E-mensuel d'octobre 2018

Page 1

3€

OCTOBRE 2018

LE PCF FAIT PEAU NEUVE


Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Catherine Tricot Photo de couverture CC

OCTOBRE 2018 | Regards | 2


SOMMAIRE

RECONSTRUIRE SON PARTI, REVOIR SES VALEURS, REFAIRE LE MONDE LE PCF FAIT PEAU NEUVE # PCF : faites vos jeux, rien ne va plus # Les communistes votent contre leur direction : et maintenant ? # PCF : le temps de la désunion LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE # Migrants : une question politique et morale, pas un micmac partisan # Migrations, le débat, pas la guerre : réponse à Jean-Luc Mélenchon # Regards croisés - France terre d’asile/Regards # Le Serment du Centquatre LE MONDE SELON MACRON # Trucs et astuces pour discipliner les salariés récalcitrants # Imposer l’austérité aux collectivités territoriales : la méthode Macron # Contrôles au faciès : l’impossible procès de l’Etat # Moins de droits, moins de salaire, même métier : les réalités du travail gratuit (ou presque).

OCTOBRE 2018 | Regards | 3


LE PCF FAIT PEAU NEUVE


PCF : faites vos jeux, rien ne va plus Dans les jours qui viennent les militants communistes choisiront entre 4 motions, déposées pour le 38ème congrès qui se tiendra fin novembre. Pour la première fois depuis la création du parti, le secrétaire national sortant risque de ne pas être reconduit. L’année 2018 s’annonce décisive pour le PCF tant la situation est inédite : depuis plus de trente ans, son périmètre électoral se réduit comme peau de chagrin. Il n’a jamais réussi à trouver les voies d’un sursaut de plus en plus nécessaire à sa survie à court terme. Fragilisé, croit-il, par son absence de candidat aux deux dernières élections présidentielles – oubliant que son dernier candidat n’avait recueilli que 1,93% en 2007 – il a plafonné à 2% aux dernières législatives, et perdu des mairies, des départements et surtout des militants… Bref, l’ambiance est au branlebas de combat permanent. Dans le camp de ceux qui espèrent encore, beaucoup voulaient voir dans le congrès de novembre la possibilité de relancer la machine. Seulement, depuis

plus de six mois, les forces s’activent pour transformer l’événement en plébiscite contre l’actuel secrétaire, national Pierre Laurent, en poste depuis… huit ans. Et ça, c’est une première : le légitimisme était une valeur si profondément ancrée dans l’ADN des communistes que les successions à la tête du PCF se faisaient auparavant de la manière la moins démocratique qui soit, id est le sortant choisissait le suivant, dans le vase clos du Conseil national. QUATRE STRATÉGIES, QUATRE AMBIANCES Samedi prochain, ce sont ainsi quatre textes qui vont être départagés par le vote des adhérents communistes : la base commune et trois textes alternatifs.

OCTOBRE 2018 | Regards | 5


À la différence des congrès précédents, la base commune n’est soutenue que par une partie de la direction, restée regroupée autour de Pierre Laurent. Elle a été très mal votée dans la session de juin (49 voix sur 91, dans une instance qui compte en principe 170 membres). Elle a même été contrainte d’adopter un amendement, imposé par ses adversaires et évoquant la nécessité « de renouveler profondément la direction nationale, jusqu’au secrétaire national ». En gros, cette motion propose de prolonger la démarche suivie jusqu’alors et qui s’efforce d’équilibrer l’affirmation identitaire et le rassemblement de toute la gauche. La motion « Se réinventer ou disparaître ! Pour un printemps du communisme » portée par la députée des Hauts-de-Seine Elsa Faucillon et par Frédéric Genevée, critique les hésitations du noyau dirigeant dans la phase de préparation de la présidentielle et veut conjurer absolument tout risque de repliement, promettant le PCF à la nécrose. Pour cette motion, il est impensable de ne pas tenir compte de la place occupée par la France insoumise, ce qui vaut à ses promoteurs l’accusation d’être des fourriers de Jean-Luc Mélenchon. La motion « Pour un manifeste du Parti communiste du XXIe siècle » - motion identifiée comme étant celle du député du Puy-de-Dôme, André Chassaigne, entend revaloriser de façon massive l’identité communiste. Elle ne renonce certes pas aux alliances avec les socialistes, notamment dans la perspective des

municipales, mais elle fait de la présence communiste aux élections nationales une exigence fondamentale. Enfin, la motion « Reconstruire le parti de classe, priorité au rassemblement dans les luttes », la plus minoritaire à ce stade, repose sur un recentrage de l’identité communiste. Comprendre que c’est du PCF seul, que la gauche se recomposera, et dominera. L’UNITÉ, LA SURVIE OU LA PURETÉ ? Il n’est pas toujours facile de décrypter les lignes de clivage entre certains de ces textes. Qu’est-ce qui sépare fondamentalement la base commune et la motion défendue par André Chassaigne ? Voilà qui n’a rien d’évident. Sauf peut-être le fait que la motion défendue par ce dernier cultive le malaise de nombreux militants et la remise en cause d’une gestion de sommet qui, depuis 2010, n’a pas remis – c’est le moins que l’on puisse dire – la machine communiste sur les rails. Dans une note de blog sur le site de Mediapart, Jacques Rigaudiat – un haut fonctionnaire venu du Parti socialiste et du Parti de gauche – ne manque pas de souligner que les clivages doctrinaux sont bien absents et que les questions de stratégies politiques immédiates l’emportent sur les questions de fond, et notamment la question des classes populaires et de l’effacement du référent ouvrier. Légèreté doctrinale qui conforterait plutôt la remarque acerbe d’un ancien député communiste : « Plus le morceau de fromage

OCTOBRE 2018 | Regards | 6


LE PCF FAIT PEAU NEUVE

est petit, plus il y a de rats et plus ils sont féroces. » Le pari de Pierre Laurent est qu’il est le seul a apparaître comme une personnalité de synthèse, dans un parti désormais profondément clivé. Sa bonhomie et son affabilité – Pierre est un homme « gentil », disent volontiers ses défenseurs. Mais ce trait de caractère, dans une période troublée, nourrit aussi l’accusation de faiblesse et de manque d’esprit de décision. « Manque de clarté » donc, affirment en cœur ceux qui veulent aujourd’hui sa peau – et alors même que certains sont très bien placés dans la hiérarchie du Parti. RÉFÉRENDUM PRO- OU ANTILAURENT Force est de constater qu’aujourd’hui, le vote de la fin de semaine a clairement les atours d’un référendum pro- versus antiPierre Laurent. La crainte de l’ultra-personnalisation autour du secrétaire national était donc fondée… « Pierre Laurent n’est plus audible », « son bilan est catastrophique », « il a perdu toute capacité à lancer les changements indispensables pour relancer le parti ». Le constat, peu importe la motion que les militants ont l’intention de signer, est souvent le même : à trop vouloir préserver les équilibres entre courants, on aboutit au contraire à la paralysie complète. Le problème, note-t-on parmi ceux qui font bloc autour de Pierre Laurent, c’est que la motion dite Chassaigne, « c’est l’alliance traditionnelle de la carpe et du

lapin, mais en pire que d’habitude. » Et on argumente : « Entre les nostalgiques qui ont été un frein historique à toutes les évolutions du Parti depuis 30 ans, la garde rapprochée du maintenant macroniste Robert Hue, la bande de l’ancien député-maire de Vénissieux André Gérin [très décrié en interne tant pour ses positionnements sur l’immigration que sur le mariage pour tous, NDLR] et les jeunes traîtres, on y comprend vraiment plus rien. » Mais c’est pourtant cette contre-motion qui semble avoir le vent en poupe aujourd’hui : dans les réunions de section, chez les trentenaires et dans les Jeunesses communistes, c’est elle qui motive le plus, « qui redonne des perspectives ». L’objectif affiché, c’est que « le congrès soit réellement extraordinaire », c’est-à-dire « une sorte d’électrochoc » pour sortir de l’invisibilité. L’AVENIR ENTRE LES MAINS DES MILITANTS Pierre Laurent avait bien pris le soin de donner à la jeune génération les postesclefs de son organigramme, quitte même à ce qu’ils ne soient pas sur sa ligne. Pourtant, ce sont ceux-là mêmes qui mènent la fronde, comme nous le rappelle avec malignité une thuriféraire de la base commune. Et d’avancer : « On ne peut pas se plaindre que le Parti ne soit pas assez présent dans les entreprises, qu’il n’ait pas de projet, qu’il soit faible sur l’Europe et sur la communication quand, justement, ces critiques sont émises

OCTOBRE 2018 | Regards | 7


par ceux qui ont les postes et les noms de ceux et celles qui s’occupent des relations avec les entreprises, du projet politique, de l’Europe et de la communication. » Sauf que… sauf que le PCF paie encore les pots cassés de sa séquence 2017, jugée par beaucoup comme catastrophique : fiasco du questionnaire en ligne Que demande le peuple, puis de la pétition unitaire, puis de la solution de la campagne autonome en soutien à Jean-Luc Mélenchon, l’échec des législatives… « Résultat, le parti est au bord du dépôt de bilan » affirme un cadre communiste. En l’absence de sondages possibles sur le vote, les esprits s’échauffent et l’on donne alternativement gagnante la base commune de Pierre Laurent et la motion d’André Chassaigne. Les boucles d’emails se multiplient et se contredisent, les sms fusent et tout le monde s’attend à un bouleversement sans précédent. Au point que certains envisageraient déjà de quitter le Parti communiste français. La fin de la semaine s’annonce agitée dans les couloirs de Colonel Fabien…  Pablo Pillaud-Vivien

OCTOBRE 2018 | Regards | 8


LE PCF FAIT PEAU NEUVE

Les communistes votent contre leur direction : et maintenant ? Lors d’un vote interne, les membres du PCF ont préféré un texte alternatif à celui de la direction sortante. Première historique qui risque de déboucher sur une période d’incertitudes et d’interrogations. Depuis jeudi, ça s’active au Parti communiste français : 30.833 des 49.218 membres de la formation politique (soit 62,65% de participation) ont voté pour départager les quatre textes en lice pour servir de base commune lors des débats de leur Congrès de novembre prochain. Le texte défendu par le député André Chassaigne sort vainqueur d’une courte tête avec 42,15%, juste devant celui défendu par la direction sortante de l’actuel secrétaire national Pierre Laurent qui ne recueille que 37,99%. La motion alternative défendue par la députée Elsa Faucillon arrache 11,95% des voix et celle d’Emmanuel Dang Tran 7,90%.

Le texte 3 d’André Chassaigne devient donc la base commune à partir de laquelle les communistes débattront lors de leur Congrès des 23 et 24 novembre. Cette donnée politique n’implique rien de statutaire concernant le secrétaire national. Dans les faits, c’est le Congrès qui élira le futur secrétaire du Parti communiste. Or qui compose le Congrès communiste ? Chaque section du Parti communiste élit des représentants pour siéger au sein d’un congrès départemental. Ces derniers auront ensuite la tâche de choisir des représentants qui siègeront au congrès national. On ne peut donc

OCTOBRE 2018 | Regards | 9


déduire mécaniquement les rapports de forces au congrès des rapports de forces nationaux, et encore moins des motions. Mais ce qui s’est passé samedi est historique. Pour la première fois de son histoire presque centenaire, une direction sortante est mise en minorité. Elle ne rassemble qu’un tiers des voix des militants. Le texte Chassaigne a une signification politique qui va peser sur la tenue du Congrès. Mais il n’a pas la majorité absolue. Bien malin qui pourra prédire avec exactitude les rapports de forces au Congrès. Jusque-là, Pierre Laurent devrait rester secrétaire national. La logique voudrait qu’il ne soit pas reconduit et qu’il soit remplacé par un défenseur de la motion d’André Chassaigne, le secrétaire fédéral du Nord, le député Fabien Roussel, étant bien placé pour le remplacer. Mais une alliance avec ceux qui ont soutenu le texte de la députée des Hauts-de-Seine Elsa Faucillon et de l’historien Frederick Genevée peut, sur le papier, ouvrir une autre voie. Mais cela reste peu probable car le voudront-ils ? Le peuvent-ils ? La suite au prochain épisode.  Pablo Pillaud-Vivien

OCTOBRE 2018 | Regards | 10


LE PCF FAIT PEAU NEUVE

PCF : le temps de la désunion Les rédactions de Regards, Politis et Mediapart s’associent afin de lancer le Manifeste «Pour l’accueil des migrants» signé par 150 intellectuels, artistes, militants associatifs, syndicalistes et personnalités de la société civile. Les votes de Congrès, dans le Parti communiste français, sont toujours de bons indicateurs de l’état réel de l’organisation communiste. Officiellement, la direction communiste évoque un nombre d’adhérents (comptabilisés par le nombre de cartes « placées » auprès des militants) de 110.000, contre un peu plus de 130.000 en 2009. Mais ce chiffre indique davantage un réseau de proximité militante qu’un nombre réel d’adhérents. Le chiffre des cotisants est plus proche de la réalité. Il est passé d’un peu moins de 80.000 en 2008 à 49.000 en 2018. En chiffres absolus, le vivier militant reste conséquent, mais le PCF a perdu près d’un cotisant sur trois en une dizaine d’années. La distribution de la base militante s’est concentrée. Plus du tiers des cotisants se trouvent dans dix départements et la moitié dans seize d’entre eux. Les premières concentrations militantes sont désormais

dans les lieux de plus vieille implantation industrielle et urbaine, le Nord-Pas-deCalais, la région parisienne, les Bouchesdu-Rhône, la Seine-Maritime et le Rhône. Dans de nombreux départements, en revanche, le vivier militant du PCF est réduit à la proportion congrue. L’AMBITION RATÉE DE L’UNION Les militants se sont plutôt bien mobilisés pour cette consultation, le nombre de votants étant resté stable d’un congrès à l’autre, pour un nombre de cotisants moins élevé. Mais cet ensemble s’est fractionné un peu plus encore que lors des congrès précédents. Le temps où le texte adopté par la direction sortante recueillait l’approbation d’une écrasante majorité des adhérents est maintenant bien loin. Le texte défendu par le secrétaire national avait failli être minoritaire en 2016, quand se profilait la

OCTOBRE 2018 | Regards | 11


perspective de l’élection présidentielle. Il se situe aujourd’hui nettement au-dessous du seuil des 40%. Il est sensiblement dépassé, de plus de 1.300 voix par le texte que défendait le député du Puyde-Dôme, André Chassaigne. Le texte défendu par le secrétaire national conserve une part des réflexes traditionnels de légitimité des communistes. Il a la majorité absolue dans 28 départements et se situe au-dessus de la moyenne nationale dans 52 d’entre eux. Mais il ne se maintient ou progresse que dans 24 départements, dont aucun ne se situe dans territoires de plus forte implantation communiste. Plus significatif encore, en dehors de l’Essonne, de la Seine-Saint-Denis, des Bouches-duRhône et de la Seine-Maritime, il ne l’a pas emporté dans les plus fortes fédérations départementales. Celles-ci constituent plutôt le noyau d’implantation du texte Chassaigne, qui l’emporte à la fois dans les vieux bastions industriels du Nord et de l’Est, dans la France du centre et dans le Val-de-Marne.

UN CONGRÈS AGITÉ EN LIGNE DE MIRE Le choix des militants s’est à la fois divisé – pas de majorité absolue à l’échelon national – et concentré sur les deux textes principaux (80% à eux deux). Les autres sont réduits à la portion congrue. Le texte n°1 – Pour un printemps du communisme perd la moitié du pourcentage obtenu par le texte intitulé en 2016 L’ambition communiste. Il ne progresse sur le congrès précédent que dans huit départements et résiste un peu mieux (perte de moins d’un quart) dans cinq autres. Le texte qui continuait de prôner un spectre de rassemblement continuant l’esprit du Front de gauche, a manifestement payé le rejet provoqué par la détestation de Jean-Luc Mélenchon dans une part non négligeable du corps militant communiste. Le prochain congrès du PCF s’annonce donc complexe. Les hésitations permanentes sur la ligne stratégique manifestées par la majorité, entre 2012 et aujourd’hui ont coûté cher à la majorité

OCTOBRE 2018 | Regards | 12


LE PCF FAIT PEAU NEUVE

conduite par Pierre Laurent. Le secrétaire national avait voulu incarner une ligne bonhomme et prudente, après les traumatismes des décennies précédentes. Mais il a paru osciller sur le champ des alliances électorales, brouillé la dynamique du Front de gauche aux municipales de 2014 et hésité trop longtemps à soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2016. Le parti pris de prudence s’est ainsi retourné en impression de faiblesse, décourageant tout autant les partisans de l’identité communiste renforcée et les tenants d’un Front de gauche maintenu. Le prochain congrès du PCF s’annonce donc délicat. Sur le papier, la seule majorité – de justesse – est dans l’addition du texte Manifeste d’André Chassaigne et du texte plus identitaire Un parti de classe. Mais quelle que soit la configuration, les alliances à construire risquent bien d’évoquer davantage le mariage de la carpe et du lapin, si ce n’est les laborieuses négociations des congrès socialistes de naguère.  rOGER MARTELLI

OCTOBRE 2018 | Regards | 13


LES MIGRATIONS, AU CÅ’UR DES VALEURS DE LA GAUCHE


Migrants : une question politique et morale, pas un micmac partisan Déjà près de 45.000 signataires pour le Manifeste pour l’accueil des migrants ! Un succès populaire qui rappelle que la question mérite mieux que les divisions partisanes, selon l’historien et directeur de la publication de Regards Roger Martelli. Le Manifeste pour l’accueil des migrants, signé dans un premier temps par 150 personnalités, n’est pas passé inaperçu. La presse en a largement rendu compte, même si quelques grands médias sont curieusement restés discrets. Depuis sa sortie, d’autres journaux se sont joints à Mediapart, Politis et Regards. Des dizaines de personnalités se sont ajoutées aux initiateurs et, plus encore, le texte est signé aujourd’hui par des dizaines de milliers d’individus. Il est parti du monde de l’art, de la culture et des associations. Il est soutenu maintenant par plusieurs organisations de défense des migrants

et des droits. Des responsables politiques ont pris le relais, couvrant tout l’arc des sensibilités de la gauche. L’ampleur du rassemblement et la diversité de ses composantes découragent ainsi toute lecture étroitement partisane. Comment pourrait-il en être autrement ? Tout, dans ce pays comme dans toute l’Europe, ne se ramène certes pas à la seule question des migrations. Sur beaucoup de dossiers cruciaux, économiques, sociaux, institutionnels, la gauche tout entière ne converge pas et rien ne serait plus dérisoire que de l’ignorer. Mais il est des points qui constituent

OCTOBRE 2018 | Regards | 15


des lignes de partage distinguant ce qui relève de la gauche et ce qui en éloigne. À la charnière des XIXe et XXe siècles, ce fut l’affaire Dreyfus qui catalysa cette forte réalité. Certains, à gauche, expliquèrent alors que le combat de cet officier de bonne famille n’était pas celui des prolétaires et que le seul combat qui valait la peine était le combat de classe, autour de la grande et décisive question sociale. Jaurès eut l’immense mérite de convaincre les socialistes que l’engagement aux côtés du capitaine Dreyfus participait de la lutte universelle pour la dignité et l’émancipation. Quelques décennies plus tard, quand le fascisme se mit à occuper dangereusement l’espace public, les communistes commencèrent par dire que l’opposition du fascisme et de la démocratie était un piège, où s’engluerait le combat ouvrier. Pas d’issue dans la gauche : le seul combat valable était celui d’une lutte classe contre classe. Là encore, la force du PCF fut de prendre conscience suffisamment tôt de l’impasse de cette ligne. Les communistes décidèrent de mettre au cœur de leur action la lutte antifasciste. Dans la foulée, il y eut le Front populaire et la plus grande avancée sociale de l’histoire contemporaine.

NE FAIRE AUCUNE CONCESSION À L’EXTRÊME DROITE J’estime pour ma part que l’attitude à l’égard des migrations est désormais une de ces questions où se joue l’hégémonie des idées. Je considère donc que toute timidité et toute hésitation sur ce point portent en germe les déroutes futures. Que dit le Manifeste ? Il ne prétend pas que la question migratoire est l’alpha et l’oméga de tout combat émancipateur. Mais il constate que son traitement politique, par l’Union européenne et par ses États, est l’occasion de dénis humains d’une incommensurable ignominie. Il ajoute qu’elle structure partout la poussée de l’extrême droite, que la droite européenne est en train d’être parasitée par elle et qu’une partie de la gauche, surtout quand elle est au pouvoir, se laisse gagner par la thématique de la crise migratoire. L’affirmation centrale du manifeste est dès lors simple et claire : on ne laissera plus l’extrême droite pourrir le débat public ; on ne fera aucun cadeau, aucune concession à ses idées identitaires et sécuritaires sur les migrations. Rien de plus, rien de moins… Il ne sert à rien de s’imaginer que l’on va contourner le problème, en expliquant

OCTOBRE 2018 | Regards | 16


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

que l’enjeu migratoire n’en est pas un et qu’il faut se contenter d’insister sur le dossier économico-social. L’espace politique est depuis longtemps occupé par les migrations et cela va encore structurer les consciences à court terme, pour une part non négligeable. Ou bien on dispute le terrain à l’extrême droite, ou l’on accepte qu’elle impose ses idées comme des évidences. Car ce n’est pas pour rien qu’elle cherche à imposer sa thématique d’exclusion en usant de la hantise de l’invasion migratoire. Voilà plusieurs décennies qu’elle explique que l’égalité n’est plus la question centrale et que, désormais, tout tourne autour de l’identité. Et si elle porte les feux sur ce sujet aujourd’hui, c’est parce qu’elle sait qu’elle peut surfer sur les désastres de la mondialisation capitaliste. Pour elle, l’ouverture des frontières a été la cause de tous nos malheurs, c’est à cause d’elle que l’on n’est plus chez nous, que les étrangers viennent manger le pain des Français. Le ressort de l’extrême droite, c’est l’incompréhension des causes réelles des désordres du monde. Et quand on ne sait pas où sont les causes, quand on ne voit pas où se trouvent les responsabilités, on se tourne vers les boucs émissaires. Si l’on veut contredire l’ouverture,

quoi de plus facile que de fermer un peu plus la frontière aux hommes, puisque c’est ce que l’on fait déjà ? La finance et les marchandises ne connaissent pas, ou si peu, les frontières ; les hommes, eux, n’ont cessé de se heurter à elles. Mais cette facilité de la protection par la clôture est un leurre absolu ! Ce qui pèse sur le marché du travail se trouve avant tout dans la dérégulation, la fin des statuts et des protections, la précarisation du travail. Or ces dérives n’ont pas besoin des migrations pour se déployer. Si quelque chose pèse à la marge contre la part salariale, ce n’est pas la masse des migrants, mais le nombre des clandestins. Or qu’est-ce qui fabrique le clandestin, si ce n’est la clôture hermétique de la frontière ? DES FLUX HUMAINS CROISSANTS Au fond, ce qui joue à la baisse sur le marché du travail, c’est l’extension planétaire d’un salariat dont la médiocrité des ressources et des protections tire vers le bas la part globale réservé au salaire. C’est l’accumulation de ces salariés démunis qui justifie chez nous les discours de la compétitivité, de la flexibilité et de l’austérité salariale. À l’extrême limite, on pourrait presque dire que c’est

OCTOBRE 2018 | Regards | 17


en restant chez eux, dans les conditions de chez eux, que ces légions d’exploités servent bien malgré eux d’alibi au capital. Pas en venant « chez nous », comme l’affirme la doxa d’extrême droite. C’est pourquoi il faut se battre pour réduire, à l’échelle planétaire, les mécanismes déprédateurs qui déstabilisent les sociétés locales, épuisent les ressources, fragilisent les écosystèmes et contraignent trop de femmes et d’hommes au départ forcé. C’est pourquoi il faut lutter pour que s’impose ce que réclament tant d’individus, d’organisations et même d’institutions internationales : passer d’une logique d’accumulation infinie et prédatrice des biens, des marchandises et des profits à une logique sobre de développement des capacités humaines. Mais toutes les analyses montrent que, à court et moyen terme, continueront tout à la fois les flux des migrations choisies et ceux des déplacements contraints. Toute force qui aspire à gouverner doit donc dire de façon claire, non pas ce qu’elle fera dans 50 ans ou dans un siècle, mais dès demain. Ces flux migratoires planétaires, persisterons-nous à accepter qu’ils aillent avant tout dans les pays pauvres, ce qui ajoute de la misère au dénuement, déstabilise un peu plus

les sociétés et fragilise l’équilibre mondial ? Et si, pour « protéger » les ressortissants de nos pays et constatant que les moyens utilisés ne parviennent pas à tarir les entrées, que fera-t-on, non pas dans les beaux mots de l’anticapitalisme, mais dans les faits ? On cherchera à rendre les frontières de plus en plus imperméables, comme entre les USA et le Mexique ? On dépensera de plus en plus d’argent pour la surveillance, l’édification de clôtures et de murs ? Si l’on est sérieux, c’est à ces questions qu’il faut répondre. Et pour cela, il ne suffira pas des vertueuses indignations contre l’irréalisme supposé du « no border ». L’irréalisme est aujourd’hui du côté du « border first » : aucune frontière, aucune clôture, aucun mur ne dissuade du passage, quand l’enjeu de ceux qui les franchissent est la survie. Les migrations ne se régulent pas par la clôture : elles s’humanisent, en faisant reculer peu à peu la part des déplacements contraints, en acceptant l’accueil et en confortant l’égalité des droits pour tous. Ce n’est pas une logique de protection qui rendra possible cette humanisation nécessaire, mais une logique de mise en commun planétaire, de partage et de solidarité. Telle est la seule voie raisonnable possible.

OCTOBRE 2018 | Regards | 18


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

UN COMBAT POUR LA GAUCHE Je crois qu’il est bon que la gauche, toute la gauche sans exception, s’interroge sérieusement sur un passé récent. À partir des années 1980, la social-démocratie a considéré que l’on ne pouvait plus combattre frontalement la doxa néolibérale, qu’il fallait accepter les paradigmes indépassables de la compétitivité, de la rentabilité et de la flexibilité. L’objectif n’était plus de contester la logique financière du capitalisme, mais d’en rendre le cours plus supportable. On sait les désastres de ces choix : nous les payons encore. Dans un moment où l’extrême droite montre les dents sur tout le continent, alors même qu’une part de la droite, à l’instar de Boris Johnston et de bien d’autres, envisage des rapprochements politique avec elle, ne tombons pas dans les mêmes illusions et ne faisons pas les mêmes erreurs. Faire reculer l’extrême droite suppose d’être impitoyable contre toutes ses idées. Sur l’immigration, elles sont condamnables en bloc. On ne contournera donc pas le travail patient pour les détricoter, une par une, sans biaiser avec le problème. Si nous ne le faisons pas, que risque-t-il d’arriver ? L’extrême droite ne se gênera pas pour jouer la fibre sociale, le recours aux protections, le

contrôle accru des frontières. Dans les promesses, elle ne sera pas hostile à ce que les travailleurs français reçoivent davantage. Elle ajoutera seulement que, pour que le gâteau à partager soit suffisant, il vaut mieux qu’il y ait moins de convives à table. Je souhaite alors bien du plaisir à ceux qui, sur cette base, voudront faire la différence. Et je redoute par avance de constater, plus tard, qui tirera les marrons du feu à l’arrivée. Quels que soient les clivages qui traversent le monde politique, quels que soient les dissensions à l’intérieur de la gauche – et elles ne manquent pas -, il est bon que, sur la question migratoire se trace une ligne rouge séparant ce qui est tolérable et ce qui ne l’est pas. Cette ligne clairement délimitée, tout ne sera sans doute pas réglé, loin de là. Mais l’air politique sera plus respirable.  ROGER MARTELLI

OCTOBRE 2018 | Regards | 19


Migrations, le débat, pas la guerre : réponse à Jean-Luc Mélenchon Le débat politique n’est pas la guerre. Tout désaccord n’implique pas la haine et la rupture. En politique, la formule du «Qui n’est pas avec moi est contre moi» est la plus mauvaise des conseillères. Dans son blog en date du 8 octobre, Jean-Luc Mélenchon s’en prend au Manifeste pour l’accueil des migrants. Il cible la responsabilité de ses initiateurs éditoriaux, Mediapart, Politis et Regards. Il oublie qu’un texte ne vaut pas d’abord par ceux qui l’écrivent, mais par ceux qui s’y reconnaissent : aujourd’hui, ce sont 50.000 personnes et un nombre impressionnant d’associations et de journaux. Tout ce monde n’est pas un ramassis de gogos abusés, engagés malgré eux dans on ne sait quelle croisade contre tel ou tel parti ou mouvement. Les signataires prennent parti sur un point et sur un seul : ils ne veulent pas laisser l’extrême droite pourrir l’espace public européen par ses idées sur l’immigration.

NE PAS SE TROMPER D’ADVERSAIRE Je n’ai pas à répondre au nom de qui que ce soit et ne le ferai donc qu’en mon nom propre. Je rappelle tout d’abord que ce texte, dans sa formule initiale, n’a été signé que par des personnalités de la culture, des arts et du monde associatif. Il n’y avait volontairement pas de responsables politiques dans les 150 premiers signataires et il n’était pas question que sa rédaction et sa diffusion soient, au préalable, soumises à l’appréciation de quelque Bureau politique que ce soit. Il est tout de même incroyable que, en 2018, je sois obligé d’énoncer ce rappel démocratique minimal. Ne pas en avoir informé les autorités de la FI, pas plus que n’importe quelle autre instance, est-

OCTOBRE 2018 | Regards | 20


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

il un signe de défiance ? Faudrait-il que Mediapart, Politis et Regards s’excusent de ne pas avoir informé les partis ? Mais dans quel pays vivons-nous ? J’ajoute que je n’ai pour ma part rien à dire contre le programme de la France insoumise. Il est dans la lignée directe des propositions qui ont été celles la gauche de gauche depuis au moins le début de ce siècle. Je n’ai rien contre l’activité du groupe parlementaire FI : avec celles et ceux du groupe constitué par le PC, ses membres mènent le combat contre tous les aspects de la politique Macron, y compris sur le dossier des réfugiés et sur la politique européenne de gestion des flux migratoires. Je n’ai pour ma part jamais taxé Jean-Luc Mélenchon et la FI de complaisance à l’égard du Front national. En revanche, j’ai critiqué ouvertement les propos tenus par Djorge Kuzmanovic qui, eux, me paraissaient très critiquables, sur la référence allemande, sur la question migratoire et sur les questions dites «sociétales». J’aurais aimé alors que JeanLuc Mélenchon prenne, sur le fond et non sur la méthode, ses distances avec celui que l’on présentait alors, à tort ou à raison, comme son «conseiller». Il ne l’a pas fait. Du temps où j’étais membre du PCF et de sa direction, j’ai pris l’habitude de dire ce que je pensais devoir dire. On ne manqua pas alors, à bien des niveaux,

de me faire savoir que je participais à d’odieuses campagnes de dénigrement contre le parti et que, ce faisant, je jouais contre mon camp. Cela ne m’a jamais intimidé et j’ai, aujourd’hui encore, la faiblesse de penser que ce n’est pas de mes propos de l’époque que le parti a souffert, mais plutôt d’un certain autisme et d’une culture détestable de la citadelle assiégée. Voilà des années que je dis et que j’écris mon inquiétude de ce que l’extrême droite ait imposé son obsession de l’identité, la peur viscérale de «ne plus être chez soi», le désir de protection contre un ennemi que, faute de visibilité des responsables vrais, on situe classiquement du côté de l’autre, de l’étranger, du migrant. J’ai souvent écrit mon regret de ce qu’une partie de la gauche baisse la garde. J’ai trouvé cette tendance dans la «Gauche populaire» du PS, dans le «Printemps républicain» avec lequel Emmanuel Maurel a naguère flirté, dans les publications de Laurent Bouvet sur « l’insécurité culturelle » et la nécessité de « comprendre » les angoisses des « petits Blancs », dans les propos de Jean-Claude Michéa brocardant la gauche dite « sociétale » et rêvant du retour au village, dans les développements de Christophe Guilluy expliquant que le clivage du « centre » et de la « périphérie » l’emportait désormais sur le clivage dominants-dominés, dans les dérives de Jacques Sapir affir-

OCTOBRE 2018 | Regards | 21


mant que, dès l’instant où la question de la souveraineté nationale était centrale, le rapprochement des «souverainistes» des deux rives était possible. Voilà qui fait beaucoup d’exemples et qui justifie largement, me semble-t-il, que le Manifeste évoque la « petite partie de la gauche » tentée de prendre au sérieux les « questions » posées par l’extrême droite. Pourquoi Jean-Luc Mélenchon fait-il comme si ce membre de phrase le concernait ? À trop y insister, ne risquet-il pas d’accréditer l’idée que ses propos peuvent effectivement relever de cette mise en garde ? Pour l’éviter, et plutôt que de vitupérer le Manifeste, il serait mieux inspiré de dire clairement ce qui l’éloigne des tentations énoncées cidessus, comme des énoncés de Djordje Kuzmanovic. Dès cet instant, on pourrait enfin débattre de vraies questions et de désaccords éventuels, qu’il ne faut sans doute pas sous-estimer, mais dont rien ne dit au départ qu’ils vont installer des lignes de fracture au sein de la gauche de rupture. PESER LES TERMES DE LA QUESTION MIGRATOIRE Le premier débat concene la manière de penser aujourd’hui les phénomènes migratoires sous le seul prisme de la contrainte. Ce n’est pas faux dans l’absolu : la grande majorité des départs, et pas seulement au temps du capita-

lisme dominant, ont historiquement été motivés par l’exigence du mieux vivre, quand ce n’était pas celle de la survie. Mais le paradoxe de l’histoire est que ces mouvements contraints n’ont pas été pour rien dans la marche en avant de l’humanité. Que serait devenue l’Europe sans l’apport de vagues incessantes de migrations ? Les États-Unis seraient-ils devenus une grande puissance, s’ils n’avaient pas été un melting pot ? La France se serait-elle enrichie de son industrie et de son cadre urbain, sans les apports stimulants de l’exode rural, puis de l’immigration extérieure ? L’histoire a fait des migrations à la fois une douleur et une plénitude, le fruit du dénuement et la possibilité d’y échapper durablement. Que l’immigration pose des problèmes, aux sociétés de départ comme aux sociétés d’accueil, est une chose ; qu’elle soit en elle-même un problème en est une autre. Entre les deux affirmations, la ligne de partage est celle du vrai et du faux. Je reviens sur la question des migrations contraintes. Qu’il faille réduire la part de cette contrainte est d’une évidence désarmante. Comment pourrait-on s’opposer à des politiques qui ont pour objectif de réduire la spirale des inégalités, des discriminations et des gaspillages qui sont le lot de nos sociétés contemporaines ? Comment ne pas tout faire pour réduire le poids de cette conflictualité

OCTOBRE 2018 | Regards | 22


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

incessante, qui épuise l’Afrique et ses peuples et que nourrissent les intolérables trafics d’armes, dont les grandes puissances font ouvertement et impunément commerce ? Comment dès lors contourner la nécessaire boussole de l’anticapitalisme ? Mais si l’on suit cette piste, ne nous cachons pas qu’il faut le faire de façon conséquente et jusqu’au bout. «L’aide au développement» est une nécessité, mais n’est qu’un simple correctif à la spirale inégalitaire. La règle de la «protection» partielle d’un territoire peut-être un passage obligé ; mais l’absolutisation de la protection, c’est-à-dire le «protectionnisme» est une impasse, quand bien même on y ajoute un adjectif – «solidaire» - qui le contredit. En bref, la protection, oui ; le protectionnisme, non. S’attaquer à la puissance de la finance est une nécessité historique et la gauche au pouvoir s’est cassé les dents à s’accommoder de ses contraintes au lieu de la combattre. Mais ce combat est un processus global de long souffle. Et, en attendant qu’il soit parvenu à son terme, que fait-on ? Le flux des migrations – au demeurant exagéré par l’extrême droite et ses fantasmes de «l’invasion» – va-t-il se résorber et se tarir à court et à moyen terme ? L’expérience en cours montre que ce n’est pas vrai. L’amorce de développement des «émergents» n’affaiblit pas la tendance au départ, mais la stimule au contraire, car ceux qui partent

vers les destinations les plus lointaines – les nôtres – ne sont pas les plus indigents. Dans un premier temps, le développement ne ralentit donc pas les déplacements, mais accentue leur caractère inégalitaire : les plus pauvres – et notamment les réfugiés – se déplacent vers les pays pauvres du «Sud», les moins pauvres vers les pays du «Nord». De la même manière, il faut certes espérer que des mesures seront prises, dans l’urgence, pour éviter la dégradation incessante des équilibres climatiques. Mais, même dans l’hypothèse où cette rupture intervient dans le très court terme, il faudra un certain temps pour enregistrer leurs effets globaux. Nous devrons donc faire face à des risques de déplacements massifs de population provoqués par des catastrophes écologiques ou des conflits locaux. Nous le devrons d’autant plus que tout volontarisme doit mesurer ses limites, s’il ne veut pas s’abîmer dans le renoncement, dès le premier obstacle venu. Sur la question de l’aide à l’Afrique, par exemple, la France peut beaucoup, infiniment plus qu’elle ne le fait aujourd’hui. Mais elle ne réglera pas à elle seule l’une des questions les plus capitales, celle du devenir de ce continent africain dont on sait qu’il sera celui du XXIe siècle, comme l’Europe fut celui du XIXe siècle et l’Asie celui du XXe siècle.

OCTOBRE 2018 | Regards | 23


Auquel cas, je me permets de poser à nouveau la question à laquelle il n’est pas répondu pour l’instant. Si les flux de migrations se maintiennent, que ferait une France choisissant la voie de la rupture ? Continuera-t-elle d’accepter l’infamie qui voue les pays du Sud à recevoir 80% du flux des réfugiés ? Et si elle constate la persistance de flux de ce type en direction de l’Europe, comment réagira-t-elle ? Suivra-t-elle la logique égoïste à courte de vue de l’Union européenne et de ses États ? A fortiori, laissera-t-elle se généraliser la logique inadmissible, inhumaine et irréaliste de ceux qui prônent le blocage des frontières ? «NO BORDER» ? DE QUI SE MOQUE-T-ON ? Venons-en, d’ailleurs, à cette question des frontières et du chiffon rouge du «no border», repris par Jean-Luc Mélenchon. Il est en fait facile de s’inventer des ennemis qui, peut-être, n’existent pas, et en tout cas pas chez ceux que l’on désigne explicitement ? Au fond, le leader de la France insoumise, laisse entendre qu’il n’y a que deux options possibles, quand on pense la frontière. D’un côté, le no border qui est renvoyé aux limbes de l’utopie, de l’autre « l’éloge de la frontière » cher à Régis Debray.

Je n’ai nulle envie, et depuis longtemps, de m’enfermer dans ce dualisme. La frontière n’est pas une réalité naturelle, mais une construction historique, imposée à la fin du XVIIIe siècle et généralisée aux XIXe et XXe siècles. Politiquement, elle désigne la limite à l’intérieur de laquelle se dénombrent les composantes du peuple souverain et où s’exerce la souveraineté politique. Par fondation, la frontière est à la fois inclusive (le territoire de la citoyenneté partagée) et exclusive (la distinction du national et de l’étranger). Elle a nourri aussi bien le patriotisme démocratique que le nationalisme d’expansion et le chauvinisme cocardier. Aujourd’hui, la frontière est dans une contradiction. D’un côté, elle est relativisée par la fluidité des échanges commerciaux et financiers et par la montée des déplacements humains de tous types. D’un autre côté, cette fluidité est contredite par le contrôle étroit de la mobilité des personnes. La frontière devient ainsi tout à la fois un lieu flou d’échanges, une sorte d’hypermarché frontalier et une clôture qui prend volontiers la forme d’un mur. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? La nation, bien délimitée par ses frontières, reste un cadre de souveraineté

OCTOBRE 2018 | Regards | 24


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

qu’il ne sert à rien de vouloir rayer d’un trait de plume. Mais l’apologie de la frontière, en privilégiant la différence et l’identité au détriment du commun et de l’égalité, risque aujourd’hui de donner de l’eau au moulin de l’esprit de fermeture et au fantasme de la protection absolue. La question la plus décisive n’est donc pas de savoir s’il faut garder la frontière ou la détruire, à court terme en tout cas – à long terme, l’utopie d’un monde sans frontières reste une nécessité. L’essentiel est plutôt de dire quelle conception on a de la frontière : simple bornage du lieu d’exercice d’une volonté commune ou symbole intangible d’une fermeture à un extérieur vécu sur le registre de la menace ? Si c’est cela le choix nécessaire et s’il faut privilégier son second terme, je complète les questions précédentes, très concrètes, que ne peuvent esquiver ceux qui aspirent au pouvoir. S’il s’avère demain, une gauche bien à gauche une fois installée « aux affaires », que les énormes mesures existantes de contrôle s’avèrent incapables de réguler complètement les passages, que fera-t-on ? Continuera-t-on la spirale européenne prônée par Frontex, en accroissant démesurément les techniques de contrôle, de répression et de refoulement ? Cher-

chera-t-on à maintenir au maximum les plus pauvres chez les déjà pauvres ? Ou bien se résoudra-t-on à suivre la seule politique possible à l’intérieur de nos frontières : la liberté de circulation, l’accueil, l’égalité d’accès de tous à des droits étendus, l’inversion des logiques de flexibilisation, de précarisation et de recul des services publics et l’extension de la citoyenneté à l’ensemble des résidents ? Cessons donc d’agiter les sujets qui divisent au lieu de rassembler : protectionnisme contre libéralisme, «pro border» contre «no border», souverainisme contre fédéralisme. Sur la question des migrants, en revanche, l’alternative est simple. L’extrême droite fait son fonds de commerce de l’affirmation selon laquelle l’immigration est une plaie dont la résorption conditionne la possibilité de toute politique en faveur des «nationaux». Face à elle, il n’y a pas d’autre solution que d’affirmer que l’immigration n’est pas un problème, mais une chance et cela jusqu’à aujourd’hui. Si elle pose des problèmes, c’est parce que nous sommes dans un monde, dans une Europe, dans une France où l’on préfère la liberté des circuits financiers, la libre circulation des marchandises à la libre circulation des hommes, où l’on préfère

OCTOBRE 2018 | Regards | 25


la dérégulation et la privatisation à la stabilité des statuts et à l’appropriation sociale. Un monde, une Europe et une France, où l’on préfère la peur et le repli identitaire à la solidarité et à la mise en commun. Accepter ou refuser : cela s’appelle un choix de société. Le Manifeste appelle en creux à faire ce choix. Qui, à gauche, peut se permettre de mégoter sur les possibles politiques que cela ouvre ? La montée de l’extrême droite européenne oblige en effet à poser en grand la question des dynamiques politiques nécessaires pour la contrer. On ne peut s’en remettre à la droite pour cela : elle est en train de craquer devant la pression de ses extrêmes. Se confier aux rassemblements plus ou moins centristes, en vitupérant les «extrêmes» qui se touchent ? Impossible : c’est cette logique d’accommodement qui a radicalisé la droite en épuisant la gauche. Si quelque chose se passe, c’est donc à gauche qu’on l’observera. Mais dans quel rapport à l’extrême droite ? En contournant le problème, en expliquant que la question migratoire n’est pas la question centrale ? En concédant à cette extrême droite qu’elle met au centre la question du peuple de sa souveraineté ? Pour ma part, je ne pense pas cette façon de faire

recevable. Je la crois même dangereuse. L’extrême droite se bat en démontant pièce par pièce ce qui la porte, ses pratiques, ses projets, mais aussi ses idées et ses mots. Pas plus en Italie, qu’en Hongrie, qu’aux États-Unis ou en France, la logique souverainiste de l’exclusion ne protège les peuples. Au contraire, elle accroît les inégalités, les tensions et les frustrations. Il en est de même pour la philosophie frontiste des migrations : on ne transige pas avec elle, ni dans les mots ni dans les actes. L’immigration n’est pas un problème ; l’environnement global des politiques qui l’entourent en est un, et de taille. Ne créditons pas l’extrême droite de ce qu’elle a raison en recouvrant les deux.  rOGER MARTELLI

OCTOBRE 2018 | Regards | 26


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

Migrants : une question politique et morale, pas un micmac partisan Faut-il abolir les frontières ? Une frontière peut-elle être protectrice ? Que faire face à des sociétés des pays d’accueil qui « tournent le dos au partage » ? Entretien croisé entre Regards et France terre d’asile. Le 26 septembre, Mediapart, Politis et Regards, ont publié un Manifeste de 150 personnalités pour l’accueil des migrants rejoint depuis par une dizaine de médias. France terre d’asile n’a pas souhaité signer ce manifeste mais « regarde cette initiative avec sympathie ». A la veille de la soirée de mobilisation qui aura lieu au 104 à Paris, regards croisés entre France Terre d’Asile et Regards. Le manifeste développe l’idée des frontières comme obstacles illusoires aux flux migratoires. Faut-il pour autant les abolir, non seulement pour la circulation dans les pays d’accueil, mais aussi pour une libre installation ? La frontière peutelle être protectrice ? Faudrait-il renon-

cer à la distinction entre asile et immigration ? Roger Martelli, historien et directeur de la publication de Regards. La frontière n’a rien de naturel. C’est une construction historique récente, mais c’est une réalité. La question immédiate n’est pas de l’abolir, mais de la relativiser, tout au moins en matière de migrations. La raison en est simple : le seul cadre vraiment pertinent pour la régulation des migrations est le monde. Quant à l’opérateur légitime, ce devrait être l’ONU. L’initiative onusienne d’un «Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières» est une ainsi piste intéressante. L’extrême droite européenne n’en


veut pas, Orban, Salvini et Trump font tout pour la saborder. Il n’y a rien de plus urgent que de ne pas les laisser faire. Quant à la frontière, on peut continuer à y voir un bornage territorial nécessaire de la souveraineté. En revanche, en faire une clôture et de plus en plus souvent un mur est une absurdité, tout autant qu’un déni d’humanité. Toute frontière ne produit pas de la violence, mais elle y conduit quand elle se fait mur. Cette translation vers le mur est hélas un paradigme de notre temps. « La frontière est un passage, non un mur. Elle est le signe d’une souveraineté politique. » Quant à la différenciation de l’asile et de l’immigration, elle continue de recouper la distinction entre le déplacement sous contrainte extrême et le déplacement plus ou moins volontaire. Entre les deux notions, il y a moins une rupture de nature qu’un écart dans la mesure de l’urgence. Pour les réfugiés, le devoir d’installation devrait être tenu pour un principe de base. Pour les autres migrants, la question est moins celle du droit d’installation que celle de la banalisation du principe d’accueil, assorti de l’exigence universelle d’égalité des droits à la dignité et à la protection pour tous, migrants ou «autochtones». Thierry Le Roy, Président de France terre d’asile. Comme vous le dites, la question

de la frontière en matière de migrations n’est pas celle de son existence, mais de son rôle et de son fonctionnement pour «assurer des migrations sûres, ordonnées et régulières». Objectif perdu de vue, frontières dévoyées, lorsque l’asile ne peut plus, en fait, être demandé à la frontière de certains pays européens, «emmurés» ; ou reste trop parcimonieusement accessible par des visas consulaires ad hoc ; ou encore renvoyé, au-delà des frontières, à des pays tiers. Perdu de vue, dès le départ, pourrait-on dire, par l’Europe de Schengen, qui a conçu sa frontière, non en fonction d’une régulation ordonnée, voulue, convenue, des migrations avec le reste du monde, mais pour le seul objectif de libre circulation en Europe de ses ressortissants. Perdu de vue, aujourd’hui, même dans le traitement international des secours en mer... À l’opposé de cet impensé des frontières, nous sommes attachés à la définition de voies de migration légales, dont l’asile fait partie, et qui supposent des frontières, mais des frontières soumises à l’Etat de droit. Relativiser la frontière ? Plutôt, dans cette mesure, la prendre au sérieux. La frontière est un passage, non un mur. Elle est le signe d’une souveraineté politique. Elle est une protection, elle trace les limites d’un intérieur et de l’extérieur qu’il ne faut pas opposer mais plutôt faire converger dans le respect des trai-

OCTOBRE 2018 | Regards | 28


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

tés internationaux qui lient la communauté internationale. « Fonder la nécessité de l’accueil, c’est se projeter dans l’horizon d’une société où l’accueil n’est plus une charge ou une source de menace, mais une condition du développement de tous et de chacun. » Il est question dans le manifeste des sociétés des pays d’accueil qui « tournent le dos au partage ». Pourquoi cette évolution, dans tant de pays européens, qui vient mettre en cause des droits fondamentaux de l’humanité ? Comment la combattre, une fois condamnés les discours populistes qui l’ont suscitée puis exploitée ? Roger Martelli. Les sociétés d’accueil comme les nôtres sont confrontées à du mal-vivre et à des carences de sens partagé. Or ces significations communes constituent les bases qui permettent de vivre ensemble. Quand les causes du mal-être ne sont pas clairement identifiables, la tentation classique est de se tourner vers les boucs émissaires, presque toujours parés des attributs de l’altérité et de l’étrangeté. Face au bouc émissaire, la colère se transforme aisément en ressentiment et celui-ci, historiquement, a toujours porté vers les solutions brutales d’exclusion, dont le fascisme historique a été l’expression et dont l’extrême droite européenne re-

prend le flambeau. Lutter contre cette tentation relève du combat civique et politique. Elle implique de démonter l’argumentation fausse du «coût» de l’immigration, régulièrement démentie par les études appuyées sur les faits. Au-delà, elle exige que l’on oppose, aux logiques dominantes de la dérégulation et du «conflit des civilisations», le projet nécessaire et possible d’une société de la solidarité, du partage et des communs. L’exclusion est une manière illusoire de remplir le vide des constructions partagées. Critiquer l’illusion est un point de départ nécessaire ; combler le vide des projections collectives est la seule manière pour aller plus loin et de façon plus durable. Fonder la nécessité de l’accueil, c’est se projeter dans l’horizon d’une société où l’accueil n’est plus une charge ou une source de menace, mais une condition du développement de tous et de chacun. Affaire politique, disais-je : voilà qui ne se réduit certainement pas à un combat partisan. Thierry Le Roy. Les sociétés d’accueil peuvent être tentées par l’exclusion des étrangers. L’histoire le montre. L’actualité aussi. Nous rejoignons volontiers votre propos, qui ne s’arrête pas à la condamnation de m’expression politique de cette exclusion, ni à la dénonciation des argumentations fausses, si fréquentes aujourd’hui comme hier, à propos des migrations et des migrants. Vous parlez des vides des


projections collectives, mais sans dire comment les combler. Nos associations parlent souvent, légitimement, des droits des migrants, mais sans prétendre que cela peut suffire à convaincre une société que l’accueil n’est plus une charge ou une source de menace. Nous rencontrons, chez nombre de nos compatriotes, dans le travail qu’on dit d’intégration, la question identitaire, qui n’est pas seulement une matière à polémiques, ni nécessairement la tentation d’un repli. Nous pensons qu’il est nécessaire d’inscrire le devoir d’hospitalité dans un pacte citoyen dont un certain nombre d’éléments ne sont pas négociables : l’égalité hommes femmes, le respect de la laïcité. Mais aussi que l’intégration ne peut se réduire à une injonction des pouvoirs publics, qu’elle doit se décliner en termes concrets sur le terrain et avec les moyens budgétaires adaptés. C’est un débat que nous devons mener.  Entretien par France terre d’asile

OCTOBRE 2018 | Regards | 30


LES MIGRATIONS, AU CŒUR DES VALEURS DE LA GAUCHE

Le Serment du Centquatre Un Serment pour l’accueil des migrants adressé à la classe politique a été lancé jeudi 25 octobre à Paris par 11 rédactions (Mediapart, Politis, Regards, Basta !, Le Courrier des Balkans, L’Humanité, Là-bas si j’y suis, Siné Mensuel, Alternatives économiques, le Bondy Blog et La Marseillaise) à la suite du Manifeste signé par plus de 50.000 personnes. Considérant que l’humanité n’est pas assignée à résidence et qu’il n’y a pas de crise migratoire mais une crise de l’accueil ; Considérant que toute concession aux idéologies de rejet des étrangers et aux politiques de préférence nationale nourrit les peurs et fait le lit de la haine, au lieu de faire reculer les ombres qui menacent ; Considérant que, de même qu’hier, un peuple qui en opprimait un autre ne pouvait être libre, aujourd’hui un peuple ne sachant pas être au rendez-vous des solidarités avec l’humanité ne saura plus les défendre pour lui-même ; Considérant que toute dérobade au devoir d’hospitalité ouvre la voie à la remise en cause de l’égalité des droits, fondement premier d’une politique démocra-

tique, au plus grand bénéfice de l’autoritarisme et du fascisme qui grandissent. Les médias initiateurs du Manifeste «Pour l’accueil des migrants» demandent aux élus locaux, nationaux et européens, à tous les responsables politiques qui entendent solliciter les soutiens et les suffrages des citoyennes et citoyens pour pouvoir agir et gouverner, de faire le serment d’accueillir les migrants. C’est-à-dire : Le serment de s’engager à respecter les droits fondamentaux de tout être humain à quitter tout pays, y compris le sien, à y revenir et à circuler librement à l’intérieur d’un État, tels qu’ils sont énoncés par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le serment de promouvoir un accueil


digne de tous les nouveaux arrivants, de leur assurer les droits civils, sociaux et politiques qui leur sont dus, avec des dispositifs publics assurant la prise en charge des personnes les plus vulnérables et l’information complète de tous les migrants sur leurs droits. Le serment de garantir le respect effectif du droit d’asile des personnes menacées de persécution, avec l’élargissement des critères ouvrant droit au statut de réfugiés afin de prendre en compte les causes variées de l’exil forcé. Le serment de refuser toute discrimination liée à l’origine, à la culture, à l’apparence ou à la croyance, tout comme au sexe et au genre. Le serment de faire en sorte que le pays où furent proclamés sans frontières les Droits de l’homme et du citoyen ne soit pas celui de sa seule déclaration, mais celui qui leur donne vie et réalité, par une politique volontaire et exemplaire.  lA RÉDACTION

OCTOBRE 2018 | Regards | 32


LES MIGRATIONS, AU CÅ’UR DES VALEURS DE LA GAUCHE


LE MONDE SELON MACRON


Trucs et astuces pour discipliner les salariés récalcitrants Dans son dernier essai, le philosophe Grégoire Chamayou explore comment les penseurs des classes dominantes ont mis au point dans les années 70 les théories, les concepts et les tactiques à même de discipliner aussi bien les travailleurs dans les entreprises que les Etats. La Société ingouvernable, Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique) est un essai de théorie économique, écrit par un philosophe, qui se lit comme un polar. Grégoire Chamayou nous emmène dans les tréfonds feutrés des hautes sphères du pouvoir, là où les intellectuels organiques des classes dominantes ont échafaudé les théories, les concepts et les tactiques encore à l’œuvre aujourd’hui pour défendre et consolider le «système de libre entreprise» qui leur est si cher. Ça commence dans les années 1970. « Partout, ça se rebiffait » : les femmes, les racisés, les étudiants, les salariés, etc. Tous remettent en cause le capitalisme et ses institutions, menacent de se rendre «ingouvernables». Se concentrant sur la crise de la gouvernabilité qui affecte particulièrement l’entreprise, Chamayou analyse une par une les contre-attaques

telles qu’elles seront élaborées puis appliquées pour mater chaque foyer potentiel d’insoumission. On pense tout de suite à la doctrine néolibérale bien sûr, mais celleci n’est qu’une option stratégique parmi d’autres de ce vaste mouvement de réaction qui se déploie alors. UNE HISTOIRE «PAR EN HAUT» Si, à gauche, on a pu défendre l’écriture d’une histoire par en bas, celle des vaincus, des petites gens oubliées, Chamayou revendique pour sa part une histoire «par en haut», celle de nos adversaires. Et il s’avère que la matière est riche. Car le pouvoir est plus bavard qu’on pourrait le croire, si on se donne la peine d’aller creuser dans les archives, dans la littérature grise des manuels de management et des comptes-rendus de réunions de

OCTOBRE 2018 | Regards | 35


board. Les voix de prix Nobel d’économie s’entremêlent ainsi à celles de vulgaires coachs en «flingage» de syndicats, dans une symphonie virtuose de citations d’un cynisme ahurissant. Il faut par exemple entendre le rapport de 1958 de la fondation Rockefeller s’inquiéter de la volonté de certains de développer un discours « éthique » sur la « responsabilité sociale » des entreprises, dans l’espoir d’accroître leur légitimité. Car, si on applique les standards de la légitimité politique, sautera nécessairement aux yeux la contradiction entre « la tradition démocratique d’un gouvernement fondé sur le consentement et les procédures inévitablement hiérarchiques et autoritaires du business ». Et le consultant en management Peter Drucker d’avertir : « Tous les despotismes éclairés ont fini par entraîner la révolution. » Décidément, on aurait tort de sous-estimer nos adversaires. Il faut les lire, rentrer dans leur tête, comprendre le machiavélisme de ce qu’ils ont mis en œuvre, avec succès, pour nous «contenir». INDISCIPLINES OUVRIÈRES Première difficulté, donc, à laquelle nos «élites» sont confrontées en ces tumultueuses décennies 1960 et 1970, alors même que le taux de profit baisse : les petites indisciplines ouvrières et les grandes grèves. Comment restaurer la discipline des travailleurs ? Le diagnostic est clair : habitués au confort matériel de la société

de consommation, les salariés ont désormais une « trop faible tolérance à la frustration », estime un dirigeant de Ford. Ils n’ont plus assez peur pour être dociles. La solution : laisser jouer à plein l’insécurité économique du dehors. L’assurance-chômage doit être caractérisée non plus comme un droit conquis par les salariés au nom de la solidarité mais comme un dispositif moralement pervers incitant à la paresse et à une « culture de la pauvreté ». Il faut également détruire les syndicats, qui doivent être considérés non plus comme un contrepoids nécessaire au capital pour défendre les intérêts collectifs des travailleurs mais comme une entrave au bon fonctionnement du marché, en tant que « fixation monopolistique des salaires ». Mais les travailleurs ne constituent pas le seul objet de préoccupation. Deuxième défi : comment contrôler les managers qui, n’étant plus propriétaires des entreprises qu’ils dirigent, ne seraient pas suffisamment incités à maximiser les profits ? Là encore, la réponse néolibérale de penseurs comme Henry Manne, fondateur du courant «Law and Economics», se trouvera au-dehors de l’entreprise : il s’agit de déréguler les marchés financiers, notamment les opérations de fusions acquisition, pour que ceux-ci puissent peser au maximum sur la vie des entreprises. Ainsi, lorsque le management d’une société sera considéré comme mauvais, le cours des actions baissera, incitant

OCTOBRE 2018 | Regards | 36


LE MONDE SELON MACRON

d’autres acteurs à racheter les titres et mettre en place un gestionnaire plus efficients, c’est-à-dire à même de mener les «restructurations» et licenciements nécessaires pour augmenter le taux de profit. Manne souligne ainsi « le rôle que le marché boursier joue en tant qu’instrument de contrôle et de discipline des managers ». REDÉFINIR L’ÉCONOMIE, DÉPOLITISER L’ENTREPRISE Pour asseoir ce gouvernement par les marchés et écarter tout risque d’exigence de démocratie économique et d’autogestion, encore faut-il redéfinir l’économie. Ce dont se charge le célèbre économiste autrichien Hayek. L’économie ne doit plus être décrite comme l’art de gouverner une unité de production, tel que le suggère pourtant son étymologie – Oikos, le foyer –, car ce modèle assume la domination par un agent central hiérarchiquement supérieur et potentiellement tyrannique. L’économie doit être ressaisie comme « catallaxie », propose Hayek, un mot forgé à partir du terme grec signifiant échange, comme marché donc, où chacun poursuit ses propres fins dans les règles d’un jeu universel, établies objectivement et automatiquement par les lois impersonnelles du marché et de la valeur actionnariale. Pour ne plus être une cible concrète de contestation, l’entreprise doit, à l’instar de l’économie, être redéfinie, déréalisée et dépolitisée par une nouvelle théorie de la firme qui n’en fera plus qu’une « fiction

juridique » servant de nœud « pour des relations contractuelles » entre salariés, actionnaires mais aussi fournisseurs, consommateurs, créditeurs. Mais la contestation à laquelle sont confrontées les entreprises n’émane pas uniquement de l’intérieur. Il va falloir gérer les accusations d’acteurs extérieurs, les mouvements ou ONG écologistes par exemple, dont les alertes risquent de déboucher sur de contraignantes régulations étatiques. Parallèlement à l’offensive théorique néolibérale visant à diffuser une conception dépolitisée de l’entreprise, se développe un savoir-faire concret pour fragiliser les contestataires et mettre en échec les projets de régulation coercitive. Un ancien officier du renseignement américain reconverti en consultant expliquera ainsi à Nestlé comment l’entreprise mise en cause doit insister sur l’importance du «dialogue», mais seulement après avoir identifié les différents types de détracteurs auxquels elle est confrontée, identifié les interlocuteurs intéressants, c’est à dire les «réalistes» – les opposants les plus «radicaux» ayant été au préalable soigneusement disqualifiés et isolés, pour pouvoir tranquillement «négocier» autour de concessions minimes. Plus fondamentalement, l’enjeu ultime et explicitement énoncé comme tel, sera de limiter la démocratie et de discipliner l’Etat lui-même. Ce dernier risque en effet toujours d’être tenté, pour de basses raisons électoralistes, de céder aux demandes

OCTOBRE 2018 | Regards | 37


de ses citoyens, que ce soit en termes de services publics, de redistribution des richesses ou de régulation environnementale. Là encore, la réponse se logera dans des marchés financiers dûment libéralisés, dont l’Etat doit dépendre pour financer son budget. Il ne s’agit pas d’émasculer entièrement l’Etat, mais de configurer un Etat intransigeant face aux revendications du corps social mais accommodant avec les entreprises. Un Etat fort avec les faibles et faible avec les forts. «MICROPOLITIQUE» Plus encore qu’une idéologie cherchant à séduire l’opinion publique, le néolibéralisme est une technologie politique, démontre magistralement Chamayou. Il faut dire que la «bataille des idées» est difficile à gagner quand on défend des mesures autoritaires et inégalitaires. Certes, les néolibéraux n’ont pas ménagé leurs efforts pour diffuser certains thèmes comme le «nécessaire équilibre budgétaire» dans le débat public. Mais les plus subtils d’entre eux ont compris que l’essentiel était ailleurs. Plutôt que d’essayer de vanter les mérites de la privatisation par exemple, la stratégie néolibérale a consisté, se gargarise le théoricien Madsen Pirie, à mettre au point de subtiles tactiques de « micropolitique », d’ingénierie sociale générant « des circonstances dans lesquelles les individus seront motivés à préférer et à embrasser l’alternative de l’offre privée, et dans lesquels les gens

prendront individuellement et volontairement les décisions dont l’effet cumulatif sera de faire advenir l’état de choses désiré ». Il ne s’agit pas de privatiser d’un coup d’un seul l’intégralité d’un secteur, mais de simplement laisser le service public se dégrader et laisser se développer une offre privée à côté. Nul besoin de convaincre les gens, il suffit de « modifier les choix que font les gens, en altérant les circonstances de ces choix ». S’il demeure incontournable de faire sauter certains verrous législatifs – un changement de statut, une ouverture à la concurrence – et par conséquent d’affronter quelques conflits sociaux de taille, une fois l’épreuve de force passée, «l’effet de cliquet» jouera de lui-même. Difficile de ne pas songer aux dénégations qui ont accompagné le simple «changement de statut» de la SNCF imposé au printemps dernier par le gouvernement de Macron, qui, la main sur le cœur, jurait qu’il ne s’agissait nullement d’un préalable à la privatisation du ferroviaire. Contre les travailleurs, contre les managers, contre les Etats, la gouvernance par les marchés financiers à tous les étages est l’arme de prédilection du néolibéralisme pour neutraliser ses deux bêtes noires : la démocratie et l’autogestion. Deux bêtes noires qu’il est donc crucial de réanimer.  Laura Raim

OCTOBRE 2018 | Regards | 38


LE MONDE SELON MACRON

Imposer l’austérité aux collectivités territoriales : la méthode Macron Le 17 octobre, Jacqueline Gourault tenait un discours optimiste sur le sort réservé aux collectivités territoriales dans le budget 2019. En réalité, le gouvernement renforce la logique austéritaire en imposant des «contrats» de réductions budgétaires aux collectivités. Mardi 16 octobre, le remaniement ministériel a finalement eu lieu. Jacqueline Gourault, précédemment ministre auprès du ministre de l’Intérieur, a obtenu le poste de ministre de la Cohésion des territoires. Elle hérite d’un dossier potentiellement houleux : les collectivités territoriales. Depuis les années 1980, les vagues de réformes s’enchaînent pour tantôt dé-

centraliser des compétences de l’Etat, remodeler les collectivités territoriales et surtout pour réduire les dépenses publiques. A l’occasion de la Conférence des Villes en septembre dernier, le Premier ministre présentait la méthode miracle du gouvernement Macron : contractualiser les dépenses des collectivités territoriales et stabiliser leurs financements par l’Etat.

OCTOBRE 2018 | Regards | 39


TOUR DE PASSE-PASSE AVEC L’ARGENT DES COLLECTIVITÉS C’est la même musique qui est jouée mercredi 17 octobre au matin par la ministre Gourault au micro de France Inter : « C’est ce gouvernement qui a arrêté de baisser les dotations pour les collectivités territoriales, il faut le dire aussi simplement que ça, par un dialogue et une contractualisation. » Et Léa Salamé de relancer : « Vous dites qu’il n’y a pas eu de baisse de la dotation et c’est vrai ». Et pourtant. En dix ans la principale dotation de l’Etat pour les collectivités territoriales – la Dotation Globale de Fonctionnement (DGF) – a presque chuté de moitié. De fait, elle passe de 40 milliards d’euros en 2008 sous Nicolas Sarkozy à 36,6 milliards en 2015 avec François Hollande pour finir à 26,95 milliards en 2018 avec Emmanuel Macron. Dans son budget pour 2019, le gouvernement confirme la tendance de grave baisse des dotations de fonctionnement pour les collectivités territoriales. De façon relativement hypocrite, les chiffres annoncés par le gouvernement pour l’année 2019 sont

stables par rapport à 2018, sauf si on y ajoute l’augmentation de l’inflation. « Avec une hypothèse d’inflation à 1,7%, ce «gel» devient en réalité un recul dans nos territoires », analyse l’Association des Maires de France (AMF). De son côté, le président du Comité des finances locales (CFL), le socialiste André Laignel, explique que « derrière l’apparente stabilité de la DGF, vous aurez à nouveau des milliers de communes, peut-être 5000 ou 6000, qui verront leurs dotations baisser », tandis que la répartition inégalitaire de certaines dotations ont conduit 67% des petites villes à voir leur dotation forfaitaire baisser en 2018 selon l’Association des Petites Villes de France. André Laignel qualifie alors le budget 2019 de « trompe-l’œil » masquant des restrictions derrières des subtilités techniques. L’ASSERVISSEMENT CONTRACTUEL DES TERRITOIRES En effet, la méthode est subtile. Elle consiste en un tour de passe-passe très technique. Un article du budget prévoit notamment de baisser des dotations que l’Etat verse aux collectivités en

OCTOBRE 2018 | Regards | 40


LE MONDE SELON MACRON

compensation de la suppression de la taxe professionnelle de 2010. La baisse de 145 millions d’euros se fera sur les départements et l’essentiel des communes. Le pactole, à hauteur de 107 millions, profitera aux intercommunalités (EPCI) au fonctionnement davantage tourné vers le marché et la restriction budgétaire. Le reste servira à financer une dette que l’Etat avait envers les départements. Enfin, pour les régions, l’Etat opère un « ajustement » sur les fonds de compensation issus de la TVA pour les régions. Dans ce mécanisme compliqué il cherche à récupérer 14 millions d’euros en 2019 et plusieurs centaines de millions d’euros en 2021. Baisse de 7,81% pour la « mission relation avec les collectivités territoriales », de 25,5% pour la dotation de soutien à l’investissement local et baisses également dans les dotations générales de décentralisation. En somme, que ce soit en valeur nominale ou en prenant en compte l’inflation, les différentes lignes budgétaires pour les collectivités territoriales baissent en 2019 par rapport à 2018. La nouveauté du gouvernement Macron réside dans ses « contrats de maî-

trise de la dépense ». Présentés l’année dernière, ces contrats concernent les 322 collectivités les plus importantes. En signant, elles s’engagent à maîtriser la hausse des dépenses de fonctionnement en dessous de 1,2%. En clair, les collectivités s’engagent à limiter leurs dépenses pour permettre à l’État d’économiser 13 milliards d’euros durant le quinquennat. En cas de non respect de cette ligne budgétaire, les collectivités devront s’acquitter d’une pénalité de 75%. Malgré son nom de «contrat», la maîtrise de la dépense s’impose à toutes ces collectivités : pour celles qui n’ont pas daigné signer, les pénalités en cas de nonrespect montent à 100%. La méthode est bien ficelée. Contractualisation de l’austérité, baisses subtiles mais certaines de dotations, voilà donc comment s’annonce l’horizon pour 2019. Les conséquences à prévoir n’ont rien d’original : baisse en dépenses de personnel avec des suppressions de postes, diminution de la qualité des services à la population, notamment les financements aux associations, les rénovations de bâtiment, les crèches et écoles, etc.  Arthur Brault-Moreau

OCTOBRE 2018 | Regards | 41


Contrôles au faciès : l’impossible procès de l’Etat C’est une réalité à laquelle de très nombreux jeunes, principalement des hommes, sont confrontés quotidiennement : le contrôle d’identité dit «au faciès». Lundi 22 octobre, l’Etat était, de nouveau, face à cette accusation au tribunal correctionnel de Paris. Dans Libération, on apprend que le tribunal de grande instance de Paris a débouté les trois jeunes hommes qui avaient attaqué l’Etat pour contrôle au faciès, estimant que ces contrôles avaient été effectués « dans un objectif légitime de maintien de l’ordre, sans discrimination fondée sur l’origine ». Comme quoi le titre de cet article était assez proche de la vérité. Beaucoup de monde, de soutiens, de médias était présent pour assister à l’audience d’Ilyas, Mamadou et Zakaria, ces trois jeunes de Seine-Saint-Denis qui ont attaqué la France pour cette pratique qu’ils jugent discriminatoire. Ils avaient 17 et 18 ans au moment des

faits.Le 1er mars 2017, alors qu’ils rentraient d’un voyage scolaire à Bruxelles avec leur classe de Terminale du lycée Louise-Michel (Épinay-sur-Seine), ils sont contrôlés par la police dans la gare du Nord. Leurs camarades de classe, un accompagnateur et leur professeure sont formels : ces contrôles se sont faits à base de tutoiement, de palpations et fouilles des valises devant les badauds qui passaient. Selon Mediapart, un des policiers aurait même lancé : « On a eu raison de le contrôler, il a un casier judiciaire ». La professeure essayera de s’interposer, rien n’y fait. Le Bondy Blog précise que « le lendemain, l’enseignante tente

OCTOBRE 2018 | Regards | 42


LE MONDE SELON MACRON

de déposer plainte contre les policiers au commissariat de Saint-Denis mais la police refuse de prendre sa plainte ». LE DÉNI DE L’ETAT Présent lors de l’audience, le député LFI Eric Coquerel rappelle qu’en début d’année, son groupe avait déposé une proposition de loi «relative à la mise en place d’un récépissé dans le cadre d’un contrôle d’identité». À Regards, il explique qu’au moment de la rédiger, « on savait que c’était discriminatoire, mais on a découvert des statistiques évidentes, que personne ne peut contester ». Pour rappel, en 2017 le Défenseur des droits publiait une enquête sur le contrôle au faciès, démontrant que les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont « une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés ». Eric Coquerel ajoute : « On a découvert que le contrôle au faciès était inefficace – le taux de contrôles qui débouchent en affaires c’est 4%, majoritairement pour «outrage et rébellion». Et on a découvert que c’était dangereux pour ceux qui les subissent – il y a eu des drames – mais aussi pour les policiers qui sont mis dans un contexte malsain qui ne peut que nuire au rapport qu’ils ont avec la population. »

Comme le souligne Mediapart, les contrôles d’identité «au faciès» ne laissent aucune trace administrative. C’est bien tout le problème. Au point que la préfecture ne retrouvera pas les policiers en cause ici. Pourtant, l’un d’entre eux a rédigé un rapport pour tenter de justifier ce contrôle, osant faire le parallèle avec le « contexte actuel » : « actes terroristes » et « trafic de stupéfiants ». Les policiers refusent de penser leurs pratiques. Et ils sont tombés, bon gré mal gré, dans un tourbillon vicieux : s’il y a plus de noirs et d’arabes en garde à vue, en prison, ça n’est pas par hasard. Contacté par Regards, Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales, est formel : « Dans la culture policière, les affaires faciles, c’est les stups et les histoires de papiers. On considère que pour ça, c’est plus rentable d’aller contrôler des jeunes noirs et arabes. Et cela permet de justifier un dispositif de ségrégation socio-raciste. » L’Etat a ainsi évalué les populations immigrées (ou qui semblent l’être) comme des populations «à risque». Slim Ben Achour, l’avocat des trois jeunes, évoque pour sa part un « racisme conscient ou inconscient ». L’IMPOSSIBLE PREUVE ? À l’audience, lundi, le procureur Yves Badorc a, sans grande surprise, demandé le rejet des plaintes au nom de la « présomption de légalité » des policiers. En effet, il n’appartient pas à l’accusé

OCTOBRE 2018 | Regards | 43


d’apporter la preuve de son innocence. Il assène : « On ne peut pas inviter les autorités publiques à chaque fois à se justifier au cas par cas. » Et nous nous retrouvons dans une impasse. D’un côté des policiers qui nient leurs propres pratiques, de l’autre des jeunes gens incapables de prouver qu’ils ont été contrôlés, ne serait-ce qu’une seule fois. « Une discrimination qui pollue l’ambiance des quartiers, déplore le député insoumis, qui renvoie l’idée que la République méprise une partie de ses enfants. » D’où les demandes de caméras sur les agents, de récépissés, etc. Des solutions à double-tranchants, selon Mathieu Rigouste : « Tous les policiers ne s’opposent pas aux caméras ou aux récépissés. Le modèle est déjà développé, notamment aux Etats-Unis, et on a des retours sur l’utilisation : des caméras qu’on allume et éteint quand on veut, des vidéos compromettantes pour la police qui disparaissent, etc. Le récépissé, lui, peut être utilisé contre un jeune qui aurait été beaucoup contrôlé sur le thème «c’est bien que vous avez quelque chose à vous reprocher». La police adapte ses pratiques de contrôle

et sa violence en fonction du statut social, des formes d’organisation et des résistances qu’on lui oppose. » À QUAND L’ETAT DE DROIT ? Une impasse qui met le feu aux poudres dans une relation déjà extrêmement tendue entre jeunes et policiers. Si la plupart de ces contrôles ne débouchent sur rien, certains finissent au poste pour «outrage et rébellion», la formule consacrée lorsqu’un «contrôlé» exprime son mécontentement d’être contrôlé pour rien. Quand ça ne dégénère pas comme ce fut le cas pour la mort d’Adama Traoré en 2016 ou celles de Zyed et Bouna en 2005, entre autres. Et Slim Ben Achour de conclure sa plaidoirie ainsi : « Ce sont des jeunes qui sont venus me voir, car ils voulaient changer le monde en appliquant simplement le droit. »

Le verdict est attendu pour le 17 décembre prochain. D’ici là, « le contrôle au faciès sera un des sujets des «rencontres nationales des quartiers populaires», qu’on organise le 18 novembre, à Epinay », nous raconte Eric Coquerel, ajoutant : « C’est une bataille qu’il faut continuer à mener ».  Loïc Le Clerc

OCTOBRE 2018 | Regards | 44


LE MONDE SELON MACRON

Moins de droits, moins de salaire, même métier : les réalités du travail gratuit (ou presque) Garantie Jeunes, service civique, volontariat, bénévolat, stage : le sous-emploi et le travail précaire gagnent du terrain en France. Tandis que le travail salarié se raréfie, l’activité réduite – non comptabilisée dans le taux de chômage – et le travail gratuit se développent, eux, de manière exponentielle. Le travail gratuit comme le bénévolat et les stages, ou semigratuit comme le volontariat s’ajoutent à d’autres formes de travail précaires déjà très répandues comme l’intérim ou le travail indépendant pour des plateformes de services (Deliveroo, Uber…). Tous ces statuts se substituent au graal du Contrat à Durée Indéterminée (CDI) et au salariat en général, pour constituer une galaxie d’opportunités peu réjouissantes.

Dès lors, lorsque Emmanuel Macron invite Jonathan Jahan, jeune horticulteur en recherche d’emploi, à traverser la rue pour trouver du travail, il y a toutes les chances pour que ce travail soit des plus précaires. Le jeune homme en question a d’ailleurs trouvé une mission d’intérim en tant que cariste après avoir vraisemblablement essuyé tous les refus attendus de l’autre coté de la rue. Ce qui transparait également de la petite phrase du président de la République, c’est que les chômeurs ne fournissent pas les efforts nécessaires pour demeurer en activité. Ces efforts ne ressemblent pas alors, selon Emmanuel

OCTOBRE 2018 | Regards | 45


Macron, à des sacrifices puisqu’il ne s’agit que de « traverser une rue ». Se dessine derrière cette réflexion, l’idée d’un bon citoyen qui ne « plaindrait » pas, pour reprendre une expression que notre Président affectionne, et qui accepterait sa condition de précaire. L’ENGAGEMENT, ÇA NE SE COMPTE PAS Il existe justement une forme de contrat toute trouvée qui justifie l’acceptation de la précarité par l’engagement citoyen : c’est le contrat de service civique. Un dispositif lancé en 2010 par le haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté des gouvernements Fillon I et II, Martin Hirsch, qui était déjà à l’origine du Revenu de Solidarité Active (RSA) qui a remplacé le Revenu Minimum d’Insertion (RMI) et qui, selon lui, était une « barrière à l’emploi » – comprendre favorisait l’assistanat. Seulement le RSA n’est accessible que pour les personnes de plus de 25 ans… Pour les plus jeunes qui n’ont pas atteint la majorité sociale, une seule solution pour pouvoir survivre : le service civique. Les jeunes, souvent suspectés d’oisiveté et n’ayant jamais assez contribué à l’effort global de la société, sont donc sommés de s’engager afin d’essayer

de vivre décemment. Au jeune, il est toujours demandé des contreparties et autres témoignages de bonne conduite citoyenne s’il veut pouvoir toucher un minimum pour vivre. C’est d’ailleurs la même philosophie qui gouverne la mise en place, dès 2013, de la Garantie Jeunes, pensée comme « une mise en action du jeune » (comprendre du « jeune oisif »). Sur la brochure explicative du ministère du Travail, on cite une directrice de mission locale qui parle de « contrat de confiance avec le jeune » (comprendre du « jeune suspect ») qui doit « en contrepartie, s’investir et en accepter les règles et contraintes ». Et de faire un petit encadré sur les idées reçues rappelant que la Garantie Jeunes n’est pas une « simple allocation ». LA PRÉCARISATION DES JEUNES À L’OEUVRE Si la Garantie Jeunes n’est pas une « simple allocation » et s’inscrit dans une politique de l’emploi, le service civique n’est pas un dispositif censé se substituer à un emploi ou à un stage. Quand la Garantie Jeunes relève du code du travail, le service civique répond, lui, du code du service national : il s’agit donc d’un engagement volontaire dans un

OCTOBRE 2018 | Regards | 46


LE MONDE SELON MACRON

projet d’intérêt général dont la réalisation ne s’inscrit pas dans un rapport de subordination avec le tuteur. C’est précisément ce que conteste vivement Florian Martinez, porte-parole du syndicat Action pour les salariés du secteur associatif (ASSO), branche de l’Union syndicale Solidaires, qui rappelle que « les volontaires assurent au sein des associations tout un tas de missions qui vont de la communication, de l’organisation d’évènements à la recherche de financements. Des tâches qui s’effectuent fatalement dans un cadre de subordination et qui devraient s’inscrire dans un contrat de travail. » Chez les jeunes concernés par le dispositif, la dimension d’engagement citoyen n’est pas évidente non plus : ils font plutôt face à la nécessité d’avoir un minimum de revenus et acceptent des sacrifices aujourd’hui dans la perspective d’un hypothétique emploi demain. Mais il apparait très difficile pour eux de faire requalifier leur service civique en contrat de travail. TRAVAIL DÉGUISÉ Florence Ihaddadene, sociologue spécialiste du monde associatif, évoque même un « contrat de service civique

complètement verrouillé qui empêche tout recours devant les tribunaux pour le faire requalifier ». En effet, tout litige autour du service civique passe par le tribunal administratif et non par les prud’hommes. Le tribunal administratif ne s’est jamais dessaisi au profit des prud’hommes et les affaires concernant le service civique qu’il a eu à traiter concernaient des cas de harcèlement mais jamais de travail déguisé. La sociologue ajoute également que « les services civiques et les statuts précaires d’une manière générale ont de toute façon ni les moyens ni le temps d’avoir recours aux tribunaux. De plus, dans des périodes assez raccourcies, ils sont amenés à changer de statut et à basculer dans le chômage ou dans d’autres formes de sous-emploi et ne se lancent donc pas dans une procédure longue et fastidieuse à propos du service civique en particulier ». Les syndicats traditionnels ont également du mal à aborder la question du service civique et à venir en aide aux volontaires. Lorsqu’un représentant d’ASSO au Conseil économique, social et environnemental (CESE) fait remarquer qu’ils sont les seuls à avoir des volontaires dans leur organisation,

OCTOBRE 2018 | Regards | 47


« les représentants de la CGT et de la CFDT répondent qu’ils en ont eux aussi, confondant le fait d’accueillir des missions de service civique et avoir des adhérents au syndicat qui sont sous statut de service civique par ailleurs ». « Le service civique est peut-être le dispositif le plus abouti du projet néolibéral » D’une manière générale, les volontaires ne constituent pas la clientèle électorale des syndicats puisqu’ils ne participent pas aux élections professionnelles pour les délégués syndicaux. Ce droit est réservé aux salariés qui sont dans une même organisation depuis au moins un an. De plus, dans le secteur associatif qui concentre une bonne partie des services civiques, Florian Martinez nous rappelle que « le taux de syndicalisation y est historiquement bas et que de toute façon, les services civiques travaillent souvent seuls dans des petites structures, ce qui ne permet pas, en plus des autres contraintes, de s’organiser collectivement ». Cette reconnaissance impossible des droits et du travail du volontaire, ajoutée à une indemnité qui le maintient bien en

dessous du seuil de pauvreté, fait dire au porte-parole d’ASSO que « le service civique est peut-être le dispositif le plus abouti du projet néolibéral ». Il convient dès lors, selon lui, d’en demander l’abrogation pure et simple. L’abrogation du service civique a été d’actualité récemment avec le projet d’Emmanuel Macron d’instaurer le Service National Universel (SNU). Seulement, la dimension obligatoire d’un mois de ce nouveau service rencontre l’opposition de la plupart des fédérations d’associations et associations de jeunesse. Il est probable, de façon plus globale, que les associations ne chercheront pas à obtenir l’abrogation du statut étant donné qu’elles n’ont jamais cessé de voir leurs subventions se réduire et qu’elles dépendent désormais de ces volontaires précaires pour assurer leurs missions. REMPLACER LES FONCTIONNAIRES PAR DES SERVICES CIVIQUES ? Une mobilisation contre le service civique est peut-être plus envisageable dans l’Education nationale où l’abus de services civiques devient inquiétant. Les rectorats proposent des milliers de

OCTOBRE 2018 | Regards | 48


LE MONDE SELON MACRON

missions en service civique et certaines taches proposées remplacent explicitement des salariés ou des fonctionnaires, comme le dispositif Devoirs faits qui prévoit d’encadrer des élèves pendant un temps consacré à leurs devoirs. Plus grave encore et signe d’un cynisme sans bornes des gouvernants et des administrations, les services civiques dans le secteur éducatif servent désormais à pallier la pénurie de personnel – pénurie organisée puisqu’évidement les budgets de l’Education nationale sont rabotés et que les emplois (salariés) aidés, eux aussi très répandus dans le secteur, sont désormais supprimés. Le syndicat Sud-Éducation Grenoble révélait d’ailleurs récemment une lettre des services académiques à ce propos : en réponse à l’inquiétude d’un établissement qui ne pouvait plus assurer certaines tâches du fait d’un emploi-aidé supprimé, la lettre de la DASEN répondait que les « tâches en question sont précisément celles pour lesquelles un service civique aurait toute sa place ». Une représentante de Sud-Education souligne ainsi que « le pire dans tout cela, c’est de confondre un statut censé aidé un projet personnel qui s’inscrit dans l’intérêt général avec un emploi

salarié qui effectue une mission de service public. Cela démontre le peu de considération qu’ont les dirigeants pour ce service public ». À l’heure où Édouard Philippe annonce une énième réforme de la fonction publique et que dans le même temps Emmanuel Macron dévoile son projet de Service National Universel pour la jeunesse, il va falloir redoubler d’efforts pour la défense d’un service public de qualité c’est-à-dire assuré par des agents avec un statut protecteur. Les associations comme les chercheurs l’affirment : il faut cesser de penser les politiques d’insertion des jeunes avec des régimes dérogatoire au code du travail. Le meilleur moyen d’aider les jeunes est de leur accorder les mêmes droits et les mêmes aides – sinon plus – qu’au reste de la population.  Vittorio Callegari

OCTOBRE 2018 | Regards | 49


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.