E-mensuel d'avril 2018

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AVRIL 2018

MACRON

OU LA POLITIQUE

DU PIRE


Les Éditions Regards 5, villa des Pyrénées, 75020 Paris 09-81-02-04-96 redaction@regards.fr Direction Clémentine Autain & Roger Martelli Directeur artistique Sébastien Bergerat - da@regards.fr Comité de rédaction Pablo Pillaud-Vivien, Pierre Jacquemain, Loïc Le Clerc, Guillaume Liégard, Roger Martelli, Gildas Le Dem, Catherine Tricot, Laura Raim, Marion Rousset, Jérôme Latta Administration et abonnements Karine Boulet - abonnement@regards.fr Publicité Comédiance - BP 229, 93523 Saint-Denis Cedex Scop Les Éditions Regards Directrice de la publication et gérante Catherine Tricot Photo de couverture CC

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SOMMAIRE

EMMANUEL MACRON

OU LA POLITIQUE DU PIRE LA LOI ASILE ET IMMIGRATION : C’EST NON POUR LA GAUCHE # Le juteux business des expulsions # Des militant-es taggent «ACCUEIL DE MERDE» sur l’Assemblée nationale # Gérard Collomb ou la politique de l’autruche #Loi Asile et Immigration : le FN et En Marche main dans la main à l’Assemblée nationale L’EXIL : L’AUTRE FACE DES MIGRATIONS # Les usages douteux de la «crise migratoire» # Réfugiés : les Syriens préfèrent Berlin # Les paradoxes de l’exil : récit d’une artiste syrienne à Paris EMMANUEL MACRON : L’ARGENT, LES LUTTES, L’EUROPE ET DIEU # Secret des affaires : les voies impénétrables du pouvoir et de l’argent # Un Jupiter à l’eau bénite # Les luttes à l’heure de la présidence Macron # Macron à la conquête de l’Europe

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LA LOI ASILE ET IMMIGRATION : C’EST NON POUR LA GAUCHE


Le juteux business des expulsions Alors que débute à l’Assemblée nationale, l’examen en commission du projet de loi Asile et immigration, retour sur le juteux business français des expulsions d’étrangers. Véritable trame des politiques migratoires de droite comme de gauche depuis les années 70, les dispositifs d’expulsions et de renvois à la frontière ou vers les pays dits « sûrs » ou d’origine sont révélateurs de l’effritement des politiques de l’asile. Des charters Pasqua à l’affrètement de vols groupés par l’agence Frontex ou de jets privés à l’aéroport du Bourget, les compagnies aériennes n’ont quant à elle cessé d’agir main dans la main avec l’Etat depuis plus d’une trentaine d’années. Mais à quel prix ? Plus ou moins discrètes, ces coopérations sans cesse renouvelées dissimulent de nombreux enjeux économiques, légaux mais aussi médiatiques. DESSINE-MOI UN AVION Nous sommes le 20 octobre 1986. La mise-en-scène du ministère Pasqua est soignée. La récente loi du même nom

relative à l’entrée et au séjour des étrangers rend aux préfets le droit de prononcer la reconduite à la frontière, un régime de l’expulsion qui existait déjà avant 1981. L’affrètement d’un avion charter où sont embarqués 101 maliens devant les caméras de télévision inaugure ce durcissement et le début des vols charters. Une petite dizaine d’année plus tard, sous l’impulsion du ministre de l’intérieur, Jean-Louis Debré, les renvois via charters, délaissés au cours des dernières années, reprennent de plus belle. De nombreux vols parcourent ainsi l’espace Schengen avec à leur bord des centaines de migrants. Rejetée par le gouvernement Jospin, la pratique refera surface définitivement avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy en 2003. Le Conseil de l’Union Européenne accepte d’ailleurs cette même année de participer au

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financement de vols charters européens. Autrefois acteurs dans la théâtralisation de la fermeté politique anti-immigration « irrégulière », les charters français n’ont désormais plus le beau rôle dans les opérations de communication du gouvernement. Pour Nicolas Pernet de la Cimade, association notamment présente dans les centres de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot, « les vols charters ont été beaucoup moins vus depuis ces trois ou quatre dernières années. Il s’agissait principalement de renvois communautaires comme des Roumains. Ou bien alors ils groupaient les personnes par nationalité. L’autre version, c’était les charters communautaires pour les personnes qui sont en procédure Dublin, qui étaient récupérés à Paris, Munich ou Vienne. On en voit moins aussi ». L’expulsion se déroule aujourd’hui majoritairement par vols réguliers assurés le plus souvent par de grandes compagnies françaises ou étrangères dont le trajet au départ de grands aéroports comme Roissy – Charles de Gaulle permet discrétion et efficacité loin des caméras et des journalistes. « Au CRA du Mesnil-Amelot, on est dans une fourchette de deux à quatre renvois par jour » explique Nicolas Pernet. Mais il n’est pas rare que ces renvois échouent. Les refus des commandants de bords qui appliquent leur droit de refuser d’embarquer une personne contre son gré ou encore l’opposition des passagers constituent une forme de résistance qui

confronte régulièrement la police aux frontières (PAF) à la nécessité d’organiser des renvois sur de nouveaux vols réguliers ou d’opter pour une option plus discrète sur des avions plus petits au départ d’aéroport privés comme celui du Bourget. L’AFFAIRE DES JETS PRIVÉS Le mois dernier, un appel d’offre émanant du ministère de l’Intérieur apparaissait comme présenté ci-dessous sur le site du Journal Officiel de l’Union Européenne. Passé le 20 AVRIL 2018 et renouvelable pour quatre ans, celuici concernait la mise à disposition d’un appareil Beechcraft 1900d pour les « besoins exclusifs des services opérationnels du ministère de l’intérieur » pour un montant de 6 millions d’euros pour l’année à venir. Révélé une première fois par Le Monde il y dix ans, ce type de contrat qui permet de transférer les migrants entre différents centres ou de les renvoyer vers différents pays d’origine est devenu au fur et à mesure des années, extrêmement pratique pour le ministère. La compagnie française prestataire ayant obtenu l’appel d’offre en début de mois, TwinJet, n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Déjà épinglée pour ses pratiques par plusieurs journalistes de Buzzfeed dans une enquête l’été dernier, cette compagnie privée entretient avec l’Etat d’étroites relations puisqu’elle renouvelle avec lui régulièrement ses contrats,

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LA LOI ASILE ET IMMIGRATION : C’EST NON POUR LA GAUCHE

et ce, en dépit de sa récente comparution en justice. En novembre dernier en effet, un commandant de la PAF passait ainsi devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir fourni en 2014 des documents de nature à favoriser TwinJet dans l’obtention d’un appel d’offre (d’un montant de 1,5 millions d’euros par an) avec le ministère de l’Intérieur. La compagnie concurrente Chalair, titulaire en 2011 d’un contrat similaire avec le ministère avait alors alerté l’inspection générale de la police nationale (IGPN) sur cette concurrence déloyale. Le PDG de la compagnie lésée entendu lors de l’audience révélait par ailleurs que ce genre de contrat leur permettait notamment de réaliser d’importantes marges commerciales. Mais TwinJet n’en était pas à sa première affaire. En 2008, Le Point révélait ainsi que l’un des fameux Beechcrafts mis à disposition du ministère de l’intérieur et de la PAF appartenait en réalité à une société suisse, Fleet Management Airways, actionnaire majoritaire de la compagnie, ce qui permettait à cette dernière d’aller placer son argent en toute discrétion. Il fallait pourtant plus qu’un évitement fiscal pour assombrir les relations entre ministère de l’Intérieur et Twinjet qui renouvelait sa coopération avec cette dernière il y a quelques jours. Plus inédit est l’appel d’offre émanant du même service du ministère, visible sur le Journal Officiel et datant de fin janvier dernier témoignant d’un contrat d’un peu plus de 3,2 millions d’euros pour un

an renouvelable remporté par le groupe aérien AVICO pour « l’affrètement d’aéronefs au profit du ministère de l’Intérieur pour le transport de personnes ». Site internet d’AVICO Contacté par téléphone, le directeur de la compagnie qui expliquait qu’il s’agissait là d’une première coopération, n’a pas souhaité répondre à nos questions sur ses passagers, nous renvoyant vers les services d’un ministère mutique luiaussi. AVICO qui affrète de nombreux avions à Roissy – Charles de Gaulle propose, comme son site en témoigne, différents services dont des locations d’avion d’affaires mais également des « services d’affrètement urgent et horsformat » dont la teneur resterait à déterminer. AIR FRANCE, FAIRE DE VOS CIELS LE PLUS BEAU SILENCE DU MONDE Si ce genre de contrats avec l’Etat fait donc les beaux jours des compagnies de moyennes tailles, qu’en est-il cependant des compagnies mastodontes comme Air France-KLM, principale compagnie mobilisée pour des expulsions avec Turkish Airlines pour les renvois vers l’Afghanistan ou Qatar Airways pour le Bangladesh et le Pakistan ? Cette dernière est ainsi interpellée régulièrement par les associations comme l’ANAFE (association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, dont la CFDT-Air France était l’une des cofondatrices) et des collectifs anti-déporta-

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tion mobilisés contre les expulsions. En 2007, une vague de protestation du personnel navigant et des pilotes avait pourtant provoqué quelques remous entre plusieurs syndicats et la direction d’Air France. « J’étais secrétaire général adjoint de la CFDT mais également chef de cabine sur l’Afrique après avoir voyagé assez longtemps sur le Maghreb. Des passagers expulsés, j’en voyais tout le temps », explique Philippe Decrulle, principal initiateur de cette réaction syndicale à l’époque. « Sur le Maghreb, on nous racontait des conneries sur l’identité des personnes expulsées. Puis j’ai vu des familles entières se faire expulser et il y avait déjà beaucoup de violences de la part des escortes policières. Les gens étaient bâillonnés. On voyait des choses très dures. Quand vous alliez sur l’Afrique, pour certains, c’était des opposants politiques, des gens qui risquaient leur peau en retournant et de disparaitre des l’aéroport. Il y avait de la terreur dans leurs yeux qui vous appelaient au secours » confie-t-il aujourd’hui, la voix serrée. ANCIENNES CAMPAGNES PUBLICITAIRES D’AIR FRANCE Interpellé par certains élus syndicaux notamment de la CFDT et de la CGT, le PDG de la compagnie à l’époque, Jean-

Cyril Spinetta avait alors affirmé publiquement lors d’une assemblée générale le 12 Juillet « qu’il se passerait bien » de ces expulsions. Et plusieurs des syndicats du personnels et de pilotes de l’époque s’étaient en effet fendus d’un appel aux actionnaires qui demandait « l’arrêt de l’utilisation des avions du groupe » pour l’expulsion des étrangers. La motion était néanmoins restée lettre morte face à une compagnie qui avait finalement décidé de ne pas remettre en cause le partenariat avec l’Etat. Aujourd’hui, dans un contexte social particulièrement tendu entre syndicats et la présidence de la compagnie, de nombreux syndicats comme la CGT-Air France reconnaissent une difficulté à prendre la parole à ce sujet. Loquaces quant aux guerres impérialistes et l’esclavage moderne, les syndicats restent néanmoins relativement discrets à propos des expulsions. Une discrétion qui dissimule un certain malaise pour beaucoup quant aux dispositifs de renvois que différents syndiqués décrivent comme imposés et de plus en plus dissimulés. « Quand on intervient, explique une des membres de la CGT Air France, la compagnie s’abrite derrière le fait que ce sont des choses rendues obligatoires. Ca fait 20 ans que je milite, je n’ai jamais vu la direction défendre ces personnes ».

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« On aurait peut-être dû se saisir davantage de cet enjeu » ajoute quant à lui Francois Hamant du syndicat de pilotes ALTER. « Mais il est difficile de voir quel est notre marge de manœuvre et la pression sur les commandants, seuls maîtres à bord selon la Convention de Tokyo lorsque les portes de l’appareil se referment, est de plus en plus forte ». Pour Joël Le Jeannic de SUD aérien, « le phénomène est de plus en plus caché. Air France travaille à limiter la visibilité des renvois et des violences et doit disposer d’une liste de pilotes qui acceptent de voler quoiqu’il en soit ». Il ajoute : « En tant que syndicat et qu’industrie, nous sommes contre et nous sommes solidaires des sans-papiers ». Quant aux bénéfices économiques du contrat entre Air France et le ministère, son précédent PDG affirmait en 2007 qu’elles ne représentaient pas d’avantage financier. Ce à quoi Philippe Decrulle réplique : « Les billets sur l’Afrique étaient alors très chers à une époque où Air France avait un quasimonopole. Avec des billets très chers pour plusieurs passagers expulsés et une escorte policière de deux ou trois personnes qui fait l’aller retour Bamako en 48 heures en tarif très haut, c’était intéressant. On a déjà dû débarquer des passagers réguliers pour les remplacer par des escortes policières. C’est pour

ça qu’un certain nombre de directeurs commerciaux ne se posaient pas beaucoup de questions. » Pour Joël Le Jeannic, la question de la discrétion est donc essentielle : « les compagnies qui renvoient jouent gros dans cette affaire ». LA POIGNE ÉTATIQUE SUR LES TRANSPORTS Au-delà des avantages financiers et des petites accointances entre Etat et compagnies, la question de la possibilité pour les entreprises de transport privées ou semi-publiques de refuser d’obéir aux demandes de renvois des ministères ou des préfectures est également à poser. L’arsenal législatif qui encadre les transporteurs s’est considérablement accru au cours des dernières années. Outre les dispositifs légaux qui statuent une obligation de ré-acheminement pour les transporteurs lorsque l’étranger se voie refuser son entrée sur le territoire français, les frais de maintien en zone d’attente et de ré-acheminement incombent également à l’entreprise de transport qui l’a débarqué sur le territoire français, ce qui pousse évidemment ces dernières à renforcer leurs dispositifs de contrôle. Pour Laure Palun, coordinatrice de l’ANAFE, la question est d’autant plus importante qu’une loi du 7 AVRIL 2016 a prévu « le doublement des amendes pour défaut de contrôle documentaire

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dans le pays de départ. C’est passé de 5 à 10 000 pour les majeurs ». Elle introduit également deux nouvelles catégories d’amendes pouvant aller jusqu’à 30 000 euros relatives au non respect de la prise en charge des étrangers. Ce qui signifie, explique-t-elle, que « ces dispositions permettent de sanctionner les compagnies aériennes ou maritimes lorsque le pilote ou capitaine refuse l’embarquement de quelqu’un, par peur que cela trouble le voyage et surtout s’il s’oppose à l’embarquement d’un point de vue personnel ou politique ». Comme l’explique certains syndiqués, pour certains vols sensibles, les pressions contre les pilotes de la part des compagnies, motivées en partie par le risque de sanctions, sont donc très fortes. En janvier dernier, la présence d’une brigade anti-émeute de la PAF munie de boucliers dans l’avion témoignait d’ailleurs d’une coopération poussée à son paroxysme entre la compagnie Air France et la police. Elle manifestait également la volonté de mater toute résistance et d’éviter ces « débordements » : un changement d’équipage mais également l’intimidation des passagers opposés aux départ

d’un homme congolais vivant en France depuis 2006 avaient notamment retardé le vol de plusieurs heures. « Ces sanctions de la part de l’Etat pourraient, comme en Angleterre, forcer les compagnies à se munir de compagnies privées avec un risque de violences accrues puisque ces compagnies de sécurité ne sont pas non plus formées en terme d’accompagnements des personnes » ajoute Laure Palun. « Il ne faut pas oublier que les compagnies aériennes ne sont pas les gardiennes du territoire » ajoute Laure Palun. Le transfert des « compétences » répressives et de renvois de l’Etat vers des compagnies privés participe d’une volonté de dé-responsabilisation évidente du gouvernement puisque ce dernier confie la violence et les conséquences inhumaines de sa politique d’expulsion à une série d’acteurs externes. Manœuvre de l’Etat donc dans laquelle s’engouffrent en apparence sans broncher les compagnies quelles qu’elles soient. Aux employés et syndiqués de courber, pour le moment, l’échine. Et aux compagnies d’en récolter les fruits juteux et amers.  CYRIL LECERF MAULPOIX

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Des militant-es taggent «ACCUEIL DE MERDE» sur l’Assemblée nationale Autour de 7h30 ce matin, des militant-es sont allés tagger «ACCUEIL DE MERDE» à la mousse au chocolat sur les murs extérieurs de l’Assemblée nationale pour protester contre le projet de loi Asile et immigration. Cinq militants ont été placés en garde à vue. L’action aura duré quelques minutes. Une quinzaine de militants ont tagué « ACCUEIL DE MERDE » ce matin sur les murs de l’Assemblée Nationale alors que dans deux jours devraient s’ouvrir les séances publiques sur la loi Asile et Immigration. « Cela fait une semaine que l’on voit bien que les députés de la majorité prennent ça à la légère. Ils remettent en cause l’inaliénabilité des droits fondamentaux de ceux qui en ont le moins » explique l’un des militants qui avait déjà participé aux précédentes actions menées depuis quelques mois devant le Ministère du la Cohésion Territoriale et les mairies du XVIII et XIXème arrondissement de Paris. Quelques minutes plus tard, alors que tous se dirigent calmement vers les bouches de métro en essuyant leurs doigts recouverts de mousse au chocolat, les gendarmes se précipitent vers cinq militants pour les interpeller. Ils sont actuellement encore au commissariat. « De plus en plus de collectifs et associations se bougent en France, de la Roya, à Nantes, à Caen, à Paris, étant donné que la loi sera discutée à l’Assemblée, on espère que d’autres actions vont être menées un peu partout pour sensibiliser le grand public et interpeller les députés pour les mettre face à leur responsabilité » explique une militante. Dans le métro, un autre ajoute : « Nous continuerons à mener des actions jusqu’au retrait définitif de la loi et le respect des droits fondamentaux de chacune et chacun ». Le reste de la semaine nous en dira plus… , Cyril Lecerf Maulpoix

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Gérard Collomb ou la politique de l’autruche Enclins à se jeter la pierre ou à se renvoyer la balle, partis et syndicats peuvent-ils dépasser le constat de leurs limites respectives pour créer une nouvelle dynamique ? Leila Chaibi (France insoumise] et Karl Ghazi (CGT) engagent le dialogue. Gérard Collomb veut imposer sa loi asile-immigration qui fait couiner plus d’un dans ses propres rangs. Devant les députés, mardi 3 avril, il a expliqué les raisons de son intransigeance. Certaines régions françaises, a-t-il affirmé, « sont en train de se déconstruire parce qu’elles sont submergées par des flux de demandeurs d’asile ». « Si nous restons sans réaction ce sont quelques centaines de milliers de personnes qu’il nous faudrait accueillir chaque année en France » (…) « Peut-on penser que nous pourrions construire chaque année une ville de taille moyenne pour accueillir ces réfugiés ? » (Le Monde du 4 avril).

Le ministre de l’Intérieur reprend donc la vieille antienne, lancée il n’y a pas si longtemps par un premier ministre socialiste, Michel Rocard, pourtant réputé ouvert naguère aux discours de la «gauche morale» : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Le président de la République actuel avait lui-même utilisé la même formule, pour annoncer le cours de la politique gouvernementale de gestion des migrations. Se protéger de l’invasion migratoire On aurait tort de voir dans ces nouveaux développements l’effet d’une conjoncture franco-française. Le 14 février dernier, la Commission européenne a fait

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LA LOI ASILE ET IMMIGRATION : C’EST NON POUR LA GAUCHE

circuler une «communication» dont l’objectif était de justifier la politique budgétaire qu’elle préconisât pour une «Union à 27». Ce document énonce un certain nombre de « priorités », présentées comme autant « d’options pour le futur ». Or, parmi ces options, on ne peut qu’être frappé par celles qui sont placées aux deux premiers rangs : « le renforcement des frontières extérieures » et le « soutien » renforcé à une « Union européenne de défense ». Se protéger de l’invasion migratoire évoquée par Collomb et s’insérer dans les logiques d’un monde où le rapport des forces se substitue définitivement à la rechercher d’un commun négocié : telles seraient désormais les bases du credo du meccano bruxellois. Cette position est moralement insoutenable. Elle est par ailleurs totalement irréaliste. Elle suppose que les flux migratoires peuvent être enrayés, en tout cas vers l’Europe. Elle présuppose ce qui n’est pas dit, mais qui s’organise de fait : les pays riches se réservent les migrations «rentables» (les plus qualifiées) et les pauvres accueillent les plus fragiles. Idéologies du «chacun pour soi»

Comment peut-on penser que cette logique est tenable dans un monde déchiré par les inégalités ? Est-ce en accumulant les contrôles, les murs matériels ou technologiques, les instruments de destruction militaire et les idéologies du «chacun pour soi» que l’on se prépare à un monde durable ? Il se trouve que notre numéro trimestriel de Regards, qui paraît dans quelques jours, contient un dossier sur cette question et sur les carences de la gauche française. Nous en publions ici l’article introductif. Il est inhabituellement long pour notre site. Mais nous pensons que dans ces débats qui n’en sont pas, où l’à-peu-près et le pathos l’emportent sur le cœur et la raison, il faut prendre le temps de décortiquer. Et, sans attendre, il importe de ne pas accepter… Sauf à accepter en même temps que la gauche meure, pour ne pas être fidèle à ses valeurs. « Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre », déclarait Churchill aux Communes, au lendemain des accords de Munich en 1938. En serions-nous là ?  ROGER MARTELLI

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Loi Asile et Immigration :

le FN et En Marche main dans la main à l’Assemblée nationale Dans la nuit de jeudi à vendredi, le Front national et la République En Marche ont voté ensemble pour l’article 5 de la loi Asile et Immigration qui prévoit de réduire à 90 jours le délai dont dispose un étranger pour déposer une demande d’asile devant l’OFPRA - contre 120 jours auparavant. Analyse en profondeur d’une convergence loin d’être anodine. Il y a maintenant un an, à l’issue du premier tour des élections présidentielles, les électeurs français étaient amenés à choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. On s’en souvient : au soir de ce premier tour, Jean-Luc Mélenchon appela à faire barrage à Marine Le Pen mais se refusa, pour autant, à donner une consigne de vote et par conséquent à se prononcer en faveur d’Emmanuel Macron.

Sans doute le discours de Jean-Luc Mélenchon et des représentants de la France Insoumise ne fut pas, ce soir là, toujours heureux. Précisément, il avait parfois le goût de l’amertume là où il aurait pu, et sans doute du, être l’occasion de célébrer un score historique ; de faire valoir une reconquête historique de l’électorat populaire et de la jeunesse, là où le FN pouvait croire s’être durablement enraciné ; enfin, d’en appeler à d’autres victoires.

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Alexis Corbière l’a d’ailleurs reconnu depuis. Reste que le mot d’ordre de Jean-Luc Mélenchon et de la France Insoumise (« pas une voix pour le Front National ») allait, durant les quinze jours qui ont séparé le premier tour du second, focaliser et rallier toutes les attaques. Et notamment celles, répétées, d’Emmanuel Macron, au point que l’on était amené à se demander si ce dernier faisait, dans cet entre-deux tours, campagne contre Marine Le Pen ou contre Jean-Luc Mélenchon. On s’interrogeait alors : savait-il, cet homme qui n’était encore que candidat, qu’il y avait encore un second tour ? Et qu’il devait, par conséquent, travailler à rassembler plutôt qu’à diviser — puisqu’enfin c’est, selon la logique de l’élection, la responsabilité politique qui incombe au candidat arrivé en tête au premier tour ? Emmanuel Macron n’offrit pourtant ni gages sur sa réforme du droit du travail ni — en dépit de l’hapax d’un soutien à la politique migratoire d’Angela Merkel — de véritables garanties sur la politique migratoire. PRÉSIDENTIELLES 2017 : LA FARCE D’UN ENTRE-DEUXTOURS ANTI-RACISTE Restaient deux choix possibles. S’abstenir pour ne pas ratifier une politique qui, depuis des décennies, avait, notamment au sein des classes populaires, favorisé sinon produit l’ascension du Front National. Ou, pour ceux qui hésitaient encore à voter Emmanuel Macron, constater, en raison des déclarations

irresponsables de ce dernier, qu’il allait falloir être responsable et rassembleur pour deux — et donc voter Macron contre lui-même, et bien malgré soi. On sait, depuis, que seule une infime fraction de l’électorat de la France Insoumise a fait un choix contraire : seuls 7 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon ont apportés leurs suffrages à la candidate du Front national et, tant sur les questions de l’immigration, de l’autorité, que sur celles du travail, ces électorats divergeaient spectaculairement. Pourtant, durant les quinze jours qui séparèrent le 23 avril du 7 mai 2017, on vit fleurir, sur les réseaux sociaux comme dans les grands médias, des déclarations anti-racistes péremptoires. Des anti-racistes du dimanche soir, qu’on n’avait jamais vu, sous le mandat de François Hollande ou de Nicolas Sarkozy, participer à une manifestation contre les violences ou les vexations policières dont est quotidiennement victime la jeunesse racisée de ce pays, se joindre à une action contre les expulsions des réfugiés, ou simplement protester contre la politique migratoire, injuriaient les électeurs de la France Insoumise et ses représentants, quand ils ne le soupçonnaient pas d’antisémitisme. France Insoumise/Front National, même combat ! Quelques semaines plus tard, toutefois, les incidents se multipliaient déjà, alors que Gérard Collomb était en poste au ministère de l’Intérieur, et que la gauche socialiste, ralliée à la République En

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Marche, retrouvait ses vieux démons. Dès le 15 juin, 300 organisations condamnaient le nouveau gouvernement, et appelaient à un changement radical de sa politique migratoire. Moins d’un mois après le deuxième tour de l’élection présidentielle qui demandait à tous de faire barrage aux fascistes de tous bords, le festival afroféministe européen Nyansapo Fest risquait d’être annulé par la maire de Paris, Anne Hidalgo. Enfin, Emmanuel Macron plaisantait allègrement, à Mayotte, sur les « kwassas kwassas », et s’inquiétait, au mépris de la mort de migrants, de ce qu’on puisse y « amener du Comorien ». EN MARCHE ET LE FRONT NATIONAL MAIN DANS LA MAIN À L’ASSEMBLÉE NATIONALE Que n’aurait-ton dit, pourtant, si Nicolas Sarkozy s’était abandonné à ce genre de détestable petite blague, digne de Le Penpère ? On eût dit, bien sûr, qu’il chassait sur les terres du Front National. Mais non, la gauche morale qui, quelques semaines plus tôt, faisait profession d’anti-racisme, faisait silence sur la politique et les discours d’un président qui ne devait néanmoins son élection, au second tour, qu’à toutes celles et ceux qui avaient décidé, en responsabilité politique, de ne pas voter, en dépit de leur dégoût pour tout ce qu’incarnait Emmanuel Macron, en faveur de Marine Le Pen. La République En Marche vient pourtant,

cette nuit, avec l’ensemble des députés du Front National, de voter, à l’Assemblée Nationale, le cinquième article du « projet de loi pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif », proposé, au nom du gouvernement, par Gérard Collomb. Ce dernier « rassemble les dispositions relatives à la procédure d’examen des demandes d’asile », qui « participent de l’objectif de maîtrise des délais d’instruction et de dissuasion des demandes pouvant apparaître comme étrangères à un besoin de protection ». Il réduit notamment « de cent-vingt à quatrevingt-dix jours le délai courant à compter de l’entrée sur le territoire » au-delà duquel le dépôt d’une demande d’asile peut entraîner, à la demande de l’autorité administrative, l’examen de celle-ci « selon une procédure accélérée ». Autrement dit, il s’agit rien moins que de réduire, une fois de plus, les droits, pourtant sacrés depuis la Révolution Française, des réfugiés. Et de contourner le devoir d’hospitalité — quand celui-ci n’est pas tout simplement, si l’on ose dire, constitué en délit d’hospitalité et solidarité, comme Emmanuel Macron l’a « assumé », c’est son mot, dimanche soir devant les caméras de BFMTV et de Médiapart. Le philosophe Jacques Derrida, en 1996, déclarait, alors que le vote de dispositions analogues venait d’avoir lieu sous une autre majorité : « en ce monument sacré de la représentation nationale que devrait être un Parlement, une majorité de représentants, des députés en l’occur-

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LA LOI ASILE ET IMMIGRATION : C’EST NON POUR LA GAUCHE

rence, viennent de donner (hier, avanthier) le spectacle à la fois consternant et inquiétant d’une démagogie xénophobe, répressive, électoraliste, s’inventant des boucs émissaires pour s’exonérer d’une politique catastrophique et d’une impuissance flagrante, pressée de voler des voix imaginaires à Le Pen ». Il parlait de « tournant », de retour, en vérité, à des dispositions qui préparaient, comme en 1938, « une aggravation du dispositif législatif dans une atmosphère de veille de guerre». CACHER UNE POLITIQUE D’EXTRÊME DROITE DERRIÈRE DES DÉCLARATIONS HUMANISTES Si l’on doit, aujourd’hui, constater une aggravation, c’est que le gouvernement, sous la présidence d’Emmanuel Macron, ne multiplie pas seulement les exactions et les dispositions répressives à l’égard des réfugiés. Il ne cherche pas même à récupérer les voix du Front National. Celles-ci lui sont désormais acquises et volent au secours de sa politique. Et désormais, les députés d’extrême-droite votent de concert avec la majorité à l’Assemblée Nationale. Dans ces conditions, comment croire encore aux déclarations d’humanisme, de bienveillance d’Emmanuel Macron et de ses soutiens ? Comment ne pas voir que cette posture, toute morale, est parfaitement homogène, dans les faits, à la politique du Front National ? On s’en doutait

déjà. Mais désormais, nous n’avons donc que faire des intimidations et des leçons en anti-racisme moral qui, durant l’entre-deuxtours, ont déferlé sur les militants politiques de l’anti-racisme. On se demande, d’ailleurs, où sont passées toutes ces voix de «gauche», «progressistes», «humanistes», qui parlaient si haut et si fort. D’autant, on le sait depuis, que les politiques répressives favorisent, en France et en Europe, un business des expulsions. Comme elles tendent à encourager, de fait, la corruption des Etats européens par les pires des organisations mafieuses (en l’espèce la Ndrangheta, la mafia calabraise, qui, en Italie, organise avec la complicité des autorités le passage des migrants : contrairement à ce qu’affirmait Emmanuel Macron dans le discours de Ouagoudougou, des européens tirent donc bien profit de ce commerce sordide). La politique migratoire d’Emmanuel Macron n’est donc pas seulement indigne ; elle n’attente pas seulement à la dignité politique d’hommes et de femmes ; elle est, du point de vue de l’état de droit, de son intégrité et de son indépendance visà-vis des forces de l’argent, que celles-ci soient licites ou illicites, irresponsable et inefficace. Et l’on est donc tenté de pasticher la lapidaire formule de Marx Horkheimer : au sujet de l’antiracisme, que ceux qui ne veulent pas parler de capitalisme se taisent.  Gildas Le Dem

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L’EXIL : L’AUTRE FACE DES MIGRATIONS


Les usages douteux de la «crise migratoire» Avant de se prononcer sur le dossier des migrations, la gauche devrait regarder de façon plus attentive leurs réalités, hors des fantasmes et des idées reçues. Tour d’horizon sur une «crise» bruyamment proclamée… et difficile à trouver. LES MIGRATIONS ONT BON DOS «Brexit», montée des extrêmes droites nationalistes, discrédit des institutions continentales… Constater que l’Union européenne ne va pas bien est désormais une banalité. On pourrait penser que les ressorts du malaise doivent se chercher au plus profond des mécanismes communautaires, dans son socle néolibéral ou dans les pratiques opaques de sa «gouvernance». À lire bien des écrits et à écouter bien des discours, la morosité viendrait d’ailleurs.

Dans un essai brillant paru en 2017, Le Destin de l’Europe, le politologue bulgare Ivan Krastev énonce ce qu’il estime être la clé du problème : « Plutôt que la crise économique ou l’aggravation des inégalités sociales, c’est l’échec du libéralisme à traiter le problème migratoire qui explique que l’opinion publique se soit retournée contre lui ». L’auteur est bien trop subtil pour se risquer à affirmer qu’une bonne politique migratoire rétablirait le cours vertueux de la construction européenne dont il rêvait. Mais si l’on suit sa pente d’analyse, les poli-

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tiques migratoires publiques devraient à tout le moins atténuer les peurs et les colères de l’opinion. S’il y a «trop» d’immigrés perçus, le « moins » d’immigration constaté ne serait-il pas la condition d’un apaisement des esprits ? C’est en grande partie la conclusion pratique qu’ont tirée les responsables de l’Union européenne, Commission, conseils et États. À l’Ouest comme à l’Est du continent, à droite comme à gauche, que l’on soit ouvertement xénophobe ou que l’on vitupère le «populisme», la propension quasi générale des gouvernants est à la limitation maximale des flux entrants. Au plus fort de l’afflux des réfugiés syriens et afghans, en 2015, tous les pays européens n’ont certes pas refusé le principe des quotas d’accueil, comme l’ont fait la République tchèque, le Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. A fortiori, très peu ont repris les propos du Hongrois Viktor Orban récusant violemment l’immigration en général, qu’il considère comme une menace pour l’identité chrétienne de l’Europe. Mais bien peu ont mis sérieusement en pratique la solidarité de répartition qu’impliquait la règle des quotas, au demeurant de façon bien rabougrie. Alors que le terme de «migrants» regroupe une variété extrême de statuts, volontaires ou forcés, migrants économiques, regroupements familiaux, migrants humanitaires, réfugiés ou deman-

deurs d’asile, c’est le réfugié, a priori suspect d’être un «faux réfugié», qui devient le prototype même du migrant international et la source de toutes les phobies. De ce fait, le renforcement des contrôles aux frontières et l’extension des procédures de limitation de l’accueil sont devenus des normes de fait avec le siècle en cours. Au fil des années, de nombreux pays européens ont ainsi durci les conditions d’octroi de la protection internationale pour les réfugiés et demandeurs d’asile. C’est le cas somme toute peu surprenant de l’Autriche, mais c’est aussi celui de la Suisse ou de pays scandinaves réputés plus accueillants, Suède, Danemark, Norvège et Finlande. L’afflux massif de réfugiés venus de Syrie et d’Afghanistan n’a fait qu’élargir une logique de contrôle accru mise en place dès 2004, sous l’égide de l’agence européenne Frontex, qui joue à la fois le rôle de fournisseur – douteux – de statistiques, d’expert en politique migratoire et de gendarme omniprésent des frontières de l’espace Schengen. Que l’on s’en réclame ou non, le modèle de gestion des confins des États-Unis et du Mexique fonctionne désormais comme un paradigme universel. La gestion de l’immigration s’est transformée, sur toute la planète, en obsession de la lutte contre l’immigration clandestine. Or il en est de la proscription du clandestin comme de toute prohibition : elle

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avive la propension à la transgression, davantage qu’elle ne la décourage. De ce fait, la transformation des frontières politiques en une barrière infranchissable s’avère un processus tout aussi aléatoire que coûteux. Sur les quinze premières années du siècle, des estimations placent les dépenses liées à la lutte contre l’immigration clandestine à un niveau proche des 13 milliards d’euros. Entre 2006 et 2017, le budget de Frontex a été à lui seul multiplié par 17 et le Royaume-Uni a dégagé plus de 50 millions d’euros pour «sécuriser» la frontière franco-britannique. L’UE s’est donc attachée à compléter la surveillance de l’espace Schengen par des négociations visant à sous-traiter la gestion des flux à la Turquie, à l’Afrique du Nord et, plus généralement, au continent africain dans son ensemble. S’est ainsi mise en place, d’abord en Grèce et en Italie, une logique désignée aujourd’hui comme celle des «hotspots», qui n’est pas sans évoquer, dans un autre domaine, celle des maquiladoras, ces entreprises américaines installées de l’autre côté de la frontière avec le Mexique et destinées à fixer sur place une main-d’œuvre bon marché attirée par le grand rêve américain. La solution très tôt adoptée est toute simple : le hotspot est un point de concentration de réfugiés, situé dans les zones de transit les plus recherchées

et où va s’opérer préventivement le tri entre les cas acceptables et ceux que l’on refuse d’accueillir. Le but est de faciliter sur place l’identification des demandeurs d’asile, d’éviter les procédures de relocalisation entre les pays de l’Union et d’organiser au plus vite et à moindre coût le retour des indésirables. Pour soutenir la mise en place de ces véritables centres de triage, l’Europe propose une aide économique aux pays nord-africains et sahéliens qui s’engagent à endiguer le flux des migrants vers l’Europe. En novembre 2015, a été créé un Fonds fiduciaire associant l’Union européenne et l’Afrique. Théoriquement, il s’agit d’une enveloppe financière destinée au développement, mais qui inclut dans ses attributions l’aide au retour volontaire de migrants bloqués en Afrique du Nord. Un lien direct est ainsi établi entre l’aide au développement et l’allègement des flux migratoires en direction de l’Europe. Des accords complémentaires signés avec le Niger, le Mali, le Sénégal et l’Éthiopie renforcent depuis l’intrication des «pactes migratoires», des relations commerciales et du soutien au développement. Autant dire franchement que l’on confie la gestion de flux migratoires à des régions du monde qui sont le moins à même de l’assumer, en tout cas dans des conditions tolérables pour des populations déjà plus que fragilisées. À la fin de 2017, l’UE a cherché à com-

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pléter son dispositif en prévoyant le renvoi automatique, vers un « pays tiers sûr » [1], des demandeurs d’asile dont on peut prouver qu’ils ont transité dans un de ces pays avant d’accéder au territoire de l’Union. Au départ, il ne s’agit de rien d’autre que de codifier la méthode retenue en 2015 par la Grèce, qui a refoulé vers la Turquie les réfugiés syriens et afghans qui avaient franchi massivement la frontière gréco-turque. Or cette option d’un cynisme absolu – la Turquie fait ainsi partie des pays retenus pour leur respect des droits de l’homme… – rompt purement et simplement avec la Convention de Genève sur les réfugiés, en légitimant l’examen accéléré des demandes, les appels non suspensifs, les rejets probables et le renvoi massif des expatriés vers les pays de provenance [2]. Le continent des droits de l’Homme peut ainsi, sans autre forme de procès, revenir en deçà des avancées humanitaires formulées au lendemain de la victoire sur les fascismes. En son temps, François Hollande n’avait pas osé aller jusque-là. Gérard Collomb, lui, ne manifeste aucune hésitation à s’y engager, même s’il a dû, le 20 décembre dernier,

retirer l’inscription de la notion de « pays sûr » dans son projet de loi sur l’immigration… en attendant l’adoption annoncée d’une directive européenne. Disons-le autrement : au mépris de ses valeurs fondamentales, l’Europe accumule elle-même, à proximité de ses frontières, la poudre qui peut exploser d’un moment à l’autre et menacer son environnement le plus proche. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », a déclaré Emmanuel Macron dans ses vœux du 31 décembre 2017. La formule, déjà employée avant lui, a l’apparence de l’évidence. Mais si les pays les mieux nantis ne peuvent accueillir les populations chassées par la guerre, la famine ou les dérèglements climatiques, comment les plus fragiles peuvent-ils y parvenir, sans que se créent de nouveaux désordres, de nouveaux déséquilibres et de nouvelles situations d’urgence ? Jusqu’où ira-t-on dans la recherche d’illusoires solutions ? Qu’importe que l’on recense 4.000 cas de malnutrition dans les camps de rétention libyens, que la maltraitance et le travail forcé y prospèrent impunément et qu’une partie de l’appareil d’État libyen

[1] Un « pays sûr » est théoriquement un pays présentant des garanties démocratiques de protection pour les réfugiés prévues dans la Convention de Genève sur les réfugiés (1951). L’UE a ainsi établi d’ores et déjà une liste de sept pays européens sûrs (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine, Kosovo, Monténégro, Serbie, Turquie). [2] Le 19 décembre dernier, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a émis un avis défavorable sur l’introduction de la notion de « pays tiers sûr » dans le droit français.

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traite discrètement avec des réseaux de passeurs : l’essentiel est que l’Europe se décharge de ses responsabilités, quitte à considérer sans doute que la Libye est un « pays sûr ». Contrôle accru des frontières externes de l’Europe, état d’urgence en Hongrie, détentions illégales en Italie, maltraitance en Grèce, déplacements autoritaires dans des centres de rétention en France : tristes vertus de la realpolitik… La «crise migratoire» annoncée en 2015 a été effectivement contenue. Le nombre de migrants venus de Méditerranée est passé d’un million en 2015 à 360 000 en 2016 et 250 000 en 2017. Mais à quel prix réel ? LES POLITIQUES DE L’AUTRUCHE Les migrations sont le terrain par excellence de tous les fantasmes. Leur réalité se charge pourtant de les démentir régulièrement. Mais encore faut-il que l’on ne passe pas, en permanence, de l’aveuglement à l’affolement. Les êtres humains se déplacent, depuis la nuit des temps, et leur mobilité a été dès le départ un facteur structurant de notre commune humanité. Avec le temps, il est vrai, le déplacement s’est fait plus marginal et ses rythmes plus aléatoires. Aujourd’hui, les migrants internationaux sont évalués par l’ONU à 258 millions, ce qui ne représente que 3,4% de la population mondiale. Ce chiffre est, il est vrai, en augmentation depuis une trentaine d’années : les migrations se

situaient à 77 millions en 1975 et à 150 millions au début du XXIe siècle. Elles ont donc triplé en trois décennies et ont augmenté de 50% depuis l’an 2000. Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’essentiel des migrations n’est pas l’effet de la misère extrême. C’est plutôt l’amorce du développement, l’ouverture des opportunités et le désir d’exploiter au mieux ses capacités qui poussent une part des moins démunis à chercher ailleurs une amélioration de leur destinée. Il fut un temps où l’Europe démographiquement expansive et de plus en plus industrielle «exportait» ainsi ceux qui pensaient trouver ailleurs une vie plus digne. Aujourd’hui, la planète entière est en mouvement. La plupart des déplacements se font à l’intérieur des États ou à l’intérieur de zones géographiques voisines. On oublie trop qu’il y a autant de migrants chinois à l’intérieur de la Chine que de migrants internationaux à l’échelle de la planète. Quant à l’Union européenne, ses statistiques officielles relativisent sérieusement les images de l’invasion ou de la « ruée vers l’Europe » trop souvent évoquées par l’imagerie courante. En 2015, année de la plus forte pression migratoire, on dénombre 4,8 millions d’immigrants dans l’Union et 2,8 millions en sont sortis. Sur ces immigrants, le partage se fait presque exactement entre ceux qui viennent d’un autre pays de l’Union et ceux qui arrivent d’un pays tiers. Faut-il alors parler de crise migratoire ? Sur les 2,4 millions venant de l’ex-

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térieur de l’UE, 40% se sont portés sur la seule Allemagne, le Royaume-Uni n’en ayant recueilli qu’un peu plus de 11% et la France moins de 8%. L’Allemagne y at-elle pour autant perdu la place centrale qui est la sienne en Europe et que son faible croît naturel et son vieillissement ne peuvent plus garantir ? Incontestablement, les pays à haut revenus sont ceux qui attirent le plus grand nombre de migrants de toute origine (un peu moins de 60% du total des migrants internationaux). Mais si l’on raisonne en termes de flux, ceux qui vont vers le Sud (du Sud au Sud et du Nord au Sud) sont à peine inférieurs aux mouvements qui se dirigent vers le Nord (du Nord au Nord et du Sud au Nord). Les plus pauvres vers les pays riches ? Les migrants qui se déplacent du Sud vers le Nord ne représentent qu’un peu plus d’un tiers des migrants internationaux, soit un total qui se situe autour de 85 millions de personnes. Les pays d’origine des migrants dans les pays les plus riches, ceux de l’OCDE, restent en gros les mêmes depuis le début du siècle : la Chine, la Roumanie, la Pologne, l’Inde, le Mexique et les Philippines. Seule l’année 2015 a conjoncturellement modifié le classement, en propulsant la Syrie à la deuxième place des pays de départ. Or tous ces foyers de migration sont loin d’être les pôles contemporains de la détresse humaine. Quand ils le peuvent, les plus démunis ne vont pas vers les zones les plus riches de la planète. Pour le décider, il faut en effet

pouvoir faire la balance des risques et des avantages du grand départ et il faut disposer des ressources nécessaires pour financer un transport souvent coûteux. Les plus pauvres vont donc prioritairement du Sud au Sud, et en général vers les zones les plus proches, souvent à peine mieux loties que les territoires de départ. Significativement, plus de 85% des réfugiés à l’échelle mondiale se dirigent vers un pays du Sud, tandis que les pays de l’OCDE accueillent, à parts égales, une population vouée à des tâches répétitives et une autre qui s’insère dans des circuits de qualification plus élevée. Quel que soit l’angle d’observation, nous voilà bien loin de l’accueil chez nous de « toute la misère du monde ». Les pays les plus riches travaillent activement à maintenir cette situation avantageuse. La plupart ont adopté les vieilles habitudes du brain drain (le «drainage des cerveaux») qui consiste à attirer une migration hautement qualifiée, qui combine le quadruple avantage d’accepter des revenus moins élevés que les cadres locaux, de dépenser l’essentiel de leurs revenus sur place, de recourir moins que les plus pauvres aux aides publiques et de laisser au pays de départ… le coût de leur formation initiale. Des dispositifs légaux encouragent donc directement l’installation des travailleurs les plus qualifiés, en les écartant des exigences de quotas. L’Union européenne a étudié la possibilité de directives en ce sens (comme la directive relative à la «Carte bleue européenne»). La France a lancé le « passeport talent » en 2016. Le Japon,

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la Nouvelle-Zélande, le Canada et bien d’autres agissent dans la même direction. Les riches tolèrent l’arrivée chez eux des moins pauvres, tandis que les moins riches sont voués à l’accueil des miséreux. Telle est la mise en application concrète de ce que l’on aime désigner, dans l’arène internationale, comme le principe «d’équité». L’ANTICIPATION DE LA SOLIDARITÉ L’année 2015 nous a valu l’irruption, dans le discours politique, du terme de «crise migratoire». Or, si crise il y eut, elle a été d’abord celle des politiques migratoires appliquées dans les territoires de l’Union. Car si le nombre total de déplacés en 2015 a été exceptionnel dans le monde (sans doute 53 millions de déplacements forcés de toute nature, à l’intérieur des pays ou à l’extérieur), il n’avait rien d’insupportable pour une Europe qui n’a accueilli que 15% environ des quelque 20 millions de déplacés internationaux (l’Afrique subsaharienne, bien plus pauvre, en a reçu 25% !). Et, surtout, il n’avait rien d’inattendu. Depuis le début du conflit syrien, les réfugiés se sont portés massivement vers la Turquie et vers le Liban (1 million de réfugiés pour 4 millions d’habitants). Comment pouvait-on penser que cette situation d’instabilité et de déséquilibre, tout comme celle de l’Afrique sahélienne, pouvait se maintenir indéfiniment ? Les officiels européens furent ainsi victimes d’abord de leur courte vue. Les

yeux rivés sur les courbes de la dette publique, ils en oublièrent que la vie des hommes ne se réduit pas à l’examen des ratios financiers. Ce court-termisme risque hélas de coûter plus cher encore dans les décennies à venir. Il n’y a en effet aucune raison de penser que les migrations internationales vont cesser de croître. La faute à la mondialisation ? Elle a accru le désir de se déplacer et élargi les possibilités de le faire. Mais la dominante financière et marchande de ses procédures a reproduit, dans les mécanismes mêmes du déplacement, la polarité croissante que le capitalisme imprime de façon universelle au mouvement des sociétés. D’un côté, s’observe la possibilité de se déplacer librement pour les nantis et les moins démunis et, d’un autre côté, l’obligation de l’exil pour les plus fragiles. On dit parfois que le développement généralisé devrait tarir peu à peu les engagements au départ. On explique encore que l’aide au développement est la meilleure façon de résoudre la question de l’afflux des clandestins, en limitant les situations qui contraignent des populations entières à quitter leur lieu de vie. En réalité, cela n’a rien d’évident. Sans doute le développement concerté finirat-il par réduire la part des cas d’urgence et des migrations forcées. Il n’arrêtera pas de sitôt le mouvement de déplacement des zones les moins développées vers les zones les plus prospères. Ainsi, on pouvait penser que l’essor des pays émergents attirerait vers eux une

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part croissante des migrations internationales et fixerait sur place les populations locales jusqu’alors vouées au départ. Pour une part, le constat s’est révélé juste et les pays émergents sont devenus des territoires d’accueil. Mais, outre le fait que la croissance accélérée de ces pays toussote et qu’elle s’accompagne terme le désir de trouver mieux encore, dans des pays qui, par comparaison, disposent de standards de vie toujours nettement supérieurs à ceux des «émergents». L’aide au développement est nécessaire, parce qu’elle est juste et parce qu’elle est la seule qui puisse aider à l’équilibre à long terme de la planète. Mais elle n’est pas l’opérateur principal d’une politique raisonnable de gestion des flux migratoires. Le plus raisonnable est de partir de l’idée que la croissance démographique forte de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie méridionale et les effets du changement climatique vont maintenir à terme une pression migratoire importante, accompagnée de poussées plus ou moins fortes selon la conjoncture climatique ou sociale. Cette croissance prévisible conjuguera donc, plus que jamais, la migration volontaire et les départs forcés, le déplacement planifié et légal et le transfert illégal de populations en nombre variable. Et il est tout aussi

raisonnable de penser que les pays les plus riches vont attirer vers eux davantage de migrants, même s’il est vraisemblable que, plus que jamais, il faudra cesser d’y voir la « ruée » vers l’Occident de « toute la misère du monde ». Si la croissance des migrations va se poursuivre, indépendamment des volontés des États, mieux vaut se dire que leur maîtrise équilibrée et donc le sens du partage seront les seules manières d’éviter les rancœurs, les situations humaines insupportables et les violences de plus en plus incontrôlées, quel qu’en soit l’habillage, ethnique, religieux ou politique. Jusqu’à ce jour, qu’on le veuille ou non, a primé la logique de la distribution inégale des richesses et des rapports des forces. Alors que l’essor des échanges nécessitait une mise en commun étendue, les institutions de régulation internationale, et en premier lieu le système onusien, ont vu leur rôle décliner inexorablement. Le poids du «chacun pour soi», fût-ce sous les auspices de la souveraineté, a globalement accru les difficultés des plus fragiles. Le 19 septembre 2016, les Nations unies ont pourtant adopté la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants qui décidait d’engager l’élaboration d’un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées

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et régulières. La méthode ouvrait ainsi la voie à une construction commune permettant de remettre le droit et les droits au premier plan, au lieu d’une extension des interdictions et des contraintes. Or, il y a quelques semaines, l’administration Trump a décidé de se retirer du processus, au risque d’en torpiller définitivement le déroulement. C’est pourtant dans cette direction que réside la possibilité d’éviter la spirale de l’illégalité, de la dangerosité des parcours et de l’exacerbation des haines, de part et d’autre. Que la frontière, construction politique par excellence, garde cette vertu politique en circonscrivant le cadre territorial des souverainetés étatiques-nationales est une chose. Qu’elle devienne une barrière discriminante, le symbole du repli et de l’exclusion de ceux qui sont «out» est le contraire de la valorisation citoyenne. Aucune frontière ne peut empêcher le passage de ceux qui font de son franchissement le passage obligé du mieuxvivre. Quand la frontière se fait mur, matériel ou technologique, cela n’interrompt pas le passage mais accroît la violence et le désastre humain. Dans un monde interpénétré, le mur dit avant tout le refus du partage ; en cela, il est à la fois un désastre éthique et une protection illusoire et dangereuse, pour ceux-là

mêmes qui se croient à l’abri. Il est absurde de penser que peut perdurer une méthode globale qui, au lieu de faire des migrations un outil du développement durable et sobre, en fait le support d’une croissance des inégalités, aiguillant les migrations qualifiées vers les plus riches et les situations personnelles et familiales difficiles vers les plus pauvres. Sans doute est-il difficile de plaider le bon sens du partage, quand les passions mauvaises confondent l’égoïsme et le réalisme. Mais à quoi sert la gauche si son combat de long souffle ne vise pas à démontrer, par le verbe et par l’action, que la solidarité et la mise en commun, à toutes les échelles, sont les seules manières d’éviter un monde invivable et sans protection véritable ? À quoi sertelle, si elle ne montre pas, faits à l’appui, que le respect des droits et la protection sans réserve des plus fragiles sont d’un coût bien moindre que les dépenses somptuaires du contrôle et de la sécurité ? À quoi sert-elle, si elle ne s’attache pas, résolument, à montrer que la mondialité du développement partagé vaut mille fois mieux que la mondialisation de la marchandise et de la finance, ou que l’égoïsme à courte vue des protections de nantis ?  ROGER MARTELLI

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Réfugiés : les Syriens préfèrent Berlin Il y a dix ans Paris faisait figure de capitale européenne de l’exil intellectuel syrien. Mais c’est de moins en moins le cas, les artistes et universitaires syriens privilégiant maintenant Berlin. Analyse. En 2015, en pleine « crise des migrants », Angela Merkel donnait une leçon d’humanité à ses voisins européens en annonçant un plan d’accueil pour 800 000 demandeurs d’asile. Certains observeront que cette décision lui aura coûté cher : une courte réélection et l’entrée d’un parti d’extrême droite au parlement. Pourtant, sous couvert de générosité, la chancelière faisait aussi preuve de pragmatisme. Face à une population vieillissante et à un manque de main-d’œuvre, elle tablait sur une revitalisation de sa population de travailleurs actifs.

Or, qui dit travail dit aussi travail intellectuel. Parmi les réfugiés ayant obtenu l’asile outre-Rhin, on compte de nombreux artistes et activistes politiques. Au point que l’on commence à parler d’un « quota intellectuel », dont une bonne partie des bénéficiaires auraient trouvé refuge dans la capitale allemande. La figure du réfugié, aujourd’hui connotée négativement, pourrait-elle en bénéficier ? Berlin remplace peu à peu Paris comme capitale européenne de l’exil intellectuel syrien.

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L’EXIL PARISIEN Entre 2011 et 2013, l’élite damascène trouve refuge à Paris. C’est un choix naturel : depuis la période du Mandat (1920-1946), le français est enseigné comme seconde langue en Syrie. Des artistes et cinéastes connus achevèrent leur formation universitaire à Paris. Ainsi le cinéaste Omar Amiralay fut formé au Théâtre de la Ville et le peintre Youssef Abdelke à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Quand survient la révolution de mars 2011, les syriens installés à Paris créent des réseaux de solidarité. Car les liens professionnels sont aussi des liens d’entraide : académiques et écrivains sont régulièrement invités aux séminaires de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) qui, comme Sciences Po ou la Sorbonne, facilitent l’insertion d’étudiants réfugiés. En parallèle, l’association Souria Houria anime des évènement culturels pro-opposition. Avec l’intensification de la répression, de nouveaux intellectuels rejoignent Paris. On y retrouvera l’actrice Fadwa Suleiman et l’écrivaine Samar Yazbek. Ces acteurs relaient la cause syrienne dans les médias occidentaux. La politique du gouvernement Hollande qui soutient les rebelles, favorise Paris comme carrefour incontournable de l’opposition en exil. Ce sera d’ailleurs un professeur franco-syrien de la Sorbonne, Burhan Ghalioun, qui sera le premier président du Conseil National Syrien, l’autorité politique de l’opposition.

BERLIN : REFUGEES WELCOME ! Pendant ce temps, en Syrie, les manifestations pacifiques laissent place à une guerre brutale. L’intervention occidentale prévue en 2013 est avortée. Puis en 2015, alors que l’Europe est incapable d’organiser une réponse commune à l’arrivée continue de migrants, l’Allemagne se singularise et fait un appel d’air vers les réfugiés. De Paris à Berlin, les flux changent de direction. Les jeunes syriens ayant fait la révolution de 2011 forment une génération différente de leurs aîné-es : plus anglophones que francophones, ils n’ont cependant pas encore eu la possibilité d’étudier en Europe. C’est pourquoi jusqu’en 2015 beaucoup d’entre eux sont restés dans la région, au Liban ou en Turquie. Mais la vie n’y est guère facile, les populations locales parfois hostiles. En 2015, l’Allemagne apparaît donc comme une terre d’opportunités, en particulier la capitale des hipsters. À Berlin, journalistes et artistes animent des conférences avec des associations politiques comme la Fondation Heinrich Böll et le Friedrich-Ebert Stiftung. Ici aussi, le réseau académique est mobilisé : l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg et le prestigieux Wissenschaftskolleg acceuillent chercheurs et écrivains, favorisant l’activité scientifique. Les artistes se relocalisent à Berlin. On peut écouter l’Orchestre Philharmonique d’Expatriés Syriens à la Philharmonie et du rap syrien dans

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Kreuzberg, le quartier de la contreculture berlinoise. LA FUITE DES CERVEAUX Berlin accueillerait-elle mieux les intellectuels syriens ? C’est sans compter la polarisation de la société allemande depuis 2015. Même si l’accueil y est bien mieux organisé qu’en France, les Allemands ne sont plus que 48% (contre 55% en Septembre 2015) à percevoir les migrants comme une opportunité économique. L’Allemagne n’est pourtant pas la première à tirer parti d’une fuite des cerveaux en temps de guerre. Après 1933, les EtatsUnis avaient facilité l’arrivée de scientifiques et intellectuels juifs allemands, parmi lesquels Albert Einstein et Hannah Arendt. La célèbre philosophe discernait déjà un préjugé qui allait prendre racine : le réfugié est synonyme de faiblesse et d’incapacité, quand un grand nombre d’entre eux se définissent avant tout comme des êtres pensants. Elle note que l’exilé cesse d’être une figure engagée, tel un Victor Hugo à Jersay. Au contraire, il devient l’être apolitique par essence. « Jusqu’à présent le terme de réfugié évoquait l’idée d’un individu qui avait été

contraint à chercher refuge en raison d’un acte ou d’une opinion politique […] On appelle de nos jours « réfugiés » ceux qui ont eu le malheur de débarquer dans un nouveau pays complètement démunis » [1]. Dans une Europe épouvantée par l’arrivée de migrants, les intellectuels syriens combattent cette idée reçue. Le philosophe syrien Sadik Jalal al-Azm, décédé en décembre 2016 à Berlin, s’y opposait farouchement. Ce penseur, l’un des plus influents du monde arabe, assurait encore dans une de ses dernières interventions qu’il retournerait en Syrie, « par défi », refusant de devenir un « intellectuel arabe en exil » [2]. Cette cause est aussi celle de Yassin alHaj Saleh, écrivain et dissident installé à Berlin. Il dénonce le déni de « responsabilité épistémologique » [3] fait aux Syriens. Pour l’ancien prisonnier politique, les médias occidentaux ne demandent aux Syriens pas plus qu’un témoignage de victime qui sonne « authentique », mais rares sont ceux contactés pour leur propre pensée ou analyse. Il serait peutêtre temps de prendre en compte leur apport à notre société.  Adélie Chevée

[1] Hannah Arendt, «Nous autres réfugiés», Pouvoirs, n° 144, p. 5-16. [2] « Les Frères musulmans ne pourront pas dominer le Parlement », Philosophie Magazine, n° 58, Avril 2012, et « I don’t think Syrians feel that they have lost their country permanently », A Syrious Look, n°1, Novembre 2016. [3] Yassin al-Haj Saleh, « The Syrian Cause and Anti-Imperialism”,

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Les paradoxes de l’exil : récit d’une artiste syrienne à Paris Cette semaine, la loi Asile et immigration a été votée en première lecture à l’Assemblée nationale réduisant ainsi les droits des étrangers et autorisant l’enfermement pour des enfants. Yara al-Hasbani, chorégraphe, réfugiée en France après avoir été chassée de Syrie où son père a été torturé puis assassiné, nous interpelle tous à travers ce très beau texte pour Regards. Je suis Syrienne. Et je vis à Paris, en France, en tant que réfugiée. J’espère pouvoir un jour retourner dans mon pays mais rien n’est moins sûr. Du coup, il est une question que je me pose tout le temps depuis que je suis ici : est-ce que j’arriverai un jour à considérer ce pays comme le mien ? Honnêtement, je ne vois pas trop comment ce pourrait être le cas : il y fait beaucoup trop froid – ce genre de froid qui t’habite lorsque tu n’as pas d’amis, pas de voisins et que le confort est un

mot qui t’est complètement étranger. Mais je me bats, au jour le jour, pour essayer de faire de Paris un endroit plus chaud pour moi. Et pourtant, je ne suis pas seule : il y a la communauté syrienne, dont je fais partie de facto, en tant qu’immigrée de ce pays. C’est une communauté en expansion, faite de personnes qui sont autant de mains tendues et de portes auxquelles on peut frapper : c’est toujours plus facile, quand tu n’es pas dans ton pays, à l’étranger, d’aller vers quelqu’un

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qui parle ta langue. La langue crée un lien fort entre les individus. Et c’est précisément ce que j’ai trouvé à Paris : j’y ai entendu beaucoup de gens parler en arabe. Un peu partout. Ce qui m’a permis de rencontrer des amis syriens avec qui j’ai retrouvé la joie, mais surtout la chaleur de la vie. Parce que j’ai enfin réussi à parler avec eux des souvenirs de notre pays maintenant lointain – mais aussi de nos peurs d’étrangers en France. Cet espace que l’on a créé entre immigrés syriens nous permet de mettre en mots des choses que l’on avait l’habitude d’entendre, des craintes et des problèmes qu’une traduction, aussi précise soit-elle, ne réussira jamais à rendre. Et force est de constater qu’entre ce que nous étions en Syrie et ce que nous sommes maintenant en France, un fossé se creuse. TROUVER UNE MAISON Mais le problème, c’est que de ces discussions en arabe avec d’autres Syriens, il ne ressort rien de très profond : c’est facile et toujours drôle de partager des bons souvenirs avec des gens que tu viens de rencontrer, mais c’est toujours plus compliqué d’en trouver qui sont prêts à écouter ta tristesse, ta

nostalgie et ta peine – et ce sont justement ces personnes-là qui t’aident à te sentir chez toi, en sécurité. Mais, dans la mesure où c’était les seules avec qui je pouvais partager, j’en ai rapidement tiré la conclusion que ce serait avec eux que je me devais de tout partager, bon gré, mal gré. Parallèlement à tous ces problèmes de langue, une de mes plus grandes chances, c’est d’avoir trouvé une maison. Cette maison, c’est l’association Pierre-Claver, qui propose aux demandeurs d’asile un lieu de rencontres et d’études. Et c’est dans cette maison, que j’ai réussi à me sentir, à nouveau, en sécurité. Et puis, j’y ai trouvé une mère, un père, un frère et une sœur. Et ma vie dans le froid parisien est devenue – un peu – plus chaude. À tel point que j’en suis même venue à me demander si je pourrais un jour (ça va peut-être vous paraître une drôle de question) avoir une famille française. J’avais été tellement meurtrie par mon exil de Syrie que je m’étais dit que je ne trouverais plus jamais l’amour. Mais j’ai quand même rencontré un très bel homme – un Français –, de qui j’ai même cru que j’allais pouvoir tomber amoureuse… Et, sans même que je m’en rende vraiment compte, me voilà à rêver

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L’EXIL : L’AUTRE FACE DES MIGRATIONS

d’un enfant français. Que nous aurions ensemble. Et nous en parlons : je lui dis que je veux qu’il ait ses yeux bleus, même s’il aurait préféré qu’il ait mes yeux noirs. Sur cette base, nous avons commencé à nous imaginer une vie ensemble. Jusqu’à ce que patatras, nos différences ne viennent détruire les ponts que l’on avait réussi à créer entre nous : de façon évidente, ils n’étaient pas assez forts pour faire durer notre amour. Ou pour résister au temps. Ou même, tout simplement, pour nous donner le temps de nous découvrir l’un et l’autre. C’était trop fragile pour que je ne voie pas en lui tout ce qui faisait qu’il était un Français et moi une Syrienne – deux êtres aux histoires trop différentes. Et c’est à ce moment-là que mon histoire a commencé à changer. Je n’étais pas encore prête pour accepter que ce qui était en train de se passer, c’est-à-dire ma vie en France, ma relation amoureuse avec un Français, pouvait devenir une sorte de réalité concrète : se construire une nouvelle vie, une nouvelle identité avec une nouvelle personne. J’ai eu des remords. Un sentiment d’abandon de qui j’étais. Et tout cela m’a fait terriblement peur. Et j’ai été incapable de lui en parler sans que je sache, aujourd’hui encore, si c’était un problème

civilisationnel ou juste ma maîtrise trop imparfaite de la langue française. Et le pire, c’est que je crois c’était la même chose de son côté. On n’était pas d’accord – et notre vie rêvée s’est écroulée sur elle-même. Maintenant, j’essaie de me persuader que, peut-être, quelqu’un va faire irruption dans ma vie, et qu’il va me donner son nom de famille – français pourquoi pas – et plus seulement de la souffrance et le sentiment que je suis une étrangère. NE PAS AVOIR DE FAMILLE C’est pour cela que Pierre-Claver a été si important : parce que dans cette petite maison, il y a un très, très grand amour. On s’aime. On peut se sentir. On se soutient. On fait attention aux uns et aux autres, comme une famille : on mange ensemble, on rit ensemble, parfois, on pleure ensemble. Et surtout, on peut comprendre ce qui se passe derrière le regard de l’autre. Et on sait quoi en faire. Et puis, pour nous aider, heureusement, nous ne sommes pas seuls. Ayyam Sureau par exemple. C’est la directrice de l’association Pierre-Claver. Ce qui fonde son humanité, c’est qu’elle n’accepte jamais de voir quelqu’un dans le besoin et de ne pas l’aider directement. Ou de

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tout faire pour lui. Elle est convaincue qu’en tant qu’étranger, nous avons des droits et que nous devons les revendiquer. Et ce, à la fois auprès de la société et auprès du gouvernement. Elle croit en nous et c’est une des rares personnes que j’ai rencontrées qui accepte d’écouter nos problèmes et nos tristesses, et qui nous aide à y faire face. Vivre une vie double, personne ne peut imaginer ce que cela signifie – sauf peutêtre les schizophrènes. Parce que c’est cela que l’on vit puisque nous laissons notre pays derrière nous, forcément. Et puis il y a une guerre dans notre pays. La famille dans laquelle nous vivions est en train de mourir. Et tous nos amis. Quand ils ne sont pas en prison. Et l’on ne sait rien d’eux. On sait seulement qu’ils n’ont rien à manger. Et tout à coup, je me souviens que je n’ai pas de famille. Même si, depuis quelque temps, j’ai réussi à avoir une vie normale. Normale ? Normale. Et pourtant, j’ai profondément changé depuis que j’ai quitté la Syrie. Je ne suis plus la même mais, au moins, dans les yeux des gens que je côtoie, j’arrive à croire que je suis normale : je fais mes devoirs et je n’arrive pas à me pardonner si je fais une erreur ; je mange

et je dors dans des conditions plus que décentes ; je vais même à l’Opéra, je lis des livres, je vais parfois au cinéma. Et pourtant, tout cela, ce n’est pas ma réalité. Comment voulez-vous que cela le soit alors que la chair de ma chair meurt affamée dans des prisons et que moi, je suis saine et sauve ? Malgré tout cela, même si j’aurais préféré rester vivre dans une Syrie pacifiée, même si j’aurais préféré être une simple touriste ici en France, j’ai quand même des demandes importantes à faire au gouvernement et à la société française : 1. Donnez-nous des papiers. Et vite. Car nous ne supportons pas d’être présents sur le sol français de façon illégale. Nous aspirons à autre chose que la crainte perpétuelle de la police et l’impossibilité de se construire. 2. Ouvrez les yeux et regarder les gens qu’il y a autour de vous. Quand quelqu’un a l’air de crever dans la rue, s’il vous plaît, allez l’aider. 3. Vous êtes profondément racistes. Ne le soyez plus.  Yara al-Hasbani

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Secret des affaires :

les voies impénétrables du pouvoir et de l’argent Alors qu’a été adoptée mardi 3 avril, en première lecture à l’Assemblée nationale, une proposition de loi LREM visant à protéger le secret des affaires, journalistes, syndicats et associations continuent de dénoncer un texte qui remet gravement en cause l’intérêt général et le droit des citoyens à l’information Le 29 juillet 1991, le Conseil de l’Union Européenne adoptait une directive sur le développement des chemins de fers qui allait faire date. Cette directive ouvrait, de fait, le rail à la concurrence, sous les espèces d’« un droit d’accès au réseau ferroviaire ». Elle introduisait également un principe de libéralisation plus général : « les entreprises ferroviaires doivent être gérées selon les principes qui s’appliquent aux sociétés commerciales, y compris en ce qui concerne

les obligations de service public imposées par l’Etat à l’entreprise et les contrats de service public conclus par l’entreprise avec les autorités compétentes de l’Etat membre ». C’est sur cette directive que s’appuie aujourd’hui le gouvernement pour présenter la réforme de la SNCF comme inévitable. Mais qui (s’il en a même eu connaissance sur le moment) se souvient encore de l’adoption de cette directive européenne, adoptée il y a plus de 10 ans maintenant ?

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Bien plus : ce principe de concurrence et de libéralisation ne sera véritablement ouvert et exposé au public dans sa généralité que lors des débats, en 2005, autour de l’adoption du traité établissant une constitution pour l’Union Européenne. On le sait : en dépit de la technicité du texte, le public s’en emparera et le traité sera fiévreusement discuté puis rejeté par la voie référendaire. On s’en souvient aussi : sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le traité, à peine modifié, sera adopté par la voie parlementaire, foulant ainsi au pied la souveraineté populaire. DE LA RÉFORME DE LA SNCF À LA LOI SUR LE SECRET DES AFFAIRES Et c’est donc dans ce contexte historique, juridique et politique que les cheminots – et ceux qui les soutiennent et étendent élargir la lutte – se battent aujourd’hui pour que le gouvernement ne mette à exécution des dispositions qui ont, de fait, été soustraites à la connaissance et la volonté du public, et que la volonté publique ne soit pas confisquée par le gouvernement, comme si c’était sa volonté privée, son bon droit. Et en effet, qu’est-ce qu’une grève, une manifestation sinon d’abord une chose

publique qui, par sa seule force d’interruption et d’interpellation, favorise les dissensions, multiplie et élargit les expériences publiques de mise en question radicale du pouvoir et de la volonté d’un seul ? À ce front (mais on pourrait aussi penser au maintien du verrou de Bercy, à l’adoption du CETA, à la préparation, enfin, dans le plus grand flou et là aussi avec une grande précipitation, de la loi sur les fake news), vient désormais s’ajouter l’adoption de la loi sur le secret des affaires. Le texte, qui transpose une directive adoptée par le Parlement européen en juin 2016, vise à protéger toute information qui n’est pas « généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur […] traitant habituellement de cette catégorie d’information », dont la valeur commerciale est due à son caractère secret et qui a « fait l’objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables ». LOBBIES ET MULTINATIONALES À LA MANŒUVRE Dans une tribune, un collectif de sociétés de journalistes (du Monde à l’AFP) mais aussi de syndicats et d’associa-

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tions, a dénoncé une définition « si vaste que n’importe quelle information interne à une entreprise peut désormais être classée dans cette catégorie » et estimé que des « scandales comme celui du Mediator ou du bisphénol A, ou des affaires comme les “Panama Papers” ou “LuxLeaks”pourraient ne plus être portés à la connaissance des citoyens ». Elaborée par les lobbies des multinationales et des banques d’affaires qui souhaitaient un droit plus protecteur pour leurs secrets de fabrication et leurs projets stratégiques alors que le vol de documents et la propriété intellectuelle sont déjà encadrés par la loi, la directive européenne remet en effet gravement en cause les droits du public et le droit à l’information : l’infraction au secret des affaires aurait lieu dès lors que ces informations seraient obtenues ou diffusées et leur divulgation serait passible de sanctions pénales. LES NOUVELLES ARCANI NEGOTII C’est dire que le pouvoir vise en fait à instaurer, dans un régime qui se veut et se proclame républicain, une nouvelle zone de silence et de secrets soustraite, par des chicanes juridiques, à la connaissance et la volonté du public.

Une zone d’opacité que l’on pourrait appeler, par analogie avec les arcana imperii (les mystères institutionnels de l’État et du pouvoir que décrivait déjà l’historien romain Tacite) les arcana negotii : les mystères institutionnels, et juridiquement protégés, des affaires et du négoce privé. C’est dire aussi qu’avec cette loi sur le « secret des affaires », le gouvernement Macron/Philippe fait un pas de plus, dans le sillage d’autres gouvernements européens, dans l’instauration d’une forme de démocratie illibérale. On imagine donc que nombre de journalistes et d’intellectuels qui nous affirmaient ou s’imaginaient, il y a un an encore, que le néolibéralisme de Macron était compatible avec le libéralisme politique, qu’il en était même la face solaire et lumineuse, doivent aujourd’hui déchanter. Et en effet, toutes ces dispositions violent le principe même de tout régime républicain, à savoir que « toutes les actions relatives au droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible de publicité sont injustes ». Emmanuel Macron, qui se pique de philosophie, de souci de la démocratie, etc., devrait pourtant le savoir : ce principe a été énoncé par Emmanuel Kant, il y a plus de deux siècles.  GILDAS LE DEM

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Un Jupiter à l’eau bénite Le calendrier religieux de l’Église catholique, romaine et apostolique était formel : ce lundi 9 avril était jour de la fête de l’Annonciation. Et question annonce, on ne fut pas déçu. Grâce au président de la République, ce fut un festival. « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas. » Stendhal *** La journée avait commencé pour Emmanuel Macron par une belle rencontre avec le charmant prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohamed Ben Salman. L’homme est certes un hérétique qui se trompe de Dieu, mais promis à diriger un pays où l’État a gardé un lien fort avec la spiritualité. Le wahhabisme sait traiter comme il se doit les individus habités par le malin et les esprits

forts : dans cette brave contrée, l’athéisme est puni de la peine de mort et, régulièrement, on décapite pour sorcellerie. Surtout, c’est un pays qui sait châtier comme il se doit les voisins déplaisants ou impolis, comme ces Yéménites. Certains parlent de crime de guerre, voire de crime contre l’humanité. Il n’en est rien. Les Saoudiens n’affament pas la population du Yemen par un blocus économique, ils lui apprennent l’ascèse. Ils ne les massacrent pas, ils leur apportent un repos bien mérité auprès d’Allah. Seule ombre au tableau, la guerre s’enlisant quelque peu, les armes et les muni-

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tions françaises viennent quasiment à manquer. C’est la raison pour laquelle notre saint président se rendra sur place « en fin d’année » pour signer des contrats sans doute libellés en deniers. L’ÉGLISE CONTRE LA RÉPUBLIQUE Mais dans la journée du pèlerin de l’Élysée, cette rencontre n’était que l’office de matines, une hostie d’apéritif. Le cœur de son sujet du jour, c’était l’homélie qu’il devait prononcer à la Conférence des évêques de France. Vêtu de son cilice le plus rugueux, il est venu mortifier la République, cette gueuse, avec en ligne de mire l’ignoble loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État. Citons ici, quelques propos du Chanoine de Latran devant des prélats tout émoustillés : « Nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé et qu’il importe, à vous comme à moi, de le réparer ». Mais de quel lien abîmé estil question ? Et d’ailleurs pourquoi faudrait-il qu’existe un lien entre l’Église et l’État ? Il est vrai que l’Église catholique n’a jamais vraiment admis la perte de son pouvoir temporel. De la Révolution française à la fin de la seconde guerre mondiale, elle s’est ingéniée et acharnée contre l’existence même d’une République. Tout promeneur qui pénètre dans la basilique du Sacré-Cœur édifiée sur le sang des communards, pourra lire au-

dessus du Christ : « GALLIA POENITENS », c’est à dire « France, repens-toi » : repens-toi de la Commune, repenstoi de la Révolution française. C’est peu dire qu’une phrase présidentielle comme « La France a été fortifiée par l’engagement des catholiques » relève du révisionnisme historique. SERMON PRÉSIDENTIEL À la bataille frontale contre la loi de 1905, l’Église catholique préfère depuis des décennies un lent travail de sape qui n’est pas sans succès. La loi Debré du 31 décembre 1959, sorte de concordat scolaire, a ainsi permis à de Gaulle d’opérer un remariage entre l’Église et l’École. Mais le sermon présidentiel ne laisse pas d’étonner. Victime sans doute d’une insolation digne d’un chemin de Damas, les oreilles mécréantes ont pu entendre cette incroyable parole de foi : « Chaque jour, l’Église accompagne des familles monoparentales, homosexuelles ou ayant recours à l’avortement en essayant de concilier ses principes et le réel ». Que des chrétiens à titre individuels le fassent, c’est plus que probable, mais l’institution ? Une plaisanterie. Faut-il rappeler que dans la période récente, le Vatican a bloqué à deux reprises la nomination d’un ambassadeur français auprès du Saint-Siège : une première fois parce qu’il s’agissait d’un diplomate deux fois divorcé – d’où une vacance de poste de 2007 à 2009 –,

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une seconde en raison de l’homosexualité de l’ambassadeur envisagé – nouvelle vacance de mars 2015 à mai 2016. UN AMÉRICAIN À PARIS Les propos du président de la République ont évidemment suscité un élan de béatitude parmi les prélats : « Je pense que le discours [de lundi] est un discours qui fera date dans l’histoire des relations entre l’Église catholique et l’Etat », a déclaré sur France Inter le porte-parole de la Conférence des évêques de France, Mgr Olivier Ribadeau Dumas. Les propos récents font écho à d’autres déclarations d’Emmanuel Macron. En 2015, il affirmait dans un entretien à l’hebdomadaire Le 1 : « La démocratie souffre d’une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi ». Décidément, quel drôle de républicain tout de même. Au fond, Emmanuel Macron est bien un Américain à Paris. Non pas dans une version Gene Kelly, mais dans celle d’un banquier d’affaire anglo-saxon biberonné aux inégalités et à l’individualisme forcené du vae victis. Comme aux ÉtatsUnis, un tel projet de société a besoin de beaucoup d’opium du peuple pour perdurer. Amen.  Guillaume Liégard

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Les luttes à l’heure de la présidence Macron On appelle souvent le mouvement social qui s’installe actuellement en France à accentuer sur son caractère transcatégoriel. Mais pour quoi faire exactement ? Sûrement pour l’opposer de façon radicale à l’agrégat postpolitique des simples acceptations de demandes des plus riches par Emmanuel Macron... La philosophe Chantal Mouffe est revenue, cette semaine, sur la stratégie de Jeremy Corbyn et de Momentum, le mouvement d’activistes qui, à l’intérieur du Parti Travailliste, a notamment regagné les classes populaires et les plus jeunes à la cause d’une rupture avec le consensus au centre et la compromission avec le néolibéralisme qui avaient marqué les années Tony Blair. Dans une tribune publiée dans Le Monde, Chantal Mouffe qualifie cette stratégie de « populiste de gauche ». Cette qualification a pour elle d’être parfaitement appropriée au nouveau mot d’ordre du mouvement : « For the many,

not the few » (autrement dit : « pour le plus grand nombre, non pour quelques uns »). On dira, pourtant, qu’il est abusif de parler de stratégie populiste concernant une aussi vieille et vénérable organisation politique que le Parti Travailliste qui a, bien évidemment, peu de points communs, sur le plan organisationnel, avec des mouvements émergents comme Podemos en Espagne, ou la France Insoumise en France. Seulement, la question des appareils et de leur histoire nationale, si elle peut être décisive dans les campagnes politiques, n’est pas, ici, le critère déterminant.

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Ce qui caractérise une stratégie qu’on peut qualifier de « populiste de gauche » c’est, selon Chantal Mouffe, moins une question organisationnelle qu’une stratégie de rupture. Et en effet, si l’on s’en tient aux dénominations officielles, les partis ou les mouvements de la gauche radicale européenne tirent leur légitimité d’une conception de la politique comme représentation, par ces différents partis ou mouvements, des intérêts de groupes relativement homogènes, qui peuvent espérer des actes ou des déclarations politiques conformes à ces intérêts ou ces demandes catégorielles préexistantes. DES LUTTES TRANSCATÉGORIELLES Or le grand mérite de Momentum et du Parti Travailliste serait précisément de rompre avec cette conception catégorielle de la politique. En accordant un primat non plus à une lutte spécifique, mais à la lutte, plus générale, « contre toutes les formes de domination et de discrimination, tant dans les rapports économiques que dans d’autres domaines comme celui des luttes féministes, antiracistes ou LGBT », Momentum, mais aussi Podemos, la France Insoumise, etc., proposeraient en fait une toute autre conception (transversale) de la politique. C’est que, précisément, établir une « synergie » entre des luttes relativement hétérogènes exige, non plus de ré-

pondre à des demandes préexistantes, homogènes et catégorielles, mais de les réarticuler dans le sens d’une demande, plus générale et extensive, d’égalité et de justice sociale. Transversal veut dire transcatégoriel. On voit, ici, que le reproche adressé aux mouvements sociaux qui traversent et secouent actuellement la société française est, en vérité, mal fondé. Lorsqu’Emmanuel Macron, son gouvernement, les représentants de La République En Marche et les médias dominants dénoncent, tout à la fois, des luttes qui seraient d’ordre catégoriel et trop hétérogènes entre elles, ils en méconnaissent le caractère transcatégoriel. Si les cheminots luttent en effet pour leur statut, c’est non seulement pour sa préservation, mais aussi pour son extension à des salariés du public et du privé pris dans les mêmes conditions de travail (pénibilité, horaires de nuit, etc.). Et, fait inédit, ils sont désormais rejoints dans la lutte par des salariés de La Poste, mais aussi de Carrefour ou d’Air France et, désormais, des étudiants en lutte contre la sélection, mais qui revendiquent aussi d’autres conditions d’études (notamment pour les étudiants salariés). Autour d’une demande qui ne cesse de monter en généralité, le mouvement social actuel articule donc des luttes sectorielles jusqu’ici divisées, voire antagonistes. Il est évidemment trop tôt pour dire si ce mouvement transversal, transcatégoriel

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(il faudrait ajouter les luttes autour de Notre-Dame-des-Landes et de soutien aux migrants) parviendra à vaincre les résistances institutionnelles et médiatiques que, cette même semaine, lui oppose Emmanuel Macron. Le président de la République se démultiplie en effet en s’adressant à tous les secteurs et catégories de la population : lundi, il s’est adressé aux catholiques ; mercredi, à la France rurale, à travers le 13 heures de TF1 ; dimanche, il devrait s’adresser aux classes moyennes et supérieures à travers une interview accordée à BFM et Médiapart. EMMANUEL MACRON POST-POLITIQUE De fait, tout se passe comme si c’était Emmanuel Macron qui entendait, pour contrer la contestation, rassurer et satisfaire des demandes de groupes catégoriels. Tout se passe, en effet, comme si c’était Emmanuel Macron qui mettait en œuvre une stratégie « populiste », si l’on s’en tient, du moins au sens commun usité et péjoratif du terme, à savoir flatter les intérêts de certaines catégories de la population (après avoir satisfait, pour ne pas dire servi, les intérêts des plus favorisés). Autrement dit : loin d’articuler politiquement des demandes, Emmanuel Macron les collecte et les additionne telles quelles, comme on le ferait de parts de marchés. C’est en ce sens que l’on peut dire, à bon droit, que la stratégie d’Emma-

nuel Macron est « post-politique ». Loin de transformer les identités collectives, de créer de nouvelles subjectivités, la stratégie d’Emmanuel Macron ratifie en effet les divisions de la société française, et les ratifie dans le sens du maintien des hiérarchies et des privilèges établis. On aurait tort, en effet, de ne voir dans le discours adressé aux évêques de France qu’une simple diversion. Le privilège accordé aux demandes du clergé est homogène à celles des plus riches : il va dans le sens de l’ordre établi. Il est vrai sans doute que, comme Manuel Valls avant lui, Emmanuel Macron, en donnant des gages à l’Église de France sur les questions liées à la PMA, à l’avortement, à la fin de vie, etc., il se place sur le terrain dit identitaire, sociétal, pour écarter de l’agenda, sinon même étouffer la question que l’on dit trop sociale. Mais précisément, c’est d’abord cette division catégorielle qu’il faut refuser : ratifier la ligne de démarcation entre des questions dites sociales et des questions dites sociétales, c’est se priver du fait de les penser ensemble dans le sens d’une demande plus générale d’égalité, que celle-ci soit une demande économique ou une demande de droits nouveaux. Et surtout se priver de tracer une ligne de partage entre des identités collectives et des subjectivités égalitaires d’une part, et la passion de l’inégalité qui anime les dominants d’autre part.  GILDAS LE DEM

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Macron à la conquête de l’Europe Alors que le président français passait son grand oral la semaine dernière devant les parlementaires européens, Marie-Pierre Vieu, eurodéputée membre de la Gauche unie européenne, nous livre son analyse du phénomène Emmanuel Macron en marche à l’échelle continentale. Sans surprise, Emmanuel Macron a été chaleureusement reçu, mardi 17 avril, au Parlement européen. L’objectif était clair : légitimer sa démarche politique auprès de ses pairs de l’Union européenne, et cela alors même qu’il se heurte, en France, aux premières grandes résistances sur le terrain social et qu’il est contesté quant à sa décision des frappes militaires en Syrie. Après le 13 heures de Jean-Pierre Pernault et l’interview putching-ball de JeanJacques Bourdin et Edwy Plenel où il

jouait sa remise en scène au plan de la politique intérieure, Strasbourg lui a offert la possibilité de se positionner en leader de la classe Europe - pour user d’une expression consacrée. Dans sa déclinaison d’une relance néolibérale d’une Union européenne en crise, deux formules ont appuyé son allocution : «l’autorité de la démocratie» et «la nouvelle souveraineté européenne». Sur la première, il veut en faire une marque de fabrique de l’Europe et le décliner, pour la zone euro par exemple,

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sous la forme de consultations qu’il pense comme le premier acte de la campagne des élections européennes de 2019. Dans les faits, depuis un an qu’il a été élu avec 18% des inscrits au premier tour, le même n’a de cesse d’annihiler toute marge de manoeuvre pour l’intervention citoyenne, de saper toute base démocratique, comme le décrit fort bien la philosophe Sandra Logier dan Antidémocratie. «AUTORITÉ DE LA DÉMOCRATIE» ET «NOUVELLE SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE» Ce 27 avril, face à la contradiction qui a été portée dans l’hémicycle par Patrick Le Hyaric de la GUE et par l’écologiste Philippe Lamberts, tant sur la question de la Syrie, des migrants ou de la verticalité de sa politique, la réponse est sans ambiguïté : l’homme concentre les pouvoirs, l’assume et le théorise même manageant la fonction présidentielle comme une entreprise du CAC 40. Il fait alors fi du dialogue parlementaire voire institutionnel, balaie d’un revers de manche toute négociation sociale, use de violence dans les universités et à Notre-Dame-des-Landes - car pour lui, toutes ces luttes se situent hors du cadre du pacte républicain. Quant à la question de la souveraineté européenne, comment imaginer qu’elle puisse protéger les peuples si elle exclut une redistribution sociale et s’inscrit dans la poursuite des choix

du libre-échange et du productivisme ? C’est pourtant, là encore, le créneau qu’a choisi Emmanuel Macron. Et il a ses arguments : pour lui, développer la richesse de l’Europe, c’est developper celle des Européen-nes, parvenir à cette richesse implique de vrais choix fiscaux (comprenez : unilatéralement bénéfiques aux plus puissants), d’accélérer les libéralisations à tout crin et de fouler au pied les propres engagements écologiques et climatiques de la France. Et cette dernière question n’est pas des moindres car la libéralisation des énergies renouvelables, le tout-camions, le parti pris de l’agro-industrie comme la poursuite des traités de libre-échange, vont à rebours de tous les engagements de la COP 21. Bien sûr, les néolibéraux vont proposer, en parallèle, la mise en place d’une taxe environnementale mais ce n’est que pour mieux faire passer le reste, une mesurette à la marge qui n’inverse pas les logiques d’ensemble... LA FRANCE SELON MACRON, PRÉMISSE D’UNE EUROPE SELON MACRON La réalité française du mouvement social et le rejet grandissant de sa politique ne semblent pas non plus entamer la détermination du Président. Il en fait même de simples obstacles à surmonter, sans quoi l’Union européenne serait vouée aux surenchères extrémistes. Sur ce dernier point, on voit le coeur de sa rhétorique : sanctuariser le fait que l’alternative se résumerait à accepter sa vision

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de l’Europe ou se replier dans un ultranationalisme qui ouvre grand les portes à la barbarie. Ce qu’il y a de neuf dans cette dialectique, c’est que Macron la met en place en France, un peu finalement comme si notre pays était le laboratoire de ce qu’il compte faire demain à l’échelle de l’Union européenne. Cela peut enflammer une Assemblée européenne largement acquise à la cause du libéralisme et qui ne voit plus en Merkel, la championne qu’elle a pu être. Mais cela n’est pas de nature à répondre aux colères sociales et aux exigences populaires, comme en ont encore témoigné les huées et les prises-à-partie lors de sa sortie quelques heures plus tard à Epinal. Reste que si la solution à ce mal passe par la mise en mouvement des peuples, encore faut-il se mettre à leur service et en capacité de les fédérer autour d’un autre projet, radical et ambitieux, pour l’Union européenne. Pour une autre Europe. Dans les semaines qui viennent, nous aurons ici en France une série de rendez vous sociaux et citoyens qui sont d’une grande importance à court terme mais aussi afin de faire grandir la perspective d’une vraie alternative à Macron comme au diktat de la Banque centrale européenne. Sachons ne pas passer à côté de ces rendez-vous !  Marie-Pierre Vieu

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