#LELONGREGARDS ROKHAYA DIALLO

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#LELONGREGARDS

rokhaya diallo

Journaliste, réalisatrice, auteure de « La France tu l’aimes ou tu la fermes » (Textuel) ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE JACQUEMAIN ET PABLO PILLAUD VIVIEN À RETROUVER SUR YOUTUBE ET EN PODCAST


Rokhaya Diallo est journaliste et réalisatrice. Très présente dans les médias, elle co-anime aussi le podcast Kiffe ta race et chronique dans la revue Regards. Elle vient de publier La France, tu l’aimes ou tu la fermes aux éditions Textuel. Elle était l’invitée du deuxième numéro de l’émission Le Long Regards.

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regards.

Votre livre est un état des lieux de vos combats sur dix ans. Dix ans de luttes féministes et antiracistes. Dix ans de textes, de tribunes et d’argumentaires. Quand on voit le climat – politique et médiatique principalement –, vous ne vous dites pas que vous avez perdu la bataille, si ce n’est de l’opinion, la bataille culturelle et intellectuelle ?

rokhaya diallo. Au regard des forces qui sont en présence actuellement, on a des raisons de s’inquiéter. Et en même temps, le constat que je peux faire de ces dix ans, c’est que de nouvelles voix ont émergé pour entrer en contradiction avec cette foison de voix très conservatrices. Et si ces voix conservatrices se sont multipliées, c’est qu’il y a une inquiétude, une forme de panique identitaire, qui n’est pas forcément un mauvais signe. Ce n’est évidemment pas agréable et ça veut dire qu’on va traverser des moments difficiles mais l’inquiétude vient aussi peutêtre d’un rapport de force qui est en train de se renverser. regards. Votre livre s’ouvre une préface qui démarre fort. Vous dites : « Évoquer la race en France, c’est s’aventurer sur un champ de mines. Chez nous, il n’y a pas de race. Parler de race, c’est raciste ». Pourquoi votre combat passe-t-il par un re-légitimation sémantique du mot race ?

Ce n’est pas le fait de parler des races qui crée les races. C’est le racisme qui créé les races. rokhaya diallo. J’ai été élevée dans une idéologie républicaine qui invalidait le mot race parce qu’elle associait la race à la biologie. A l’évidence, toutes les personnes qui appartiennent au groupe humain, appartiennent à la même race donc il n’y a qu’une seule race sur le plan biologique : ça, c’est vraiment une victoire post-Deuxième Guerre mondiale. Maintenant, le racisme et les discriminations raciales existent – et se sont ces discriminations qui font exister des groupes raciaux qu’on peut appeler race pour des raisons uniquement sociologiques. La race, c’est plus une expérience qu’une réalité objective. On est noir parce qu’on partage avec d’autres personnes noires, une condition – condition qui est la perception sociale que l’on a d’un groupe qui est construit. regards.

Certains militants antiracistes vous diront que le mot race n’existe pas au sens biologique. Et le reconnaître, c’est rendre légitime l’idée que s’il y a des races, il y a des races plus éduquées que d’autres, plus intelligentes que d’autres, qu’il y a des races supérieures à d’autres...

rokhaya diallo.

Non : ce n’est pas le fait de parler des races qui crée les races. C’est le racisme qui créé les races. On ne peut pas parler de racisme sans parler de race. Les races ne sont pas naturelles. Si on comprend la race comme une construction socio-historique, liée à des histoires, à des idéologies qui ont été énoncées depuis plusieurs siècles et qui, d’une certaine manière, ont redistribué les cartes du pouvoir dans le monde et produisent des conséquences y compris sur le territoire français, il ne s’agit pas de dire qu’il y a des gens qui sont naturellement supérieurs mais que politiquement il y a des personnes qui sont en situation de domination. De la même manière, quand on parle des classes sociales ouvrières et des classes plus socialement établies, on ne dit pas qu’il y a des gens qui sont naturellement pauvres et des gens qui sont naturellement riches. On dit qu’il y a des fortunes qui se sont construites sur des oppressions et qu’il convient de le déconstruire.

regards. Vous dites que le racisme français, tel qu’il s’exprime traditionnellement, se po-

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Le racisme est une idéologie qui est extrêmement transversale, qui touche toutes les couches de la société et tout l’échiquier politique.

sitionne en priorité sur le terrain moral. « Le racisme, c’est mal ». Par quoi ça passe, la lutte antiraciste ? rokhaya diallo.

Pour moi, la morale a sa place dans la religion. Je pense que ce qui compte, c’est de ne pas faire du tort aux personnes. Mais parler du racisme comme quelque chose de mal, c’est l’associer à des êtres humains particulièrement mauvais. Et ça, pour moi, c’est passer à côté du sujet. Le racisme est une idéologie qui est extrêmement transversale, qui touche toutes les couches de la société et tout l’échiquier politique. Comme le sexisme. Et il n’y a pas d’un côté, les gens de gauche qui seraient naturellement antiracistes et, de l’autre, l’extrême droite qui

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incarnerait les méchants racistes. On peut être engagé à gauche et être imprégné des idéologies racistes et raciales, et reproduire au quotidien soit des préjugés, soit des violences – de la même manière qu’il y a des hommes de gauche qui sont violents à l’égard des femmes. Si on pense le racisme comme une question politique, on peut le déconstruire parce que la morale individualise la question du rapport racial – ce qui empêche de penser le combat antiraciste comme une lutte politique et systémique. regards.

Vous parlez aussi de racisme systémique mais aussi de racisme d’Etat… qu’est-ce que ça veut dire ?

rokhaya diallo. Le racisme systémique ça veut précisément dire que ce n’est pas une relation individuelle. Il s’agit d’un rapport qui a été structuré politiquement. Il faut rappeler que le racisme n’est pas seulement une idéologie de haine, c’est une idéologie utile. Si on prend les prémisses du racisme moderne, c’est l’esclavage. C’est l’exploitation d’individus par d’autres individus. Un groupe d’individus qui a été exporté du continent africain pour travailler gratuitement dans les Amériques et les îles de l’Océan indien. On a commencé à créer une idéologie raciale en la justifiant d’abord par des raisons religieuses, notamment avec la Bible, et, ensuite, par des explications scientifiques : au XIXème

siècle, on a commencé à élaborer des théories raciales avec les philosophies de la craniologie qui avaient comme chefs de file des pseudoscientifiques et des intellectuels qui voulaient hiérarchiser les races de manière très schématique. A partir de ces idéologies qui ont imprégné le continent européen pendant plusieurs siècles, on a structuré à la fois les rapports mondiaux et nationaux. Aujourd’hui, si je suis une femme noire, c’est parce qu’on a construit, des siècles avant moi, une image qui a aussi une répercussion sur ce que je suis aujourd’hui – et les préjugés que l’on peut avoir de moi. regards. Pourquoi la gauche n’a pas mené ce travail ? Pourquoi la gauche n’a pas cherché a se départir de ces préjugés racistes ? rokhaya diallo.

Il faut rappeler que la gauche, historiquement, a été du côté de la colonisation. Derrière une idéologie bienfaitrice, on a justifié la colonisation en expliquant qu’il fallait apporter des biens, des services et une certaine forme de civilisation à des personnes colonisées. Et la droite, d’ailleurs, a été plutôt anticoloniale parce qu’elle considérait notamment que la France devait se concentrer sur son conflit avec ses voisins allemands. Du coup, la gauche n’est pas intrinsèquement antiraciste. Quand on revient aux années 1980, dans le Parti communiste par exemple, force est de constater


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qu’il y avait une rhétorique anti-immigrée assez forte : je pense notamment à Georges Marchais qui avait cette idée de compétition entre les ouvriers et une absence de reconnaissance des ouvriers immigrés comme faisant partie intégrante de la classe ouvrière nationale. Et si la gauche ne s’est pas débarrassée de cette imprégnation par rapport aux idéologies raciales, c’est qu’elle ne veut pas reconnaitre sa participation à la propagation des idées racistes. Ça n’excuse évidemment pas l’extrême droite mais c’est important de rappeler que, même dans la xénophobie, à gauche, notamment à l’époque où il y avait énormément d’ouvriers polonais, dans les mouvements syndicaux communistes, on considérait qu’il y aurait un problème d’adaptation culturelle parce qu’ils considéraient que les Polonais étaient beaucoup trop catholiques pour pouvoir participer aux luttes communistes. Là, je parle du début du XXème siècle… Mais aujourd’hui, il y a aussi ce problème à gauche qui est de considérer que la lutte des classes est la lutte prioritaire et que les luttes pour les droits des femmes, les droits des homosexuels ou des minorités sont des luttes secondaires – alors que ces luttes sont transversales. On peut être une personne non blanche, très riche et être exposée au racisme. Le meilleur exemple sont ces footballeurs millionnaires qui se font traiter de singe par des personnes qui ont un capital économique incomparablement plus faible : ça montre

bien que l’on peut appartenir à une classe inférieure par rapport à des gens qui sont racialement dominés et être traités comme des animaux. regards. En quoi le fait colonial a-t-il un impact aujourd’hui sur l’image des femmes et des hommes racisés ? Quel est cet héritage ? rokhaya diallo. Il faut revenir à l’histoire. L’instauration de la République s’est faite en pleine expansion coloniale. C’est concomitant donc, de fait, la République s’est faite dans un contexte où on considérait que c’était normal de faire de certains autres êtres humains des sujets. La Vème République a été votée en 1958 et la décolonisation s’est achevée dans les années 1970, notamment avec Mayotte, les Comores, etc. La Constitution telle qu’elle a été rédigée s’est faite dans une pensée coloniale. Aujourd’hui, le droit s’est débarrassé des lois racistes mais il y a encore des résidus. Je pense à l’Etat d’urgence qui a été pensé pendant la guerre d’Algérie pour empêcher les mobilisations des personnes qui luttaient pour l’indépendance de l’Algérie sur le sol hexagonal français. Cet Etat d’urgence a été mobilisé dans l’histoire de France à quelques reprises bien spécifiques : pendant la guerre d’Algérie dans les années 1950, pendant les révoltes en Nouvelle Calédonie dans les années 1980, pendant les révoltes dans les banlieues en 2005 – avec

les descendants de colonisés – et enfin après les attentats de 2015. Cet Etat d’urgence a été à chaque fois mobilisé quand on avait l’impression qu’on devait contrôler des populations qui étaient soit colonisées soit issues de familles postcoloniales. Et on n’a pas déclenché l’Etat d’urgence en mai 1968. Ça montre bien qu’il y a quand même une politique coloniale qui a été dessinée pour contrôler un certain type de population qu’on considère comme étant exogène, avec des lois spécifiques. regards.

Le fait que la fonction publique repose aujourd’hui sur la préférence nationale, ça participe de ce que vous appelez le racisme d’Etat ? rokhaya diallo. Clairement. Ça institue une différence de traitement statutaire entre les Français et les étrangers. Mais sans que les choses

La morale individualise la question du rapport racial – ce qui empêche de penser le combat antiraciste comme une lutte politique et systémique.

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Il faut rappeler que la gauche, historiquement, a été du côté de la colonisation. soient aussi explicites, je pense que le fonctionnement des institutions démontre un traitement différentiel. L’exemple que je préfère mobiliser, c’est celui des violences policières et des contrôles au faciès. L’Etat français a été condamné par sa propre Cour de Cassation. Le Défenseur des Droits a aussi énoncé dans une étude le fait que, lorsqu’on était un jeune homme perçu comme étant d’origine maghrébine ou noire, on avait vingt fois plus de risque d’être contrôlé par la police que le reste de la population. La France a été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des Droits Humains. Tout cela, c’est du racisme qui est produit par l’institution policière sans qu’aucune action ne soit engagée pour contrevenir à cette situation de racisme et de discrimination explicite. On peut étendre cette réflexion au traitement des outremers. On a caché pendant très longtemps aux Polynésiens les conséquences sanitaires des essais nucléaires ; il y a l’épandage aérien dans les outremers alors que c’est interdit en métropole ; idem pour l’usage du chlordécone dans les Antilles alors que les effets nocifs de ce pesticide sont connus. Il y a des choses qui se sont produites dans les outremers qui montrent un décalage de traitement.

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regards. Au-delà du fait qu’il y a de plus en plus de personnes qui prennent la parole pour porter ces sujets liés à l’héritage colonial, qu’en est-il de la place des personnes racisées aujourd’hui dans notre société ? rokhaya diallo.

L’occupation de l’espace par les questions raciales est extrêmement importante aujourd’hui. Et souvent cette occupation se fait dans des contextes où le vocabulaire mobilisé est extrêmement agressif et anxiogène. C’est vrai qu’avant on ne parlait pas autant de ces questions-là et aujourd’hui on en parle davantage parce que les personnes qui sont en situation de domination raciale, sont en position de répondre. La question se pose aujourd’hui, parce que les personnes qui sont en position de contester le racisme ont les mêmes outils culturels et intellectuels que les personnes qui font partie de l’élite et elles peuvent leur opposer une contradiction de visu. C’est nouveau et ça génère une forme de colère et de panique.

regards. D’où l’enjeu de donner la parole aux personnes concernées… L’un des problèmes de la lutte antiraciste, c’est l’invisibilisation des personnes concer-

nées. Pensez-vous que l’histoire récente de l’antiracisme a aussi à voir avec une certaine forme de paternalisme que vous dénoncez ? rokhaya diallo. Il faut revenir là aussi à l’histoire avec cette marche contre le racisme qui a eu lieu en 1983 et qui a été initiée notamment par Toumi Djaïdja – dont étrangement le nom n’est pas resté inscrit dans l’histoire alors qu’il est à l’origine d’un des plus grands mouvements sociaux des années 1980. Cette marche qui avait été initiée contre les violences policières, parce que lui-même avait été victime d’une violence policière, est partie depuis Marseille avec une douzaine de personnes et est arrivée à Paris avec cent mille personnes. Mais elle a été détournée par le pouvoir socialiste de l’époque qui, l’année d’après, a créé SOS Racisme, avec une autre marche. Ils ont créé cette association d’en haut, depuis le pouvoir. Ils ont capté le capital médiatique et la sympathie qui avaient été générés par la marche pour l’égalité pour packager une organisation pensée par l’Etat. Historiquement, on n’a jamais vu l’Etat créer un mouvement qui pouvait déconstruire le racisme qui venait de l’Etat. Or tout d’un coup,


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le discours sur l’antiracisme est devenu moral et toute la question des violences policières a disparu. SOS Racisme avait une rhétorique très festive, avec des concerts et des stars. C’était très sympathique mais il y avait quelque chose de l’ordre du : « nous on est les gentils antiracistes face aux méchants du Front national ». Le slogan aussi : « Touche pas à mon pote ». Quand on dit “Touche pas à mon pote”, qui parle ? C’est une personne qui protège une personne qui n’a pas la parole. Donc ces potes en question ont été privés de parole au moment où l’énonciation s’est faite depuis l’espace majoritaire blanc. Et aujourd’hui, ce qui se passe, d’une certaine manière, c’est que ces potes, leurs enfants, leurs petits frères et leurs petites sœurs reprennent la parole. Comme le dit Nelson Mandela : « Ce qui se fait pour nous sans nous, se fait contre nous ». regards. La gauche ne s’est pas débarrassée de cet héritage, de cette forme de paternalisme ? rokhaya diallo. C’est un énorme travers de la gauche que de vouloir parler à la place des personnes concernées. Je ne compte plus le nombre de personnes qui m’ont expliqué : « Non, votre définition du racisme est erronée, moi je vais vous expliquer ce qu’est le racisme ». Des personnes qui n’ont jamais subi le racisme et qui, pour beaucoup, ne l’ont même pas étudié. Au-delà du fait que je suis une

femme noire, que j’ai un corps noir que je balade dans un espace majoritairement blanc français, c’est une question sur laquelle je travaille depuis une bonne décennie. Ce savoir-là, que ce soit par l’expérience ou par l’expertise, est parfois complètement invalidé parce qu’il y a des gens qui considèrent que ça n’est pas une question qui s’étudie. Les trois lignes du Larousse valent pour elles bien plus que plusieurs thèses. Il y a donc une forme de paternalisme à ne pas accepter qu’une personne qui vit le racisme dans sa chair connait mieux la question qu’une personne qui ne la vit pas. De la même manière que, quand on est une femme, sur les questions de violence, le fait d’être dans un corps de femme fait qu’on comprend ce qu’est la violence dans la rue. On est structurée par une certaine forme d’appréhension de l’espace public et qui nous conduit à avoir une réflexion qui est imprimée dans notre psyché et qu’on ne peut pas comprendre quand on vit dans un corps d’homme. Dès lors, on ne peut pas être à même de définir des politiques qui vont lutter contre ça. regards. Ça nous emmène à un sujet des plus actuels. Ou plutôt qu’on veut imposer dans l’actualité. Le foulard. La France s’islamiserait et pourtant, pas une femme voilée, ou presque pas, invitée à s’exprimer dans le débat public. Qu’est-ce qui ou plutôt qui bloque ?

rokhaya diallo.

Ce qui bloque, c’est l’idéologie assimilationniste qui est très prégnante en France et qui considère qu’il y a une bonne manière d’être français : c’est une manière de s’exprimer, de se présenter physiquement, c’est une manière aussi d’effacer un héritage culturel. Il y aussi beaucoup de condescendance : ce que j’entends dans la bouche de beaucoup de femmes musulmanes qui portent le foulard, c’est que souvent quand on s’adresse à elles, on leur parle très lentement. Comme si elles ne comprenaient rien. Derrière, il y a cette idée selon laquelle, si l’on porte le foulard, on vient d’un environnement arriéré, qui n’est pas cultivé, qui ne permet pas de comprendre notre propre condition. Les débats sur le foulard à l’école en 20032004 mobilisaient essentiellement des hommes blancs qui pour la plupart n’avaient jamais franchi le périphérique – en tout cas du côté populaire. Pour moi, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la rhétorique civilisationnelle de l’époque de la colonisation : on explique aux sauvages que leurs pratiques ne sont pas les bonnes et que, pour être de bons Français, il faut qu’ils s’en débarrassent.

regards.

Certains à droite et à l’extrême droite, mais il y en a aussi à gauche, voudraient interdire des listes communautaires aux élections municipales. C’est quoi des listes communautaires ?

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la France se vit encore comme un pays blanc et chrétien alors que c’est un pays laïc et multiculturel

rokhaya diallo. Ça me rappelle qu’en 2014, à Paris, on avait vingt têtes de listes pour les vingt arrondissements parisiens – Paris est quand même l’une des villes les plus multiculturelles d’Europe – et les vingt personnes étaient blanches. En termes de communautaire, on pouvait s’interroger sachant qu’à Paris, il suffit de faire trois pas dans la rue pour se rendre compte que tout le monde n’est pas blanc. Je pense que cette affaire de listes communautaires interroge plus sur la composition socio-ethnique de certains lieux que sur une volonté de personnes de se rassembler. Il y a des partis démocrates chrétiens en France et ils n’ont jamais été interdits : on n’a jamais considéré que le communautarisme chrétien menaçait la République. S’ils ne sont pas interdits, je ne vois pas pourquoi les bouddhistes démocrates ou les musulmans démocrates n’auraient pas les mêmes droits. Si des personnes ressentent le besoin de se réunir sur

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des critères ethniques, religieux ou culturels, il faut s’interroger sur le pourquoi : est-ce que ça veut dire que les autres partis n’ont pas été capables de prendre en charge des problématiques qui leur sont propres ? Je pense que ce qui est illégal en France, c’est de construire des listes qui excluent des gens sur des critères discriminatoires. Et si ça devait être le cas, on a les outils juridiques pour l’empêcher. regards. Est-ce que derrière cette volonté très politique, il y a ce qu’on appelle l’islamophobie, voire un racisme antimusulman. Est-ce que finalement, la question de l’interdiction des listes communautaires n’est pas une simple interdiction des listes musulmanes ? rokhaya diallo.

Je pense qu’en France, le mot communautaire est quasiment mécaniquement associé à tout ce qui a trait à une expression religieuse ou culturelle musulmane. Derrière cette peur des listes communautaires, il y a l’angoisse de l’idéologie du grand remplacement. Cette idée que les musulmans s’organiseraient volontairement pour prendre l’espace et dominer la culture française. La France est le pays qui a le plus gros décalage entre la perception qu’elle a du nombre de musulmans en France et la réalité. Quand on interroge les Français, ils estiment qu’il y a 31% de musulmans en France alors qu’en réalité ils sont 7%. La

surmédiatisation des problématiques relatives aux musulmans, à leur présence ou à leur dangerosité, angoisse, y compris des personnes qui ne voient jamais de musulmans dans leur quotidien. Cette crainte des listes communautaires cache autre chose : l’angoisse de grand remplacement. regards.

Est-ce que le communautarisme est un modèle soutenable ? Je pense par exemple, au modèle anglo-saxon qui assume de considérer les communautés.

rokhaya diallo.

Ce qui est curieux, c’est que le mot communautarisme n’existe pas dans notre langue. On parle de communautaire, on appartient à une communauté – familial, linguistique, régionale, de quartier – et ce n’est pas un tort. On vit dans des cercles sociaux qui sont plus ou moins étendus : ça fait partie de la socialisation humaine. Mais dès qu’on ajoute –isme, ça devient un mouvement politique. Or, en France, il n’y a pas vraiment de mouvements politiques de personnes qui voudraient constituer des communautés, qui vivraient en autarcie par rapport au reste de la population. Il y a des gens qui ont envie de se regrouper pour des raisons de condition sociale partagée et de lutter parfois pour dépasser cette conditions-là. Souvent, ce que demandent ces communautés, c’est de se voir appliquer les valeurs de la République parce qu’elles considèrent qu’elles sont exposées à des


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regards. Pourquoi les réunions non-mixtes sont-elles importantes dans le combat féministe ? rokhaya diallo.

inégalités. Mais, pour moi, ça n’est pas du communautarisme : c’est de l’égalitarisme. Contrairement aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou au Canada – où le multiculturalisme est inscrit dans la Constitution depuis les années 1970 –, la France est un pays qui ne reconnait pas les minorités, qu’elles soient raciales, linguistiques, culturelles ou religieuses. La difficulté, c’est que la France se vit encore comme un pays blanc et chrétien alors que c’est un pays laïc et multiculturel. La France est le seul pays au monde qui soit situé sur les cinq continents. Il n’y en a pas d’autre. On a le deuxième domaine maritime mondial derrière les Etats-Unis. La France, c’est 1% de la population mondiale donc on ne peut pas dire que l’on n’est pas multiculturel quand on a des citoyens à Paris, dans l’Amazonie, dans l’Océan pacifique et dans les Caraïbes. Pour moi, parler de com-

munautarisme, c’est un refus de se confronter à une réalité parce que ce n’est pas mal d’être communautaire, c’est la condition sociale humaine. Et le communautarisme, en réalité, produit des effets : le communautarisme qui produit de l’exclusion, c’est le communautarisme des élites. Il suffit de regarder qui sont les patrons des plus grosses entreprises françaises ou qui sont les patrons des médias. Il y a quand même une surreprésentation de certaines personnes qui captent le pouvoir. Quand des villes ou des quartiers, comme le XVIème arrondissement de Paris ou Neuilly-sur-Seine, refusent volontairement de l’habitat social, c’est du communautarisme parce que c’est une exclusion des personnes pauvres parce qu’ils veulent rester entre personnes de même condition sociale. Et ça, pour moi, c’est clairement communautariste.

La non-mixité est un principe politique très ancien. C’est le principe qui gouverne les organisations syndicales : quand des gens sont syndiqués, on ne leur demande pas d’inclure les patrons. De manière logique, des gens qui ont des communautés d’intérêt se regroupent pour déterminer leurs priorités et les présenter ensuite aux personnes qui sont à même d’y répondre. Dans les années 1970, les féministes françaises, inspirées par ce qui se passait aux EtatsUnis, ont demandé la non-mixité pour pouvoir parler de questions qui les touchaient. Dans la question du féminisme, il y a la question des violences faites aux corps des femmes. Et il est très difficile, pour de très nombreuses femmes, de parler de viols ou d’agressions sexuelles en présence d’hommes. La conversation n’est pas la même dès lors que des hommes sont présents parce qu’il y a toujours un stigmate social sur le viol et les agressions sexuelles qui fait qu’on se sentira plus en sécurité avec des femmes qui peuvent avoir partagé une expérience similaire. S’inspirer de ce principe qui est aussi celui des Alcooliques Anonymes – il y a aussi un stigmate social sur l’alcoolisme qui est une maladie… Il est beaucoup plus facile de parler d’alcoolisme ou de tout autre addiction à quelque drogue que ce soit avec

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L’émancipation ne passe ni par la mini-jupe ni par le voile mais par le libre-choix.

des personnes qui ont cette addiction, qu’avec des personnes qui n’ont rien à voir et qui pourraient avoir une certaine condescendance. Donc il s’agit juste de faire la même chose pour les questions raciales. Mais il ne s’agit bien sûr pas d’organiser une non-mixité perpétuelle ! D’ailleurs, les gens qui vont à ces réunions ont parfois des parents, des conjoints ou des enfants blancs. Il s’agit juste de se réunir, de parler de choses que les autres ne vivent pas et de ne pas être exposé à des doutes et à des questions qui pourraient nous faire perdre du temps en nous questionnant. Quand on est opprimé, on peut éprouver du ressentiment, légitime mais qu’on a peur d’exprimer face à des gens qui ne vivent pas la même chose de peur d’être jugé ou de leur faire du mal. Ce que je trouve incroyable, c’est que l’on considère qu’une réunion en non-mixité soit excluant pour certaines personnes alors que

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l’Automobile Club de Paris est un lieu où les hommes sont réunis entre hommes… Si je veux aller à la piscine là-bas, en tant que femme, je me fais jeter. Pour autant, je n’ai jamais entendu ni Anne Hidalgo ni la LICRA envisager une plainte pour sexisme à leur encontre. regards. Est-ce que vous trouvez que les luttes féministes ont intégré les questions raciale et coloniale ? rokhaya diallo. Les luttes féministes françaises ont eu beaucoup de mal à intégrer les questions au pluriel. Il faut penser les luttes féministes pas seulement depuis l’hexagone mais aussi depuis les outre-mer. Il y a eu des femmes féministes en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion, qui ont mené des luttes locales notamment pour la politisation des femmes mais dont les noms ont disparu. Je pense aux sœurs Nardal, à Paulette Nardal en particulier : ce sont des femmes antillaises qui ont réfléchi à la condition féminine noire à Paris parce qu’elles étudiaient à la Sorbonne puis ensuite de retour aux Antilles. Mais ce sont des femmes dont les noms ne sont pas placés dans le Panthéon des femmes féministes alors qu’elles ont compté dans le 20ème siècle. Par ailleurs, en France hexagonale, il y a eu dans les années 1970, une coordination des femmes noires au sein du Mouvement de Libération des Femmes (MLF) qui a été notamment incar-

née par Awa Thiam qui avait créé en 1978 « La parole aux négresses ». Donc ces luttes-là ont existé mais ont été à chaque fois invisibilisées. Dans les années 1980, il y a aussi des femmes maghrébines qui ont émergé dans le cadre de la Marche pour l’Egalité. Mais en France, le féminisme mainstream, celui qui a de la visibilité, est plutôt porté par des femmes bourgeoises qui sont imprégnées par une forme d’universalisme faux, totalement en refus de la pluralité des femmes. D’ailleurs en France, ce sont des femmes qui sont les plus agressives à l’égard des femmes voilées et à l’égard des travailleuses du sexe. Ce sont des femmes qui vont considérer que les choix d’autres femmes ne sont pas des choix valides et elles vont se mettre à combattre ses femmes et leur liberté pour leur dire que la liberté, c’est elles. J’ai même entendu Laurence Rossignol du temps où elle était secrétaire d’Etat aux droits des femmes dire qu’en France, l’émancipation était toujours passée par la mini-jupe. L’émancipation ne passe ni par la mini-jupe ni par le voile mais par le libre-choix. regards. #metoo, #balancetonporc, Ligue du LOL, est-ce qu’on est passé dans une nouvelle ère ? Est-ce que vous parleriez de révolution ? rokhaya diallo.

Je pense qu’il y a une révolution féministe engagée depuis longtemps mais ce que je trouve intéressant, c’est que, du fait


Aujourd’hui, on ne peut plus être féministe sans être antiraciste, contre les LGBTIQA-phobies ou contre le validisme.

des réseaux sociaux, les jeunes générations ont une pensée féministe beaucoup plus large, plus complexe et plus internationale qu’auparavant. Il y a une vraie curiosité, notamment des jeunes femmes qui ont la vingtaine, par rapport à la question de l’intersectionnalité : aujourd’hui, on ne peut plus être féministe sans être antiraciste, contre les LGBTIQA-phobies ou contre le validisme. On considère maintenant qu’il y a des femmes qui sont à la croisée des chemins : qui sont pauvres, qui sont musulmanes, qui sont lesbiennes et qui subissent plusieurs oppressions. On ne peut pas dire, pour elles, qu’on va en sortir une pour en faire une priorité indépendamment du reste. Pour autant, malgré tout, le mouvement #metoo a eu des conséquences assez limitées en France : il n’y a pas de grande figure masculine française qui est tombée parce

qu’elle a été accusée de viol et que le viol a été avéré. Je rappelle quand même que, pour #balancetonproc, Sandra Muller a été condamnée en diffamation alors que les propos de son agresseur sont avérés, mais on refuse de qualifier ces mots de harcèlement. En France, on a aussi la particularité d’avoir une tribune de cent femmes qui ont expliqué qu’on devrait militer pour la liberté d’importuner et que ce n’était pas si grave de se faire embêter dans le métro. C’est quelque chose qui n’est pas arrivé ailleurs à ma connaissance. Il y a donc une vraie ambivalence en France entre un féminisme très proche du pouvoir et qui maintient les intérêts d’une classe dominante masculine, une interprétation de la culture française qui fait d’une forme de séduction agressive, une forme de donjuanisme à valoriser alors que c’est considéré comme une agression de la part de nombreuses femmes. C’est une façon de jouer l’exception culturelle française autour de ces débats. Et tous les débats que l’on a sur le voile sont dans le même registre : j’ai vu plusieurs hommes expliquer qu’ils ne supportaient pas le message implicite qu’envoyaient les femmes voilées. Jean Quatremer, journaliste à Libération, affirmait sur Twitter que « Que signifie le port du voile ? Le refus absolu du mélange et le rejet de l’autre. Cette femme proclame dans l’espace public qu’elle n’aura jamais de relation amoureuse ou sexuelle avec un non musulman. C’est violent. Bref, l’exclusion n’est

pas là où l’on croit. » Mais en quoi c’est violent ? C’est violent parce qu’en creux, on considère que les femmes qui ne portent pas le foulard veulent se marier avec tout le monde et qu’implicitement, les hommes ont le droit de leur parler et de les draguer. Quand une femme porte un foulard, on a l’impression que, contrairement aux autres femmes, elle n’est pas accessible. Et ça pour beaucoup d’hommes, je pense que c’est un vrai problème. regards. Votre féminisme n’est pas un puritanisme ? rokhaya diallo.

Pas du tout. Je suis pour un féminisme très libertaire. Je suis très favorable à ce que les femmes puissent disposer de leur corps. Je trouve par exemple très intéressant ce qui se passe autour du film pornographique avec des femmes réalisatrices qui essaient de mettre le plaisir féminin au centre et en déconstruisant la pornographie telle qu’elle a été élaborée autour du désir masculin. Ce qui se passe aussi autour du consentement ou le compte Instagram Tasjoui qui remettent le plaisir féminin au centre de la sexualité, je trouve ça très intéressant. Et le dire, c’est aussi promouvoir le libre choix : on ne va pas imposer une expression de la sexualité à des femmes qui ne le souhaitent pas mais permettre aux femmes qui ont envie de vivre une sexualité épanouie et libérée d’avoir les outils qui leur permettent de le faire.

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Le capitalisme divise les classes sociales dominées, notamment avec les questions de racisme.

regards.

Vous êtes très active sur les réseaux sociaux où vous êtes autant attaquée qu’adulée. Vous êtes beaucoup à la télévision, vous avez lancé un podcast… C’est ça, vos principales armes aujourd’hui ?

rokhaya diallo.

Je n’avais pas pensé ça de manière stratégique mais je me rends compte que ma présence sur les réseaux sociaux m’a permis de surnager après un certain nombre de mises au ban que j’ai subies. J’ai aussi pu faire exister un discours qui n’avait pas forcément droit de cité ailleurs. Je me suis beaucoup intéressée à des formes de militantisme nées sur les réseaux sociaux, comme le mouvement américain « Black Lives Matter » (les vies noires comptent). Ça m’a permis de rentrer en contact avec

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des militants d’autres pays. C’est un vrai espace de liberté. Les réseaux sociaux ont permis de faire émerger des problématiques qui étaient auparavant invisibles dans les médias traditionnels tout simplement parce que les considérations médiatiques étaient charpentées par les gens qui y travaillent, c’est-à-dire plutôt des personnes favorisées qui n’avaient pas dans leur horizon immédiat de perception de ce qui se passait sur certains terrains. Maintenant, on peut les faire exister – grâce au podcast aussi. « Kiffe ta race » que j’anime avec Grace Ly parle des questions raciales d’une manière très conversationnelle : qu’est-ce que ça veut dire être en couple avec quelqu’un qui n’est pas de la même origine que nous ? Qu’est-ce que ça veut dire politiquement ? Dans l’intimité ? Qu’est-ce que ça veut dire d’être un corps noir dans la séduction ? Pour les hommes noirs et les préjugés que ça présuppose sur la sexualité, la taille de leur sexe… ou les femmes noires et le préjugé selon lequel elles seraient toutes des panthères. Le tout sans que ce soit un sujet spectaculaire, anxiogène ou exotisant. Et ça, je ne peux pas en parler sur LCI – même si j’aime beaucoup ce que j’y fais. Ce sont des sujets trop spécifiques pour être abordés dans des émissions grand public. regards. Ce qui est intéressant dans votre manière d’appréhender vos combats, c’est que vous n’opposez pas politique et inti-

mité. En quoi est-ce important de lier les deux ? rokhaya diallo.

Dès les années 1970, les féministes affirmaient que l’intime était politique. Il faut rappeler que les principaux problèmes des femmes, ce sont les violences qu’elles subissent. Et la plupart du temps, ces violences sont perpétrées par des personnes de leur entourage immédiat, par des hommes qui sont soit leur conjoint, soit leur ex-conjoint. Si on considère que ce sont des relations intimes, on passe à côté du sujet : la relation affective est intime mais le rapport de pouvoir est politique. Aujourd’hui, dans la sphère domestique, trois quarts des tâches ménagères sont encore prises en charge par les femmes dans les couples hétérosexuels : c’est politique. Nous sommes des êtres sociaux et même les choix que je fais en tant que femme, individuellement, sont politiques. Le fait qu’une majorité de femmes hétérosexuelles préfèrent être en couple avec des hommes plus grands ou plus âgés, ce n’est pas un goût personnel, c’est lié à l’idée que l’homme doit être plus puissant : soit mieux installé sur le plan matériel, soit avec plus d’expérience, soit plus protecteur. Ce ne sont pas que des considérations esthétiques. On a l’impression que la beauté est quelque chose de très subjectif mais, en réalité, c’est un rapport de force : ce qui est considéré comme beau, ce sont les traits des gagnants, c’est-à-dire la peau


claire, les cheveux lisses et longs ou la bonne taille. Des critères construits à l’aune des rapports de force coloniaux. regards. Est-ce que tous les combats (antiraciste, féministes, pour les droits des LGBTIQ…) dont vous parlez sont miscibles avec le capitalisme ? rokhaya diallo. Le capitalisme est l’un des vecteurs du sexisme et du racisme. Quand je parlais de l’esclavage et de l’exploitation des êtres humains, c’était du capitalisme. L’expansion de l’esclavagisme est concomitante avec l’expansion du capitalisme. On a conquis des terres, on a voulu les exploiter de la manière la plus rentable possible et le meilleur moyen de le faire, c’était de trouver des gens qui travaillaient gratuitement. S’il n’y avait pas cette quête de l’enrichissement et la prédation qui va avec, il n’y aurait pas d’esclavage à une échelle industrielle – le commerce triangulaire n’a pas d’équivalent : ça a charpenté le monde, construit les relations entre différents pays, dont ça a créé autant des cultures que des camps de concentration (comme dans les Caraïbes où l’on a déplacé des gens que l’on a enfermés et fait travailler jusqu’à la mort). Le capitalisme est aussi un vecteur de sexisme dans la manière dont ça affecte le travail des femmes : si les femmes travaillent moins dans la sphère domestique hétérosexuelle qu’auparavant, ce n’est pas parce que les

hommes travaillent plus mais parce qu’elles ont délégué ce travail à d’autres femmes plus pauvres. Il y a un rapport de classe qui se joue. Et ces femmes plus pauvres sont souvent des femmes immigrées, c’est-à-dire en situation de fragilité économique et juridique. De ce fait, le capitalisme ne peut pas permettre une émancipation de toutes les femmes puisque des femmes privilégiées vont se reposer sur d’autres femmes qui le sont moins et qui sont victimes du capitalisme. Il faut donc démanteler la structure capitaliste telle qu’elle existe aujourd’hui. regards. Quelle place vous faites à la question sociale, à la question des luttes, sociales, de classes, dans vos combats pour l’émancipation des minorités ? rokhaya diallo. La lutte antiraciste est une lutte sociale. Quand on parle de luttes sociales, on parle de luttes socio-économiques. Quand on parle des quartiers périphériques comme avec les gilets jaunes, à l’évidence, c’était une France stigmatisée, exploitée et mise de côté, on ne peut pas ne pas voir le lien avec d’autres populations en situation de domination économique. Ce sont des luttes importantes et qu’il faut prendre de concert. Le capitalisme divise les classes sociales dominées, notamment avec les questions de racisme. On l’a vu aux Etats-Unis : quand les Irlandais y sont arrivés, ils n’étaient pas considérés comme des

Blancs. Les Blancs, c’était ceux qui avaient peuplés les Etats-Unis en premier lieu. Les Irlandais étaient considérés comme des classes populaires exploitées. Pourquoi sont-ils devenus blancs ? Parce que c’était le meilleur moyen de ne pas créer de solidarité entre les Irlandais et les personnes noires exploitées. On divise les classes avec le racisme parce que ça laisse croire à des gens blancs et dominés qu’ils sont en opposition avec des gens qui ne sont pas blancs tout aussi dominés ; au lieu de concentrer leur action et leur rancœur contre des gens qui sont en situation de domination, ils la placent contre les musulmans qui nous envahissent. Il faut donc articuler toutes ces luttes. regards. Dans Regards, vous aviez fait une apologie du film des studios Marvel Black Panther qui portait l’image d’une Afrique « digne et fière ». Mais c’était surtout l’histoire d’un royaume ultra-riche, extractiviste, capitaliste et qui excellait dans tous les domaines qui sont aujourd’hui l’apanage des sociétés blanches, comme les technologies par exemple. Ça n’est pas un problème ? diallo. D’une manière générale, les films de super-héros, même si j’adore ça, posent un problème démocratique parce qu’on y considère qu’une personne, du seul fait de ses capacités physiques, peut faire la loi, sans être élu, ni validé

rokhaya

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J’ai l’impression qu’on se projette toujours dans un avenir qui serait menacé par l’extrême droite alors que ses idées sont déjà répandues sans qu’elle ait eu besoin d’être au pouvoir.

par quiconque. Dans Avengers : Civil War, c’est ce qui se passe : il y a le combat entre Iron Man et Captain America… L’un veut la validation des Nations Unies pour agir pour les droits des humains quand l’autre

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considère que leur seule puissance leur donne le droit d’être plus forts que tout le monde. Ce problème est inhérent à la question du super-héros : est-ce que nos seules capacités physiques nous donnent le droit de sauver les gens sans qu’ils aient décidé de nous nommer ? Ça, je le critique. Et je ne suis pas favorable aux monarchies non plus ! Le Wakanda, c’est une monarchie dont le règne est décidé à l’issue d’un combat : c’est ultra-viriliste parce que ce sont des hommes qui se battent – et c’est le plus fort qui devient le roi. Sur le principe, évidemment, ça me pose problème. regards.

Mais même l’image de l’Afrique que ça donne : le pays de Wakanda qui est caché aux yeux du monde ressemble à une ville occidentale…

rokhaya diallo. Les codes vestimentaires ont quand même été repris de codes du continent africain. Après, il est vrai qu’en termes de technologies, c’est une course mais vers une technologie bienfaitrice – il ne s’agit pas uniquement de gagner de l’argent et de capitaliser. Cette technologie assure le bienêtre des Wakandais. Mais ce que je trouve intéressant, c’est que ce n’est pas un pays qui méprise les paysans : on voit que parmi les différentes tribus du Wakanda, il y en a qui sont aussi puissants que les autres. Pour autant, je reste très critique vis-à-vis de Marvel et de Disney ! Mais dans ce contexte-là, je continue de trou-

ver intéressant le côté symbolique : pour un enfant, ça reste important de voir une personne qui lui ressemble être un héros. Et il n’y a pas que l’enfant noir qui peut s’identifier à Black Panther ou à Okoyé – tous les enfants peuvent le faire. Par ailleurs, je voudrais souligner que les films de super-héros sont très philosophiques : les X-men, finalement, c’est l’histoire de Malcolm X contre Martin Luther King. D’un côté, le professeur Xavier qui considère que, pour les mutants, la solution, c’est l’intégration en donnant des gages aux dominants en leur montrant à quel point ils sont gentils. Et d’un autre côté, Magneto qui considère que les dominants n’aiment pas les mutants et qu’il faut faire entre soi. Ces films sont donc des outils de réflexion plus que des principes absolus. regards. Est-ce que vous croyez dans la politique ? Est-ce que vous croyez dans le politique ? Par quoi passe le changement radical de notre société ? rokhaya diallo.

Je crois encore à la politique politicienne, même si, à titre personnel, je ne prendrai pas d’engagement partisan. Pour autant, on doit faire avec les outils dont on dispose. Mais la politique ne se passe pas uniquement dans les instances partisanes ou électives : beaucoup de choses bougent en dehors. On a vu la force mobilisatrice des réseaux sociaux : les Printemps arabes en 2011, le mou-


a été formé par le Premier ministre d’Emmanuel Macron. regards.

Et l’éclatement de la gauche : ça vous inquiète ?

vement #metoo, ceux contre les violences policières. Ce sont des mouvements qui peuvent créer des figures politiques nationales et qui poussent les politiques à se positionner. Je crois à la pression. Je crois encore aux élections même si ça devient très compliqué. Après, j’ai beaucoup de questionnements quant à la Vème République : je crois que c’est une République construite sur mesure par un général pour un général, mais pas très adaptée à notre époque. regards. Est-ce que la perspective de l’échéance présidentielle de 2022 vous fait peur ? rokhaya diallo. Je n’ai pas besoin d’attendre 2022 pour avoir peur. J’ai l’impression qu’on se projette toujours dans un avenir qui serait menacé par l’extrême droite alors

que ses idées sont déjà répandues sans qu’elle ait eu besoin d’être au pouvoir. Les débats que l’on a aujourd’hui sont systématiquement alimentés par des prises de position de l’extrême droite. Tous les partis courent derrière son électorat que l’on prend soin de ne pas vexer – électorat que l’on s’imagine avoir des croyances racistes. Du coup, je pense qu’il est plus urgent de faire en sorte qu’il n’y ait pas un mouvement général de l’échiquier politique vers l’extrême droite que d’attendre qu’elle arrive au pouvoir. Quand on voit ce qui s’est passé avec toutes les politiques sécuritaires, c’est grave mais, en réalité, ça a été institué par un gouvernement centriste de droite. Si demain l’extrême droite est au pouvoir et a la possibilité d’avoir des outils de répression violente, ce sera à cause d’un gouvernement qui est celui qui

rokhaya diallo. Je me sens toujours de gauche même si aujourd’hui, on se demande ce que ça veut dire. D’une certaine manière, c’est la mise à nue de problème qui datent : déjà, la gauche de Mitterrand était problématique, notamment dans la manière dont elle a démantelé le Parti communiste, dont, dans les années 1980, elle a pris le tournant de la rigueur, en parallèle de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, avec Pierre Mauroy. Dans sa façon de gouverner la France, la gauche a été très tôt imprégnée par l’idéologie néolibérale. Pour moi, la mise à mort du patrimoine de gauche a commencé dans les années 1980 pour aboutir à son décès en 2017, après plein de renoncements. regards. Vous attendez encore quelque chose de la gauche ? rokhaya diallo.

Je n’attends rien des personnes qui incarnent la gauche partisane officielle. Après, si on considère la gauche comme une idéologie, il y a plein de personnes qui le sont en dehors des partis. Et là j’y crois : à la gauche de terrain, incarnée par des personnes qui y croient vraiment. ■ entretien réalisé par pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien

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DÉBAT

PRÉJUGÉ NUMÉRO 1 IL EXISTE UN RACISME ANTI-BLANC Le racisme est une idéologie qui a été dessinée au fil de l’histoire. C’est une construction socio-historique qui a donné lieu à des pratiques institutionnelles qui vont de l’esclavage, à des génocides en passant par la colonisation. Ces idéologies ont été forgées contre des minorités. A ce jour, il n’y a pas de théorie anti-Blancs qui ont donné lieu à des pratiques gouvernementales, à des génocides ou à des colonisations. Parler de racisme anti-Blancs, c’est déplacé parce que s’il peut exister une haine qui peut aboutir à des violences physiques contre des Blancs – et je ne suis pas d’accord avec ça –, il n’y a pas de système derrière. Ce ne sont que des interactions individuelles mais pas des pratiques collectives.

PRÉJUGÉ NUMÉRO 2 LES NOIRS COURENT PLUS VITE QUE LES BLANCS D’abord, je ne cours pas très vite. Du coup, peutêtre que je ne suis pas noire (rires). Ce qui est intéressant, c’est que les projections de réussite des Noirs ne sont pas très nombreuses en France. Les Noirs réussissent souvent dans le domaine du sport et de la musique. Quand on est noir, on se projette plus comme footballeur ou comme rappeur que comme intellectuel ou maire de Paris. Et il y a des prophéties auto-réalisatrices : intuitivement, on va vers ce qui nous semble accessible. Alors non, les Noirs ne courent pas plus vite mais on a plus de chances de gagner la Coupe du Monde en France quand on est noir que d’être Président de la République.

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PRÉJUGÉ NUMÉRO 3 LES FEMMES QUI PORTENT LE FOULARD SONT DES FEMMES SOUMISES Le préjugé, c’est de parler des femmes à leur place. Personnellement, je ne porte pas le foulard donc je ne peux pas parler à leur place. L’exclusion de ces femmes est liée à la place qu’on leur donne. Toute femme peut faire des choix pour elle-même. Toutes les femmes qui portent le foulard, selon une étude de l’Institut Montaigne, le font de manière volontaire. Je mets au défi quiconque de dire que Malala Yousafzai ou Tawakkol Karman, toutes deux Prix Nobel de la Paix, sont des femmes soumises.

PRÉJUGÉ NUMÉRO 4 LES NOIRS ET LES ARABES DE CONFESSION MUSULMANE VONT NOUS GRAND-REMPLACER Je ne pense pas que les Noirs et les Arabes de confession musulmane soient en mesure de remplacer qui que ce soit en France. Les musulmans seraient 7% de la population française. Je ne pense pas qu’il y ait une personne musulmane dans le gouvernement actuel. Les musulmans ne sont pas très nombreux dans les instances de pouvoir. Il s’agit donc bien d’un préjugé, d’une angoisse identitaire. Et non, ça ne va pas arriver, il n’y a pas de projet colonial de la part des Noirs et des Arabes musulmans – comme non-musulmans d’ailleurs !

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PRÉJUGÉ NUMÉRO 5 L’ISLAM N’EST PAS COMPATIBLE AVEC LA RÉPUBLIQUE

La République, pendant la colonisation, avait constitué la catégorie de “Français musulman”, notamment pour désigner les Français algériens. La République et l’islam, c’est un peu quand on veut : parfois, on considère qu’elle peut reconnaître les Français de confession musulmane, pendant la guerre, il y avait des gamelles qui répondaient aux critères hallal des soldats musulmans… et aujourd’hui, on nous dit que ce n’est pas compatible. Je rappelle que la première mosquée a été construite en 1905 à la Réunion et la Grande Mosquée de Paris existe depuis 1926 – et jusqu’ici, la République se porte bien.

Déconstruisons les préjugés…

ENTRETIEN À RETROUVER SUR YOUTUBE ET EN PODCAST

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