les images voyageuses

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Eric Bouttier Karine Maussière Pierryl Peytavi Yannick Vigouroux Rémy Weité

Les Images Voyageuses



Les Images Voyageuses


« Je pense que le voyage sur une carte géographique, cher à bien des écrivains, est un des gestes mentaux les plus naturels en chacun de nous, depuis l'enfance. Les inévitables associations d'idées, les superpositions d'images, guident ensuite automatiquement la pensée. J'ai voulu au contraire dans ce travail [Atlas (1973)] accomplir un voyage là où s'efface le voyage même, car tous les voyages possibles sont déjà décrits et les itinéraires déjà tracés. » (Luigi Ghirri, Milan, 1979, p.75 )


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ous les itinéraires ont, semble-t-il, été tracés, et vécus. Le monde entier exploré. Mais le voyage demeure un puissant ressort créatif, même, et peut-être surtout, lorsqu’il commence au coin de la rue. Voire chez soi, dans l’espace intime et sécurisant de la chambre, avec des micro-évènements comme cette clarté qui perce doucement à travers les volets ou les rideaux, un après-midi de sieste, de lâcher-prise physique et mental. Un rayon apparemment insignifiant tombe sur le sol, une vibration lumineuse sur un mur, et se forme l’image fragile d’un monde flottant. Cette chambre où l’on vit, dort, parfois dans un doux entre-deux, devient alors, telle une camera obscura, la matrice de nos images mentales. « Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tous côtés une teinte charmante par leur réflexion. » écrit en 1794 Xavier de Maistre dans son Voyage autour de ma chambre. Les images intimistes et délicates de Rémy Weité, de petit format, nous convient à un tel voyage introspectif. Très « marqué par la lumière et les ambiances intérieures qui émanent des peintures de Vermeer ou d’Edward Hopper », le photographe « tente de restituer dans un même élan des perceptions qui s’impriment en lui. L’instant décisif est d’abord à rechercher du côté de la temporalité

propre du photographe, celle où naît une émotion furtive qu’il s’agit de suivre, avant de la donner en partage ». Il aime saisir « la torpeur d’un dimanche après-midi, le soleil froid du petit jour, une musique lointaine, les squares parisiens, des personnages qu’on devine plus qu’ils ne sont présents dans le cadre, une main, une mèche de cheveux…», invitant « le spectateur à accrocher dans la lumière une rêverie, une enfance possible ». Le photographe accorde une grande attention aux gestes et aux formes les plus infimes du quotidien, qui ont finalement autant d’importance, sinon plus, dans nos vies que les grands évènements. Rémy a fait sienne cette phrase d’André Kertész : « J’interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens. » Les vues de fenêtres, qu’il s’agisse de celles de sa chambre, ou de celles des trains pendant le trajet quotidien qui le conduit au bureau, sont récurrentes. Ces pièces sont baignées d’une lumière sécurisante, douce comme celles des peintres qu’il admire. Pendant son voyage autour du monde, Karine Maussière a systématiquement photographié les chambres où elle résidait avec son photophone Sony Ericsson, des espaces aussi intimistes que ceux de Rémy Weité. Les images, accompagnées de notes de voyage, sont imprimées en très petit format et sont d’autant plus émouvantes qu’elles évoquent une intimité transitoire ; l’artiste est bel et bien « chez elle », elle s’approprie ces lieux avec son minuscule appareil, mais cela n’est que provisoire... Les faux panoramiques d’Eric Bouttier nous convient quant à eux à un voyage sensible dans le temps paradoxal de la mémoire affective. Leur format


évoque fortement celui du Cinémascope. Cette série évoque aussi beaucoup le « cinéma fixe » cher à Bernard Plossu. Des images légèrement tremblées, obtenues grâce à un appareil-jouet, en plastique, de format 24x36 cm. Eric aborde avec beaucoup de douceur et de sensibilité la fin de l’enfance. Une enfance remémorée, celle d’une lente déambulation dans les lieux où il a grandi en Bretagne. Les « Temps calmes » : si sont nécessaires les images qui « dénoncent », le sont aussi, tout autant, celles qui « consolent », comme l’écrit Robert Adams (Cf. son Essai sur le Beau en photographie, éditions Fanlac, 1996), ou apaisent. Procurent un plaisir visuel et n’ont pas peur des notions de « sensualité », ou de « plaisir », loin des sèches dérives conceptualisantes,cyniquement mercantiles, et si profondément ennuyeuses, de la photographie française actuelle mise en vitrine. Une tendance hélas dominante dans les « grandes galeries » et les institutions, depuis ces vingt dernières années. Heureusement, les œuvres présentées ici proposent, à mon sens, un déni salutaire à cette immense mascarade, une formidable bouffée d’oxygène. Un courant archaïsant existe, vivace... On ne peut pas l’empêcher de s’exprimer. Ses acteurs que je connais bien (enfin, je l’espère), proposent, je crois, généreusement, une alternative aussi modeste que talentueuse à une certaine imagerie lisse et désincarnée. Ainsi, Pierryl Peytavi utilise un Brownie flash 6x6 cm, l’objectif de cette toy-camera est de médiocre qualité. L’une de ses photos majeures, selon moi, a été prise à Naples, d’une fenêtre de bus. La scène semble fondue dans un flou aussi atmosphérique qu’optique. Avec, en arrière-plan, les rondeurs

faussement rassurantes et sensuelles du Vésuve. Le cadre de la fenêtre n’est toutefois pas visible, pas de traces de saleté ou de buée évidentes en tout cas. Alors, pourquoi cet « effet », ou plutôt ce sentiment de « fenêtre » ? je ne l’ai compris qu’après coup : il y a bien sûr le léger flou, et comme dans mes photos prises à la box 6x9 cm, le film à l’intérieur de l’appareil n’était pas parfaitement tendu, plaqué, et a gondolé légèrement. Bien que délimité par des lisérés noirs encadrants mais irréguliers. Par ailleurs, la poussière sur la fenêtre sale génère un écran qui diffuse la lumière. Comme si Pierryl avait visé à travers un bloc de verre mal taillée aux contours approximatifs. Et en effet, il n’y a rien, au sens propre et figuré de net, de sec, ou de tranchant dans cette image. Mais une douce et rassurante dissolution des apparences... et des dogmes visuels. Pierryl explore sans cesse les limites de l’image, la travaille dans ses marges. C’est l’une des grandes forces de son travail. Voici une pure « image-sensation », comme l’écrit Serge Tisseron dans Nuage-Soleil (Marval, 1994) à propos des photos de Bernard Plossu, notre ami et mentor commun. Des images qui relèveraient d’une « attention suspendue ». Je parlerais moi, aussi, d’une concentration dilettante – il s’agit d’un « appareil amateur », ce qui encourage à cette attitude – d’un lâcher-prise visuel parfaitement assumé. Si je devais ouvrir les yeux pour la première fois et la dernière fois, j’aimerais que ce soit cette image qui s’imprime définitivement sur ma rétine. Pour ma part, si j’aime me me promener avec ma box 6x9 cm, c’est parce que cet appareil est, comme la Brownie Flash 6x6 cm de Pierryl Peytavi, léger, inoffensif (j’aime l’idée que ce ne soit pas du matériel professionnel, « sérieux »). Ces boîtiers ne


possèdent pas de cellule pour mesurer la lumière, pas de diaphragme non plus. Je ne peux déclencher qu’au 1/50 s ou sur la pause B. Plus de contrôle possible donc ou presque, je dois me soumettre à la lumière existante, et me contenter de cadrer très approximativement dans le minuscule dépoli. Je fais des photos quand cela est possible ; j’ai le sentiment que, désormais, c’est en réalité le monde que je laisse entrer dans la boîte qui prend lui-même l’image. De ce parti pris de lâcher prise résultent ces vues intemporelles et immatérielles. Je ne crois pas à la « vérité » du document. Selon moi, le document ment toujours, l’imaginaire jamais.

leurs images entretiennent entre elles de fortes affinités, des tonalités sensibles et soeures. Leurs photos proposent « des voyages dans les images » ou des « images voyageuses » qui consciemment ou non – il faut savoir que nombre de ces photographes se connaissent dans la vie et sont parfois amis – se font écho.

La box 6x9 cm, comme le Holga et le Diana, a la simplicité et la légèreté du stylo billes ou du crayon de papier – j’utilise des ordinateurs, des logiciels de traitement de texte et d’images, mais je reste attaché à l’utilisation de ces objets humbles et manuels... comme à l’envoi de cartes postales (l’une des formes idéales d’ailleurs pour moi de la diffusion de mes « Littoralités ») et d’autres rituels dont on a, en si peu d’années, parfois perdu le goût, l’usage...

J’aime le travail de ces artistes discrets. Leurs photos sont pleines d’humanité, jamais prétentieuses. Ici pas de grand format, ni d’imagerie lisse et froide. Ce sont des images que l’on a envie d’approcher, d’habiter, de s’approprier, pour les faire fictionner, pour soi, et avec eux, très subjectivement.

Poreuse, l’image photographique s’imprègne du monde, et elle nous traverse... Ou peut-être est-ce nous qui la traversons. Comme l’écrivait Luigi Ghirri, le monde est déjà une image avant que nous ne le photographions. Le temps et l’espace s’écoulent lentement dans ma box, impressionnent la pellicule. Je l’ai souhaité certes, je suis allé à la rencontre de ce phénomène, mais je ne l’ai pas voulu de manière dirigiste, programatique. J’étais là, et le monde m’a dicté de déclencher. Une autre forme de voyage... d’expérience subjective. Les différents photographes possèdent bien sûr leurs univers propres, leur singularité, et en même temps

Elles tissent entre elles des liens sensibles, visibles ou moins visibles. Voilà ce qui à présidé à mon choix, bien plus comme artiste invitant que commissaire (terme que je n’aime guère), et critique photographique, ce que je revendique plus.

Voir ces images, en toute confiance, dans une relation évidente, directe, les approcher sans méfiance, sans être intimidé, c’est retrouver des sensations d’enfance ou quotidiennes si vitales, précieuses, et pour paraphraser Jean-Marie Baldner, « Se faire plaisir, simplement ». Des images faites par d’autres mais dans lesquelles l’on se reconnaît, l’on a envie de rentrer, sans complexe, en terrain familier et sensible. Yannick Vigouroux, janvier 2012.


Eric Bouttier



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Karine Maussière sapporo, octobre 2006 coupe de kuning est un couple. à mon départ, ils souhaitent que je les photographie. quand je me décide, ils se mettent à faire une sorte de gestuelle et des grimaces. je les vis souffrir et mourir. je pris leur véritable révélation.



xian, 20 aout 2006 tous les matins, dès que je sors, elle vient faire ma chambre. elle plie soigneusement mes affaires. ce jour là, à mon retour, je n’ai pas retrouvé ma culotte résille. et pourtant je l’ai cherchée partout.

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et tout près Baïkal, 9 juillet 2006 à Kultkult, Nina et Victor m’accueillent. elle est professeur de français, lui à la retraite. avant, Victor était dans l’armée rouge. il est venu me chercher à la gare de Irskust. dans le train il a partagé sa pomme. le soir de la coupe du monde, à 3h du matin, il m’a réveillée pour voir le match. c’est cette nuit là que Zinedine a donné son coup de tête.

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san francisco, décembre 2006 je le rencontre dans le bar de Jack Kerouac. il lit guerre et paix. moi je suis sur la route avec Laurence Ferlinghetti. on est parti ensemble main dans la main jouer au billard et comme ça toute la nuit. je sens encore son odeur dans les draps de la chambre du photographe. j’y ai passé noël avec zU et fairy à manger des hamburgers.

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désert de gobi, mongolie, 21 juillet 2006 après avoir passé 10 jours à Ulan Baator, je décide de partir sur les traces des chamans. je me perds dans le monde gris avec Galsan Tschinag. bois du lait de yack. écoute ce faux silence. ça grouille de toute sorte. Erwin me propose de la viande séchée. la nuit va être longue. comme la route.

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twentynines palms, janvier 2007 nous sommes arrivées dans un motel il est 23H12. une femme d’un certain âge nous dit qu’il neige. je prends le grand lit. demain nous partons dans les terres des sources d’eau chaude. les hippies adorent ça. plusieurs communautés nous y rejoindront. le cowboy était là.

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tokyo, octobre 2006 Odori me donne rdv dans un vaste hôtel chic. il n’y a personne dans le hall. sauf un homme. un homme en face de moi. il me regarde attentivement. est-ce une invitation au voyage ? and always getting ready to go I am exhausted I wish I could sleep a long time for a time under a mushroom where I could with a caterpillar and a fall asleep on the grass while smoking and sometimes open my eyes to watch the stars and a cheshire cat with the big smile on its face showing me the way...

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Rémy Weité ... des voyages qui commencent par des émotions furtives : la torpeur d’un dimanche après-midi, le soleil froid du petit jour, la sensation de l’herbe mouillée, une musique lointaine dans un square parisien, le bruit du vent et l’odeur de la neige, une voix familière dans un demi sommeil, le cri des choucas le soir dans la vallée… Accrocher dans la lumière une rêverie, une enfance possible.



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Eric Bouttier

Karine Maussière

Pierryl Peytavi

Yannick Vigouroux

Rémy Weité

Né en 1981, photographe indépendant et plasticien, ses études universitaires en cinéma puis en photographie l’amènent à s’interroger sur les liens possibles entre images fixes et images mouvantes. Ses travaux, proches du journal intime, utilisant principalement des appareils amateurs (appareils jouets, Super 8) et abordant les questions du territoire d’origine et de l’enfance, mêlent donc différents médiums et supports de monstration qui s’inscrivent à mi-chemin entre photographie et projection : « des paysements » (série de photographies en 7 volets, 2005 - 2011), D’ici (vidéo d’après film Super-8, 8 mn, 2008), Les Temps calmes (diaporama de 71 photographies, 11 mn, 2010), « Le Voyage incertain » (projet en cours). Expositions en France (Paris Photo / galerie du jour agnès b.; galerie Le Lieu, Lorient; ...) et à l’étranger (Russie, Chine, Corée du Sud, Serbie).

Née en 1971, elle se familiarise très tôt avec la route et la marche en montagne. Après avoir étudié l'art et la photographie à l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Marseille (1996). Proche de l'underground et des travellers, elle part en 2006 faire un tour du monde sac au dos. Elle utilise désormais un photophone : outil de la mobilité, il favorise un rapport spécifique au monde et permet une certaine disponibilité à l'émotion. Ses travaux, qu’ils soient argentiques («Project-Room», Galerie Roger Pailhas, Marseille 2002) ou numériques («Photophonie», Galerie Vols de nuit, 2011), traitent du vide. Ce vide reflèterait-il l'absence de l'être ou, au contraire, une présence en creux, un potentiel ? Karine Maussière est mandatée par les ateliers de l’image et le CAUE13 sur des projets Photographie et Architecture en collège. A Marseille, pour la galerie des Grands Bains douches, elle propose des balades urbaines.

Né en 1970, il se considère comme un photographe de la myopie. La photographie est pour lui un voyage, à la fois extérieur et intérieur. Transfigurer le réel. Ce qui l’intéresse, c’est d’aller au-delà, de tenter d’approcher les frontières de ce qui est spontanément visible dans le monde. La subjectivité y est revendiquée et elle renverse la représentation en imagesensation. Avec la myopie extrême on ne sait plus ce qui est dehors ou dedans ; ce qui est défini ou indéfini ; ce qui est de l’ordre de la réalité ou de l’illusion. Ce travail illustre le désir d’extirper la vue à son aveuglement. Il tente de tirer de la réalité la poésie qui est masquée. Expositions en France : Montpellier, Paris, Grenoble, Cannes, Annecy, Sedan… et à l’étranger : Atlanta. Interventions pédagogiques: New York, Rodez, Région parisienne.

Né en 1970, photographe, critique d’art et historien de la photographie. Diplômé de l’École Nationale Supérieure de la Photographie (Arles), il a publié plusieurs livres sur la photographie. Co-fondateur en 2005 du collectif Foto Povera, il a publié en même temps, avec Jean-Marie Baldner, Les Pratiques pauvres, du sténopé au téléphone mobile (CNDP / CRDP Créteil, Isthmes éditions). Les photographies de la série « Littoralités », réalisées à Lisbonne avec un box 6x9 cm, ont été publiées dans Naufragée (texte de Sylvain Estibal), aux éditions Thierry Magnier, en 2007. Après vingt ans de pratique argentique, il explore désormais les nouveaux territoires artistiques que proposent les téléphones mobiles et les sténopés numériques.

Né en 1961. Pratiquant la photographie depuis son enfance, il découvre en 2002, avec un appareil numérique bas de gamme, une manière différente de photographier, moins académique. En 2008, il se rapproche du collectif Foto Povera, mouvement alternatif qui revendique une photographie sensitive et poétique. Il organise la première Biennale de photographie contemporaine de Rambouillet (2010) et est sélectionné pour Révélation#4 (Paris) et pour l’exposition centrale des Rencontres photographiques du Xe (Paris 2011). Attiré par le métissage de différents médias, son activité se diversifie. Il anime un atelier collectif sur « Photographie et téléphone mobile » au Centre Georges Pompidou (projets en cours).

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Conception graphique : Rémy Weité Remerciements : Didier Cholodnicki, Bruno Maisons / Galerie Satellite (Paris) © 2012




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