Présentation documentaire américain

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Cinéma documentaire CIN-2104 Mercredi 16h à 19h Chargé de cours Rémy Besson


Critiquer la société : les États-Unis au XXIe siècle

Jeffrey Geiger, « Introduction », dans American Documentary Film: Projecting the Nation, Edimbourg, Edinburgh University Press, p. 1-16.


Cinéma documentaire et nation: Discours et format audiovisuel Film, with the discourses that surround them and the institutions that support them, are central means through which the idea of the national is articulated and culturally determined. As Susan Hayward has shown, more than simply influencing or relecting ideas of the nation, film, filmic discourses and institutionnal formation form part of complex, negotiated national identities. Film reflects and refracts national consciousness – it can help create a sense of national belonging through the national narratives and myths it (re)produces (…) Documentary filmmaking has, on and off, engaged with state sponsorship and counterHollywood strategies, as this book will show, yet documentaries have at different times been produced by and absorbed into Hollywood frameworks. Jeffrey Geiger, p. 3 et p. 4 Le rapport documentaire et nation est souvent abordé via des films de propagande (œuvres financées par l’état dans le but de convaincre les citoyens de la validité de sa politique). Les films qui critiquent la société américaine entre tout autant dans ce cadre de réflexion.


Critiquer la société : les États-Unis au XXIe siècle Le retour à l’échelle nationale (après le passage par les groupes socioculturels, les individus et les institutions) nécessite comme lors de la séance consacrée au documentaire japonais que l’on se demande de quelle société l’on parle ou plus justement que l’on se demande : dans quel état est cette société? Dans cette perspective critique : les États-Unis des années 2000 sont marqués par le traumatisme du 11/09 et, par ses conséquences politiques aussi bien en termes de politique sécuritaire sur son sol, que par les guerres déclenchées par le régime. Le sentiment anti-Bush est très prononcé à la fin de son second mandat. L’élection d’Obama créé, elle aussi des frustrations qui sont à la hauteur de l’espoir provoqué. À partir de 2008, l’économie entre en crise. Celle-ci est provoquée par un système financier particulièrement dérégulé. C’est dans le domaine des crédits au logement que la crise se développe. À ces insécurités politique et économique, s’ajoute la prise de conscience progressive (et contestée) d’une crise écologique, l’ensemble de l’écosystème étant en danger. Si d’autres aspects de la situation sont plus positifs, ce terreau est particulièrement fertile pour une critique de la société. Cette critique va s’incarner, notamment, dans une série de films documentaires. Ceux-ci ne s’inspirent pas tant des acquis des études culturelles, que sur un retour aux dimensions économiques et politiques.


Donald Rumsfeld : la « figure du mal » Rumsfeld (et Dick Cheney) est présent dans la quasi-totalité des documentaires de la période, mais seul Errol Morris lui a consacré un portrait Donner une forme cinématographique à un discours politique (celui des hommes de pouvoir américains), afin de proposer un point de vue critique sur la politique américaine. Dispositif filmique de l’entretien, assez proche de l’histoire orale (donner la parole à l’acteur de l’histoire), avec un montage d’archives sonores, visuelles et textuelles et quelques autres images. La force de ces documentaires réside dans la durée de l’entretien et dans le fait que, progressivement, on ressent qu’une obsession anime ces hommes. Dans le cas de McNamara, ce sont les statistiques (tout mettre en série et en chiffre) et chez Donald Rumsfeld, ce sont les mémos (tout mettre en mots). Cette obsession est représentée comme une forme de perversion vis-à-vis de l’exercice de leurs fonctions. La mise en scène de cette perversion équivaut à une critique de leur rapport au monde et de la politique qu’ils ont mis en place.


The Unknown Known. Réalisé par Errol Morris. 2013. Extrait: 70 min. à 77 min.


Dans le cas d’Errol Morris le travail consiste, avant tout, à donner une forme cinématographique originale au sujet abordé. Il s’agit de trouver une forme adaptée au sujet, de dire quelque chose par le choix d’une forme.

Usage réflexif des codes du documentaire vs. Usage de ces mêmes codes d’une manière stéréotypée et possibilité de subvertir ces stéréotypes

DÉFINITION : Idée [forme cinématographique], opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d’agir.


Certains des films que nous allons étudier ont un usage stéréotypé des codes (visuels) du documentaire. Cela s’explique par le fait que leur but est, avant tout, de transformer la société. La forme prise par le film passe au second plan. Celui-ci adopte alors une forme proche du reportage télévisé et des formats attendus par les médias dominants : - Les archives ne sont pas utilisées de manière réflexive ou distanciée. Elles viennent surtout pour illustrer les propos tenus par la voix off. Elles sont utilisées pour ce qu’elles représentent, plus qu’à titre de médiation. - Les entretiens sont montés sans faire apparaître une forme de réflexivité et surtout de manière convaincre le spectateur. - La musique est utilisée de manière à créer des émotions et non pas à créer une prise de distance. Nous avons déjà abordé ce sujet à travers le film Miss Representation (Jennifer Siebel Newsom, 2011). Celui-ci critiquait le regard porté sur les femmes tout en reproduisant un certain nombre de codes visuels relevant du regard masculin [Male Gaze].


Les caractéristiques de ce type de documentaire correspondent à une volonté de performativité*. L’objectif du documentaire est d’amener à une action politique, plus qu’à une réflexion sur une politique de la représentation! Cette forme de retrait dans la réflexion formelle peut, d’ailleurs, être volontaire. Une forme élaborée est perçue comme quelque chose d’hors sujet. Le plus important est de traiter le sujet et d’atteindre le plus grand nombre. Dans le cas des documentaires américains contemporains, il faut aussi noter une personnalisation à l’extrême du propos. Le réalisateur est celui qui raconte une histoire à la première personne et, c’est lui (un homme blanc), qui mène la transformation de la société.

* Catégorie librement empruntée à Bill Nicholls : « Performative Mode: emphasizes the subjective or expressive aspect of the filmmaker’s own engagement with the subject and an audience’s re- sponsiveness to this engagement. Rejects notions of objectivity in favor of evocation and affect » (Introduction to Documentary, 2001, p. 34).


Les montages d’archives dans Bowling for Columbine sont utilisés pour illustrer le discours tenu par les sous-titres ou la voix off. Elles illustrent la critique de la politique extérieure américaine (23 min.) et la critique de l’histoire américaine (48 min.). Des images représentant une forme de violence brute sont mont(r)ées sans être mises en perspectives. Elles visent à choquer, à sidérer le spectateur pour le faire réagir. L’usage de sons et d’images prises par des caméras de vidéosurveillance pendant la tuerie de Columbine relève du même type de choix sensationnaliste. Il s’agit de créer des sensations, de l’émotion, une réaction qui ne passe pas par la réflexion. De plus, à d’autres moments, le réalisateur fait preuve d’un certain talent d’interviewer et d’un humour mordant, qui lui permettent de faire passer son message.


Bowling for Columbine. RĂŠalisĂŠ par Michael Moore. 2002. Extraits


Ce choix est paradoxal, car Michael Moore considère que les médias dominants sont, avec le lobby des armes et les hommes politiques, l’un des principaux responsables de l’état de la société américaine (situation qu’il critique vivement). Sa critique porte donc, en partie, sur des questions de représentation (représentation des noirs à la télévision, politique de la peur après le 11/09, etc.), mais elle ne se traduit pas par l’adoption d’une forme différente. Au contraire, il mime le spectacle médiatique. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement de valeur. Au contraire, on remarque que le film a été très bien accueilli, dans la mesure où il a été très largement vu et qu’il a aussi été primé dans de nombreux festivals (Palme d’or à Cannes en 2002). Il est possible de faire l’hypothèse que cette forme est efficace pour transmettre un discours politique.


Une vérité qui dérange est la transformation en film d’une conférence sur le changement climatique donnée par l’ancien candidat démocrate à la Maison-Blanche, Al Gore. De nouveau, ce qui est le plus important, c’est le message transmis et l’incarnation de cette parole. On note donc une forme de personnalisation à l’extrême. Nous allons regarder la séquence, à la limite de l’obscène, dans laquelle il met en scène (avec images illustratives) l’accident de son fils avec sa volonté de changer le monde (24 min. à 30 min.). Ce film a également été très bien accueilli et il a permis d’atteindre un large public. Il est possible de faire l’hypothèse que cette forme est efficace pour transmettre un discours politique.


Une Vérité qui dérange. Réalisé par Davis Guggenheim. 2006. Extrait: 24 min. à 30 min.


Inside Job dénonce ce qui a causé la crise financière de 2008, du rôle des responsables politiques à celui des banques en passant par les discours des économistes. La séquence d’ouverture adopte une esthétique proche de celle de la publicité où tous les éléments susmentionnés se trouvent présents : musique, extraits « chocs » d’entretiens, illustrations tout droit sorties de banques d’images génériques (extrait : 5 min. à 8 min.). Plus tard, quand il est question de la dérégulation du milieu de la finance, les images d’archives servent à illustrer ce qui est dit par la voix off (12 min. à 15 min.). De nouveau, le film a trouvé son public et a été bien reçu par la critique.


Inside Job. RĂŠalisĂŠ par Charles H. Ferguson. 2010. Extraits.


On pourrait multiplier les exemples et les figures de héros : Supersize Me. Réalisé par Morgan Spurlock. 2004.

Gasland II. Réalisé par Josh Fox. 2013.


Cet usage stéréotypé des codes du documentaire ne se limite pas à la dimension visuelle (usage des archives, types de dispositifs, choix au montage), elle se retrouve aussi dans les choix narratifs. Notons que d’un point de vue narratif, la plupart de ces documentaires fonctionnent d’une manière comparable : Un homme (blanc) se lève face à une injustice qu’il doit résoudre afin de rétablir l’ordre. Il prend une caméra pour démasquer un ennemi (la publicité, McDo, les médias, les industries polluantes, le monde de la finance, etc. et presque toujours les Républicains proche du président Bush). Cela se retrouve dans la forme d’entretiens spectaculaires (véritables confrontations), dont le réalisateur sort vainqueur (parfois grâce au montage). On est ici face à la figure du cow-boy (blanc) solitaire et vertueux. La critique portée sur l’état de la société américaine se fait au nom des valeurs et d’une certaine idée de l’Amérique. Il y a l’idée d’un âge d’or qu’il s’agit de rétablir (un capitalisme un peu mieux régulé, une société un peu plus responsable et tolérante, etc.). Il faut un retour à l’ordre avant qu’il ne soit trop tard. Le fait de vaincre l’ennemi désigné (celui qui a corrompu le système à rétablir) est l’objectif assigné au film. Cet objectif est clairement délimité (il ne s’agit pas de remettre en cause le fonctionnement de la société dans son ensemble) et il ne peut pas être atteint sans l’aide du peuple américain dans son ensemble (idéal démocratique).


Fin de la partie 2: Usage de ces mêmes codes d’une manière stéréotypée On est donc face à des formes stéréotypées qui reposent sur la transmission d’un discours lui-même stéréotypé. Le discours est critique vis-à-vis de la société américaine, mais la forme correspond aux codes des médias dominants. C’est d’ailleurs, peut-être, ce qui fait le succès de ces documentaires qui critiquent la société américaine. Le spectateur est en terrain connu aussi bien en ce qui concerne le discours que la forme prise par le film. Est-ce que l’on s’arrête là? Ou, est-ce que justement depuis ces stéréotypes, il est possible de penser des formes cinématographiques originales?


Gasland est différent des films étudiés jusqu’à présent dans la mesure où il semble donner une forme cinématographique au discours que nous avons identifié. Au départ, Josh Fox n’est pas un réalisateur professionnel. Il met en scène le fait qu’il décide de prendre une caméra pour défier un ennemi : les compagnies gazières qui veulent (littéralement) forer un puits dans son jardin. On est donc en plein dans l’imaginaire du cowboy tel que décrit précédemment. Mais, il trouve une forme adaptée à cette idée : le panoramique tremblé, le zoom forcé, le flou pas très artistique, soit l’esthétique de la vidéo amateur/film amateur. Cela renforce sert son discours (dimension performative). Cela correspond aussi à la création d’une forme originale adaptée à son propos (on retrouve ici une démarche comparable à celle d’Errol Morris).


Gasland. réalisé par Josh Fox. 2010. Extrait de 13 min. 30 à 26 min.


L’originalité de Gasland est rendue visible, si on le compare à… Gasland II L’esthétique de la vidéo amateur/film amateur fonctionne dans Gasland, car il y a quelque chose d’authentique dans la démarche du réalisateur. La forme devient absolument ridicule dans Gasland II, quand Josh Fox essaye de reproduire ce type d’effet au sein d’une équipe professionnelle (le film est produit par HBO). Ce caractère un peu ridicule du rejeu des codes visuels du premier film fait apparaître que c’est bien une caractéristique explicite de sa manière de faire du cinéma. Cela rend aussi compte du fait que trouver une forme originale et adaptée au sujet traité n’est pas quelque chose de l’ordre d’une recette qui pourrait être reproduite (Errol Morris, pour filer la comparaison, réinvente une nouvelle forme à chaque documentaire).


L’originalité de Gasland est rendue visible, si on le compare à… Fracknation (2013) Dans ce film un réalisateur mène une critique de Gasland. Il met en scène le fait qu’il prend une caméra pour se lever face à un ennemi qu’il s’agit de renvoyer au silence : Josh Fox. Le film pourrait être une comédie loufoque, s’il n’était pas, en fait, un documentaire procompagnie gazière très premier degré. Le réalisateur mime les codes visuels et narratifs du documentaire performatif avec un certain succès. Ce point est intéressant, car il rend compte du fait que ce format peut aussi être mobilisé par des réalisateurs néoconservateurs. Cependant, Phelim McAleer manque complètement l’originalité de la forme du film de Josh Fox. Il est loin de proposer un film à l’esthétique proche du film amateur/vidéo amateur. C’est plutôt un mauvais reportage auquel le spectateur incrédule se voit confronté. Regarder la séquence d’ouverture


Gasland me semble être un exemple de subversion des stéréotypes du documentaire performatif. Il s’intègre à ce format, mais prend ses distances sur un point : il met en scène de manière originale la performativité du personnage principal (le réalisateur qui va changer le monde). Dans ce cas, le film performatif (film réalisé pour changer le monde) fonctionne, car il met en scène un personnage qui souhaiter changer le monde. On pourrait donc conclure sur une réévaluation des autres films de la série. En effet, Michael Moore dans Bowling for Columbine, Al Gore dans Une vérité qui dérange, Morgan Spurlock dans Supersize Me se mettent en scène en train de changer le monde. Mais, il me semble que leur mise en scène n’est pas très originale. Au contraire, elle est stéréotypée. On conclura donc plutôt sur le fait qu’il est possible de jouer avec les codes visuels et narratifs du documentaire performatif pour créer des formes originales (comme Gasland, par exemple). Cela correspond à donner une forme cinématographique à un discours politique. Cela fait que malgré la critique féroce (et diffamatoire) du contenu de Gasland proposée par Fracknation, le film reste une référence.


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