#LELONGREGARDS Thomas Piketty

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#LELONGREGARDS

THOMAS PIKETTY

ÉCONOMISTE, AUTEUR DE « CAPITAL ET IDÉOLOGIE » ÉDITIONS DU SEUIL ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE JACQUEMAIN ET PABLO PILLAUD VIVIEN AVEC L’AIMABLE PARTICIPATION DE BERNARD MARX À RETROUVER SUR YOUTUBE ET EN PODCAST


Pour le premier numéro du Long Regards, Thomas Piketty, auteur de Capital et Idéologie (Editions du Seuil) revient sur l’histoire des systèmes de justification des inégalités dans nos sociétés. Il dresse un portrait accablant sur l’accroissement des inégalités et en appelle au dépassement du capitalisme et plaide pour un socialisme participatif.

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À


À regards.

À qui s’adresse le livre ?

À tous les gens qui sont un peu politisés, à toutes les personnes en lutte, à ceux qui se disent que le système capitaliste a besoin d’être totalement transformé et remis à plat. J’espère que je m’adresse aussi à beaucoup de personnes moins mobilisées, voire démobilisées parfois mais qui pourraient être intéressées par l’histoire que je décris dans ce livre, pour en tirer leurs propres conclusions. Et éventuellement se (re)mobiliser. regards.

Est-ce que la classe dirigeante, politique, notamment à gauche, a rompu avec le monde des idées, la production scientifique, les travaux des intellectuels ? Je ne sais pas s’il y a eu un âge d’or où les choses étaient différentes. La politique est faite par les citoyens, les acteurs, les militants, les manifestants. L’idée qu’il faudrait séparer la population entre, d’un côté, une classe d’acteurs politiques et, de l’autre, un immense troupeau de followers, me semble une idée à rejeter. Très souvent, les responsables politiques, se contentent de remettre dans leur discours ce qui, à un moment donné, leur paraît faire consensus – de peur de se faire taper dessus.

regards.

DÉBAT

Est-ce qu’il y a un consensus scientifique, académique, sur ce que recouvre le terme d’inégalités ?

« L’idée qu’il faudrait séparer la population entre, d’un côté, une classe d’acteurs politiques et, de l’autre, un immense troupeau de followers, me semble une idée à rejeter. » J’ai essayé d’écrire une histoire des systèmes de justification des inégalités telles qu’elles sont, c’est-à-dire, dès le départ, des systèmes politiques et idéologiques. La question de la représentation des classes sociales et des catégories sociales entre lesquelles on va essayer d’analyser l’évolution des rapports de pouvoir, des rapports de force, des répartitions de richesses, des fonctions productives, est au cœur du débat. J’essaie, dans cette histoire des régimes inégalitaires, de montrer plusieurs choses : d’abord, de montrer que, même si les luttes sociales sont un moteur de l’histoire, les luttes idéologiques sont au moins aussi importantes. Les luttes sociales et la conflictualité peuvent parfois avoir des débouchés intellectuels, politiques ou institutionnels qui peuvent ne pas être ceux qu’on aurait pu souhaiter au départ. J’essaie de remettre au centre de l’analyse des inégalités, la question du régime de propriété qui est d’abord un régime de pouvoir. Et le message général de ce livre c’est de se dire qu’il est peut-être temps de se donner les moyens intellectuels

de repenser des formes de dépassement du capitalisme grâce à des formes de socialisme. Il faut certes prendre pleinement en compte l’échec soviétique mais aussi tous les succès qui ont eu lieu : les luttes sociales qui ont mené à des transformations politiques, les phénomènes de réduction des inégalités, les phénomènes d’émancipation, parfois très réussis dans beaucoup de pays au XXème siècle et qu’il faut prolonger aujourd’hui. regards. Vous proposez une définition large de l’idée même d’inégalité. Et vous ciblez trois institutions clefs : l’économie, le politique et l’éducation. Vous dites aussi qu’il n’y a pas de déterminisme de l’économie – comme s’il n’y avait pas de hiérarchie. L’économique n’est pas plus fort que tout ? Est-ce qu’elle ne détermine pas le politique et a fortiori l’éducation ?

Les inégalités sont toujours multidimensionnelles. J’explique au début du livre qu’il y a deux questions structurantes selon moi : la ques-

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tion de la frontière et la question de la propriété. La question de la frontière, c’est celle des limites de la communauté politique à laquelle on s’identifie, et qui fait que l’on se pose la question des inégalités et des relations entre groupe sociaux. Je plaide pour de nouvelles formes de dépassement de la frontière et de mode de régulations transnationales, de rapports de pouvoir et de rapports d’inégalités. La question de la propriété, c’est la question de ce qu’on a le droit ou non de posséder dans une société. C’est aussi la question des règles, du système légal et fiscal permettant de réguler ces relations de propriété. Ces questions jouent un rôle central dans ce schéma général mais celle de la propriété est vraiment première. Est-ce qu’on peut en déduire la primauté de l’économique sur le politique ? Je ne le pense pas parce que cette séparation entre ce qui relève de l’économique et du politique me semble très artificielle : il y a toujours besoin de définir la manière dont la communauté politique va s’organiser. Si on veut aller jusqu’au bout de la logique propriétariste, il faudrait mettre en place un régime censitaire. Et quand on décrit un système de droit de vote, est-ce qu’on décrit un système économique ? Politique ? C’est évidemment les deux à la fois. Je préfère le décrire comme un régime inégalitaire qui est à la fois un régime de propriété, un régime politique et un régime de frontières. Ces questions d’organisation de la propriété, dans

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un système de frontières, sont trop complexes pour que l’on puisse prétendre que tout cela se réduit à une éternelle lutte d’une classe qui opprime et d’une autre qui devrait se libérer de ses chaines. Parce qu’une fois qu’on est libéré, il reste plein de façons d’organiser un régime de propriété et un régime de frontières… regards. Un mot sur l’éducation. L’école de la République, ça a un sens encore pour vous ? Cette formule : « égalité des chances », qu’est-ce qu’elle recouvre ?

Ça a un sens à partir du moment où la scolarisation primaire, secondaire, universelle ou quasi-universelle, sont des acquis considérables à l’échelle des siècles précédents. C’est vraiment le socle qui permet un accès au bien fondamental par excellence qu’est l’accès à l’éducation et à la culture. Le problème, c’est que l’idéologie de l’égalité des chances, de la méritocratie et du mérite individuel est l’une des idéologies les plus dévastatrices, les plus violentes et les plus oppressantes qui a été développée pour justifier des inégalités insupportables. On trouve des traces de cette idéologie à toutes les époques : il y a toujours eu une tendance de la classe dominante à essayer de faire valoir leur vertu, leur diligence et leur mérite en stigmatisant les pauvres pour les défauts inverses. Ce discours prend des proportions nouvelles aux

l’idéologie de l’égalité des chances, de la méritocratie et du mérite individuel est l’une des idéologies les plus dévastatrices, les plus violentes et les plus oppressantes qui a été développée pour justifier des inégalités insupportables. XXème et XXIème siècle : des historiens du Moyen-Âge avaient insisté sur le fait que ce processus où le discours méritocratique prend de l’importance commence déjà avec la fin du travail forcé et celle du servage. D’une certaine façon, à partir du moment où les classes populaires deviennent libres – au moins formellement du point de vue de leur droit de déplacement –, on a besoin de les dominer d’une autre façon. Une étape nouvelle est franchie au XXème siècle avec le développement de l’enseignement supérieur par lequel les gagnants du système éducatif – qui sont


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issus des classes sociales les plus favorisées – essaient de justifier leur position via des systèmes de croyances visant à stigmatiser les perdants pour leur manque d’effort et de vertu. Il faut se méfier au plus haut point des discours sur l’égalité des chances et de la méritocratie éducative ; la seule façon de réagir, c’est de formuler des exigences en matière de justice éducative beaucoup plus ambitieuses et vérifiables. En termes de justice éducative, on a besoin de se donner des outils cognitifs, permettant aux luttes de se fixer des débouchés. Et de vérifier dans quelles mesures les promesses d’égalité correspondent à une réalité. regards. Au cœur de l’actualité il y a la question climatique. En quoi les inégalités climatiques redéfinissent-elles ou restructurent-elles la question des inégalités – telle que vous, vous la posez ?

La question climatique peut devenir la force de changement essentielle, le défi principal auquel on fait face, mais aussi une force motrice dans le dépassement du capitalisme et le passage à une forme de socialisme participatif, décentralisé, que j’appelle de mes vœux. En même temps, il ne faut pas instrumentaliser cette question climatique. C’est-à-dire que même si cette question climatique n’existait pas, il faudrait quand même dépasser le capitalisme et mettre en place cette

forme de socialisme participatif. Il se trouve que la question climatique est là, elle est fondamentale et structurante ; il faut la prendre très au sérieux parce qu’elle fournit de surcroît une raison supplémentaire pour dépasser le capitalisme. Mais il y a un risque d’instrumentalisation quand parfois on brandit l’étendard vert ou climatique en oubliant un petit peu les questions de changement de système économique, de régime de propriété et on se retrouve parfois avec des forces écologistes qui, sur les questions économiques, sociales ou fiscales peuvent être extrêmement conservatrices. Le fait que la stratégie écologique n’aille pas toujours de pair avec une stratégie économique de dépassement du capitalisme, de redistribution de réduction des inégalités, et reste parfois un peu floue dans ses options économiques, est quand même un des problèmes structurels qui peut garantir la place des forces conservatrices au pouvoir. Après, si on oublie ces questions de stratégie politique et de bisbilles entre forces politiques françaises, il est certain que l’on ne peut pas espérer atteindre la sobriété énergétique avec le niveau d’inégalités sociales qu’on a actuellement. Les 10% des personnes qui émettent le plus de carbone sur la planète représente presque la moitié des émissions carbone à elles toutes seules. Et les 1% qui émettent le plus, émettent davantage que les 50% de la planète qui émettent le moins. La crise des gilets jaunes illustre d’ailleurs à l’ex-

Le fait que la stratégie écologique n’aille pas toujours de pair avec une stratégie économique de dépassement du capitalisme, de redistribution de réduction des inégalités, et reste parfois un peu floue dans ses options économiques, est quand même un des problèmes structurels qui peut garantir la place des forces conservatrices au pouvoir.

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À partir du moment où l’on explique que l’Etat ne peut plus rien, ne peut plus réduire les inégalités entre classes sociales, ne peut pas construire un système économique alternatif et que la seule chose que peut faire l’Etat, c’est de garder ses frontières et de protéger les identités à l’intérieur de chaque frontière, il ne faut pas s’étonner que le conflit politique se concentre sur des histoires de garde-frontière et des histoires d’identité. trême ce qui arrive quand on se met à augmenter la taxe carbone soi-disant au nom d’une stratégie climatique alors qu’en réalité, l’argent en question n’est pas du tout utilisé pour la transition climatique à un moment où le budget général finance la suppression de l’impôt sur la fortune et la suppression de l’impôt progressif sur les intérêts. Tous les appels à une plus grande justice fiscale se heurtent à une forme de désillusion générale face à l’idée même d’une justice économique. À partir du moment où l’on explique que l’Etat ne peut plus rien, ne peut plus réduire les inégalités entre classes sociales, ne peut pas construire un système économique alternatif et que la seule chose que peut faire l’Etat, c’est de garder ses frontières et de protéger les identités à l’intérieur de chaque frontière, il ne faut pas s’étonner que le conflit politique se concentre sur des histoires de garde-frontière et des histoires d’identité.

regards. Vous nous expliquez, dans Capital et idéologie, comment on est passé d’un régime trifonctionnel à un régime propriétariste puis qu’on est maintenant dans une nouvelle ère, l’ère néo-propriétariste. Quelles sont les différences entre le propriétarisme et le néopropriétarisme ?

Le monde du XIXème siècle ne va pas renaître de ses cendres : le monde capitaliste qui s’effondre avec la Première guerre mondiale, la révolution bolchévique, la crise de 1929 et la Seconde guerre mondiale, ne va jamais se reconstituer à l’identique parce qu’il ne serait plus accepté. Ce monde-là, qui est le monde des sociétés de propriétaires classiques qui dure de 1800 à 1914, connaît des inégalités gigantesques à l’intérieur de chaque société mais surtout est compris dans un système d’inégalités internationales et de rapports de domination

au niveau mondial qui va finir par l’amener à sa perte. La contradiction ultime du régime de l’accumulation capitaliste jusqu’en 1914, c’est le fait que les deux principales puissances coloniales, le RoyaumeUni et la France, accumulent des possessions dans le monde extérieur (à savoir dans leurs empires mais aussi dans leurs détentions financières dans le Canal de Suez, dans la Russie tsariste, dans le caoutchouc en Indochine…) qui va créer un fort ressentiment dans les pays colonisés et qui va aboutir aux mouvements d’indépendance mais aussi aux jalousies des autres pays européens et en particulier de la puissance industrielle qui est en train de devenir dominante à la fin du XIXème, l’Allemagne. regards. C’est donc cette contradiction

qui est à l’origine de toute l’histoire de la deuxième partie du XXème siècle ? Cette contradiction a conduit à remettre en cause le système de pro-

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priété à travers les indépendances et les destructions de propriétés, le fait que toutes les possessions étrangères ont été réduites à zéro, le financement des guerres, les expropriations en Russie, la nationalisation du Canal de Suez… Et elle a amené à la victoire d’une vision qui se développait dans les mouvements socialistes syndicaux de la fin du XIXe siècle sur un droit du travail, sur un meilleur équilibre des droits de l’actionnaire et du salarié, sur un nouveau système fiscal permettant de financer la Sécurité sociale. Entre 1914 et 1960, on assiste à la naissance de l’Etat social qui permet à la fois une très forte croissance économique pendant les Trente Glorieuses mais aussi un changement de régime inégalitaire avec un passage à des sociétés de type social-démocrate qui, par rapport aux sociétés précédentes, sont à la fois plus égalitaires et permettent une émancipation par l’éducation ou par la santé. Et c’est une réussite, il faut reconnaître. Mais force est de constater que les limitations de ces sociétés sociales-démocrates naissent par la suite… A partir des années 1980-1990, s’enclenche une nouvelle dynamique : le néo-propriétarisme. L’élément déclencheur, c’est la chute du communisme soviétique, en parallèle du mouvement néo-conservateur reaganien et thatchérien qui promet le retour d’une grande prospérité si l’on réduit les impôts sur les plus riches et les entrepreneurs (et l’on sait maintenant que ça ne s’est pas du tout réalisé).

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regards. Vous avez mentionné l’échec du communisme soviétique : de quoi est-il la cause exactement ? L’échec communiste soviétique a conduit, à partir du début des années 1990, à une désillusion générale par rapport à l’idée d’une économie juste. Il y a un scepticisme face à des partis comme Syriza en Grèce qui ont été jugés en Europe de l’Est comme des nouvelles versions de ceux qui leur avaient fait des promesses de justice sociale dans le passé et qui les avaient menés dans le mur… Mais c’est cette même désillusion qui a conduit aussi les partis sociaux-démocrates à l’ouest (les travaillistes britanniques, les socialistes français…) à abandonner toute ambition de transformation du régime de propriété. Ils sont passés d’une vision, dans les années 1980, où ils misaient tout sur les nationalisations, à, après la chute de l’URSS, pousser pour un nouveau régime financier international basé sur la libre circulation de capitaux avec aucune régulation collective… On ne s’en rendait pas forcément compte dans ces années. Par exemple, en 1992, il y a eu le vote pour le traité de Maastricht : c’était mon premier vote, j’avais 21 ans, j’ai voté pour. Je n’en suis pas particulièrement fier mais il y avait un aveuglement collectif. Maintenant, ce qui compte, c’est les leçons qu’on en tire pour la suite : une des limites des idéologies sociales-démocrates, c’est leur absence de pen-

sée économique sur le dépassement de l’Etat-nation et sur le fait que, si on veut faire des transactions à un niveau transnational, il faut aussi faire de la régulation transnationale. On ne peut pas avoir une économie-monde sans avoir une politique-monde. On a cru jusque dans les années 1980, qu’avec un contrôle des capitaux, on allait pouvoir construire l’Etat social dans le cadre de l’Etat-nation. Mais, à partir du moment où l’on ouvrait le tout sans aucune réflexion sérieuse sur la régulation collective que ça impliquait, les mouvements sociaux-démocrates en question ont scié leur propre branche. regards. Quelle différence entre le dépassement du capitalisme que vous proposez et le capitalisme progressif de Joseph Stiegliz ? Et pourquoi pas l’anti-capitalisme ? Le dépassement du capitalisme va beaucoup plus loin que le capitalisme progressif ! Et quand je dis dépassement du capitalisme, je pourrais dire abolition ou remplacement du capitalisme. Le mot dépassement oblige un peu plus à dire ce que l’on met à la place du capitalisme, c’està-dire à penser un système alternatif. Il ne s’agit de simplement dire qu’on verra bien quoi faire une fois que la conflictualité aura mis à bas le système. Ca a d’ailleurs l’un des problèmes de l’URSS : il y a eu un manque de réflexion sur l’organisation alternative. On s’est retrouvé


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formes. Ce qui compte, c’est que l’on dépasse la propriété privée et la forme Etat-nation par le socialfédéralisme. Il faut donc une propriété sociale et temporaire. L’idée de base, c’est que le fait d’apporter du capital, y compris dans une petite entreprise, ne peut pas donner tous les droits. regards. Il faut donc trouver un équilibre : lequel ?

dans les années 1920 avec un débat sur les petites propriétés privées et les coopératives : faut-il les nationaliser ? Ou bien faut-il uniquement nationaliser les très grosses ? Lénine était plutôt pour garder les petites en propriétés privées – dans le cadre de la Nouvelle Politique Economique… Mais Staline a voulu tout nationaliser car il avait peur qu’un peu de propriétés privées finisse par s’étendre partout. Mais il n’y avait pas véritablement de plan sur la table, notamment sur les limites de la propriété privée, de réflexion sur sa potentielle utilité, sur la façon dont elle pouvait s’insérer dans la logique des coopératives… regards. Du coup, que fait-on ? On opte pour option léniniste ?

Je ne prétends pas avoir un plan magique mais je veux prendre ces

questions de front et je pense que si l’on veut repenser la propriété et dépasser le capitalisme avec une forme de socialisme participatif, il faut s’y atteler. J’assume le mot socialisme et je lui adjoins participatif parce que je pense qu’il faut de la circulation du pouvoir, c’est-à-dire quelque chose à l’antithèse de la propriété étatique hyper centralisée. A la Fête de l’Humanité, certains m’ont demandé : et pourquoi pas communisme participatif ? Je n’ai pas de problème particulier avec le communisme mais il me semble que le mot est un peu plus abîmé par l’histoire du XXème siècle que le mot socialisme et le fait qu’il soit utilisé de façon flamboyante par le Parti communiste chinois rend les choses un peu compliquées… Je pense qu’il y a des choses à sauver dans le socialisme démocratique – et la sociale-démocratie, malgré toutes ses délimitations, en était l’une des

Il faut un vrai équilibre du pouvoir entre toutes les parties prenantes, et en particulier en faveur des salariés qui s’investissent dans l’entreprise souvent sur le long terme. Le minimum syndical, c’est le partage des pouvoirs à 50-50 (ce qui a été fait en Allemagne et en Suède) dans les conseils d’administration. Et l’on peut aller plus loin en plafonnant les droits de vote des actionnaires les plus importants dès lors que l’entreprise prend une taille importante. Exemple concret : un actionnaire ne pourrait pas avoir plus de 10% des droits de vote dans les entreprises qui dépasseraient 100 salariés. Et cela passerait à 90% dans les toutes petites entreprises. Et je ne parle que des 50% des droits de vote pour les actionnaires ! Encore plus concrètement : si une personne crée une épicerie, un restaurant ou une petite affaire et qu’il embauche, pour cela, un salarié. Si une personne sur les deux a apporté les 20.000 euros qu’il fallait pour démarrer l’affaire quand l’autre n’a rien apporté,

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dans le système que je décris, si les deux sont salariés dans l’entreprise, ils auront les 50% à parts égales affectées aux salariés quand celui des deux qui a apporté les 20.000 euros, aura 90% de 50% des voix c’est-à-dire 45% + les 25 en tant que salarié = la majorité avec 70% des voix. Par contre, dès lors qu’on passe à 3, 4 voire 10 salariés et que la taille de l’entreprise augmente, très rapidement, il n’y a plus de majorité absolue pour qui que ce soit. Il y a certes toujours un peu plus de pouvoir pour celui qui a apporté le capital de départ parce que je pense que, sur des petites affaires, la propriété privée peut être un moyen qui aide l’émancipation individuelle et qui ne conduit pas forcément à l’aliénation évoquée traditionnellement lorsque l’on parle de propriété privée. C’’est évidemment valable lorsqu’il s’agit d’accumulation de pouvoir considérable. La propriété temporaire, c’est un système qui permet de posséder quelques centaines de milliers d’euros mais, si vous commencez à posséder des millions, des centaines de millions et, a fortiori, des milliards, vous allez devoir rendre à la collectivité une partie de ce que vous possédez. Je donne ainsi des exemples de barème : 0,1% pour les gens qui ont moins de 200.000 euros (c’està-dire moins que la taxe foncière quand vous possédez un appartement qui vaut 200.000 euros qui est

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plus de l’ordre de 0,2 ou 0,3%) et cela monterait à 90% pour ceux qui ont un milliard. J’ai vu beaucoup de personnes s’affoler à cette idée qui serait une violation caractérisée d’un des droits de l’homme fondamentaux qui est de pouvoir jouir tranquillement d’un milliard… Je ferais quand même remarquer que les personnes en question gardent 100 millions – même s’il y aura aussi un impôt à 60% à 100 millions donc ça les ramènera à des patrimoines de quelques dizaines de millions. Mais même à ce niveau-là, de tels patrimoines ne durerait pas très longtemps parce qu’il y aurait des besoins de rotation et de circulation. regards. Et que fait-on de tous ces impôts ainsi collectés ? Tout cela permettrait de financer une dotation de 120.000 euros pour tout le monde. Les conservateurs aiment bien critiquer les impôts en oubliant ce à quoi servent les impôts, c’est-à-dire avoir de la justice éducative, une dotation en capital… Si l’on regarde l’évolution des inégalités depuis le XIXème siècle, il y a quelque chose qui n’a jamais changé : la propriété est restée très concentrée. Quelque soit les magnifiques réussites des régimes sociaux-démocrates dans l’aprèsSeconde guerre mondiale, il y a un truc qu’ils n’ont jamais réussi à

faire, c’est diffuser la propriété. Les 1% les plus riches en patrimoine par rapport à l’avant-1914 ont perdu, mais au profit des 10 ou 20% suivants, c’est-à-dire en faveur des classes moyennes très supérieures. Mais les 60% les plus pauvres possèdent encore aujourd’hui, dans un pays comme la France, moins de 5% du patrimoine total quand c’était 2% au XIXème siècle. Il y a certes un progrès mais ce n’est pas assez. Avec un patrimoine de 120.000 euros pour tous qui correspond à peu près au patrimoine médian qui est de 100.000 euros, cela peut permettre d’avoir un logement, donc de moins se soucier de devoir rembourser un loyer chaque mois en reversant une grosse partie de son salaire et de se contraindre à avoir une activité professionnelle amenant un salaire régulier ; ça peut permettre de créer une petite entreprise ou de prendre le pouvoir dans une entreprise dans laquelle on travaille… Bref, si l’on met la propriété sociale et la propriété temporaire bout à bout, je maintiens que la société qu’il y a derrière, est un dépassement de la propriété privée et du capitalisme. Il y a certes toujours un peu de propriété privée mais ça n’aurait plus grand chose à voir avec le système que l’on a actuellement. ■ entretien réalisé par pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien


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Thomas Piketty répond à ses détracteurs « IL FAUT LAISSER LES RICHES sont des formes très nouvelles par rapport à des rentes S’ENRICHIR PLUS POUR AMÉLIORER foncières traditionnelles d’anciens régimes, mais qui LA SITUATION DES PAUVRES » posent de vraies questions : sont-elles plus méritées ? Cette théorie pourrait, dans l’absolu, être vraie ; elle est tenue à toutes les époques. Il faut regarder, en pratique, vu l’ampleur des inégalités, si cela a vraiment permis de bénéficier aux plus pauvres. Aux Etats-Unis, qui est le pays qui a poussé le plus loin cette théorie, on constate un effondrement de la part des 50% des plus pauvres dans le revenu national puis une stagnation complète. Le salaire minimum horaire aux Etats-Unis actuellement est de 7,20$. Il était de 11,70$ en 1970. Sur un demi-siècle, il y a une baisse du salaire minimum. La promesse de prospérité des classes moyennes n’a pas été tenue. Si les revenus avaient été multipliés par deux ou trois, le débat serait très différent.

« IL NE FAUT PAS S’ATTAQUER À LA RICHESSE. IL FAUT S’ATTAQUER À LA RENTE. » Le mot de rente a une histoire. Pendant très longtemps, il désigne simplement le revenu du capital. Dans le discours moderne, le discours néo-entrepreneurial et néo-propriétariste, on essaie de mettre tout ce qui est mal dans le mot rente – la rente foncière, le propriétaire du XVIIIè ou XIXè siècle – par opposition aux dividendes super dynamiques du startuper qui ferait bénéficier la planète entière de ses bienfaits. En pratique, ce que l’on constate, qu’on appelle ça des rentes, des dividendes, des intérêts ou des plusvalues, c’est que les fortunes – au-delà d’un certain niveau – ont tendance à se reproduire avec un rythme d’accroissement qui ne dépend plus de leur origine. Il y a des logiques de reproduction de la fortune, qui

Est-ce qu’elles ne conduisent pas à des formes de concentration excessives entre les individus ? Est-ce qu’elles ne devraient pas être remises en cause ? Je ne le crois pas. IL y a une façon de se réfugier derrière des mots “vive l’innovation” ou “à bas la rente” qui sont plus de l’ordre du slogan quasi-religieux que de l’analyse historique des phénomènes en présence.

« CEUX QUI SONT RICHES MÉRITENT DE L’ÊTRE » Ça me parait être, encore ne fois, une affirmation quasireligieuse : “mérite de l’être”, d’accord mais à quelle hauteur ? Les plus riches avaient entre un et dix milliards il y a vingt ans. Maintenant ils en ont plus de cent milliards : où est-ce que cela va s’arrêter ? Cette peur de rentrer dans la discussion sur les limites où la propriété devient excessive a conduit notamment, dans l’histoire des abolitions de l’esclavage à vouloir compenser les propriétaires d’esclaves, avec ce même argument que les intellectuels libéraux de l’époque comme Alexis de Tocquevillle serinaient à loisir. Je pense qu’il faut faire confiance à la délibération démocratique pour savoir où s’arrêter.

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ENTRETIEN À RETROUVER SUR YOUTUBE ET EN PODCAST

« LA PROPRIÉTÉ EST LA MÈRE DE TOUS LES DROITS. L’ABOLIR La promesse reaganienne de dynamiser l’innovation SERAIT LIBERTICIDE » « VOUS ALLEZ TUER L’INNOVATION »

et la croissance grâce à la réduction des taux d’imposition sur les plus hauts revenus, est une promesse qui, dans l’absolu, aurait pu être vraie. Il se trouve que la croissance américaine a été divisée par deux : entre 1950 et 1990, le revenu national par habitant augmentait de 2,2% par an. Entre 1990 et 2020, après les réformes Reagan de la fin des années 80, elle est passée à 1,1% par an. La promesse reaganienne n’a pas marché sinon Donald Trump n’aurait pas besoin aujourd’hui, pour rassurer les oubliés de la mondialisation, de leur tenir, en plus de celle-ci, une promesse de type identitaire.

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Je pense au contraire que les régimes démocratiques modernes se fondent sur une limitation des droits des propriétaires privés, sur un équilibrage des droits des propriétaires, des droits des salariés, des locataires, des consommateurs, des électeurs, des citoyens… C’est par cet équilibre des droits que la liberté démocratique moderne et que l’Etat de droit s’est construit. La sacralisation du droit de propriétaire allait de pair avec une violence inouïe dans les rapports de domination et d’appropriation – esclavagisme, colonialisme – dans le système de droit de vote strictement réservé aux propriétaires et cela n’avait rien à voir avec la liberté. Cette vision de la liberté, liée à la sacralisation de la propriété privée, est une vision extrêmement élitiste et autoritaire.


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