Expérimenter pour faire la ville "durablement"

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Expérimenter pour faire la ville “durablement” EXPLORATION DU CAS DE L’URBANISME TACTIQUE AUX ETATS-UNIS

Charles Capelli Master Sciences du territoire Urbanisme, Habitat et Coopération Internationale 18.09.2013

Directeur de mémoire : Marcus Zepf Structure d’accueil : Chronos Maîtres d’apprentissage : Léa Marzloff et Laurence Sellincourt


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NOTICE ANALYTIQUE Général Nom et prénom de l’auteur : Capelli Charles Titre du mémoire : Expérimenter pour faire la ville “durablement”. Exploration du cas de l’urbanisme tactique aux Etats-Unis Date de soutenance : 18.09.2013 Directeur de mémoire : Marcus Zepf Organisme d’affiliation : Institut d’Urbanisme de Grenoble - Université Pierre Mendès France Collation Nombre de pages : 97 Nombre d’annexes : 2 Nombre de références bibliographiques : 25 Mots-clés Développement urbain durable, démocratie, politique, espace public, expérimentation, urbanisme tactique, projet urbain Géographiques : Etats-Unis, San Francisco, New York Résumé en français

Résumé en tamoul

Les actions se multiplient aux Etats-Unis, les municipalités des villes, à l’instar de San Francisco, s’inscrivent progressivement dans le mouvement, l’urbanisme tactique se démocratise.

Americavil, nala thittangalin ennikai athikarithu varugiradhu, San Franciso pondra periya nagarangal intha iyakkathil serndhu ulladhu, peru nagarangil makkal vazhum vazhkai tathroobamaga jananayaga nilai adainthu varugiradhu. Indha thitangal, Siriya tarkaliga kudi irupugalai ondraga inaika udhavum.Ithu Americavil sirandha murai il nilaithu nikkum nagarangalin maruvazhvu chinnam aga irukum.Indha araichi titangalin silla mukiya amsangal kul irukum thodarpil kelvi ezhupum oru muyarchi.

Celui-ci rassemble des aménagements temporaires à petite échelle et se veut être le symbole du renouveau de l’urbanisme américain. Un urbanisme plus durable. Ce mémoire questionne la pertinence de ces expérimentations et des éléments qui font changer la façon de faire la ville.


SOMMAIRE Préambule p.9 Introduction p.17

Partie 1. Emergence et enjeux du concept de “développement urbain durable”

p.19

Chapitre 1. La ville américaine en transition. Du modernisme au “développement urbain durable” p.22 1.1. Emergence et déclin de la ville structurée par l’automobile

p.22

1.2. D’une idéologie forte à la “pensée faible”

p.26

Chapitre 2. Le “développement urbain durable”, un référentiel menacé par le piège post-politique

p.32

2.1. Un référentiel “faible”, outil prétexte de la transition

p.32

2.2. Le risque du tournant post-politique

p.34

Partie 2. L’urbanisme tactique, fabriquer la ville par l’expérimentation

p.39

Chapitre 1. Faire la ville pas chère, temporairement et à petite échelle

p.42

1.1. Le projet à échelle humaine pour s’ancrer dans le quotidien

p.45

1.2. Des micro-projets éphémères pour maximiser l’aspect itératif

p.47

1.3. Des actions “low cost” pour multiplier les modèles de financements

p.49

Chapitre 2. les prémices d’un changement dans la pratique de l’urbanisme

p.52

2.1. Des éléments qui redéfinissent la pratique de l’urbanisme

p.53

2.2. L’intégration à une logique territoriale difficile

p.56

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Partie 3. Vers un processus expérimental pour mettre en projet l’urbain

p.63

Chapitre 1. L’impératif : développer les conditions favorisant l’expérimentation

p.66

1.1. Du lieu public à l’espace public urbain

p.67

1.2. Les leviers pour développer l’espace public : la marche et les réseaux sociaux

p.68

Chapitre 2. Repenser le projet urbain à travers la méthode expérimentale

p.76

A. Fondement théorique

p.77

B. Proposition pratique : le cas de Pavements to Parks

p.79

Conclusion p.84 Bibliographie p.86 Droits p.88 Remerciements p.89 Annexes p.91

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PRÉAMBULE Ce mémoire vient conclure deux années de formation au sein du master Urbanisme, Habitat et Coopération Internationale au cours duquel j’ai eu la chance de réaliser un semestre à l’institut royal de technologie de Stockholm et un apprentissage chez Chronos, cabinet d’études et de prospectives parisien. Pour autant, il n’a pas pour but de clôturer un cursus universitaire mais d’ouvrir sur les questionnements que ma formation et mes diverses expériences en atelier ou en stage ont fait émerger. Ainsi, ce travail aborde un sujet qui rassemble les thèmes auxquels je suis sensible : développement durable, démocratie, espace public, méthode scientifique et démarche de projet. Son but n’est pas d’en faire une anthologie, mais de voir comment ces concepts s’articulent autour d’une question qui me touche profondément : A quoi puis-je servir en tant qu’urbaniste ? Non pas que je me sente inutile, mais il y a dans la pratique de notre spécialité un flottement qui se formalise une fois les frontières du métier atteintes : elles sont mouvantes. J’essaye de me l’expliquer par deux raisons : D’une part par l’éternelle position du généraliste, du couteau-suisse qui a pour lui tout un lot de compétences mobilisables selon les besoins (nous sommes des dessinateurs, des experts géographes, des enquêteurs, des communiquants, etc.) mais également mobilisable en tant que pont entre toutes ces disciplines. Et d’autre part par l’incapacité des commanditaires, des élus, etc. à savoir quoi demander à ce généraliste qui est paradoxalement de plus en plus reconnu comme étant nécessaire au développement de la ville. Ainsi, ce mémoire explore ces thèmes avec en fil rouge la question du rôle mouvant de l’urbaniste dans la fabrique de la ville. Le but est de m’y faire réfléchir et de vous y faire réfléchir en espérant, bien évidemment, que nous ne serons pas d’accord.

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OBJECTIFS

1. COMPRENDRE LE CONTEXTE La ville change avec le contexte sociétal, comment les dynamiques urbaines et les pratiques de l’urbanisme américain ont évolué pour en arriver à l’enjeu du “développement urbain durable” ?

3. CARACTÉRISER L’URBANISME TACTIQUE L’urbanisme tactique est un mouvement émergent aux EtatsUnis qui utilise des micro-projets temporaires pour “changer la ville”. Quels en sont les principes ?

4. ANALYSER L’APPORT DE L’EXPÉRIMENTATION 2. QUESTIONNER LE CONCEPT DE “DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE” Le “développement urbain durable” est dans la bouche de tous les acteurs du territoire. Qu’y a-t-il derrière ce terme et quels en sont les enjeux ?

Les expérimentations des tacticiens apportent des changements dans la pratique de l’urbanisme. Quels sont-ils ? Quels en sont les perspectives et les limites ?

5. PROPOSER UNE MÉTHODE EXPÉRIMENTALE A partir de l’ensemble des éléments traités, il sera possible de le conclure par une partie plus prospective : Comment intégrer l’expérimentation à une logique de projet urbain ?

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MÉTHODE La méthode utilisée pour ce mémoire est principalement basée sur la lecture et l’analyse de rapports, d’ouvrages et d’articles portant sur ce sujet. Etant donné que le terrain choisi se trouve aux Etats-Unis, il m’a été impossible de m’y rendre en raison des coûts. Toutefois, j’ai pu consolider les connaissances acquises lors de mes lectures grâce à trois acteurs important travaillant sur l’urbanisme tactique : Mike Lydon (fondateur du collectif Street Plans), Tom Kolbeck (responsable de l’association Neighborland à San Francisco) et Tom Newark (urbaniste et journaliste américain spécialiste de la question) tous trois contactés à l’origine grâce à Twitter puis par téléphone ou par mail. Les lectures se sont appuyées à la fois sur des lectures scientifiques à l’instar de Jane Jacobs, Erik Swyngedouw ou encore Jurgen Habermas ; sur des documents publiés par les tacticiens (Tactical urbanism vol. 1 & 2, The Parklet Manual, etc.) et sur l’actualité. Grâce à ma structure d’apprentissage et mon activité de veille, j’ai pu consulter l’actualité de mon cas d’études dans les journaux américains sur une durée d’environ huit mois. En ce qui concerne la conduite du raisonnement, je me suis appuyé sur les questions soulevées par mes lectures et confortées par mon entourage professionnel, universitaire et personnel qui m’ont permis de construire progressivement le propos. Par ailleurs, pour plus de pertinence, le propos se concentre uniquement sur les Etats-Unis, du début à la fin. Des illustrations (photos, schémas) sont intégrées au discours et chaque chapitre se ponctue d’une page intitulée “L’essentiel” dans le but de clarifier le propos.

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Expérimentation à Damour, Liban Photo : Aurélien Lombard

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INTRODUCTION “In the pursuit of equitable progress, citizens are typically invited to engage in a process that is fundamentally broken: rather than being asked to contribute to incremental change at the neighborhood or block level, residents are asked to react to proposals they often don’t understand, and at a scale for which they have little control. For better or worse, this often results in NIMBYism of the worst kind. Surmounting the challenges inherent to these “public” processes continues to prove difficult. Fortunately, cities were not always made this way. We do have alternatives.” (Lydon, 2012) Cette citation n’a pas pour objet le projet de construction de l’aéroport de Notre Dame des Landes. Elle ne provient pas non plus d’une analyse de la situation à Stuttgart où le projet de gare fait toujours débat. Ce n’est pas non plus à propos du passage ou non du Grand Paris Express, de la LGV Lyon Turin ou encore d’un quelconque projet de développement urbain qui fait face aux critiques d’une partie de la société civile. Cette citation est de Mike Lydon, urbaniste américain à la tête du collectif Street Plans et à l’origine de l’expression “urbanisme tactique - tactical urbanism”. Elle est extraite de son ouvrage Tactical urbanism vol. 2 qui référence toute une série de projets se définissant comme étant tactiques. C’est-à-dire des petits aménagements urbains qui sont des “incremental, small-scale improvements”. Dans son propos, Mike Lydon pointe du doigt la pratique de l’urbanisme participatif telle qu’elle est souvent pratiquée aux Etats-Unis : le processus qui est censé engager les individus dans la fabrique de la ville est dès le départ handicapé par deux éléments. Le premier concerne l’échelle d’un projet sur laquelle ils n’ont aucun contrôle voire pire, aucun intérêt. Le second relève de la forme de l’implication qui consiste à simplement affirmer ou non la pertinence du projet. De cette combinaison émerge une impasse puisque dans une perspective de “développement urbain durable” - norme aujourd’hui internationale - la participation de la société civile et de l’ensemble des acteurs concernés par le projet est nécessaire pour des questions d’efficacité, de réduction des conflits, de sensibilisation, etc. Et ce, afin d’aboutir à un consensus autour du projet. Toutefois, il existe selon lui une alternative : l’urbanisme tactique. Basé sur l’expérimentation temporaire de micro-projets, ce mouvement né aux Etats-Unis se veut défenseur d’un autre urbanisme, plus durable. Il fait de plus en plus d’émules sur le territoire américain. De l’aménagement de parklets (place de stationnements transformées temporairement en terrasse) ou de bibliothèque pop-ups (installation d’étagères aux arrêts de bus) en passant par le

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guerilla gardening (jardinage informel dans les lieux publics), les tacticiens - nom donné ici aux porteurs de projets tactiques - se multiplient et apparaissent aussi au Canada, en Amérique latine et progressivement en Europe. En quoi ces actions pourtant temporaires sont-elles durables (et selon Mike Lydon, davantage que des processus participatifs s’inscrivant dans un projet urbain) ? Quelles sont les caractéristiques qui le laissent penser ? Comment se positionne ce mouvement par rapport à l’urbanisme classique ? Peut-il s’y substituer alors qu’il est difficile de voir comment une action hyperlocale peut s’inscrire dans une logique territoriale ? Ce travail va explorer le cas de l’urbanisme tactique aux Etats-Unis dans le but de répondre à ces questions et d’affirmer une intuition née lors de la découverte de ce mouvement : ne serait-elle pas - l’expérimentation - une méthode qui pose les prémices d’un changement dans la pratique de l’urbanisme, dans la façon de faire la ville, qui soit “durable” dans le sens où elle questionne cette problématique via l’angle du politique ? L’hypothèse formulée est d’affirmer que l’expérimentation est effectivement une nouvelle façon de faire la ville qui ne doit pourtant pas être une fin en soi. Elle doit plutôt venir enrichir le processus de projet urbain afin de s’inscrire dans une logique territoriale. Afin d’explorer ce sujet et amener les éléments qui pourront permettre d’affirmer ou non cette hypothèse, ce mémoire va tout d’abord introduire dans une première partie le contexte urbain américain pour mieux comprendre l’articulation entre le concept de “développement urbain durable” et la situation de la ville. Puis, il sera possible de se pencher sur ce concept pour comprendre son rôle, ses enjeux et les risques qu’il comporte. Il sera ensuite abordé dans une seconde partie en quoi l’urbanisme tactique possède des caractéristiques qui répondent à ces enjeux pour après analyser, d’une part, les éléments qui posent les prémices d’un changement dans la façon de faire la ville et, d’autre part, les limites auxquelles il doit faire face. Enfin, la troisième partie se voudra plus prospective et proposera une méthode expérimentale qui puisse à la fois amener les points positifs des expérimentations tactiques tout en les liant à une logique territoriale. Pour ce faire, il sera d’abord fait état des conditions requises au succès d’une telle méthode pour ensuite la développer.

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ÉMERGENCE ET ENJEUX DU CONCEPT DE “DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE”

CONTEXTE

ENJEUX


PREMIÈRE PARTIE ÉMERGENCE ET ENJEUX DU CONCEPT DE “DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE”

“I shall argue that environmental issues and their political ‘framing’ contribute to the making and consolidation of a postpolitical and post-democratic condition” (Swyngedouw, 2006) Apparu pour la première fois en 1988 dans un programme de recherche de l’Unesco intitulé “l’Homme et la biosphère” (Emelianoff, 2007), l’expression “ville durable” s’inscrit dans la logique de la définition du “développement durable” donnée un an plus tôt dans le rapport Brundtland puis renforcée ensuite lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992 : “Le développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins.” Cette définition suggère que le modèle de développement antérieur n’était pas en capacité de subvenir aux besoins des générations futures et que de ce fait, le “développement durable” doit réinventer le développement pour que celui-ci ne compromette pas ces générations. Devenu le principal référentiel des politiques publiques d’aménagement et d’urbanisme (Wachter, 2003), le concept de “développement urbain durable” - qui renvoie au processus d’internalisation du “développement durable” dans l’urbanisme (Emelianoff, 2007) - et son volet prospectif, la “ville durable” - sustainable city - émerge récemment à l’échelle de la ville et même des outils de sa fabrique : le lancement et la réalisation des projets urbains sont des processus longs qui peuvent s’inscrire rapidement sur des périodes de 20 ans. Ce référentiel, semble ambiguë tant les différents projets qui se réclament comme s’y rattachant sont antagonistes. Il est possible de prendre l’exemple de l’éco-quartier Vauban à Fribourg qui est un projet communautaire où des collectifs d’usagers participent à la vie

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de quartier pour tendre vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement ; ou de Songdo, quartier de Séoul qui se construit autour d’un parc plus grand que Central Park et équipé de bâtiments informatisés pour économiser un maximum d’énergie et être ainsi plus respectueux de l’environnement. Pour mieux comprendre cette ambiguïté et cerner d’où elle vient, il s’agit de répondre à deux questions : Quelles sont les dynamiques urbaines dans lequel le nouveau référentiel “durable” s’insère afin de mieux comprendre la transition entre un passé, idéologiquement fort, et un futur qui semble beaucoup plus flou ? La seconde question est relative à ce flou qui semble flotter autour du concept de “développement urbain durable” : dans quelle mesure est-il possible de réfléchir à un autre modèle de développement alors que le concept en soi semble vague ? Dans un premier chapitre, il va être abordé le contexte dans lequel la ville contemporaine américaine se trouve aujourd’hui et décrire les caractéristiques qui ont marqué son développement au cours du XXe siècle pour mieux cerner la période de transition dans laquelle elle est actuellement. Après une présentation des dynamiques urbaines structurantes que sont l’émergence puis le déclin du développement de la ville via la voiture et la crise des centres-villes qui en a découlé, il sera mis en avant la transition opérée entre l’urbanisme moderniste américain et l’émergence de la “pensée faible”. L’analyse de ce changement permet d’une part d’appréhender le “mauvais” contexte dans lequel émerge le “bon” référentiel qu’est le “développement urbain durable” et d’autre part de voir en quoi la fin d’un modèle fort laisse sa place à une période de transition complexe et incertaine. Le second chapitre va s’attarder sur l’analyse critique de ce référentiel. Tout d’abord pour voir en quoi l’aspect évasif du concept correspond à un mode de pensée (la “pensée faible”) qui est en fait nécessaire au vue de la complexification du contexte urbain pour ensuite se pencher sur le piège que doit éviter le “développement urbain durable” s’il veut se réaliser de façon pertinente, efficace et surtout démocratique : le cadre post-politique (Swyngedouw, 2006). C’est-à-dire dans un consensus évasif qui cadre le débat et qui empêche l’émergence du conflit pourtant nécessaire au développement d’une société démocratique (Rancière, 2003). Ce constat amène à comprendre que cette situation ne permet pas au référentiel qu’est le “développement urbain durable” de s’attaquer à un débat de fond politique sur ce qu’est la durabilité et de quelle façon la société peut se construire autrement pour atteindre cet objectif.

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CHAPITRE 1 LA VILLE AMÉRICAINE EN TRANSITION. DU MODERNISME AU “DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE” La ville américaine s’est transformée ces deux derniers siècles sous l’effet du développement industriel et de la mondialisation de l’économie. Pour comprendre de quelle façon s’est réalisée cette évolution, l’argumentaire va être constitué de deux sous-parties. La première pour voir comment le phénomène urbain s’est développé avec l’émergence puis le déclin de la ville automobile et la deuxième pour aborder la transition qui s’est opérée d’une vision grandiloquente de l’urbanisme à une vision “faible” (Chalas, 2007) qui émerge dans la prise en compte de la complexité de la ville.

1.1 EMERGENCE ET DÉCLIN DE LA VILLE STRUCTURÉE PAR L’AUTOMOBILE Avant les années 1920, les villes américaines se sont développées sous l’effet de la révolution industrielle. D’abord installées le long de la côte est des Etats-Unis, elles se sont ensuite construites à l’intérieur du territoire grâce à l’extension du réseau ferroviaire. A cette époque, les centres-villes accueillent les populations ouvrières dans des bâtiments collectifs. Avec le développement de l’industrie et de l’emploi, les centres-villes sont de plus en plus attractifs pour les populations rurales qui subissent également la mutation du modèle agricole (les exploitants sont moins nombreux mais possèdent des terrains beaucoup plus vastes). L’exode rurale gonfle la démographie des villes. D’autant plus que les Etats-Unis accueillent une forte population d’immigrés. A la fin de la première guerre mondiale, les centres-villes américains sont les cœurs de l’Amérique : production, distribution, consommation des ressources. En 1920, le US Census1 révélait que pour la première fois, la population américaine était majoritairement urbaine. A partir de 1920, les prémices de l’urban sprawl émergent : ces années marquent le boom de la possession de la voiture individuelle et le début du développement des grandes infrastructures autoroutières. 1. “Le United States Census Bureau compte la population du pays tous les dix ans et, avec cette information, change le nombre des représentants par État au Congrès. De plus, le bureau rassemble des statistiques sur le pays, les citoyens et l’économie.” (Wikipédia)

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A la fin de la seconde guerre mondiale, le gouvernement fédéral va adopter une politique qui va déclencher le processus d’étalement urbain : à partir de 1945, un grand nombre de prêts immobiliers à long terme sont accordés pour faciliter l’accession à la propriété. La mauvaise qualité de vie dans les centres-villes (pollutions, habitats collectifs et violences) et la présence des infrastructures autoroutières ont donc permis aux populations accédant à la propriété de faire construire dans les périphéries des villes. Le modèle de la maison individuelle avec jardin fait alors partie du rêve américain. Échapper à l’enfer de la ville pour aller vers le calme de la campagne. Le développement toujours plus fort des périphéries a progressivement entraîné le déplacement des commerces des centres-villes vers l’extérieur. L’arrivée d’aménités (équipements, services, industries, etc.) transforme peu à peu ces zones résidentielles en villes : les edge-cities sont nées.

Les infrastructures routières américaines Crédit : Wikimédia

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L’évolution de la ville américaine en cinq étapes XIXe - Début de l’industrialisation Immigration

Les industries se développent dans les villes attirant ainsi de nouvelles populations

Fin XIXe - Expansion urbaine Le développement s’intensifie et la ville s’étend sous l’effet de l’explosion démographique.

Exode rural

Années 1920 - Construction des premières infrastructures autoroutières

Légende Industries

L’état fédéral investit massivemen dans le développement des infrastructures routières à partir de 1920

Habitations Friches industrielles

Années 1940 -

Années 1950 - Délocalisation des

Développement du périurbain

entreprises et des équipements

La voiture individuelle se démocratise, les centres villes sont pollués et les prêts de l’état fédéral encouragent l’accession à la propriété : les premiers périurbains voient le jour avant la seconde guerre mondiale

Les entreprises et aménités quittent les centres-villes à leur tour. Les edgecities voient le jour. Les centres-villes sont de plus en plus en crise

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En 1970, l’US Census révélait que la majorité de la population urbaine américaine vivait en fait dans les périphéries. En parallèle, la déprise industrielle transforme les centres-villes. Vidés de leurs populations les plus riches et de leurs activités économiques, ils se paupérisent et voient la criminalité se développer dans un environnement de plus en plus dégradé. Alors que les périphéries représentent le rêve américain, les centres concentrent tous les maux de la société américaine. Un tournant s’opère à partir des années 1970. Les 30 Glorieuses se terminent suite aux chocs pétroliers entrainant le premier ralentissement de l’économie depuis la fin de la seconde guerre mondiale. De plus, les premiers mouvements écologistes commencent à pointer du doigt les impacts négatifs sur l’environnement de la situation urbaine américaine. Si les périphéries ont été jusqu’ici un symbole positif de l’Amérique, elles deviennent à leur tour critiquées car elles symbolisent la société de consommation et le conformisme : les maisons sont les mêmes, les modes de vie également et la mixité sociale y est très faible (Auch, Taylor, Acevedo, 2004). Les centres rassemblent les symptômes de la crise urbaine et les périphéries en sont le moteur : disparition de l’espace rural ; pollution atmosphérique due aux rejets des automobiles; saturation des autoroutes aux heures de pointe ; dévitalisation des villes-centres (Ghorra-Gobin, 2001). Cette critique du modèle de la ville faite pour l’automobile, pourtant symbole du rêve américain entre les années 1920 et 1960 se trouve ainsi sur le déclin, laissant la place à une période de transition vers un modèle qui se veut plus “durable”, le Smart Growth. Ce modèle émerge dans les années 1990 et a pour principe de développer la vie locale pour construire des quartiers où il fait “bon vivre” - “good places to live” (Hamdi, 2004). Cela passe, à l’inverse du modèle précédent, par l’éloge de la proximité. Emploi, commerces, équipements et autres aménités doivent être accessibles depuis le logement via des mobilités autres que la voiture (transports collectifs, marche et vélo). Il s’agit là d’une façon de tenter de parvenir au référentiel dont il était question plus haut : “le développement urbain durable”. Par la proximité et l’amélioration de la qualité de vie - concept pour le moins abstrait - le Smart Growth vise un développement au service de l’économie, de la communauté et de l’environnement (American Planning Association, 2002). Il est en plein essor depuis 2007 et la crise des subprimes. Les collectivités n’ayant plus les moyens de lancer de grands programmes d’aménagements, elles misent sur ce modèle - moins coûteux - qui promeut l’usage du vélo, de la marche et relance l’économie et la consommation de proximité.

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1.2. D’UNE IDÉOLOGIE FORTE À LA “PENSÉE FAIBLE” Le Smart Growth traduit également un changement dans la façon d’appréhender les problématiques urbaines : l’émergence de la “pensée faible” aux Etats-Unis. Par “pensée faible”, il est entendu, comme l’explique Yves Chalas, sociologue de l’urbain et professeur à l’institut d’urbanisme de Grenoble : “le contraire d’une pensée simple, d’une pensée pétrie de certitudes et orientée vers des perspectives d’avenir clairement tracées. Une pensée faible est une pensée devenue plus incertaine, plus complexe, moins systématique et par là même moins polémique, moins constituée en doctrine.” (Chalas, 2007) Cette partie va s’intéresser à la transition entre ces deux pensées (simple à faible) qui prend ses racines au début des années 1960 avec le combat mené par Jane Jacobs contre la destruction du Greenwich Village à New York et plus largement contre les urbanistes rationalistes comme Robert Moses. Au préalable, il faut noter que si la théorie de la “pensée faible” formulée par Gianni Vattimo a eu de forts échos en Europe, elle est encore très méconnue aux Etats-Unis. De ce fait, l’analogie avec cette théorie n’est faite ici qu’à partir de l’analyse du discours de Nouveaux Urbanistes qui se rapproche fortement de la “pensée faible”. Comme vu précédemment, les centres-villes américains se sont vidés petit à petit à partir des années 1920. Lieux de tous les maux, ces espaces sont devenus les terrains de jeux des urbanistes modernistes . Les grands programmes de rénovation urbaine se sont ainsi enchaînés pour tenter d’enrayer la crise urbaine et, suivant le modèle du tout voiture, les infrastructures routières sont venues irriguer le tissu dense des villes. Il s’agissait à l’époque de suivre le modèle de la tabula rasa inventé par Le Corbusier qui consiste à raser la ville pour mieux la reconstruire. Le mal serait trop profond pour être amélioré : il faut le tuer pour donner vie à une nouvelle ville. Une pensée “simple” qui donne naissance à de vastes programmes de destruction de quartiers à problèmes et de grands plans d’aménagements grandiloquents censés guérir la ville de ses maux. L’un des symboles de cette période qui débute dans les années 1920, qui s’accélère après la seconde guerre mondiale et décline progressivement à partir des années 1960 est l’œuvre de l’urbaniste New Yorkais Robert Moses. Le “Master builder” comme il a été surnommé, est à l’origine de 13 ponts, 416 miles d’espaces de stationnements, 658 terrains de sports, 150 000 logements pour un total équivalent aujourd’hui à 150 milliards de dollars et ce pour la seule ville de New York (New York Times, 2007). Intégré à la municipalité de New York en 1922,

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Moses va profiter de la politique de Roosevelt - le New Deal2 - pour toucher un grand nombre de subventions pour financer son programme de modernisation de la capitale économique des Etat-Unis dès les années 1930. Après la seconde guerre mondiale, il profite de la relance économique pour poursuivre son œuvre et parvenir aux résultats énoncés ci-dessus. Dans les années 1950, la vision des modernistes règne sur les Etats-Unis grâce au soutien d’une économie en plein essor. Destructions de quartiers, reconstructions de logements collectifs, séparation des fonctions et omniprésence de la voiture sont des éléments qui vont faire naître la critique de cette “pensée simple” qui croit guérir la ville grâce à son action. L’année 1961 marque un tournant dans la pensée urbaine américaine. Tout d’abord en raison de la publication de l’un des ouvrages les plus influents de l’histoire de l’urbanisme américain : « The Death and Life of the Great American Cities » de Jane Jacobs. Ce livre propose une première vision de la “pensée faible”. La journaliste approche la compréhension de la ville à travers la théorie des systèmes complexes auto-organisés, depuis les phénomènes d’interaction au niveau des trottoirs, jusqu’au niveau des quartiers où s’assemblent des communautés par affinités pour aller jusqu’au niveau de la ville entière vue comme un organisme vivant, capable de s’adapter : “Under the seeming disorder of the old city, wherever the old city is working successfully, is a marvelous order for maintaining the safety of the streets and the freedom of the city. It is a complex order. Its essence is intricacy of sidewalk use, bringing with it a constant succession of eyes. This order is all composed of movement and change, and although it is life, not art, we may fancifully call it the art form of the city and liken it to the dance — not to a simple-minded precision dance with everyone kicking up at the same time, twirling in unison and bowing off en masse, but to an intricate ballet in which the individual dancers and ensembles all have distinctive parts which miraculously reinforce each other and compose an orderly whole. The ballet of the good city sidewalk never repeats itself from place to place, and in any once place is always replete with new improvisations.” (Jacobs, 1961) Dans ce livre, l’auteur attaque les urbanistes rationalistes des années 50 et 60 pour leur vision moderniste de la ville qui, selon elle, rejette l’urbain car elle ne prend pas en compte la vie humaine pourtant caractérisée par la grande complexité des relations sociales. Ainsi, la planification du renouvellement urbain est jugée comme violente et trop systématiquement basée sur la séparation des fonctions. Cette forme d’urbanisme détruit les communautés par 2. Le New Deal est une politique interventionniste mise en place par Roosevelt pour lutter contre les effets de la Grande Dépression aux États-Unis. Ce programme s’est déroulé entre 1933 et 1938, avec pour objectif de soutenir les couches les plus pauvres de la population.

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la création d’espaces vides et isolés et démontre les limites d’une “pensée simple” appliquée à des systèmes complexes. Cette approche a fait des émules puisque des manifestations contre la démolition du Greenwich Village à New York ont eu lieu dès octobre 1961. Ce quartier promis à la destruction a finalement été en partie préservé grâce au combat de Jane Jacobs et de la communauté locale. L’argumentation de la chercheuse américaine s’appuyait sur l’observation des échecs des programmes de renouvellement basés sur une logique moderniste. Dès lors, cette critique s’est développée et renforcée dès les années 1970 suite à la crise économique. L’urbanisme trouve alors un nouveau modèle fondé sur cette “pensée faible” initiée par Jane Jacobs et qui se formalise autour de l’appellation New Urbanism3 dans les années 1990 dans laquelle s’inscrit plus récemment le Smart Growth décrit précédemment. Ainsi, ce modèle qui fait l’éloge de la proximité s’appuie sur ce mode de pensée qui, de l’aveu des acteurs locaux : “Répond aux problématiques liées à la montée en puissance des refus, des protestations contre tout projet, la multiplication des recours et des associations de défenses d’usagers, le scepticisme des habitants, l’esprit critique du citoyen, etc. Tous ces nouveaux mouvements épars, éphémères et toujours renouvelés qu’observent avec lucidité les acteurs, dont ils se plaignent parfois, prouvent la fin des unanimités et des unités sociales larges et repérables, et de proche en proche, par une sorte de démonstration à rebours ou récurrente, la fin d’un système social érigé sur la coexistence pacifique ou conflictuelle de pensées théoriques fortes, la fin des grands récits sur les fondements premiers ou ultimes du social et, pour couronner le tout, la difficulté très concrète, très pragmatique dans laquelle se trouve l’acteur qui doit décider, choisir, trancher, trouver des solutions et des réponses non pas seulement acceptables mais acceptées par tous.” (Chalas, 2007) La société a laissé les idéologies fortes derrière elle et se construit dans l’incertitude ou seuls les systèmes flexibles s’adaptent à ce contexte flou et complexe qui se veut à l’écoute du citoyen. L’objectif devient alors double pour l’urbaniste ou l’acteur local qui souhaite développer la ville : réfléchir à la bonne façon de parvenir à ce référentiel qu’est le “développement urbain durable”.

3. New Urbanism est la traduction du Nouvel urbanisme, mouvement qui naît en Europe sous l’impulsion des travaux de François Spoerry.

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Robert Moses, symbole du modernime américain Crédit : Wikipédia

Washington Square Park aurait du être une autoroute sans le combat de Jane Jacobs Crédit : Wikipédia

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L’ESSENTIEL Ce premier chapitre permet de comprendre la transformation de la ville américaine, tant sur le plan territorial avec l’émergence puis le déclin de la vision du tout voiture que sur le plan de la façon de penser la fabrique de la ville et le passage de la “pensée simple” des modernistes à la “pensée faible” du Smart Growth. Avec l’aide de la crise économique et sociale puis environnementale, ce modèle s’impose petit à petit dans les représentations américaines comme la façon de tendre vers le “développement urbain durable”. Il est intéressant dans cette synthèse de présenter la question qui va conduire à la critique du “développement urbain durable” car comme le précise Yves Chalas dans son article, le concept de la “pensée faible” a pour père Gianni Vattimo. Or, celui-ci explique que ce type de pensée caractérise les périodes de mutations historiques, grandes ou petites où la société se situerait dans un entre-deux qui la priverait de repères impératifs et ne lui permettrait que des orientations relatives. Ce serait une pensée à faible référentiel ou à référentiel froid (Vattimo, 1989). Le référentiel est une construction sociale de la réalité et par conséquent, une représentation ou une vision du monde qui donne un sens à l’action publique, et assure également une certaine cohésion sociale (Jobert, Muller, 1987). Ainsi, la “pensée faible” qui guide le Smart Growth correspond à une période de transition qui débute à la fin du règne du modernisme et qui, jusqu’à maintenant, utilise pour référentiel le “développement urbain durable”. En reprenant la définition donnée par Vattimo, pourraiton dire que ce type de développement est un référentiel faible ? Et dans ce cas, est-ce un élément négatif ?

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CHAPITRE 2 LE “DÉVELOPPEMENT URBAIN DURABLE” UN RÉFÉRENTIEL QUI DOIT FAIRE FACE AU PIÈGE DU POST-POLITIQUE Le nouvel urbanisme américain qui érige comme modèle le Smart Growth se construirait donc autour d’un référentiel faible, flou. Pourtant, si ce qualificatif semble négatif, on va voir ici que cette condition est nécessaire pour remettre en question le modèle établi et réfléchir au futur de la ville à travers le prisme du “développement durable”. Toutefois, pour ce faire, celuici doit parvenir à éviter le piège du consensus stérile pour se construire démocratiquement. Ce chapitre va s’attarder sur le rôle que joue le référentiel faible qu’est le “développement urbain durable” comme moyen d’éprouver la façon de faire la ville dans cette période de transition incertaine. Le but est également d’en apporter une critique en soulignant que le cadre sociétal dans lequel cette période s’inscrit ne permet pas d’amener un débat de fond effectif sur la façon dont il est possible de s’inscrire dans un “développement urbain durable”. Ainsi, il s’agit dans un premier temps de voir l’intérêt d’un référentiel flou pour faire avancer la réflexion sur la fabrique de la ville pour ensuite revenir sur sa critique. Celle-ci va permettre de mettre en avant le fait que le “développement urbain durable” se construit également dans un cadre post-politique réduisant ainsi sa capacité à faire réfléchir, à introduire un nouvel urbanisme. En effet, en tant que référentiel faible, il constitue la condition possible d’une réflexion sur le futur de la ville mais l’empêche dans le même temps d’aboutir de par sa nature post-politique.

2.1. UN RÉFÉRENTIEL “FAIBLE”, OUTIL PRÉTEXTE DE LA TRANSITION Les transformations urbaines décrites précédemment ont marqué l’émergence de nouvelles préoccupations et de nouveaux objets mal identifiés tels que la gestion des risques majeurs, la politique de la ville, le quartier ou, dans ce qui nous intéresse le plus ici, le “développement durable”. Ces objets sont des moteurs de la “pensée faible” dans le sens ou le flou qui les entoure laisse une liberté d’interprétation aux urbanistes et penseurs de la ville pour défendre leur vision de ce que peut être la “ville durable”. Il s’agit ici du contexte occidental car les autres

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parties du monde ne suivent pas forcément le même chemin de pensée. Du moins, s’ils visent la “durabilité”, leur modèle de pensée est plus éloigné de la “pensée faible” pour des raisons principalement culturelles. Premier élément qui illustre l’absence de définition précise du référentiel : la présence d’un consensus paradoxal. Il y a consensus de tous les acteurs (publics, privés, société civile, etc.) autour du besoin de réfléchir à un développement plus “durable” sans vraiment définir précisément ce qu’il y a derrière cet adjectif. En effet, personne ne semble savoir ce que recouvre le concept de “développement urbain durable” , mais tout le monde s’accommode de cette situation. Un peu comme si le vide laissé par l’usage de ce mot était la condition même du surgissement de toutes les expressions et de toutes les découvertes possibles. (Chalas, 2007). De ce fait, l’usage du mot “durable” se retrouve partout dans le champ du développement urbain sans pour autant avoir une définition préétablie plus précise que : « Une ville durable est une ville qui garantit une bonne qualité de vie à ses citoyens tout en ne dégradant pas son environnement. » (Svane, 2007) Le “développement urbain durable” n’est pas une réalité en soi et ne requiert que des critères imprécis : protéger l’environnement tout en garantissant une bonne qualité de vie. Mais alors comment est-il possible de travailler autour d’une référence floue, évasive et parfois contradictoire ? En fait, un référentiel est un prétexte à l’action et c’est en cela qu’il joue un rôle et fait référence. (Chalas, 2007). Au nom de ce référentiel, les acteurs se rencontrent, échangent et réfléchissent à comment répondre aux enjeux environnementaux, sociaux et économiques. Cette référence n’est pas une fin en soi, ni un objectif ultime à atteindre dans le développement de la ville - car il serait difficilement atteignable - mais un moyen, un support de réflexion autour duquel une multitude de visions émerge pour construire la ville de demain. Comme l’explique Yves Chalas, il ne faut pas comprendre prétexte dans le sens d’une excuse mais au sens “plus dynamique et peut-être aussi plus positif, d’effecteur d’une translation.” (Chalas, 2007). Ainsi, il est aisé de voir la différence entre un référentiel issu d’une pensée “simple” comme le modernisme qui fait figure de référentiel plus dogmatique dans le sens où l’idéologie forte sur laquelle il s’appuie définit précisément le consensus et l’objet afin de limiter les échanges. A l’inverse du référentiel faible qu’est le “développement urbain durable” qui permet de réfléchir à des stratégies entre acteurs pour s’interroger sur la façon la plus harmonieuse de fabriquer la

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ville en répondant aux enjeux sociétaux. Jean-François Lyotard appelle cette transition la “fin des grands récits” (Lyotard, 1979) dans le sens où il y a un ralentissement des processus de production sociale dans lesquels de grands courants et des unités sociales larges se formaient. Cet enraiement explique la multiplication des protestations, des refus et du développement de l’esprit critique de la société civile représentée par les associations et les citoyens. Dans un contexte aussi éclaté, le référentiel “faible” apparaît comme étant une façon plus pertinente, c’est-à-dire à la fois flexible et non déterminée, pour réfléchir au futur de la ville. Toutefois, ce consensus paradoxal risque de sortir du cadre démocratique pour devenir un référentiel post-politique. Erik Swyngedouw, professeur à l’université de Manchester, parle de l’impossible “durabilité” en raison du cadre post-politique dans lequel ce concept se développe. Ce cadre empêche l’émergence d’un débat démocratique.

2.2. LE RISQUE DU TOURNANT POST-POLITIQUE Si le fait de considérer le “développement urbain durable” comme un prétexte nécessaire à l’action et au débat dans une société incertaine et complexe est légitime, il ne faut pas omettre les principes de la démocratie pour ne pas réduire le référentiel de travail à un consensus stérile. Pourtant, Erik Swyngedouw démontre que la “durabilité” tend vers cette stérilité non démocratique car post-politique. En effet, il va être abordé ici les caractéristiques identifiées par Swyngedouw qui emprisonnent ce moteur de réflexion dans un cadre post-politique, l’empêchant ainsi d’aboutir à son objectif premier : être un prétexte de réflexion fertile au futur de la ville. Avant d’en venir à cette analyse, il faut définir ce qui est entendu par “politique”, “post-politique” et “démocratique”. Par politique, Erik Swyngedouw n’entend pas “la politique” (politics) qui correspond aux stratégies, actions, procédures et institutions dans lesquelles des personnes se rassemblent pour trouver une solution aux problèmes. Les parlements, le vote, la loi sont des éléments constitutifs de la politique. Il entend “le politique” (political) qui repose sur le constat que le conflit est inhérent à la société et qui explique l’émergence permanente du désaccord. Le politique se manifeste lorsqu’une situation singulière ou un événement commence à devenir une condensation métaphorique de l’opposition générale de sorte que les protestations ne sont plus à propos de cette demande particulière mais dans la dimension universelle qui en ressort (Žižek, 1999). Le politique est donc “the ability to debate, question and renew the fundament on which political struggle unfolds, the ability to radically criticise a given order and to

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fight for a new and better one. In a nutshell, then, politics necessitates accepting conflict” (Diken et Laustsen, 2004). La démocratie est le régime politique, c’est-à-dire la forme d’organisation de la politique qui répond à l’exigence de l’acceptation du conflit : “Democracy always works against the pacification of social disruption, against the management of consensus and ‘stability’ …. The concern of democracy is not with the formulation of agreement or the preservation of order but with the invention of new and hitherto unauthorised modes of disaggregation, disagreement and disorder” (Hallward, 2005). Comme l’explique cette citation, la démocratie a pour rôle de faire vivre le politique de manière à mettre en débat l’ordre établi, “It is the art of the impossible – it changes the very parameters of what is considered ‘possible’” (Žižek, 1999). Pour revenir brièvement à notre référentiel “durable” et à sa pertinence, la démocratie semble être une condition sine qua none à l’établissement d’une réflexion pertinente portant sur le futur de la ville. En effet, il semble important dans un contexte incertain et complexe d’être en capacité de garantir l’expression du conflit afin d’espérer inventer le futur de la ville, ce que le post-politique rend impossible. Le post-politique est un état du politique cadré de façon à empêcher la politisation - c’està-dire le processus de condensation métaphorique - des détails et donc enrayer sa nature conflictuelle. Le post-politique rejette ainsi les divisions idéologiques et aboutit à la formation d’un consensus qui permet de questionner n’importe quel sujet en surface et de manière non conflictuelle. De ce fait : “Absolute and irreversible choices are kept away ; politics becomes something one can do without making decisions that divide and separate” (Thomson, 2003). Dans cet état, tout débat est réfléchi à l’intérieur du consensus préétabli. C’est-à-dire que tout ce qui est hors de ce consensus est considéré comme extrême et tout ce qui est dedans est en incapacité de le remettre en question. La formalisation d’une organisation de la politique autour du post-politique est appelée par Erik Swyngedouw une post-démocratie et consiste à du management de la sauvegarde d’un consensus pré-établi plutôt qu’à l’organisation de l’expression du conflit pour amener à la formation d’un consensus démocratique. Or, comme il l’explique dans son article “Impossible sustainability and the post-political condition”, le “développement durable” se formalise dans un cadre post-politique. Le chercheur

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britannique met en avant les éléments qui illustrent la condition post-politique de ce référentiel et donc le caractère post-démocratique des politiques et les façons de traiter les enjeux de la “durabilité”. Il s’agit de présenter ces caractéristiques. La première renvoie à l’existence de ce consensus autour du concept de “développement durable”. Consensus qui est construit non pas par la société mais par un panel de “scientifiques”, de “spécialistes” - les élites - qui le cadrent et le légitiment en tant qu’objet dont l’urgence des enjeux est proportionnelle au flou qui le caractérise. Une fois ce consensus défini, la seconde caractéristique pointée du doigt par Swyngedouw est l’universalisation de la problématique du “durable” : l’humanité - en tant qu’entité philosophique - doit se sauver en sauvant la “Nature”, entité qui rassemble l’ensemble des problématiques environnementales (réchauffement climatique, pollution, etc.) derrière un concept évasif impossible à appréhender de cette manière. La troisième correspond à la façon de ne pas questionner un sujet précis pour réfléchir au changement mais plutôt à une condition commune qui nécessite l’effort de l’ensemble de l’humanité. De ce fait, le problème est immédiatement expulsé de la société et de son organisation socio-économique. Comme si celle-ci était “attaquée” par une menace extérieure qu’elle doit résoudre grâce à l’effort collectif. Les problèmes ne sont donc pas dus au système, ils ne résultent pas des rapports de pouvoirs, d’une mauvaise organisation mais d’une cause externe. Par exemple, il s’agit de “lutter contre la pauvreté” plutôt que de s’interroger sur les dynamiques socio-économiques qui engendrent des différences de répartition des richesses. Ces caractéristiques amènent à une situation où les problématiques ne sont pas directement appréhendées et engendrent la formulation de concepts et d’enjeux vagues qui empêchent leur résolution effective. Cette situation post-politique-post-démocratique tourne en rond et ne permet pas d’avancer. Ainsi, si le référentiel faible constitue un consensus moteur de réflexion sur la “ville durable” dans un contexte incertain et complexe, il doit éviter le piège du post-politique pour ne pas uniquement aboutir à des solutions stériles. Le futur de la ville doit donc se dessiner à travers le “développement urbain durable”, prétexte à une réflexion démocratique et ressort de l’action urbanistique.

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L’ESSENTIEL La construction d’un urbanisme autour d’un référentiel flou n’est en soi pas un problème, au contraire. Comme l’a montré la première partie, ce flou se légitime par le fait qu’il soit justement un prétexte à l’action et la réflexion sur l’urbain. C’est en cela que le “développement urbain durable”fait référence et qu’il joue un rôle. Toutefois, la seconde partie illustre le piège dans lequel cette référence peut tomber : le consensus post-politique. Si le référentiel est flou, il ne doit en aucun cas devenir post-politique. Autrement dit, si la pensée faible est nécessaire, elle ne doit pas être limitée dans un consensus pré-établit dans lequel le conflit est absent. Le référentiel a besoin, pour jouer son rôle de prétexte à l’action, de pouvoir être remis en question et pour cela, il doit se replacer dans une forme démocratique dans le sens où la démocratie permet de mettre en débat la réflexion sur le futur de la ville. La question qui se pose alors est : est-il possible de réfléchir au “développement urbain durable” de manière démocratique ? Pour les urbanistes, il s’agit de s’interroger sur la façon d’amener à la reconstitution du processus de politisation des problématiques urbaines afin d’aboutir à une réflexion ouverte sur le futur de la ville.

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L’URBANISME TACTIQUE, FABRIQUER LA VILLE PAR L’EXPÉRIMENTATION

DESCRIPTION

ANALYSE

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DEUXIÈME PARTIE L’URBANISME TACTIQUE, FABRIQUER LA VILLE PAR L’EXPÉRIMENTATION

« Tactical urbanism is a technique for making cities more vibrant, stronger, healthier, economically, environmentally and socially. By utilize very short-term inexpensive small-scale projects that they can help to seed a bigger conversation about change or actually lead to long-term change. (Lydon, 2012) Une manière de réfléchir à de nouveaux outils et de nouvelles méthodes pour permettre de penser de façon pertinente au futur de la ville serait de tester des idées. Le test - défini comme “toute circonstance qui permet d’éprouver, de mesurer quelque chose” (Larousse, 2013) apparaît comme une solution pour apporter non pas des réponses mais pour amorcer un processus itératif qui combine réflexions, débats et actions dans un contexte urbain incertain et complexe. L’idée est apparue sur le terrain. Notre formation nous a amené à réaliser un atelier à Damour, ville libanaise marquée par une histoire et une structure sociale très forte. Fief chrétien, la population de la ville a été massacrée en 1976 par des palestiniens et a été démolie par des bombardements durant l’invasion israëlienne de 1982. Depuis la fin des années 1990, la ville se reconstruit et d’anciens exilés reviennent la peupler. Souhaitant à la fois revenir à son image d’antant tout en profitant du développement du tourisme libanais pour se dynamiser, la municipalité a accueilli un atelier international d’étudiants en mars 2013. A cette occasion, il a fallu repenser l’espace public, son amélioration et son développement. Or, dans une ville chrétienne encerclée par des communautés hostiles et où l’immigration syrienne est de plus en plus présente en raison du conflit voisin1, l’entre soi se renforce. Comment réfléchir à l’espace public quand il n’existe ni socialement (les classes sociales sont hermétiques et ne se mélangent pas dans leurs pratiques), ni physiquement (la route représente la seule forme d’espace collectif). Autrement dit, il n’y a pas d’espace de “frottements” dans un endroit où les 1. En référence au conflit en cours en Syrie.

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gens de classes sociales différentes ne veulent et ne peuvent pas se rencontrer. Face à cette situation, le groupe a trouvé l’idée de réaliser un test, un espace ouvert, accessible et éphémère (une après-midi) afin de provoquer des rencontres et des échanges entre individus de différentes origines sociales. L’expérimentation fut un succès puisqu’elle a rassemblé de nombreuses personnes (chrétiens de Damour, musulmans des villes alentours, immigrés syriens et kurdes, etc.) et a laissé entrevoir une réflexion qu’ils ont eux-mêmes menée sur l’espace public physique (les besoins en trottoirs, en parcs, etc.) mais également sur sa structure sociale : chacun “découvrait” le quotidien de l’autre ce qui a permis de mieux se connaître et donc mieux se comprendre. La discussion a été très riche et une réflexion sur le futur de Damour a été entamée à cette occasion. L’expérimentation d’un micro-espace aménagé pour la journée ouvre des perspectives intéressantes pour faire sortir les débats et les réflexions d’un cadre prédéfini. La spontanéité du dispositif et la liberté donnée aux acteurs à cette occasion à permis d’utiliser un prétexte faible - l’espace public2 - de manière pertinente et efficace pour lancer une réflexion sur ce sujet et sur le développement de la ville en général. L’expérimentation ne serait-elle donc pas un outil intéressant pour répondre à l’enjeu énoncé auparavant qui est d’éviter de faire plonger le référentiel “durable” dans le piège du cadre post-politique ? C’est en tout cas le pari de l’urbanisme tactique. Ce mouvement né aux Etats-Unis qui se rattache au Nouvel urbanisme et au Smart Growth précédemment décrit propose de transformer la pratique de l’urbanisme par l’expérimentation afin de rendre la ville plus “durable”. Si les tacticiens n’énoncent pas clairement leur attachement à la théorie de Swyngedouw, leur discours et la façon d’opérer par un processus itératif enrichi par le test et le retour d’expérience se pose comme une réponse pertinente à l’enjeu de replacer le référentiel faible qu’est le “développement urbain durable” non pas dans un cadre postpolitique mais bien politique et démocratique. Cette partie va analyser la proposition des tacticiens afin de confirmer la pertinence ou non de l’expérimentation. Dans un premier temps, il s’agit de présenter ce qu’est l’urbanisme tactique à travers l’analyse de son triptyque clé (échelle, économie et temporalité) pour ensuite s’intéresser aux éléments qui inspirent des pistes de transformations dans la pratique de l’urbanisme mais également aux caractéristiques qui en limitent leurs portées. 2. A l’instar du “développement durable”, l’espace public n’était pas un objet aux contours clairement définis au préalable par les acteurs présents mais un prétexte moteur de la discussion autour d’une problématique sensible : l’importance, la présence et l’accessibilité d’espaces pour se rencontrer, échanger et se récréer à Damour.

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CHAPITRE 1 FAIRE LA VILLE PAS CHÈRE, TEMPORAIREMENT ET À PETITE ÉCHELLE

Tout a commencé en novembre 2005, lorsque Rebar, collectif d’artistes, urbanistes, designers de San Francisco, loue une place de parking pour la journée et en détourne l’usage en y installant une terrasse de café éphémère. Ce dispositif - appelé parklet - à l’origine fait pour dénoncer l’abondance démesurée des espaces de stationnements dans le quartier a eu un écho mondial puisqu’il a donné naissance à l’événement Parking Day. En 2005, l’urbanisme tactique n’existait pas en tant que tel mais toute une série d’actions ayant le même objectif (faire réfléchir à un sujet particulier dans un quartier) et la même forme (via un micro-aménagement temporaire) émerge à San Francisco et dans d’autres villes américaines (piétonnisation de Times Square à New York en 2006, aménagements temporaires de rues à Portland en 2007, etc.) . Le terme “tactique” (tactical) va être utilisé pour la première fois en juin 2010 par un bloggueur à propos de la piétonnisation de Times Square. L’auteur du billet qualifie le travail du DOT (Department of Transportation) d’intervention tactique. L’expression a fait écho chez Mike Lydon, jeune urbaniste américain fondateur du collectif Street Plans et co-auteur de l’ouvrage “The Smart Growth Manual” qui a vu dans cette expression une description parfaite de toute une série de micro-projets “low cost”. En découle la publication en 2010 du premier volume de “Tactical Urbanism - Short term action - Long term change” qui se révèle être l’acte de naissance du mouvement. Cette anthologie disponible en Open Source sur internet est un véritable succès. Un second volume est publié en 2012 pour s’enrichir de nouveaux projets. En plus de faire un inventaire des actions tactiques, l’ouvrage propose toute une vision du développement urbain par l’expérimentation. Ces expérimentations reposent sur trois principes de base qui transforment la façon de faire la ville : échelle micro, faible coût engagé et court terme. Cette partie va décrypter - grâce à l’analyse des conférences, des articles et des ouvrages identifiés comme appartenant au mouvement - chacune des trois caractéristiques à travers des exemples pour illustrer et comprendre ce qu’est et ce que soustend l’expérimentation pour le tacticien.

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1.1. LE PROJET À ÉCHELLE HUMAINE POUR S’ANCRER DANS LE QUOTIDIEN Premier élément du triptyque qui fédère les actions du mouvement, l’échelle. Comme abordé dans le tout premier chapitre, l’urbanisme américain a longtemps été basé sur les grands projets et la planification, que ce soit pour la construction d’infrastructures à l’instar des autoroutes ou pour la rénovation urbaine. L’urbanisme tactique, dans la lignée du Smart Growth, rompt avec cette tradition et souligne le besoin de réfléchir la ville à une échelle plus humaine. Ainsi, l’échelle la plus petite à laquelle les projets tactiques s’intéressent est certainement la plus connue : le parklet. Cet aménagement d’une place de stationnement ne représente en effet qu’un changement sur un espace inférieur à 10m2. Cette installation d’une terrasse, d’un espace vert ou d’une zone de récréation initiée soit par le public, soit par des entreprises privées (cafés, hôpitaux, magasins, etc.) ou directement par des groupes d’usagers est parfois “autonome” dans le sens où l’intégration à son environnement n’est pas systématique. Cependant, le parklet est souvent lié au trottoir et à la devanture auxquels il fait front et est, dans ce cas là, intégré à une logique spatiale perpendiculaire à la rue. A l’autre extrémité, l’échelle la plus grande qu’il ait été donné de traiter pour un projet tactique est la piétonnisation temporaire des espaces inutilisés par la voiture sur Times Square, un carrefour commercial entre deux grandes artères de la quatrième agglomération la plus peuplée du monde, New York (Wikipédia). Cette fois-ci, l’ampleur du projet nécessitait de réfléchir plus finement à comment intégrer un espace piéton sur un espace qui accueille chaque jour 350 000 piétons et 115 000 automobilistes (Site officiel de Times Square). Seule la municipalité, en l’occurrence le DOT avait la possibilité de lancer un tel projet en raison de l’impact fort de l’aménagement sur les pratiques quotidiennes. Ces deux extrêmes illustrent les effets de la réduction de l’échelle de projet. Tout d’abord le développement du jeu entre formel et informel, entre légal et illégal. Le fait de porter des micro-projets permet de les mettre plus rapidement en place et de ne pas transformer complètement le paysage urbain. Cette minimisation des impacts permet à ceux qui le souhaitent de réfléchir et agir dans l’illégalité tout en ne nuisant pas trop au fonctionnement quotidien de l’espace en question. Il s’agit là d’introduire un conflit d’usage pour amener le débat autour de l’action. Un grand projet n’a pas cette possibilité puisqu’il a un impact trop important et qu’il est dans l’obligation de respecter le cadre réglementaire établi.

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Ensuite, le changement d’échelle permet de revenir à une échelle plus humaine de façon à s’immiscer dans le quotidien des individus. Par plus humaine, il ne s’agit pas d’une échelle spatiale mais symbolique : au niveau de l’Homme et de ses représentations, ancrée dans son quotidien. C’est-à-dire une échelle à laquelle le projet est en capacité d’intervenir et de concerner directement l’individu dans ses pratiques. Par exemple, le parklet amène une transformation à l’échelle du passant et de l’automobiliste. Le premier remarque un espace de rencontre nouveau dont il peut profiter. Le second ne peut plus se garer à cet endroit. La situation amène les deux types d’usagers à changer leur intérêt consensuel sur cette place de stationnement pour un autre intérêt suscité par la possibilité offerte par l’aménagement. Cette dissociation des intérêts ouvre la possibilité de faire émerger le conflit. Il est ainsi possible de réfléchir au rôle de cette place de stationnement et, si le processus d’agrégation métaphorique fonctionne, de façon plus élargie, à l’espace dédié à la voiture et au piéton en ville.

Exemples d’actions tactiques

Du guerilla gardening en direct Photo : Guerilla gardening dev. Blog

Stationnements vélos par le Street Plans Collaborative Photo : Mike Lydon

Putnam Triangle Plaza aménagée temporairement par le DOT de New York Avant et après Photo : Tactical urbanism vol. 2

Expérimentation pour réduire la vitesse Photo : Edward Erfurt IV

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1.2. DES MICRO-PROJETS ÉPHÉMÈRES POUR MAXIMISER L’ASPECT ITÉRATIF La seconde caractéristique est une condition sine qua none à la pérennisation du processus lancé par le micro-projet : celui-ci ne s’inscrit pas sur un temps long, il est éphémère. L’expérimentation des tacticiens ne repose pas sur la simple genèse du conflit mais sur son prolongement. La question de la temporalité devient centrale afin de garantir le maintien du débat. Cependant, il ne s’agit pas seulement de réaliser un micro-projet temporaire puis le “désinstaller” au bout de quelques jours ce qui équivaudrait à jeter un pavé dans la mare avec pour unique but de ne déranger les canards qu’une fois. Autant dire que ceux-ci reviendraient aussitôt et la situation retournerait à son état antérieur. Comme l’illustre le programme Pavements to Parks de la municipalité de San Francisco qui permet l’aménagement de parklet, de carrefours ou de rues, les actions tactiques sont éphémères et surtout flexibles. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas définitives, qu’elles peuvent évoluer selon les retours d’expériences et les commentaires des usagers. Cette évolution peut être de degré (ajout d’un banc, réduction de l’espace consommé ou inversement) ou de nature (transformation complète de la nature de l’aménagement en raison d’un retour d’expérience qui a fait soit l’unanimité sur l’inutilité ou l’inadéquation de l’action soit fait ressortir d’autres formes plus pertinentes de projets à mettre en place.). L’idée est toujours de valoriser le débat qui émerge de l’action pour l’améliorer, la transformer jusqu’à parvenir au climax de l’itération entre action - réaction - retour à l’action - réaction - etc. Ce climax - par analogie à l’écologie où il désigne l’état final d’une succession écologique et l’état le plus stable dans les conditions existantes - peut prendre deux formes. La forme idéale, la finalité de toutes les actions tactiques pour l’ensemble des porteurs de projets, que ce soit Mike Lydon, Rebar, les municipalités ou les acteurs de la société civile, est de parvenir à un aménagement permanent. A l’instar de l’initiative Build a better block (BBB) originaire de Fort Worth dans le Texas et qui s’est ensuite diffusée dans l’ensemble du pays en raison de son succès. BBB a consisté à aménager un îlot urbain sous-utilisé (non pas en friche mais simplement peu attractif en raison de la fermeture des magasins et de l’omniprésence de la voiture) grâce à du matériel donné et au travail de volontaires. Cette action tactique a été un succès car elle est l’une des premières à avoir atteint ce climax, c’est-à-dire à parvenir à conserver une trace permanente du projet. Si des terrasses et des vendeurs mobiles ont été installés sur les trottoirs et sur les espaces de stationnement lors du test, c’est la piste cyclable, dessinée à la main pour l’occasion, qui est devenue permanente. Le processus de débat initié par l’expérimentation a été riche et les possibilités ouvertes par l’opération Build a better block ont été nombreuses. Les débats et les échanges n’ont pas tous aboutis mais ont

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tous suffisamment fait réfléchir à l’avenir de cet espace pour que la municipalité décide de formaliser la piste cyclable. La deuxième forme n’est pas une fin en soi mais l’état final du processus itératif de l’expérimentation qui se juge comme étant l’état le plus stable dans les conditions existantes, c’est-à-dire la fin des débats et réflexions qu’ont amené l’action tactique. Comme l’explique Mike Lydon, cet état (le plus courant à la suite d’une expérimentation) ne représente pas un échec en soi. En effet, le simple fait d’avoir pu lancer le processus est une victoire pour les tacticiens puisque cela a permis de faire réfléchir les usagers et d’ouvrir le “champ des possibles” sur le futur de l’espace en question.

Installation d’un parklet à San Francisco Photo : San Francisco Planning Department

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1.3. DES ACTIONS “LOW COST” POUR MULTIPLIER LES MODÈLES DE FINANCEMENTS La dernière caractéristique clé tient au coût des micro-projets : “Low cost”. Il ne s’agit pas là d’aménagements de mauvaises qualités comme pourrait le laisser penser l’utilisation française de l’expression (low cost correspond à une descente en gamme ce qui n’est ici pas forcément le cas). “Low cost” désigne simplement un coût bas. C’est-à-dire que les actions tactiques n’engagent pas des sommes astronomiques à l’inverse des grands projets plus classiques aux Etats-Unis. Pour reprendre l’exemple de BBB, le projet n’a presque rien coûté puisqu’il a été réalisé grâce à des matériaux de récupération et de la main d’œuvre bénévole. Rebar n’a pas engagé des coûts exhorbitants pour aménager une place de stationnement et le DOT de New York n’engage pas énormément d’argent en peignant des espaces de parking en bleu pour signaler qu’il est possible de soumettre un projet sur cet espace. L’intéret pour les tacticiens derrière le fait de ne pas engager trop d’investissements financiers dans les actions est double. Premièrement cela permet de ne pas prendre le risque d’essuyer des pertes trop importantes en cas d’échec. L’expérimentation est par essence un test, la probabilité que ce test soit un échec est suffisamment significative pour rebuter des potentiels porteurs de projets. Il ne faut pas avoir à perdre de l’argent sur un projet tactique, ou très peu. Cette réduction des pertes favorise l’investissement. En fait, cette caractéristique est importante pour les tacticiens puisqu’il s’agit de multiplier les potentiels investisseurs afin de multiplier le nombre de projets. Ainsi, le faible coût lève les barrières pour les porteurs de projet, surtout dans le contexte économique actuellement difficile. Deuxièmement, cela permet de multiplier les “business model”. Comme l’illustre Pavements to Parks à San Francisco qui consiste à recevoir et valider toute proposition d’aménagement de parklet ou de places venant de la société civile ou d’entreprises privées. Le programme permet à tous, individus ou groupes, de financer un projet. Ainsi, certains parklets sont proposés par des groupes d’usagers alors que d’autres sont initiés par des commerces qui trouvent un intérêt à financer l’aménagement temporaire du trottoir devant leur magasin pour l’attractivité que cela offre. Par exemple, l’expérimentation du “Guerrero park” installé sur l’intersection entre la 28th Avenue et San Jose Avenue lancée le 14 septembre 2009 qui a consisté à transformer un carrefour réservé à l’automobile en une place à été initiée par la municipalité. L’aménagement a ensuite été dessiné gratuitement par Jane Martin de Shift Design Studio et financé par l’hôpital Saint Luke à proximité et, dans une moindre mesure, par une enseigne de vendeur de glaces. Ceci montre la pluralité des modes de financements qui rassemblent des modèles mélangeant bénévolat/don, investissement public ou encore “sponsoring” privé.

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L’ESSENTIEL Pour résumer, les trois principes fédérateurs des projets tactiques sont : engager peu d’investissements pour permettre à tout le monde de se lancer, aménager à échelle humaine pour s’ancrer dans le quotidien et initier un débat “à propos” et ainsi tenter d’enclencher un processus itératif incrémental - l’incrément est une valeur ajoutée à une variable augmentant sa valeur lors de chaque phase de l’exécution d’un programme informatique (Larousse, 2013) - grâce à la flexibilité des installations éphémères. Il est intéressant de noter que ces éléments rompent avec les référentiels de classement des projets du type top-down - bottom-up ou public - privé pour se rassembler autour de trois “contraintes” qui n’en sont en fait pas. Le fait de ne pas être cher à mettre en place, d’être temporaire et modifiable et de s’inscrire sur une échelle raisonnable ne sont en rien des barrières pour les potentiels porteurs de projets. Là réside toute la richesse de l’expérimentation, outil ouvert à tous, sans cadre restrictif et facilement mobilisable pour multiplier les possibilités de projets. L’intérêt de ce foisonnement se trouve dans la volonté de diffuser une façon de faire pour maximiser les réflexions locales sur le futur des quartiers. Pour les tacticiens, faire réfléchir et montrer temporairement un autre quotidien est la clé pour avancer pas-à-pas vers un “développement urbain durable” dans le sens où ce sont les usagers, les citoyens qui deviennent acteurs soit par leur pratique, soit par leur point de vue pour ainsi se sentir plus responsables et plus soucieux du futur de leur ville. De plus, cette méthode a pour conséquence de transformer la pratique de l’urbanisme lors des expérimentations.

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CHAPITRE 2 LES PRÉMICES D’UN CHANGEMENT DANS LA PRATIQUE DE L’URBANISME

L’urbanisme tactique est prometteur puisqu’il se développe aux Etats-Unis et se multiplie dans plusieurs villes d’Amérique latine et du Canada. Ce concept a la volonté d’interroger la façon de fabriquer la ville avec les citoyens pour répondre aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux. La question maintenant est de savoir en quoi ce mouvement transforme la façon de fabriquer la ville et quelles en sont les limites. Si l’urbanisme tactique redéfinit les pratiques de par l’utilisation de l’expérimentation (mutation de la relation spécialiste - usager et émergence de l’importance de la question de l’organisation de la vie sociale), il ne pose que les prémices d’une intégration plus systématique de cet outil dans le processus de fabrique de la ville. Il a en effet des limites (absence de logique territoriale et nécessité de travailler sur un territoire avec des prédispositions) qui font émerger des enjeux relatifs à son intégration dans une stratégie de développement local. Après avoir extrait les caractéristiques “positives” qui entérinent le changement dans la pratique de l’urbanisme, cette partie va analyser en quoi l’urbanisme tactique se situe dans une position d’entre-deux (en opposition à l’urbanisme classique sans pouvoir se substituer à lui) qui minimise son impact sur le développement urbain et freine les possibilités entrevues par l’expérimentation.

Le plan d’aménagement d’un carrefour à la mode tactique Photo : Sara Dent

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2.1. DES ÉLÉMENTS QUI REDÉFINISSENT LA PRATIQUE DE L’URBANISME L’expérimentation joue un rôle plus important que simplement interroger le citoyen sur son quotidien et ses pratiques, elle permet d’initier une mutation dans le fonctionnement de l’urbanisme afin de le faire sortir du cadre post-politique dans lequel il s’installe. Sous cette forme, les rôles des acteurs sont redéfinis afin de valoriser l’expression des idées, des visions, des possibilités pour ensuite les porter et les amener au débat, à sa politisation. Ainsi, d’un rôle de techniciens cloisonnés, le métier des “fabriquants” de la ville (architectes, ingénieurs, urbanistes) évolue vers une forme plus ouverte qui se caractérise par la communication et l’échange de savoir-faire. L’usager de son côté passe du statut d’acteur passif qui a pour seul rôle de pratiquer l’espace à un rôle d’acteur engagé ou, du moins, de ressource du territoire. Nabeel Hamdi, professeur en architecture au MIT (Massachusetts Institute of Technology) est auteur de l’ouvrage The placemakers’ guide to building community dans lequel il décrit cette évolution à travers deux caractéristiques qui sont la mise à plat des rapports entre les différents acteurs (publics, privés, experts ou simples usagers) et l’émergence de la prise en considération de l’importance de la vie sociale et économique . “In the pursuit of equitable progress, citizens are typically invited to engage in a process that is fundamentally broken: rather than being asked to contribute to incremental change at the neighborhood or block level, residents are asked to react to proposals they often don’t understand, and at a scale for which they have little control. For better or worse, this often results in NIMBYism (Not in my Backyard) of the worst kind.” (Mike Lydon, 2012) Le “community planning”, l’équivalent des processus participatifs en France, se développe aux Etats-Unis selon l’idée que le citoyen est une source d’informations qu’il faut solliciter dans le cadre de la fabrique de la ville. Sauf que, comme l’explique Mike Lydon dans cette citation, la participation est souvent faite pour se desservir dans le sens où il ne s’agit pas d’inclure le citoyen dans le projet mais de lui faire valider ou non ce même projet. La relation entre le technicien et le citoyen n’est en rien changée dans cette organisation : le premier est un prestataire et le second un bénéficiaire. A l’inverse, l’urbanisme tactique transforme, grâce à l’expérimentation, cette relation entre spécialiste et non spécialiste. Comme l’explique Nabeel Hamdi, il s’agit de : “to move off and respect the idea that we are, as experts, special kind of people and accept that every one is also a

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special kind of expert.” (Hamdi, 2004). Cette approche aplanit les rapports très verticaux entre le spécialiste et le non spécialiste pour rééquilibrer leur relation. Lors d’une expérimentation, l’urbaniste ou le designer apprendra tout autant de l’usager que ce dernier apprendra des connaissances du spécialiste. Il ne s’agit pas là de déqualifier le technicien mais d’identifier les compétences et les connaissances de chaque acteur pour enrichir le processus expérimental. Par exemple, l’usager renseignera sur des éléments de la vie de quartier en tant “qu’expert du quotidien” quand le designer apportera des informations sur la forme et son intégration dans le paysage. Cette logique prend également la forme d’une mise en capacité de l’usager grâce à l’expert. Le mode d’organisation se rapproche ainsi des FabLabs - “lieu ouvert à tous où il est mis à disposition du public toutes sortes d’outils pour la conception et la réalisation d’objets, notamment des machines-outils pilotées par ordinateur.” (Wikipédia) - dans lesquels le technicien est présent pour transmettre son savoir-faire dans le but de permettre à l’individu lambda de produire lui-même ce dont il a besoin ou envie. Dans le cas de l’expérimentation, le designer donne les clés techniques de constructions à quiconque souhaite apprendre pour donner la possibilité de construire lui-même son micro-aménagement. La seconde caractéristique est l’émergence de la prise en considération de l’importance de la vie sociale et économique. Nabeel Hamdi utilise une anecdote personnelle pour l’illustrer. Lors d’un travail de recherche qui consistait à référencer les variables de la qualité de vie d’un quartier, il demande à un collègue “What makes a good neighboorhood ?”. Alors qu’il s’attendait à une réponse classique du type : une bonne gestion du trafic automobile, la présence d’espaces de récréations, d’équipements publics ou encore une offre de logement de qualité et abordable. Son collègue lui répond : “A good neighboorhood is a wonderful place to grow up.”. Cette réponse est devenue le point de départ de son argumentaire sur l’importance de la prise en compte de la vie sociale et économique dans un quartier. Cette phrase sous-tend une action de l’urbanisme différente dans le sens où l’endroit où il fait bon grandir est d’une part un lieu riche en aménités mais surtout un espace avec une vie sociale riche. Nabeel Hamdi décrit ce tournant dans la pratique de l’urbanisme comme un événement majeur puisqu’il ne s’agit plus simplement de se contenter de dessiner, construire, planifier mais aussi d’organiser et dynamiser les espaces de sorte à ce que la vie sociale puisse se développer. L’urbanisme tactique travaille principalement dans cette optique : build community. C’est-à-dire dynamiser la vie sociale en introduisant ponctuellement une nouveauté. L’objectif chez les tacticiens et dans les propos de Nabeel Hamdi est de construire une communauté engagée dans le développement de la ville afin de s’interroger sur les problématiques de l’organisation sociale de la ville.

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Cet élément prend à contre-pied l’un des pièges du référentiel post-politique puisqu’il interroge les problématiques de la ville et du “développement durable” dans l’organisation sociale et économique. Il n’appréhende en effet pas un problème comme une menace commune à l’ensemble de la société locale du type : “la voiture est un fléau” ou “il faut lutter contre la pauvreté” mais signale la présence d’un problème qui s’illustre à travers l’expérimentation d’une potentielle solution et soumet ainsi l’idée au débat afin de réfléchir à une réorganisation sociale et économique ou non de ce problème. De par sa forme, l’expérimentation des tacticiens permet d’éviter le piège du post-politique puisqu’elle se construit autour d’un consensus duquel peut émerger le processus de politisation nécessaire à l’élaboration d’une réflexion démocratique. De plus, elle redéfinit la façon de pratiquer l’urbanisme en rééquilibrant la relation entre les “techniciens” et les usagers et en incluant l’organisation et l’animation de la vie sociale et économique dans son champ.

Ce que Mike Lydon appelle une “réparation d’intesection” à Los Angeles Photo : Los Angeles Eco-Village Blog

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2.2. L’INTÉGRATION À UNE LOGIQUE TERRITORIALE DIFFICILE Dana Jackson du Network Center for Community Change à propos de l’urbanisme tactique : “It can help to push forwards sustainable change. I’m very interesting to see how we can scale up.”. Si la première partie de cette citation - faisant référence à la capacité de l’urbanisme tactique d’entrevoir un urbanisme qui pousse la question du “développement durable” plus loin - a été abordée précédemment, la seconde soulève l’enjeu majeur auquel le mouvement doit faire face aujourd’hui : comment “monter en échelle” ? C’est-à-dire comment faire en sorte que l’urbanisme tactique s’inscrive non plus seulement dans une succession de micro-projets mais dans une stratégie de développement local. Né d’un aménagement ponctuel sur une place de stationnement critiquant la trop grande place de la voiture, l’urbanisme tactique s’est construit à travers les publications d’urbanistes et chercheurs comme Nabeel Hamdi et Mike Lydon contre l’urbanisme classique “déshumanisé” qui est symbolisé par la planification et les grands projets urbains. Or, cet urbanisme alternatif se retrouve dans une situation d’entre-deux puisqu’il propose de transformer l’urbanisme classique sans pouvoir l’assumer. Cette situation s’explique par deux éléments qui concentrent les principales critiques : le premier est lié à la “montée en échelle” qui dégrade la qualité intrinsèque de l’expérimentation (la spontanéité et la liberté d’actions sont réduites en raison de l’institutionnalisation du processus) et le second se rapporte à l’impossibilité de développer les mêmes dispositifs sur tous les territoires. C’est-à-dire que l’expérimentation est possible dans les centres-villes denses et dynamiques et très difficile à mettre en place dans les espaces moins denses qui représentent, comme vu précédemment, une grande partie du territoire urbain américain. Pour illustrer cette difficulté à monter en échelle, cette partie va s’appuyer sur l’exemple du programme Pavements to Parks de la municipalité de San Francisco qui est une tentative, de “montée en échelle”, d’institutionnalisation de l’expérimentation. Coordonné par le San Francisco Planning Department, la Municipal Transport Agency et le San Francisco Department of Public Works, le programme a pour but de développer et réglementer la construction des parklets à San Francisco. Il se décline également dans une version “plaza” qui correspond à l’aménagement temporaire de carrefours ou places délaissés à l’instar du Guerrerro Park cité plus haut. Grâce à la création de la charte Pavements to Parks, San Francisco est parvenue à mettre la main sur un outil, l’expérimentation, pour le contrôler et valoriser l’image de la ville : dynamique et innovante. Si l’aspect “marketing urbain” n’est pas le sujet de ce mémoire, il ne faut pas omettre non plus le fait que l’urbanisme tactique est une mode qui symbolise le renouveau et le dynamisme des villes américaines. A la manière des gratteciel qui faisaient office de landmark par le passé, valoriser la construction d’un parklet permet

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aujourd’hui de montrer que la ville est active. Mais plus important, cela permet de réactiver des espaces de stationnements inutilisés et contrôler le foisonnement de parklets informels au profit d’aménagements officiels et encadrés. Si une stratégie de redynamisation des espaces sans vie émerge à l’échelle de la ville, le programme freine toutefois l’ensemble du processus de par la lenteur administrative et les validations réglementaires à réaliser en amont de l’aménagement. Il est bien possible de retrouver les éléments qui transforment la pratique de l’urbanisme comme la redéfinition de la relation spécialiste / non spécialiste qui prend la forme d’un partenariat entre le bureau de designer du programme et les porteurs de projet pour accompagner les “tacticiens” pendant une période de deux à six mois. Cette période intervient après un long processus d’informations, de communications et d’échanges avec les acteurs concernés qui se déroule au minimum sur 13 semaines. De ce fait, la construction du parklet commence au moins cinq mois après l’appel à proposition de la municipalité. Ce n’est plus une démarche spontanée comme celle de Rebar ou d’autres tacticiens mais un “feu vert” donné par San Francisco aux porteurs de projets. Une sélection est ensuite effectuée pour ne retenir que quelques initiatives. Le programme supprime complètement le potentiel démocratique de l’expérimentation dans le sens où celle-ci devient complètement cadrée, réfléchie et concertée avant de réaliser l’aménagement. De ce fait, la forme expérimentale mobilisée par Pavements to Parks est un retour en arrière pour l’urbanisme tactique dans le sens où il s’agit pour les usagers de décider si oui ou non l’aménagement est confortable et si oui ou non ils veulent le garder. Alors certes, tout n’est pas à jeter puisque la méthode est innovante et permet tout de même de réaliser des échanges entre les acteurs pour déboucher sur de nouveaux modèles de financements ; mais l’expérimentation, dans cette optique, semble avant tout être un objet marketing clé en main pour les citoyens qui stérilisent à nouveau le débat sur le “développement urbain durable”.

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Le processus Pavements to parks en schéma (réalisé par le SF Planning Department)


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L’autre critique qu’essuie l’urbanisme tactique concerne la diversité de territoires potentiellement concernés par le mouvement. La critique la plus fréquente consiste à démontrer que les actions tactiques ne sont possibles que dans des territoires ayant des prédispositions à l’implication des usagers : des espaces urbains denses et centraux à revitaliser plutôt que des périphéries résidentielles. Ainsi, tous les territoires n’ont pas le même potentiel à démarrer, dynamiser et entretenir de tels processus en raison de l’intensité de la vie sociale. Si le seuil critique à atteindre n’est pas très élevé en raison des faibles exigences intrinsèques aux actions tactiques (faible coût et peu de moyens à mobiliser), les périphéries américaines ne sont pas toujours composées de populations actives et dynamiques. De plus, il faut s’interroger sur les variables sociales qui paramètrent la capacité d’une population à s’impliquer dans le développement du quartier. Il est possible de supposer que des populations plus pauvres ont davantage de difficultés à sortir de leur sphère individuelle pour s’intéresser à des problématiques collectives ou au contraire que leur situation défavorable les encourage à s’impliquer plus grandement pour améliorer leurs conditions de vie. Les deux hypothèses sont valables et seraient intéressantes à approfondir dans une autre recherche. L’urbanisme tactique nécessite un seuil critique d’implication des usagers pour se développer dans un territoire.

Localisation des espaces de projets du programme Pavements to Parks

Source : San Francisco Planning Department

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L’ESSENTIEL Passer à l’action, amener le changement spontanément, initier le débat sur ce changement pour améliorer ou modifier cette action pour parvenir à un objet final construit de façon plus démocratique, c’est le pari des tacticiens qui, à travers leurs expérimentations, tentent de modifier la pratique de l’urbanisme. Ces micro-projets à faible coût et mis en place sur un temps court par n’importe quel type d’acteur apportent à la fabrique de la ville un processus dont les caractéristiques se rapprochent de celles du référentiel faible démocratique décrit dans la première partie. De cette forme émerge des changements dans la structuration de la pratique de l’urbanisme. A l’instar d’un FabLab, l’expert devient une ressource à solliciter par le citoyen qui lui, n’est plus seulement consommateur d’espace de par sa pratique mais acteur du développement urbain. De plus, cette méthode urbanistique ouvre le champ de la discipline à l’organisation de la vie sociale et économique puisqu’il s’agit, par l’expérimentation, d’agir sur l’espace d’une part et d’intervenir dans l’organisation de cette vie à petite échelle d’autre part afin de la perturber et la questionner. Toutefois, l’urbanisme tactique trouve ses limites lorsqu’il cherche à s’inscrire dans une logique de développement urbain à plus grande échelle. Par exemple, San Francisco a institutionnalisé la fabrication des parklets à l’échelle de la ville grâce au programme Pavements to Parks. Cette initiative stérilise le processus expérimental en le réduisant à son plus simple appareil : une légère modification de degré possible une fois l’aménagement réalisé après une longue phase de concertation en amont pour anticiper les potentiels conflits. Par ailleurs, il semble difficile de lancer des actions tactiques pour la plupart des territoires en raison de l’absence de densité suffisante pour assurer le développement d’un processus riche. Cette critique est le point de départ de la réflexion qui va suivre dans la dernière partie de ce travail. De quelle manière les territoires peuvent-ils atteindre un seuil critique nécessaire pour permettre la mise en œuvre d’expérimentation ? Et de quelle façon est-il possible de réfléchir à une institutionnalisation de l’outil expérimental sans stériliser le processus ?

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VERS UN PROCESSUS EXPÉRIMENTAL POUR METTRE L’URBAIN EN PROJET

PRÉREQUIS

PERSPECTIVES


TROISIÈME PARTIE VERS UN PROCESSUS EXPÉRIMENTAL POUR METTRE EN PROJET L’URBAIN

“The lack of resources is no longer an excuse not to act. The idea that action should only be taken after all the answers and the resources have been found is a sure recipe for paralysis.” (Jaime Lerner, 2012) L’urbanisme tactique se veut une démarche incrémentale partant de l’échelle micro pour aller vers le macro. Si cette démarche a prouvé à maintes reprises qu’elle fonctionne pour faire réfléchir à des problèmes ou proposer de nouvelles possibilités dans l’aménagement d’une rue, elle a rencontré des difficultés à passer la vitesse supérieure et devenir une réelle alternative à la pratique classique de l’urbanisme. Au point d’être en incapacité d’enrichir la démarche traditionnelle du projet urbain. En effet, à aucun moment les tacticiens se sont intégrés à un projet urbain déjà acté qu’ils auraient pu enrichir par leur méthode. Pourquoi ne pas réfléchir à leur intégration dans les projets plus classiques ? Si cette possibilité semble dans un premier temps enlever l’aspect militant du mouvement, il apparaît toutefois que l’expérimentation peut avoir un potentiel non négligeable dans la conduite d’un projet urbain ou d’une stratégie de développement local dans le sens où c’est un outil facilitant l’interaction entre les acteurs : interagir pour mieux agir. Cette partie va donc s’intéresser aux modalités et à la façon dont il serait possible d’intégrer cet outil dans un processus de développement local. Au vu des critiques formulées à l’égard des tacticiens, cette recherche sur la question du comment nécessite un travail en deux temps. Il faut s’intéresser dans un premier temps aux catalyseurs de l’expérience. C’est-à-dire aux éléments sociaux et spatiaux qui favorise l’émergence d’un processus expérimental. En effet, réfléchir à son intégration dans une logique territoriale sous entend une capacité à réaliser

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des expérimentations sur l’ensemble du territoire mis en projet, ce qui n’est pas le cas de tous les espaces urbains et périurbains américains selon les observations décrites dans la partie précédente. Dans un second temps, il faut réfléchir au processus expérimental en soi pour parvenir à le transformer en outil générique au service du « développement urbain durable ». Une fois que les conditions nécessaires - ou du moins optimisées - sont rassemblées, il s’agit d’être en mesure d’assurer deux éléments à l’expérimentation : la conservation de ses caractéristiques intrinsèques qui en font un élément moteur d’un débat démocratique “à propos” tout en la mettant au service d’un projet territorial. Ce travail émet l’hypothèse que si le développement local rentre dans une logique proche de celle d’un travail de recherche (formulation de problématiques, d’hypothèses, etc.) alors l’expérimentation à toute sa place dans le renforcement d’un tel processus urbanistique. Cette partie va donc se décomposer en deux chapitres qui vont aboutir à la proposition d’éléments clés pour permettre de prolonger la transformation dans l’évolution de l’urbanisme entrevue par les tacticiens. Le premier chapitre va s’intéresser à l’enjeu relatif à la transformation des lieux publics (la rue, la place) en espaces publics. Cet enjeu émerge de la nécessité de réunir sur un territoire les conditions nécessaires à la réalisation d’expérimentations. Il sera esnuite abordé deux leviers d’actions qui semblent favoriser cette transformation : la marche et les réseaux sociaux. Une fois cette analyse des conditions requises réalisée, le second chapitre va voir en quoi l’expérimentation fait partie d’une logique de recherche plus globale pour ensuite réfléchir à comment intégrer cette logique dans le projet urbain afin de proposer une vision d’un « développement urbain durable » qui répond aux enjeux précédemment évoqués : un référentiel faible et démocratique pour passer à l’action et réfléchir à la ville américaine du futur.

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CHAPITRE 1 L’IMPÉRATIF : DÉVELOPPER LES CONDITIONS FAVORISANT L’EXPÉRIMENTATION L’urbanisme tactique ne se développe pas partout. Sa répartition est même très inégale sur le territoire américain puisque les projets se concentrent principalement dans les centres des grandes villes américaines (New York, San Francisco, Philadelphie, Portland, Miami, etc.). De par sa nature (initiées par les acteurs locaux), les expérimentations nécessitent la présence d’une population susceptible de devenir acteur en prenant les choses en main pour agir sur l’environnement urbain. Une étude approfondie de la structure sociale des porteurs de projets tactiques serait intéressante à réaliser pour l’affirmer. Mais il semble, à travers les différents articles pour et contre l’urbanisme tactique, que le public impliqué se constitue la plupart du temps de jeunes actifs et d’étudiants de classes moyennes qui ont un pied dans le monde du design, de l’architecture, de l’urbanisme ou de la politique. Ce postulat dénote d’un manque dans la pratique des tacticiens : elle ne touche pas tout le monde. Or, dans une logique de “développement urbain durable” il ne s’agit pas de faire sans se poser la question de qui est exclu, qui est inclus mais bien de mener des projets dans le but d’intégrer un maximum d’acteurs dans le processus de réflexion sur le futur de la ville. Il ne s’agit pas de faire la ville seulement pour les classes sociales qui participent et sollicitent naturellement les expérimentations mais pour le plus grand nombre. Ce chapitre va donc s’intéresser aux éléments inhérents aux expérimentations tactiques qui semblent être des leviers pour parvenir à un processus plus inclusif. Ces éléments ont pour caractéristique d’être omniprésents lors des actions des tacticiens mais aussi très peu développés dans les territoires qui ne réalisent pas de tels projets. Ce travail en a identifié deux qui se rapportent à un enjeu du développement de la rue comme espace public urbain. Ainsi, il va tout d’abord être abordé la question de cet espace public urbain. L’objectif est de comprendre en quoi il est différent d’un lieu public et ce que signifie le “développer”. Puis il sera possible de traiter les deux éléments qui semblent être des conditions favorisant l’émergence d’un tel type d’espace : la marche puis les réseaux sociaux.

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1.1 DU LIEU PUBLIC À L’ESPACE PUBLIC URBAIN Avant de présenter en quoi le développement de l’espace public urbain est un prérequis important pour assurer l’efficacité d’une expérimentation, il est nécessaire de débuter par définir la différence entre lieu public et espace public urbain. Par essence, la rue et la place sont des espaces collectifs. Ils sont accessibles car ils ne sont pas fermés et ne requièrent pas d’autorisations ou de conditions préalables à leur fréquentation. Ceci en fait par définition des lieux publics. A titre d’exemple, un centre commercial en est un, même si sa domanialité est privée. L’espace public urbain est quant à lui un concept interdisciplinaire qui se définit à travers ses dimensions spatiales et sociales. Il renvoie à la fois à l’espace physique - le lieu public - et à sa dimension sociale - un espace « des modes de vivre ensemble » et de la reconnaissance de l’autre dans la sphère publique (Sennett, 1979). De ce fait, c’est un lieu privilégié de “l’intersubjectivité”, c’est-à-dire un espace dans lequel les subjectivités sont confrontées les unes aux autres. Or, comme le décrivent les phénoménologistes tel qu’Husserl, l’expérience de soi et du monde n’est pas un sujet solitaire mais correspond à la communication des consciences à travers l’intersubjectivité. De ce fait, il est possible de postuler que l’existence d’un espace privilégié de rencontre de ses intersubjectivités - l’espace public urbain - peut être support de l’émergence d’un espace immatériel au sein duquel les membres d’une société seraient amenés à confronter leurs arguments sur un sujet d’intérêt collectif pour faire émerger un consensus ou, tout du moins, un langage partagé (Zepf, 2004). C’est-à-dire que l’espace public urbain, de par les interactions sociales qu’il entraine par nature entre les individus, est un espace privilégié pour faire potentiellement émerger le débat. Le support du “développement urbain durable” est ici posé puisqu’il ne s’agit pas lors des expérimentations de ne mettre en projet qu’un lieu public. La différence réside dans le fait que le premier - le lieu public - relève du simple aménagement quand le second - l’espace public urbain - questionne l’organisation de la vie sociale. Si tous les territoires ne possèdent pas les prérequis pour assurer le déroulé d’une expérimentation, tous sont composés d’espace public urbain puisque tous les lieux publics sont support de la vie sociale et lieu de l’intersubjectivité. La question ne réside donc pas dans la création ou non de cet espace mais dans les éléments qui varient entre l’espace

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public de Times Square et celui d’une périphérie résidentielle entrainant une réduction des capacités à initier un processus de réflexion sur la ville via l’expérimentation. Si les relations sociales ne semblent pas être les mêmes (à Times Square, les rapports sociaux semblent plus impersonnels que dans le périurbain), une étude pour confirmer ou non cette hypothèse serait intéressante à mener. Il est possible d’analyser cela comme une variation dans l’intensité de la communication entre les individus, c’est-à-dire dans “la capacité à mettre en relation avec” (Habermas, 1978) et donc dans la quantité des situations d’intersubjectivités. En d’autres termes, un espace périphérique où la voiture est omniprésente avec peu de passants semble être un espace public urbain quantitativement plus pauvre dans le sens où, s’il y a des situations d’intersubjectivité, elles sont moins nombreuses qu’au centre de Times Square. Ainsi, l’émergence d’un espace de débat est moins probable. Tout l’enjeu réside dans la mise en place des conditions nécessaires au déroulement d’une expérimentation ce qui signifie le développement d’un espace public urbain d’une “intensité” suffisante pour faire émerger un espace de débat. Or, comment est-il possible de quantifier un seuil à partir duquel l’expérimentation peut réussir ou non ? Si l’utilisation d’indicateurs après un travail de terrain peut parvenir à donner quelques clés, il semble préférable d’identifier des catalyseurs qui font office de levier pour amener des conditions plus favorables. C’est-àdire qu’il ne s’agit pas de déterminer les éléments qui ont pour conséquence de parvenir au seuil critique - puisqu’il est difficilement quantifiable - mais bien d’identifier des leviers qui augmentent les chances de parvenir à ce seuil critique. Ceux identifiés grâce à l’analyse des caractéristiques redondantes lors des expérimentations et pas forcément présentes dans les autres territoires sont la marche et les réseaux sociaux.

1.2. LES LEVIERS POUR DÉVELOPPER L’ESPACE PUBLIC : LA MARCHE ET LES RÉSEAUX SOCIAUX Que ce soit les actions de Rebar, du DOT de New York, du Department of Planning de San Francisco, des citoyens de Dallas, Miami, Philadelphie, etc. Toutes ont des catalyseurs, c’està-dire des éléments qui augmentent l’ampleur de l’expérimentation. Ils sont omniprésents et centraux mais ne changent en rien la forme (le type d’expérimentation et le processus) et le fond (le pourquoi de l’aménagement ou de l’action en question), c’est en cela qu’ils jouent le rôle de catalyseur. Le premier est la marche, le second les réseaux sociaux.

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Des espaces publics favorisant plus ou moins l’intersubjectivité

Times Square, l’un des lieux les plus fréquentés des Etats-Unis Photo : TheMarigaZbulle

Le périurbain américain, une autre forme de ville, une intensité moindre Photo : David Shankbone

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Catalyseur numéro un : la marche Comme vu au tout début de ce mémoire, la ville américaine s’est développée pour et par la voiture. L’ensemble de sa structure a été conçue par rapport à ce mode de déplacements. Les villes ont ainsi progressivement évincé le piéton de leurs rues au profit de la voiture. Dans les périphéries, son développement avec ses garages individuels a vidé la rue de ses piétons : les déplacements se font du domicile (le garage ou la place de stationnement devant chez soi) aux commerces ou lieu de travail où les lieux de parkings sont également à proximité. Dans les centres-villes, l’impact a été moins grand en raison de la densité de population bien supérieure et la présence des transports en commun qui font de l’individu en déplacement un piéton à partir du moment où il sort du bus, métro ou tramway. Toutefois, ce paragraphe sur la marche ne va pas s’attarder sur la mobilité à proprement parlé mais sur ce qu’induisent ces deux types de déplacements antagonistes sur un point : la présence humaine dans la rue, dans l’espace collectif. L’un - la marche - constitue par nature cette présence puisque le marcheur n’est autre qu’une personne qui se trouve dans un lieu public. L’autre - la voiture - ôte les individus de cet espace pour les enfermer dans un cocon individuel. Les interactions avec l’environnement sont ainsi réduites à l’appréhension des éléments qui influent sur la conduite. Pour exemplifier, il est difficile pour l’automobiliste de se concentrer sur autre chose que la route, les potentiels piétons qui traversent, la signalisation ou encore les autres conducteurs. A l’inverse, même si le piéton doit être vigilant, il est en capacité de regarder autour de lui, voir ce qu’il se passe, interagir avec l’ensemble de son environnement. Ce constat est le point de départ de cette sous-partie : la marche augmente la propension de l’individu à interagir et réagir avec l’environnement urbain, contrairement à la voiture. De plus, le marcheur est une figure universelle. Quelles que soit ses origines sociales tout le monde - à l’exception des personnes en situation de handicap - est en capacité de marcher. Sabine Chardonnet explique très bien cette propension du marcheur à interagir avec son environnement via le programme de recherche “Co-opérer et informer la marche métropolitaine” (ENSAPM, Chronos, 2012) : “Contrairement aux autres modes de déplacement, la marche laisse ouvert un important champ des possibles sur le plan cognitif. Les sollicitations sensorielles chaleur, humidité, odeur végétale ou de pain chaud, émotion publique, horizon d’un parc, élément sonore, etc. -, sont beaucoup plus actives dans la marche que dans les autres modes. Elles incitent à changer de projet, d’itinéraire, voire de mode de transport. Ces

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changements de rythme rendent le piéton imprévisible, parfois dangereux, mais cette imprévisibilité est une force plus qu’une faiblesse. Sa plasticité singulière permet une réversibilité permanente. La marche est donc à la fois un mode archaïque et prospectif, dualité qui persistera toujours.” (Chardonnet, 2012) Il y a un double enjeu pour l’urbaniste qui souhaite “enrichir” un lieu collectif grâce à la présence de marcheurs, source de multiplication des situations d’intersubjectivités : aménager des espaces pour favoriser sa pratique et surtout, ne pas les aménager de sorte à freiner l’imprévisibilité de ce mode de déplacement afin de ne pas le stériliser : “Si on technicise la marche en fabriquant des tuyaux à marcher, sa flexibilité et son confort vont en pâtir. En l’intégrant dans des systèmes de type mécanique, on pourrait perdre beaucoup des qualités de la déambulation et créer des trajectoires contraintes. Je pense, par exemple, aux tapis roulants dans les gares ou aéroports. Il est donc primordial de ne pas tendre vers une “mécanique des flux” avec des autoroutes à piétons qui rendraient les situations de marche stressantes.” (Chardonnet, 2012) Il est important, pour maximiser le potentiel du marcheur, d’aménager l’espace de sorte à ce que son déplacement soit en capacité de s’ouvrir et d’interagir avec son environnement. Pour cela, Sabine Chardonnet (2011) explique que ce “générateur de reliance territoriale et sociale en faveur de l’intensité et de la proximité” qu’est la marche doit pouvoir “polliniser” le territoire grâce à l’appui de “ruches” ou points nodaux. Il s’agit de ne pas seulement construire l’aménagement piéton mais de réfléchir à la marche en réseau sur le territoire. En d’autres termes, développer la présence du marcheur pour augmenter le nombre de situations d’intersubjectivités ne tient pas seulement à l’aménagement de trottoirs mais à l’organisation

Les formes de la marche (Sabine Chardonnet, 2012)

La marche prend une forme qui dépend directement de l’environnement urbain.

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de la mobilité piétonne grâce à l’appui des arrêts de transports en communs (nœuds) mis en réseau avec une trame piétonne dynamique constituée de “couloirs”, d’espaces de pauses, etc.

Catalyseur numéro 2 : les réseaux sociaux Le deuxième catalyseur identifié est les réseaux sociaux. Ces organisations sociales plus ou moins formelles (formation spontanée suivant un intérêt commun ou bien association) agissent également, vu leur importance dans le dynamisme d’un territoire, comme catalyseur. Cette partie va s’attarder sur le double rôle du réseau social : agrégateur local et diffuseur inter-local. Les deux sont importants dans le processus expérimental car ils sont des outils de mise en relation (de communication) entre individus. Ils vont être développés au travers des exemples des réseaux Neighborland et Twitter, deux grands acteurs de la mise en relation des actions tactiques. Dans un premier temps Neighborland. Ce réseau social prend la forme d’une plateforme en ligne locale car liée et dédiée à un territoire : le réseau est présent à San Francisco, la Nouvelle Orléans, Lowell dans le Massachussetts, etc. Chacune de ces antennes locales sont ensuite subdivisées par quartiers. Dans le cas de San Francisco, huit sous-antennes recouvrent l’ensemble de la ville. Son fonctionnement est simple et repose sur l’accumulation des demandes particulières à propos du territoire. Par exemple, Sully va à l’université et a des difficultés à trouver un endroit pour se restaurer le midi. Elle a la possibilité de formuler une demande du type : “Je veux (…) à (…)”. Celle-ci est ensuite publiée sur le réseau social et les gens vont pouvoir appuyer cette idée grâce à un système similaire au “like” de Facebook. Une fois l’idée “likée”, l’ensemble des personnes se retrouve à l’intérieur d’un même réseau et ont la possibilité de communiquer entre elles et de s’organiser afin de réfléchir à comment parvenir à satisfaire cette demande. L’avantage de ce processus réside dans le fait qu’il soit local et puisse ainsi mélanger outil numérique et rencontres réelles. Via l’organisation d’événements, les personnes potentiellement concernées mais absentes du réseau numérique ont la possibilité de prendre part à l’initiative directement sur le terrain. Ce réseau social est un puissant outil de mise en relation des individus. Sous cette forme, il permet tout d’abord d’informer localement sur les processus en cours ou les idées qui circulent dans le quartier. Ensuite il permet de fédérer, d’agréger des personnes d’un même territoire qui ne sont pas directement liées mais qui portent des intérêts communs. Pour finir, il dynamise le territoire de par son impact sur l’organisation sociale locale et physique, il dépasse le cadre du tout numérique : les gens peuvent se rencontrer, organiser des réunions et mobiliser d’autres personnes qui n’ont pas accès au réseau numérique, etc.

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Dans un second temps, Twitter. Ce réseau social “permet à un utilisateur d’envoyer gratuitement de brefs messages, appelés tweets (« gazouillis »), sur internet, par messagerie instantanée. Ces messages sont limités à 140 caractères.” (Wikipédia). La mécanique du réseau fonctionne par conversation interposée : l’utilisation du “@...” permet de s’adresser à quelqu’un et le “#...” ou “hashtag” permet l’agrégation de messages ayant le même sujet. Ainsi, tous les messages concernant un événement ou un sujet se retrouvent liés les uns aux autres pour former des fils d’informations. Par exemple, le hashtag “#tacticalurbanism” donne pour résultat au moment où ces lignes sont rédigées : une action à Hamilton, un projet à San Francisco, un autre à Chicago, etc. Tous ces tweets ont la possibilité de communiquer entre eux et permettent de voir l’actualité du sujet. La mise en relation via Twitter ne fonctionne pas comme celle de Neighborland car elle rentre dans une logique de diffusion inter-locale. C’est-à-dire que le réseau social permet de connecter des initiatives locales de territoires différents quelle que soit la distance qui les sépare. La richesse de ce dispositif réside dans le fait d’ouvrir le champ des possibles aux acteurs locaux en les informant des initiatives et de l’actualité d’un sujet dans d’autres territoires. Cette mise en relation est importante dans le sens où elle donne des idées, elle laisse voir ce qu’il se passe ailleurs et ce, dans une perspective de réflexion sur les futurs possibles de la ville et des actions potentiellement réalisables. Les réseaux sociaux ont donc ce double rôle de catalyseur, celui de faciliter l’agrégation locale des dynamiques et des intérêts mais aussi celui d’ouvrir le local sur le monde pour permettre d’informer et donner des idées aux porteurs de projets. L’installation de tels outils de communication est donc importante pour augmenter les chances de parvenir à réunir les conditions nécessaires à la mise en œuvre de processus expérimentaux.

Des “voisins” en action pour le réseau Neighborland Photo : Neighborland

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L’ESSENTIEL Ce chapitre s’est penché sur les éléments qui permettraient à tout territoire de réaliser des expérimentations. Or, il ne s’agit pas d’éléments mais d’une condition primordiale à l’émergence de tels processus : un espace public urbain intense. En effet, les territoires les plus actifs sont également ceux qui ont les lieux publics les plus actifs et a fortiori, la vie sociale la plus intense en terme de quantité d’intersubjectivité. Si ce chapitre n’a pas pu traiter de la qualité des relations sociales en raison de l’impossibilité de recueillir des données directement sur le terrain, il a tout de même pu établir que plus un lieu public augmentait la capacité des individus à communiquer (notamment par la co-présence), plus il pouvait potentiellement accueillir des expérimentations. Une fois ce postulat établi, il a fallu s’interroger sur le seuil auquel l’intensité est jugée suffisante. Etant donné l’absence de données qualitatives pour étudier l’organisation et la vie sociale d’un cas d’études, ce travail s’est concentré sur les catalyseurs qui augmentent les chances de voir l’espace public urbain se développer grâce à leur capacité à lier les individus entre eux : la marche et les réseaux sociaux. La première est importante dans le sens où elle augmente la propension de l’individu à interagir et réagir avec l’environnement urbain, contrairement à la voiture. De plus, elle amène de la présence humaine dans l’espace et crée ainsi davantage de situation de co-présence. Le second est lui un formidable outil pour mettre les personnes en lien à la fois au niveau local mais également à l’échelle inter-locale en connectant les individus ayant les mêmes intérêts, envies, etc. De plus, ces catalyseurs sont des moyens assez faciles à mettre en place et qui ne contraignent pas les autorités publiques à des investissements importants pour être développés, contrairement à la voiture en son temps.

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CHAPITRE 2 REPENSER LE PROJET URBAIN À TRAVERS LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE Maintenant que des clés sur les conditions favorables à l’expérimentation ont été proposées, il s’agit de se pencher sur le processus expérimental en soi pour voir en quoi il peut se mettre au service du “développement urbain durable” tout en conservant ses caractéristiques mises en avant lors de la partie précédente. Avant de commencer, il faut rappeler le contexte dans lequel l’urbanisme américain se situe actuellement. Il reposait jusqu’aux années 1970 sur la planification, l’utilisation des plans de développement où la ville était dessinée sur papier pour ensuite être reproduite le plus fidèlement possible au dessin. Depuis les années 1970, la façon de pratiquer a évolué vers la notion de projet urbain qui “est à la fois un processus concerté et un projet territorial : il consiste à définir et mettre en œuvre des mesures d’aménagement sur un territoire urbain donné, en partenariat avec tous les partenaires civils et institutionnels concernés, intégrant les différentes échelles territoriales et le long terme, en vue d’un développement urbain durable.” (Da Cunha). Cette définition apporte une dimension nouvelle : le long terme. Cela sous-tend un aspect primordial : la stratégie. Du grec “stratos” qui signifie “armée” et “ageîn” qui signifie “conduire”, le mot signifie à l’origine : l’art de planifier et de coordonner l’action des forces militaires d’un pays engagé dans un conflit, pour attaquer ou pour défendre. Cette définition s’est ensuite élargie à d’autres champs, aboutissant aujourd’hui à : l’art de diriger, de combiner et de coordonner des actions pour atteindre un objectif. Le projet urbain serait donc l’art de définir et de coordonner les actions et les acteurs afin d’atteindre un objectif commun : le “développement urbain durable”. Or, étant donné les qualités de l’expérimentation présentées dans la partie précédente (potentiel à faire émerger un débat entre les acteurs dans un cadre ouvert et permissif), il semble qu’il soit intéressant de réfléchir à l’utilisation de cette méthode dans un processus de projets urbains et non plus seulement de façon spontanée et sans logique stratégique. Ce chapitre va donc s’intéresser en premier lieu à la façon dont il est possible d’intégrer

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l’expérimentation dans une logique de projet urbain. Pour cela, il va être abordé non plus l’expérimentation en soi mais la démarche plus globale dans laquelle elle s’insère : la méthode expérimentale. Après avoir défini les différents impératifs liés à l’établissement d’une telle méthode, ce travail se terminera par un retour sur la charte du programme Pavements to Parks de San Francisco pour voir de quelle façon elle peut être appliquée.

2.1. FONDEMENT THÉORIQUE Il est possible d’insérer des expérimentations dans des projets à l’instar de ce qu’à fait l’entreprise Red Barn lors de la construction du centre commercial Dekalb Market à Brooklyn (New York) en proposant des espaces temporaires aménagés sous la forme de terrasse sur les lieux des futurs travaux. Le problème réside dans le fait que cela concerne un projet individuel et n’est absolument pas lié à une logique de développement urbain. Cela a été démontré auparavant, les expérimentations ne sont pas parvenues à s’insérer dans des projets urbains sans perdre leur substrat. Pour ce faire, il ne s’agit pas de transformer l’expérimentation pour l’adapter au processus de projet urbain mais de modifier la démarche de projet de sorte que les deux éléments se complètent et s’harmonisent. Il semble que ce soit la seule façon de garantir la conservation des intérêts du projet urbain (être un projet territorial concerté au service du “développement urbain durable”) et de la pertinence de l’outil expérimentation. Il faut remonter à la genèse du concept d’expérimentation pour comprendre en quoi celleci s’intègre dans une logique plus large. Ce terme renvoie à l’action d’expérimenter. Verbe qui fait lui même référence au fait de “Connaître quelque chose par l’expérience” (Larousse, 2013). Or, cette action fait partie d’une démarche beaucoup plus large qui est à l’origine de la méthode scientifique contemporaine : la méthode expérimentale. Définie en 1856 par le chimiste Michel-Eugène Chevreul, elle a ensuite été développée par Claude Bernard en médecine et en biologie. Cette méthode consiste à tester par des expériences la validité d’une hypothèse grâce à la récolte de nouvelles données. Ces expériences, qualifiées de scientifiques, se distinguent des expériences empiriques du fait qu’elles sont construites dans un protocole définit autour d’une hypothèse : “L’empirisme est un donjon étroit et abject d’où l’esprit emprisonné ne peut s’échapper que sur les ailes d’une hypothèse.” (Claude Bernard, 1865) Idée ensuite corroborée par de nombreux chercheurs. Canguilhem qualifiera même la

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méthode expérimentale de “long plaidoyer pour le recours à l’idée dans la recherche, étant entendu qu’une idée scientifique est une idée directrice et non une idée fixe.” (Canguilhem, 1968). Ainsi, la méthode expérimentale est composée de plusieurs étapes dont l’expérimentation fait partie : - La constatation d’un fait (des places de stationnements sont toujours vides). - L’émergence d’une idée à propos de ce fait aussi appelée hypothèse (ces places ne sont peut-être pas utiles, il est possible de les transformer en espace de récréation). - La vérification de cette hypothèse par l’expérimentation, cela nécessite de définir un protocole qui doit établir : les constantes, c’est-à-dire les facteurs qui ne changent pas (l’espace destiné à la circulation automobile) ; la variable, ce qui change (l’usage de l’espace initialement dédié au stationnement) ; les résultats attendus (si cette place est inutile, alors il n’y aura pas de conflit avec les automobilistes) ; la durée de l’expérience (deux semaines par exemple). - La réalisation de l’expérience durant laquelle il faut récolter les données (la place de stationnement est transformée en terrasse, deux personnes sont présentes pour réaliser des entretiens et observers les usages). A noter que l’observation n’est pas passive. - La confirmation ou non de l’hypothèse à partir des données récoltées (aucun signe négatifsvenant des automobilistes, les passants se sont appropriés l’espace, etc.). S’il peut s’agir de la fin du cycle, cela peut être également le début d’un autre en raison de résultats inattendus qui donnent lieu à la formulation d’une autre hypothèse. A noter que dans le cas des sciences sociales et, a fortiori, d’un processus touchant à l’urbain, il est difficile d’isoler un nombre faible de variables. De ce fait, la posture se doit de rester ouverte pour observer également les facteurs externes qui peuvent être en fait des variables. Ceci s’explique par l’incertitude et la complexité des rapports sociaux et de leur organisation sur un territoire. La question qui se pose maintenant est la suivante : comment mettre en projet le territoire en suivant cette méthode expérimentale ? Est-il possible de le faire ? Il y a deux éléments à prendre en compte dans la réponse à cette question. Le premier est la capacité technique à le réaliser (quels acteurs organisent ? qui détermine le protocole ? qui formule les hypothèses ? qui teste ?). La seconde la capacité sociale (est-ce que la structure sociale du territoire le permet ?). Pour ce deuxième point, le chapitre précédent a déjà abordé les éléments qui facilitent l’émergence des conditions favorables au développement d’un tel processus. Il s’agit

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maintenant de se questionner sur sa mise en œuvre technique par l’intermédiaire des bases proposées par la municipalité de San Francisco à travers le programme Pavements to Parks précédemment décrit.

2.2. PROPOSITION PRATIQUE : LE CAS DE PAVEMENTS TO PARKS Pour rappel, le programme Pavements to Parks possède une charte qui permet aux tacticiens de répondre à un appel à projet lancé par la municipalité de San Francisco. Une fois le projet sélectionné, tout un processus s’enclenche afin de parvenir à l’installation d’un parklet ou d’une place pour une durée de un an. Pendant cette période, des améliorations sont apportées en fonction des retours d’expériences des usagers. Une fois l’année révolue, la décision de conserver ou non l’aménagement est soumise au vote. Il s’agit maintenant de proposer une variante de ce processus pour répondre aux enjeux cités dans la partie précédente. Toutefois, avant d’introduire cette variante, il est nécessaire de traiter du cadre stratégique dans lequel la méthode expérimentale doir s’inscrire. Faciliter l’expérimentation est une chose, l’inscrire dans une logique territoriale en est une autre. Ce cadre doit donc répondre au double enjeu qui est : ne pas freiner l’émergence des expérimentations tout en les orientant dans le but de parvenir à un équilibre territorial. En d’autres termes, faciliter l’expérimentation en évitant que toutes les propositions se fassent dans le même quartier. Pour ce faire, l’action des pilotes du programme (Planning Department, Municipal Transportation Agency et Department of Public Works) doit toucher en priorité les quartiers les moins dynamiques en signalant des espaces à enjeux en les matérialisant - comme des places de stationnements peintes - ou en lançant des appels à projets comme c’est actuellement le cas pour faire émerger des projets. Cela peut aussi prendre la forme d’incitations financières. Le but étant de parvenir à l’émergence d’un processus expérimental dans chaque quartier. Ces prérequis exprimés, il reste à décrire la méthode expérimentale et ses différentes étapes. La première est la formulation d’hypothèses à partir d’observations. Etant donné que tout le monde peut potentiellement constater un fait et que l’objectif est de parvenir à une méthode plus démocratique, toute personne physique ou morale doit avoir la possibilité de formuler une hypothèse. Il ne semble pas qu’une quelconque réglementation soit nécessaire dans cette

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première étape. Les autorités publiques peuvent participer à la formulation d’hypothèses en faisant remonter des faits à la population locale. En revanche, la seconde est une étape clé puisqu’il s’agit de la définition du protocole expérimental. L’enjeu à ce niveau est double : contrôler les expérimentations qui vont avoir lieu et faire en sorte qu’elles s’inscrivent dans un cadre expérimental prédéfini afin d’être étudiées, mesurées pour qu’elles soient enregistrées et comparées par la suite. Le premier enjeu - celui de contrôle - relève d’une question de sécurité avant tout. Les aménagements pouvant être réalisés par des amateurs, la vérification des plans est nécessaire. Toutefois, il ne s’agit pas là d’un pouvoir d’interdiction mais d’une obligation des autorités publiques d’assurer la sécurité de l’installation. Ainsi, si elle est jugée dangereuse, le Department of Design pourra intervenir pour travailler avec les porteurs de projets sur ce point. Par ailleurs, le contrôle s’effectue également suite au dépôt du formulaire d’inscription des expérimentations pour vérifier qu’elles suivent le protocole expérimental. En effet, le second enjeu est le cadrage expérimental nécessaire au bon déroulement du test. Afin de récolter des données résultants du projet, il faut assurer la présence de prérequis et d’éléments méthodologiques clairement définis. Ainsi, un formulaire doit être validé en amont par les autorités publiques pour assurer la présence de ces points : quelle est l’observation faite ? Quelle est l’hypothèse ? Quelles sont les variables identifiées ? Les résultats attendus ? Quelle est la durée de l’expérience ? Quelles sont les méthodes d’observations et de mesures utilisées ? Quelles sont les premières conclusions ? Ce formulaire n’a pas pour but d’interdire l’expérimentation mais de vérifier que tous les éléments pour son bon déroulement sont définis. C’est l’occasion pour les services publics de San Francisco (le Department of Planning) de conseiller les porteurs de projets. La validation du formulaire doit être rapide pour ne pas ralentir le processus. Un délai d’une dizaine de jours entre l’envoi du formulaire et sa validation en cas de simple confirmation (et non de travail d’affinage au besoin) semble raisonnable. La troisième étape est l’expérimentation en soi. Celle-ci se fait comme toute action tactique, spontanément et librement. L’élément important est la durée qui peut être allongée en fonction des modifications à apporter. Pour valoriser l’aspect incrémental, une simple signalisation de prolongement permet aux porteurs de projets de modifier l’aménagement pour enrichir le processus.

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L’avant dernière étape correspond aux conclusions de l’expérimentation. Plusieurs éléments sont nécessaires ici. Il faut tout d’abord rédiger un rapport de résultats qui sera rendu public. Ensuite, la conservation ou non de l’installation sera soumise au vote. Celui-ci doit être réalisé à la suite d’une réunion publique à laquelle l’ensemble des acteurs volontaires peuvent assister. Chacun d’entre eux possède une voix délibérative : une personne physique ou morale égale une voix. Si le vote est négatif, l’aménagement doit disparaître dans les dix jours. S’il est positif, une dernière étape démarre afin d’inscrire l’action dans un projet urbain. En effet, installer de façon permanente ce parklet, cette place, etc. signifie modifier la structure de la ville. Il est donc nécessaire de lancer une dernière étape qui consiste à réaliser un diagnostic territorial afin d’étudier les impacts d’un tel aménagement. L’idée n’est pas là, encore une fois, d’interdire l’installation permanente du dispositif, mais bien de mettre en projet le territoire concerné pour que celui-ci soit en harmonie avec le nouvel aménagement. Par exemple, l’installation d’un parklet supprimant des places de stationnement est une opportunité pour réfléchir à cette question. Cette démarche prend alors la forme d’un projet urbain plus classique à l’intérieur duquel l’expérimentation peut à son tour trouver une place. Dans cette configuration, la méthode expérimentale est un moteur du projet urbain qui permet de le dynamiser, d’impliquer la société civile mais aussi de récolter des données qualitatives et quantitatives sur le quartier à mettre en projet.

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L’ESSENTIEL Au delà de l’urbanisme tactique, c’est le projet urbain qui peut évoluer pour intégrer l’expérimentation grâce à la constitution d’une méthode expérimentale. Empruntée à la démarche scientifique, cette méthode sous-tend l’utilisation de l’expérience comme outil au service d’une hypothèse. Elle nécessite la définition d’un protocole afin de pouvoir mesurer les effets, en constater des inattendus et récolter des données pour confirmer ou non l’hypothèse de départ et/ou pour en formuler de nouvelles. Cette méthode expérimentale rapportée au projet urbain lui permettrait de s’enrichir de l’expérimentation pour mettre en dynamique le territoire, en apprendre davantage sur son fonctionnement et comparer les différents espaces entre eux en fonction des résultats. Il faut pour cela définir tout un processus ne freinant pas les potentiels porteurs de projets tout en les orientant dans les espaces à enjeux grâce à des subventions ou des actions directes des garants du programme (les mêmes que ceux pilotant Pavements to Parks aujourd’hui). Une fois ce souci pris en compte, l’utilisation d’une charte de l’expérience nécessaire à l’aménagement est une piste envisageable en ce qu’elle sécurise et harmonise les essais en les accompagnant. Il ne s’agit pas d’une logique restrictive mais permissive. Cette charte doit comprendre les plans - s’il y a - et les détails du déroulé de l’action, des prémices à l’évaluation. L’idée est d’assurer le suivi à distance du programme tout en constituant progressivement une base de données sur le territoire. Pour terminer, la question de la permanence ou non des installations ne doit pas être une fin en soi mais une opportunité de mettre en projet l’espace concerné. Un processus plus classique de participation doit être lancé pour mesurer l’impact potentiel d’un tel aménagement et réfléchir aux enjeux qui en ressortent. Dans cette perspective, l’expérimentation est un prétexte pour passer au projet et réfléchir à la ville. Le projet peut également intégrer, à son tour, un processus expérimental.

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CONCLUSION L’urbanisme américain a beaucoup évolué depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le temps des modernistes qui pensaient soigner les maux des centres-villes américains en crise en raison du départ des populations les plus riches et des entreprises vers les périphéries grâce aux grands projets, est révolu. Leur règne s’est en effet terminé avec la fin des 30 Glorieuses et l’arrivée des problématiques du “développement durable”. La pensée “simple”, pleine de certitudes laisse ainsi sa place à une pensée urbanistique “faible”, devenue plus incertaine, plus complexe et moins doctrinaire. Cette pensée se construit aux Etats-Unis autour d’un référentiel émergent à partir des années 1980, le “développement urbain durable”. Celui-ci est paradoxal puisqu’il fait consensus chez l’ensemble des acteurs sans qu’une définition claire en soit donnée. Or, c’est dans ce paradoxe qu’il joue son rôle et fait référence. En effet, ce flou se légitime par le fait qu’il est un prétexte à l’action et la réflexion sur l’urbain. Cependant, il doit également éviter le piège dans lequel cette référence peut tomber : le consensus post-politique. Le référentiel a besoin, pour jouer son rôle de prétexte à l’action, de pouvoir être remis en question et pour cela, il doit se replacer dans une forme démocratique dans le sens où elle permet de mettre en débat la réflexion sur le futur de la ville. Dans cette perspective, l’urbanisme tactique propose, à travers l’expérimentation, une approche qui semble “durable” dans le sens où elle permet de reconstituer le processus de politisation des problématiques urbaines. Elle prend la forme de micro-actions qui ont pour caractéristiques d’engager peu d’investissements pour permettre à tout le monde de se lancer, d’être à échelle humaine pour s’ancrer dans le quotidien et initier un débat “à propos” pour tenter d’enclencher un processus itératif incrémental grâce à la flexibilité de ces installations éphémères. De cette forme émergent des changements dans la structuration de la pratique de l’urbanisme. A l’instar d’un FabLab, l’expert devient une ressource à solliciter par le citoyen qui lui, n’est plus seulement consommateur d’espace de par sa pratique mais acteur du développement urbain. De plus, cette méthode urbanistique ouvre le champ de la discipline à l’organisation de la vie sociale et économique puisqu’il s’agit, par l’expérimentation, d’agir sur l’espace d’une part et d’intervenir dans l’organisation de cette vie à petite échelle d’autre part, afin de la perturber et la questionner.

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Toutefois, l’urbanisme tactique trouve ses limites lorsqu’il cherche à s’inscrire dans une logique de développement urbain à plus grande échelle. Par exemple, San Francisco a institutionnalisé la fabrication des parklets à l’échelle de la ville grâce au programme Pavements to Parks. Cette initiative stérilise le processus expérimental en le réduisant à son plus simple appareil : une légère modification de degré possible une fois l’aménagement réalisé après une longue phase de concertation en amont pour anticiper les potentiels conflits. Par ailleurs, il semble difficile de lancer des actions tactiques pour les territoires dont la densité est insuffisante.. L’expérimentation est un outil intéressant pour faire la ville mais nécessite de s’inscrire dans une logique plus globale. Le projet urbain peut évoluer vers une méthode expérimentale. Empruntée à la démarche scientifique, cette méthode sous-tend l’utilisation de l’expérience comme outil au service d’une hypothèse. Elle nécessite la définition d’un protocole afin de pouvoir mesurer les effets, en constater des inattendus et récolter des données pour confirmer ou non l’hypothèse de départ et/ou pour en formuler de nouvelles. Il s’agit alors davantage de mettre en projet l’urbain par l’action. Or, le territoire doit posséder les conditions nécessaires au développement d’un tel processus : toutes les populations ne sont pas enclines à participer. Dans cette optique, une condition a été identifiée pour être un levier important : le développement de l’espace public urbain. En effet, plus un lieu public augmente la capacité des individus à communiquer (notamment par la co-présence), plus il peut potentiellement accueillir des expérimentations. Ainsi, deux catalyseurs ont été analysés pour développer l’espace public urbain : la marche et le réseau social. La première est importante dans le sens où elle augmente la propension de l’individu à interagir et réagir avec l’environnement urbain. Le second est lui un formidable outil pour mettre les personnes en lien à la fois au niveau local mais également à l’échelle inter-locale. Pour conclure, ce travail soulève d’autres questions. Celles relatives à l’espace public, à sa fonction. Assiste-t-on a une évolution de la fonction du lieu public ? comme le suggère Habermas dans sa définition de cet espace de débat qui est davantage intégré à une sphère semi-privée (par exemple les cafés), assiste-t-on a une forme de privatisation des lieux publics ou bien à un glissement de cette fonction de la sphère privée, vers la sphère public ? N’y auraitil pas une intrication de ces deux sphères qui soit favorable à l’émergence du conflit et qui, tout naturellement, amène au retour du politique dans les lieux publics ?

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CRÉDITS

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REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier le bureau d’études Chronos qui m’a permis de réaliser cette année d’apprentissage. Léa Marzloff et Laurence Sellincourt pour le suivi régulier de mon travail. Bruno Marzloff, Anne de Malleray et Julie Rieg pour leurs conseils avisés. Amandine Novelli, Elisa Mendoza et Julien Gaffiot pour ces mois passés en leur chaleureuse compagnie. Je remercie également mon directeur de mémoire Marcus Zepf qui a su me bousculer dans mes certitudes pour faire avancer et structurer ma réflexion. Je remercie toutes les personnes qui ont donné de leur temps pour rendre ce mémoire meilleur. En premier lieu maman pour son dévouement total à la cause syntaxique. Amandine pour sa relecture indispensable et ses conseils. Julien pour les longues discussions passées à étoffer et peaufiner la structure du propos. Laurence pour sa bienveillance et ses commentaires ouvrant sur de nouvelles perspectives. Anne pour sa connaissance de la phrase juste. Aurélien pour ses commentaires toujours pertinents. Et enfin papa pour sa première remarque qui m’a permis de mieux comprendre ce que je cherchais. Je remercie aussi toutes les personnes qui ont fait de cette année l’une des plus belles. A commencer par mes deux adorables colocataires grâce à qui il est impossible de perdre le sourire. Les amis, Antoine, Antoine, Aurélien, Romain, Astrid, Adeline et Joseph. Mais aussi l’ensemble des deuxièmes année de master UHCI 2013 qui forme le meilleur groupe d’individus hétéroclites qui puisse se former. Je remercie pour finir, Eusébie, pour son attention et sa patience inépuisable.

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ANNEXES

1- DÊtail du processus Pavements to Parks 2- Chronologie de l’urbanisme tactique

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Détail du processus Pavements to Parks (réalisé par le SF Planning Department)

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Chronologie de l’urbanisme tactique (Lydon, 2012)

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“In order to do something big, to think globally and act globally, one starts with something small and one starts where it counts. Practice, then, is about making the ordinary special and the special more widely accessible expanding the boundaries of understanding and possibility with vision and common sense. It is about getting it right for now and at the same time being tactical and strategic about later. This is not about forecasting, nor about making decisions about the future. But it is about the long range, about making sure that one plus one equals two or three, about being politically connected and grounded, and about disturbing the order of things in the interests of change.�

Nabeel Hamdi, 2004


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