E-mensuel de juillet-août 2018

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JUILLET-AOUT 2018

LES MULTIPLES IMPASSES DE LA PRÉSIDENCE MACRON


Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Comptabilité comptabilite@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Clémentine Autain Photo de couverture CC

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SOMMAIRE

LES MULTIPLES IMPASSES DE LA PRÉSIDENCE MACRON BENALLA : L’AFFAIRE QUI A FINI DE DÉVOILER EMMANUEL MACRON # « Et en même temps », c’est fini ! # Affaire Benalla : le scandale d’Etat qui fait chanceler la Macronie # Affaire Benalla : Emmanuel Macron, Président-monarque ou chef de meute ? LE GOUVERNEMENT ET LES INÉGALITÉS : J’PEUX PAS, J’AI FOOTBALL # Plan pauvreté : le «j’peux pas, j’ai football» du Président Macron # Macron saison 2 : rutabagas pour les manants # Et au milieu coule la Seine-Saint-Denis QUELLE PLACE A ENCORE L’ÉCOLOGIE AUJOURD’HUI ? # Barbara Romagnan (Génération.s) : « Ça n’a aucun sens politique qu’on soit séparé d’EELV » # EELV : crise ou pas crise ? # Démission de Hulot : Macron perd sa pastille verte # Les cinq raisons qui ont poussé Nicolas Hulot à la démission

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BENALLA : L’AFFAIRE QUI A FINI DE DÉVOILER EMMANUEL MACRON


« Et en même temps », c’est fini ! Des sondages en berne, une “économie” qui peine à redémarrer, un discours devant le congrès à Versailles sans annonce aucune : rien ne va plus au royaume d’Emmanuel Macron qui a mis fin au « et en même temps ». En ce moment, les astrologues nous disent que la lune est opposition avec Jupiter. C’est peut-être de là que vient le problème. Depuis maintenant plus d’un an qu’Emmanuel Macron a été élu président de la République, sa majorité à l’Assemblée nationale, comme les Français d’ailleurs, commencent à se lasser du style présidentiel et des réformes qui s’enchaînent s’en même le temps de crier gare. Les sondages sur l’exécutif déclinent de manière significative – pour s’approcher des pires scores de son prédécesseur (détenteur de records d’impopularité) – et l’on voit même certains de ses partisans commencer à faire la grimace. Il est peut-être temps de shooter la lune. Hier, Emmanuel Macron s’est ainsi adressé aux parlementaires réunis en congrès à Versailles. Quatre-vingt onze minutes

de discours. C’est plus que François Hollande et Nicolas Sarkozy réunis en 2015 et 2009 (respectivement trentesept et quarante-quatre minutes). Mais pour dire quoi ? Plus qu’une adresse à sa majorité, aux députés et aux sénateurs de l’opposition, c’est la plèbe que le président a tenté de convaincre en proposant, une nouvelle fois, sa vision : le macronisme. Oui mais voilà, depuis la première allocution du genre, qui s’est tenue quelques semaines après son élection, il s’est passé un an. Et l’atmosphère n’est pas exactement la même... PRÊCHER TOUT ET SON CONTRAIRE - MAIS SURTOUT SON CONTRAIRE Au-delà du fond des réformes successives qui s’enchaînent sur un rythme endiablé, c’est surtout sur la qualité du

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discours que le bât de Macron blesse le plus. Derrière l’hypermédiatisation et l’hyperprésidentialisme, il ne reste souvent plus que des bribes de pensées, souvent paradoxales, parfois absconses, qui n’arrivent plus à émouvoir ni à convaincre personne. Ainsi a-t-il proposé lundi à son public de parlementaires policés, un exercice, classique pour lui, d’affirmations et de contre-affirmations, noyé dans un charabia de concepts mous et d’annonces calendaires. Ne voilà-t-il pas que « tout président de la République connait le doute » tout en étant « résolu », qu’« [il] sai[t] qu[‘il] ne peu[t] pas tout » mais que « pour la France et pour sa mission, le président de la République a le devoir de viser haut et [qu’il] n’[a] pas l’intention de manquer à ce devoir ». Tout et son contraire donc. Dans le même discours. OKLM comme dirait l’autre. Il faut ajouter à cela, bien sûr, les contrevérités habituelles, que l’on justifie par une volonté irrépressible de changement – peu importe vers où ou pour quoi, tant qu’il y a du changement, tout est bon dans le cochon. Ainsi, quand Macron affirme qu’il est « impossible de

prétendre distribuer, quand on ne produit pas assez », personne n’est là pour lui répondre que c’est faux et que si, on peut redistribuer même en produisant peu. Parce que, contrairement à ce qu’il laisse entendre lorsqu’il affirme que « si l’on veut partager le gâteau, la première condition est qu’il y ait un gâteau », le « gâteau » français existe bel et bien ! Voire, il n’a jamais été aussi gros si l’on s’en réfère à la richesse des patrons du CAC40 ! La France n’a jamais créé autant de richesses donc le « gâteau » est bien plus gros qu’autrefois – notamment quand il s’est agi de créer la Sécurité sociale au lendemain de la guerre alors que l’économie était à la peine. De même, lorsqu’il propose sa définition pour le moins lâche de la notion d’entreprise qui inclut les « travailleurs », les « dirigeants » mais aussi les « actionnaires », aucun contradicteur ne vient lui rétorquer que c’est hautement problématique de considérer dans un même tout, les producteurs de la richesse et ceux qui en captent les fruits… D’autant qu’il ajoute qu’il veut mener « une politique pour les entreprises » et non pas pour les riches ! Enfin, que dire de sa volonté, qui a l’air

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sincère lorsqu’il l’énonce, de réformer la France « avec tous les acteurs » mais dont on comprend très bien, dans les phrases qui suivent, que cela va se faire selon ses propres modalités… Honnêtement, c’est à n’y rien comprendre. MACRON A COURT DE VOIX Mais ce qui agace le plus, c’est lorsque le discours est utilisé comme adoucissant pour faire passer une mesure particulièrement brutale ou injuste. Et c’est sûrement cela que les Français perçoivent de la façon la plus aiguë : il ne peut continuer à mener la politique migratoire qu’il a initiée depuis un an et affirmer qu’il souhaite « rester fidèle à la Constitution » et « protéger de manière inconditionnelle les demandeurs d’asile. » Tout comme il ne peut se faire le fer de lance d’un « Etat-providence du XXIè siècle » alors même que dans son discours, on comprend très bien qu’il s’agit précisément de le détricoter car il serait aujourd’hui devenu « inadapté » et agirait comme « une barrière. » Le problème d’Emmanuel Macron aujourd’hui, c’est que son discours ne porte plus. Il n’étonne plus, il lasse, voire

il date. Le «nouveau monde» a repris les us et coutumes de l’ancien. Jusque dans le discours : « il faut libérer l’économie de ses contraintes ». On a parfaitement compris qu’il parlait excellemment bien (mépris de classe excepté), qu’il avait une connaissance du système institutionnel parfaite et que lorsqu’il s’attaque à un sujet, on a toujours envie de lui mettre 20 sur 20. Sauf que faire de la politique, diriger un pays, ce n’est pas cela – ou plutôt pas uniquement cela. Surtout dans un cadre démocratique qui nécessite que les débats puissent être productifs et que les corps intermédiaires soient en capacité de coconstruire notre société. Pour ça, il faut de l’écoute et de l’empathie – précisément ce que des Français de plus en plus nombreux semblent reprocher à Macron... Avancer masqué, prêcher le faux pour faire ce que l’on veut, dire à tout le monde de regarder à gauche alors que l’on va à droite : Emmanuel Macron décrédibilise la parole présidentielle et En Marche, celle du politique. Dans leur refus d’assumer qu’ils mènent une politique résolument de droite – voire par-

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fois à la droite de la droite (après tout, la loi Asile et immigration n’a-t-elle pas inspirée le programme italien de la coalition d’extrême-droite en matière d’immigration ?), à sempiternellement répéter que si, la suppression de l’impôt sur la fortune, c’est une mesure qui profite à tous, ils ont fini par tellement brouiller les cartes qu’ils se brouillent eux-mêmes. Et qu’à l’enthousiasme pour la chose nouvelle semble avoir succédé la méfiance… Même Ruth Elkrief commence à se poser des questions et espère que Macron saura lui « redonner espoir », c’est dire. LES OPPOSITIONS À L’OFFENSIVE Et ça, ce n’est pas bon pour un président de la République qui a fait de sa relation à l’opinion publique un gage de sa réussite. Après la séduction et la lune de miel, les Français seraient-ils en train de se rendre compte qu’ils ont été bernés ? La succession de happenings par les groupes politiques qui a eu lieu hier, en marge du congrès, illustre sans doute cette rupture. Chacun à leur manière, ils ont fait part de leur hostilité avec la méthode Macron. Ainsi, les Insoumis

ont-ils déserté Versailles pour envahir les réseaux sociaux pour une manifestation en ligne qui a cartonné. Certains membres de la famille des Républicains ne se sont pas non plus rendus à la convocation du président. De même que les députés communistes se sont réfugiés dans la salle du Jeu de Paume pour prêter serment et exiger un référendum sur la Constitution. Aussi, plus risible sans doute – tant ils semblent ne plus savoir où ils habitent – les parlementaires socialistes (de la Nouvelle Gauche) ont organisé un petit rassemblement pour dire que quand même, Emmanuel Macron pousse le bouchon un peu loin. La députée Valérie Rabault, sans blague, a même fait référence au 9 juin 1789, date à laquelle l’Assemblée nationale s’est transformée en Constituante. De là à dire qu’ils sont pour la VIème République… Hier, Emmanuel Macron a donc mis fin au « et en même temps »... Le cap est maintenant clair. A droite toute. Mais comme le dit Alain Minc lui-même : « L’inégalité est trop forte, on risque l’insurrection ». Donc rien n’est joué. Et finalement, tout commence peut-être aujourd’hui.  Pablo Pillaud-Vivien

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BENALLA : L’AFFAIRE QUI A FINI DE DÉVOILER EMMANUEL MACRON

Affaire Benalla : le scandale d’Etat qui fait chanceler la Macronie Trois jours après les révélations du journal Le Monde, l’Élysée apparaît, au regard de ce qu’il est désormais convenu d’appeler «l’affaire Benalla», comme le véritable «territoire perdu de la République» française. Il est arrivé, ces dernières heures où les révélations du Monde ou de BFM se multipliaient, que l’on plaisante, ici ou là, en évoquant un nouveau SAC (le service d’action civique, sorte de milice privée du pouvoir gaulliste de 1960 à 1981, dont Charles Pasqua fut l’une des figures). Mais la réalité dépasse désormais et la fiction, et la farce. L’on a en effet appris depuis, du fait même de l’Élysée – qui entendait sans doute devancer ces révélations – qu’un gendarme réserviste, un dénommé Vincent Crase, avait également participé aux mêmes faits de violence place de la Contrescarpe. Des faits qu’on ne peut désigner autrement que comme un tabassage en

règle par ces mêmes collaborateurs de l’Élysée. Et il aurait fallu 48 heures de protestations de l’opposition, de la presse et de l’opinion, pour que l’Élysée se décide enfin à écarter définitivement Alexandre Benalla qui, dans un premier temps, avait seulement été suspendu de ses fonctions pendant 15 jours. TABASSAGE D’ÉTAT La gravité des faits tient moins, toutefois, à la sanction (certes sous-proportionnée, quand elle est le plus souvent, dans d’autre cas, sur-proportionnée), qu’à la question de savoir pourquoi l’Elysée n’a pas, dans la foulée du 1er mai, transmis au parquet ces images et ces

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informations. Et ce, en vertu de l’article 40 du Code de procédure pénale qui veut que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Pourquoi aura-t-il donc fallu, pour cela, attendre deux mois et demi et un article du Monde ? Et dans quel contexte, plus général, se sont déroulées les manifestations du 1er mai ? Quel a été le rôle de Vincent Crase et d’Alexandre Benalla dans le dispositif policier, la répression et parfois la provocation des manifestants ? Outre ce qu’il faut bien appeler un tabassage d’État, dont chacun a maintenant pu observer, sur les réseaux sociaux, la brutalité sans frein, écœurante, il y a eu subornation de trois officiers de police. Ceux-ci – un contrôleur général à la Préfecture de police de Paris ; un commissaire ; un commandant chargé des relations avec l’Élysée – ont en effet été suspendus la nuit dernière, pour avoir extrait des copies d’une vidéo des violences perpétrées par Alexandre Benalla place de la Contrescarpe, et les lui avoir transmises. COLLOMB DÉMISSION Mais l’on ne peut pas se demander, dès lors, quelle pouvait être la nature de

l’autorité dont jouissait Alexandre Benalla – pourtant simple chargé de mission la sécurité à l’Élysée – pour pouvoir se soumettre à de très hauts gradés de la hiérarchie policière parisienne. On réclame actuellement, dans certains rangs de l’opposition, la démission de Gérard Collomb. C’est pourtant bien l’Élysée et, a minima, son directeur de cabinet, qui sont au cœur de l’affaire. On n’imagine pas en effet qu’Alexandre Benalla ait pu agir, et court-circuiter ainsi toute la chaîne de commandement indépendamment du Ministère de l’intérieur sans, en même temps, se réclamer directement de l’Élysée lui-même. Aussi : qu’est-ce donc qui pouvait lui conférer cette autorité ? Nous retrouvons ici la même question que celle posée sur le terrain des violences policières : auprès des simples fonctionnaires de police sur le terrain, comme des hauts gradés de la police parisienne, de quelle aura élyséenne jouissait donc Alexandre Benalla ? Plus grave encore : le motif invoqué par l’Élysée pour évincer Alexandre Benalla. L’Élysée invoque en effet des « faits nouveaux », à savoir la copie et la détention des vidéos de surveillance de la Préfecture de police de Paris (avérée par Alexandre Benalla le 18 juillet). Très bien, mais alors quelles vidéos ont été visionnées à l’Élysée début mai ? Celles diffusées sur les réseaux sociaux ? N’étaientelles pas déjà assez éloquentes pour justifier une éviction immédiate ? Ou

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bien sont-ce celles de la Préfecture de police de Paris ? Mais alors comment l’Elysée peut-il présenter ces vidéos, et la détention de ces vidéos, comme un « fait nouveau » ? Ou bien l’Élysée a fait preuve d’une ahurissante légèreté dans l’appréciation des violences perpétrées par l’un de ses collaborateurs, ou bien l’Élysée ment et louvoie. Et en premier lieu, Emmanuel Macron, dont on a appris hier soir qu’il avait bien vu la vidéo en personne, sans que l’Élysée consente, pourtant, à en dévoiler la date exacte. POLICE PARALLÈLE DE LA MACRONIE En régime macronien, ce n’est donc plus seulement la police qui fait la loi, mais une police parallèle. Preuve, s’il en fallait encore, qu’en régime néo-libéral, la violence politique et sociale des gouvernants est homogène à la violence physique de la police ; que la gouvernementalité néolibérale s’accommode mal des oppositions et du pluralisme qu’elle n’hésite pas, au besoin, à brutaliser symboliquement autant que physiquement. A l’heure qu’il est, sur le plan parlementaire, la création d’une commission d’enquête indépendante peine d’ailleurs encore à trouver sa voie, infirmant les défenses des derniers macronistes historiques qui – comme Jean-Pierre Mignard dans un entretien abracadabrantesque – désiraient voir dans cette affaire un ultime exercice de transparence démocratique.

Mais nous en savons désormais également plus, avec la liste des privilèges qui ont été dévolus à Alexandre Benalla (une «vraie voiture de police», un logement Quai Branly, 10 000 euros de traitement), mais aussi ses rivalités avec les service de police ou de sécurité du Président de la République, sur le «nouveau monde» macronien. On nous annonçait un nouveau monde. Mais de fait, ce nouveau monde n’est jamais que l’ultime restauration du très ancien régime monarchique. Et comme toute «société de cour» ainsi que le faisait observer le sociologue Norbert Elias, la petite société qui entoure Macron n’est pas seulement animée de sentiments de privilège ; elle est aussi faite de petites rivalités, de médiocrités dont la moindre n’est pas celle du monarque, qui joue, s’amuse, arbitre et se divertit de ces clowneries délétères. Quand la farce ne tourne pas au drame. Et en effet, ces rivalités n’expriment plus que des tensions, des rapports de force symboliques internes à une coterie, sans rapport réel avec les tensions et les besoins de la société française, dont elle apparaît de plus en plus éloignée et coupée. Quand elle n’entre pas en opposition (frontale, si l’on peut dire, dans le cas d’Alexandre Benalla) avec les demandes démocratiques de cette dernière. En ce sens, Emmanuel Macron apparaît aujourd’hui pour ce qu’il est : le médiocre monarque d’un régime déjà finissant.  GILDAS LE DEM

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Affaire Benalla : Emmanuel Macron, Président-monarque ou chef de meute ? Edouard Philippe est occupé sur le Tour de France, Christophe Castaner semble avoir perdu son badge d’accès à l’hémicycle, Richard Ferrand ne parle que de réforme constitutionnelle. Il fallait bien qu’Emmanuel Macron, en chef qu’il prétend être, reprenne la main. Vous l’ignoriez peut-être, mais mardi 24 juillet au soir, les députés La République en marche (LREM) organisaient une petite party histoire de fêter leur première année à l’Assemblée. En pleine affaire Benalla, l’information n’est pas un canular. C’est à la Maison de l’Amérique Latine, non loin du Palais Bourbon, dans le très chic 7ème arrondissement de Paris, qu’Emmanuel Macron a choisi de s’adresser directement «aux Français», bien que ces derniers soient en vacances, repus de la victoire des Bleus et n’en aient rien à faire de l’affaire (selon les explications des marcheurs euxmêmes). Voici donc le chef de l’État, entouré de

ses principaux ministres, venant faire des aveux devant des parlementaires bien peu soucieux de la séparation des pouvoirs. Pire que des godillots, ils n’ont plus d’autres rôles que celui de rire aux blagues du chef. Emmanuel Macron lance alors : « Le seul responsable, c’est moi. Qu’ils viennent me chercher. » « Ils », sans préciser de qui il pourrait s’agir. Pratique, chaque commentateur y mettra ce qu’il veut : les journalistes, les enquêteurs, les juges, les Français. Aucun ne viendra le chercher de toute façon.

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Quelque soit le véritable message envoyé, la provocation est évidente. Emmanuel Macron aimerait être de Gaulle, Napoléon, il est à peine Sarkozy, presque Tony Montana. Et n’espérez pas voir Emmanuel Macron venir s’expliquer ailleurs que devant sa cour. Les commissions d’enquête parlementaire, comme le suggèrent de nombreux députés de l’opposition ? Contraire à « l’esprit de nos institutions », ose l’entourage du Président, à l’esprit seulement car aucun texte ne l’empêche. POPULISME PRIMAIRE Au-delà de copier pâlement Nicolas Sarkozy et son « descends un peu », Emmanuel Macron va s’en prendre aux médias, en ces termes et avant d’envoyer ses groupies sur les plateaux de télé : « Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité. Un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire. »

François Fillon n’aurait pas osé, Donald Trump peut-être. Rappelons que sans l’article du journal Le Monde, l’exécutif, l’Elysée, n’aurait pas licencié Alexandre Benalla, trois mois après les faits de violences qui lui sont reprochés. Revenons justement à l’affaire Benalla. Emmanuel Macron assume tout. Le « responsable », c’est lui et lui seul. Qu’importe s’il contredit son directeur de cabinet Patrick Strzoda. Sauf que le « responsable » n’a pas franchement l’air de vouloir prendre ses responsabilités. Emmanuel Macron ajoute alors : « Le chef, c’est moi ». Ce qui nous fait penser au jeune roi Joffrey Baratheon, dans la série Game of Thrones, auquel son grand-père Tywin Lannister fit cette leçon : « Tout homme qui doit dire «je suis le roi» n’est pas un vrai roi ». « LA RÉPUBLIQUE DES FUSIBLES » C’est l’expression consacrée, l’élément de langage du jour. Emmanuel Macron ne fera pas sauter de fusible. « Ce n’est

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pas ma conception de faire tomber des têtes », explique-t-il. Clin d’œil au général De Villiers ? C’était d’ailleurs à l’occasion de son éviction qu’Emmanuel Macron avait déjà prononcé son célèbre « je suis votre chef ». Chef de clan donc,de meute, bien plus que chef d’Etat. Oubliez donc les fusibles. Laissons le compteur brûler. Gérard «Je-ne-saisrien» Collomb, le pré-retraité Patrick Strzoda, le préfet de Paris Michel Delpuech. Même Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, qui en savait plus sur l’affaire Benalla que le ministre de l’Intérieur lui-même, ne sera pas inquiété. Au contraire, il aurait été chargé de réorganiser la sécurité du Palais, alors qu’il est le principal protagoniste d’un autre scandale qui secoue la Macronie sans toucher Emmanuel Macron. D’un coup et après une semaine de communication foireuse, Emmanuel Macron devient agressif, transgressif (il adore ça), faisant le pari que les Français vont l’aimer pour ça. C’est fou comme un simple fait-divers peut faire paniquer un Président-monarque. Et de penser à ces vers, mis en musique par Alain Souchon : « J’ai dix ans (…), laissez-moi rêver que j’ai dix ans (…), si tu m’crois pas hé, tar’ ta gueule à la récré. ».  LOÎC LE CLERC

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LE GOUVERNEMENT ET LES INÉGALITÉS : J’PEUX PAS, J’AI FOOTBALL


Plan pauvreté : le «j’peux pas, j’ai football» du Président Macron La semaine prochaine, l’exécutif doit présenter son plan pauvreté. Sauf que mardi, les Bleus pourraient bien jouer une demi-finale de coupe du monde. Emmanuel Macron a choisi sa priorité. Chef de l’Etat, Emmanuel Macron ne souhaitait pas d’une « présidence bavarde », disait-il en visant son prédécesseur. Et pourtant, il est omniprésent médiatiquement. S’il ne donne pas une interview, il communique via les réseaux sociaux. Quitte à lancer lui-même des polémiques, comme cette vidéo où il qualifie les dépenses sociales de « pognon de dingue ». Mais le Président assume. Il fait l’actualité, il la devance. Du Sarkozy dans le style. Sauf qu’à trop vouloir communiquer pour communiquer, on peut finir par passer à côté du fond. C’est ce qu’il se passe actuellement avec le plan pauvreté. Celui-ci devait être présenté la semaine prochaine, sauf qu’il y a un problème : le

quart de finale de coupe du monde de l’équipe de France face à l’Uruguay. LA COM’ AVANT TOUT Qu’est-ce qu’un match de foot vient faire ici, vous demandez-vous. Nous aussi… Voici quel était l’agenda de ce plan pauvreté. Lundi 9 juillet : exposé des grandes lignes du plan par le Président lors du Congrès. Mardi 10 : déplacement du Président en région parisienne pour évoquer le sujet. Mercredi 11 : présentation par le Premier ministre des mesures concrètes. Mais voilà, si demain, vendredi 6 juillet, les Bleus battent les Uruguayens, Emmanuel Macron a une promesse à tenir : se rendre en Russie pour assister à la demi-finale le 10 juillet. Deux plans com’

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se chevauchent, il faut choisir, ce sera le foot. On s’occupera des pauvres à la rentrée Le pire, c’est que le gouvernement assume parfaitement que la question de la lutte contre la pauvreté soit indexé sur le résultat d’un match de football. Ainsi, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a expliqué à LCI le 4 juillet : « Cela dépend peut-être aussi des matches de l’équipe de France parce qu’il y a une question de disponibilité [du président de la République, NDLR]. Normalement ce plan devrait être présenté autour du 10 juillet mais nous verrons si l’équipe de France est en demi-finale ou pas. » Que vient faire ici la ministre de la Santé ? Aucune idée. Mais alors, si la France se qualifie pour la demi-finale, quand est-ce que sera présenté ce fameux plan pauvreté ? En septembre. Un report de

deux mois pour 90 minutes de sport. Du côté de l’Elysée, on tente de justifier une telle décision : « L’annonce se fera mieux qu’entre deux matchs de l’équipe de France, en un temps où les Français seront plus réceptifs. Il faut parler à un moment où l’opinion comprendra les enjeux du problème et l’action que compte déployer le président de la République. » Les Français sont des veaux, comme disait l’autre. De ce plan pauvreté, on attend le «versement social unique», c’est-à-dire le versement de toutes les prestations sociales le même jour. Sachant que tout ça coûte un pognon de dingue, il faut craindre des coupes budgétaires. Et puis qui sait ? Si les bleus remportaient le mondial, une coupe dans le pognon de dingue des aides sociales passeraitelle plus facilement.  LOÏC LE CLERC

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LE GOUVERNEMENT ET LES INÉGALITÉS : J’PEUX PAS, J’AI FOOTBALL

Macron saison 2 : rutabagas pour les manants Le gouvernement entame sa deuxième rentrée et les réformes, notamment économiques, ne devraient pas voir leur rythme s’essouffler... au détriment, comme d’habitude, des plus pauvres. C’est peu dire que la première année du quinquennat d’Emmanuel Macron aura été un conte de fées pour nantis en tout genre. Quasi suppression de l’impôt sur la fortune, flat tax qui limite l’imposition des revenus du capital à 30%, telle une fête à Versailles sous Louis XIV, ce fut un véritable feu d’artifice et tant pis pour les vilains qui peuplent le royaume. Hausse de la CSG notamment pour les retraités, hausse des taxes sur l’essence quand beaucoup ne peuvent faire autrement qu’utiliser leur voiture pour se déplacer, attaque sur le code du travail, la populace fut sommée de mettre la main au portefeuille et d’attendre des jours meilleurs. RETOURNEMENT DE CONJONCTURE De lendemains radieux, il n’y aura point. La timide reprise économique amorcée à

la fin du quinquennat Hollande est déjà achevée, victime des incertitudes internationales, européennes et de l’épuisement d’une logique marchande fondée sur une croissance infinie. Partout en Europe, les instituts de prospectives révisent leurs prévisions de croissance à la baisse. Gageons que le cumul redoutable de la baisse de la croissance, de la fin des emplois aidés et des facilités accrues de licencier avec la réforme du code du travail devraient avoir rapidement des conséquences néfastes sur la courbe du chômage. Pire, poussée par la remontée des prix de l’énergie, l’inflation repointe le bout de son nez. Avec la situation inextricable au Proche et Moyen-Orient doublée par la politique belliqueuse de Donald Trump visà-vis de l’Iran, cette situation devrait plutôt s’aggraver à court et moyen termes.

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Le gouvernement français a donc dû se résoudre, lui aussi, à abaisser ses prévisions au moment où il faut préparer le budget 2019. Comme il n’envisage nullement de revenir sur sa politique initiale favorisant les plus riches, l’heure est donc aux coupes sombres et au rabot social. LES RETRAITÉS PRIÉS DE PASSER À LA CAISSE Les retraités avaient adoré la hausse de la CSG qui les a prioritairement touchés et il devrait se délecter de la nouvelle trouvaille du gouvernement : découpler les pensions retraites de l’inflation. « L’aide personnalisée au logement, les allocations familiales, les pensions de retraite (...) progresseront de façon plus modérée, de 0,3 % par an en 2019 et en 2020  » a ainsi affirmé le premier ministre Edouard Philippe dans une interview au Journal du Dimanche. Avec une inflation évaluée à 1,6%, c’est donc une perte sèche de 1,3% pour les retraités qui s’annonce. Il ne s’agit là, bien sûr, que d’une moyenne. Pour les plus modestes dont la part des revenus dépensés pour se chauffer est plus élevée, c’est une amputation par les deux bouts qui se produira : baisse des revenus d’une part, hausse du gaz ou du fioul d’autre part. Notons au passage cette curieuse déclaration du chef du gouvernement : « Les prestations qui bénéficient à nos concitoyens les plus fragiles, comme le RSA, seront augmentées conformément à la loi ». Le gouvernement va donc respecter la loi. Encore heureux pourrait-on dire.

HARO SUR LA FONCTION PUBLIQUE ! Pour les fonctionnaires, la politique gouvernementale s’apparente à la double peine. Victime du gel du point d’indice, l’indicateur qui permet de calculer leur rémunération, ils n’ont eu que 1,2% d’augmentation depuis le 1er juillet 2010, soit il y un peu plus de huit ans. Nul doute qu’avec le retour de l’inflation, cela va tousser un peu. En 25 ans, de janvier 1994 à août 2018, le point d’indice aura donc augmenté de 20,6% quand l’inflation progressait, elle, de 41%. C’est donc une forme de smicardisation généralisée de la fonction publique qui est à l’oeuvre. Au gel des salaires s’ajoute, en plus, les réductions de postes : 4.500 dans la fonction publique d’État en 2019, plus de 10.000 en 2020. En réalité, comme environ 3.300 postes seront créés aux ministères de l’intérieur et de la justice, c’est donc près de 8.000 postes qui devraient disparaître dans les autres ministères. Où ? Nul ne le sait encore. Victime de son dogmatisme libéral et contre toutes les réalités économiques et sociales, Emmanuel Macron a largement gavé la frange la plus aisée de la population française. Confronté à une détérioration de la situation économique, son gouvernement s’apprête désormais à frapper durement des millions de Français. Le mécontentement qui ne manquera pas de grandir dans la société doit maintenant trouver une issue progressiste et émancipatrice.  GUILLAUME LIÉGARD

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LE GOUVERNEMENT ET LES INÉGALITÉS : J’PEUX PAS, J’AI FOOTBALL

Et au milieu coule la Seine-Saint-Denis Politiques de la ville, responsabilités de l’État et des collectivités, communisme municipal, Grand Paris… nos invités ouvrent le débat et les portes de leur département devenu l’emblème des banlieues françaises : le «9-3». Dimanche 19 août dernier à Aubervilliers, un bâtiment prend feu : sept blessés graves, dont cinq enfants. La maire PCF Meriem Derkaoui demande plus de moyens à l’État pour lutter contre les marchands de sommeil. Entretien avec Meriem Derkaoui et Simon Ronai, géographe et consultant en aménagement du territoire au sein du bureau d’études Orgeco, qu’il dirige. Article extrait du numéro d’été de Regards. Regards. Comment vous représentez-vous la Seine-Saint-Denis ? Meriem Derkaoui. C’est d’abord un département qui a une histoire, une identité. D’autant plus pour quelqu’un comme moi qui vient d’ailleurs. J’ai été accueilli à SaintDenis. Je venais d’Alger. J’étais inquiète et en même temps heureuse. En revanche, j’ai tout de suite été frappée par la pau-

vreté. Aujourd’hui, il me semble que c’est pire. Il y a une forme de dégradation qui est encore plus visible. Simon Ronai. Pour moi, la Seine-SaintDenis, c’est un résumé de toutes les contradictions de notre société. La richesse et la pauvreté. Le développement et le déclin. L’immigration et l’ouverture. Et puis il y a ce contraste incroyable entre Paris et les banlieues. Il y a quelque chose de mystérieux : comment est-il possible d’avoir simultanément un tel développement économique et autant de misère ? C’est un phénomène complexe parfaitement symbolique de la métropolisation sans régulation. Meriem Derkaoui. C’est très juste et c’est d’autant plus frustrant, notamment pour les jeunes. Ils voient s’installer dans nos communes de gigantesques sièges sociaux. Les bureaux poussent de partout et les grues s’imposent dans le paysage urbain. Nous sommes devenus attractifs

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et c’est tant mieux. Chanel s’installe avec 420 salariés. Veolia pareil : ils sont plus de 2000. Le problème, c’est que ces entreprises ne proposent aucun débouché aux habitants. Le sentiment d’injustice est grand. On a l’impression de faire de la place, on pousse les murs dans nos quartiers pour accueillir ce que Paris ne peut plus accueillir. Le développement qui se fait dans nos villes, je pense aux transports notamment, n’est pas tant pour les habitants que pour les Parisiens qui vont venir travailler. Je ne demande qu’une chose à ces entreprises que nous accueillons bien volontiers : il faut proposer des formations et des emplois pour nos habitants. Parce que nos villes regorgent de talents. Regards. Ce que vous dites, tout le monde le dénonçait en 2005, lors des émeutes dans les banlieues. Rien n’a changé ? Meriem Derkaoui. Rien n’a changé. Un jeune sur deux cherche du travail dans les quartiers populaires. La colère couve. Les jeunes sont tellement nombreux à chercher du boulot qu’ils baissent les bras. Ils ont même théorisé l’idée selon laquelle ils seraient en concurrence entre eux. Ils le déplorent et abandonnent. Ces jeunes portent un patronyme, ils viennent du «93», ils sont discriminés partout. Simon Ronai. Quand on a commencé la politique de la ville, il y avait l’illusion qu’en créant de nouveaux espaces, en créant des immeubles, cela permettrait de faire

venir d’autres populations et d’interrompre le phénomène d’entre-soi social qui était entamé. Le constat est fait aujourd’hui que cette partie du projet est un échec. Depuis longtemps, beaucoup de ces territoires étaient des territoires industriels accueillant une population d’ouvriers, pauvres. Leur identité populaire ne date pas d’aujourd’hui, mais ce qui rend la situation intolérable, c’est que les inégalités se sont accrues et la spécialisation communautaire s’est renforcée. « On vit dans l’une des régions les plus riches du monde et la SeineSaint-Denis est progressivement devenue une immense poche de pauvreté. » Regards. Comment se manifestent ces inégalités ? Simon Ronai. Le rapport parlementaire consacré à l’évaluation de l’action de l’État en Seine-Saint-Denis documente le cumul de toutes les inégalités : sociales, fiscales, scolaires, transports, qualité des espaces publics, santé, sécurité, etc. Si l’État est responsable, la gouvernance politique de la métropole et des communes est elle aussi interpellée. On vit dans l’une des régions les plus riches du monde et la Seine-Saint-Denis est progressivement devenue une immense poche de pauvreté. Ce département est parmi les plus riches de France, mais c’est aussi l’avant-dernier département sur quatre-vingt-quinze

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en termes de ressources moyennes des habitants. Un tel écart montre que les responsables politiques ont toléré cette situation, où plutôt qu’ils l’ont fabriquée faute de régulation, de solidarité et de vision partagée. Meriem Derkaoui. L’État est responsable de cette situation. C’est lui qui a une vue d’ensemble. Il est plus difficile d’ouvrir un bureau de poste à Aubervilliers qu’à Versailles. L’État est quand même le garant de l’égalité des territoires et de l’accès aux services publics. D’autant que d’un point de vue démographique, la Seine-SaintDenis étant une terre d’accueil, l’État aurait dû mener une vraie réflexion, afin de mieux anticiper la problématique du logement. Simon Ronai. Vous avez raison sur la question des services publics, mais l’État a fait un gros boulot sur les infrastructures. Il faut aussi rappeler que cette situation est le résultat de l’histoire politique et sociale de ce département. On peut questionner la politique urbaine qui a été menée dans ces villes depuis longtemps, et notamment la question du logement social et la culture du bastion. La politique des très bas loyers qui fait que les offices n’ont pas pu entretenir et développer leur patrimoine, le long refus de l’accession à la propriété, le déni des questions sécuritaires…. De tout cela, l’État n’est pas seul responsable. Il y a eu un tropisme communiste, une volonté de fermeture du département qui a voulu tout faire tout seul et à sa façon. Les diverses tentatives de novation ont été cassées

pour des histoires de luttes intestines entre communistes et entre territoires. Regards. Vous dites aussi qu’il y a eu de grandes périodes d’ignorances réciproques entre Paris et la banlieue, qui ont largement contribué à renforcer les inégalités… Simon Ronai. La création de la SeineSaint-Denis en 1965 correspondait à une volonté un peu folle d’utopie politique : construire un modèle communiste exemplaire, en se coupant de Paris, qui n’avait pas de maire jusqu’en 1977. Quand Jacques Chirac a été élu à Paris, la Seine-Saint-Denis et la banlieue ne l’intéressaient pas et, à l’époque, la banlieue n’était pas non plus intéressée par Paris. Une partie de la paupérisation du département est donc liée à une histoire longue, histoire industrielle surtout, mais aussi aux choix des politiques d’aménagement qui ont été faits localement. Au début, ils étaient sans doute généreux, mais à partir des années 80, la résistance aux transformations n’était plus possible. Regards. Quel regard vous portez sur le rôle des communistes dans ce département ? Meriem Derkaoui. Les communistes ont longtemps considéré qu’ils étaient les seuls défenseurs des habitants. Aujourd’hui, il faut avoir un regard lucide sur ce qui a été fait. C’était la vieille politique du Parti communiste, celle de l’avant-

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garde. On a péché de ne pas mobiliser davantage les habitants. Il fallait les associer à la décision. À l’époque, un excellent paysagiste, s’il n’était pas membre du PCF, n’avait pas droit au chapitre. L’entre-soi et le sectarisme ont fait beaucoup de mal. Simon Ronai. Le «communisme municipal» correspond à une époque d’hégémonie culturelle des communistes, souvent majoritaires dans leurs mairies et dans les réseaux associatifs. Aujourd’hui, il s’agit de coalitions de gauche fragilisées au sein desquelles tout se négocie. Je ne crois pas que l’on peut parler d’échec, parce que tout ce qui a été fait n’était pas mauvais et a porté de nombreux acquis progressistes. Depuis, la société, l’économie, les villes ont changé. Ce qui est profondément atteint, c’est l’idée de l’autonomie communale et de la commune comme plateforme unique de gestion des contradictions. Le développement métropolitain génère croissance et exclusion, et cette contradiction, les communes seules ne savent pas et ne peuvent pas la gérer. Le concept de communisme municipal, qui a eu son heure de gloire en voulant faire «contre-société», est maintenant totalement dépassé. Meriem Derkaoui. C’est vrai que le contexte a changé. Et s’il devait y avoir aujourd’hui encore un communisme municipal, c’est dans notre détermination à faire exister du commun, à favoriser les

services publics. Nous devons assurer aux habitants le droit de vivre dans de bonnes conditions : avec des équipements sportifs, des maisons de santé, des établissements scolaires de qualité. Dans la perspective d’une société égalitaire, que les enfants soient riches ou pas, l’objectif est que chacun puisse bénéficier d’espaces publics collectifs. Simon Ronai. Ce modèle-là marchait quand il y avait des entreprises, de l’emploi, des ressources fiscales. Les maires communistes prenaient l’argent des patrons et le redistribuaient localement pour le bien des gens. Aujourd’hui, l’économie ne fonctionne plus comme cela et il n’y a plus de correspondance entre les salariés qui travaillent dans les entreprises de la commune et les gens qui y habitent. Il a fallu beaucoup de temps pour que les maires admettent cette transformation et prennent en compte l’ampleur des mobilités et des interdépendances. On a dit beaucoup de mal de l’État, mais il faut aussi interroger l’attitude des élus locaux de Seine-Saint-Denis. Ainsi, le Val-de-Marne a su, dès le début des années 90, élaborer un schéma de mobilités pour le développement des transports et inventer Orbival. Ce vrai travail de fond politique et technique explique que les travaux du Grand Paris Express démarrent dans le Val-deMarne. À l’inverse, la Seine-Saint-Denis n’avait aucun projet quand Christian Blanc

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a présenté celui de grand métro. Les élus n’étaient d’accord sur rien, n’avaient rien préparé et n’avaient pas de projet fédérateur. On parle du «9-3» comme si c’était une entité unique. En réalité, il y recèle de multiples divisions au son sein. Le combat politique entre le PS et le PCF, les guerres intestines des courants et sous-courants du PCF, les rivalités territoriales entre Bobigny, Plaine Commune, Roissy, Montreuil… Les acteurs politiques sont d’accord ensemble contre le reste de la Métropole, mais s’agissant du département, ils peinent à construire un projet global. « Nous sommes dans une même République, nous sommes un même peuple, et pourtant les Français ne vivent pas de la même manière d’un territoire à l’autre. » Regards. Il a raison, Emmanuel Macron, il faut changer la «philosophie» de la politique de la ville ? Simon Ronai. Il faudrait déjà comprendre ce qu’est la philosophie de Macron. Tout le monde partage le constat : l’échec relatif de ce qu’a été la politique de la ville, au sens où elle a privilégié les aménagements urbains et laissé de côté la question sociale. Si la question sociale était réellement priorisée par Emmanuel Macron, son propos ne me choquerait pas. Ce qui est choquant, c’est qu’on

a l’impression de perdre sur les deux tableaux : on diminue les crédits du logement social et on ne sait pas ce que seront les moyens supplémentaires sur les autres aspects (à l’exception notable du dédoublement des classes). Patrick Braouezec dit qu’il faut faire le pari du temps long, et que « Plaine Commune est un territoire où les gens se reconstituent ». Cette réalité vaut pour toute la Seine-Saint-Denis, qui est la porte d’entrée des étrangers en France. On y arrive de partout, on trouve un premier logement, un premier boulot. Et dans ce flux permanent, les gens qui s’en sortent s’en vont vivre ailleurs. C’est décevant pour ces communes, mais c’est précisément ce qui justifie que l’on consacre davantage de moyens et d’aides sociales à ces territoires. Meriem Derkaoui. C’est vrai. Il y a un effet de sas d’accueil. Le préfet le reconnait lui-même, d’ailleurs. Nous accueillons des gens qui, pour un quart d’entre eux, ne vont pas rester. L’un des enjeux est de maintenir ces nouveaux arrivants, de favoriser la mixité sociale qui est une richesse pour nos villes. Mais pour revenir sur le discours d’Emmanuel Macron, je confesse que je n’en attendais pas grand-chose. À mon sens, il n’a pas dénoncé quelque chose d’essentiel qui figurait pourtant dans le plan Borloo : l’idée de l’apartheid et de la relégation sociale. En tant que président de la République, il

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aurait dû dire qu’il avait conscience que des populations sont en souffrance, reléguées. Nous sommes dans une même République, nous sommes un même peuple, et pourtant les Français ne vivent pas de la même manière d’un territoire à l’autre. Le dire est important. Même sur les mesures positives comme le dédoublement des classes en milieu scolaire, nous attendions des annonces importantes, notamment en matière de généralisation du dispositif dans nos écoles et surtout de financement. Nous n’en savons toujours rien. Regards. C’est toujours en matière d’éducation que le bât blesse ? Meriem Derkaoui. Oui, et je note que Parcoursup est une mesure qui va toucher frontalement les lycéens de la SeineSaint-Denis. La loi est néfaste pour eux. Plusieurs dizaines de milliers de lycéens vont se retrouver sur le carreau à la rentrée scolaire de septembre… Simon Ronai. La question scolaire risque d’être particulièrement discriminante pour les jeunes et aussi dans la perspective d’accueil de populations nouvelles où d’accès à l’emploi. De même dans les critères de Parcoursup, il y a le contrôle continu, le nom du lycée et sans doute les universités peuvent-elles

avoir tendance à discriminer sur la base de l’origine géographique. Regards. Quel est l’enjeu pour la Seine-Saint-Denis dans les années à venir ? Comment vous imaginez ce département dans quelques dizaines d’années ? Simon Ronai. La place du département dans l’espace métropolitain est en débat. On ne sait pas comment il va se conclure, mais on peut anticiper que toutes les villes seront encore plus intégrées dans la métropole qu’elles ne le sont aujourd’hui. Aubervilliers, par exemple, est devenu un territoire très attrayant pour les entreprises et les logements du fait de la proximité de Paris, de sa future desserte, du prix du foncier. Ces opportunités vont-elles transformer positivement la ville sans risque d’exclusion ? On est allé tellement loin dans la discrimination, dans l’image et la stigmatisation de ces villes qu’il est difficile de projeter les mutations. Je crois que la métropole pourrait changer la vie des gens puisqu’elle existe en fait. Mais il n’y a pas d’instance politique de régulation et de gouvernement de cette métropole. Le débat dure depuis vingt ans sans parvenir à se donner une structure de gouvernement démocratique visant à ordonner, aménager, réguler et résorber les inégalités.

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Cela implique une redistribution des pouvoirs et surtout une redistribution des ressources, est-ce que ce sera possible d’ici cinquante ans ? Je n’en sais rien, mais si rien ne change, je pense que des émeutes et des petits 2005, il y en aura beaucoup. On ne peut pas imaginer que les jeunes de Seine-Saint-Denis acceptent durablement d’être dans une situation aussi inégalitaire, ce dont ils sont de plus en plus conscients. Les inégalités s’accroissant, si aucune mesure de régulation n’est mise en place, ça ne peut finir que par des violences. Meriem Derkaoui. Je pense que tout ce qui a tendance à éloigner les citoyens des centres de décision – ce qui est le cas aujourd’hui de la métropole – n’est pas une bonne chose. Les Albertivillariens rêvent d’une commune qui a de l’avenir, où ils sont respectés et où l’on y vit correctement. Aujourd’hui, les gens se sentent abandonnés. Les citoyens ont besoin de proximité. Et ça n’est pas la métropole qui va résoudre les problèmes. La commune doit rester le centre, la base de vie où les gens peuvent se rencontrer, se croiser, débattre. C’est le lieu de la démocratie. Sur le département, si celui de la Seine-SaintDenis devait disparaître, je m’interroge : qui va reprendre ses compétences ? Ça n’est pas la métropole. On nous dit, à

chaque fois, qu’on supprime des échelons pour faire des économies et maîtriser les dépenses publiques. Comme le dit le maire de Montreuil, il faut garder des élus « à portée d’engueulades ». Parce que nous sommes des interlocuteurs privilégiés. Quel que soit l’échelon, c’est à nous que l’on demande des comptes. Mais je veux dire une chose qui me semble particulièrement grave pour la démocratie : les élus locaux sont confrontés à des pressions des milieux économiques et des promoteurs. Et l’un des enjeux pour nous est aussi d’être en capacité de s’affranchir de ces pressions si l’on veut garder la maîtrise publique de nos villes et de leur développement. Ça n’est, hélas, pas à la portée de tous. J’ajoute enfin que nous rencontrons un autre problème : nous soutenons toujours notre « voisine-capitale » quand elle est en bagarre sur les voies sur berge, la piétonisation, parce que nous sommes solidaires sur ces questions d’écologie et de lutte contre la pollution. Mais cette solidarité marche à sens unique. Paris ne nous respecte pas et cela doit cesser.  PIERRE JACQUEMAIN

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Barbara Romagnan (Génération.s) :

« Ça n’a aucun sens politique qu’on soit séparé d’EELV » Dans le JDD du 19 août, Yannick Jadot a tranché : il n’y aura pas d’alliance entre EELV et Génération.s pour les européennes. Une décision qui divise jusque dans son camp. Entretien avec l’ex-députée PS et membre de Génération.s Barbara Romagnan. Ces jours-ci, les parlementaires débattent, si l’on peut dire, du projet de loi ELAN (Evolution du logement et aménagement numérique). Une nouvelle réforme où la majorité LREM entend bien imposer sa vision du monde si particulière, malgré les appels à la raison de l’opposition. Vendredi 1er juin, l’Assemblée nationale a voté le passage de 100 à 10% de logements accessibles aux personnes handicapées dans les constructions neuves. Les 90% restants seront « évolutifs », peut-on lire dans le projet de loi ELAN. Trois jours plus tard, lundi 4 juin, le ministre de la Cohésion des territoires,

Jacques Mézard, osait affirmer sur franceinfo : « Il y a une confusion sur le mot «accessibilité». On devrait utiliser le mot «adaptable». […] Tous les logements qui seront construits en application de cette loi seront accessibles à des personnes en situation de handicap qui viendraient dans l’appartement, au salon, aux toilettes. » LREM N’A (AU) QU’UNE PAROLE Faut-il rappeler qu’en juin 2017, le handicap avait été élevé au rang de «priorité du quinquennat» ? Au-delà de la novlangue

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macroniste – qui est si subtile qu’il suffit presque toujours de comprendre l’inverse de ce qui est dit pour être dans le vrai – ce projet de loi illustre à nouveau ce que le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, appelle les « droits de l’homme pauvre » : les droits fondamentaux ne sont pas pour tout le monde. Comme pour le projet de loi Alimentation et agriculture, le bon sens est mort au profit d’un lobbying qui ne dit pas son nom. Car le raisonnement est élémentaire : moins de contraintes de normes handicapés = plus de constructions. Mais comme le rappelle Marianne : « Le quota de logements accessibles, par définition, ne s’applique qu’aux habitations neuves, qui représentent... 1% du parc immobilier français ». LES HLM, C’EST POUR LES LOSERS Mais la future loi ELAN ne se contente pas de s’en prendre aux handicapés. Désormais, les organismes de HLM vont pouvoir vendre tous leurs logements, même ceux de Neuilly-sur-Seine où il n’y a déjà pas beaucoup de logements sociaux. Et ne penser pas que ce sont les locataires HLM qui vont en devenir propriétaires (c’est l’argument de la majorité), car, comme l’écrit Libération : « Un amendement porté notamment par la corapporteure du texte, Christelle Dubos, députée LREM de Gironde, va permettre à des fonds d’investissement

ou des fonds de pension d’acheter en «nue propriété» des immeubles HLM entiers ». Le gouvernement espère ainsi vendre 40.000 logements sociaux par an. De plus, l’exécutif entend regrouper les quelque 800 organismes HLM, histoire, là encore, de faire des économies. Les conditions d’attribution des logements sociaux pourraient aussi être révisées. Pour le député LFI Eric Coquerel, avec cette loi ELAN, la majorité va « change[r] la nature des bailleurs sociaux : vous les obligez à avoir comme optique la question de la rentabilité. Plus que jamais, vous êtes le gouvernement des très riches. » UN DERNIER COUP SUR LES ÉTUDIANTS POUR LA ROUTE Ils appellent ça le « bail mobilité ». Concrètement, il s’agit d’un nouveau contrat de location d’une durée de un à dix mois à destination des étudiants et des jeunes en contrat d’apprentissage, en formation professionnelle ou en stage. Problème : à la fin de ces dix mois, le bail n’est pas reconductible, donc ciao amigo ! Mais comme de toute façon, ces mêmes jeunes sont toujours dans l’attente de voir le couperet de Parcoursup leur tomber sur la nuque, le logement, ça n’est pas encore une question à l’ordre du jour.  LOÎC LE CLERC

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EELV : crise ou pas crise ? Pour lancer sa campagne des européennes, la tête de liste EELV Yannick Jadot a fermé la porte à une alliance avec Génération.s. Rien de tel pour diviser les écologistes d’entrée de jeu. Quand on met deux écolos autour d’une table, il en sort trois tendances. Ce genre de poncifs colle à la peau des écologistes depuis un bon bout de temps. Au point que dès que l’un d’entre eux émet une nuance par rapport à un autre de ses camarades, on parle de crise. Vrai ou pas vrai ? Ainsi, le 19 août dernier, Yannick Jadot lance au JDD : « Notre priorité est de rassembler les écologistes autour d’une ligne claire, pas de faire de la vieille politique avec ses accords d’appareils et ses confusions. […] Il existait une possibilité de faire gagner nos idées [à la présidentielle de 2017, NDLR]. Finalement, l’échec a été assez retentissant. Il n’est pas interdit d’apprendre de ses erreurs. » D’aucuns auront compris que la straté-

gie d’EELV lors de la présidentielle – se retirer pour appuyer Benoît Hamon – fut une «erreur», erreur à ne pas répéter aux européennes en s’alliant avec Génération.s. Et dès le lendemain de la parution de cette interview, porte-parole d’EELV Julien Bayou expliquait à franceinfo : « Je pense qu’on devrait faire avec toutes celles et ceux qui se réclament écologistes », ajoutant : « J’espère qu’on pourra éventuellement en rediscuter [de la décision de Yannick Jadot, NDLR] […] je pense qu’on sera plus forts si on travaille ensemble. » UNE NUANCE ÉCOLOGISTE On pourrait croire que Yannick Jadot et Julien Bayou viennent d’émettre deux

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idées différentes concernant la stratégie d’EELV. Pourtant, du côté du parti écologiste, on refuse d’y voir-là un désaccord, un clivage, encore moins de parler de «crise». Que neni !, à écouter David Cormand, secrétaire national d’EELV : « Yannick Jadot et Julien Bayou disent à peu près la même chose : il faut une offre politique claire autour de l’écologie et celles et ceux qui se reconnaissent làdedans ont vocation à pouvoir travailler ensemble. Si vous cherchez une nuance, Julien Bayou dit «oui, si…» et Yannick Jadot dit «non, sauf…». » D’ailleurs, David Cormand nous explique ne pas voir dans l’interview de Yannick Jadot une fin de non-recevoir à l’adresse de Génération.s : « Ce que Yannick exprime, ce sont deux choses largement partagées par les militants écologistes : sur la présidentielle, il ne s’agit pas de dire qu’on aurait dû faire autrement, il s’agit de dire que le pari n’a pas fonctionné. La deuxième chose, c’est qu’on est dans un moment de glissement où une partie de la gauche traditionnelle veut reconstruire la gauche. Notre démarche est différente, cette guerre n’est pas la nôtre, nous, notre bataille, c’est de construire une nouvelle offre politique : l’écologie politique. La question tactique est secondaire. » Est-ce à dire qu’EELV ne fera pas d’al-

liances ? Oui. Du moins, pas a priori. Du moins, pas pour le moment. D’après Sandra Regol, « la question n’est pas là ». La porte-parole d’EELV poursuit : « Vous savez, les alliances avec Génération.s, avec les communistes ou avec les socialistes, les électeurs s’en fichent complètement. Leur souci, c’est la santé de leurs enfants, l’emploi, etc. » Ainsi, la stratégie avancée est celle de la (re)conquête de l’imaginaire écologiste. Incarnez l’écologie, en somme, là où les autres partis de gauche tendront vers le social, le «dégagisme». Mais un doute subsiste, tel que le dépeint Sergio Coronado, candidat LFI aux européennes et membre d’EELV : « Ils étaient tous favorables à faire une liste avec Génération.s. Mais ils veulent tous se faire élire. Jadot défend l’idée d’une liste autonome parce qu’il la conduit. C’est une façon de faire monter les enchères. Il ne dirait pas non à une liste commune avec Génération.s tant qu’il reste tête de liste. » Et il n’est pas le seul à s’agacer. Il y a aussi Esther Benbassa, qui martèle : « Yannick Jadot n’est pas notre secrétaire national, ce n’est pas au candidat désigné par le collectif de parler au nom du

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parti ». La sénatrice EELV regrette cette position de « fermeture » de la part de la tête de liste qui « hypothèque l’avenir avec des déclarations abruptes ». Elle lance : « Il faut expliquer ce «non» catégorique. Malgré les errements de Benoît Hamon, nous n’avons pas de grandes différences avec Génération.s. »

Pour sa part, Esther Benbassa craint un « brouillage » du message d’EELV qui conduirait à l’isolement. « La question est simple, résume-t-elle, réunir nos forces, partager la dynamique, est-ce que cela renforce notre projet politique ? Est-ce que cela fera gagner l’écologie politique ? »

LA PERTE DU MONOPOLE DE L’ÉCOLOGIE Comment comprendre l’attitude de Yannick Jadot ? Selon Erwan Lecœur, sociologue spécialiste de l’écologie politique, « tout le problème d’EELV, c’est de reprendre l’option écologiste à l’heure où tout le monde parle d’écologie ». En effet, de La France insoumise à Génération.s en passant par le PCF, la gauche toute entière s’est saisie, depuis un moment déjà, de la question écologique. Mais il en faut plus pour inquiéter David Cormand. « Macron aussi s’est saisi d’écologie, nous glisse-t-il. Il s’est même saisi de Nicolas Hulot. » Pour le leader d’EELV, parler d’écologie ne suffit pas à détenir une offre politique cohérente. Et Sergio Coronado de rétorquer :

VERS UNE GAUCHE À CINQ LISTES Pour ces élections européennes, chaque chapelle hisse son drapeau. On se retrouve ainsi, pour l’instant, avec le PS, EELV, Génération.s, le PCF et LFI. On peut s’interroger sur le risque d’un éparpillement des voix de la gauche, mais Sergio Coronado nous arrête de suite. Il ne « comprend pas pourquoi on pose cette question comme si c’était la première fois qu’il y avait des listes de gauche ». De toute façon, personne n’a l’air chaud pour former des alliances. Sandra Regol admet bien qu’EELV « a des proximités avec Génération.s, avec LFI et le PCF », mais la porte-parole écolo se questionne : « Est-ce qu’on est mûrs pour travailler ensemble et proposer un projet de société là, tout de suite, en mai 2019 ? » David Cormand déplore quant à lui la « pression unitaire ». Il appelle à « réflé-

« A EELV, ils n’ont pas vraiment de stratégie, ils pensent qu’il suffit de crier «écologie !» pour faire un résultat. »

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chir à ce que pourrait être une coalition qui met en minorité Emmanuel Macron », ajoutant au passage : « Ceux qui auraient dû faire ce travail de leadership, c’est LFI. Ils ont refusé de le faire suite à la présidentielle. » JADOT FAIT TAPIS Erwan Lecœur parle de « syndrome d’EELV » selon lequel le parti a été profondément marqué par les européennes de 2009 – les écolos obtenaient alors 16% des voix – et garde en mémoire le rêve de rassembler à nouveau tous les écologistes. Selon le sociologue, Yannick Jadot a « raison de le faire au moment des européennes, parce que c’est une élection très favorable aux écologistes, élection à un tour, donc il n’y a pas de rassemblement qui vaille ». Il reste neuf mois pour que chacun étudie le terrain et jauge les opportunités. A en croire David Cormand, « c’est à Génération.s de savoir ce qu’ils veulent faire. Si leur proposition, c’est de bricoler un accord d’appareils, on ne le fera pas. On perdrait en cohérence, eux comme nous. En revanche, s’il s’agit de construire cette nouvelle gauche du XXIème siècle, écologiste, tout le monde

est le bienvenu. » « Tout le monde est le bienvenu. » Comme la sensation que tout le monde dit ça à tout le monde. Ces européennes ressemblent, pour l’heure, à une fin de mercato. Les clubs se font mutuellement du pied pour démarcher les meilleurs joueurs. Tous les coups sont permis. Mais bon, EELV ne joue pas au foot. Pour les élections européennes du printemps 2019, les sondages envisagent les résultats suivant : LREM/MoDem à 23%, RN(ex-FN) à 19%, LR à 15%. Pour la gauche, on aurait LFI à 11%, EELV à 6%, le PS à 6%, Génération.s à 3% et le PCF à 2,5%. Si on additionne le tout, la gauche (hors-PS) atteint les 22,5%.  LOÎC LE CLERC

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Démission de Hulot :

Macron perd sa pastille verte

En quittant le gouvernement, le ministre de la Transition écologique Nicolas Hulot provoque un électrochoc en Macronie, où il était la (seule) caution écologiste. Un coup de tonnerre. Nicolas Hulot aura surpris tout le monde, jusqu’à lui-même peut-être, en prenant et en annonçant en direct sur France Inter sa décision de démissionner du gouvernement. Pour ne pas « devenir cynique », pour ne pas « abaisser le niveau d’exigence ». Parce qu’il n’y croit plus. Dans un entretien peu banal, avec une émotion palpable, le leader de la cause environnementale a égrainé les raisons de l’échec, le sien, celui du gouvernement, celui de la société toute entière. En posant publiquement le diagnostic, en énonçant pour les auditeurs la réalité de l’impasse dans laquelle il se trouve,

Hulot semble avoir été emporté vers la conclusion inéluctable : quitter ce gouvernement. La coupe a débordé avec la présence d’un lobbyiste non invité à la réunion de la veille sur la chasse mais elle était déjà bien pleine. Comme il ne restait plus qu’à avaler des boas, Hulot a mis le haut-là. L’électrochoc est de taille, notamment pour Emmanuel Macron qui perd sa pastille verte. Poliment mais de facto, avec un réquisitoire implacable, Nicolas Hulot a renvoyé le Président comme le gouvernement dans le vieux monde, celui qui ne sait pas embrasser le temps long et qui se moule dans les exigences

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dogmatiques des traités européens, celui qui pense croissance à tout prix et impose des cures de régime toujours plus sévères pour les comptes publics. Dans cet univers, l’écologie ne se paie que de mots, de bonnes intentions communicationnelles qui sombrent dans les méandres de la règle d’or et de la rapacité du capital. GROSSE PERTE POUR MACRON À sa façon, Nicolas Hulot a sanctionné le gouvernement pour son incapacité à sortir d’un imaginaire pré-réchauffement climatique et des mécanismes de la décision publique dictés par l’urgence et sous contrainte des lobbys. Glyphosate, pesticides, nucléaire… Les reculs se suivent et se ressemblent. Hulot a pointé du doigt l’austérité et le libéralisme économique comme des freins majeurs pour mener une politique écologiste. « On se fixe des objectifs mais on n’en n’a pas les moyens parce qu’avec les contraintes budgétaires, on sait très bien à l’avance que les objectifs qu’on se fixe on ne pourra pas les réaliser », a-til simplement expliqué, dévoilant même

que des plans sont présentés comme nouveaux alors qu’ils ne sont que réorganisation de budgets existants – par exemple, la rénovation énergétique du logement. Les traités de libre-échange, comme le Ceta, contredisent également la marche écologique, a-t-il également affirmé. En effet. Ce lien entre cause environnementale et normes néolibérales, Nicolas Hulot l’avait pourtant démontré dans son film Le syndrome du Titanic en 2009. On pourra s’étonner qu’il n’en ait pas tiré davantage de conséquences en acceptant d’entrer dans un gouvernement qui n’a jamais caché sa foi dans la loi du marché. Hulot a tenu à mener cette expérience et la conclusion sonne comme un désaveu pour une orientation politique clairement incompatible avec le combat vital contre les émissions de gaz à effet de serre, la destruction de la biodiversité, la folie consumériste. Hulot espérait sans doute constituer un rempart écologiste en Macronie mais il s’est trouvé esseulé face à un mur. Comme s’il avait découvert à ses dépens que le gouvernement épousait la normalité d’un modèle plus soucieux des intérêts du capital que de la planète. «

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Le modèle dominant » est en cause et il n’est pas remis en cause, a-t-il amèrement regretté. À raison. IMPOSSIBLE POLITIQUE ÉCOLOGISTE La vision sans profondeur temporelle de ce gouvernement comme des précédents, comme de l’Union européenne, est clairement dénoncée par Nicolas Hulot. L’ancien présentateur d’Ushaïa et fondateur de la FNH a, dans cette interview, écorché la façon dont la politique se fabrique. Le défi écologique ne semble pas pouvoir entrer dans les clous de notre régime, les piles de dossiers traités toujours dans l’urgence répondent au temps court, à d’autres exigences. Les cercles du pouvoir politique sont trop interconnectés avec des groupes aux intérêts financiers contraires aux nécessités environnementales. Nicolas Hulot a également formulé cet aveu qui interroge la présence des personnalités de la société civile dans le monde politique institutionnel : « Peutêtre n’ai-je pas les codes ». Peut-être faut-il surtout changer les codes. Mais nous n’y sommes pas. Et la situation « tragique » dans laquelle nous nous trouvons sur le plan environnemental avance à pas pressés. Nicolas Hulot a eu le mérite de la poser sur la grande table pu-

blique, sans détour, avec tout le poids de sa popularité dans notre pays et de sa sincérité ce matin. Les raisons de l’échec sont structurelles nous dit Hulot. Alors il faut modifier du sol au plafond notre système démocratique, social, économique. En un mot, faire grandir et gagner la force politique qui porte ces ruptures.  CLEMENTINE AUTAIN

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QUELLE PLACE A ENCORE L’ÉCOLOGIE AUJOURD’HUI ?

Les cinq raisons qui ont poussé Nicolas Hulot à la démission Nicolas Hulot, ministre d’Etat, numéro deux du gouvernement, n’est plus ministre de la Transition écologique. Il aura tenu un peu plus d’un an dans ce gouvernement. Avant d’avoir la révélation : Emmanuel Macron n’est pas écolo. Enfin, il est parti. Depuis le jour de sa nomination, nombre d’observateurs de la vie politique espéraient ce jour. Et c’est aujourd’hui, 28 août 2018, en direct de la matinale de France Inter, répondant aux questions de Léa Salalmé et Nicolas Demorand qu’il a pris sa décision. Emmanuel Macron aurait-il pu espérer pire rentrée ? Sa côte de popularité est au plus bas, le gouvernement vient tout juste d’annoncer un virage «social» qui va affaiblir plus encore les catégories populaires, les Français le plus vulnérables – les retraités, notamment –, l’affaire Benalla n’en finit plus et vient même d’être saupoudré de l’affaire Nyssen.

Quand soudain… « Je prends la décision de quitter le gouvernement. » BOUM ! Nicolas Hulot annonce ça ce mardi matin sur France Inter. Et il ajoute : « Sur un enjeu aussi important, je me surprends tous les jours à m’accommoder des petits pas […] C’est une décision que j’ai prise tout seul, personne n’était au courant, y compris ma propre épouse […] Si j’avais prévenu Edouard Philippe et Em-

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manuel Macron de ma démission, ils m’en auraient peut-être dissuadé […] On me dit d’être patient, mais ça fait 30 ans qu’on est patients. » Adieu donc le ministre le plus populaire du gouvernement. Et voici pourquoi Nicolas Hulot s’en va. 1- L’absence de convergence avec le Président et le Premier ministre sur les questions écologiques : « Emmanuel Macron et Edouard Philippe ne partagent pas la même grille de lecture », a-t-il lancé au micro de France Inter n’épargnant pas non plus le ministre de l’Agriculture, avec qui il ne cache pas son inimitié et ses profonds désaccords politiques. Pourtant, presque à chaque fois qu’il y avait un conflit entre le ministre de la Transition écologique et celui de l’Agriculture Stéphane Travert, ce dernier était plébiscité par l’exécutif. 2- Les reculades du gouvernement. Sur l’écologie, on ne les compte plus. Glyphosate, pesticides, nucléaire, accords de libre-échange (CETA, etc.), la loi alimentation, etc. Il suffit d’ailleurs de lire chaque point de la loi Agriculture et alimentation pour le déplorer. 3-La prise de conscience de l’été : les incendies en Californie, les lacs qui disparaissent en Afrique, la canicule en Europe, les tempêtes et cyclones en Asie. Les causes du dérèglement climatique sont nombreuses et le gouvernement n’a pas pris la mesure de la gravité de la situation. « Je préfère les petits pas au surplace, les petits matins sympathiques

au grand soir », a lancé le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, réagissant à la démission de Nicolas Hulot. C’est sans doute là une différence stratégique et politique majeure : Nicolas Hulot espérait sans doute des mesures plus radicales. 4- Lundi, Emmanuel Macron a réuni les chasseurs à l’Elysée. Nicolas Hulot était présent. De quoi voir (une fois de plus !) que la politique française est dominée par les lobbys. Là encore, la loi Agriculture fut un exemple en la matière. Le ministre écolo serait sorti « très énervé » de cette réunion. Il démissionne le lendemain. Coïncidence ? 5- Le direct de France Inter. A écouter Nicolas Hulot ce mardi matin, on dirait presque qu’il prend sa décision en direct, sur le coup de l’émotion, des questions des intervieweurs. Nicolas Hulot prouve qu’en politique : parler c’est agir. Hypothèse confirmée par l’un des journalistes politiques de la matinale, Thomas Legrand : « Nicolas Hulot, que je viens de raccompagner, vient de me confier qu’il ne savait pas qu’il démissionnerait pendant l’émission. C’est en écoutant les questions qu’il a pris sa décision. »  LOÎC LE CLERC

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