront pas de sens pour lui, ou un sens très flou, il ne goûtera à aucun détail et n’aura aucune joie de lire, tout simplement parce qu’il ne comprend pas finement ce qu’il lit. Il nous faut prendre conscience que certains enfants qui ont appris à lire avec la méthode syllabique, ne comprennent pas ce qu’ils lisent si, trop vite, il leur a été demandé une lecture silencieuse et rapide : car c’est une lecture mécanique de déchiffrage qu’ils ont alors mise en place ; ils peuvent même mettre le ton en levant la voix aux virgules et baissant la voix au point mais ne peuvent pas, dans ce cas, reformuler personnellement l’histoire lue précisément. À cela se rajoute le problème de l’œil droit, qu’on leur a parfois demandé de décaler en avance sur la lecture « pour mieux anticiper ! », et ce dès le CP. Alors au lieu d’être concentrés sur la syllabe qu’ils voient, qu’ils prononcent (en cherchant le sens à mesure), ils sont « décentrés » ou « excentrés » et ne comprennent rien du tout. Voilà comment, avec une méthode pourtant syllabique, on peut ne pas « monter » la subvocalisation ; on forme alors des enfants qui lisent sans passer par l’hémisphère conscient, incapables de comprendre finement et donc de mémoriser à long terme. C’est pourquoi, ces enfants là n’ont pas de goût pour la lecture. Pour l’écriture, l’apprentissage est absolument similaire. Les premiers gestes de l’écriture des voyelles, puis des syllabes doivent 11. Labialiser : se parler sans émettre de sons mais en bougeant les lèvres.

N° 126_Sedes.indd 37

05/12/13 09:00


38

SEDES SAPIENTIÆ

s’exécuter en les décrivant à haute voix. Puis les mots doivent être écrits en syllabant à haute voix, la main étant synchronisée avec la parole et le sens du mot ayant été évoqué. Pour faire une copie ou une dictée, l’enfant doit prononcer chaque syllabe au moment où il l’écrit. Si l’écriture est trop vite silencieuse et rapide, l’enfant n’a pas conscience de ce qu’on lui fait écrire. S’ensuivent des blocages de toute sorte, dysorthographie, dyslexie, et on obtient des enfants « mécanisés » qui n’aiment pas écrire  12 . Quel dommage et quel gâchis ! Un élève de CP doit avoir le droit de parler en écrivant et plus tard en CE ou CM, il doit avoir le droit de murmurer, et en tout cas de « bouger les lèvres » pour « labialiser ». Quand on s’entend dans sa tête en lisant ou en écrivant, on peut analyser un texte et on peut comprendre, on peut mémoriser à long terme, on peut penser de façon autonome. Quand on n’est pas capable de reformuler avec ses mots propres un message lu ou entendu, c’est qu’il n’est pas « passé » par les circuits conscients de l’hémisphère gauche. Certains sont incapables d’évocations mentales. Ils ne voient rien dans leur tête, ils n’entendent rien dans leur tête. Ils n’ont jamais mis en place l’interprétation des sons entendus et quand ils lisent des yeux, ils n’entendent pas cette « petite voix » dans leur tête (ou alors de manière beaucoup trop floue pour permettre une compréhension satisfaisante). Il faut ajouter que l’on fait dire aux enfants, dans certaines crèches ou certaines écoles maternelles, des « comptines bloquantes », telles que « Le roi du silence » ou « La vilaine petite main ». Le seul but est de maintenir les enfants tranquilles, mais ces comptines ferment les enfants à leurs perceptions et sont causes principales d’inaptitude à construire des images mentales  13 . Le point de vue philosophique Il est utile de voir au point de vue philosophique où se situe le problème. En commun avec les animaux supérieurs nous avons 12. E. Nuyts, op. cit., p. 96. 13. E. Nuyts, op. cit., p. 14. Voir la comptine de réouverture aux perceptions, p. 16.

N° 126_Sedes.indd 38

05/12/13 09:00


RÉFLEXIONS PÉDAGOGIQUES

39

cinq sens externes (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) et quatre sens internes : le sens commun, (qui n’est pas le bon sens, mais une « perception générale qui fait l’unité des diverses sensations »), la mémoire, l’imagination, enfin l’estimative pour l’animal, appelée cogitative pour l’homme. Si une personne a été fermée à ses perceptions, ou que ses perceptions n’ont pas été développées normalement, le sens commun ne peut « réunir » ces perceptions et l’intelligence ne peut « saisir » et produire un concept. Les termes lus ou entendus n’ont pas de sens. Ils ne sont que des sons articulés qui ne font pas référence à un concept. On fait d’ailleurs lire et écrire des non-mots dans certains programmes d’orthophonie, ce qui habitue l’élève à dissocier le son du sens. Comment construire un jugement ou suivre un raisonnement si la « simple appréhension », comme le dit Aristote, ne permet pas d’élaborer un concept avec un terme précis ? Et l’on voit des enfants au regard vide qui ne peuvent écouter en classe et qui n’ont aucune imagination, aucune mémoire, aucune projection sur l’avenir car ils sont incapables de tenir compte des expériences passées. Pour apprendre à penser, il faut d’abord parler avec une autre personne, avec un maître ; puis parler d’un texte en l’analysant, en le « ruminant » ; puis enfin se parler à soi-même. C’est l’analyse de textes littéraires et chronologiques qui peu à peu permet d’apprendre à raisonner, par le jeu des questions et des réponses, ainsi que par la reformulation personnelle. Sans la parole, pas de pensée possible, pas d’abstraction possible ! Par la suite, la grammaire doit être enseignée avec des règles que l’on comprend, les mathématiques avec une approche concrète. Sinon les apprentissages seront mécanisés et on aura monté une « mémoire perroquet » (un magnétophone dans la tête), cause de toutes sortes de blocages. Refuser les automatismes et prendre du temps Il est temps de conclure. Les enseignants ont une mission magnifique ; fournir des connaissances vraies et former les intel-

N° 126_Sedes.indd 39

05/12/13 09:00


40

SEDES SAPIENTIÆ

ligences à penser de manière autonome. Ensuite, on doit habituer ces intelligences, dès les premiers apprentissages, à emprunter les circuits conscients. Il faut d’abord rouvrir les enfants à leurs perceptions, s’ils sont « fermés ». Cela doit se faire avec la parole car c’est la parole, articulée d’abord puis subvocalisée, qui permet de passer dans ces aires cérébrales de l’hémisphère gauche où se rassemblent toutes ces perceptions et où se mettent en place interprétation, compréhension fine, mouvements fins du poignet, qui permettent l’écriture et tous les gestes précis, ainsi que l’intégration de la grammaire avec la structure de la phrase. C’est ce que tous les enseignants doivent expérimenter. Et ils verront la différence s’ils privilégient la compréhension, le sens, plutôt que la rapidité avec l’application mécanique des règles ! Empêcher les enfants de syllaber en murmurant (certains enseignants mettent du scotch sur la bouche des élèves) tant qu’ils en ont besoin, c’est mettre en place des circuits mécaniques qui sont traités exclusivement par l’hémisphère droit. Ensuite tout l’enseignement devra reposer sur l’analyse de textes qui forme le jugement. L’on proscrira tout apprentissage rapide sans la compréhension préalable et cela dans toutes les matières, faute de quoi les visuels fixeraient des photos dans leur tête, les auditifs auraient une « mémoire perroquet » et seraient comme dans les exemples cités ci-dessus, incapables de redire et de comprendre ce qu’ils viennent d’écrire eux-mêmes (avec une écriture mécanique !), incapables de se projeter dans l’avenir, incapables de prendre des responsabilités. Ils seraient en dépendance totale des slogans et des modes. Tout apprentissage prend du temps ; il ne doit pas être automatisé avant d’être passé d’abord par les circuits conscients. « Il ne faut pas oublier en effet que les premiers apprentissages montent des circuits neuronaux que l’on va réutiliser toute sa vie (sauf rééducation réussie). Si ces apprentissages n’ont pas correctement développé les fonctions du cerveau conscient, il s’en suivra toutes sortes de dysfonctionnements. On pourra certes diagnostiquer un certain nombre de troubles cognitifs, psychologiques ou compor-

N° 126_Sedes.indd 40

05/12/13 09:00


RÉFLEXIONS PÉDAGOGIQUES

41

tementaux. Mais si l’on ne connaît pas leur origine pédagogique éventuelle, on sera mal outillé pour y porter remède  14 ». La joie de penser par soi-même À la suite d’Antoine de La Garanderie et du docteur WettsteinBadour, toutes les propositions d’Elisabeth Nuyts nous éclairent sur ce que nous devons faire dans nos écoles, et pour aider en cours particuliers ceux qui sont en difficulté. Bien des jeunes et des adultes ont « quitté » ces circuits mécanisés pour retrouver la joie de vivre, la joie de lire, la joie d’écrire, la joie de se sentir exister, la joie de penser par eux-mêmes, grâce au travail de « remédiation » qu’elle préconise. Nous sommes témoins de ce travail de remédiation pratiqué régulièrement avec des élèves de tous âges, en cours particuliers et en classe. Les adultes ne sont pas exclus de cette opportunité. Il faut redonner sa place à la parole ; apprendre à se parler en lisant, à se parler en écrivant, pour arriver à subvocaliser et comprendre finement les choses. Par le questionnement, le professeur permet à l’élève de mémoriser à long terme et de penser de manière autonome. L’enjeu est primordial : si nous ne voulons pas être un troupeau totalement manipulable, il nous faut réagir, par de bons choix pédagogiques et ne pas devenir ce « bétail doux, poli, tranquille » dont parlait Antoine de Saint Exupéry  15 . M. et M. Pierre Bibliographie pour approfondir Elisabeth Nuyts, Dyslexie, dyscalculie, dysorthographie, troubles de la mémoire. Prévention et remèdes, 2e version amplifiée, mai 2012 ; commande : courriel joseph.vaille@wanadoo.fr.

14. E. Nuyts, op. cit., p. 48. 15. Lettre écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943. Parue dans Le Figaro littéraire, no 103, 10 avril 1948. Recueillie dans Un sens à la vie, Gallimard, 1956.

N° 126_Sedes.indd 41

05/12/13 09:00


42

SEDES SAPIENTIÆ

Elisabeth Nuyts, L’école des illusionnistes, Prix enseignement et liberté 2002, Auto édition 2000. Antoine de La Garanderie, Les profils pédagogiques : discerner les aptitudes scolaires, Centurion, 1980. Elisabeth Nuyts, La Grammaire Structurante, livre du maître, Éditions Godefroy de Bouillon, 2008. Elisabeth Nuyts et Joseph Vaillé, Dossier Mathématiques pour tous, approche concrète, livre du maître, Auto édition, 2004. Formation proposée 10 modules pédagogiques d’une journée chacun par l’association « Croître et Progresser Ensemble – Notre Dame de Cana ». Sessions animées par Marc et Maryvonne Pierre, Site http ://www. croitreetprogresserensemble.com/index.php.

N° 126_Sedes.indd 42

05/12/13 09:00


Vie religieuse

L’obéissance de jugement L’obéissance n’a pas bonne presse aujourd’hui. Elle est ressentie d’une façon générale comme opposée à la dignité de la personne, et, pour le cas de la vie religieuse, comme favorisant l’infantilisme. Pour comprendre la dignité de l’obéissance, il faut avoir une idée précise de sa nature et de ses limites. On pourra se reporter à l’article du père Albert-Marie Crignon, « L’esprit d’obéissance » (Sedes Sapientiæ, n° 114, pp. 47-62). Les réflexions qui suivent prolongent cet effort de clarification, si nécessaire en un temps de subjectivisme. Elles analysent une conception particulière de l’obéissance, assez largement répandue jusqu’à la crise des dernières décennies. Une certaine notion de l’obéissance, dite « obéissance de jugement », apparaît en effet au xvie siècle. La thèse de cet article est que, partant de la bonne intention de souligner la docilité nécessaire à une véritable obéissance, cette conception a finalement brouillé les plans des diverses dispositions vertueuses. L’objet formel de l’obéissance en a été faussé, et cela – croyons-nous – a contribué, par une réaction excessive, au discrédit de l’obéissance. Revenir, dans la ligne du Docteur commun, à une notion plus rigoureuse de cette grande vertu, ne peut qu’en favoriser l’estime et la pratique. * * *

N° 126_Sedes.indd 43

05/12/13 09:00


44

SEDES SAPIENTIÆ

Grandeur et difficultés de l’obéissance religieuse L’Église a tenu et tient toujours en grande estime l’obéissance religieuse. Ainsi le concile Vatican II, dans la ligne de la tradition, rappelle la beauté de l’obéissance religieuse : Par la profession d’obéissance, les religieux offrent à Dieu comme un sacrifice d’eux-mêmes une consécration plénière de leur propre volonté, et par là ils s’unissent de façon plus constante et plus sûre à la volonté salvifique divine. Pour cela, à l’exemple du Christ qui est venu pour faire la volonté du Père (cf. Jn 4, 34 ; 5, 30 ; He 10, 7 ; Ps 39, 9) et qui, « prenant la forme d’esclave » (Ph 2, 7), a appris par ce qu’il a souffert l’obéissance (cf. He 5, 8), les religieux, sous la motion de l’Esprit Saint, se soumettent, dans la foi, à leurs supérieurs, qui tiennent la place de Dieu, et ils sont guidés par ceux-ci au service de tous leurs frères dans le Christ, comme le Christ lui-même, à cause de sa soumission au Père, s’est mis au service de ses frères et a donné sa vie pour la rédemption d’une multitude. Ils sont ainsi liés plus étroitement au service de l’Église, et s’efforcent de parvenir à la mesure de l’âge de la plénitude du Christ. […] Ainsi, loin de diminuer la dignité de la personne humaine, l’obéissance religieuse, en faisant grandir la liberté des enfants de Dieu, conduit cette dignité à la maturité  1.

Trente ans après cet éloge, le magistère a dû prendre acte de graves difficultés rencontrées dans l’exercice de l’obéissance religieuse, et rappeler… des évidences. Il n’est pas facile, dans des milieux fortement marqués par l’individualisme, de faire reconnaître et d’accueillir le rôle que l’autorité exerce au profit de tous. Il faut cependant réaffirmer l’importance de cette charge, qui se révèle nécessaire précisément pour consolider la communion fraternelle et pour ne pas rendre vaine l’obéissance professée. Si l’autorité doit être avant tout fraternelle et spirituelle et si, en conséquence, ceux qui en sont revêtus doivent savoir, par le dialogue, impliquer leurs confrères et leurs consœurs dans le processus de décision, il convient toutefois

1. Vatican II, Décret Perfectæ caritatis, 28 octobre 1965, n. 14, traduction par nos soins.

N° 126_Sedes.indd 44

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

45

de se rappeler que le dernier mot appartient à l’autorité, à laquelle il revient ensuite de faire respecter les décisions prises  2 .

Ces difficultés s’expliquent en premier lieu par la crise générale de l’autorité en Europe, dans les années d’après-guerre. Pie XII, en 1955, va jusqu’à affirmer que la désobéissance est « la maladie très caractéristique de notre époque  3 ». La crise de l’autorité et de l’obéissance va s’étendre considérablement avec le bouleversement culturel après mai 68. En second lieu, à l’intérieur de l’Église, cette crise se double de l’impact des multiples remises en cause postconciliaires, qui ont affecté à un degré tout particulier la vie religieuse. L’« ouverture au monde », une insistance unilatérale sur la dignité des personnes (confondue avec l’autonomie), la perte de notions traditionnelles comme celles du bien commun, de la dimension sacrificielle de la vie consacrée, de la piété filiale vis-à-vis de l’être historique des instituts, ont conduit, dans une sorte d’ivresse de faire mieux que les anciens, à l’atténuation des exigences de l’obéissance religieuse… et parfois à l’évanouissement pur et simple de l’obéissance. Dans ce processus, qui a été souvent décrit  4 , le rejet (en partie fondé) de l’idée d’une « obéissance aveugle » a joué, semble-t-il, un rôle important. L’insistance des auteurs spirituels de la contre-réforme et de l’âge classique sur le rôle de l’autorité, considérée comme une épiphanie du divin (les passages du grand Bossuet

2. 3.

4.

N° 126_Sedes.indd 45

Jean-Paul II, Exhortation apostolique post-synodale Vita consecrata, n. 43, 25 mars 1996, La Documentation catholique (ci-après : DC), n. 2136, pp. 351-399 [citation pp. 367-368], soulignement par nous. « La désobéissance, qui est la maladie très caractéristique de notre époque (peculiarissimus ætatis nostræ morbus), dissipe les énergies et rend languissantes et infructueuses les entreprises apostoliques », Lettre du 25 mars 1955 au Vicaire général de l’Ordre des Frères Prêcheurs, Acta Apostolicæ Sedis (ci-après : AAS), 47 (1955), pp. 268-271 [citation p. 270]. Cf. J.-M. Becker, s. j., The Reformed Jesuits. A History of Change in Jesuit Formation during the Decade 1965-1975, San Francisco, 1992 ; A. Carey, Sisters in crisis. The Tragic Unravelling of Women’s Religious Communities, Huntingdon, Ind., 1997 ; Jean-Miguel Garrigues, o. p., Par des sentiers resserrés, Itinéraire d’un religieux en des temps incertains, Presses de la Renaissance, 2007 ; Aidan Nichols, o. p., Chrétienté, réveille-toi !, Paris, Éditions de l’Homme Nouveau, 2013, ch. 10, Recréer la vie religieuse, pp. 157-172.

05/12/13 09:00


46

SEDES SAPIENTIÆ

sur le droit des rois donnent une idée de cette conception  5), un certain volontarisme en morale et la dominante de l’ascèse en spiritualité, en même temps qu’ils amenaient à considérer la loi comme l’expression de la pure volonté du législateur, conduisaient à un glissement de l’obéissance vers une pure soumission. L’influence de saint Ignace de Loyola dans cette évolution ne doit pas être sous-estimée. À la mesure du génie de son fondateur, la Compagnie de Jésus exercera jusque dans les années cinquante du xxe siècle une influence immense, appuyée sur les services rendus en tous les domaines. Les instituts religieux, notamment féminins, seront largement dans cette mouvance jusqu’à la crise postconciliaire. Il est donc opportun pour notre sujet d’examiner la pensée de saint Ignace de Loyola sur l’obéissance religieuse. La pensée de saint Ignace On la trouve formulée dans la fameuse Lettre de saint Ignace aux Jésuites portugais du 26 mars 1553  6 , et dans le texte des Constitutions de la Compagnie de Jésus. Nous traduisons le passage de la Lettre qui concerne notre sujet. Je désire aussi que se grave profondément en vos esprits que le premier degré d’obéissance, qui consiste dans l’exécution de ce qui est demandé, est bien bas, et qu’il ne mérite pas le nom 5.

Cf. Bossuet, La Politique tirée de l’Écriture Sainte, Œuvres complètes, Paris, Vivès, 1864, t. 23, Livre 3, article 2, L’autorité royale est sacrée (pp. 532-538) : « Mais, même sans l’application de cette onction, ils sont sacrés par leur charge, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par sa providence à l’exécution de ses desseins » (p. 534) ; Livre 4, article 1er, L’autorité royale est absolue (pp. 558-562) : « Ils sont des dieux, et participent en quelque façon à l’indépendance divine. […] Il n’y a que Dieu qui puisse juger de leur jugement, et de leurs personnes. […] Le prince peut se redresser lui-même, quand il connaît qu’il a mal fait ; mais contre son autorité, il ne peut y avoir de remède que dans son autorité. » (pp. 559-560). 6. Texte espagnol dans Obras completas de San Ignacio de Loyola, Madrid, Biblioteca de Autores Cristianos, 1963, pp. 806-816. Les traductions françaises de S.-M. Giraud (De l’esprit et de la vie de sacrifice dans l’état religieux, N.‑D. de La Salette, 1877, pp. 374-392) et de E. Lavaud, o. p., (La Vie spirituelle, XXI/I, octobre 1929, pp. 98-111) sont fort défectueuses. Celle de Gervais Dumeige, s. j. (Saint Ignace, Lettres, Paris, DDB, 1957, pp. 296-306) est bien supérieure.

N° 126_Sedes.indd 46

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

47

[d’obéissance], parce qu’il n’arrive pas à la valeur de cette vertu, si on ne monte pas au deuxième [degré] : faire sienne la volonté du Supérieur ; de telle sorte que, non seulement il y ait exécution dans l’effet, mais conformité dans la volonté avec un même vouloir et non-vouloir. […] Mais, pour qui prétend faire entière et parfaite oblation de soimême, il est nécessaire qu’outre la volonté, il offre l’entendement (es menester que ofrezca el entendimiento) – ce qui est un autre degré, le plus élevé, de l’obéissance –, non seulement en ayant avec son Supérieur un même vouloir, mais en ayant une même opinion (teniendo un sentir  7 mismo con su Superior), en soumettant son propre jugement au sien, dans la mesure où  8 la volonté dévote peut incliner l’entendement (la voluntad devota puede inclinar el entendimiento). Parce que, bien que ce dernier n’ait pas la liberté qu’a la volonté, et qu’il donne naturellement son assentiment à ce qui se présente à lui comme véritable, cependant, en beaucoup de choses où l’évidence de la vérité connue ne le contraint pas, il peut par la volonté s’incliner plus dans un sens que dans l’autre ; et, dans ces cas-là, tout obéissant véritable doit s’incliner à opiner ce que son Supérieur opine (debe inclinarse a sentir lo que su Superior siente). Et cela est certain, puisque l’obéissance est un holocauste, où l’homme tout entier, sans rien écarter de soi (sin dividir nada de se), s’offre dans le feu de la charité à son Créateur et Seigneur par les mains de ses ministres ; et, comme c’est un renoncement entier à soi-même, par lequel on se dépossède de soi tout entier, pour être possédé et gouverné par la divine Providence par le moyen de son Supérieur, on ne peut dire que l’obéissance comprenne seulement l’exécution pour réaliser et la volonté pour s’en acquitter de bon gré (la voluntad para contentarse), mais encore le jugement pour opiner comme ce que le Supérieur ordonne (aun el juicio para 7. Le verbe sentir doit se traduire ici, non par : « sentir, percevoir », mais par : « opiner, juger », sens donné aussi par les dictionnaires. On trouve ce sens en latin, par exemple dans le fameux sentire cum Ecclesia. La traduction de Giraud et Dumeige, « sentiment », sans être inexacte, si l’on entend par « sentiment » une « opinion intellectuelle » (comme dans l’expression : « je vais vous donner mon sentiment sur ce sujet ») et non une simple inclination d’ordre plus ou moins sensible, exprime moins bien, à notre avis, la pensée de saint Ignace. 8. En cuanto, qui pourrait aussi se traduire par : car, d’autant que…

N° 126_Sedes.indd 47

05/12/13 09:00


48

SEDES SAPIENTIÆ

sentir lo que el Superior ordena)  9 , dans la mesure où (comme on l’a dit) le jugement peut s’incliner par la force de la volonté (en cuanto, como es dicho, por vigor de la voluntad puede inclinarse)  10 .

On voit que, pour saint Ignace, l’adhésion du sujet à l’opinion du supérieur est de l’essence de l’obéissance parfaite, et que, sans cette adhésion, il n’y aurait pas un véritable holocauste. Le texte des Constitutions de la Compagnie, à l’endroit où il est question du vœu d’obéissance, exprime de façon plus condensée, comme il convient pour un texte de droit, la même doctrine. Dans toutes les affaires indifférentes, où nous ne pouvons pas juger ou jurer qu’il y ait quelque péché, nous devons être disponibles à la voix de l’obéissance, comme si elle venait du Christ notre Seigneur (car c’est en son nom que nous obéissons, pour son amour et pour sa révérence) ; nous devons laisser sans finir la lettre que nous avons commencée, et appliquer toute l’intention et toutes les possibilités que nous avons dans le Seigneur de tous, à ce que la sainte obéissance soit toujours en tout parfaite, dans notre action, dans notre volonté, dans notre intelligence : faisons tout ce qui nous est commandé avec beaucoup de promptitude, de joie spirituelle et de persévérance, persuadons-nous que tout ce qui nous est commandé est juste, et, par obéissance aveugle, renions toute opinion et tout jugement personnel qui s’y opposeraient, en tout point où on ne peut relever (comme on l’a dit) aucune espèce de péché dans ce que le supérieur ordonne  11.

Le premier passage des Constitutions primitives que nous avons souligné se retrouve dans le texte des Constitutions en vigueur en 1967, avec un ajout explicatif (C) qui indique que la tradition officielle de la Compagnie l’interprète exactement dans le sens de la Lettre sur l’obéissance de saint Ignace : « C. Il y a obéissance dans l’action, quand on exécute l’ordre donné ; dans la volonté, quand celui qui obéit veut la même chose que celui qui 9.

Dumeige traduit : « il faut aussi le jugement qui entre dans l’ordre du supérieur ». 10. Lettre de saint Ignace aux Jésuites portugais, op. cit., pp. 809-811. 11. Ignace de Loyola, Constitutions de la Compagnie de Jésus, tome II, Introduction de F. Roustang, s. j., et traduction de F. Courel, s. j., Desclée De Brouwer, 1967, Traduction du texte primitif, Sixième partie, ch. 3, Ce qui concerne l’obéissance, pp. 229-230, soulignements de nous.

N° 126_Sedes.indd 48

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

49

commande ; dans l’intelligence, quand il sent comme lui et qu’il trouve bon l’ordre donné. Et l’obéissance est imparfaite quand l’exécution n’est pas accompagnée par cette conformité de vouloir et de sentiment entre celui qui commande et celui qui obéit  12 ». L’influence de la pensée ignacienne La doctrine ignacienne de l’obéissance de l’entendement a connu une fortune certaine dans les temps modernes. Il suffit pour s’en convaincre de mentionner quelques-uns des auteurs qui ont contribué à la diffuser. Elle a été abondamment développée par le jésuite Alphonse Rodriguez (1538-1616), dans un traité, la Pratique de la perfection chrétienne  13 , qui a eu une immense influence et a connu de très nombreuses rééditions et traductions  14 . On a pu écrire au sujet de ce livre : « Peu d’ouvrages ont exercé une action si profonde et aussi étendue  15 » ; « L’ouvrage est, après la Bible et l’Imitation de Jésus-Christ, l’un des plus lus par les chrétiens de ces trois derniers siècles  16 ». Rodriguez, en renvoyant aux Constitutions de la Compagnie de Jésus, consacre d’abord un chapitre à l’excellence de la vertu d’obéissance, puis un chapitre à chacun des trois degrés mentionnés par saint Ignace. Dans une énumération qui part du troisième degré, il appelle l’obéissance parfaite une adhésion aveugle (nous reviendrons sur ce terme) : « L’adhésion aveugle de l’esprit à celui du supérieur, de telle sorte que l’on soit toujours du même sentiment que lui, toujours disposé à voir les choses comme il les voit, à les apprécier comme il les apprécie [3e degré], à les vouloir comme il les veut [2e degré], et à les faire comme il 12. Op. cit., tome I, pp. 171-172. 13. Alphonse Rodriguez, s. j., Pratique de la perfection chrétienne, Troisième partie, cinquième traité, De la vertu d’obéissance (en 18 chapitres), Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1903, t. 4, pp. 251-357. 14. Cf. Dictionnaire de spiritualité (ci-après : DS), 13 (1988), article « Alphonse Rodriguez », col. 853-860. 15. M. Pourrat, La spiritualité chrétienne, t. 3, 1re partie, p. 319, cité par le Dictionnaire de théologie catholique (ci-après : DTC), 13 (1937), article « Alphonse Rodriguez », col. 2758-2761 [2761]. 16. Irénée Noye, DS, 13, 855.

N° 126_Sedes.indd 49

05/12/13 09:00


50

SEDES SAPIENTIÆ

les ordonne [1er degré] »  17. Plus loin, il s’exprime de façon encore plus explicite : « Le troisième degré consiste dans la subordination entière de notre entendement à celui du supérieur ; de telle sorte que, pour l’esprit comme pour la volonté, nous ne fassions qu’un avec lui, que nous estimions juste et raisonnable tout ce qu’il commande, et que, soumettant aveuglément notre intelligence à la sienne, nous fassions en toutes choses de son jugement la règle du nôtre  18 ». La doctrine de saint Ignace a été ensuite reprise par AdolpheAlfred Tanquerey (1854-1932). Le fameux Précis de théologie ascétique et mystique  19 connut, comme les autres ouvrages de ce sulpicien aux grandes qualités pédagogiques, une très large diffusion, spécialement auprès des prêtres et des séminaristes. Dans cet ouvrage, Tanquerey systématise la pensée ignacienne par une mise en parallèle des trois degrés d’obéissance ignaciens avec les trois degrés classiques de la vie spirituelle (commençants, progressants, parfaits). De façon plus surprenante, la doctrine ignacienne de l’obéissance de jugement a marqué une partie de la spiritualité bénédictine à l’époque contemporaine. Dans son important Commentaire de la Règle de Saint Benoît, dom Paul Delatte (1848-1937), troisième Abbé de Solesmes, écrit : « On peut distinguer trois sortes d’obéissance, celles d’exécution, de volonté, de pensée. La première est requise, qui en doute ? Mais suffit-elle ? […] Chez un être raisonnable, il faut, pour la réalité de l’obéissance, que la volonté, se rangeant à la volonté d’autrui, adopte et fasse sienne la direction imprimée. Mais marcher au jugement et à la volonté d’autrui, c’est aux yeux de N. B. Père  20 , quelque chose de mieux encore  21 ». 17. Op. cit., chapitre 2, p. 244. 18. Op. cit., chapitre 5, p. 256. 19. A. Tanquerey, Précis de théologie ascétique et mystique, Paris-Tournai-Rome, Desclée, 1924, nn. 1062-1064, pp. 667-668. J. Bricout, dans son Dictionnaire pratique des connaissances religieuses, Paris, Letouzey et Ané, 1927, t. 5, col. 61-63, reprend textuellement Tanquerey. 20. Comme pour saint Ignace dans sa Lettre célèbre De virtute obedientiæ (note de dom Delatte). 21. Dom Paul Delatte, Commentaire de la Règle de Saint Benoît, Paris, PlonNourrit, G. Oudin, 1913, ch. 5, De l’obéissance des disciples, p. 102.

N° 126_Sedes.indd 50

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

51

Dom Delatte estime que, s’il n’y a point l’obéissance de l’intelligence, « il y a de la rapine dans l’holocauste » ; et il répond de façon lapidaire à un objectant : « C’est dommage, car vous n’êtes pas et vous ne serez jamais un véritable obéissant » (loc. cit.). Dom Delatte est bien ici dans la ligne ignacienne. Dom Augustin Savaton, qui fut abbé de Saint-Paul de Wisques de 1928 à 1960, défend l’emploi de l’expression « obéissance de jugement », et, bien qu’il professe une doctrine nuancée sur le caractère « aveugle » de l’obéissance, cet abbé rejoint en partie la pensée de dom Delatte, dont il considère d’ailleurs le Commentaire de la Règle comme le meilleur  22 . L’objet formel de l’obéissance Lorsque le Docteur commun médite sur l’obéissance, il a d’abord soin de la rattacher à l’ensemble plus vaste des « vertus de vénération  23 ». Celles-ci sont des vertus annexes de la justice, où l’homme se trouve constitué débiteur, de telle façon qu’il ne puisse rendre à son créancier son dû selon l’égalité. Telles sont : la religion, par rapport à Dieu ; la piété filiale, par rapport aux parents et à la patrie ; l’observance, par rapport aux personnes constituées en dignité, c’est-à-dire aux supérieurs qui sont nos principes de gouvernement dans certains domaines  24 (le prince, le chef militaire, le maître). L’observance comporte deux parties : « la dulie [ou : déférence, respect], par laquelle on présente aux personnes supérieures l’honneur et les autres choses qui leur reviennent, et l’obéissance, par laquelle on obéit à leur commandement  25 ». Selon la nature même des choses et de l’agir humain, l’obéissance a pour objet spécial le précepte du supérieur. À toutes les œuvres bonnes qui ont une raison spéciale de bonté correspond une vertu spéciale, puisque le propre de la vertu c’est de « rendre l’œuvre bonne ». Or l’obéissance à un supérieur est 22. Augustin Savaton, Valeurs fondamentales du monachisme, coll. « Monastica » ; Solesmes, Éditions de Solesmes, 2012, pp. 46-48. 23. Cf. A.-M. Crignon, « L’esprit d’obéissance », Sedes Sapientiæ, n° 114, pp. 49-53. 24. Somme de théologie (ci-après : ST), II II, q. 102, a. 1. 25. ST, II II, q. 103, Prologue.

N° 126_Sedes.indd 51

05/12/13 09:00


52

SEDES SAPIENTIÆ

un devoir qui correspond à l’ordre établi par Dieu lui-même dans l’univers, nous l’avons montré à l’article précédent ; elle est donc un bien, puisque celui-ci consiste dans « la mesure, l’espèce et l’ordre », dit saint Augustin. Or cet acte reçoit une raison spéciale de louange du fait de son objet spécial. En effet, puisque les inférieurs ont de multiples devoirs envers leurs supérieurs, dont l’un, tout spécialement, est de leur obéir, l’obéissance est donc aussi une vertu spéciale, et son objet spécial est le commandement exprès ou tacite  26 .

Le siège de l’obéissance est donc la volonté, et non le jugement. Il est clair, en vertu des principes généraux de l’acte humain, que l’exécution d’un précepte suppose la volonté loyale de l’accomplir. L’Aquinate est très explicite sur ce point : c’est la volonté qui est en cause, non l’opinion ou le jugement sur la convenance ou la prudence de l’ordre. « La nécessité qui découle de l’obéissance n’est pas une nécessité de contrainte sur la volonté, mais de libre volonté, en tant que la personne [obéissante] veut obéir, bien que peut-être elle n’aurait pas voulu accomplir ce qui est commandé, considéré en lui-même (licet forte non vellet illud quod mandatur, secundum se consideratum, implere)  27 ». S. Thomas place ainsi un aspect du mérite de l’obéissance en ce fait que l’obéissant peut éventuellement (forte) être amené à exécuter – volontairement et intelligemment cela va de soi – des choses déterminées par un jugement pratique qu’il ne partage pas. L’Aquinate admet donc très clairement que le fait que les choses ordonnées « ne plaisent pas » n’enlève rien à la réalité de l’obéissance, au contraire. « Et c’est pourquoi, parce que la personne [obéissante] se soumet pour Dieu, par le vœu d’obéissance, à la nécessité de faire certaines choses qui, en elles-mêmes, ne plaisent pas (necessitati aliqua faciendi quæ secundum se non placent), de ce simple fait, ce qu’elle accomplit plaît davantage à Dieu, même si c’est peu de chose, parce que l’homme ne peut rien donner à Dieu de plus grand que de soumettre sa volonté propre à celle d’un autre, à cause de Lui  28 ». Pour garder sa pertinence, le raisonne26. ST, II II, q. 104, a. 2, corpus. 27. ST, II II, q. 186, a. 5, ad 5. 28. Loc. cit.

N° 126_Sedes.indd 52

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

53

ment suppose que le déplaisir en question n’est pas une simple répugnance de la sensibilité, mais trouve son origine dans une divergence du jugement. L’obéissant doit faire du jugement pratique du supérieur la norme de son action, mais la nature de l’obéissance n’impose pas l’adhésion interne à l’opinion ou au jugement pratique du supérieur. L’abbé Berto explique cela de façon très claire : Ni il n’est contraire à l’obéissance qu’on souffre d’obéir, ni cette souffrance ne rend nécessairement l’obéissance imparfaite ou l’exécution défectueuse, car elle peut demeurer entièrement soumise à la domination purificatrice et rectificatrice de la charité. « L’obéissance doit être aveugle », comme le disait souvent un saint religieux, non en ce sens que nous devions toujours et dans tous les cas abandonner notre jugement pour faire nôtre le jugement du Supérieur – tâche impossible et contraire à la sainteté du vrai – mais en ce sens que, notre jugement demeurant invinciblement contraire à celui du Supérieur, la règle de notre action doit être le jugement du Supérieur, et non le nôtre  29 .

La même doctrine est exposée par le père Labourdette : « Tant que le précepte reste dans le domaine où ce supérieur a autorité et n’est pas annulé par le précepte d’un supérieur plus élevé, je suis tenu d’obéir, c’est-à-dire de faire mienne pratiquement sa directive comme jugement pratique réglant mon action, alors même que spéculativement je continue à penser (ce qui peut être mon droit et sera parfois mon devoir) qu’il y avait beaucoup mieux à faire  30 ». De fait, nulle part l’Aquinate ne propose à l’obéissant, même à titre de conseil pour une perfection plus grande de l’obéissance, de partager l’opinion du supérieur, comme le demande saint Ignace. Pour saint Thomas, les degrés d’obéissance se mesurent à la promptitude de l’exécution  31 et à l’ampleur des matières sur lesquelles le sujet défère aux ordres du supérieur. 29. V.-A. Berto, Principes de la direction spirituelle, Paris, Les Éditions du Cèdre, 1941, p. 81. 30. Michel Labourdette, « La vertu d’obéissance selon saint Thomas », in Revue Thomiste, 57 (1957), pp. 626-656 [644]. 31. ST, II II, q. 104, a. 2, corpus : « Car la volonté du supérieur, de quelque façon qu’elle se manifeste, est comme un précepte tacite ; et l’obéissance se montre

N° 126_Sedes.indd 53

05/12/13 09:00


54

SEDES SAPIENTIÆ

Les religieux font profession d’obéissance quant à la vie régulière selon laquelle ils sont soumis à leurs supérieurs. C’est pourquoi ils sont tenus d’obéir seulement dans les choses qui peuvent relever de la vie régulière. Telle est l’obéissance qui suffit au salut. S’ils veulent obéir en autre chose, cela relève d’un surcroît de perfection (hoc pertinebit ad cumulum perfectionis), pourvu que rien de cela ne soit contraire à Dieu, ou à la profession de la règle, car une telle obéissance serait illicite. On peut donc distinguer trois espèces d’obéissance : l’une, suffisante au salut, obéit en tout ce qui est d’obligation ; la seconde, parfaite, obéit en tout ce qui est permis ; la troisième, imprudente [ou : indiscrète], obéit même en ce qui est illicite  32 .

Cela n’empêche nullement le Docteur commun d’estimer que le vœu d’obéissance, ainsi compris, et joint aux deux autres, réalise bien un véritable holocauste pour l’homme : « L’holocauste est, d’après saint Grégoire, l’offrande à Dieu de tout ce qu’on possède. […] Le troisième bien [après les biens extérieurs et ceux du corps offerts par les deux premiers vœux] est le bien de l’âme, que l’on offre totalement à Dieu par l’obéissance, grâce à laquelle on offre à Dieu sa volonté propre, par laquelle l’homme utilise toutes les puissances et habitus de son âme  33 ». L’intelligence n’est pas mentionnée directement, et pourtant, pour la sagesse de l’Angélique, il n’y a nulle « rapine dans l’holocauste »… Résumé et confirmation magistérielle Le père A.-M. Crignon résume bien les données sur ce point lorsqu’il écrit : Notons que le siège de l’obéissance (comme de la justice) est la volonté, et non l’intelligence  34 . Le sujet n’est pas tenu de considérer en sa propre intelligence pratique que l’ordre de son supérieur est d’autant plus empressée qu’elle devance l’expression du précepte, dès qu’elle a compris la volonté du supérieur ». C’est sur cette promptitude de l’exécution (avec l’absence de murmure) que saint Benoît insiste le plus au chapitre 5 de sa Règle. 32. ST, II II, q. 105, a. 5, ad 3. 33. ST, II II, q. 186, a. 7, corpus. 34. L’auteur renvoie ici au texte que nous avons cité plus haut : ST, II II, q. 186, a. 5, ad 5.

N° 126_Sedes.indd 54

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

55

bien adapté et sage, mais (après les représentations éventuelles au supérieur, selon les normes et coutumes de chaque société, en cas de difficultés pressenties) d’y conformer sa volonté, dans la mesure où : 1. il y a un ordre ; 2. le supérieur commande dans le domaine de sa juridiction ; 3. l’ordre n’est pas clairement contraire au précepte d’un supérieur plus élevé. Comme toutes les vertus, l’obéissance reste sous la régulation de la prudence, ici de la prudence « politique » qui, le cas échéant, vérifie la présence des trois conditions mentionnées, et, toujours, recherche les meilleurs moyens d’exécuter l’ordre  35 .

Cette doctrine a reçu sur un point une forte confirmation de la part du magistère catholique. Au lendemain du concile Vatican I, le chancelier Bismarck avait expédié une dépêche circulaire qui caricaturait les positions catholiques sur l’infaillibilité du souverain pontife et l’obéissance qui lui est due. Dans une déclaration commune (janvier‑février 1875), les évêques d’Allemagne lui répondirent point par point, en affirmant la vérité de l’enseignement catholique. Ils rétablissaient notamment la doctrine sur l’obéissance, dans un passage de grande importance : C’est en vertu de cette même institution divine, sur laquelle repose la papauté, que l’épiscopat est établi. Lui aussi a ses droits et ses devoirs en vertu de cette institution, donnée par Dieu même, que le pape n’a ni le droit ni le pouvoir de changer. C’est donc une erreur complète de croire que par les décisions du concile du Vatican « la juridiction papale absorbe la juridiction épiscopale », que le pape a « remplacé en principe individuellement chaque évêque », que les évêques ne sont plus « que les instruments du pape, et ses fonctionnaires sans responsabilité propre » […] En ce qui concerne cette [dernière] affirmation… nous ne pouvons que la récuser avec détermination. Ce n’est pas dans l’Église catholique qu’est admis le principe immoral et despotique (illud axioma immorale et despoticum) que l’ordre d’un supérieur dégage sans restriction la responsabilité personnelle (mandato superioris in quovis casu tolli propriam responsabilitatem)  36 .

35. Albert-Marie Crignon, art. cit., p. 49, note 1. 36. Denzinger-Schönmetzer (ci-après : DZ, n. 3115, soulignements de nous.

N° 126_Sedes.indd 55

05/12/13 09:00


56

SEDES SAPIENTIÆ

On a bien lu : le principe d’une abdication sans restriction de la prudence du sujet dans l’exercice de l’obéissance est immoral et despotique ! Il est difficile d’être plus clair et plus énergique. Gardons bien à l’esprit cette forte affirmation catholique, que le souverain pontife Pie IX a louée en des termes chaleureux et a confirmée « de la plénitude de son autorité apostolique  37 ». Obéissance « aveugle » ? Il importe maintenant de bien distinguer l’obéissance de jugement, comme l’entend saint Ignace, d’avec l’obéissance que des auteurs spirituels, comme Rodriguez, appellent « aveugle ». Bien que saint Ignace mentionne, dans les Constitutions de la Compagnie de Jésus, l’obéissance aveugle comme un moyen de réaliser l’obéissance de jugement, ces deux notions ne doivent pas être identifiées comme elles le sont trop souvent. Le terme d’obéissance « aveugle » n’est vraiment pas heureux, car il peut laisser penser que le sujet ne doit jamais et en aucune façon s’interroger : ni sur l’opposition de l’ordre reçu avec celui d’un supérieur plus élevé (et notamment sur la moralité objective de ce qui lui est commandé), ni sur le fait que cela sorte de la juridiction du supérieur. Or, si l’un de ces cas est manifestement réalisé, l’obéissance ne saurait jouer (la présomption, en cas de doute, est en faveur du supérieur, sous peine de rendre l’exercice de l’autorité impossible). « Il peut arriver pour deux motifs que le sujet ne soit pas tenu à obéir en tout à son supérieur. À cause de l’ordre d’un supérieur plus puissant. […] L’inférieur n’est pas tenu d’obéir à son supérieur si celui-ci lui commande quelque chose dans un domaine où il ne lui est pas soumis  38 ». L’abbé Berto s’en explique pour le premier cas, lorsque le supérieur le plus élevé est Dieu même. « Dans le cas où le précepte contient ordre ou défense d’accomplir un acte placé intrinsèquement 37. « Nous ratifions ces lumineuses déclarations et protestations dignes de leur courage, de leur rang et de leur esprit religieux, et Nous les confirmons de la plénitude de Notre autorité apostolique », Allocution aux Cardinaux du 15 mars 1875 (citée dans DZ, avant le n. 3112, p. 603, dans l’édition 33 de 1965). 38. ST, II II, q. 105, a. 5, corpus.

N° 126_Sedes.indd 56

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

57

et par son objet dans le domaine de la moralité, la présomption est en faveur du Supérieur : on ne peut se dispenser d’obéir que par une invincible évidence d’un devoir contraire ; ce qui ne peut arriver que très rarement, mais ce qui peut arriver, car ici on est dans un domaine où les hommes sont immédiatement soumis à Dieu – immediate subduntur a Deo – et immédiatement instruits par la loi naturelle ou positive  39 (II II, q. 104, a. 5, ad 2) ». Cette éventualité étant réservée, l’expression « obéissance aveugle » peut à l’extrême rigueur recevoir un sens acceptable. Nous l’avons vu esquissé plus haut par l’abbé Berto. L’obéissance est « aveugle », en ce sens qu’elle exécute volontairement ce qui est commandé pour la seule raison formelle que le supérieur en donne l’ordre, et non parce que ce qu’il commande est jugé par le sujet convenable, prudent, expédient, etc. On peut ajouter que, dans la vie religieuse, qui vise essentiellement la sanctification des sujets, ceux-ci pourront très légitimement donner une amplitude psychologique large à cette notion. Ils pourront se faire une règle de ne pas chercher à examiner les raisons de l’ordre donné, mais de s’appuyer exclusivement sur le motif formel : « C’est commandé, c’est méritoire devant Dieu, je n’examine pas davantage ». Cette attitude comporte une sagesse (louée notamment par les Pères du désert), car elle donne une grande liberté intérieure, en laissant l’esprit vaquer, au milieu des mille occupations pratiques de la vie religieuse (dont l’organisation concrète est souvent bien contingente), à la présence de Dieu. Cette discipline de sagesse est valable en tout temps. Elle est en outre d’actualité dans le climat de la modernité, avec sa culture nihiliste et ses structures sociales favorisant l’égocentrisme et le narcissisme. Tant de jeunes candidats à la vie sacerdotale ou religieuse sont portés à se fabriquer de fausses évidences en des domaines contingents ! Beaucoup de ceux qui ont eu une expérience de supérieur souscriront donc à ce qu’écrit dom Savaton, relevant cette attitude immature, qu’il qualifie de fatuité :

39. V.-A. Berto, op. cit., p. 78.

N° 126_Sedes.indd 57

05/12/13 09:00


58

SEDES SAPIENTIÆ

Il ne semble pas trop sommaire ou brutal de remarquer que l’obéissant n’est pas toujours obligé de comprendre, d’être, comme on dit, “d’accord”, comme s’il s’agissait d’une affaire à traiter ; cependant, il est assez naturel qu’il s’efforce loyalement, les premiers mouvements passés, d’entrer dans la pensée de son supérieur. Et celui-ci ne pourrait, sans péril pour ses sujets, refuser systématiquement, quand il le peut, de créer un climat de compréhension, d’épuiser au besoin les moyens de persuasion, d’inspirer confiance : il n’a pas devant lui des automates, des machines, des esclaves. Mais pourquoi lui imputer à faute certaines incompréhensions, certains durcissements des sujets ? Pourquoi supposer tout de go que le supérieur ne jouit que de lumières inférieures aux nôtres ? Et pourquoi l’évidence serait-elle nécessairement de notre côté ? Singulière, voire fanatique fatuité  40 .

C’est dans la vue de favoriser la paix intérieure requise pour la maturité spirituelle que le bienheureux Humbert de Romans, il y a déjà huit siècles, recommandait l’obéissance simple : Votre obéissance, Frères, doit être si simple que, faisant sans discussion les choses qui vous sont enjointes, vous estimiez qu’il ne vous appartient en aucune façon de juger [l’ordre reçu]. Car quiconque juge l’intention de celui qui commande se prépare une guerre intestine (quisquis intentionem præcipientis judicat, bellum intrinsecus sibi parat). […] Cependant, si le prélat ordonne parfois des choses qui, à votre jugement, sont moins utiles (prælatus interdum minus utilia vestro judicio jubet), cela ne doit pas vous pousser à la désobéissance. Car, même si lui se trompe en commandant, jamais vous ne dévierez en accomplissant le commandement du supérieur, à moins qu’il ne commande quelque chose contre Dieu. Si en effet les choses que vous faites sont parfois inutiles au monastère, elles vous seront toujours utiles à vous-mêmes  41.

Selon Humbert, le sujet peut fort bien juger (vestro judicio) que les choses demandées par le prélat sont « moins utiles » ou « inutiles au monastère »… ce qui exclut l’obéissance de jugement au sens ignacien. E. Lavaud, confondant cette obéissance simple avec le troisième degré de l’obéissance ignacienne, a vu à tort chez 40. A. Savaton, op. cit., p. 47. 41. Bx Humbert de Romans, Opera de vita regulari, edita curante Fr. Joachim Joseph Berthier, o. p., Romæ, Typis A. Befani, 1888, vol. I, p. 6.

N° 126_Sedes.indd 58

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

59

le cinquième Maître de l’Ordre des Prêcheurs une « doctrine de l’obéissance de jugement […] formulée bien avant saint Ignace  42 ». Obéissance « aveugle » ou obéissance « simple » ? En admettant le fond de la doctrine spirituelle visée par le terme d’obéissance aveugle, deux précisions très importantes souligneront à quel point le qualificatif d’« aveugle » est discutable. Première précision : il est requis que l’on soit dans « le propre domaine de l’autorité humaine, cette zone indifférente, ces media où l’erreur, voire la faute des chefs n’induira jamais les subordonnés à faire le mal  43 ». Saint Bernard place dans ce domaine toutes les déterminations concrètes de la vie d’observance des moines ; l’abbé Berto les déterminations et préceptes qui organisent la vie pastorale des clercs diocésains  44 . Cette première condition suppose donc que l’on n’écarte pas, de façon systématique et absolue, la possibilité de se trouver dans un cas où l’obéissance, en fonction de ce que nous avons rappelé plus haut, ne saurait jouer. Il y a donc là une « non-cécité » obligatoire pour le vrai obéissant, quel qu’il soit. Cette « non-cécité » doit toujours exister, et saint Bernard ne se privera pas de reprocher à certains contemplatifs de l’avoir laissée en veilleuse, dans une occurrence qui compromettait le bien fondamental de la vie cistercienne. Louer sans discernement l’aveuglement de l’obéissance comporte un réel danger, celui d’atténuer le sens moral des religieux. L’histoire récente de la crise dans l’Église le confirme. Cette tendance à se fier aveuglément à une autorité humaine, si vénérable que soit celle-ci, ne laisse pas d’inquiéter. Car on suppose évidemment que l’honnêteté intrinsèque de l’acte est la condition sine qua non de l’obéissance ; mais si cette condition n’était pas remplie ? Serait-ce de fermer habituellement les yeux qui rendrait plus vigilant ? Et la perspicacité est-elle en fonction inverse de la clairvoyance  45 ? 42. E. Lavaud, op. cit., p. 91. 43. Stanislas Giet, « Saint Bernard et le troisième degré d’obéissance ou la soumission du jugement », in L’Année Théologique, 1946, II-III, p. 215. 44. S. Giet, art. cit., pp. 208-209 ; V.-A. Berto, op. cit., p. 78. 45. S. Giet, art. cit., pp. 216-217.

N° 126_Sedes.indd 59

05/12/13 09:00


60

SEDES SAPIENTIÆ

La clairvoyance voit en fait son exercice facilité dans une vie religieuse qui reste fidèle à une véritable observance et à la tradition de l’institut. Une confiance fondamentale est créée par ce climat de ferveur. Le fait que les ordres des supérieurs sont donnés selon une Règle approuvée par l’Église, dans le but de procurer la sanctification des membres, fin primaire de tout institut religieux, est une sûre garantie. Il faut noter que le rapport à la fin secondaire (telles œuvres d’apostolat), qui met en cause le bien d’autres personnes et engage des situations complexes, peut exiger une plus grande vigilance. La seconde précision concerne la possibilité d’une exécution intelligente et fidèle. S’il est toujours bon pour le sujet, du point de vue ascétique et mystique, de s’appuyer, sans plus, sur le fait que la chose est commandée, et de ne pas s’enquérir des motifs du supérieur, il peut se présenter des cas où, pour bien entrer dans les intentions du supérieur, la connaissance de certains au moins de ces motifs est requise ou convenable. Si on nous donne une charge qui paraît dépasser nos forces, il n’est pas nécessaire de demander pourquoi. Si l’on nous confie telle mission apostolique délicate, ou telle médiation diplomatique, il peut être utile, et parfois il est quasiment nécessaire, de s’enquérir de ceux des considérants de la mission qui importent à une exécution prudente. C’est affaire : pour le sujet, d’ouverture filiale sur ses capacités et ses inquiétudes, de prudence dans l’estimation des questions à poser ou non, de déférence dans le mode ; et pour le supérieur, de juste application du principe de subsidiarité, selon le mode en vigueur dans l’institut, et de confiance paternelle en son subordonné. C’est ainsi que saint Augustin ne croit pas diminuer le mérite de l’obéissance, lorsqu’il donne les raisons de certaines prescriptions de sa Règle : Pour certains législateurs, leur volonté tient lieu de raison (sunt aliqui præceptores quibus est pro ratione voluntas). Augustin n’est pas de ce nombre, car, en donnant des commandements, il y joint la raison, surtout pour ceux dont la justice ne peut être saisie au premier regard (in his præcipue quæ non sunt liquidæ justitiæ prima facie), comme est celui-ci : « Lorsque les exigences de la

N° 126_Sedes.indd 60

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

61

discipline vous obligent à prononcer des paroles sévères pour faire rentrer dans leur devoir ceux qui vous sont soumis, même si vous pensez avoir dépassé la mesure, il n’est pas exigé de vous que vous leur demandiez pardon » ; dont il ajoute la raison lorsqu’il dit : « de crainte qu’en voulant garder à l’excès la vertu d’humilité, vous ne diminuiez le bienfait de l’autorité qui les dirige ». Et il y a environ dans la Règle dix-sept commandements de ce genre, auxquels est annexée leur raison, que le lecteur attentif découvrira facilement  46 .

Ces deux précisions posées, on recevra donc la part de vérité de l’obéissance « aveugle », mais on suggérera fortement de lui chercher un autre nom, car cette « cécité » (sous un aspect) doit rester « clairvoyante » (sous d’autres aspects), pour qualifier à bon droit l’obéissance. On pourrait, avec Humbert de Romans, parler d’obéissance « simple ». Possibilité psychologique de l’obéissance de jugement À propos de l’obéissance de jugement telle que la propose saint Ignace et que la louent Rodriguez, dom Delatte et Tanquerey, on peut se poser une question : est-elle toujours réellement (psychologiquement et moralement) possible ? Nous avons vu que l’abbé Berto considère que le fait de « toujours et dans tous les cas abandonner notre jugement pour faire nôtre le jugement du Supérieur » est une « tâche impossible et contraire à la sainteté du vrai  47 ». C’est aussi la pensée du père Labourdette : « Ce n’est pas parce que le supérieur a raison qu’on lui obéit, c’est parce qu’il a autorité. […] L’obéissance suppose donc tout autre chose que la saisie du caractère raisonnable de la directive donnée : elle suppose que celui qui la donne exerce une autorité légitime, qu’il tient en définitive de Dieu, et c’est précisément pour cela qu’on lui obéit. Ce n’est pas devant sa sagesse ou sa prudence qu’on s’incline – il peut arriver que l’on soit ou mieux doué ou mieux placé que lui –, c’est devant la participation en lui de l’autorité divine. De là vient que, même si on ne voit pas

46. Bx Humbert de Romans, op. cit., vol. I, p. 126. 47. V.-A. Berto, op. cit., p. 81, soulignements de nous.

N° 126_Sedes.indd 61

05/12/13 09:00


62

SEDES SAPIENTIÆ

que le supérieur a raison, on doit obéir  48 ». Labourdette précise que c’est le jugement pratique du supérieur qui est pris comme norme d’action, mais que cela n’implique pas nécessairement (et cela exclut même en certains cas) un jugement d’adhésion interne à la prudence et à l’opportunité de ce qui est commandé. « La difficulté viendra de ce qu’on ne juge pas de tout comme on veut, on n’en a pas le droit – il y a une morale de l’intelligence. Le jugement, dans son ensemble, dépend d’abord de quelque chose sur quoi le supérieur ne peut rien : la lumière objective de la vérité. Les supérieurs ne font pas la vérité. On ne peut pas faire dire à quelqu’un qu’une chose est blanche s’il la voit noire  49 ». Évoquant les deux manières d’obéir à un ordre qui paraît imprudent mais non peccamineux, Labourdette décrit l’une comme une exécution toute matérielle, qui revient à « saboter l’obéissance pour faire ressortir les inconvénients de l’ordre donné et, peut-être, faire échouer l’affaire ». Puis il écrit : « L’autre manière, intelligente et vertueuse, consiste à faire tous ses efforts pour pallier le plus possible aux inconvénients, sans vouloir faire toucher du doigt au supérieur qu’il avait tort ; sans s’aveugler sur l’erreur du supérieur – ce qui n’est jamais obligatoire ni vertueux – on entre cependant assez dans ses vues pour s’appliquer à les faire malgré tout réussir le mieux possible  50 ». L’impossibilité de l’obéissance de pensée au sens strict (ou obéissance de jugement au sens de saint Ignace) vient de la nature de l’intelligence et de la nature même de l’obéissance, qui porte, non sur des vérités spéculatives, mais sur des actions humaines exercées dans des domaines par définition contingents : leur prudence et leur opportunité est du domaine de la probabilité  51. 48. Michel Labourdette, o. p., Cours de théologie morale, polycopié, t. 13, p. 417, soulignements de nous. 49. Loc. cit., soulignements de nous. 50. M. Labourdette, op. cit., p. 419, soulignements de nous. 51. Il s’agit de la probabilité, non au sens des systèmes moraux probabilistes, mais au sens fort qui est celui de saint Thomas : un même objet ne peut fonder simultanément deux probabilités contraires ; cf. Timothée Richard, o. p., Études de théologie morale, DDB, 1933, pp. 191 ss pour la certitude, et pp. 247 ss pour le jugement probable.

N° 126_Sedes.indd 62

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

63

L’objet de l’intelligence, c’est l’être et le vrai. L’intelligence ne peut adhérer qu’à ce qui se présente à elle comme être et vrai. Cette adhésion peut être certaine ou probable selon que l’objet détermine pleinement l’intelligence ou laisse une part d’indétermination. Pour ce qui est de l’adhésion certaine, l’être et le vrai se présentent à l’intelligence, soit à l’état d’évidence médiate ou immédiate, où les motifs d’adhésion sont intrinsèques à l’objet, soit comme attestés. « Si je pense que, dans les créatures, l’existence est réellement distincte de l’essence, si je pense qu’il est intrinsèquement mauvais de mentir, aucun supérieur humain ne pourra jamais me donner l’ordre de penser le contraire, ou, si par hasard il le donne, cet ordre est nul et non avenu, indépendamment même de la question de savoir si l’obéissance peut porter sur des actes purement internes  52 ». L’être (et le vrai) peut aussi se présenter à l’intelligence en tant que certifié ou attesté : c’est le cas du témoignage certainement crédible (notamment en matière historique), ce qui requiert notamment la compétence épistémique  53 du témoin. Dans ce deuxième cas, le motif, si fort soit-il, demeure extrinsèque à l’objet : c’est ce qui fait que l’exercice de l’acte d’adhésion à cet objet demeure en notre pouvoir. Ainsi il est raisonnable que notre volonté incline notre intelligence à penser que Napoléon a perdu la bataille de Waterloo, bien que nous n’en ayons aucune connaissance directe. On transfère aisément ces éléments au cas de l’adhésion probable : c’est celle qui joue dans les matières contingentes. Les préceptes des supérieurs, selon leur prudence régnative, jouent sur cette contingence pour régler des moyens en vue d’un bien commun, et les sujets doivent y répondre par les actes de la vertu d’obéissance. L’intelligence ne peut adhérer probablement à un objet que sous l’influx de motifs intrinsèques probables (éliminant les probabilités contraires), ou bien en vertu d’une attestation (probablement crédible). Mais le chef humain en tant que tel n’est 52. M. Labourdette, « La vertu d’obéissance selon saint Thomas », art. cit., p. 643. 53. C’est-à-dire une compétence dans le domaine du savoir scientifique (épistèmè = science, en grec), ou de tout autre type de savoir (expérimental, artistique…), mais toujours en relation avec la connaissance.

N° 126_Sedes.indd 63

05/12/13 09:00


64

SEDES SAPIENTIÆ

pas une autorité épistémique  54 : c’est-à-dire qu’il a compétence pour présenter à l’intelligence du sujet une action à faire, mais non une vérité à laquelle adhérer. Par définition, le précepte, me prescrivant un acte à faire, une conduite à tenir, ne peut porter sur ce qui ne dépend pas de moi, il se présente comme une règle à suivre dans l’usage de ma liberté. C’est dire qu’il m’atteint directement au plan du jugement pratique  55 . Le jugement spéculatif, comme tel, ne saurait dépendre des supérieurs humains et offrir une matière à l’obéissance proprement dite. Certes, même pour lui, « l’autorité » joue un grand rôle, du fait que l’homme est un « être enseigné » ; mais c’est au sens d’« autorité morale » et de compétence, celle par exemple d’un témoin « autorisé », d’un savant « indiscuté », etc.  56

Il y a une grande différence entre le jugement pratique : « Je dois exécuter telle mesure ordonnée par mon supérieur, c’est la volonté de Dieu que je la fasse » ; et le jugement spéculatif : « Cette mesure est sage, prudente, convenable, opportune… » À strictement parler, il est donc impossible de prendre de soi (précision importante) la pensée ou le jugement du supérieur comme motif d’adhésion intellectuelle. Si l’on prétend le faire, on risque fort de fausser l’exercice de l’intelligence par des interventions abusives de la volonté, lesquelles présentent alors un aspect immoral. Cela pourrait aller jusqu’à créer des habitus intellectuellement vicieux qui, dans un deuxième temps, pourront canaliser l’exercice d’une intelligence proprement aliénée, focalisée sur de pseudo-vraisemblances. On trouve hélas de nombreux exemples, dans les groupes à tendance sectaire ou dans les sectes proprement dites, d’emprise excessive du maître sur l’intelligence des disciples, du chef sur la pensée de ceux qui le suivent. Mais tout ce processus demeure sous l’emprise de l’intervention abusive de la volonté et du non-exercice de l’intelligence naturelle. 54. Voir la note complémentaire pour le cas de la paternité spirituelle. 55. Au sens précisé plus haut : le sujet prend comme norme d’action ce que le supérieur a ordonné, quoi qu’il en soit de son appréciation personnelle sur la prudence et l’efficacité de la chose commandée. 56. M. Labourdette, « La vertu d’obéissance selon saint Thomas », art. cit., pp. 642-643, soulignements de l’auteur.

N° 126_Sedes.indd 64

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

65

Oui, il y a une « morale de l’intelligence », et on ne doit pas lui proposer « une tâche impossible et contraire à la sainteté du vrai ». C’est à bon droit que l’abbé Berto, après avoir stigmatisé « le parti pris de déplaire, l’arrogance, ou simplement l’affectation d’éloignement à l’égard des supérieurs », ainsi que « la servilité, l’esprit de louange, plus contraire à l’obéissance que la raideur, en ce qu’il peut tromper les supérieurs sur eux-mêmes », ajoute : « Le défaut le plus dangereux de tous est la complaisance d’esprit, qui tend à faire de l’autorité, dans les matières de soi soumises à la raison et à la conscience, la règle de la vérité (cf. ST, II II, q. 104, a. 5, ad 2)  57 ». Un recentrage de l’obéissance de jugement : le nom sans la chose Les difficultés psychologiques et morales de l’obéissance de jugement, comprise au sens de saint Ignace, de Rodriguez et de ceux qui les suivent, sont si réelles que plusieurs auteurs, qui emploient malheureusement ce terme, lui donnent un autre sens, qui, lui, est acceptable. Nous citerons trois d’entre eux : dom Pierre Doyère, le bienheureux Hyacinthe-Marie Cormier, o. p., et le bienheureux Columba Marmion, o. s. b. Dom Pierre Doyère (1890-1966) fut Prieur de l’Abbaye de Wisques. Dans une conférence sur l’obéissance, il consacre un paragraphe à l’obéissance de jugement. Son désir de maintenir le terme le conduit à des explications un peu embarrassées. Mais en définitive s’il maintient le nom, il l’explique d’une façon classique, par la distinction entre le jugement spéculatif et le jugement pratique, et rejoint ainsi la doctrine des thomistes Berto ou Labourdette, que nous avons exposée ci-dessus. L’obéissance est dite de jugement lorsque le subordonné fait sienne l’appréciation que le supérieur porte sur l’acte dont il commande l’exécution. […] Curieux paradoxe, on réserve le nom d’obéissance de jugement aux cas, où, justement, cet accord des jugements du supérieur et de l’inférieur ne se fait pas ; il faut 57. V.-A. Berto, Principes de la direction spirituelle, op. cit., pp. 85-86.

N° 126_Sedes.indd 65

05/12/13 09:00


66

SEDES SAPIENTIÆ

alors expliquer pourquoi l’inférieur obéit quand même. Pour ce faire, on a l’habitude de distinguer entre jugement théorique et jugement pratique ; et l’on dit qu’il y a obéissance de jugement quand l’inférieur accorde son jugement pratique à celui de son supérieur en vue de l’exécution matérielle de l’acte commandé, bien que le jugement théorique de l’inférieur sur la valeur en soi de l’acte qui lui est commandé diffère de celui de son supérieur  58 . Le véritable obéissant soumet aux supérieurs non seulement sa volonté, mais son jugement propre. Il n’a qu’un sentiment avec eux, en sorte qu’il estime ce qu’on lui commande avantageux pour son salut, précisément parce qu’on le lui commande. Son obéissance ne serait sans cela ni entière ni parfaite  59 . Obéir, parce que nous trouvons que ce qu’on nous ordonne est raisonnable, ce n’est pas obéir, mais suivre son jugement propre. Est-ce à dire que nous devions abandonner notre jugement au point de faire nôtre tous les jugements de l’abbé ? Non. Nous ne pouvons pas abdiquer les lumières de notre raison. […] Supposons cependant que notre raison nous montre avec évidence les choses sous un jour ou un angle tout autres que ceux sous lesquels les voit le supérieur : nous pouvons alors lui exposer humblement notre manière de voir ; saint Benoît lui-même, dont l’esprit surnaturel est tempéré par un bon sens si juste, ne manque pas de nous le suggérer  60 . Mais, si le supérieur maintient son ordre, devons-nous, pour réaliser la perfection de l’obéissance, voir théoriquement les choses telles que l’abbé les voit ? Non, cela n’est pas requis. Que faut-il donc ? Nous pouvons continuer à voir spéculativement la chose sous un autre jour que ne la voit le supérieur ; à la croire théoriquement meilleure ou plus raisonnable que ce qui nous est commandé. Mais nous devons obéir parfaitement dans l’action, dans l’exécution ; nous devons de plus être intimement persuadés que, dans le cas présent, in concreto, il ne résultera non seulement, de notre obéissance, pour la gloire divine ou pour notre âme, aucun 58. Pierre Doyère, o. s. b., Regards sur la vie chrétienne. Notes inédites présentées par les moines de Wisques, préfacées par dom Jean Gaillard, [Conférence sur l’obéissance, pp. 107-117], Abbeville, Imprimerie F. Paillart, 1971. L’expression « exécution matérielle de l’acte commandé » n’est pas heureuse ; on se reportera aux citations du père Labourdette (ci-dessus, pp. 63-67). 59. Bx Hyacinthe-Marie Cormier, L’instruction des novices, Rome, Sainte-Sabine, (1882) 1950, p. 309, soulignements de nous. 60. Règle, ch. 68 (note de dom Marmion).

N° 126_Sedes.indd 66

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

67

dommage spirituel, mais qu’il n’en sortira que du bien. C’est cette persuasion intime qui est nécessaire à l’obéissance de jugement  61.

Il est difficile d’être plus précis sur cette question. Notons la raison avancée, qui rejoint les réflexions que nous avons faites sur l’impossibilité psychologique et morale, en certains cas, de l’obéissance de jugement : « Nous ne pouvons pas abdiquer les lumières de notre raison ». Et relevons le sens très juste de la persuasion du bien de l’obéissance : il n’en découlera aucun dommage spirituel (on suppose que l’on est dans le cas où joue l’obéissance, selon les précisions données plus haut), et même il en viendra du bien pour notre âme et la gloire de Dieu. Il n’est pas dit que l’imprudence ou l’inopportunité de l’ordre n’aura pas de conséquences négatives sur le plan de l’œuvre à réaliser. La docilité au service de l’obéissance Dans sa fameuse Lettre sur l’obéissance, saint Ignace donne ceci comme troisième raison de l’obéissance de jugement. S’il n’y a pas l’obéissance de jugement, il est impossible que l’obéissance de volonté et d’exécution soit telle qu’il convient (sea qual conviene). Parce que les puissances appétitives en notre âme suivent naturellement les puissances d’appréhension ; et ainsi ce sera chose violente que d’obéir avec la volonté, sur la durée, contre le jugement propre (sera cosa violente obedecer con la voluntad, a la larga, contra el proprio juicio) ; et, lorsque quelqu’un obéit un certain temps, pour cette raison générale qu’il est nécessaire d’obéir même en ce qui n’est pas bien commandé (par aquella aprension general, que es menester obedecer aun en lo non bien mandado), du moins ce n’est pas une chose qui puisse durer, et ainsi on perd la persévérance ; et si on ne perd pas la persévérance, on perd au moins la perfection de l’obéissance, qui consiste à obéir avec amour et joie, car celui qui va contre ce qu’il pense, ne peut, tant que dure cette répugnance, obéir amoureusement et joyeusement  62 .

61. Bx Columba Marmion, Le Christ, idéal du moine, Bruges-Paris, DDB, 1929, pp. 361-362, soulignements de nous. 62. Lettre de saint Ignace aux Jésuites portugais, op. cit., p. 812.

N° 126_Sedes.indd 67

05/12/13 09:00


68

SEDES SAPIENTIÆ

Nous n’avons pas à discuter ici la spiritualité nettement volontariste qu’exprime ce passage. Elle fait peu de cas, nous semble-t-il, de « la domination purificatrice et rectificatrice de la charité » qu’évoquait sur ce point l’abbé Berto. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer que la vie religieuse et l’histoire de l’Église abondent en exemples d’obéissance amoureuse et joyeuse, dans des choses où le jugement prudentiel du supérieur n’est pas partagé. Le texte de saint Ignace a cependant l’avantage de lever les derniers doutes que les formules citées au début de cet article auraient pu laisser dans l’esprit du lecteur sur la nature de l’obéissance ignacienne de l’entendement : il s’agit bien de juger que ce que le supérieur commande est en soi prudent, bien commandé (bien mandado), et pas seulement que l’obéissance est, pour le sujet nécessaire, louable et méritoire. Un autre élément intéressant est à relever ici. Saint Ignace craint (on dirait même qu’il le suppose comme une éventualité fréquente) que le désaccord du jugement prudentiel du sujet avec celui du supérieur ne devienne habituel. Le remède qu’il propose nous paraît, salva reverentia, plus dangereux que le mal, en ce que, à force de faire intervenir abusivement la volonté pour (prétendument) incliner le jugement, on impose à l’âme religieuse une tension contre nature qui peut devenir insupportable. Il est frappant de constater que, dans la crise qui bouleverse l’Église depuis un bon demi-siècle, les plus volontaristes, partisans d’une observation rigide des règlements, sont souvent devenus les plus radicaux dans la créativité. Cette créativité évacue toute norme, ou plutôt elle substitue, aux pédagogies traditionnelles (ressenties par nombre de prêtres de l’ancienne génération comme des carcans), la norme de « l’absence de norme » (absence aujourd’hui ressentie par une bonne part de la nouvelle génération sacerdotale comme un nouveau carcan). Lorsque l’on sait à quel point la spiritualité jésuite dominait jusqu’au concile Vatican II de très larges secteurs de l’Église, la connexion que nous avons mentionnée au début, entre, d’une part, l’obéissance de jugement et, d’autre part, la révolution de la libération des formalismes, acquiert un surcroît de probabilité.

N° 126_Sedes.indd 68

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

69

Il est donc urgent, dans un tel contexte, de réhabiliter les notions réalistes de la prudence et de l’obéissance, telles que saint Thomas les présente, avec leur enracinement dans les vertus de vénération, et aussi dans la docilité. Les conseils de l’abbé Berto que nous reproduisons ici peuvent grandement y contribuer. Il faut pour cela plus de docilité que d’obéissance. On peut obéir toute sa vie sans être jamais formé. La formation d’un jeune sujet est affaire de docilité, c’est-à-dire non seulement d’une conformité du vouloir aux préceptes des Supérieurs, mais d’une disposition de l’intelligence à se conformer pratiquement à une certaine manière d’envisager toutes choses, qui est proprement l’esprit de l’Institut. En formation, on ne peut se contenter de sujets qui obéissent comme des marionnettes. Il faut comprendre, pénétrer, deviner parfois les intentions de celui qui tient le gouvernail, et de la place où on est sur le bateau, faire la manœuvre qui s’harmonise avec le coup de barre. Cela suppose une activité constante de l’esprit. Les Supérieurs ne peuvent perdre leur temps à expliquer toujours les raisons de leur conduite ; les sujets ne peuvent pas toujours obéir sans comprendre : il faut donc qu’ils comprennent sans qu’on leur explique, et c’est cela la docilité, ou plutôt c’est la docilité qui produit cela, cette entente spontanée, cette communication vitale qui rend aisée et allègre l’activité de tout le corps  63 .

Fr. Louis-Marie de Blignières

Le père Louis-Marie de Blignières, docteur en philosophie, est régent des études de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier. 63. Abbé Victor-Alain Berto, Notre-Dame de Joie, Nouvelles Éditions Latines, 1974, p. 200.

N° 126_Sedes.indd 69

05/12/13 09:00


70

SEDES SAPIENTIÆ

NOTE COMPLÉMENTAIRE : LE CAS DE LA PATERNITÉ SPIRITUELLE Dans le cas de l’exercice de la paternité spirituelle, on rencontre quelque chose qui semble se rapprocher de l’obéissance de jugement. Supposons que mon père spirituel, homme compétent dans les voies de Dieu et bon connaisseur des psychologies humaines, après un long exercice de sa paternité à mon égard, ponctué par de nombreux entretiens, où je lui ai ouvert mon âme en toute transparence (c’est l’exercice fondamental de l’exagoreusis des pères du désert et des anciens moines orientaux  64), me dit que, tout compte fait, ma forme particulière d’orgueil est telle ou telle. Et en conséquence il me prescrit d’user de tel ou tel remède spirituel. En ce cas, il nous semble (sous réserve d’approfondissement de cette délicate question) que, non seulement je dois appliquer loyalement le remède prescrit, mais que je suis fondé à adhérer à son jugement, de telle sorte que je le fasse mien. Ici mon intelligence peut et doit adhérer probablement à cet objet (le diagnostic de ma forme d’orgueil), en vertu d’une attestation probablement crédible. Comme le malade doit faire une confiance raisonnable au médecin du corps, je peux et je dois, mon âme étant malade de la maladie du péché, faire une confiance raisonnable au père spirituel, médecin de l’âme. Je suis en effet incapable de diagnostiquer moi-même cette forme particulière de ma maladie spirituelle, car, par définition, elle constitue ce que l’on pourrait appeler mon « point aveugle » spirituel  65 . Par ailleurs, mon père spirituel a, pour porter ce diagnostic, une compétence « épistémique », un type de savoir ou d’expérience que les anciens appelaient le discernement ou la diacrisis, perspicacité psychologique naturelle et éventuellement charisme surnaturel. 64. Cf. Irénée Hausherr, s. j., Direction spirituelle en Orient autrefois, coll. « Orientalia Christiana Analecta n° 144 », Roma, Pont. Institutum Orientalium Studiorum, 1965, passim. 65. On se trouve ici dans un cas où, légitimement, « la volonté peut incliner l’entendement », où le sujet « peut, par la volonté, s’incliner plus dans un sens que dans l’autre », pour reprendre les expressions mêmes de saint Ignace dans la Lettre sur l’obéissance.

N° 126_Sedes.indd 70

05/12/13 09:00


L’OBÉISSANCE DE JUGEMENT

71

Remarquons bien qu’il ne s’agit pas ici d’organiser le bien commun d’une communauté religieuse (Que faut-il mettre au petit déjeuner les jours de fête ?, comment réparer une voiture ?, etc.), ni a fortiori de prescrire comme vraie à un religieux professeur une thèse de métaphysique. Sur ces points, nous l’avons vu, l’adhésion spéculative au jugement du supérieur n’est pas requise, elle n’est même pas toujours possible, en fonction des compétences respectives, en la matière, du sujet et du supérieur. Mais il s’agit de soigner mon âme, de la voir dans sa vérité, et pour cela, seul un regard extérieur exercé peut me mettre sur la voie de la lumière. Je peux et je dois adhérer à ce qui m’est dit comme à une vérité probable. Cette docilité du fils à son père spirituel reste bien distincte de l’obéissance de jugement ignacienne. Tout d’abord, on n’a pas affaire ici, à proprement parler, à une relation de sujet à supérieur. Le fils en quête de perfection choisit très librement son père spirituel, à la différence de ce qui se passe dans une communauté religieuse, où l’on ne choisit pas le supérieur. Même si quelqu’un était entré dans telle communauté à cause de la personnalité de son supérieur, il doit, une fois qu’il a prononcé sa profession religieuse, accepter ses successeurs, quelles que soient ses affinités avec eux, et avoir avec les seconds la même relation d’obéissance qu’avec le premier. Ensuite, ce choix du père spirituel est formellement fondé sur la compétence spirituelle de celui qui est choisi (compétence que nous avons ci-dessus qualifiée « d’épistémique »), et sur la confiance qu’il nous inspire, condition sine qua non de toute ouverture de conscience. C’est une règle, connue en Orient comme en Occident, que, s’il faut se méfier de l’inconstance, on peut cependant librement changer de père spirituel, pour choisir celui qui convient le mieux à notre âme. Il n’est d’ailleurs pas licite pour un père spirituel de retenir un fils, alors que le supérieur religieux ne peut laisser partir celui qui a fait profession religieuse, sauf le cas d’une dispense légitime de l’autorité compétente. Cette docilité du fils pour son père spirituel, qui va légitimement en certains cas jusqu’au jugement, n’est donc pas formellement de

N° 126_Sedes.indd 71

05/12/13 09:00


72

SEDES SAPIENTIÆ

même nature qu’une obéissance religieuse. Elle se fonde sur une compétence librement reconnue (par un jugement du sujet qui n’est pas irrévocable) ; alors que l’obéissance du religieux profès à son supérieur se fonde, non formellement sur sa compétence, mais sur son autorité, et sur la promesse irrévocable faite à Dieu d’obéir à tous ses ordres, selon le droit propre de l’institut. On peut penser que saint Ignace a étendu à tout le champ de la vie religieuse (organisation interne du bien commun de l’institut et apostolat) les caractéristiques propres de l’ouverture de conscience au père spirituel, et qu’il en est arrivé ainsi à sa doctrine de l’obéissance de jugement. Le fait que la Lettre sur l’obéissance s’appuie sur des exemples tirés des Pères du désert, et visant de fait, selon l’esprit et la pratique des Orientaux, le rapport de maître à disciple dans la direction spirituelle, et non formellement celui du supérieur avec ses sujets, va en tout cas dans ce sens. « Il est remarquable que les traits cités par saint Ignace dans sa Lettre sur l’obéissance proviennent tous des Vitæ Patrum, c’est-à-dire des Orientaux, sauf l’anecdote concernant saint Maur qui est occidentale de fait, mais orientale d’inspiration. Il a dû lire dans ces vénérables documents monastiques bien d’autres comparaisons que celle du “corps inanimé” ou de la “matière inerte”. Il aurait pu s’en autoriser pour dire qu’il faut se considérer comme un âne et obéir comme un chameau  66 ».

66. I. Hausherr, op. cit., p. 191.

N° 126_Sedes.indd 72

05/12/13 09:00


Prédication

Dire merci

C

ette homélie fut prononcée le 6 octobre 2013 en l’église parois siale de Chémeré-le-Roi, à l’occasion du jubilé de l’érection canonique de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier (28 octobre 1988) et du sacerdoce des premiers pères (3 décembre de la même année). Nous sommes réunis pour remercier Dieu pour les vingt-cinq années d’existence canonique de notre Fraternité, et pour les vingtcinq années de sacerdoce des pères Dominique-Marie de Saint Laumer, Bernard-Marie Laisney et Raymond-Marie Puibaraud. Dire merci est pour nous autres, êtres humains, un besoin vital. C’est renaître avec nos principes d’être ; c’est nous dilater au contact de l’amour qui nous a gratifiés ; c’est faire une chose belle dans l’action de grâces. Dire merci, c’est renaître avec ses principes d’être Dire merci à quelqu’un, c’est lui manifester notre reconnaissance ; c’est connaître que nous dépendons de lui pour le bienfait qu’il nous a fait, et le lui manifester. C’est nous situer, nous enraciner, prendre nos repères, en nous mettant dans notre vérité : nous sommes des débiteurs. Nous le sommes en premier lieu par rapport à nos « principes d’être : Dieu, nos parents, notre patrie »  1. En leur disant aujourd’hui merci pour cette Fraternité et ce sacerdoce, 1.

N° 126_Sedes.indd 73

Cf. Saint Thomas, Somme de théologie, IIa IIæ, q. 101, a. 1.

05/12/13 09:00


74

SEDES SAPIENTIÆ

nous naissons de nouveau avec nos principes, nous nous replongeons dans nos sources. Nous disons à Dieu, à saint Dominique et à saint Vincent Ferrier, à l’Église et à nos pères spirituels, à tous nos bienfaiteurs : « Nous sortons de vous, aujourd’hui sous quelque aspect vous nous avez engendrés ». Nous sommes donc liés à vous, et nous disons, comme disent joliment les portugais : je suis votre obligé, obrigado ! L’être sans reconnaissance est aveugle, il est sans repères, en un sens il est perdu. Comme nous le constatons depuis l’avènement de l’individu sans origine et sans devoir de la modernité, c’est un être isolé, et donc souvent ironique et dérisoire. L’être reconnaissant, au contraire, s’ouvre l’intelligence du cœur. Il sait, comme saint Thomas d’Aquin par rapport aux philosophes antiques et aux Pères de l’Église, faire siennes les richesses de ses devanciers. Parce qu’il est héritier, il peut véritablement enrichir le trésor commun de l’humanité et de l’Église. Son identité n’est pas insulaire, elle est ouverte aux autres dans le mystère du Christ. Le « reconnaissant » ouvre sur le monde et sur ses frères les yeux de l’enfance spirituelle, dont Romano Guardini disait qu’elle est la vraie maturité chrétienne, la densité transparente d’un être qui se dit l’obligé de Dieu et de tous ses bienfaiteurs. « Je te rends grâces, ô Père… » Dire merci, c’est nous dilater au contact de l’amour qui nous a gratifiés Dire merci, c’est aussi nous dilater au contact de l’amour qui nous a « tenus à sa merci »… et nous a fait miséricorde. C’est exprimer notre gratitude à celui qui nous a gratifiés. C’est discerner la gratuité du don qui nous a été offert, et, sous le bienfait présenté, baiser la main du bienfaiteur. Certes, nous sommes des obligés, mais des obligés de l’amour et de la miséricorde. Ce n’est pas mon mérite qui est à l’origine du don, c’est l’initiative du bienfaiteur. Lorsque je dis merci, je manifeste combien j’ai conscience de cette situation. Le don est une grâce, je le dis dans nombre de langues latines : gratias, grazie… Grâce à Dieu qui nous a faits

N° 126_Sedes.indd 74

05/12/13 09:00


DIRE MERCI

75

et qui nous a donné part au sacerdoce du Christ ; grâce à l’Église qui nous a envoyés évangéliser ; grâce à saint Dominique qui nous a appelés à le suivre ! L’ingrat est prisonnier d’un ressentiment caché qui découle de l’orgueil. Il est vexé de ne pas être l’auteur de sa vie, l’inventeur de sa langue maternelle, le découvreur de sa doctrine, le fabricateur de sa liturgie. L’ingrat, même s’il est « bien élevé » selon des critères mondains, est sans piété filiale. Volontiers il reprocherait à Dieu de l’avoir créé sans son avis, à ses parents de l’avoir mis au monde sans le consulter, à ses maîtres de l’avoir enseigné sans lui demander son avis. L’ingrat se construit toute sa vie une prison, au fronton de laquelle on peut lire, à l’instar de l’inscription du frontispice de l’Enfer de Dante : « Vous qui entrez ici, laissez toute espérance… de fécondité ! » Car l’ingrat est stérile, c’est une plante desséchée sous le vent brûlant de l’impossible autonomie, c’est un être dont la triste solitude ne peut être brisée que par un choc violent et une forte grâce… La gratitude, au contraire, est gratifiante pour celui qui l’exprime. Elle est un souffle délicat qui ouvre la corolle de l’âme, elle fait vivre celui qui dit merci dans un étonnement permanent. Le matin, je célèbre dans le rit splendide que m’a légué la tradition latine et dominicaine, je fais, à peu de choses près, les gestes mêmes qu’a fait notre père saint Dominique ! Le jour, je lis les brûlantes Confessions de saint Augustin et je me promène avec bonheur dans la cathédrale spirituelle qui a pour nom : Somme de théologie. Au réfectoire, je nourris la « piété filiale à l’égard de l’être historique de l’Église », en écoutant la lecture de la vie de ces hommes qui ont tissé par leur humilité l’honneur de la chrétienté. Le soir, avec trente générations de fils de lumière, je pleure à Complies, au chant bouleversant du Salve Regina. En déplacement apostolique, j’emporte les textes du magistère catholique, et les bons volumes de nos auteurs familiaux, le père Lagrange et le père Garrigou. J’ai alors la joie étonnée de ce que Bernanos appelle le « miracle des mains vides » : je donne aux fidèles et aux agnostiques ce qui vient de loin et de haut, de bien plus loin que ma vie, de bien plus haut que mon imagination…

N° 126_Sedes.indd 75

05/12/13 09:00


76

SEDES SAPIENTIÆ

Comme il est gratifiant d’être étonné, et de se dire gratifié de ces stupéfiants trésors, comme la vue porte loin lorsque, comme le dit un scolastique de l’École de Chartres, « on est assis sur les épaules de géants » ! Dire merci, c’est faire une chose belle dans l’action de grâces Mais dire merci, cela vole encore plus loin au firmament de l’âme. C’est faire une chose belle et bonne, la plus proche de la contemplation des élus du ciel de gloire. C’est agir bellement, selon le mot étonnant, que la piété des chrétiens a repris à la sagesse des grecs : l’eucharistie, l’action de grâces. Lorsque je dis merci à quelqu’un, j’entre en partage de la joie qu’il a eue à me donner le bienfait. J’entre dans la gratuité du geste du bienfaiteur, en lui rendant de quelque façon ce qui est essentiellement gratuit : l’amour de dilection, le choix de l’amitié, cette mystérieuse et réciproque bienveillance. Dans l’action de grâce, j’applique le conseil que Dieu nous donne, au travers d’un des textes chrétiens non canoniques les plus anciens, les Odes de Salomon : « Gardez mon secret, vous qui êtes gardés par lui ; aimez-moi d’amour, vous qui êtes aimés. » Oui, l’action de grâces est un « porche de mystère », comme dirait Péguy, un portail qui donne accès à un secret. C’est une belle porte : elle ouvre vers ce que saint Jean de la Croix appelle « la bienheureuse aventure (dichosa ventura) ». Le secret, c’est que notre vie forme en effet une belle aventure, la geste d’un combat passionnant, dont l’enjeu est l’éternité : l’affrontement en nous de la lumière du Christ et des ténèbres du démon. Quelle en sera l’issue ? Il y a du suspense, la vie n’est pas monotone… Celui qui rend grâces d’avoir été jugé digne par Dieu de mener virilement ce combat, celui-là se bat « l’épée à la main et la joie dans le cœur ». Il devient beau de la beauté même de son bienfaiteur qui est Dieu. Et, du coup, il jouit de la force du grand combattant qu’est le Christ. Alors, comme sans y penser, il assomme le démon. L’avez-vous remarqué ? L’homme qui ne rend jamais grâces à Dieu rayonne l’ennui ; il reflète le souci de lui-même ; sur son

N° 126_Sedes.indd 76

05/12/13 09:00


DIRE MERCI

77

visage se profile l’ombre de son père le diable. Il est laid. L’homme qui rend grâces, lui, apparaît pour ce qu’il est : un enfant. C’est l’enfant de Dieu, il rayonne la paix promise par Jésus dans la septième béatitude. Comme un enfant, il oublie la sollicitude de lui-même et la petitesse du monde. Comme un enfant, il met dans cette vallée d’exil un peu des fleurs du paradis de Dieu. Dire merci, c’est renaître avec nos principes d’être ; c’est nous dilater au contact de l’amour qui nous a gratifiés ; c’est faire une chose belle dans l’action de grâces. Nous le faisons aujourd’hui, avec et par Marie, patronne de cette paroisse (sous le titre de l’Assomption), patronne de ce diocèse (sous le titre de l’Immaculée Conception) et Reine des Prêcheurs. Elle prend notre reconnaissance dans ses mains jointes. C’est son regard de gratitude qui fait descendre sur nous la miséricorde du Christ. C’est son Magnificat qui commence pour nous une éternelle action de grâces. Fr. L.-M. de Blignières

Le père Louis-Marie de Blignières, docteur en philosophie, est régent des études de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier.

N° 126_Sedes.indd 77

05/12/13 09:00


Recensions

Aujourd’hui l’Apocalypse Philippe Plet, Les grandes énigmes de l’Apocalypse. La clé des symboles (Paris, Salvator, 2011, 330 pages).

L’

Apocalypse fait peur… Dans le langage commun, le terme évoque la fin du monde, et surgissent régulièrement d’alarmantes prédictions, annonçant l’imminence de la catastrophe qui engendrera le chaos absolu. Le livre biblique du même nom a souvent servi de base aux élucubrations les plus délirantes, par une interprétation matérialiste apte à susciter l’angoisse. Il ne peut s’agir pourtant que d’une trahison du texte, dont le sens réel est tout autre. Mais, à sa manière, la lecture du livre de l’Apocalypse fait peur elle aussi, tant il semble difficile, voire impossible, d’en pénétrer les arcanes. L’ouvrage du père Philippe Plet permet de les comprendre et d’en profiter. Menant une vie retirée, dans l’étude et la contemplation, le père Plet appartient à la congrégation des Passionnistes. Il est l’auteur de livres spirituels consacrés à de grandes figures de son ordre, comme le fondateur, saint Paul de la Croix, ou une émouvante mystique, sainte Gemma Galgani. Parallèlement, il étudie la Bible et s’attache à la faire lire de façon vraiment chrétienne, avec l’intelligence et le cœur.

N° 126_Sedes.indd 78

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

79

Son livre sur l’Apocalypse est son… septième : tout un symbole ! Nul doute que sa rédaction aura été facilitée par les réflexions de l’ouvrage précédent, une contemplation de la vie publique de Jésus selon l’évangile selon saint Jean, parue sous le titre : « Saint Jean. Le livre des sept secrets » (Éditions Anne Sigier, 2008). Son tout dernier livre date d’août 2012 : « Babel ou le culte du bonheur » (Éditions Salvator). À la lumière des ses recherches sur le sens de l’Apocalypse, il y développe une réflexion profonde sur la signification de la vie dans le monde actuel, et sur l’avenir de notre société. On sait que beaucoup d’ouvrages ont été consacrés à l’interprétation des symboles si étranges que propose l’Apocalypse. Les plus récents sont souvent très savants. Ils apportent sur le contexte historique de la rédaction du dernier livre de la Bible, à la fin du premier siècle après Jésus-Christ, des connaissances qui sont autant d’éléments favorisant une meilleure compréhension du texte, le situant dans le vaste mouvement du genre si particulier que forment les écrits apocalyptiques. UN GENRE LITTERAIRE Bien avant de constituer au cours du vingtième siècle un genre cinématographique spectaculaire et lucratif, la pensée apocalyptique s’est développée comme un genre littéraire particulier du Proche-Orient antique. L’œuvre de saint Jean appartient donc à un genre bien connu, qui apparaît à l’époque tragique de l’Exil à Babylone, et qui va décliner après sa rédaction à la fin du premier siècle de notre ère, mais qui était déjà présent dans l’Ancien Testament, chez les prophètes Isaïe, Ézéchiel (qui fournit une large part du langage et des images apocalyptiques), Joël ou encore Zacharie, et surtout dans le livre de Daniel. À son tour, saint Jean se présente lui-même comme un prophète. En dehors du canon  1 de la Bible, le meilleur exemple du genre est le Livre d’Hénoch, qui développe toute une réflexion sur l’origine du mal, en utilisant un langage allégorique et une forte tension eschatologique. 1.

N° 126_Sedes.indd 79

Le mot « canon » (du grec Kanon = règle) désigne ici l’ensemble des livres bibliques que l’Église reconnaît comme écrits sous l’inspiration divine et qui constitue, à ce titre, la règle de la foi.

05/12/13 09:00


80

SEDES SAPIENTIÆ

L’abondante littérature intertestamentaire  2 consacrée à ce genre redit à l’envi le même message : ce monde corrompu prendra fin et une ère nouvelle va naître. Le propre de ce genre littéraire est d’être apparemment déroutant, surtout par l’emploi d’un langage imagé et symbolique, basé sur des visions ou des extases, qui vise finalement à un appel à la conversion et à un cri d’espérance. Dans le cas particulier de notre Apocalypse, c’est aussi une épître, la quatrième épître de Jean en quelque sorte, sous la forme d’une lettre circulaire aux sept églises de la province romaine d’Asie. Elle a été rédigée probablement entre 92 et 96, à la fin du règne de l’empereur Domitien. Cette lettre comporte des allusions plus ou moins claires au contexte historique, marqué par des persécutions violentes. Les apocalypses s’adressent en général à des personnes vivant des temps de souffrance et de persécution, de désarroi, voire de désespoir. Dans ce contexte habilement suggéré, le livre est une exhortation à la fidélité au Christ, qui finira par triompher du mal. Ce n’est pas l’empereur qui est le maître du monde, mais l’Agneau immolé, c’est-à-dire le Christ mort et ressuscité. Le livre annonce que viendra l’apocalypse (le “dévoilement” selon l’étymologie), c’est-à-dire la révélation et la glorification de la Providence divine, qui dirige le monde d’une façon aujourd’hui mystérieuse, mais qui sera un jour manifeste, limpide et grandiose. Saint Jean nous communique une vision du monde depuis le Ciel, et dans la perspective du Ciel. DES IMAGES INIMAGINABLES On sait que la principale difficulté du texte vient de son langage très imagé : nombres, couleurs, personnages, animaux, lieux… forment un lexique étonnant et chamarré. Dieu lui-même peut être désigné par l’expression : « Celui qui trône ». Souvent les 2.

On appelle « intertestamentaire » les livres non inspirés que des écrivains juifs ont produits après l’Exil pour illustrer, développer et appliquer à leur époque les enseignements de ce qui allait devenir l’Ancien Testament. Ils sont comparables à nos livres de spiritualité.

N° 126_Sedes.indd 80

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

81

images utilisées sont au sens propre irréalisables, c’est-à-dire impossibles à imaginer. Comment visualiser la description du Christ en Ap 5, 6 : « En face du Trône, en face des quatre Vivants et des Anciens, il y avait un Agneau ; il se tenait debout, et il était comme immolé ; ses cornes étaient au nombre de sept, ainsi que ses yeux, qui sont les sept esprits de Dieu en mission sur toute la terre ». Ou comment se figurer l’arbre de vie du paradis, qui se trouve « au milieu de la place et de part et d’autre du fleuve » (Ap 22, 2) ? Que signifie que « la lune devient comme du sang » (Ap 6, 12) ? Ce caractère d’hermétisme, voire d’ésotérisme, explique le fait que la difficulté d’interprétation, et donc les dérives sectaires utilisant le livre, ont rendu assez lente sa réception dans le canon des Écritures, surtout en Orient. Plus que tout autre écrit du Nouveau Testament, ce livre doit donc être lu avec un commentaire intelligent et savant. Il demande un effort de patience, de persévérance. Le langage symbolique oblige à réfléchir lentement, à ruminer en quelque sorte. Sa signification n’est pas donnée instantanément. Dans notre monde pressé, où tout est urgent, où on ne supporte pas d’attendre, le texte de l’Apocalypse n’est pas facile à lire. En nous proposant le fruit de ses recherches, le père Plet ne prétend pas imposer une interprétation définitive et contraignante. La complexité redoutable des images utilisées ne saurait le permettre. Il faut admettre que certains versets restent mystérieux et donc ouverts à plusieurs lectures. Mais, si des détails peuvent rester assez opaques (pensons aux quatre cavaliers ou à l’interprétation du chiffre de la Bête), le sens général du texte est parfaitement éclairé. Les propositions du père Plet ont notamment le mérite de la cohérence, tant en ce qui concerne la globalité du texte qu’en ses rapports avec le reste de la Sainte Écriture et de la tradition, c’est-à-dire l’ensemble du “dévoilement” : la révélation chrétienne. UNE LECTURE CONTEMPLATIVE Ce livre s’inscrit dans le nécessaire mouvement de retour à une interprétation spirituelle et chrétienne de la Bible, mouvement

N° 126_Sedes.indd 81

05/12/13 09:00


82

SEDES SAPIENTIÆ

très vivement encouragé par Benoît XVI. Pour l’Apocalypse, les interprétations matérialistes ou millénaristes ont montré leur inanité, et la stricte interprétation historico-critique, pour intéressante et indispensable qu’elle soit, est menacée de stérilité  3 . Le lecteur de l’Apocalypse doit s’intéresser à son contexte historique, et il peut s’interroger sur son caractère prophétique, mais il doit se garder de réduire ce texte polysémique à l’une ou l’autre de ces significations. Ultimement, le plus important demeure le message spirituel : « Le langage symbolique, tout comme les paraboles des Évangiles, nous oblige à nous arrêter pour changer de plan : passer du visible à l’invisible. Il nous dispose à la contemplation » (p. 7). Le père Plet répond bien à l’invitation de Jean : « C’est ici qu’il faut un esprit de sagesse » (Ap 13, 18). Dans un paragraphe consacré aux “questions d’interprétation” (v. p. 16-19), l’auteur rappelle qu’on peut réduire à deux grands groupes les innombrables commentaires réalisés depuis l’Antiquité : il y a les interprétations “historiques” basées sur le contexte du texte (l’exégèse dite “diachronique”, utilisant la méthode historico-critique), et les interprétations “méta-historiques” (on peut dire aussi “synchroniques”), qui relativisent le contexte concret de la rédaction du texte pour se concentrer sur sa signification intemporelle et sa valeur actuelle. S’il reconnaît l’intérêt de la recherche du contexte, en soulignant avec raison qu’elle est la plus répandue aujourd’hui, le père Plet préfère développer une « lecture exclusivement théologique ». On sait, bien sûr, l’atrophie spirituelle, et même les erreurs théologiques, qu’a causées, surtout dans la deuxième moitié du xxe siècle, une lecture exclusivement historico-critique de la Sainte Écriture. Mais il faut dire cependant que la réaction opposée ne peut que souffrir à son tour de son déséquilibre.

3.

On en trouve un bon exemple avec le commentaire sur le message à l’Église de Pergame (p. 42-43). À Pergame se trouve le trône de Satan. L’auteur montre qu’on ne peut réduire cette image à une évocation du culte impérial en vigueur à l’époque, et disparu aujourd’hui. Selon lui, il s’agit d’une façon de désigner toutes les idéologies religieuses, politiques ou philosophiques, qui viseront dans l’Histoire à la destruction de l’Église.

N° 126_Sedes.indd 82

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

83

En effet, il ne faut pas reproduire en sens inverse le grand défaut du règne sans partage de la critique historique. Si des Monléon et des Claudel se sont battus avec raison pour une exégèse croyante et spirituelle, celle-ci ne doit pas être seulement pieuse ou poétique, au risque de devenir arbitraire ou fantaisiste. Elle doit être fondée sur la nécessaire recherche du sens littéral, ce qui implique forcément la critique historique. Comme a pu le souligner Benoît XVI, « du point de vue de la théologie et de la foi, dans leur essence même, la méthode historique est et reste une dimension indispensable du travail exégétique  4 ». La méthode historique ne suffit certes pas : « Tout en étant une des dimensions fondamentales de l’interprétation, cette méthode n’épuise pas le travail d’interprétation pour ceux qui voient dans les écrits bibliques la Sainte Écriture et qui la croient inspirée par Dieu ». Mais on ne peut s’en passer : « Il est impossible, répétons-le, de se passer de la méthode historico-critique du fait de la structure même de la foi chrétienne  5 ». Ainsi peut-on trouver assez maladroite l’expression utilisée par notre auteur : en se concentrant sur la signification spirituelle du texte, il entend proposer une lecture théologique, et même « exclusivement théologique ». Mais, pour être pleinement théologique, cette lecture doit justement intégrer les meilleurs résultats de la méthode historico-critique, c’est-à-dire la recherche la plus complète possible du sens littéral, à la lumière de ce principe énoncé par saint Thomas d’Aquin : « Tous les sens de la Sainte Écriture trouvent leur appui dans le sens littéral  6 ». On lit de même, chez saint Jérôme, que « l’interprétation spirituelle doit rester conforme à la vérité historique, dont l’ignorance fait tomber beaucoup d’interprètes dans l’aveuglement  7 ». Toutefois le défaut n’est que dans l’expression. L’auteur prend bien soin de préciser ensuite qu’il ne faut pas opposer les méthodes de façon radicale, et qu’il ne s’est lancé dans l’interprétation qu’après avoir soigneusement établi le sens littéral. Mais il semble 4. 5. 6. 7.

N° 126_Sedes.indd 83

Benoît XVI, Jésus de Nazareth, tome 1, Flammarion, 2007, p. 11. Ibid. Somme de théologie, Ia q. 1, a. 10, ad 1, cité au numéro 116 du Catéchisme de l’Église catholique. Commentaire sur Isaïe 13, 19 ; PL 24, 159 A.

05/12/13 09:00


84

SEDES SAPIENTIÆ

qu’il tend à penser que le texte en lui-même suffit à le découvrir, ce qu’on peut contester. Nous admettons cependant volontiers que la lecture la plus intéressante du livre de l’Apocalypse est celle qui privilégie sa dimension symbolique et spirituelle. Précisons par ailleurs que le travail du père Plet répond parfaitement à une autre recommandation de Benoît XVI : celle d’une lecture dite « canonique », c’est-à-dire en harmonie avec l’ensemble du canon des Écritures. Elle consiste « à lire les différents textes en les rapportant à la totalité de l’Écriture unique, ce qui permet de leur donner un éclairage tout à fait nouveau  8 ». Il s’agit donc d’une approche globale illustrant l’axiome « scriptura interpres sui » (l’Écriture interprète d’elle-même, s’éclairant par l’Écriture). Pour bien comprendre l’un des trente et un mille versets de la Bible, il faut avoir tous les autres à l’esprit. C’est bien le souci de notre auteur, qui ne néglige jamais l’éclairage si précieux que peut apporter un verset parallèle, notamment dans les livres prophétiques. Ainsi, et même s’il ne les ignore pas, on ne trouvera pas dans ce commentaire un exposé complet des résultats de la critique historique, des enseignements de la tradition, ou des lumières apportées par les parallèles bibliques. Mais il est vrai qu’on ne peut pas tout dire, et que l’on trouve ailleurs tous ces éléments. La réflexion du père Plet se base sur une érudition discrète et découle de sa contemplation : c’est une œuvre personnelle, ce qui est à la fois intéressant et limité. On peut dire que ce commentaire se situe à mi-chemin entre les méthodes des deux auteurs les plus fréquemment cités : l’exégèse scientifique de Pierre Prigent  9 , et l’exégèse poétique de Paul Claudel  10 . SEPT VISIONS Après les quelques pages d’un bref chapitre introductif, l’auteur développe son commentaire en sept grandes parties, correspondant aux sept visions de Jean. Le chiffre sept, qui évoque la perfec8. Op. cit., p 13. 9. P. Prigent, L’Apocalypse de saint Jean, Genève, 2000. 10. P. Claudel, Le poète et la Bible, Lonrai, 1998.

N° 126_Sedes.indd 84

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

85

tion, la plénitude, l’achèvement (comme après les six jours de la Création), est évidemment celui qui convient le mieux pour affirmer la valeur de l’enseignement de Jean. On le retrouve tout au long des chapitres du livre : – les sept églises, – les sept sceaux, – les sept trompettes, – les sept grandes figures, – les sept coupes, – Babylone, – le jugement dernier. La présentation est agréable et soignée et, par souci didactique, l’auteur a placé dans un encadré à la fin de chaque chapitre un résumé en deux ou trois phrases de ce qu’il vient d’exposer. Le commentaire suit le texte de façon linéaire, paragraphe par paragraphe. Chaque détail est analysé et commenté, à la lumière de la tradition de l’Église, relue avec un sain esprit critique, et surtout l’apport de la contemplation personnelle de l’auteur. Celui-ci n’ignore rien des diverses théories d’interprétation, comme le prouve par exemple son exposé des deux grandes écoles de commentaires de la triple série des septénaires qui forme la colonne vertébrale du texte (sept sceaux, sept trompettes, sept coupes) : l’une y voit une succession temporelle, l’autre une récapitulation d’un même cycle sous trois formes (pp. 83-85). Comme il l’a déjà dit en introduction, le père Plet fait le choix de la succession temporelle, d’où le caractère linéaire de son commentaire, plus respectueux de l’exposé de saint Jean lui-même. Au septénaire des sceaux, qui établit le diagnostic de Dieu sur l’humanité malade (au moyen des fameux quatre cavaliers), succède le septénaire des trompettes, qui proclame son jugement, et le septénaire des coupes, qui accomplit le châtiment. Le premier chapitre étudie donc les lettres aux sept églises, qui représentent par leur nombre la plénitude de l’Église, l’Église universelle. Pour chaque église (Éphèse, Smyrne, Philadelphie, Pergame, Thyatire, Sardes et Laodicée), le père Plet détaille, notamment au moyen de l’étymologie de chaque nom, comment

N° 126_Sedes.indd 85

05/12/13 09:00


86

SEDES SAPIENTIÆ

elle représente un aspect du combat spirituel des chrétiens de l’époque, et donc de tout chrétien dans l’histoire. La deuxième vision, consacrée aux sept sceaux, est beaucoup plus ample à tous points de vue. Elle concerne toute l’humanité et commence par une vision extraordinaire : celle du Père des cieux, baignant dans une lumière indescriptible et entouré de la Cour céleste, composée de vingt-quatre vieillards, c’est-à-dire de l’ensemble du peuple des douze tribus d’Israël, et du peuple issu des douze apôtres. On peut voir dans le nombre vingt-quatre un symbole de l’ensemble des amis de Dieu : tous ceux qui ont aimé Dieu plus qu’eux-mêmes. Devant le trône de Dieu s’étale une mer de verre semblable à du cristal, que l’auteur interprète comme l’image éloquente de l’ensemble des élus. Vient ensuite (Ap 4, 6-8) la description des « quatre Vivants », semblables à un lion, à un jeune taureau, à la face d’un homme, et à un aigle en vol. À la suite de saint Irénée, toute la tradition y a vu une évocation des quatre évangélistes, avec le succès que l’on sait dans l’art chrétien. Vision quelque peu réductrice, estime notre auteur, qui souligne l’éclairage de la vision d’Ézéchiel (Ez 1,10) et en conclut que les quatre Vivants sont des anges, ce qui complète la Cour céleste. Ne manque que le Christ, qui apparaît au début du chapitre cinq : il est le lion de Juda, le rejeton de David, le seul capable d’ouvrir le Livre aux sept sceaux, que le Père tient dans sa main droite. Le Livre contient le plan de Dieu sur l’histoire et la description des derniers temps. Contrairement à la grande majorité des commentateurs, le père Plet ne considère pas le premier septénaire, celui des sceaux, comme une liste de châtiments, mais comme une série d’ultimes avertissements. Cela a l’avantage de différencier davantage les trois septénaires, et d’introduire donc une dynamique, une progression dans le dévoilement. Avec l’ouverture du septième sceau, vont s’abattre sept fléaux sur le monde, au son des sept trompettes que font retentir les sept anges des sept églises. C’est le début de la phase finale du combat spirituel, qui oppose depuis toujours les fils de la Lumière et les fils du Dragon. Les différents châtiments sont décrits au moyen d’éléments matériels, comme la grêle ou le feu,

N° 126_Sedes.indd 86

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

87

mais il s’agit de symboles de réalités spirituelles. Les sauterelles, par exemple, telles qu’évoquées dans l’épisode de la cinquième trompette, ne s’attaquent pas à la végétation et ne s’en prennent qu’aux hommes qui rejettent Dieu. Elles sont donc un symbole, celui de la possession diabolique. Représentant les démons, elles piquent comme des scorpions, injectant le venin du désespoir. Par ailleurs, le père Plet explique de manière très intéressante la signification d’images opposées, comme la terre et la mer : « Deux types de sociétés sont décrites à travers cette opposition : les sociétés reposant sur des valeurs sociologiques “stables” (la terre) ; les sociétés “païennes” reposant sur un ensemble de valeurs morales éclectiques, et qui ignorent ou rejettent les idéaux judéo-chrétiens (la mer) » (pp. 122-123). La terre est stable et permet aux hommes de se tenir droits. La mer symbolise une société mouvante, chaotique, sans repères, où s’entrechoquent les égocentrismes. « Le dualisme de la vision johannique de l’humanité ne regarde pas seulement l’opposition purement spirituelle de la Lumière et des Ténèbres ; au sein même du monde, Jean observe une bipolarité qui existe jusqu’au niveau profane des sociétés, et qui les distingue nettement » (pp. 123-124). Nous arrivons au cycle des grandes figures, avec ces personnages mystérieux et antagonistes : la Femme d’un côté, qui peut symboliser la Vierge Marie, ou l’âme humaine, ou surtout l’Église ; et de l’autre une contrefaçon démoniaque de la Sainte Trinité, avec les trois monstres aux origines différentes, l’un sortant du ciel : le Dragon, principe du mal ; les autres sortant de la mer et de la terre : les deux Bêtes. Chacun est décrit minutieusement, avec de judicieuses remarques, comme pour le déséquilibre des têtes et des cornes du Dragon : « Au plan symbolique, les deux chiffres utilisés pour décrire le Dragon, pris isolément (sept têtes et les dix cornes), sont des nombres parfaits ; c’est leur union contre-nature qui engendre et exprime le déséquilibre » (p. 181). Le Diable prend le contrôle du monde, persécutant l’Église et fascinant les païens. Il semble triompher, mais voici qu’apparaît l’Agneau, debout sur le Mont Sion. C’est le Christ entouré des élus, « qui suivent l’Agneau où qu’il aille » (Ap 14, 4). Saint Jean souligne

N° 126_Sedes.indd 87

05/12/13 09:00


88

SEDES SAPIENTIÆ

quatre qualités particulièrement remarquables et communes à ces élus : la virginité, l’amour de l’Agneau, la consécration et la pureté. Là encore, le père Plet analyse très finement ces quatre vertus, en dépassant le simple sens littéral. La pureté n’est pas d’ordre seulement physique. Elle signifie l’amour de la vérité, en opposition au Père du mensonge (cf. Jn 8, 44). « La notion de mensonge permet donc de définir l’essence même du mal » (p. 219). Enfin s’ouvre le troisième et dernier mouvement, le septénaire des coupes, exécution de la sentence divine, qui va conduire au triomphe absolu et définitif de la Providence. Fidèle à sa méthode de commentaire linéaire, le père Plet ne retient pas la théorie de la récapitulation, contre beaucoup de commentateurs qui ne voient dans le septénaire des coupes qu’une reprise amplifiée du septénaire des trompettes. Il affirme donc la dynamique du texte, en soulignant certes la continuité thématique, mais aussi les différences marquantes avec les épisodes précédents. Surtout, il maintient la préférence donnée à une interprétation spirituelle des impressionnants fléaux  11 et de leurs conséquences physiques, citant saint Césaire d’Arles : « Toutes ces plaies sont spirituelles et se produisent dans l’âme » (p. 235). On se rend compte alors que ces fléaux ne sont pas juxtaposés sans logique, car leur sens spirituel forme un mouvement d’ensemble très cohérent, décrédibilisant l’idéologie de la Bête, et donnant aux hommes qui l’adorent une chance de se convertir. À la dernière des sept grandes figures, Babylone, est consacré un chapitre entier. La marque de la Bête, le nombre 666, est obligatoire pour avoir une vie sociale dans cette cité du Diable, symbolisée par une femme qui s’oppose en tout à la « Femme revêtue de soleil » (Ap 12, 1). Cette créature maléfique, assise sur le Dragon, est appelée la Grande Prostituée, pour évoquer son péché principal : « Dans la Bible, la prostitution renvoie, sur le plan religieux, à l’idolâtrie » (p. 250). Babylone (ou Babel) désigne en fait une organisation commerciale du monde, où règne un mode 11. Les grêlons évoqués en Ap 16, 21 font une trentaine de kilos ! La forte grêle évoque la lapidation des blasphémateurs, donc le châtiment individuel des adorateurs de la Bête.

N° 126_Sedes.indd 88

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

89

de vivre et de penser, dans le matérialisme et l’hédonisme, à l’opposé de toutes les valeurs chrétiennes. Au culte de l’homme qui y est imposé s’ajoute une ambition d’unité mondialiste (basée sur le totalitarisme d’une pensée unique), déjà condamnée par Dieu lors de l’épisode de la tour de Babel (Gn 11). Le père Plet souligne que Dieu se réserve, non seulement la déification des hommes, mais aussi leur unification. Ils ne doivent pas céder au mythe du paradis terrestre, car Babylone, comme jadis la tour de Babel, est condamnée structurellement : « Babylone est le haut-lieu de l’orgueil, de l’autosatisfaction, de l’argent, du luxe, des plaisirs et d’innombrables injustices » (p. 267). Toute cette vanité ne peut que générer sa chute. Les croyants doivent s’éloigner de cette ville, c’est-à-dire rejeter ces idoles, car la destruction approche. LE MYSTERE DES MILLE ANS ET DE LA FIN DES TEMPS Et c’est le thème du dernier chapitre, qui décrit les étapes de la victoire de Dieu : « Une première partie décrit la bataille finale d’Armaguédon qui conclut l’affrontement de la Lumière et des Ténèbres dans le monde. Une période de mille ans de paix suivra encore cette bataille, avant l’ultime affrontement, où le Dragon sera cette fois définitivement vaincu. Le Jugement dernier (Ap 20, 11-15) achève logiquement cette première partie. Une seconde partie est constituée par la reprise plus détaillée de la période des mille ans (Ap 21), puis de la vie éternelle qui clôt le texte (Ap 22) » (p. 275). Avec la grande bataille, saint Jean ne propose pas un scénario catastrophe, mais la révélation de l’amour de l’Agneau, transfigurant le monde et renouvelant toutes choses dans la vérité et la justice. L’illusion démoniaque est dissipée, la révolte est écrasée, le mensonge est démasqué. Les insurgés « attendront mille ans, hantant l’immense plaine désertée, avant d’être jugés avec les autres hommes » (p. 285). Le dense et difficile chapitre 21 décrit ce mystérieux millénaire, au cours duquel le Christ va régner, sans pour autant que le Dragon soit totalement vaincu, gardant son pouvoir de séduction. La durée de mille ans n’est pas chronologique. En étudiant les autres occurrences bibliques, on comprend qu’elle désigne un état de grâce pour l’Église. Cela doit écarter

N° 126_Sedes.indd 89

05/12/13 09:00


90

SEDES SAPIENTIÆ

toute tentation “millénariste”, c’est-à-dire l’espoir (partagé par de nombreux Pères de l’Église) que le Christ reviendrait sur terre pour y régner mille ans, faisant profiter les élus d’un bonheur autant matériel que spirituel. Le père Plet rappelle le combat de saint Augustin contre cette déformation vraiment perverse du message johannique, puisqu’elle mène finalement à la tentation diabolique d’un paradis terrestre ! L’aspiration légitime, et même nécessaire, des chrétiens au règne social du Christ, doit se garder de cette illusion pernicieuse. Pour saint Augustin, les mille ans sont en fait le temps actuel de l’Église, entre l’incarnation du Christ et sa parousie. Mais, si l’on est bien fidèle au texte de saint Jean, une différence notable apparaît entre l’histoire de l’Église et les « mille ans », car au cours de ceux-ci l’Église est censée diffuser sans entraves son message de vérité, les structures opposées ayant disparu. C’est un temps de paix spirituelle, les hommes ne s’opposant plus à l’action de l’Église. Nous sommes bien loin de cet âge d’or, qui n’a jamais existé dans l’histoire de l’Église ! C’est un temps de chrétienté parfaite, inconnu jusqu’à nos jours, le temps de la Cité sainte, la Jérusalem nouvelle. Il semble encore à venir. Au terme de ces mille ans, le Dragon revient en force, pour solliciter de nouveau les hommes à la révolte contre Dieu. C’est le combat final contre le « camp des saints », qui se solde par l’échec définitif du diable et de ses sectateurs, précipités dans le « lac de feu » qu’est l’enfer. C’est un lieu de frustration, de discorde, d’impuissance et de solitude, où les trois convoitises (de la chair, des yeux, et l’orgueil de la vie, selon 1 Jn 2, 16) sont comme un feu dévorant. Ici nous devons souligner une réserve que nous avons déjà exprimée : le père Plet a choisi de présenter le sens spirituel de l’Apocalypse, ce sens judicieusement appelé parfois sens mystique. Mais cela ne doit pas laisser croire à l’absence de valeur du sens littéral. Le caractère physique du feu de l’enfer est suffisamment affirmé par l’Écriture et la tradition pour ne pouvoir être rejeté. Dans les temps actuels, il aurait été utile de le rappeler  12 . 12. Cf. L.-M. de Blignières, Les fins dernières, DMM, 1984, pp. 109-112. Il est probable que d’autres images de la vision de saint Jean ne sont pas que des symboles non plus !

N° 126_Sedes.indd 90

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

91

Enfin, l’Apocalypse de saint Jean s’achève au chapitre 22 sur la vision du paradis, où se trouvent le trône, l’arbre de la vie et le fleuve d’eau vive. Le père Plet explique très bien le sens de ces images, qui désignent dans l’ordre le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Le destin des élus est de vivre en leur présence, dans la Jérusalem céleste. Ce désir de Dieu doit devenir le désir des hommes, et c’est sur l’expression fervente de ce désir que se termine la vision de Jean. Au Christ qui annonce : « Oui, je viens bientôt ! », l’apôtre répond avec l’enthousiasme le plus mystique : « Amen ! Viens Seigneur Jésus ! » (Ap 22, 21). L’APOCALYPSE, C’EST MAINTENANT Une des plus importantes et difficiles questions que pose le livre de l’Apocalypse est bien sûr celle de son actualité : ce dévoilement concerne-t-il le présent ou l’avenir ? Le père Plet répond sans hésiter : « Si l’on en reste au plan du temps chronologique, alors on ne comprend pas comment le temps présent (celui du lecteur) et le futur eschatologique peuvent se rencontrer ; et l’on attend seulement des révélations sur la fin du monde matériel ! En revanche, en se situant dans le “kairos”  13 de l’invitation du Christ, tout devient “urgent” ; on comprend alors qu’il faut prendre part dès maintenant au combat spirituel, sans attendre la fin du monde proprement dite. Il n’est plus question, dès lors, de croire en une quelconque “neutralité” par rapport au gigantesque affrontement opposant la Lumière et les Ténèbres ; un affrontement déjà commencé, puisque nous vivons dans le “temps” des sept églises. La prophétie de Jean nous permet de comprendre l’importance et l’intensité du combat de la foi, celui que nous devons mener dès à présent, afin que le Seigneur nous trouve prêts quand il viendra » (pp. 313-314). C’est pourquoi les symboles obscurs de l’Apocalypse, éclairés par le père Plet, ne peuvent que conduire le lecteur à une méditation sur le monde actuel. Comment ne pas voir dans notre société la tentation d’unification mondialiste, le culte de l’homme sans 13. Le temps au sens du moment opportun.

N° 126_Sedes.indd 91

05/12/13 09:00


92

SEDES SAPIENTIÆ

Dieu, la réduction de l’humain à l’état d’une “chose” utilisable, la révolte contre les lois de la nature créée par Dieu… L’Apocalypse décrit ce monde organisé avec des structures de péché, promouvant une culture de mort, imposant la dictature du relativisme : « Le monde organisé par le Faux Prophète est celui du relativisme absolu des valeurs, qu’elles soient morales ou simplement matérielles » (p. 212). Cela rend urgente la méditation du texte de l’Apocalypse, car on y trouve une fine description des forces du mal et de leur virulence croissante, invitant à une résistance du chrétien. L’étonnante et récente réaction aux lois sapant la famille traditionnelle laisse heureusement espérer qu’une nouvelle génération de chrétiens s’affranchira de « la culture du refus de l’ennemi  14 », pour résister avec détermination aux entreprises du Dragon. Dans cet esprit, il faut lire tout spécialement le décryptage par le père Plet du message à Laodicée : « Laodicée est caractérisée par la richesse et l’autosatisfaction. L’état spirituel qui en résulte est celui de la “tiédeur”. […] L’Église de Laodicée a perdu le sens de la transcendance et celui de l’éternité. Elle se complaît désormais dans le plan strictement horizontal des relations humaines et porte bien son nom d’“Église de la démocratie”. C’est à ce niveau qu’elle a su développer ses talents : l’organisation et l’animation de l’Église, les œuvres sociales, les relations avec les non-croyants. […] La tiédeur dont parle le Christ, le fait de n’être “ni chaud ni froid”, signifie que Laodicée a transformé la foi chrétienne en une simple philosophie du savoir-vivre » (p. 59). L’Apocalypse se ramène donc à deux thèmes fondamentaux, qui sont mis en relation : le combat spirituel et l’espérance. Les hommes sont l’enjeu d’un affrontement grandiose entre Dieu et le Dragon, à l’issue certaine, mais qui doit être révélée à chacun pour qu’il échappe aux griffes de la Bête et aux séductions de Babylone. Sur un arrière-fond d’opposition au pouvoir politique, c’est finalement la condition humaine qui est observée, avec sa tentation récurrente de s’émanciper de Dieu pour accéder sur 14. Un état d’esprit irénique et défaitiste bien analysé dans un recueil de textes présentés par Gilles Dumont : La culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du xxie siècle (PULIM, 2007).

N° 126_Sedes.indd 92

05/12/13 09:00


AUJOURD’HUI L’APOCALYPSE

93

terre au bonheur total. Selon le père Plet, les fléaux divins qui s’abattent sur les hommes ingrats ne sont pas des calamités purement cosmiques, mais des avertissements spirituels. C’est tout l’enjeu et la valeur de sa réflexion que de le démontrer pas à pas. Contrairement à ce que peut suggérer une lecture superficielle, le livre de l’Apocalypse n’a pas pour but de décrire les événements effrayants de la fin des temps, dans un avenir lointain. Il vise avant tout à stimuler le combat spirituel du croyant, ici et maintenant. Ainsi, plutôt qu’une révélation terrifiante sur le processus concret de la fin du monde, l’Apocalypse apporte au lecteur une méditation capitale sur sa condition présente et le sens de sa vie, pour l’éclairer par l’espérance : « L’espérance est le privilège de ceux qui ne fixent pas leur cœur dans les plaisirs passagers que Babylone leur fait miroiter, et qui sont prêts à être marginalisés et même persécutés, afin de demeurer fermes dans la foi » (p. 12). Ce commentaire propose donc bien plus que le simple décodage d’un texte difficile. Inévitablement, on pourra ne pas adopter forcément certaines des explications proposées, comme quand notre auteur affirme que « les habits blancs désignent les sacrements » (p. 60), ou quand il défend l’idée que les « deux témoins » d’Ap 11, 3 désignent une double primauté exercée par Pierre et Jean, le magistère institutionnel de Pierre étant complété par la charité de Jean (p. 158). Ces détails n’enlèvent rien à la qualité de cet ouvrage, qui, avec une grande clarté d’exposition, vise à l’édification et à la formation du disciple. Il nous convainc de l’actualité de l’Apocalypse : la vie du chrétien, ici et maintenant, est un combat spirituel exigeant ferveur, fidélité, réalisme et espérance. Savamment informée, longuement réfléchie, habilement exposée, la contemplation du père Plet nous donne vraiment un modèle d’exégèse spirituelle. On pourra la compléter utilement par deux références curieusement absentes de la bibliographie : – pour une lecture thématique (ou circulaire) : La théologie de l’Apocalypse, de Richard Bauckham (Cerf, 2006) ; – et pour le meilleur des interprétations patristiques : Le sens mystique de l’Apocalypse, de Dom Jean de Monléon (Nouvelles Éditions Latines, 1969).

N° 126_Sedes.indd 93

05/12/13 09:00


94

SEDES SAPIENTIÆ

N’ayons pas peur de l’apocalypse, et surtout pas de lire le livre du même nom. Ce guide de lecture fait comprendre que son message initiatique et mystique conduit à l’espérance. Dans un entretien accordé au magazine France catholique, le père Plet conclut : « Saint Jean ne nous livre en aucune manière les modalités concrètes de la fin du monde. Son but, en nous relatant sa vision, n’est pas de combler une curiosité superficielle et inutile… Il nous parle de ce qui est ultime, de ce qui donne le sens profond de l’existence humaine : le choix de suivre l’Agneau ou de suivre le Dragon. Impossible de rester neutre : “La neutralité n’existe pas”, nous dit saint Jean  15 ». On ne peut mieux souligner l’urgence de cette lecture, qui vient secouer notre torpeur, cette tiédeur que Dieu « vomit » (Ap 3, 16). Abbé Alban Cras

L’abbé Alban Cras est membre de la Fraternité Saint-Pierre et dirige la propédeutique au séminaire de Wigratzbad (Bavière). Licencié en théologie, il est l’auteur d’un ouvrage de théologie biblique : La symbolique du vêtement dans la Bible (Cerf, 2011). 15. France catholique, n° 3252, 18 mars 2011.

N° 126_Sedes.indd 94

05/12/13 09:00


Les Cristeros Un film révèle la résistance et le martyre des Cristeros, combattants mexicains de la foi

For Greater Glory – Cristiada, par Dean Wright, avec Andy Garcia, Mauricio Kuri, Oscar Isaac, Eva Longoria ; Mexique, 2012, 145 min.

O

n entend souvent parler du prétendu soutien de l’Église aux dictatures militaires d’Amérique latine dans les années 1970-1980. Il est moins souvent rappelé que cette région a connu des régimes violemment antichrétiens, et ce jusque tard dans le xxe siècle. Peu de gens savent qu’entre 1926 et 1929, le Mexique fut le théâtre d’une gigantesque Vendée, la Cristiada ; que le gouvernement révolutionnaire essayant de détruire la religion catholique, le peuple résista pacifiquement, puis se souleva aux cris de Viva Cristo Rey ! Viva la Virgen de Guadalupe ! (Vive le Christ Roi !, Vive la Vierge de Guadalupe !), d’où le surnom de Cristeros donné aux rebelles ; que la répression fit de très nombreux martyrs ; qu’après avoir tenu en échec les troupes gouvernementales armées par les États-Unis, les insurgés déposèrent les armes à la demande de l’épiscopat mexicain contre une promesse d’amnistie jamais tenue, puis furent impitoyablement massacrés ; que cet épisode fut exclu de la mémoire officielle et nationale (comme la Vendée en France) ; que l’Église garda le silence afin de ne

N° 126_Sedes.indd 95

05/12/13 09:00


96

SEDES SAPIENTIÆ

pas remettre en cause une situation qui s’améliorait peu à peu, jusqu’à la chute de l’URSS et au rétablissement de relations entre le Mexique et le Saint-Siège, en 1991, puis à la visite de JeanPaul II au Mexique en 1992, prélude à la béatification de nombreux martyrs cristeros depuis 2000. Plus de 80 ans après les faits, en 2012, un film révèle au grand public la tragédie des Cristeros. For Greater Glory (en espagnol Cristiada) a été produit et réalisé au Mexique, mais tourné en anglais par un directeur américain, Dean Wright, avec de nombreuses stars hollywoodiennes : Andy Garcia, Eva Longoria, Peter O’Toole. Wright est connu pour sa collaboration aux effets visuels des Deux Tours, et du Retour du Roi, adaptations cinématographiques des romans de J. R. R. Tolkien. Le titre For Greater Glory fait allusion à la devise des jésuites ad majorem Dei gloriam, « pour la plus grande gloire de Dieu ». For Greater Glory a obtenu un triomphe dans les salles OutreAtlantique. C’est la première fois qu’une œuvre destinée au grand public prend pour thème ces événements dont personne ne parlait. Cela suffirait à recommander le film. Mais, de plus, il enthousiasme le spectateur tout en restant fidèle à l’histoire. Pour une fois, les catholiques ne sont pas calomniés. Quelle est cette histoire ? La Révolution commence en 1910 au Mexique. Elle est violemment anticléricale. En 1926, le gouvernement bolchevique et maçon du président Calles entreprend d’éradiquer le catholicisme, qualifié d’« étranger » à la nation mexicaine. Il fait voter des lois expulsant et dissolvant les congrégations religieuses, fermant les écoles et hôpitaux catholiques, soumettant le clergé à des contraintes intenables. Ces « lois » rappellent celles de 1905 en France. Mais alors que Clémenceau évita de faire couler le sang, la répression calliste n’eut pas de limites. Le Mexique ressembla alors à la Vendée : le parallèle n’est pas de nous mais de Jean Meyer, le spécialiste le plus reconnu de la Cristiada. Cet historien de gauche fut le premier, et longtemps le seul, à s’intéresser aux Cristeros. Il interrogea les survivants des deux camps et rédigea une thèse sur le sujet

N° 126_Sedes.indd 96

05/12/13 09:00


LES CRISTEROS

97

en 1974  1. Contredisant sa formation marxiste, ses recherches mettaient au jour une révolte motivée par l’attachement du peuple au catholicisme face à l’oppression des révolutionnaires. « Dans les deux cas [Vendée et Cristiada], les révolutionnaires se sont trouvés dans la situation de devoir affronter le soulèvement d’une grande partie du peuple qu’ils disaient leur et dont ils prétendaient tirer leur légitimité. Pour contourner ce paradoxe, ils ont dû inventer la théorie du complot, de la trahison au profit de l’armée des princes, du Vatican, des compagnies pétrolières, et la thèse de ‘l’idiotie de la vie rurale’, de l’imbécillité des masses rurales que les curés mènent par le bout du nez  2 . » En réalité les autorités ecclésiastiques font tout pour éviter l’affrontement. Peut-être même trop. Comment les Mexicains réagissent-ils aux « lois » antireligieuses ? D’abord des manifestations remplissent les rues de la capitale, Mexico. Les associations de laïcs catholiques, en particulier la Ligue pour la Défense de la Liberté Religieuse (LDLR), organisent la résistance pacifique. Les manifestations puis les pétitions ayant échoué, la LDLR appelle au boycott des entreprises d’État. Rien n’y fait. Après avoir tout essayé, les évêques se voient contraints de suspendre le culte public dans tout le pays. Le gouvernement fait occuper les églises, qu’il ferme « pour cause d’inventaire ». Partout le peuple proteste contre les inventaires. Calles répond en envoyant la troupe. Des fidèles sans armes, vieillards, femmes et enfants sont tués. Alors les campagnes se soulèvent. Le film suit le destin d’un jeune garçon du peuple, José, qui se lie d’amitié avec son vieux curé, le Père Christopher. Menacé de mort, celui-ci ira jusqu’au bout de son engagement pour le Christ (Peter O’Toole excelle dans ce rôle autant que dans celui de Lawrence d’Arabie en 1962). José décide lui aussi de défendre 1. 2.

N° 126_Sedes.indd 97

Jean Meyer, Apocalypse et Révolution au Mexique. La guerre des Cristeros, Paris, Gallimard, 1974. Jean Meyer, « Une Vendée mexicaine : la Christiade », in Les autres vendées. Les contre-révolutions paysannes au xixe siècle, dir. Yves-Marie Bercé, La Roche-sur-Yon, Éd. du CVRH, 2013.

05/12/13 09:00


98

SEDES SAPIENTIÆ

sa foi jusqu’au sang. Parallèlement on assiste aux réactions des milieux plus instruits. L’avocat Anacleto González Flores (Eduardo Verástegui), avec les autres dirigeants de la LDLR, cherche tous les moyens pacifiques pour obtenir le retrait des lois. Un ex-militaire agnostique, Enrique Gorostieta (Andy Garcia), hier insensible à la piété de sa femme (Eva Longoria), finit par choisir le camp des insurgés. Quant à l’abbé Vega (Santiago Cabrera), il opte pour une attitude très différente de celle du Père Christopher. Portant soutane et fusil, ce jeune vicaire prend la tête d’une bande de rebelles. Car les catholiques mexicains ne pourront échapper au recours ultime : celui des armes. Dans tout le Mexique, les hommes prennent le maquis. La Cristiada réunit les Mexicains de toutes conditions. Même un bandit célèbre, Victoriano « El Catorce  3 » Ramírez, se range avec ses hommes sous la bannière du ChristRoi. Le film montre le travail des brigades féminines, groupes clandestins d’une efficacité redoutable : acheminant au péril de leur vie munitions et médicaments, ces femmes et jeunes filles sont le poumon de la rébellion. Les Cristeros ont besoin d’un général qui unifie leur action. La LDLR fait alors appel à Gorostieta, pourtant incroyant. Celui-ci accepte. Dès ce moment le film prend l’ampleur d’une guerre en action. Andy Garcia incarne à merveille le stratège audacieux, le meneur d’hommes que fut Gorostieta, qui transforma des bandes de guérilleros en une armée victorieuse. Le général agnostique connaîtra un cheminement spirituel, s’éveillant à la foi pour laquelle ses hommes sont prêts à mourir. Ceux qui auront lu les rares ouvrages disponibles sur les Cristeros remarqueront combien For Greater Glory respecte l’histoire. Pas de caricature : le film ne dissimule pas les fautes des Cristeros, et reste pudique sur les atrocités commises par les troupes gouvernementales contre les civils (pendaisons massives de paysans, villages entiers massacrés, tortures…). Le jeu des 3.

Surnommé ainsi parce qu’il tua à lui seul quatorze fédéraux venus le surprendre dans sa maison.

N° 126_Sedes.indd 98

05/12/13 09:00


LES CRISTEROS

99

États-Unis apparaît dans son cynisme : tout au long de la guerre, ils fournissent armes et soutien au gouvernement Calles. Certains regretteront le poids donné aux sentiments, les gros plans, les dialogues simplifiés. Mais ces aspects typiques d’une grosse production ne lui enlèvent pas sa profondeur. Les héros aiment leur famille, leur religion et leur pays. Pour cela ils pleurent, font feu, rusent, meurent. Sans se perdre dans des méandres psychologiques, le scénario montre les êtres humains face au mal : choisiront-ils la compromission, le mensonge, ou au contraire la résistance, la vérité, au risque de souffrir et même de perdre la vie ? Action et sentiments servent à relier des destins très divers, de manière à tisser une représentation d’ensemble de la Cristiada. Trois ans en deux heures et demie ! Un tel exploit suppose des raccourcis. Par exemple, le film imagine une tendre amitié entre Gorostieta et José, que le général adopte comme son propre fils. L’histoire dit autre chose : José prit bien le maquis et devint le chouchou de son général, mais non pas du général en chef Gorostieta. La fiction a rapproché des faits épars dans la réalité : c’est moins trahir substantiellement l’histoire, que la résumer. Le film laisse aussi de côté un aspect douloureux de la Cristiada : l’attitude de l’épiscopat mexicain. A quelques exceptions près, les évêques s’abstinrent de soutenir l’insurrection armée, et à la première occasion, signèrent des accords avec le gouvernement, accords qui livraient les Cristeros à leurs bourreaux sans obtenir aucune contrepartie réelle. Le résultat fut un massacre des insurgés, et un retour à la situation qui avait provoqué le soulèvement. Les persécutions et les assassinats recommencèrent par la suite. Cela, For Greater Glory n’en parle pas. Il s’arrête à la fin de la guerre (1929), lorsque les cloches sonnent à nouveau dans tout le Mexique, après trois ans de silence. Dira-t-on alors que les rebelles sont morts pour rien ? Les dernières images contredisent ces vues trop humaines : il s’agit des notices historiques sur les personnages évoqués dans le film, avec leurs photographies d’époque. Elles ramènent le spectateur de la fiction à l’histoire. On voit défiler les martyrs de tous âges (notamment José, 13 ans) béatifiés par Jean-Paul II et Benoît XVI.

N° 126_Sedes.indd 99

05/12/13 09:00


100

SEDES SAPIENTIÆ

Leur sang n’a pas coulé en vain. Une pluie de grâces a inondé la terre du Mexique, ses fils ont conservé la foi à travers 70 ans de persécutions du Parti révolutionnaire institutionnel, et ses martyrs peuplent en nombre le Ciel, où ils intercèdent en faveur des chrétiens opprimés. L’avenir a donné raison aux résistants catholiques. Pour l’instant, For Greater Glory attend encore un distributeur en France. Nul doute qu’il y connaîtrait le même succès qu’en Amérique. D’ici là, on peut facilement s’en procurer le DVD et passer un beau moment de cinéma. En complément, nous recommandons la dernière édition du livre d’Hugues Kéraly, La véritable histoire des Cristeros (préface du Cardinal Medina, Paris, Éd. L’homme nouveau, 2006). Kéraly s’appuie sur les travaux de Meyer, qu’il complète par ses propres recherches et son regard de catholique. Ses talents d’écrivain rendent le livre très accessible  4 . Que l’exemple des Cristeros nous encourage à défendre jusqu’au bout les droits de Dieu contre les lois mauvaises. Nul danger, nulle hésitation ecclésiastique ne peuvent abattre celui qui aime Jésus-Christ, son Dieu et son Roi. Fr. A.-M. de Araujo

4.

Cf. Sedes Sapientiæ, n° 97, pp. 117-119.

N° 126_Sedes.indd 100

05/12/13 09:00


Pistes de lecture ✧ Père Michel Viot, Dieu et l’État. Signification de la fête du Christ Roi, Avant-propos de Mgr Marc Aillet, Versailles, Via Romana, 2013, 80 pages ● Le père Viot est à bon droit préoccupé du rayonnement de la foi sur l’organisation sociale. C’est le thème de La Révolution chrétienne : la nouvelle évangélisation, pour quoi faire ? (cf. notre recension dans Sedes Sapientiæ, n° 123). Dans le présent ouvrage, dédié à Benoît XVI, qui « a été inspiré quand il a remis à l’honneur la fête du Christ Roi » (p. 63), en la prenant pour terme de l’Année de la foi, il rappelle les fondements révélés de la royauté du Christ, et propose de revoir le concept de laïcité. L’auteur donne une pertinente mise en perspective historique de l’encyclique de Pie XI, Quas primas, qui en 1925 institua la fête liturgique de la royauté du

N° 126_Sedes.indd 101

Christ. Il souligne son actualité et explique, textes à l’appui, que les déplacements d’accent introduits par Vatican II, ainsi que le déplacement de la date de la fête, ne remettent pas en cause l’essentiel de la doctrine de la royauté du Christ sur toutes les sociétés. « Sur le plan purement théologique, il me semble donc que Vatican II a complété Quas primas sans l’abroger, ce qui d’ailleurs n’était pas en son pouvoir » (p. 60). On peut pourtant estimer que certains des glissements ont été abusifs (notamment le changement du texte des hymnes de la fête), et qu’ils ont été exploités contre l’engagement explicite des chrétiens en politique. Il n’en reste pas moins vrai que le Catéchisme de l’Église catholique – dont l’auteur déplore que l’on ait perdu de vue qu’il « est revêtu de l’autorité magistérielle » (p. 12) – va dans le sens d’une continuité

05/12/13 09:00


102

SEDES SAPIENTIÆ

substantielle, notamment en renvoyant à Quas primas : « Le devoir de rendre à Dieu un culte authentique concerne l’homme individuellement et socialement. […] L’Église manifeste ainsi la royauté du Christ sur toute la création et en particulier sur les sociétés humaines (cf. Léon XIII, enc. Immortale Dei ; Pie XI, enc. Quas primas) » (CEC, n. 2105). L’auteur analyse le sens de la séparation de l’Église et de l’État, et s’attache à montrer la continuité, sur le fond, de la pensée des pontifes à cet égard, de Pie VI à Jean-Paul II. Il n’hésite pas, pour éclairer la genèse et la nature de la « laïcité à la française », à citer Joseph de Maistre, le cardinal Pie et même (malheureusement sans indiquer les références) celui qui fut notre maître en politique, Louis Daménie. Le père Viot, au début et à la fin de son travail, donne d’éclairantes précisions sur le cheminement de sa pensée : « Depuis de nombreuses années, y compris celles vécues dans le Protestantisme luthérien et la Franc-Maçonnerie, je me suis attaqué au laïcisme sans remettre en cause la laïcité inscrite dans l’article 1er de la Constitution de 1958, celle de la 5e République. Aujourd’hui je suis contraint d’aller plus loin. Pourquoi ? Parce qu’on peut malheureusement parler d’un dérapage laïciste calculé par la présidence socialiste, à cause du mépris, pour ne pas dire

N° 126_Sedes.indd 102

de la haine des religions. […] Je pose alors la question sans détour : allons-nous célébrer le Christ Roi dans le but qu’assigne Pie XI (à mon avis appuyé par Vatican II) dans le sens du paragraphe 21 de Quas primas ? […] Je sais parfaitement que je remets ici en cause la laïcité de l’État. Mais, après tout, depuis quand pareille notion est-elle dogme révélé de l’Église ? » (pp. 16‑17 et 61). Les réflexions doctrinales et politiques de l’auteur sur le sens de la fête du Christ Roi, tenant compte de la vraie liberté des consciences, se complètent par des propositions pratiques. « Mes convictions catholiques quant à la signification du Christ Roi des nations et de l’univers m’obligent à dire qu’il faut réviser dans sa forme la loi de séparation de 1905 » (p. 65). Cette révision viserait la situation des chrétiens de diverses dénominations et des juifs. Mais, en concédant des salles de prière sans minaret aux musulmans, on mettrait à part le cas de l’islam, à cause de son statut particulier de confusion politico-religieuse et de l’absence de réciprocité dans les droits de culte reconnus en terre d’Islam aux non-musulmans. On regrettera une inexactitude sur la notion de « désobéissance » : elle ne saurait être « une manifestation sur terre du Royaume » (p. 59). Lorsque des chrétiens n’exécutent pas un ordre illégitime de l’autorité temporelle, c’est précisément

05/12/13 09:00


PISTES DE LECTURE

qu’il n’y a pas « matière à obéissance ». L’obéissance est une vertu qui vise seulement l’exécution de l’ordre d’une autorité légitime, donné dans le cadre de sa juridiction, lorsqu’il n’est pas clairement opposé à celui d’une autorité supérieure. Un ordre opposé aux commandements de Dieu n’appelle aucune « désobéissance » : il n’existe pas comme tel. On notera aussi que les citations, des pontifes notamment, sont souvent données d’après des ouvrages d’auteurs, et non avec les références originales. Mais ces discrètes réserves n’enlèvent pas le grand intérêt de cette brochure, qui vaut la peine d’être lue. Remettant en perspective de longue durée des problèmes très actuels, elle est instructive. Elle est aussi originale et courageuse, par ses propositions pratiques et sa foi dans l’efficacité de la vérité. Fr. L.-M. de Blignières

✧ Malek Sibali, L’islam, sacrée violence. Textes fondateurs, Préface de Jean Alcader, Versailles, Éditions de Paris, 2011, 140 pages ● On parle beaucoup du lien entre la violence et l’islam. La tendance la plus répandue en Occident est de découpler ces deux réalités : d’un côté l’islam, qui serait une réalité religieuse respectable et modérée, voire, pour certains spécialistes du « dialogue islamo-chrétien », une « religion de paix et d’amour » (sic) ; de l’autre,

N° 126_Sedes.indd 103

103

l’islamisme, qui serait une corruption du « véritable islam » (plus ou moins accentuée selon qu’il s’agit d’un islamisme modéré, radical, intégriste, etc.), quelque chose d’inauthentique par rapport au « vrai visage de l’islam ». Depuis quelques décennies, de nombreux travaux (l’un des derniers : Guy Pagès, Interroger l’islam, DMM, 2013) ont largement battu en brèche cette vision irénique. Ils ont montré comment et pourquoi la violence était une dimension constitutive de l’islam. Ces ouvrages ont rappelé notamment l’une des clés de lecture fondamentales de l’islam : Dieu est conçu essentiellement en islam dans son attribut de puissance, et la religion est vue d’abord dans sa dimension de soumission à la volonté de Dieu. En conséquence, la perspective de la sagesse divine n’est guère honorée dans l’islam orthodoxe, et la recherche de l’intelligibilité (a fortiori de l’intimité) dans les rapports de l’homme avec Dieu est écartée comme suspecte d’« associationisme ». La révélation prétendument faite à Mahomet n’a pas à se justifier aux yeux des hommes par des signes de crédibilité rationnelle (si ce n’est par la seule beauté du Coran, accessible à une infime minorité de lettrés arabophones), elle demande seulement à être reçue dans une soumission aveugle, tout refus de croyance aux enseignements du Prophète étant une preuve de

05/12/13 09:00


104

SEDES SAPIENTIÆ

mauvaise foi et une agression de la foi des vrais croyants. L’usage de la force (signe de bénédiction divine) pour la soumission de tous les hommes au message de Dieu et à la médiation unique du Prophète, usage recommandé et abondamment pratiqué par Mahomet, doit se lire comme conséquence de ces données fondamentales sur Dieu et sur l’homme. Les livres des islamologues récents ont aussi insisté sur le fait que la relation islam-violence était clairement fondée dans les textes « canoniques » de l’islam, communs à toutes les écoles de droit islamique, qui formulent sur cette base les exigences de la charia : le Coran, les Hadîths, la Sîra (ou vie du Prophète). Le petit opuscule publié par les Éditions de Paris comble une lacune dans l’édition sur le sujet, en donnant à la suite, dans les trois parties du livre, une sélection de ces « textes fondateurs » de la violence sacrée. Pour couper court aux discussions avec les arabophones sur les traductions, l’opuscule donne les versets du Coran sélectionnés en français et en arabe (curieusement certains des versets du Coran ne sont pas accentués comme il est de règle). En annexe, cinq textes très impressionnants de musulmans ou d’ex-musulmans « contribuent à une meilleure compréhension de l’enracinement de la violence dans l’islam comme dans son idéologie totalitaire » (p. 99) : un journaliste

N° 126_Sedes.indd 104

syrien (« L’islam : grâce ou disgrâce pour l’humanité »), un ancien imam égyptien diplômé d’al-Azhar et docteur en Sorbonne (« La barbarie dans le Coran »), une militante féministe (« L’endoctrinement des enfants musulmans en France »), un journaliste koweïtien (« On regrettera l’Europe »), un ancien musulman iranien (« Lettre à l’humanité »). Ce petit ouvrage peut rendre de grands services, tant pour ouvrir les yeux des occidentaux qui sont dans l’illusion que dans la controverse avec les musulmans ou l’apostolat auprès d’eux. Fr. L.-M. de B.

✧ Philippe de Villiers, Le roman de Charette, Albin Michel, Paris, 2012, 476 pages ● Alliant la fresque historique méticuleusement documentée et le roman d’aventure, Philippe de Villiers nous plonge dans la vie intime de François-Athanase Charette de la Contrie. Certes, le livre de près de 500 pages ne nous lance pas immédiatement dans les mêlées glorieuses de l’Armée catholique et royale. Non, c’est avec une exquise lenteur et un sens aigu du portrait impressionniste que l’auteur nous force à devenir spectateurs, à humer les arômes, à écouter la rumeur de Brest au xviiie siècle. Je pensais aux enfants de marins, à tous les enfants orphelins, dont la vie bascule quand la quille s’en va. Ces enfants de douleur qui,

05/12/13 09:00


PISTES DE LECTURE

demain, à leur tour, retrouvant, de leurs pères, le sillage d’écume, iront au fond d’eux-mêmes puiser, dans le dessin d’un vieil écusson de famille, la force nécessaire pour reprendre la mer, comme on revient au pied, battu par la marée, d’une forteresse imprenable (p. 81). Après plus de 200 pages à louvoyer dans les méandres du célèbre port, à naviguer sur les vaisseaux du Roy guerroyant contre la blanche Albion même jusqu’en lointaine Amérique, nous sommes submergés dans une atmosphère chargée d’honneur et d’embruns. On y découvre un Charette complexe, au tempérament lentement sculpté par le cumul des sacs et ressacs de la vie quotidienne. Sa vie d’officier de la marine royale prend un tournant au retour d’une mission en Méditerranée. Des idées nouvelles venant de Paris ont submergé les ports en empoisonnant les esprits et les cœurs. Ne se reconnaissant plus dans cette nouvelle marine révolutionnaire, Charette démissionne et, vers la fin de la vingtaine, commence sa retraite. Villiers se fait particulièrement lyrique pour dépeindre la vie simple de notre jeune retraité. Les chasses en solitaire, les paysages bucoliques du bocage, dissimulent à peine la déchéance de ce jeune officier qui semble avoir gaspillé tous ses talents. Même l’amour ne lui sourit qu’à moitié, convolant avec une veuve, de quinze ans son aînée. Qui pourrait

N° 126_Sedes.indd 105

105

alors se douter du glorieux destin qui se prépare ? Car toutes ces vilaines idées qui lui avaient fait abandonner le service du Roi vinrent enflammer la résistance des campagnes. Charette, d’abord fort réticent à une révolte qui semble complètement illusoire, se laisse forcer la main par une bande de paysans décidés à défendre le séculaire équilibre qui a modelé leur bonheur. Appelé par l’honneur à défendre la religion et le Roi, il se met à la tête de cette armée de pacotille, tout juste bonne à effrayer un épouvantail. Et pourtant… Nous connaissons tous la suite. Charette et les autres chefs vendéens dirigeront ces « brigands ». Honneur et courage, mêlés à de plus sombres versants de la nature humaine, déferlent contre les vagues successives de « Bleus ». Les récits de combats et d’exactions inhumaines cohabitent avec de fabuleux passages qui nous font entrer dans l’exquise grandeur de certaines scènes. Ce qui nous unit est d’une essence supérieure aux conjectures de nos misères : je suis lié avec eux par un serment, le serment de l’ormeau de La Fonteclause – « Je ne reviendrai ici que mort ou victorieux ». Il ne s’agit plus de vaincre, mais d’accomplir (p. 423). Au lecteur qui s’interrogerait sur le sens ou l’utilité d’un combat perdu après trois ans de massacres,

05/12/13 09:00


106

SEDES SAPIENTIÆ

Villiers rappelle subtilement, par ce fameux trait du héros qui illumine le sens spirituel et moral de cette résistance : « Rien ne se perd jamais… » (p. 433). Philippe de Villiers fait honneur à cette grande épopée avec un livre élevé comme une stèle à la gloire de Charette. Le roman de Charette est ourlé d’un style exceptionnel, plein de souffle et de vie. Nous recommandons chaleureusement cette lecture en espérant que quelques-uns de nos contemporains y puiseront quelques fières idées de résistance. D. Boily

✧ John Eldredge, Indomptable. Le secret de l’âme masculine, traduit de l’anglais par Antoine Doriath, Marne-la-Vallée, Éditions Farel, 20138, 234 pages ● John Eldredge est américain. Il a fait du théâtre et est conseiller en psychologie, conférencier, écrivain à succès. Protestant, il cite des auteurs anglophones, psychologues, poètes ou « spirituels » peu connus du public francophone. Sa culture éclectique déborde la sphère des protestants d’expression anglaise. Eldredge se réfère à saint Augustin, à Dante, à saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse d’Avila, et à l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ. L’auteur part du constat de la perte de l’identité masculine dans la période contemporaine. Il la décrit

N° 126_Sedes.indd 106

avec une lucidité criante, appuyée sur des exemples tirés de sa propre expérience. « Nous sommes actuellement dans les dernières phases de la guerre longue et vicieuse contre le cœur de l’homme. […] Je ne galvaude pas le mot “guerre” ; je parle honnêtement de la nature de ce qui se trame autour de nous… contre nous. » (p. 99). Le cœur masculin, selon l’auteur, a trois désirs inscrits en lui : un combat à livrer, une aventure à vivre, une belle à sauver (ch. 1). S’efforçant de nous « libérer d’une image fausse de Dieu – et surtout de Jésus » (p. 40), l’auteur montre, à partir de la Bible, comment ces caractéristiques sont présentes en Dieu, qui a réparti entre l’homme et la femme les reflets de sa vigueur et de sa beauté (ch. 2). Il est difficile de réaliser ces trois désirs, d’où le risque de les nier par des addictions de diverses natures – ce que Pascal aurait appelé les divertissements –, car tout homme est hanté par la question : « Suis-je vraiment un homme ? » (ch. 3). Il faut donc une « initiation » par le père à l’aventure, au combat et au risque (ch. 4). La mère a souvent du mal à y consentir, et à laisser l’enfant sortir de sa sphère fusionnelle. Si la mère s’oppose à cette action de séparation, ou si le père démissionne devant sa tâche, le garçon enregistre une blessure, dont les conséquences sont lourdes. «  Ou bien les hommes pratiquent la surcompensation de

05/12/13 09:00


PISTES DE LECTURE

leur blessure en devenant violents, ou bien ils vivent en retrait et deviennent passifs » (p. 89). Le message délivré par la blessure, qui secrète un « faux ego », c’est qu’il y a une « bataille pour reconquérir le cœur de l’homme » (ch. 5). Eldredge stigmatise l’action émasculante du système d’éducation mixte, d’une certaine conception du mariage et de l’enseignement ordinairement délivré à l’église. Il balise la « quête d’une réponse » en soulignant les bienfaits (même spirituels, dans la lutte contre le diable) d’une saine agressivité masculine, et les illusions dans le rapport avec la femme. « Ève EST un jardin de délices (Ct 4, 16). Mais elle n’est pas tout ce que l’homme désire, pas tout ce dont il a besoin, elle n’est pas proche. Elle restera toujours très éloignée » (p. 107). C’est Dieu qui aide l’homme à découvrir sa blessure, à contrecarrer son faux ego (l’auteur est proche de ce que saint Ignace appelait l’agere contra), et à découvrir, comme le caillou blanc dont parle l’Apocalypse, son vrai nom (ch. 6). « Le chemin qui mène à la masculinité oblige l’homme à s’éloigner de sa femme afin de revenir auprès d’elle après avoir trouvé la réponse à sa question. L’homme ne cherche pas une femme pour trouver sa force auprès d’elle ; au contraire, il lui offre sa force » (p. 128). Pour « guérir la blessure » (ch. 7), il faut sortir de notre cécité, et, à l’encontre du péché et de la

N° 126_Sedes.indd 107

107

culture actuelle, entrer, avec Dieu et le Christ, dans une relation de dépendance amoureuse. On regrettera ici l’ignorance protestante de la grâce sanctifiante, qui seule donne sa vérité à ces paroles de l’auteur : « Le péché n’est plus la réalité profonde en vous. Vous avez un cœur nouveau. Votre cœur est bon » (p. 146). Eldredge décrit ensuite l’ennemi à combattre (le monde, la chair et le démon, ch. 8). « Avant tout, le guerrier a une vision. Il vise un but qui transcende sa vie, il défend une cause qui l’emporte sur sa propre préservation. […] Ensuite, le guerrier est aussi rusé. Il sait quand il faut se battre et quand il est préférable de battre en retraite. » (pp. 154-155). Vient ensuite la stratégie à mettre en œuvre (ch. 9), mais ici on sent, dans les armes à employer, le défaut des sources sacramentelles. L’ouvrage se clôt par un retour sur le rôle de la beauté et la place de la femme (ch. 10), et un engageant appel à vivre l’aventure (ch. 11). La lecture de ce livre, d’une expression directe et saine, est stimulante, surtout dans les six premiers chapitres. Elle est à recommander : il est urgent de conforter ceux qui (parmi les hommes… mais aussi parmi les femmes) sont frustrés du triste sort fait aujourd’hui (en Occident du moins) à la virilité. Eldredge, avec son talent remarquable de communiquant yankee, met des mots et des images fulgurantes sur ce que les hommes

05/12/13 09:00


108

SEDES SAPIENTIÆ

ressentent, sans toujours avoir la capacité, l’opportunité ou le courage de l’exprimer. Ils découvriront qu’ils ne sont pas seuls dans leur déception de la perte de l’identité masculine ; qu’il y a des causes, théologiques et sociales, à cet état de fait ; et qu’existent aussi des remèdes, psychologiques et spirituels, pour en sortir. Le livre d’Eldredge contribuera à la

redécouverte et à la reconquête modernes de la masculinité ! Le lecteur tiendra compte cependant des limites de cet essai, parfois simplificateur (notamment autour de la notion de « blessure »), et des quelques infléchissements de pensée qui découlent du protestantisme de l’auteur. Fr. L.-M. de B.

SEDES SAPIENTIÆ est disponible à Paris en librairie :

Librairie « AU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE », 8, rue des Petits Pères 75002 Paris

Librairie LA PROCURE, 6, rue Mézières 75006 Paris

Librairie TÉQUI, 8, rue Mézières 75006 Paris

Librairie DUQUESNE, 27, avenue Duquesne 75007 Paris

N° 126_Sedes.indd 108

05/12/13 09:00


Table des matières 31e année – 2013 Articles Banderier (G.) : Voltaire et la naissance de l’antisémitisme moderne........................ 123, 19-54

Barreau (H.) :

L’émergence comme « fait métaphysique » et le principe anthropique.................................................................. 124, 41-61

Blignières (L.-M. de) : Les Évangiles sont-ils historiques ?..................................................... 123, 3-18 Hommage à Benoît XVI..................................................................... 123, 71-76 Les Évangiles sont-ils historiques ? (II)............................................... 124, 3-17 Témoignage en hommage à Jean Madiran...................................... 125, 25-28 Le rôle décisif du père dans l’éducation............................................ 125, 49-63 L’obéissance de jugement................................................................... 126, 43-72 Dire merci........................................................................................... 126, 73-77 Chiron (Y.) : Bibliographie commentée de Jean Madiran (1920-2013).................. 125, 3-12 Crignon (A.-M.) : Jésus, le nouvel Adam : Le récit sacerdotal de la création et le début de l’Évangile selon saint Matthieu.................................. 123, 55-69 L’éducation à la chasteté. Le point de vue du prêtre.......................... 126, 6-20 Kéraly (H.) : Témoignage en hommage à Jean Madiran...................................... 125, 13-23 Pierre (M. et M.) : L’éducation à la vie Le point de vue des parents.............................. 126, 21-30 Réflexions pédagogiques.................................................................... 126, 31-42

N° 126_Sedes.indd 109

05/12/13 09:00


Ravotti (J.-P.) : Saint Dominique ou la splendeur du sacerdoce............................... 124, 63-77 Rédaction (La) : Le salut de ceux qui n’appartiennent pas visiblement à l’Église..... 125, 29-48 Éducation d’abord !................................................................................ 126, 3-5 Warembourg (N.) : Existe-t-il un « droit chrétien » ?......................................................... 124, 19-40

Recensions Aristote, Les Métaphysiques – Traduction analytique des livres Γ, Z, Q, I et L introduite, commentée et annotée par André de Muralt (D. Ramelet)............................................................................................. 125, 87-91 Audoin-Rouzeau (S.) – Becker (J.-J.) dir., Encyclopédie de la Grande Guerre (Y. Chiron)....................................... 124, 79-87 Blignières (L.-M. de), Le mystère du Christ (L.-M. Pocquet du Haut Jussé)................................................................ 125, 93-97 Camisasca (M.), Prêtre, qui es-tu ? (L.-M. de Blignières)......................... 123, 77-89 Christophe (P.), Des missionnaires plongés dans la Grande Guerre. Lettres des Missions étrangères de Paris (Y. Chiron) ....................... 124, 79-87 Gaboriau (F.), Thomas d’Aquin à la croisée du siècle (L. J. Elders)...... 124, 93-99 Garrigou-Lagrange (R.), Le sens commun. La philosophie de l’être et les formules dogmatiques Actualité de la philosophie de l’être (H. Pasqua).................................... 125, 68-80 Un apport de Garrigou-Lagrange redécouvert aujourd’hui (B. Lucien).......................................................................................... 125, 81-85 Maldamé (J.-M.), Création par évolution. Science, philosophie et théologie (H. Barreau)...................................... 123, 91-110 Nichols (A.), Chrétienté, réveille-toi ! Redynamiser l’Église dans la culture (E. Ibora)..................................... 124, 89-92 Plet (P.), Les grandes énigmes de l’Apocalypse. La clé des symboles (A. Cras)................................................................... 126, 78-94 Thomas d’Aquin (saint), Questions disputées De Veritate, I – Questions 1-13 ; II – Questions 14-29, (L. J. Elders)..................... 123, 111-116 Viot (M.), La révolution chrétienne. La nouvelle évangélisation, pour quoi faire ? (L.-M. de Blignières)..................................................... 123, 77-89 Wright (D.), For Greater Glory – Cristiada (A.-M. de Araujo)............ 126, 95-100 Zanotti-Sorkine, (M.-M.) Au diable la tiédeur, suivi d’un Petit traité de l’essentiel (L.-M. de Blignières)........................................ 123, 77-89

N° 126_Sedes.indd 110

05/12/13 09:00


SEDES SAPIENTIÆ

111

Pistes de lecture Béhaile (B.), Un champ de ronces. Thriller (A.-M. Aubry)....................... 125, 103 Berlière (J.-M.) –Liaigre (F.), Liquider les traîtres. La face cachée du PCF, 1941- 1943 (A.-M. Aubry)............................. 123, 122-123 Bilek (M.-C.), Des musulmans qui deviennent chrétiens. Signe des temps pour l’Église (L.-M. de Blignières)........................... 124, 101-102 Carichon (C.), Jean Deuve. Le seigneur de l’ombre. Services secrets 1944-1978 (H. Tabourin)........................................... 123, 120-122 Eldredge (J.), Indomptable. Le secret de l’âme masculine (L.-M. de Blignières)............................................................................ 126, 106-108 Franclieu (I. de), Dis, en vrai, c’est quoi l’amour ? (L.-M. de Blignières)............................................................................ 125, 101-103 Gérard (Dom,), Benedictus. Lettres aux oblats, t. 3 (L.-M. de Blignières)............................................................................ 123, 117-118 Goutagny (E.), Un moine sous le regard de Dieu. Souvenirs sur Dom Godefroid Bélorgey, abbé de Cîteaux (1880-1964) (B.-M. Laisney)..................................................................................... 124, 104-106 Guillou (M.-O.), Marie-Étienne Vayssière. La puissance de la faiblesse (D.-M. de Saint Laumer)........................ 125, 99-100 Laurent (A.), L’islam peut-il rendre l’homme heureux (H.-M. Favelin)..................................................................................... 124, 102-103 Moine bénédictin (Un), Découvrir la vie intérieure. Peut-on devenir l’ami de Dieu ? (B.-M. Laisney)................................. 125, 100-101 Mond (B.), Une jeune fille de Varsovie. La Pologne en guerre. L’insurrection de Varsovie 1944 (A.-M. Aubry).................................. 124, 106-107 Setbon (J.-M. E.), De la kippa à la croix. Conversion d’un juif au catholicisme (B.-M. Laisney)....................... 124, 103-104 Sibali (M.), L’islam, sacrée violence. Textes fondateurs (L.-M. de Blignières)............................................................................ 126, 103-104 Valle (A. del), Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde aujourd’hui ? La nouvelle christianophobie (D. Boily).............................................. 123, 118-120 Villiers (P. de), Le roman de Charette (D. Boily)............................... 126, 104-106 Viot (M.), Dieu et l’État. Signification de la fête du Christ Roi (L.-M. de Blignières)............................................................................ 126, 101-103

N° 126_Sedes.indd 111

05/12/13 09:00


SEDES SAPIENTIÆ ✧ Abonnement à l’année 2014/32e année (n° 127 à 130) : 2014 : n° 127 à 130

normal

minimum

soutien : à partir de

2 ans

France

35 €

24 €

45 €

60 €

Etranger zone €

37 €

27 €

45 €

65 €

Suisse

55 FS

40 FS

60 FS

95 FS

Autres pays

43 €

33 €

50 €

75 €

32e année, le numéro : 10 € (12 € franco de port). Les tables générales des n° 1 à 100 ont été publiées dans le supplément au n° 100 (160 pages). Elles sont disponibles au prix de 10 €, franco de port. Les sommaires des anciens numéros et la liste de ceux encore disponibles peuvent également être consultés sur internet :

www.chemere.org/sedes_sapientiae.html France Belgique

: :

Suisse

:

Autres pays :

chèque à l’ordre de Société Saint Thomas d’Aquin virement sur le compte ING n° 310-0488808-14 (IBAN : BE94 3100 4888 0814, BIC : BBRUBEBB) (établi au nom de la Société Saint Thomas d’Aquin) virement sur le compte postal n° 69-2734-2 Lugano (IBAN : CH30 0900 0000 6900 2734 2, BIC : POFICHBEXXX) (établi au nom de la Société Saint Thomas d’Aquin) virement en euros (€) sur le compte de la Société Saint Thomas d’Aquin (IBAN : FR 76 1790 6000 9055 4576 0500 007, BIC/SWIFT : AGRI FR PP 879)

Abonnements à adresser à : Société Saint-Thomas-d’Aquin F-53340 Chémeré-le-Roi

Attention : les versements doivent porter l’indication : « abonnement 2014 à Sedes Sapientiæ » et être accompagnés de l’adresse complète du bénéficiaire. Achevé dʼimprimer par lʼimprimerie Sepec – 01960 Peronnas Dépôt légal : décembre 2013 – Imprimé en France N° 126_Sedes.indd 112

05/12/13 09:00


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.